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TOUS DROITS RÉSERVÉS


DELPHINE ROBIN JANVIER 2024

2
Le Rugissement
du Silence

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Ouvrages du même auteur :

MARTY (2017)

Lé La Pli Tombé (2021)

Un Million de Battements d’Ailes avant


l’Aube (2022)

Ce qui résonne encore (2024)

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DELPHINE ROBIN

Le
Rugissement
du
Silence

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A ma fille, à mon mari.

A tous ceux qui essaient.

A tous ceux qui abandonnent et à tous


ceux qui résistent.

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Il fait toujours beau
Au-dessus des nuages,
Mais moi si j’étais un oiseau,
J’irai danser sous l’orage,
Je traverserai les nuages
Comme le fait la lumière
J’écouterai sous la pluie
La symphonie des éclairs

Zaho de Sagazan.

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Donne-toi la permission, aujourd’hui et
pour le reste de ta vie, de te choisir toi. Ne
trahis plus qui tu es et ce que tu veux pour te
permettre d’exister.
Ce qui résonne encore –
Delphine Robin – roman.

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҉

Jeter la clé

On croit souvent à tort qu’une


femme ne peut abandonner sa famille,
abandonner ses enfants.
C’est une croyance fondamentale
bien que limitante. Un dogme qui,
transgressé, s’apparente au péché.
Partir comme ça, du jour au len-
demain, pour le commun des mortels qui
ne peut que soupçonner un coup de tête,
subodorant la dépression ou semblable-
ment la folie. Forcément. Hormis la
démence, qu’est-ce qui pourrait
réellement justifier d’abandonner sa
famille ? Rien, pas même la violence
conjugale ! Et pourtant…
Je m’appelle Camille Deschênes-
Bordier et j’ai abandonné ma famille
parce que sur mon chemin, j’ai rencontré
quelque chose de si monstrueux que rien

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ni personne n’aurait pu changer le cours
des choses, trouver d’issue.
J’ai abandonné mes enfants. Si
miens ils étaient encore à ce moment-là.
Et c’est finalement un acte d’une
simplicité déconcertante. Il suffit de
maîtriser une seule et unique chose : le
détachement.
Le détachement, c’est la clé de
l’abandon. Quand on détache une clé du
trousseau, elle ne fait plus partie d’un
tout. Quand on détache un évènement du
cours des choses, cet évènement isolé
n’entraîne plus aucune conséquence,
plus aucune répercussion. C’est un acte
innocent comme respirer, cligner des
yeux, se faire couler un café, refermer un
livre. On le fait, un point c’est tout.

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҉

Ils riaient et se chamaillaient de-


puis un moment avant même que je
n’annonce que le repas était prêt. Charles
et les enfants s’étaient installés à table
tout en finissant un combat de lutte. Un
verre était tombé. J’avais ramassé les
débris. Le repas avait pu commencer. Et
je les voyais rire à gorge déployée sans
comprendre ce qui avait pu déclencher
ces éclats de rire et ces regards
complices. Je suivais de loin, comme si
la table mesurait plusieurs dizaines de
mètres de long. Je les observais se taper
du coude, cacher leur bouche pour se
contenir de rire. J’attrapais chaque
mouvement enveloppé dans le silence
inviolable. Charles était en plein fou rire
tout comme Claire et Noah.
Et moi je ne pourrais plus jamais
rire avec eux.

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J’ai su à cet instant précis que
j’allais disparaître car dans cet instant
suspendu dans le temps, quelque chose
s’est brisé. Une fissure intense sur
l’irrémédiable. Dès lors, il y a eu « eux »
et il y a eu « moi ». La clé orpheline qui
n’appartient plus au trousseau.
L’électron libre, hors du temps. De la
poussière dans le néant.
Je n’ai pas dormi cette nuit-là.
J’ai pensé à ce que je pouvais leur écrire.
Leur adresser une dernière lettre surtout
à Claire et à Noah. Pour eux, je ne
pouvais pas partir sans rien expliquer.

Le lendemain matin, une fois tout


le monde parti, j’ai observé la maison
vide, je me suis délestée de tout souvenir
et je suis devenue une étrangère entre ces
murs.
J’ai déposé un mot sur l’oreiller
de ma fille, un autre sur celui de mon
fils. À Charles, je lui ai laissé autre
chose. Quelque chose de particulier pour
qu’il comprenne mon geste, qu’il ne se
pose pas de question. Que tout soit clair.

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J’ai pris un sac, seulement un sac
où j’ai fourré un petit nécessaire
d’hygiène et mon passeport, seul reste
d’une identité fonctionnelle. Rien
d’autre. Je n’avais déjà plus rien depuis
longtemps. Seulement ces quelques
effets pour tout recommencer.
J’ai fermé la porte sans me re-
tourner.

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PARTIE 1
Dans les albums-photos

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҉

Dans les albums-photos, on ne se


trouve jamais beau alors que la jeunesse
est un véritable cadeau.

Ile de la Réunion,
Saint Gilles Les Bains.
2008

Un petit coucou de nous deux pour


vous confirmer qu’on se la coule douce
dans l’océan Indien. Plein de bisous les
copains !

Vos deux oiseaux exotiques


(qui viennent de se marier en catimini),
Camille et Charles !

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҉

Dans les albums-photos, on col-


lectionne les moments de bonheurs sans
être conscient qu’un jour où l’autre, ils
nous permettront de tenir. Hissez haut !

2010
Faire-part de naissance
Notre petite réunionnaise a pointé le
bout de son nez ce 21 juin 2010. Fête de
la musique oblige, elle est arrivée en
fanfare et nous joue la mélodie du
bonheur. Nous sommes comblés par
notre petite princesse que nous avons
appelée Claire.
Camille et Charles.

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҉

Dans les albums-photos, on se


rappelle d’où l’on vient. Un jour ou
l’autre, on revient toujours à ses racines,
disait papa. Seulement quand on se perd
en chemin ! je lui répondais. A quoi il
ajoutait : toujours chercher le nord !

FACEBOOK

2011 – 20 décembre.
Grand retour pour nous trois en
métropole ! Vivement la prochaine
mission de Charles ! Joyeux Noël à
tous et vive la neige des Alpes !
Direction Grenoble.

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҉

Dans les albums-photos, les


voyages ne sont jamais une fuite.

FACEBOOK

2012 – 31 juillet.
Départ pour Cayenne les amis ! On vous
dit à très vite pour cette nouvelle
aventure ! Claire et Charles ne parlent
déjà plus que de singes atèles, moi je me
prépare mentalement à rencontrer ma
première mygale Goliath ! Rappelez—
moi pourquoi j’ai dit oui à cette vie en
Amazonie ?

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҉

Dans les albums-photos, il y a ce


qu’on a de plus précieux et qui nous
rappelle le véritable combat de nos vies.
Que nous sommes héréditairement
invincibles.

2013
Faire-part de naissance
Arrivés à trois, on repartira officielle-
ment à quatre de notre belle Guyane.
Noah est né le 21 mai 2013. Il a les
muscles de papa, le sourire de maman et
fait le bonheur de sa grande sœur.
Camille, Charles, Claire et Noah.

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҉

Dans les albums-photos, il n’y a


que des sourires. Il y a des règles pour la
photographie. Eviter le contre-jour, le
mauvais temps, les éléments disgracieux.
Ne reste que le premier plan, poli, net,
lumineux, figé comme une réalité ou une
perfection. « Cheese ! »

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2015 – 20 février
Remiremont.
Grand retour pour nous quatre en
métropole ! C’est parti pour deux années
de mission pour Charles dans les Vosges.
Passer de 32° à -5°, autant vous dire
qu’on n’est pas prêt ! On vous attend
pour des raclettes réconfortantes !!!

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҉

Dans les albums-photos, on se


rappelle le chemin parcouru. On se dit
qu’on n’a pas fait tout ça pour rien.
Qu’on a eu une belle vie. Qu’on a noirci
le tableau pour rien au quotidien.

Ile de la Guadeloupe
01 juillet 2017
Le Gosier

Une petite carte postale pour vous


montrer notre nouveau quotidien sous
les cocotiers, température 30°, je parle
de l’eau bien sûr ! On va profiter à fond
et on vous attend, bisou les chéris !
La tribu !

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҉

Dans les albums-photos, il y a un


GPS, un Maps, un Waze, et en les
regardant attentivement, dans le
rétroviseur de la vie, on peut parfois
savoir à quel moment on s’est planté de
direction. Le défilé des photos s’arrête.
Et sur ce cliché-là, tandis que tous les
autres s’effacent, il y a ce regard
différent, où l’âme transperce, ce regard
qui n’est plus tout à fait souriant, ce
visage qui n’est plus tout à fait honnête.
Alors on se fait face à soi-même et on
comprend que c’est à ce moment-là, que
tout a basculé.

INSTAGRAM
62 J’aime
2020 – 28 juin.
…énième retour métropole ! Et retour en
région natale ! Hâte de profiter de la
famille et des amis qu’on ne voit pas

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assez souvent dans notre quotidien de
globe-trotters ! Bisous des aventuriers !

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҉

Dans les albums-photos, il y a des


photos de plages, où les vagues effacent
les dessins dans le sable.

FACEBOOK
31 août 2022
Camille Bordier est avec – Charles
Bordier à Saint Martin – French
Island

La vie est belle !


98 J’aime 42 J’adore 59 commentaires

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PARTIE 2
Camille

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2022
Ile de Saint Martin.
Grand-Case,
Mer des Caraïbes.

Située au Nord de Marigot, la


plus grande ville de l’île, Grand-Case
est assurément une des meilleures villes
où se loger à Saint Martin. Depuis
Grand-Case, vous pourrez facilement
découvrir le rocher Créole, une superbe
réserve sous-marine, que l’on peut
visiter en bateau à fond de verre.
Quand j’avais lu les lignes de cet
article de voyage, je m’étais tout de suite
imaginée être dans ce bateau à fond de
verre avec Claire et Noah. Leur petite
tête blonde calée sous chacun de mes
bras, Charles nous prenant en photo. Une
mutation comme n’importe qui en rêvait
dans nos départements froids et humides
de l’est français. On avait dit oui sans y
réfléchir plus d’une soirée. On rêvait
d’aventure, d’exotisme comme à
l’époque de la Réunion où nous avions

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habité cinq ans. La vie en métropole
n’était pas rose, et pour ma part, j’avais
besoin de revanche sur mon corps.
Repartir vivre sous les cocotiers était la
solution qu’il nous fallait.
Un mois plus tard, tous les
quatre, nous étions à Grand-Case,
curieux de tout découvrir et heureux de
faire partie de notre nouvelle patrie
caribéenne.
Nous avons emménagé dans un
joli cottage en bois, peint aux couleurs
locales, du rouge terracotta et du jaune
soleil. Une végétation luxuriante pour
ombrager notre petit morceau de terrain.
Des bananiers, des palmistes multi-
pliants, des hibiscus que Claire et Noah
s’amusaient déjà à cueillir mais surtout,
il y avait le bleu turquoise de la mer à
neuf cents mètres de nos fenêtres et
l’immensité de l’eau comme pour nous
rappeler notre besoin de liberté.

La maison est meublée, pour


l’heure nous n’avons qu’une valise
chacun, le reste de nos effets personnels

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arrive par transporteur dans une bonne
semaine. Une palette de cinq mètres
cube que nous avons mise sur l’océan.
D’ici là, nous composons avec le
nécessaire mis à disposition dans notre
location.
C’est les vacances d’été, nous
avons le temps de nous s’installer
tranquillement et de prendre nos
marques sur l’île. Charles débutera à son
poste dans trois semaines, de mon côté,
je commencerai à chercher du travail
quand les enfants auront fait leur rentrée
scolaire. Cet après-midi après la plage,
nous avons prévu de passer devant le
complexe scolaire, afin de poser une
image dans leur petite tête pleine
d’imagination. Ni Claire ni Noah n’ont
d’appréhension. Au contraire, ils ont hâte
de se faire de nouveaux amis dans cette
petite résidence pavillonnaire. Certains
enfants sont déjà venus nous saluer,
curieux de découvrir qui s’est installé ici
à présent.

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C’est ainsi que Noah s’est fait
son premier copain, Calvin qui lui aussi
est scolarisé au Collège René Descartes.
Deux jours plus tard, c’est Claire qui
faisait la connaissance de Léona et Lucie
qui vont au lycée de Marigot. Claire a,
de ce fait, tenté de négocier un
changement d’inscription mais Charles a
été ferme. On ne change pas les plans. Je
ne m’inquiète pas pour elle, dès
septembre, elle se fera un tas d’amis.

Nous avons découvert la plage


d’Orient Bay. Claire et Noah multiplient
les allers-retours entre l’eau et le sable.
Armés de pelles et de seaux en plastique
somme toutes un peu trop enfantin pour
leur âge, ils construisent un château. Il
n’y a pas d’âge pour s’amuser, je me
reprends in petto. Je suis tellement
catégorique parfois. Détends-toi, je me
surprends à penser mais j’ai mal au
ventre. J’ai emmené ma maladie dans les
valises, le changement de vie n’est pas
miraculeux, je ne partais pas en quête de
recouvrer la santé. J’ai et j’aurais

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toujours la maladie de Crohn. Cette
saloperie me rongera toujours de
l’intérieur et je compose avec. Les
troubles sont nombreux. Mon ventre est
un champs de bataille permanent et mon
hygiène de vie se doit d’être irrépro-
chable, sans quoi, le reste du corps
bascule à son tour. Alimentation sans
gluten, sans lactose, sans produits
industriels, mon sommeil se doit d’être
régulier et réparateur. Fitness et yoga
sont mes rituels à l’aube et au crépuscule
pour mes articulations inflammées. Mon
stress chronique est mis sous thérapie,
une fois par semaine.

Je dois chercher sérieusement un


thérapeute ici pour continuer le travail
effectué en métropole. En venant à
Saint-Martin, j’ai fait le pari de
compléter l’expérience de la médecine
ancestrale. J’ai abandonné le parcours
médical classique, aucun traitement n’a
fonctionné sur ma pathologie. En accord
avec mon dernier gastroentérologue, je
me tourne dorénavant et uniquement

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vers la santé au naturel. On sait
aujourd’hui que les maladies inflamma-
toires sont liées au mode de vie
occidental. Stress, malbouffe, pollution
physique et mentale, traumatismes… La
vie sur une île m’a semblée en
adéquation avec ce que je recherchais
pour guérir. La nature, le calme, la vie en
conscience. Je tente de méditer à tout
cela, sur cette jolie plage à l’eau
turquoise tandis que Charles et les
enfants profitent de la baignade à 29
degrés. J’essaie de ne pas entendre les
cris de mon ventre et pourtant, une crise
est imminente. Il va falloir rentrer. Je ne
vais pas pouvoir rester étendue sur le
sable, sous le soleil caribéen encore
longtemps.
La douleur me lacère vite le
ventre. Comme à chaque fois, elle
irradie. Je tente de me lever pour
rejoindre Charles et les enfants. Du bord
de l’eau, la mine défaite, je leur explique
que j’ai mal, que je veux rentrer.
Comme d’habitude, les trois
mines dépitées qui me regardent

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m’accusent de couper court aux bons
moments. Je n’ai pas le choix, la douleur
est puissante, il faut que je rentre. Tout
de suite. Les crises de Crohn sont des
chronos, des courses contre la montre.
Avec un peu de nonchalance, les enfants
sortent de l’eau, les secondes sont
irradiantes pour moi. Tout mon corps
hurle de douleur. L’attente est
interminable pourtant Charles fait aussi
vite qu’il peut. Il a l’habitude. Il range
les affaires, je m’active comme je le
peux également.
Bientôt, nous sommes à la voi-
ture.
Dans cinq minutes, nous serons à
la maison, dans six minutes, mon corps
pourra lâcher prise, dans sept minutes, la
maladie prendra le dessus jusqu’à ce que
le monstre qui vit en moi ait entièrement
ravagé mes entrailles et se soit rassasié
de mes douleurs. Seulement là, il se
rendormira. Moi également. Une guerre
nucléaire de quinze minutes en tout et
pour tout et un corps laissé comme un
territoire bombardé, irradié, sans vie.

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La nuit est tombée quand je me
réveille de cet épisode, Claire et Noah se
sont douchés, ça sent le gel douche à la
pomme quand je passe devant la salle de
bain. J’émerge lentement. Charles est en
train d’éplucher des carottes. Des
avocats sont déjà ouverts et posés sur le
plateau de crudités. Il me demande
comment je vais. Sans caresse, sans
douceur dans le regard. Les crises sont
devenues notre quotidien depuis quinze
ans. L’inquiétude des débuts a laissé
place à l’indifférence de ces épisodes. Ils
viennent et repartent. Ce sont des
parenthèses, des heures en italique qu’on
a appris à ne plus épiloguer.
- Carottes, avocat, riz ? me lance Charles
sans me regarder.
Je lui réponds par l’affirmative,
les muscles encore brûlants de douleurs
qui ne disparaîtront totalement qu’après
une nuit de sommeil complète.
Je m’apostrophe de trouver rapi-
dement un thérapeute. Le stress du
déménagement a dû provoquer cette

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nouvelle crise. Sur l’île, j’ai trouvé une
alimentation saine à portée de main. Je
sais que je n’ai rien ingurgité de néfaste.
Mon horloge biologique est peut-être en
cause. Le décalage horaire, le climat, le
corps doit s’aligner. Je dois me laisser un
peu de temps. Tandis que les enfants
mettent la table, je tape « thérapeute
Saint-Martin » sur google, je scrolle, lis
les avis, clique sur le profil d’un certain
Joris Naturopathe et Thérapeute en TCC.
Mon lexique habituel. Un créneau est
disponible dans trois jours, c’est parfait.
Je valide le rendez-vous en ligne.
- A table ! crie Charles à l’ensemble des
troupes. Claire et Noah déboulent sur la
terrasse où le couvert a été mis.
Nous profitons d’un repas dehors,
sous notre nouveau climat où il fait bon
vivre. Charles ne me regarde pas. Je sais
à quoi il pense. Il sait que la maladie
gâchera la moitié de notre expérience de
vie ici. L’île de la Réunion dans le
rétroviseur. Je culpabilise d’être malade.
Je n’ai pourtant rien demandé moi,
j’aurais parfois envie de lui crier.

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Quand il se sent puni d’activités
et de loisirs, j’ai envie de lui rappeler
que je suis la première à être contrainte
par la maladie, que je suis la première à
être punie et que surtout, je suis la seule
à endurer les douleurs horribles que
provoque la maladie. Mais face à cet
égoïsme, et supportant déjà le poids de
ce quotidien, je finis toujours par me dire
que parler ne sert à rien. Me justifier ne
sert à rien. Cette saloperie est en moi. Je
mourrais avec et entre temps, je dois
vivre avec.
J’avale quelques bouchées de
mon avocat, quelques brins de carottes.
Je savoure le crémeux des avocats
locaux relevé par l’oignon péyi et
l’appétit galope, me fait saliver mais la
brûlure dans mon ventre rôde encore. A
l’intérieur ça grogne. Le Crohn est un
volcan. A la longue on sait quand il
entrera en éruption. Quand il fera
irruption parce que chaque tremblement
est un avertissement. Je pose ma
fourchette contrainte.
Un jour de plus dans ce calvaire.

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҉

J’attends mon tour, dans le cabi-


net de thérapie Existence. C’est un petit
cottage à la terrasse couverte. Des
chaises en rotin attendent les patients. A
cette heure, je suis là, seule. Un carillon
à vent propage ses douces notes dans la
chaleur de cette journée caribéenne. La
porte s’ouvre alors, et intérieurement, je
me dis qu’enfin, je ne suis plus seule.
J’ai un point d’attache. Un ancrage. Une
écoute. Joris est un métropolitain d’un
mètre quatre-vingts au sourire lumineux.
Il connait parfaitement la maladie de
Crohn et il a le don de me mettre en
confiance grâce à ses connaissances.
Pendant trois quarts d’heure, il
écoute mon parcours et nous mettons un
protocole en place. A présent, nous nous
verrons chaque semaine. Pour terminer,
il me présente Eloïse, une femme
radieuse à qui je donne la quarantaine
passée. Elle m’accueille pour traiter le

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plan mental. Je me laisse passer des bras
masculins aux bras féminins de ce duo.
Confortablement assise dans son bureau
à elle, je lui raconte mon monde. Je
l’informe que j’ai passé deux certifica-
tions en psychologie positive depuis
deux ans, que ça m’aide à analyser mes
réactions, à gérer mon stress. Elle
confirme que s’éduquer à la psychologie
est un grand atout pour les malades. Se
connaître est essentiel.
Eloïse m’invite à m’allonger sur
une méridienne en rotin, elle me met à
l’aise avec une première séance d’écoute
et de relaxation. De l’huile essentielle de
mandarine se diffuse délicatement dans
l’air. Je ferme les yeux paisiblement pour
commencer l’exercice de cohérence
cardiaque et tout va mieux.

Je suis en paix en repartant. Voici


à présent, deux piliers sur qui je pourrais
me reposer dans les jours sombres et
avec qui je pourrais partager les jours
glorieux. Je ne suis plus seule.

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҉

Le point de bascule

Septembre.
J’ai trouvé un travail. Enfin, j’ai
un entretien, pour être exacte. Je dois me
présenter demain. Présenter mon
identité, trouver quoi dire… Et puis,
expliquer mon curriculum vitae n’est
jamais une mince affaire. A combien de
déménagements en sommes-nous ?
Combien de postes quittés pour suivre
Charles dans sa carrière ? Quelle
garantie puis-je offrir à un employeur ?
Ma vie professionnelle est une tare. Je
suis fatiguée de toujours devoir
recommencer l’épreuve de la recherche
d’emploi mais en même temps, j’aime le
changement. Ne pas laisser trop de
traces, partir avant que ça dérape, avant
qu’ils ne découvrent que je suis malade.

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Je me suis faite une raison. Des CDD et
uniquement des CDD. Demain, j’ai
rendez-vous pour un poste de conseillère
en assurances. Les horaires sont
confortables, le salaire très convenable et
à distance plus qu’attrayante de notre
logement. J’espère décrocher le poste.
Quand Charles rentre, je lui fais
part de la nouvelle et son discours
encourageant me procure la confiance
dont je manquais.
« Ce soir, c’est nous qui cuisinons pour
maman ! A-t-il déclaré aux enfants
quand ils sont rentrés du sport.
J’étais ravie de me faire dorloter
un peu.
- Vas prendre un bain, mets-toi de la
musique, fais-toi un masque… m’a-t-il
suggéré en levant bien haut le
concombre qu’il avait dans la main. Les
enfants ont explosé de rire. Je lui ai
répondu :
- Ok pour le bain et la mousse mais je
vais me passer du concombre… »

46
Et je suis gaiement partie pren-
dre un bon bain chaud en compagnie de
l’album de Sam Cooke que j’adore.

J’ai enfilé mon ensemble en soie,


celui que je mets quand j’ai envie de
rester à la maison sans avoir l’air moche
et tout autant pour faire barrage aux
moustiques. La maladie me vole
beaucoup, alors, je mets un point
d’honneur à m’entretenir physiquement.
On a toujours le choix dans la vie et en
psychologie positive, j’ai appris
énormément d’astuces pour ne pas
sombrer. Se faire belle, en fait partie. A
défaut d’un corps sain, le visage que je
regarde chaque jour dans le miroir doit
m’encourager, pas l’inverse. Mon reflet
c’est tout ce qu’il me reste pour me
hisser haut.
« Tu sens bon la vanille » re-
marque Claire, avant que Noah la coupe
pour me dire d’aller m’installer à table.
Tout est prêt, Charles termine la grillade
qu’il a lancé au barbecue. C’est bon

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d’habiter la Caraïbe. Thon frais grillé sur
les braises au programme.
-Allez à table les monstres ! a décrété
Charles assorti du plateau de poisson et
de légumes grillés.
Ils ont pensé à cuisiner dans les règles de
l’art. zéro gluten, zéro lactose… Je les
remercie et nous profitons de ce dîner
gourmand qui me fait énormément de
bien.

Le lendemain matin, je me ré-


veille avec une forme olympique. C’est
rare et je savoure ces matins-là quand ils
s’offrent à moi. Bien sûr, ces apartés ne
durent jamais, la faute au cortisol qui va
venir bouffer mon swing avant onze
heures mais j’aurai au moins profité de
cette douceur de vivre éphémère.
J’ai décidé de ne pas manger
jusqu’à mon entretien. Du jeûne pour ne
pas réveiller le monstre. J’ai trop
l’habitude de devoir écourter des
moments importants car mes intestins
n’en font qu’à leur tête ! Les privations
sont mon lot quotidien toutefois, certains

48
ne sont pas forcément négatifs. Le jeûne
me donne la forme, il détoxifie autant
mon corps que mon esprit. J’ai besoin de
cet état d’esprit. Je m’en sers régulière-
ment.

*****

L’entretien s’est passé à mer-


veille. Le recruteur a aimé mon
dynamisme. Je suis embauchée. Je
commence lundi prochain. Comme à
chaque entretien réussi, j’ai le cœur en
joie et l’envie contagieuse de partager
ma réussite avec les miens.
Ce soir, nous irons donc célébrer
ce contrat à durée déterminée de six
mois censé déboucher sur un contrat
définitif. Ce soir, nous festoierons, ce
soir nous sourirons car ce soir, nous ne le
savons pas encore mais nous aurons pris
le temps de nous retrouver autour de ce
qui sera six mois plus tard, mon dernier
emploi. Ce soir, dans l’ignorance d’un
contrat qui sera rompu faute de santé,
nous épinglerons encore des étoiles dans

49
le ciel, naïfs et sereins de croire que
l’avenir aurait pu être radieux, enfin.
Mais il y aura les douleurs, le monstre,
les absences répétées, et une fin de
contrat appliquée à ce qui n’était autre
qu’un simple contrat à durée déterminée.
Une vie déterminée. Ce soir, j’aurais le
sourire sans penser aux erreurs de base,
je rirais d’échafauder de nouvelles
hypothèses de bonheur plutôt que de
dresser des constats de maladie. Ce soir
et pendant quelques temps, j’oublierai
encore que la critique et le rabaissement
me réduiront bientôt au silence.
Terminant de me convaincre que je n’ai
ni capacités, ni avenir. Ce soir,
aveuglément, je profiterai d’un dernier
instant, d’un dernier moment
d’insouciance, des dernières secondes
d’expectation avant que ma vie ne
bascule irrémédiablement. Et inévita-
blement, dans cet instant suspendu, se
formera la première seconde du
détachement. Les premières secondes
dans ce monde où je n’aurai plus ma
place. Jamais. Le point de bascule.

50
҉

Spirale

Quelques mois plus tard.


Comme je ne travailles plus, j’ai
décidé de me former. Pour m’occuper
l’esprit, parce que quelque chose couve
en moi. Quelque chose de monstrueux
qui me donne des douleurs permanentes.
Elles ne sont pas intenses mais elles sont
là, tapies dans l’ombre, tenaces,
indélogeables. Un vertige permanent
comme une spirale dont je ne sais si
l’origine est physique ou mentale. Je
pressens une chute inévitable. Ma tête
martèle et je tente de faire abstraction de
ce tourbillon d’éléments. Je sais au fond
de moi que cette impression me
rattrapera même si pour l’heure, je ne
veux pas y penser. Alors, je m’occupe en
faisant comme si tout allait bien. Et
pourtant, je n’ai plus de travail, je sais

51
que je ne vais pas en retrouver avant
longtemps. Charles me rassure, je
dispose d’un an et demi d’assurance
chômage pour m’aider. Me tourner vers
une carrière plus en adéquation avec
mon quotidien de malade chronique est
une chance à saisir.

J’ai choisi des formations en psy-


chologie car j’y suis déjà initiée. Pas
pour en faire mon métier mais pour
tenter de me connaître encore davantage
et savoir où je veux aller en suite.
Charles a raison, il est dorénavant
préférable que je choisisse un métier qui
respecte mon hygiène de vie et mes
capacités physiques. Je veux apprendre à
faire les choses sans plus penser à rentrer
dans des cases ou par automatismes. Je
veux savoir qui je suis et comprendre ce
qui me correspond.
J’ai commencé par une certifica-
tion en thérapie cognitive et comporte-
mentale qui m’a pris deux mois. Sept
heures par jour. J’ai savouré. J’ai appris
qu’il y a d’autres regards à porter sur la

52
vie, j’ai découvert qu’on peut agir
différemment. Je me suis reconnue dans
de nombreux points m’alarmant parfois
mais n’a -t-on pas tous des traumatismes
identifiés ? Est-ce en cela grave ? Est-on
pour autant malade de l’esprit ?
J’ai obtenu mon premier diplôme
et Charles et les enfants m’ont montré
leur enthousiasme. J’ai poursuivi par une
seconde certification. J’avais envie de
quelque chose de plus professionnel. J’ai
choisi la spécialité du Syndrome de
Stress Post-Traumatique. Et là encore, je
me suis reconnue dans certains
symptômes. J’ai savouré cette formation
plus poussée, j’y ai trouvé des armes
pour vivre la maladie, des protocoles que
j’applique et qui fonctionnent, j’y ai
reconnu certains principes que j’emploie
déjà avec mon thérapeute. Nous en
avons parlé, échangé des noms de la
grande littérature. De nouveaux livres à
lire pour la mordue de lecture que je
suis.
Les mois passant, et les offres
d’emploi sur l’île ne se bousculant pas

53
au portillon, j’ai continué avec une
troisième spécialisation que j’ai validée
haut la main et en peu de temps. Quatre-
vingt-dix-neuf pour cent de bonnes
réponses à l’examen. Une certification
de spécialiste des troubles anxieux
généralisés dont la réussite prouve à quel
point, c’est inné chez moi de se torturer
l’esprit. Encore une fois, j’apprends
beaucoup sur moi, sur les biais de
négativité qu’ont créés la maladie et qui
forgent mon quotidien. J’apprends nuits
et jours, c’est devenu une addiction que
Charles commence à voir d’un mauvais
œil. A la plage ou en soirée, je jette un
œil sur mon application d’études. Il y a
tellement à apprendre. L’être humain me
passionne. Charles me hait.

J’ai poursuivi ainsi pendant des


mois et des mois. Addictions, spécialiste
du sommeil, initiation aux neuros-
ciences, psychologie positive, analyse
transactionnelle des états du moi enfant
et du moi adulte.

54
J’ai fini par comprendre que la
maladie de Crohn avait rongé ma vie
dans tous ses aspects, m’avait
traumatisée à un point que je n’imaginais
pas. Je crois qu’à ce moment-là, j’ai
commencé à me détester plus que
Charles ne me déteste parfois.

J’ai décidé de faire une pause


après huit formations, parce que ces
victoires certifiantes ont fini non pas par
me rendre plus forte mais par dresser un
constat édifiant : je suis dépressive.
Je souffre d’une vraie dépression.
Vingt-trois années de maladie de Crohn
ne laissent pas indemne. Elles vous
absorbent dans une spirale dont il est
impossible de revenir.

55
҉

La symphonie des éclairs

Grand Case –
Saint-Martin.

Depuis quelques temps, mon au-


dition a baissé. Je l’ai constaté au fur et à
mesure des mois, sans avoir finalement
donner l’importance nécessaire à mes
symptômes. Il a fallu que je me persuade
qu’il y avait un problème. Un nouveau.
La maladie de Crohn n’était pas
suffisante. Ou alors, si, justement.
C’était inconcevable que je déclenche
une autre pathologie. Pas deux. C’était
trop pour le petit bout de femme que je
suis. Malgré cela, le destin m’a punie
d’avoir pensé qu’il ne pouvait pas y
avoir pire. Que le sol s’écroule à
nouveau sous mes pieds. Que je puisse
encore tomber plus bas.

56
Il y a quelques semaines déjà,
Noah m’a appelé durant la nuit, je n’ai
rien entendu. Charles l’a rejoint, un mal
de gorge. Rien de bien méchant.
Quelques nuits plus tard, le chat aurait
miaulé pendant une heure sans que je ne
me lève pour lui ouvrir la porte. Puis, il y
a eu un tas de petites nuisances sonores
qui n’ont plus franchi le pavillon de mes
oreilles. J’avais mis cela sur le compte
d’une fatigue passagère. Puis sur le
manque d’articulation de mes
interlocuteurs, puis d’un surmenage. Je
suis allée jusqu’à prétendre que je
n’entendais plus pour me protéger des
autres, citant les préceptes de la
médecine chinoise. Et puis un jour,
acculée, je me suis décidée à affronter la
réalité. Assise sur un trottoir de notre
quartier et reprenant mes esprits, je
venais de manquer me faire renverser
par une voiture que je n’avais pas
entendue arriver. Le chauffeur m’avait
fustigée de mon inattention. J’ai compris
à ce moment que ce n’était pas arrivé par
inadvertance. Je ne l’avais tout

57
bonnement pas entendue. Je n’avais pas
entendu un moteur de voiture à quelques
mètres puis à quelques centimètres de
moi.
J’ai pris un rendez-vous dans une
chaîne d’audioprothésistes qui dispense
des tests auditifs gratuits. Le résultat a
été éloquent. « Il faudrait rapidement
consulter un médecin ORL » m’a
recommandé la spécialiste en me
montrant les graphiques de l’audiométrie
tonale et vocale. Là encore, pendant
quelques secondes, je me suis voilée la
face pour me ressaisir assez vite. Ne pas
laisser le déni faire son nid.
J’ai pris un rendez-vous ORL sur
mon application médicale. J’ai choisi un
professionnel au hasard, celui qui était
disponible le plus rapidement possible.
Je n’avais pas envie d’attendre. Il fallait
que j’en ai le cœur net, persuadée encore
pour l’heure, que cette chaîne
d’appareils auditifs faisait de la peur, son
cheval de bataille pour vendre un
maximum de prothèses.

58
Le rendez-vous chez le spécia-
liste ORL est arrivé quelques jours plus
tard. Un diagnostic plus poussé
concluant à des résultats similaires. Une
perte auditive de soixante-cinq pour
cent. Quand je suis repartie à ma voiture,
avec une ordonnance en main pour une
IRM, je suis restée tétanisée. J’avais
réellement un deuxième soucis de santé.
Incroyable.

A mon retour à la maison,


Charles était attablé avec les enfants,
attelés aux devoirs scolaires de chacun.
« J’ai passé un test auditif aujourd’hui
chez un spécialiste. Il a constaté une
baisse d’audition importante.
- Ah ! Tu vois ! Est-ce que je ne te
l’avais pas dit ? Tu vois que t’es sourde !
et que ce n’est pas moi qui n’articule pas
! Faut faire quoi du coup ? Il a terminé
en continuant le tracé géométrique pour
Noah.
- Je dois demander une IRM.
- C’est quoi une IRM ? a demandé Noah.

59
- Toi, trace ton triangle ! a sermonné
Charles.
- C’est comme une radiographie, a
précisé Claire sans relever la tête de sa
rédaction.
- Bon, on arrête de se disperser là ! On
finit les devoirs, on parlera de ça après !
a conclu Charles.

Les enfants sont allés se laver


après les devoirs, j’ai cuisiné des
légumes et un poisson au four et pendant
la cuisson, je me suis installée avec un
verre de vin blanc à la terrasse. Il fait
chaud en ce moment aux Antilles, très
chaud. C’est la saison sèche et je
suspecte que les chaleurs accentuent mes
maux de tête. Je me tiens le front.
- Qu’est-ce qu’ils cherchent ? a
poursuivit Charles en me rejoignant, un
verre à pied à la main.
- La cause de cette surdité soudaine ; j’ai
formulé sans vraiment en savoir plus
moi-même. Viral, génétique, etc…
Je lui ai tendu la bouteille. Et je
me suis fait la réflexion que je

60
n’entendais pas le clapotis du vin emplir
son ballon. J’allais bientôt devoir danser
sous un nouvel orage. Crier tout bas,
prier trop fort dans ce combat que je
présageais être de trop. Lire de nouveaux
vers de comptes-rendus médicaux amers.
Incruster le larsen des douleurs aigus,
accélérer le tempos des nouvelles graves.
Remettre le couvert. Ecouter en-
core la symphonie des éclairs.

61
҉

Dans le bruissement du Monde

En médecine chinoise, les pro-


blèmes de surdité nous rappelle qu’il
faut entendre, savoir se faire entendre et
écouter. De l’écoute passive à attentive,
l’oreille est une porte ouverte sur le
monde.

La date d’IRM est arrivée assez


vite. Un créneau s’est libéré. On m’a
contactée ce matin. « A onze heures ?
Oui merci, j’y serais. » J’ai confirmé à la
secrétaire médicale au téléphone.
J’attends dans un vestibule du
pôle IRM du centre Louis Constant
Fleming au Marigot. J’ai retiré mes
bijoux, l’élastique de mes cheveux. La
climatisation est à fond et je frissonne.
Coincée dans ces deux mètres carrés
exigus, je tente de repousser mes pensées
négatives. Que doit-on faire de ces
minutes d’attente ? Pour mon Crohn, le

62
stress est un facteur aggravant et ce
genre de laps de temps à errer dans
l’expectative n’est jamais anodin pour
mon corps.
Je m’interroge sur ma surdité, sur
l’impact qu’aurait pu avoir une otite mal
soignée, sur les causes psychologiques
de mes maux. Je me demande à quels
sons j’ai donné trop d’importance pour
m’en couper ? Pour quelle raison
viscérale j’ai inconsciemment coupé le
lien qui me relie aux autres ? Est-ce eux
que je n’ai plus voulu écouter ou moi-
même ? Cette petite voix intérieure qui
représente autant la sagesse que la fierté.
Y a-t-il eu trop de souffrance dans mon
corps pour que je refuse d’écouter ? On
dit que si c’est l’oreille gauche qui fait
mal alors ce sont les paroles d’un
homme qui nous ont blésées. Si c’est
l’oreille droite, c’est une femme. Je me
suis mise dans une bulle de protection ou
les mots des autres, hommes et femmes
ne peuvent plus m’atteindre. Mes
oreilles se bouchent complètement par

63
moments. Je ne peux absolument plus
rien entendre.

La porte s’ouvre enfin, rompant


le silence de ces minutes face à un mur
rempli d’affiches sur le cancer et aux
slogans terribles.
On me fait pénétrer dans une
salle sombre où l’IRM trône comme un
vaisseau spatial. C’est glauque. On sait
pertinemment dans cette salle qu’on
n’est pas là pour jouer. On cherche du
lourd, du compliqué, du vital. On
cherche où rôde la mort. Vivement que je
ressorte, je m’impatiente déjà parce que
la peur qui m’envahit m’avale toute crue.
L’examen va bientôt commencer.
On m’installe sur un fauteuil pour poser
le cathéter qui servira à injecter le
produit de contraste. Les minutes
passent, je suis installée, allongée dans la
machine et les bruits métalliques
commencent leur requiem. C’est une
cacophonie de tonalités singulières,
acerbes. Je hais ces examens.

64
Après vingt minutes, je ressors
enfin, on m’autorise à me rhabiller et on
m’indique de regagner la salle d’attente
où je devrais attendre. Je hoche la tête et
m’exécute, à présent délestée de mon
stress. De retour dans la salle d’attente,
je m’achète un café au distributeur,
gagne un fauteuil de la salle d’attente et
sors le roman que j’ai apporté. J’espère
au fond de moi que cette surdité soit sans
gravité. Je tente de maintenir un bon
sentiment. Le médecin a évoqué une
otite mal soignée, alors je patiente sans
sourciller mais au bout de quelques
minutes la secrétaire m’appelle. Je pose
mon café et mon livre ; me dirige vers le
comptoir d’accueil.
« Il faudrait que vous patientiez,
la radiologue voudrait vous voir ». Je
confirme que j’ai tout mon temps, je
retourne m’asseoir mais en mon for
intérieur, je sais que quelque chose
d’important va m’être annoncé. Ma
petite voix me le souffle. Les radio-
logues ne demandent à voir que les
patients qui ont une pathologie urgente

65
où des préconisations qui méritent d’être
dispensées rapidement. J’envoie un sms
à Charles. Il me répond de ne pas noircir
le tableau, d’attendre. De le tenir
informé. Il garde son téléphone.
J’apprécie ses mots mais ils sonnent faux
dans ma tête. J’en suis convaincue. Les
radiologues ne perdent pas de temps s’il
n’y a rien à signaler d’urgent.
Mon nom résonne dans la salle.
La radiologue est là, elle me fait signe de
la suivre. Je m’active. Elle me demande
de m’asseoir, et les yeux rivés à son
écran, elle me demande si j’ai déjà passé
des examens cérébraux. Je réponds par la
négative. Elle me demande alors si j’ai
beaucoup de symptômes. Affirmatif ; et
les mots tombent. En cascade. Tumeur
de la fosse cérébrale. Stade 4. Une
origine à la naissance du nerf cochléo-
vestibulaire. J’ai l’impression d’être une
figurine Playmobil qu’on vient de faire
tomber dans un trou noir. La chute n’a
pas de fin. La radiologue poursuit. Il va
falloir faire vite, ce n’est pas opérable
ici. Elle écrit des coordonnées sur un

66
post-it, celui d’un des trois centres
spécialisés en métropole pour ce type de
tumeur. « Appelez tout de suite. » Me
conseille -t-elle avec un air sérieux et
grave. La surdité est irrémédiable.
L’atteinte va s’accentuer sur le nerf
facial, créer une paralysie, comprimer le
cervelet, il faut limiter les dégâts. Faire
vite. Je repars. Son temps est compté.
Comme un automate, je regagne ma
voiture, tandis qu’une dame me hèle. J’ai
oublié mon livre. Elle me le tend.
« Merci » je balbutie, les joues inondées
de larmes. Le regard impuissant de cette
dame a fait débuter ce nouveau chapitre
de ma vie.

J’empoigne fermement la poi-


gnée de portière, m’installe au volant.
M’écroule. Le temps s’arrête une
seconde, puis deux. Puis trois. Silence.
Quatre, cinq, six. Je m’aperçois enfin
que je ne respire plus. Automatiquement,
mes poumons se remplissent dans une
vocalise rauque, mes épaules se
débloquent. La vie continue. Je saisi

67
alors le post-it, les mots de la radiologue
en tête. « Appelez tout de suite ».
Malheureusement, le numéro que
je compose reste sans réponse. Avec le
décalage horaire, je me dis qu’il est peut-
être déjà trop tard en métropole. De toute
façon, je n’ai pas la force. Je pense à
appeler Charles mais ces mots à lui me
reviennent en tête. Ne noircis pas le
tableau ! Pourtant ! Pourtant, voilà ! Il y
a cette tumeur dans ma tête. Voilà,
l’explication de ma surdité ! De mes
maux de tête, des vertiges que je pensais
avoir carrément inventés de manière
hypocondriaque. Finalement, il y a cette
masse qui vient bouleverser toute ma
vie. Petit Crohn ne fait plus le poids à cet
instant. Voilà, je lui dis. Il y a maintenant
pire que toi dans mon corps… !
Dans « ce » corps car souvent, je me dis
qu’il ne m’appartient pas ! Que je n’y
décide rien.

Je suis arrivée à la maison avec


cette nouvelle qui allait faire exploser
nos vies. Il est quatorze heures, je mange

68
une tranche de pain aux graines en
pensant à la rigueur de mon hygiène
alimentaire. J’ai quasiment réussi à
dompter le monstre dans mon ventre
mais je suis démunie face à celui qui
loge dans ma boîte crânienne.
J’écoute le chant des oiseaux, des
merles, les seuls à braver la chaleur du
plein après-midi. Je découvre aussi deux
sucriers, avec leur plumage jaune sous la
gorge et je me fais la remarque que je ne
les entends pas, eux. A côté de quelles
notes mon oreille passe-t-elle ? Je me
plonge dans ce spectacle philarmonique,
et pour quelques heures encore, j’ai
décidé que je n’avais pas de tumeur.
Juste cette surdité partielle qui me laisse
encore jouir du chant des oiseaux et des
notes claires et sonores de celui des
merles qui s’attaquent aux bananes dans
le jardin.
J’écoute cette mélodie flutée,
avant que demain ne soit un tout autre
jour. Un jour de guerre, un jour de
rupture car je sais pertinemment que
cette tumeur signera la fin de mon

69
couple. Charles a déjà bien trop subit.
Face à mon quotidien fait de barrières et
d’interdits, il s’est empli de frustrations.
Par désespoir, il s’est restreint en tout
pour que nous avancions encore
ensemble mais nous arrivons devant
l’impasse qui nous déchirera. Son
regard, ses mots ne sont plus que colère
et regrets depuis longtemps. Il ne lui
reste plus que la rage d’avoir échoué. De
s’être trompé. Tout chez moi l’irrite et le
révulse. Je sais qu’il n’entendra pas lui
non plus continuer.
Face à la solitude des jours et des
années qui se dessinent devant moi, je
tente de trouver du courage, une once de
paix. Le calme avant la grande tempête.
Je m’accorde des minutes d’une
sérénité qui ne sera bientôt plus. Je
m’emplis avant qu’il ne soit trop tard, du
précieux bruissement du monde.

70
҉

Un barrière de plus

Il est toujours parfait devant les


autres sauf avec ma famille. Ma famille,
c’est mon prolongement alors, il se
permet les mêmes perfidies. Il se permet
d’être odieux, cassant et presque
insultant. Un rien peut l’énerver, mon
frère ne souhaite plus le recevoir depuis
longtemps, mes parents le tolèrent mais
ne le portent pas dans leur cœur. Ils
limitent les contacts, ne s’adressent qu’à
moi, ils ont compris toutes les nuances
que revêt notre amour déchiré. Ils ne
donnent pas d’argent aux enfants ou très
peu de peur qu’il leur en fasse une
critique. Alors Charles me le balance
souvent au visage, devant Claire et
Noah. Il faut que ça fasse mal, que la
douleur s’extirpe, un peu. « Tes parents
ne t’aiment pas, ils n’aiment pas les

71
enfants n’ont plus. Heureusement qu’ils
ont mes parents pour avoir de l’argent
aux anniversaires. »
S’il savait malgré tout à quel
point je remercie mes parents pour le
respect qu’ils me portent, en ne
s’interposant pas face à l’arrogance de
leur gendre et de continuer ainsi à me
montrer l’exemple de s’insurger, de
continuer à m’apprendre à dire stop par
moi-même. Chaque année qui passe, je
me promets qu’un jour, je n’aurai plus
peur, qu’un jour quand les enfants seront
grands, je partirai. Je ne mérite pas cette
relation. Ce rôle méprisant. Je suis la
seule à pouvoir faire cesser toute cette
souffrance qui prend naissance en moi.
Mes parents m’appellent chaque
jour pour prendre de mes nouvelles
depuis que je leur ai annoncé l’existence
de cette tumeur. Eux me soutiennent
mais Charles lui ne s’y est pas intéressé.
Il ne demande pas si j’ai besoin de
soutien, il défaille. Il n’imagine même
pas que mes parents sont mon seul
soutien, persuadé et amputé par son

72
insolente arrogance, qu’ils sont de
mauvais parents ou que la maladie est
contagieusement héréditaire.
Il n’y a que sa famille qui soit à
la hauteur.
Devant ses cousins qui viennent
régulièrement en vacances, je mets mon
masque car chaque année, j’ai droit à
l’éternel refrain des « tu as de la chance,
il sait tout faire, bricolage, courses,
repassage. Il t’épaule bien dans ta
maladie ». Mes maladies s’empresse-t-il
cette année de rajouter et tout le monde
de rire de cette note d’ironie. Comme si
c’était risible de cumuler plusieurs
pathologies. Comme si je n’avais rien
fait de ces quinze dernières années où il
était constamment en déplacement ou
accaparé par sa carrière. Comme si les
enfants avaient été éduqués tout seuls, la
maison entretenue par magie, la gestion
de son patrimoine faite par l’opération
du Saint-Esprit. Mais moi, je suis une
femme, c’est n’est pas pareil. Je possède
certainement le gène de la ménagère. Ce
fameux gène dont la société vante le

73
mérite pour mieux assouvir les femmes à
grand renfort de brillants arguments sur
notre polyvalence. Je prends sur moi
autant que faire se peut pour minimiser
la charge mentale. Parfois, je me confie
mais je vois les regards incrédules de ses
cousines. Charles ne peut pas être le
monstre que je dépeins. J’abuse, je ne
suis qu’une ingrate. Et pourtant, Charles
c’est celui qui m’a laissé pleurer seule
quand je suis revenue de mon IRM
annonçant qu’une énorme tumeur
siégeait contre mon cerveau. Charles
c’est celui qui me demande comment on
enregistre un document Word alors qu’il
est ingénieur, Charles c’est celui qui me
laisse partir me faire soigner seule à huit
mille kilomètres cachant son égoïsme et
sa lâcheté sous des airs patriarcales et
bienséants. Charles. Deux syllabes, deux
personnalités. L’ange et le démon. Mon
paradis et mon enfer.
Je ne cherche plus à convaincre
ses cousines, je n’ai pas besoin de leur
soutien ni d’une quelconque reconnais-
sance dans mon titre de malade. C’est

74
tellement plus convenable de nier la
souffrance entre femmes, c’est tellement
tout ce qu’on nous apprend depuis la
tendre enfance. Être rivales. Ne surtout
pas voler au secours de l’autre. « Elle l’a
bien cherché » est bien plus simple à dire
que « elle a besoin d’aide ».

Le barbecue est allumé, ses cou-


sins sont arrivés il y a une heure, je suis
heureuse de les retrouver malgré ce
manque de considération que je sais
garder à distance. Je profite de cette
gaieté qu’ils emmènent chaque année
dans leurs valises. Charles également, à
tel point que comme à l’accoutumée, je
deviens complétement transparente à ses
yeux. Chacun prend des nouvelles,
l’ambiance est joviale mais très vite, on
a droit au refrain habituel concernant les
travaux de recherches. Il a fait une
trouvaille qui régentera l’avenir du
secteur, applaudissements du public
conquis. Dans ma bulle habituelle, je
pense au staff derrière lui qui travaille

75
chaque jour sous ses ordres, aux équipes
de recherches sur terrain, à ses
homonymes ingénieurs qui apportent
également leur savoir, à nos amis qui
l’écoutent passionnément et à moi qui
maintenais les nouvelles ficelles de notre
vie ici, avec ma tumeur en stade 4. Je
pense à moi qui ne devais faire aucun
effort durant encore trois mois pour ne
pas empirer la compression intracrâ-
nienne. Je pense à cet œdème céphalo-
rachidien venu compliquer mon état,
provoquant plusieurs malaises qui
l’auront forcé à quitter son travail pour
m’assister à la maison. Je pense à sa
façon de me rappeler son côté
irremplaçable, de pointer ma dépendance
alors qu’en réalité, j’aurai simplement dû
arrêter de croire à cette vie qui ne me
convient pas. Loin de ceux qui
m’aiment, loin de l’accès aux soins. J’ai
simplement eu trop de lâcheté pour
exiger le meilleur pour mon corps. Trop
de peur de dire non, d’imposer mes
limites. Je suis faible, la maladie m’a
culpabilisée trop longtemps. C’est

76
devenu une habitude de me taire et de
me laisser abuser. Je me somme à
chaque défaite d’apprendre à dire non la
prochaine fois quoi qu’il m’en coûte
mais, quand la prochaine fois en
question se présente, je ne fais jamais le
poids.

77
҉

Défaire les liens

J’aurais souhaité que l’on rentre


tous ensemble pour ma chirurgie et ma
convalescence. La conversation avait
commencé ainsi. En suppliant de ce qui
semblait pourtant être légitime.
« J’ai mon boulot, je ne peux pas partir.
- Mais je vais certainement partir
longtemps. Six mois sans voir Noah et
Claire, c’est intenable !
- Ce n’est pas si long. Je fais quoi sans
boulot, si on arrête tout ici ? On n’est
déjà à la ramasse financièrement depuis
que tu ne travailles plus ! Et t’as pensé
aux enfants justement, les changer
d’école en cours d’année comme ça ?
- Désolée mais cette tumeur n’a pas
consulté mon planning, je te rappelle !
– Très drôle, Camille ! Fais-moi passer
pour le méchant, c’est tellement facile à
chaque fois !

78
- On a toujours dit que si l’un d’entre
nous devait rentrer, on rentrerait tous
ensemble !
- Mais pas dans le cadre d’une période
de six mois ! Oh !

Ce oh ! a marqué la fin du débat.


Il faudrait que je parte seule pour me
faire soigner. Que j’affronte ce périple en
solitaire. C’était acté et je devais à
présent m’armer pour être assez forte et
en sortir victorieuse.

Il y a parfois des moments dans


la vie où l’on comprend que les attaches
ne nous élèvent plus. Elles n’agissent
plus comme une montgolfière, elles sont
devenues le pesant qui nous tirent vers le
bas et quand ces moments deviennent
redondants, il est nécessaire de lâcher
des lests pour ne pas s’écraser.
Reprendre de la hauteur devient décisif,
vital, instinctif.

79
҉

Naître seul, mourir seul mais entre les


deux, tenter de vivre

Une carcasse sans rapace qui la


survole ça n’existe pas. Un malade aussi
à ses vautours.

T’es forte
T’es une guerrière
Tu vas y arriver, tu y arrives toujours
Le destin t’a attribué ça car tu es capable
T’es une battante…

Autant de formules
d’accompagnement reçues comme pour
minimiser, abâtardir, refuser mes peurs
d’avenir et mes angoisses du présent,
mes douleurs de chaque instant. Les
phrases polies, convenantes et bien lisses
qui glissent pour ne pas impacter les
relations et les conversations sont venues
patiner mon rapport aux autres, mes liens

80
sociaux et amicaux. On prend des
pincettes avec les malades, on contourne
la maladie, on érige des remparts, je
t’aime bien mais de loin, c’est plus
supportable. Moins fatiguant. Moins
glauque. C’est contagieux, psychologi-
quement. Ne dit-on pas d’une maladie
qu’elle est une affection ? Et tout ce qui
nous affecte nous prend aux tripes alors,
on minimise, on s’écarte. La maladie
c’est un début de mort alors une tumeur,
ça fait peur.
Pour autant, d’une prise de nou-
velles sans sincérité, on blesse le cœur
en profondeur. Il vaudrait mieux ne rien
dire, car à y regarder de plus près, le
silence est d’or. Et on n’est toujours
mieux seul que mal accompagné. Autant
de vieux adages qui ont traversés les
âges de leur accablante vérité. Et on
commence, en maîtrisant ces principes, à
faire le tri des gens car pour finir, les
messages polis, on n’en veut plus !
A son tour, on écarte, on évite ce
qui pensent avoir un pouvoir de
guérisseur, une intuition innée de

81
guérison, les imposteurs de la
psychologie des réseaux sociaux, les
amateurs de proverbes chinois, ceux qui
viennent se rassurer eux-mêmes -
cherchant dans le miroir de votre
douleur, l’assurance de leur propre santé
- ceux qui se victimisent de connaître
quelqu’un qui souffre. L’humain aime se
nourrir du malheur des autres. Il est un
vautour assoiffé d’effroi qui l’aide à se
maintenir vivant. Le voyeurisme
l’anime. Sans cela, il oublie le précieux
du jour levant. Sans cela, c’est l’instinct
qui s’éteint.
L’homme n’est qu’un barbare et
ce depuis la nuit des temps. De
croisades, en guerre, en passant par le
viol, la conquête et le massacre, ne
subsiste que l’instinct et la jouissance
d’être vivant, puissant. Alors à mon tour,
parce que j’en crèverai, coûte que coûte,
je cherche à vivre. Quitte à tout briser
sur mon passage.
Quitte à disparaître tout entière.

82
Au fil des semaines, j’ai coupé
les ponts. Rien ni personne ne figure
plus dans ma vie. Comme un château de
cartes, les identités sont tombées, d’étage
en étage. Les connaissances lointaines en
premier, puis ceux qui entretenaient le
lien de temps à autre et puis, ceux en
première ligne de mire, les vrais proches,
qui ont vu la souffrance et choisi de ne
pas s’y coller. Ils ont vu le bateau
sombrer et l’ont laissé disparaître sous
les flots. Silence radio. Leur surface et
leur horizon est redevenu beau. L’ego à
laisser la place à l’égoïsme. C’est
plaisant l’égoïsme, on peut le sortir à
toutes les sauces, pour se préserver, par
besoin de se faire passer en premier, par
obligation.

*****

Je suis partie pendant quatre mois


et demi en métropole pour me faire
soigner dans une unité lyonnaise,
spécialisée dans les tumeurs de la boîte
crânienne. J’ai été accueillie dans un

83
centre de convalescence avant et après
l’opération. Les semaines ont été
terriblement longues, j’ai traversé
l’abîme, une abysse, en apnée, entre
douleurs des enfers et semblant d’espoir.
Le décalage horaire pour rajouter au
manque, les nouvelles d’outre-
Atlantique ont été difficiles à recevoir.
Charles et les enfants ont été à des
années lumières de ce que je vivais et
inversement. La solitude est venue
s’inviter dans le parcours thérapeutique.
La famille m’a accompagnée mais je le
vivais comme une régression et puis,
certains propos ont été amers. Ils n’ont
pas pu s’empêcher de me rappeler la
folie d’aller vivre aussi loin, sans soins.
Était-ce vraiment le moment ? J’ai pu
après plus de quatre longs mois retourner
auprès des miens. Et j’ai souhaité
verrouiller cette période dans ma tête.
J’ai tiré le rideau en me promettant de ne
jamais plus parler de cette période de ma
vie. Dans dix ans encore, j’en
tremblerais toujours. J’ai été seule,

84
perdue, abandonnée, broyée. Quelque
chose s’est éteint.

Les jours ont passé depuis mon


retour à Saint-Martin. Les semaines sont
devenues des mois, des saisons. La
surdité est restée. Elle fait partie de moi.
Uniquement de moi. Le reste de la
famille ne l’intègre pas. J’ai appris la
langue des signes pensant pouvoir
faciliter la communication. Ils ont
préféré tous les trois me mettre à
distance. Les repas s’organisent sans
moi, le choix des films se vote sans moi,
on me répète quand j’insiste mais je me
heurte souvent à des remarques. C’est
fatiguant de répéter. On m’a isolée des
blagues que je détecte quand des éclats
de rire déboulent. On me tire par le bras,
quand une voiture passe trop près de
moi. A leur yeux, je suis devenue
chiante, dépendante. Il vaut mieux rester
à part. Pousse-toi un peu. Voilà, là-bas ;
c’est bien. Reste là, ne bouge pas. Arrête

85
même de respirer si tu veux, pour ce que
ça change !
Claire m’a fait remarquer que
j’étais tout le temps fatiguée. J’ai cru
entendre son père. Mais oui, la surdité
fatigue. L’extrême vigilance fatigue.
C’est une adaptation permanente au
monde régis par les gens « normaux ».
Noah a de son côté dit à l’école que je ne
faisais plus rien. Il en a déduit que j’étais
bête. Il a raison. Je n’ai plus de travail
alors pour lui, je ne peux plus être un
modèle, un exemple. Que suis-je à
présent, moi qui ne rentre plus dans
aucune case de la société ? Il a raison, je
suis bête. Une bête. Je ne suis ni une
personne normale, ni une malade
officielle puisque mon dossier handicap
ne sera pas accepté avant un an et demi.
La faute au système. Il y a trop de
malades. A croire qu’on fait la queue.
Qu’on s’amasse comme des troupeaux.
Je suis un grain de sable dans la
roue, un fardeau qui les ralenti dans leur
course au bonheur. Défaitiste de surcroît,

86
sans motivation, je pourrais fournir un
effort !
On ne me demande plus com-
ment je vais. Je ne vais pas ou je vais
tout court. Oh, et puis, rajoutons-le, je
suis sourde quand j’en ai envie de toute
façon. On se relève difficilement avec ce
genre de critiques.
On peut porter un fardeau. Porter
le sien et celui des autres, non. Jetez-moi
la pierre, elle ne me tuera pas ou peut-
être que si. Le coup de grâce, enfin.
Peut-être est-ce ce que j’attendais
réellement. Le déclic. Qu’on m’y
pousse.

87
҉

Des petits riens

La soirée était belle. Depuis six


jours tout va bien alors par habitude je
me prépare, Charles ne peut pas être
dans une bonne condition plusieurs
semaines de suite. Mais il attend. Il
attend toujours que je sois au summum
de la joie pour venir briser le bonheur
qui irradie. Il aime attendre que le
château de cartes soit monté pour
souffler sur l’édifice entier et provoquer
une destruction massive. Les petits
coups bas ne lui suffisent plus depuis
longtemps. Il faut des dommages
collatéraux, du mauvais, du très
mauvais, des cris, des pleurs. S’il n’y a
pas de pleurs, il persistera à faire durer le
silence, l’angoisse. Il sait que je finis
toujours par plier pour préserver un
semblant de normalité aux yeux des
enfants. Sauver l’honneur aux yeux de

88
nos familles, de nos amis. Personne ne
sait ce que renferme nos murs sauf ma
meilleure amie. Mais je lui dépeins deux
mondes bien différents au gré de mes
humeurs. Un jour j’y crois, un autre je
n’y crois plus. Je mélange les traits de
caractère de Charles. Un jour il est le
vilain, le lendemain, je me repends vers
elle, lui expliquant que j’ai certainement
abuser moi-même pour qu’une nouvelle
crise éclate. Mais ma meilleure amie
n’est pas dupe, au fond d’elle, je sais
qu’elle souhaiterait que j’aie enfin la
force de partir mais jamais elle ne me le
dira. Les enfants c’est une responsabilité.
Qui pourrait conseiller à une mère de
quitter ses enfants ? Ce soir, c’est le
réveillon de Noël, Charles a cuisiné avec
Claire et Noah, l’image de la famille
parfaite théâtralisée dans la cuisine. Ils
ont préparé des gougères au comté,
d’autres au chorizo et puis des sucrées.
De mon côté, j’ai préparé la bûche
pâtissière. J’ai souhaité la faire façon
Tiramisu et bien entendu Charles n’a
cessé de me tester. A grand renfort de «

89
ça ne va pas être bon », « la garniture ne
tiendra jamais, c’est trop liquide ».
« Enfin, ce n’est pas grave les enfants,
on n’aura pas de dessert ce soir mais
papa a veillé à ce que le Père Noel vous
dépose un tas de cadeaux phénoménal »
il a conclu. J’ai eu la nausée. Mais je
n’allais pas gâcher ce moment. Les
enfants savouraient cette journée de
fêtes, ils s’en reparleraient longtemps. Je
ne devais faire aucun faux pas alors je
m’appliquais. Ma bûche était réussie,
Charles n’aurait plus qu’à la goûter. Un
moment encore suspendu dans le temps.
Charles a décrété que les cadeaux
seraient déballés le vingt-cinq au matin.
Claire a fondu en larmes arguant que ni
Noah ni elle, ne croyaient plus au Père
Noël. Noah a ajouté que nous étions déjà
tous seuls pour Noël à cause de maman
et de ses vertiges. A ces mots, Charles a
soutenu un demi-sourire de satisfaction
et il a cédé aux cadeaux.
« C’est vrai, c’est déjà tellement
ennuyant qu’on n’ait pas pu faire un vrai
Noël… Vous avez raison les enfants,

90
alors chacun a le droit de déballer un
cadeau ce soir ! Choisissez-en un, bande
de monstres ! » leur a-t ’il suggéré en les
chatouillant comme s’ils avaient encore
cinq ans. Tout son pathétisme pour me
dire « regarde, moi comme ils m’aiment.
Tu n’as pas cette complicité-là avec
eux. »
Il se venge, il aime avoir le der-
nier mot. Il a toujours aimé gagner.
Sinon son complexe d’infériorité le
ronge. Il aime me faire payer mes
maladies. Il conserve l’impression de
garder pied, de tenir les rennes en me
tenant à l’écart tout entière.
Claire a choisi, Noah aussi.
Charles me tend un énorme paquet. Les
enfants me disent que j’ai de la chance,
que papa m’a gâtée. Je l’embrasse en y
croyant sincèrement. Se serait-il racheté
une conscience ? Aurait-il sincèrement
abandonné l’envie de me faire souffrir ?
Cette année pourrait-elle s’achever sur
des notes d’espoir ? Accepterait-il enfin
que je sois malade et aurait-il enfin
compris comment réussir à s’adapter ?

91
Claire déballe son cadeau et ju-
bile. C’est un très beau coffret de parfum
hors de prix. Je me demande aussitôt
combien il a dépensé sur notre compte
bancaire soi-disant vide. Noah déchire le
papier cadeau à son tour. A ses yeux tout
arrondis, je comprends que son père a
tapé dans le mille. Noah retourne le
coffret. Le nouvel IPhone. Je me brise
intérieurement en pensant aux sommes
d’argent dépensées. Je ne comprends
pas. J’ai dû blanchir car Charles me
demande si tout va bien. Il comprend, il
lit en moi comme toujours.
« Ne t’inquiète pas, j’avais mis
des sous de côté depuis plusieurs mois.
- Papa les cachait dans l’abri de jardin.
M’apprend Noah. »
Je suis consternée d’apprendre
l’existence de cette cachette que même
les enfants semblent connaître. Est-ce
une habitude de détourner de
l’argent commun ? En cache-t-il depuis
longtemps ? Peut-être à t-il placé
énormément de côté depuis des années ?
Plus rien ne pourrait m’étonner à

92
présent. Et moi qui lutte pour recevoir
des soins auxquels on ne peut
supposément pas accéder parce qu’un
billet d’avion coûterait trop cher. Je
possède bien un compte à mon nom mais
nous nous sommes promis de ne jamais
y toucher. Il est là en cas de drame. Pour
que s’il arrive quelque chose à l’un de
nous deux, l’autre puisse se retourner et
affronter la vie. Ma tumeur n’est-elle pas
un motif suffisant ? je pense alors.
Les enfants et Charles me pres-
sent d’ouvrir le cadeau que je tiens.
Noah observe que je rêve encore. Sur le
papier cadeau, une étiquette indique
« bon bricolage ». Je déchire le mince
papier qui crépite sous mes doigts. Je
découvre un carton de bricolage. Une
scie circulaire. Je ne comprends pas où il
veut en venir, les enfants n’ont plus alors
ils attendent sagement répondant au
sourire de leur papa. J’ouvre le carton de
la scie. A l’intérieur, des dizaines de
boules de papier remplissent l’espace et
une petite pelle bleue de plage trône au
milieu. Celle de Noah. Je saisi la pelle,

93
les enfants rient. Charles est en plein
fou-rire. Je décide de le prendre à la
rigolade moi aussi. Je me laisse aller à la
plaisanterie. Ça fait du bien de rire. De
ma pelle, je fabrique un lance rocket. Je
tire des boulettes de papier sur les
enfants qui se mettent à riposter. J’ai
déclenché une bataille de boules de
neige en papier qui roulent et atterrissent
aux quatre coins du salon. Charles
m’invite à regarder au fond du carton. Je
m’exécute, regagnant un peu de sérieux
et pensant qu’il y a tout de même un vrai
cadeau au fond. J’imagine un bijou.
C’est un livre alors c’est pareil.
J’affectionne particulièrement les livres
alors je suis heureuse qu’il y ait pensé
mais quand j’aperçois la couverture, un
faux sourire se hisse sur mon visage. Je
reprends mon masque, fait semblant
d’être heureuse. Mais Claire lance tout
haut :
« Mais tu l’as déjà celui-là !
Charles m’interroge d’un regard
dur incongru dans cette soirée de Noël
qui va tourner au chaos si je ne fais pas

94
attention à mes mots et à l’effet qu’ils
ont sur lui.
- Oui, je viens de le lire mais ce n’est pas
grave, c’est l’intention qui compte.
Trop tard, c’est parti.
- Non, c’est grave ! je l’ai acheté pour
rien et je n’ai pas gardé le ticket ! Encore
de l’argent de gâché pour rien !
Je tente un :
- Je le revendrai…
Mais il n’écoute déjà plus.
- De toute façon c’est toujours la même
histoire, tu lis trop, on ne sait jamais
quoi t’acheter ! »
J’aime sa manière de rattacher les
enfants à sa supplique. Ce « on » et ce
ton accusateur, généralisateur et
moralisateur qui me fait culpabiliser à la
seconde. Intérieurement, j’ai juste envie
de lui répondre que ce putain de livre, je
viens de le finir il y a deux semaines et
que je lui en ai parlé car il m’a fortement
déplu alors que c’est une autrice que
j’adore. J’ai envie de lui cracher que s’il
m’écoutait quand je lui parle, il s’en
rappellerait que je viens de le lire mais il

95
y a bien longtemps que plus personne ne
m’écoute parler dans cette maison !
Dernier argument en date : je parle trop
bas.
Les enfants ne sourient plus alors
Charles leur propose d’ouvrir un autre
cadeau. Un coffret de vernis Kiko pour
Claire, un t-shirt Lacoste pour Noah. A
mon tour, je déballe un petit paquet,
encore un livre, encore un que j’ai lu. Il
tente avec humour :
« Tu ne l’as pas lu celui-là j’espère ? »
Je réponds que non, bien que je l’aie déjà
lu l’an dernier. Je lui ai dit cent fois de
ne pas acheter des formats Pocket, que
ce ne sont pas des nouveautés, et que lire
étant ma passion, je lis les nouveautés
dès qu’elles sortent en format broché. Je
regarde le titre, il résonne dans ma tête.
La toute petite reine. J’ai cette
impression d’en être une moi aussi. Une
toute petite reine dans une prison de
verre. On ouvre les troisièmes cadeaux
respectifs, encore un livre que j’ai lu, à
croire qu’il le fait exprès.

96
Les enfants demandent à profiter
de leurs cadeaux et nous les y autorisons.
Claire s’agenouille à côté de moi, elle
me chuchote :
« …Moi je m’en rappelle que tu les as
lus maman, tous. C’est notre secret,
t’inquiète. Je n’ai pas envie qu’il
rouspète toute la soirée moi non plus. »
Elle m’embrasse d’un bisou qui
claque, tandis que je me réconforte de la
chaleur de ses lèvres collantes de gloss.
Et dans cette seconde qui s’évapore trop
vite, elle s’en va filmer ses parfums pour
en faire un réel Tiktok. Noah allume son
nouvel IPhone avec son père. Charles me
suggère :
« Tu es en progrès, tu n’as pas encore
ramassé les boulettes de papier, Madame
la maniaque ! » Il rit. Il rit vraiment.
Joyeux Noël Camille.

Je pense à ma famille à huit mille


kilomètres de nous. Toute cette tristesse
et ce chaos ne sont que le résultat de mes
choix, je regrette tellement tout et trop
souvent, ces derniers temps.

97
҉

Un gramme de finesse,
Dans un monde de brutes.

« …Mais va te faire enculer toi ! »


Claire a saisi cette énième scène de
travers conjugaux. Claire est une
adolescente à présent. Elle a eu deux
petits copains, dont le premier qu’elle a
largué sans préambule car il ne se
souciait pas d’elle. Je vois son regard. Le
poids des mots. Nous nous parlons
intérieurement. Elle sait que je sais. Cet
échange de regards dure longtemps et
puis nous nous sourions discrètement et
son sourire c’est comme s’il me disait
qu’un jour j’aurais la force de faire
cesser tout ça.

On en a reparlé le soir. Claire


comprend mieux maintenant qu’elle a

98
une vie amoureuse. Je la retrouve. Elle
me donne l’envie d’y croire, de me dire
que je n’ai pas fait tous ces sacrifices,
tout ce temps, pour rien. Que j’ai su
rester pour la protéger des mots. Pour
qu’elle ne se laisse pas façonner par le
moule du pessimisme. Ce soir en me
couchant, encore écorchée des mots de
Charles et rendant ma fuite légitime, je
tends à croire que tout reste possible.
Que je peux faire cesser la souffrance.
Qu’un après est envisageable. Que je
peux construire quelque chose de mieux
pour moi, pour elle, pour Noah et pour
Charles qui meurt dans ce couple qui
n’est plus qu’un brasier. J’imagine ma
fuite et que Claire pourrait me rejoindre
dans six mois, Noah aussi s’il le
souhaite. Six mois, ce n’est rien, bien
que ce soit suffisamment long pour que
leur père distorde leur perception des
choses, leur perception de moi, de mon
départ. Et pour que la surdité devienne
un obstacle immense et infranchissable.

99
҉

Par les liens sacrés du mariage

Il m’a quittée depuis longtemps.


Il a démissionné. Me brisant dans
l’adultère, me noyant dans le goût amer
de ses reproches, et j’ai beau me
raccrocher à tout ce que nous avons bâti,
osé dans nos vies, Il a apposé depuis
longtemps sa volonté de mettre un point
final à notre histoire. Je ne fais plus
partie de son cœur et de ses lendemains.
Il ne veut plus d’un récit commun. J’ai
trop longtemps été désemparée attendant
officiellement qu’il formule un acte de
rupture en bonne et due forme. Mais
non, dans sa lâcheté ou sa fierté, il a
juste aimé faire mal, il a arrêté d’aimer
pour haïr, il a effacé les milliards de
phrases que nous avons écrites, les
milliers de mots doux que nous avions
gravé dans le cœur de l’autre. Il s’est
défait de mon odeur, il a quitté mes bras,

100
respiré d’autres parfums, rêvé à un autre
destin mais toujours avec la fausseté de
rester. De ne pas oser se désengager
franchement. Ça ne sera pas mon cas.
La maladie faisant, j’ai compris depuis
longtemps que l’impossible est mon
quotidien. Que pour rester debout, je
dois quitter ce qui chaque jour tend à me
détruire. Qu’il faille abandonner enfants
et conjoint ne m’émeut plus. Ma vie ne
m’a, de toute façon, jamais appartenue.
Je ne suis pas les larmes au fond
du puits. Je suis le puits.
Je ne suis pas le chagrin au fond
du gouffre mais le gouffre lui-même,
celui qui happe tout ce qui s’en
approche.

En les quittant, je prends la déci-


sion de ne plus jamais les aspirer dans le
néant.

101
҉

Mourir enfin

Mon lit est devenu mon antre.


Les douleurs me terrassent. Je suis un
corps en attente, coincé entre deux
mondes. La vie ne veut plus de moi, la
mort réfléchit encore. Je me suis mise à
voir des ombres autour de moi. Je
m’imagine que ce sont des âmes, celles
de mes grands-parents, de mes ancêtres
lointains. J’imagine que ces âmes
veillent sur moi, qu’elles sont là pour me
soutenir. Je ne sais plus à quoi
m’accrocher pour trouver du sens à mon
état. J’ai lu énormément de livres sur la
spiritualité, sur nos destins, sur les maux
et les mots. Sans cesse, je m’accuse
d’être à l’origine de mon mal. C’est soit
très égocentrique soit très sadique. En
tout cas, les âmes dansent et parfois je
sens que ce sont des âmes mauvaises, je
crains de m’endormir quand elles sont là.
Je crains qu’elles tentent de me faire

102
encore du mal, que je me réveille au
matin encore avancée dans la maladie.
Un milliards de pensées dans la tête, je
me laisse assoupir par le poids de cette
vie remplie de douleurs, de doute, de
peurs. Je me demande pourquoi je dois
traverser tout cela et je me perds dans le
spectacle des silhouettes sombres qui
dansent encore dans la noirceur de la
nuit. Le sommeil agité, le corps déchiré,
je sombre.
Cette nuit-là, je me réveille avec
la poitrine serrée, les muscles tétanisés.
Quelqu’un vient de me tirer le pied
brutalement. Je me réveille en sursauts.
Je l’ai senti. Il y a quelqu’un dans la
chambre. Quelqu’un vient de me toucher
dans mon sommeil, la sensation est
déconcertante, un mélange de peur
extrême et de curiosité face au
paranormal. Je me rallonge. Je tente de
me détendre, j’ai rêvé, le corps peut
parfois se manifester de la sorte, je l’ai lu
dans une revue que j’avais trouvée en
hypermarché. Il y avait ce titre. EMI.
Expérience de Mort Imminente. J’ai

103
acheté le magazine et de retour à la
maison, j’ai longtemps été absorbée par
les articles des différents journalistes. Il
m’a semblé reconnaître cet état de
transe, cette façon étrange de percevoir
le monde, et puis à un certain moment,
un journaliste a mentionné les âmes
sombres qui nous entourent. Cette étude
a ouvert une porte en moi. J’ai
commencé à m’intéresser à l’hypnose,
au chamanisme persuadée que ma
maladie avait été générée par un
traumatisme inconscient. Le MAL a dit.
J’y ai vu ma guérison, mon salut. Alors,
tête la première, je me suis documentée,
j’ai pris des rendez-vous auprès de
thérapeutes certifiés. J’ai tenté l’hypnose
pour de vrai, j’ai réalisé des séances
d’EMDR, D’ADT, j’ai lu des essais de
scientifiques passionnants en psycholo-
gie et en transgénérationnel. J’étais de
plus en plus convaincue qu’un
évènement était venu altérer mon corps
et que si je trouvais cet élément, je
guérirai enfin. J’ai pratiqué la
méditation, le jeûne poussé et les effets

104
étant tellement prometteurs que j’y ai
cru. Pendant plusieurs mois, j’ai été
persuadée de toucher enfin le problème.
Un problème sexuel, un attouchement,
une agression dans l’enfance, de la
violence, un évènement dramatique que
je n’aurai pas dû voir. J’étais à la
recherche de mon enfant intérieur, j’ai
compris que mon cerveau tournait en
boucle à chaque instant, sans pause
depuis des dizaines d’années. Je suis
allée plus loin après cela. J’ai commencé
des formations de psychologie et de
neurosciences ? Je voulais désespéré-
ment comprendre. J’étais prête à tout
pour maîtriser les mécanismes de ce
corps qui criait à l’aide. Le mal à dit.
Cette phrase était devenue la plus grande
énigme menant à la guérison. Les
formations que j’entreprenais, étaient
mon chemin de Compostelle. J’étais
persuadée qu’au bout naîtrait l’ultime
chemin de Dieu vers la guérison. Que
tout était encore possible.
J’ai passé huit diplômes en théra-
pie post-traumatique, en troubles

105
cognitifs et comportementaux. Après
deux ans de formation continue, j’ai
entrepris la psychologie enfantine car
j’avais la crainte que mon parcours
quotidien avec la maladie n’affecte la
santé mentale de mes enfants. J’ai bûché
encore plusieurs mois pour me rendre
compte que je m’éparpillais. Que toutes
ces recherches n’avaient pas de sens, que
je m’étais égarée sur le chemin. J’ai
tenté de retrouver la voie sans jamais y
arriver. Une seule constatation s’est
imposée à moi. La maladie m’avait
plongé dans une sorte de folie, dans un
monde parallèle, entre les vivants et les
morts. J’étais en marge de ma propre vie,
coincée derrière une cloison de verre et
rien ne changerait jamais cela. J’allais
crevée, asphyxiée par le néant.

106
҉

Détacher les wagons

Demain, dès l’aube, à l’heure où


blanchit la campagne, je partirai. Vois-
tu, je sais que tu m’attends
…Toi Futur, toi Liberté, toi Espoir.

J’irai par la forêt, j’irai par la


montagne, je retrouverais les miens, le
temps faisant,
…mes enfants grandiront, je les
attendrais.

Et je n’aurai que faire du temps


qui passe,
…chaque jour, j’ouvrirai mes volets en
les attendant, sans crainte, indéfiniment,
éternellement.

107
…Comme je vous le disais au
début de mon récit, ils riaient et se
chamaillaient depuis un moment avant
même que je n’annonce que le repas était
prêt. Charles et les enfants s’étaient
installés à table tout en finissant un
combat de lutte. Le fameux verre était
tombé. J’avais ramassé les débris tant
que les enfants continuaient à se battre
comme si je n’existais même pas. Le
repas avait pu commencer quand Charles
avait tapé du poing pour que les enfants
cessent de s’agiter. C’était reparti
quelques secondes plus tard. Noah avait
dit quelque chose de drôle que je n’avais
pas pu entendre. Et je les voyais rire à
gorge déployée sans comprendre ce qui
avait pu déclencher cet énième éclat de
rire et me priver de participer à cet
échange de regards complices. Je suivais
de loin, comme si la table mesurait
plusieurs dizaines de mètres de long.
J’étais lasse de leur demander de répéter,
de confier que je n’avais pas entendu.
J’aurai aimé qu’ils considèrent plus et

108
mieux ma surdité. Qu’ils fassent l’effort
de parler en ma direction comme
préconisé par l’association Surdité
France.
Parler distinctement,
Dans la même pièce,
Articuler pour permettre la lec-
ture labiale…
Tant de conseils que mon mari et
mes enfants n’ont pas daigné mettre en
œuvre pour que je conserve ma place
dans la famille. La surdité m’a très vite
isolée. Je me suis vue enfermée dans ce
monde de silence, en marge des autres.
En marge des rires, en marge, des mots
doux qui caressent l’existence, des
nouvelles qui réjouissent, de la musique
et du chant des oiseaux qui berce le
réveil, en marge du rythme qui fait battre
les cœurs et la vie. En marge de la
société non-inclusive empressée par la
technologie. En marge toujours, en
souffrance et en chagrin. C’est ainsi que
je les ai regardé se taper du coude,
cacher leur bouche pour se contenir.
J’attrapais chaque mouvement. Charles

109
était en plein fou-rire tout comme Claire
et Noah. Je les ai longuement regardés
tour à tour et je me suis demandée qui ils
étaient et ce que je faisais à cette table où
je n’existais pas.
J’ai su à cet instant précis que
j’allais le faire. Que j’allais les
abandonner, qu’ils n’étaient plus ma
famille, que je n’étais plus une mère, que
je n’étais plus une épouse, que je n’étais
plus aimée. J’étais l’intruse du bonheur.
L’ombre qui gâche le soleil, la pluie qui
écourte un repas champêtre, une tache
honteuse. J’ai eu le besoin viscéral de
fuir et d’être quelqu’un d’autre et j’ai
saisi la chance de tout recommencer.

Je n’ai pas dormi cette nuit-là.


J’ai pensé à ce que je pouvais leur écrire.
Leur adresser une dernière lettre surtout
à Claire et Noah. Pour eux, je ne pouvais
pas partir sans rien expliquer. Dans la
nuit, je me suis relevée, j’ai pris deux
papiers blancs et j’ai commencé à écrire.
A Claire en premier. J’ai recopié un
poème que je connais par cœur depuis sa

110
naissance. J’ai pris la mesure de chaque
mot, de la beauté de ce qu’il décrit. J’ai
pris un plaisir infini à l’adresser à Claire.
J’ai su qu’elle comprendrait, qu’elle
attendrait.

J’ai toujours ton cœur avec moi


Je le garde dans mon cœur
Sans lui, jamais je ne suis
Là où je vais, tu vas ma chère
Et tout ce que je fais par moi-même,
Est ton fait, ma chérie.
Je ne crains pas le destin
Car tu es à jamais le mien, ma douce.
Je ne veux pas d’autre monde
Car, ma magnifique,
Tu es mon monde, en vrai.
C’est le secret profond que nul ne
connaît.
C’est la racine de la racine,
Le bourgeon du bourgeon
Et le ciel du ciel d’un arbre appelé Vie
Qui croît plus haut que l’âme ne saurait
l’espérer
Ou l’esprit le cacher.
C’est la merveille qui maintient les

111
étoiles éparses.
Je garde ton cœur, je l’ai dans mon cœur.

Pour Noah, j’ai raconté l’histoire


de ce petit singe des contes antillais.
Douce Misère
Une marchande de sirop se promenait
dans la campagne. Elle était connue
pour vendre le meilleur sirop de tous les
mornes environnants. Les gens couraient
de toutes parts pour lui acheter le
délicieux breuvage et se caressaient le
ventre de contentement après l’avoir
goûté, Miam Miam ! Macaque observait
la scène du haut de son arbre. Il ignorait
ce que contenait la calebasse tant
convoitée de la fermière. J’aimerai
savoir ce que c’est, se demandait-il,
quand tout à coup la marchande
trébucha. Klakatan ! Bam ! La calebasse
tomba part terre et se renversa. Quelle
misère s’exclama-t-elle ! La dame se
releva et rentra chez elle, les yeux plein
de tristesse. Dès que le champs fut libre,
Macaque descendit de son perchoir.
C’est donc cela que l’on appelle

112
Misère !! Il se mit à laper le sirop qui
stagnait sur le chemin et adora cela. La
misère est bien douce conclut-il !
Demain, j’irai voir le bon Dieu et je lui
demanderai un peu de misère à mettre en
réserve. Comme dit, comme fait ! Yékrik,
Yékrak, Le lendemain, le singe alla
trouver le Patriarche. Il était justement
occupé à regarder la misère du Monde et
le malheur des gens. Bon Dieu ! Bon
Dieu ! J’aimerais que vous me baié un
peu de misè si ou plè ! De la misère ? Il
y en a tellement ! et partout ! Macaque
se pourléchait les babines. Je suis
néanmoins surpris que tu demandes de
la misère ! …

A Charles, je lui ai laissé autre


chose. Quelque chose de particulier pour
qu’il comprenne mon geste, qu’il ne se
pose pas de question. Que tout soit clair.
Munie d’un rouge à lèvre, je suis montée
dans la chambre, j’ai grimpé sur le lit et
j’ai écrit à l’écarlate les mots qui m’ont
fait rugir et sortir de mon silence.
« Va te faire enculer »

113
C’était vulgaire, criard de ce rouge
vermillon, et très à la hauteur de son
mépris. Quatre mots qui résumaient
parfaitement ce pour quoi il n’y avait
rien à sauver. Pourquoi c’était si facile
de partir. Parce que tout pouvait être
plus beau que cette phrase vomissante et
putride. Tout serait plus facile à digérer
que ces mots.

Alors, j’ai pris un sac, seulement


un sac. Des sous-vêtements, quelques
habits essentiels, mes documents
importants et rien d’autre puisque je ne
disposais de rien. Aucun parfum, aucune
paire de chaussures à talon, pas de bijou,
pas de joli foulard, ni d’accessoires. Un
sac à main que j’avais depuis quinze ans.
Je n’avais déjà plus rien depuis
longtemps et pourtant c’est seulement en
faisant ma valise que je me suis rendue-
compte à quel point j’avais été
dépossédée. Une paire de chaussure,
quelques vêtements, un téléphone, une
pochette de santé. Seulement ces
quelques riens pour tout recommencer.

114
J’ai fermé la porte sans me re-
tourner. Je n’ai pas pris de photo. Mes
enfants à l’heure actuelle, n’étaient plus
mes enfants mais d’ingrats petits
personnages seulement capables de
m’accabler par mimétisme paternel. Mon
mari n’était plus mon mari mais un
traître capable de me tromper sans
remord et de passer à côté de moi sans
s’arrêter malgré mes pleurs de
souffrance.

J’ai abandonné ma famille, ma


maison, ma vie car ils étaient mon
mouroir. Et dans ce mouroir, j’ai appris
le détachement.

Aujourd’hui je me détachais en-


fin de toute cette vie que je n’avais pas
souhaitée. Je voulais tester autre chose,
avoir la chance de refaire autrement,
priant des dieux et des forces univer-
selles pour que le rugissement de mon
silence soit entendu. Qu’une nouvelle
vie s’offre à moi, dans le bonheur et le
pardon.

115
҉

On revient toujours à ces racines.


Ou presque.

J’ai pris l’avion,


J’ai pris un taxi,
Je suis montée dans le TGV,
J’ai loué une voiture de location,
J’ai réservé un logement saisonnier.

Alors, tu vois Charles, je peux


très bien m’occuper de moi toute seule.
Je peux très bien me passer de toi. Je
peux très bien être le funambule qui va
au bout du fil, et même celui qui ose
sauter dans le vide pour sortir des
conventions et qui ne cherche plus
l’équilibre constant. J’avais simplement
besoin d’être à huit mille kilomètres de
tes pensées toxiques et que tu n’essaies

116
plus de me faire rentrer dans des cases
qui ne me correspondent pas, dans une
vie qui n’est pas faite pour moi. Je me
sens déjà mieux car je ne suis plus sous
ta cloche. J’ai déjà l’impression de
respirer beaucoup mieux, d’y voir clair
et de percevoir distinctement mon
chemin. Le ciel s’est dégagé, je sais qu’il
n’y aura plus d’orages, plus de tempêtes.

J’ai ouvert ma parenthèse, en at-


tendant de créer un nouveau chapitre.
Sans doute même une toute nouvelle
histoire.
Un monde à moi. Rien qu’à moi.
Je vais bâtir mon royaume et j’y serais
une toute petite reine. Une véritable.

117
118
PARTIE 3
CHARLES

119
120
҉

En colère de toi
Une semaine après ton départ

Ma mère m’avait pourtant préve-


nu. Bien trop de fois, ses mots m’ont
blessé et je n’ai pas voulu entendre.
Camille n’était pas celle qu’il me fallait.
Et à cet instant précis, vingt ans après,
j’aimais Camille encore plus fort,
broyant presque son alliance dans ma
main, aveuglé par l’horreur qu’elle
venait de me laisser sur le mur de notre
chambre en cadeau de départ. J’ai
pourtant lutté longtemps. Avec mon peu
de tact, ma mauvaise foi et mon sale
caractère, c’est certain. Quand bien
même, je jure sur la tête de mes deux
enfants que j’ai tout tenté pour sortir
Camille de cette dépression dont elle n’a
jamais voulu reconnaître l’abîme.

121
Elle nous y a tous plongé, à
commencer par moi. Dès notre
rencontre, notre couple ne ressemblait
déjà pas aux autres. Camille était
malade, plus que de raison. Et son
quotidien en était chamboulé. Mon
quotidien beaucoup moins. Du moins, je
le croyais. Nous étions jeunes, j’avais de
la fougue, une passion pour elle qui me
dévorait et me laissait des œillères
effaçant chaque contrainte d’un avenir
rongé par sa maladie. Une maladie
inflammatoire qui la faisait souvent
hurler de douleur et qui s’effaçait
vicieusement jusqu’à la prochaine crise.
Giflant notre quotidien d’imprévus et de
déconvenues, nous restions persuadés
d’être plus forts car nous étions
ensemble. Nous nous aimions et j’avais
désespérément envie de croire qu’elle
guérirait. Puis, les années ont passé,
l’inflammation a gagné du terrain, bouffé
ses organes et les protocoles médicamen-
teux sont devenus notre quotidien. Ce
n’était toujours pas si grave à mes yeux,
car eux ne voyaient que Camille. Ses

122
longs cheveux dorés et son sourire
éclatant quand elle pouvait en user. Ces
instants de bonheur gommaient tous les
jours sombres et puis un 25 décembre,
au matin de Noël à la Réunion, Camille
m’a offert mon cadeau. Un tout petit
paquet. Un paquet léger comme une
plume mais qui allait changer toute notre
vie. J’ai ouvert la pochette dorée et du
bout des doigts, j’en ai tiré une
échographie. Un minuscule petit être de
quelques centimètres in utero venait
bousculer tout notre monde et y semer
tout un champ de possibles. Je n’ai
jamais été plus amoureux que ce jour et
je me rappelle m’être dit que ma mère
avait tort.
Nous l’avons appelée Claire et
elle a été notre rayon de soleil dans notre
ciel réunionnais où nous habitions durant
ces années. Les faires-parts ont été
colorés, les albums-photos se sont
remplis de bébé à la plage, de bébé noix
de coco, de bébé aventures. Il nous
fallait épicer nos vies car très vite, la
maladie de Camille a repris du galon.

123
Une étape supplémentaire était franchie
avec la fatigue de la grossesse. Les
traitements entamés sont devenus plus
lourds. Occasionnant un déplacement en
hôpital chaque semaine pour des
perfusions de traitements spéciaux. Mais
Claire était là. Notre lumière à nous. En
parallèle de notre bonheur, les
inhibiteurs de pompe à proton et les
immunosuppresseurs ont fait le job, la
poussée de la maladie a été mise sous
contrôle quelques mois après cet
acharnement thérapeutique. On a repris
le cours de notre vie, vu grandir Claire,
quitté la Réunion pour une nouvelle
mission professionnelle. Dessiné de
nouvelles aventures et de nouveaux
projets pour équilibrer la balance. De
Saint Gilles les Bains, nous avons atterri
à Grenoble, Camille ayant pu rejoindre
un essai clinique qui lui a ouvert un
nouveau confort de vie. Claire a goûté
aux joies de la famille, des grands-
parents, des cousins, des tatas et des
tontons et puis Cayenne s’est pointé dans
notre viseur et pour moi, c’était la

124
consécration professionnelle. On avait
gagné des batailles, gravit des
montagnes. On pouvait être fiers du
parcours effectué.

Et puis dans ce joli matin guya-


nais du vingt et un mai 2013, Noah est
arrivé à son tour et j’ai senti Camille
reprendre vie plus que jamais. Plus de
courage, plus d’espoir et beaucoup plus
de rires mais dans l’ombre, un énorme
déni de fatigue. Deux grossesses à
risque, deux enfants à charge, un
système immunitaire enragé, nos
voyages encore et toujours pour
endiabler son hygiène de vie. Je ne doute
pas qu’elle ait vraiment essayé mais le
combat qu’elle tentait de mener contre sa
maladie était perdu d’avance à bien y
regarder. Maladie inflammatoire
chronique « incurable » aimait préciser
chaque médecin qui nous avait reçu au
fil des années. Et à côté de cet échafaud,
l’impression que Camille n’imprégnait
jamais l’irrévocable sentence. Jusqu’au
jour où elle s’est écroulée. Une

125
hospitalisation longue et douloureuse.
J’ai ramé avec les deux petits, j’ai tenté
de conjuguer avec tout. L’école, la
maison, le travail, les loisirs, les
activités, la famille à huit mille
kilomètres, les visites à l’hôpital. Je crois
qu’à ce moment-là, j’ai baissé les bras,
Quelque chose s’est éteint et je suis
devenu mauvais. Sa maladie m’avait
atteint et j’ai eu la sensation vitale de
devoir prendre du recul. A son retour de
l’hôpital, je n’ai pas été là autant qu’il
l’aurait fallu. Camille avait besoin d’une
véritable assistance pour cette
convalescence qui allait durer trois mois.
Je me noyais à vouloir la sauver. Rien ne
lui convenait, rien ne lui faisait plaisir.
Nous étions à des années lumières l’un
de l’autre. Je tentais égoïstement de
rejoindre une rive meilleure. Je fuyais le
domicile durant la semaine prétextant un
travail urgent. J’ai pensé refaire ma vie,
je l’ai trompée, salement car la maladie
nous avait aussi volé le sexe en plus de
l’amour. Dans des chambres d’hôtels
miteux avec des filles qui ne lui

126
arrivaient pas à la cheville, j’exultais des
pulsions viscérales de désir pour me
rendre compte quelques heures après que
je l’aimais à en crever et que je
l’aimerais à jamais. Quoi que soit notre
vie. J’ai repris pied de nombreux mois
plus tard. Je me suis appliqué encore
plus. En la trompant, j’avais malheureu-
sement compris à quel point je l’aimais
mais j’avais perdu sa confiance. Camille
n’était pas dupe. Après toutes ces
erreurs, j’ai su que je ne pourrais plus
jamais me laisser aller dans d’autres bras
parce qu’il n’y avait que les siens qui
savaient me rendre vivant. Et puis, un
jour, elle m’a pardonné.
Laissant les insultes, les coups de
gueule dans un coin de nos mémoires,
Camille et moi avons tenté de réparer
notre barque. Nous avons eu de bons
moments mais Camille n’était plus tout à
fait la même. Elle avait abandonné elle
aussi. Il a manqué ce gramme de
courage, cette pincée de résilience qui
aurait dû nous faire avancer. Malgré tout,
nos vies avaient repris un goût de

127
bonheur, une saveur joyeuse. On mettait
les mauvais jours entre parenthèses, on
créait notre bulle et quand on le pouvait
on en sortait. Finalement, on avait
accepté le compromis de la vie. Quatre
ans de bonheur, de voyages réentrepris
avec des adaptations, des précautions
mais on vivait enfin. On a savouré la vie
dans les Vosges puis dans l’exotisme de
Saint-Martin. Et puis un jour, sur cette
belle île de la Caraïbe où elle avait enfin
réussi à faire un pied de nez à la maladie
de Crohn grâce à un naturopathe
nouvelle génération, Camille a perdu
l’audition, comme ça. Sans crier gare,
elle s’est levée un matin et son regard
m’a alarmé. Je lui demandais si tout
allait bien, si elle avait bien dormi. Les
enfants riaient qu’elle ne réponde pas.
Ça les avait beaucoup amusés. Elle nous
a crié : « arrêtez ça tout de suite ! ». J’ai
répondu « arrêter quoi ? ». Elle a
poursuivi en disant que les plaisanteries
c’étaient marrant quand c’était court. Je
n’ai pas compris à ce moment-là, alors
j’ai continué à mettre la table pour le

128
petit-déjeuner, les enfants énonçaient ce
qu’ils désiraient manger et Camille est
devenue blême, aussi blanche qu’une
morte. J’ai lâché la poêle à crêpes, je lui
ai demandé ce qu’il se passait. Elle m’a
crié « vous le fait exprès ! » J’étais
perdu. Elle s’est énervée, s’est effondrée
en larmes et les enfants se sont tus. On a
tenté de la consoler, de la calmer. C’était
peut-être passager. Un début de fatigue,
un effet secondaire de son traitement,
une carence.
Le soir-même, elle est rentrée en
nous expliquant qu’elle était allée
consulter une chaîne d’audioprothésistes.
Elle avait passé un test d’audition gratuit
et un défaut important en était ressorti.
Le problème semblait urgent alors elle a
été dirigée vers un spécialiste ORL. Les
rendez-vous se sont enchaînés, les jours
d’attente sont devenus des semaines et
au bout de deux longs mois, le verdict
tombait. Une tumeur massive sur le nerf
acoustique. Une surdité profonde et
irréversible.

129
Camille s’est battue, elle a fait
preuve d’énormément de détermination
au début. Je pense qu’elle-même c’était
dit qu’elle ne pouvait pas cumuler une
maladie chronique, une tumeur et le
handicap de la surdité. Ça faisait
beaucoup pour ce petit bout de femme.
J’étais désemparé pour elle, toute la
famille l’était, les enfants ne compre-
naient pas. J’ai tenté une fois de plus
d’adapter nos vies, j’ai cherché des
renseignements, j’ai lu des thèses de
centres hospitaliers universitaires qui
m’ont fait froid dans le dos, je me suis
inscrit sur des groupes d’entraide. J’ai
tout pris sur mes épaules pensant qu’on
trouverait des solutions et je me suis
épuisé à trop m’acharner. Camille
semblait devenir insensible au monde.
Elle devenait une ombre. Alors parfois,
ne sachant plus quoi faire, je criais,
espérant la réveiller. Bien plus tard, j’ai
compris. Camille n’avait pas abandonné.
Camille n’avait pas cessé d’y croire.
Camille était morte de l’intérieur. « Tu-
meurs ». Elle était devenue dépressive.

130
D’une vraie dépression qui coule
n’importe qui au fond de l’océan du
désespoir. Elle s’est noyée dans cette vie
jonchée de trop nombreuses épreuves,
son corps n’était déjà plus taillé pour la
bataille alors pour la guerre…
Dans sa descente aux enfers, elle
a commencé à voir de travers tout ce que
je tentais de faire pour elle, j’ai lutté
pour qu’elle se rende compte que je
n’étais pas son ennemi mais j’ai vite
déposé les armes. Elle n’était plus ma
Camille. Je n’étais plus son Charles.
Nous étions deux amants impossibles.
Chaque attention que je tentai n’était pas
la bonne, arrivait trop tard, n’avait pas
été faite comme il l’aurait fallu. Un livre
acheté n’était pas le bon, ma cuisine ne
tenait pas assez compte de ses allergies,
je ne la comprenais jamais assez, ne
retenais pas le nom de ses médicaments,
du professeur qui la suivait, je ne
mémorisais plus ses dates de rendez-
vous. Camille m’étouffait de reproches
alors que je tentais corps et âme de faire
de mon mieux. Mal certainement, mais

131
j’essayais. Camille était devenue
méchante, remplie de haine pour cette
maladie, pour cette vie gâchée, pour tous
ses tourments. Elle me faisait payer sans
que j’en fût l’auteur parce qu’il fallait
bien désigner un coupable.

132
҉

En mal de toi
Un mois sans Camille

J’ai rencontré Camille a un match


de basket. Nous jouions en coupe
régionale, elle était là avec sa meilleure
amie, la copine d’un autre joueur.
Elle était assise de dos, une
longue robe à bretelles fleurie égayant
les gradins. Elle a passé la main dans ses
longs cheveux dorés, j’ai découvert sa
nuque quand un adversaire est venu
déchirer mon épaule. J’ai instantanément
replongé dans le match avec quelque
chose dans le ventre. Une étincelle. J’ai
multiplié les dribles, les lancés francs,
les paniers. Notre équipe a célébré une
victoire mémorable. J’ai été porté à la fin
du match, applaudis. Camille applaudis-
sait elle aussi et nos regards se sont
croisés pour ne plus jamais se quitter.
Elle avait vingt ans, j’en avait vingt-
deux. Très vite nous avons emménagé

133
ensemble. Une heure sans elle était un
supplice. La fougue, la passion s’étaient
emparées de nous et nous consumions
nos corps du désir et de cet invincibilité
qu’est l’Amour.
Quelques mois plus tard, Camille
faisait sa première crise inflammatoire.
Elle a duré des semaines, d’une
gastroentérite à une grippe intestinale,
les prises de sang se sont présentées à
elle et puis la rencontre avec un
spécialiste s’est imposée la contraignant
à des examens plus poussés. Plusieurs
mois se sont écoulés et un matin
d’hospitalisation, après une anesthésie
pour une coloscopie, le couperet est
tombé. Nous étions ensemble depuis huit
mois. J’avais envie d’être là pour elle,
j’y croyais dur comme fer. Dans ma
famille, nous ne sommes jamais
malades. Tous sportifs, tous endurants.
La maladie se résume à un rhume
d’hiver. Jamais je n’aurais pensé qu’une
maladie puisse à ce point consumer un
corps et pourtant notre avenir allait nous
le démontrer.

134
Pour autant, notre vie a repris son
cours, un traitement adapté, une hygiène
de vie paramétrée, Camille allait mieux
mais aucun écart ne lui était autorisé. La
maladie ne dormait que d’un œil, alors
nous respections, nous étions jeunes,
vivants, insouciants. Nous nous
accommodions de cette contrainte sans
même y faire réellement attention. Nous
riions même de devoir passer le nouvel
an seuls, avec un repas sans sel, sans
résidu, sans lactose et sans fatigue. Rien
ne pouvait nous détruire et aucune
montagne n’était assez haute pour nous
résister. Ce 31 décembre là, à minuit
pile, nus l’un contre l’autre et rassasiés
d’amour, nous nous étions souhaité une
bonne année avec la certitude que nous
étions l’un et l’autre au plus bel endroit
de la Terre, dans les bras l’un de l’autre,
ma peau contre sa peau, ses doigts
entrelacés dans les miens.

Un an et demi s’est écoulé. Je


suis rentré du travail avec une nouvelle
qui allait changer notre vie. J’étais fou

135
de joie à l’idée de l’annoncer à Camille.
J’étais muté. Dans les DOM-TOM. Je ne
savais pas encore sur quel département
d’outre-mer mais bientôt, on verrait du
paysage et on laisserait derrière nous
toutes ces années trop moroses dans un
garde-meuble et on emmènerait que les
bons moments. Je pensais que cela
suffirait à remettre de la couleur dans
nos vie et dans le quotidien de Camille.
L’annonce l’a ravie. Les jours
suivants, on s’est rongés d’attendre le
verdict. On échafaudait des plans, on
rêvait, on listait nos envies. On avait
lancé le pari de la destination.
Et puis ma convocation est arri-
vée, la DRH m’a demandé de venir à son
bureau, je savais que le verdict était là, à
quelques minutes. Elle m’a annoncé la
Réunion et j’ai sauté de joie. Départ dans
quinze jours ! J’ai écarquillé les yeux,
c’était sacrément rapide ! J’ai aussitôt
demandé mon après-midi et j’ai appelé
Camille. « Faut que je te parle » je lui-ai
dit.

136
On avait la vingtaine, amoureux
transis, le regard verrouillé dans les yeux
de l’autre, sur le trottoir devant son
travail, cet après-midi-là, je lui
annonçais qu’on partait à Saint Denis de
la Réunion, que je partais dans quinze
jours, qu’on devait s’organiser pour
qu’elle me rejoigne rapidement. Camille
est devenue un mélange de peur et de
joie. Ses yeux brillaient d’excitation et sa
bouche tremblait d’impossibles et du peu
de temps qu’il nous restait. On venait de
retourner le sablier et les grains
s’écoulaient.
Le soir, devant un plateau du
sushis à une table de notre restaurant
préféré, on s’est imaginé notre nouvelle
vie, se coupant la parole à tout bout de
champ, listant les détails des points
importants.
Donner notre préavis de départ,
faire une démission pour suivi du
conjoint, déménager et vendre les
meubles, nos voitures, arrêter les
assurances... Il y en a eu des choses à
organiser.

137
Quinze jours plus tard,
l’appartement vidé, et mes affaires
empaquetées, Camille me laissait au
dépose-minute de Roissy. On se quittait
pour peu de temps mais c’était la
première fois qu’on vivrait séparés ;
tellement loin l’un de l’autre. « Tu
prends ton billet dès que je te confirme
que le poste me plaît ! » nous étions
convenus. On s’était embrassés
fougueusement, déjà en manque l’un de
l’autre, déjà seuls et charnellement
dépourvu de l’autre. La séparation était
dure.
Une semaine après mon arrivée et
mon installation définitive à Saint Gilles
les Bains, j’envoyais un sms à Camille
avec quelques heures de décalage
horaire. Je savais qu’elle le trouverait en
se levant, qu’elle m’appellerait aussitôt.
« Rejoins-moi. Prends ton billet tout de
suite ! Je t’aime. »
Camille a négocié une rupture de
contrat avec son employeur et avec le
cumul de ses congés, elle prenait l’avion

138
une semaine après mon sms. On a vécu
des moments hors du temps, notre vie
était devenue incroyable. On faisait rêver
les amis et la famille. Nombre d’entre
eux sont venus nous voir en vacances,
goûtant à ce bout de paradis et à notre
nouvel art de vivre. Et puis deux ans se
sont écoulés entre randonnées
incroyables sur les plus hauts points de
vue de l’île, entre balade en ULM à
contempler les baleines dans le bleu
immense de l’océan Indien, bercés par le
mélange de population, des cultures et
des fêtes.
Cette année-là, nous avions choi-
si de rester fêter Noël ici, travail oblige.
Nous étions le matin du 25. La veille au
réveillon, nous avions passé la soirée
avec la bande de mon boulot et quelques
expatriés dans la villa de mon patron. La
soirée avait été excellente et le réveil ce
matin-là cotonneux. Camille me
regardait me réveiller, plus radieuse que
jamais. Elle m’a dit « joyeux Noël mon
amour » en me tendant un paquet
cadeau. Une petite boîte rectangulaire

139
que j’ai secouée en riant. « Ce cadeau
pèse seulement quelques grammes. »
Elle m’a répondu « pas pour long-
temps. » J’ai soulevé le couvercle. J’ai
découvert la première photo de Claire.
Une petite écographie en noir et blanc.
J’allais être papa !

On s’est aimés comme jamais


personne ne s’est aimé. Je le sais
maintenant. En regardant derrière nous,
en feuilletant les albums-photos, en
redécouvrant les sourires et les regards
complices. On s’est aimés comme
certains n’arriveront jamais à aimer. A
s’en déchirer, à en crever, à tout foutre
en l’air, à s’abîmer pour mieux se
consoler. Parce que notre amour n’avait
pas de limite et que tout était pardon-
nable. On était pourtant fait l’un pour
l’autre, envers et contre tout.

Claire est arrivée dans nos vies à


huit mois et deux semaines. J’ai compté
ses doigts, ses orteils, Camille la tenait
contre elle, encore émue de l’épreuve,

140
des cris, des contractions, de la magie de
la naissance. Dans cette contradiction de
son corps abattu et du bonheur
indescriptible de tenir ce petit être que
nous avions conçu tous les deux. Avec
nos charlottes sur la tête, des restes de
placenta, et les jambes tremblantes, nous
étions les plus heureux de la Terre. On
découvrait enfin le visage de notre petit
poussin avec qui on venait de composer
in utero ses derniers mois.
Au bout de nos quinze premiers
jours dans la parentalité, Camille a
essuyé une nouvelle crise de la maladie.
Pendant la grossesse, l’inflammation
s’était mise en veille, une particularité
tout à fait connue des médecins et qui
n’avait pas été pour nous déplaire.
Aujourd’hui, ma douce était amorphe,
j’avais pris mon congé paternité et j’ai
complété avec deux semaines de congés
pour l’aider à faire face aux nuits
blanches, à l’allaitement toutes les deux
heures et à sa maladie qui se rassasiait
avidement de sa fatigue. Nos parents
sont venus en renfort et tout autant pour

141
découvrir Claire et fêter leur statut de
grands-parents mais trop vite, nous nous
sommes à nouveau retrouvés seuls.
Les six mois qui ont suivi ont été
difficiles et nous avons opté pour une
crèche tous les matins afin que Camille
reprenne pied. Les tétés ont été
abandonnées comme un crève-cœur au
détriment de la cortisone à dose
d’attaque. Un nouveau traitement
prometteur mis en place. Une piqûre
d’immunosuppresseur dans le ventre
chaque samedi pour inhiber la maladie.
Une administration par un infirmier qui
très vite s’est proposé de nous former à
piquer nous-même pour nous délivrer de
la contrainte de ce rendez-vous
hebdomadaire. Camille ne s’est pas
sentie la force de se piquer elle-même,
j’ai proposé de le faire. Je m’en sentais
tout à fait capable. L’infirmier m’a formé
à la technique. Je me rappelle encore ce
rituel dans les moindres détails. A
commencer par l’art de se laver les
mains, du choix de la zone à piquer. A
cinq centimètres du nombril. Du

142
mouvement circulaire avec le tampon
d’alcool pour désinfecter la peau, du clic
du capuchon de la seringue, du crac
quand l’aiguille pénètre la peau. De ma
main qui tremble pour injecter lentement
car le produit brûle. Et surtout, du
regard de Camille qui me fait toute
confiance et qui me dit à quel point cet
acte nous lie pour le meilleur et pour le
pire.

143
҉

En mal de nous
3 mois sans Camille

Aujourd’hui, je suis papa solo


d’une jeune fille de 14 ans qui aide
souvent son frère cadet de deux ans.
J’ai observé dernièrement qu’elle avait
capté une règle fondatrice de la langue
française sans que jamais personne ne
lui est relevée : Le masculin l’emporte.
C’est ce qu’elle explique à Noah qu’elle
juge irrécupérable en français. J’ai
entendu Noah se reprendre sur sa
rédaction et passer de « elles sont » à «
ils sont » quand Claire lui a fait
remarquer qu’il y avait un garçon dans
le groupe de filles qu’il évoquait. Ça m’a
surpris et ça m’a rendu un peu triste
cette soumission obligée par la langue.
Noah a proposé de trouver une nouvelle
terminaison. J’ai trouvé ça audacieux
d’oser utiliser un mot nouveau !
- On ne dirait plus des joueurs ou des
joueuses mais des jouants. Il a proposé.

144
- N’importe quoi ! a riposté Claire. C’est
comme ça, t’as pas le choix ! Le masculin
l’emporte ! Point !
Noah a répondu :
- Dans ma rédac’ c’est le féminin qui
l’emporte !
Ils se sont chamaillés, Claire a
abandonné l’idée de l’aider. Noah s’est
remis à sa copie et moi, je me suis égaré
en pensant au féminin qui l’emporte, et
à Camille qui me manque à en crever.
Je me suis imaginé vivre
quelques heures sous la règle de « le
féminin l’emporte » et l’atteinte portée à
ma virilité m’a figé. A table, j’ai lancé le
défi aux enfants. « Ce soir, on féminise !
j’ai ordonné. Noah a validé, Claire a été
atterrée et sa réaction m’a conforté dans
mon idée.
Toute la soirée a été agrémentée de : «
chacune son tour ! », « celles d’entre
vous qui… » ou encore « vous êtes
certaines ? » alors que nous étions deux
hommes et une femme. Avec Noah, nous
avons fait le constat que nous nous
sentions terriblement effacés.
Je me suis vraiment senti réduit.
Comme si je n’avais rien à faire là. Je l’ai
vécu comme : « Ce n’est pas à moi qu’on

145
parle ! C’est à Claire, uniquement à
Claire. Je n’existe pas ». Noah a reconnu
mon sentiment. Tout à coup, je me suis
mis à la place de toutes les femmes de
notre putain de planète, je suis sorti
fumer une clope pour canaliser ça. Mon
cœur s’est serré en pensant à Camille, et
à toutes ses femmes qui vivent sous le
règne du masculin qui l’emporte, au
quotidien, dès que le moindre homme
apparaît dans un groupe de femmes
aussi grand soit-il. Ça m’a fait froid dans
le dos ! J’ai pensé à quel point l’homme
s’appropriait tout, à quel point j’avais
empiété sur la vie de Camille, de Claire,
de ma mère, de mes cousines, de ses
collègues, des camarades d’école, des
voisines... La liste n’en finissait plus
dans ma tête !
Ce constat étourdissant m’a
donné énormément de compassion
pour toutes ces petites filles, dont la
mienne, qui apprennent cette règle par
mimétisme, donc sans conscience et
sans pouvoir donner leur consentement
durant toute leur vie, depuis les
premières années d’éducation, sur les
bancs de l’école, entre les lignes des
programmes scolaires bien bornés.

146
Cette dictature cachée m’a rendu
dingue, j’ai fait une fixette comme m’a
déclaré Claire après quelques jours. De
toute façon depuis que Camille nous a
laissé, je ne suis plus le même. J’ai
continué à chercher sans en démordre.
Sur Google, j’ai lu le pourquoi et le
comment de ce masculin, j’ai cherché
dans quelles circonstances et au nom de
quoi il avait été proclamé tout-puissant
principe de la langue française.
Cherchais-je alors à me dédouaner de ce
que j’avais été avec Camille ? Tentais-je
de me trouver une excuse irréfutable à
mon comportement de toujours, un
espoir, un motif pour qu’elle revienne ?
J’ai finalement trouvé dans
Wikipédia que cette règle a été posée au
17e siècle justifiant que « le genre le plus
noble » (donc les hommes de cette
époque considéraient que le genre
masculin était le plus noble) l’emportait
sur l’autre.
Je me suis regardé dans le miroir
au fond du salon. J’ai vu un homme
recroquevillé dans un canapé, dans une
pièce vide de sens, dans un arrière-plan
stérile. Un quarantenaire aux racines
pourries. J’ai repensé à l’inscription de

147
Camille taguée sur notre mur de
chambre à son départ. Dans sa fuite
pour se libérer de mon dictat. A
l’horreur de mes propos. Au monstre
que j’ai été avec elle alors qu’elle
combattait déjà tellement d’autre
monstres en elle. Je me suis effondré
puis ressaisis. Ce n’était certainement
pas le moment de se victimiser.
C’est une bête question de règle de
grammaire qui peut sembler anecdotique
à côté d’autres violences directement
plus douloureuses que les femmes
subissent quotidiennement, mais il me
semble qu’elle mérite d’être reconsidérée.
Ais-je pu lire sur les réseaux à ce sujet
polémique. Pourtant, qui sait ce que ça
génère à la longue, pour une personne
qui, du fait de sa naissance, se retrouve
à ne jamais « l’emporter » ?
J’ai pensé à ça toute la nuit, ca-
ressant l’oreiller vide à côté de moi. J’ai
tourné, viré, cauchemardé d’un monde
où Claire rentrait honteuse d'avoir été
touchée par un garçon sans y avoir
consenti, j’ai redouté de me rendormir,
replongeant dans un autre cauchemar,
ou à vingt ans, elle venait d’être
agressée dans la rue, après avoir

148
entendu des propos sexistes dans son
boulot, elle m’apprenait ensuite qu’elle
subissait des violences sexuelles de la
part de son amoureux depuis quatre
ans, qu’elle été habituée. Je me suis
réveillé en nage, le ventre brulant
d’avoir imaginé ces moments-là et de
réaliser que je suis resté assis dans mon
confort privilégié d’homme pendant
toutes ces années et que je n’ai rien fait,
strictement rien mis en place pour
contribuer à ce que les choses changent.
Au contraire, je revis les moments où
j’ai été abjecte avec Camille. Ces instants
où les mots étaient plus acerbes que la
haine elle-même, les « va te faire
enculer », les « toi et ta maladie de
merde ! » Tous ces mots qui dépassent
la pensée et marquent la limite du
respect que l’on peut donner. Aurais-je
fait pareil avec un homme. Aurais-je dit
des choses aussi cruelle à mon père ? Y
a-t-il déjà une part de masculinisme
dans ma permissivité.

Au petit matin, devant mon bol


de lait, Claire et Noah me regardent d’un
drôle d’air. Ma mine est défaite. Claire
me demande si je suis malade. Elle m’a

149
entendu geindre pendant la nuit. Je lui
réponds bien loin de la réponse
attendue que quand nous nous sommes
mariés avec maman, elle aurait souhaité
conserver son nom de jeune-fille et que
j’ai dit non. Noah ne comprend pas ma
réponse. Il veut savoir si je suis malade
ou pas. Il attend. Claire, elle, a saisi.
« Oui, Papa. Le masculin l’emporte
encore. »
Le regard incriminateur de ma
fille me fait froid dans le dos.

Le soir-même, j’ai changé cer-


taines choses, j’imprime de nouvelles
règles de vie sur l’imprimante : partage
des tâches au quotidien, partage de la
charge mentale, création de réunions
pour gérer l’argent affecté aux loisirs.
Etc. Claire et Noah m’aident énormé-
ment depuis que nous vivons tous les
trois et je refuse d’être le chef suprême
une minute de plus. A partir
d’aujourd’hui, nous devenons une
communauté.

150
J’ai commencé à marcher sur un
nouveau chemin de vie. Mes collègues
femmes me regardent différemment au
travail et pour cause, ce matin j’ai
souhaité un bon week-end à « toutes » !
Les hommes ont levé le sourcil, certains
pensent que je frôle le burn-out. Les
femmes m’ont gratifiées d’un sourire
sincère. Je suis rentré gonflé à bloc. Je
me suis demandé si cette phrase ne
venait pas de débloquer toute ma vie
finalement. Un peu tard sommes toutes
mais c’est comme si un courant
libérateur me parcourait à chaque
instant. C’est une régénération.

Je m’aventure à penser que si ma


fille grandit dans un environnement
dans lequel le règne aveugle du
masculin qui l’emporte a été aboli au
profit de la majorité de genre, alors
j’aurai fait pardonner mes erreurs et
que plus aucune Camille ne souffrira
plus jamais. Plus aucune Camille ne se
sentira obligée de quitter son foyer.
En pensant à ces hommes qui
ont décidé de ces règles il y a plusieurs
siècles, je me dis qu’il est grand temps,
que nous, les personnes vivantes de ce

151
siècle, reprenions la liberté de décider
de nos propres règles de vie et de celles
que nous transmettrons à nos petites
filles et à nos petits garçons. Pour
Camille, pour la gent féminine, il est
grand temps de hisser l’équité au rang
suprême de nos démocraties.

Claire est rentrée du collège, elle


a vu mes listes, elle m’a fait constater
que j’étais encore bizarre aujourd’hui. Je
lui ai répondu que ça risquait de durer.
Elle m’a grondé d’un « papa ! » et j’ai ri
de constater que je n’avais jamais été
autant en phase et que dès demain, je
commencerai à gravir des montagnes.
J’étais décidé à faire quelque chose qui
durerait sans doute toute la vie s’il le
fallait mais j’irai au bout. J’avais envie
de changer le monde. Je devais changer
le monde. Au moins le mien. Le nôtre,
celui qu’on avait construit avec Camille.

152
PARTIE 4

CAMILLE

153
154
҉

Ce que l’on sème

Il y a un petit oiseau sur une branche,


Je le regarde piétiner depuis dimanche,
Il ne sait pas encore voler,
Il aurait tort d’essayer.

Il y eu un petit oiseau sur la branche,


Qu’hier, je voyais s’agiter.
Aujourd’hui venant, il est grand
Et le monde l’attend.

Il fait froid dans la pièce mais j’ai


chaud sous mon plaid de velours.
Il fait sombre dans la pièce mais les
flammes qui pourlèchent l’âtre de la
cheminée adoucissent les murs d’un bel
orangé. Et dans le silence de mon
monde, il me reste le crépitement des
braises qui éclatent et percent encore le

155
chemin de mes tympans. Et je m’en
délecte parce que j’ai décidé que le
monde peut être beau avec ces petits
riens qui forment un grand tout.

Au soir de sa vie, un vieil homme


lègue deux graines à ses fils : à l’aîné,
une graine de fougère ; au cadet, une
graine de bambou. « Plantez-les en
souvenir de moi. » Si la fougère recouvre
vite le sol, rien ne pousse de la graine de
bambou. Le cadet arrose désespérément
la graine, pendant un an, puis deux, puis
trois. Il désespère et pense abandonner.
Malgré tout, il arrose et fertilise encore
le sol. Au bout de cinq longues années,
le bambou surgit du sol et grandit de
trente mètres en un seul mois.

Certaines choses demandent un


long temps pour s’enraciner et croître
plus loin que l’âme ne saurait l’espérer.
Grandir demande du temps. Se réparer
paraît souvent inconcevable et pourtant.
L’invisible n’est pas le néant. Je referme

156
mon livre, les yeux lourds de fatigue.
J’ai besoin de ce terrassement. De
m’abandonner à la lutte. D’abdiquer par
choix. De le décider. D’être encore
l’instigatrice de certaines choses dans ma
vie. Je pose mon livre en prenant
conscience d’une vérité qui m’est
absolue. Lire est mon échappatoire. Il y a
le monde des vivants et le monde des
lisants. Quand on cherche une vérité, On
la trouve toujours un jour ou l’autre dans
les livres. La lecture n’est pas un loisir,
c’est une nourriture de l’âme. Et quand
l’âme est meurtrie les mots se font
médicaments

157
҉

La toute petite reine

Remiremont – Mailleronfaing
Gite de la petite Louvière
Mars 2024

Dès mes premiers jours seule


dans ce logement en location, j’ai su que
j’allais devoir m’armer de courage, de
force et de patience. Ce qui me traversait
était un amalgame de noirceur et de
lumière. A un moment, j’étais libre et
une heure plus tard, j’étais désemparée.
J’ai tricoté une maille à l’endroit, une
maille à l’envers. Un jersey de joie et de
regret, un tricot de folie qu’il fallait
désormais assumer et monter jusqu’au
bout, comme sur un patron.
Mes enfants me manquaient ter-
riblement mais pas Charles. Je me
répétais « je suis une toute petite reine »
et alors je dormais paisiblement, je
n’avais plus ce poids, cette habitude de

158
regarder l’heure et de faire l’état des
lieux de la maison quand l’heure de son
retour du travail approchait. Pendant
plusieurs semaines, je me suis levée et
couchée sans heure, j’ai mangé quand
j’avais faim, rassasiée d’une simple
pomme, d’une boîte de thon. J’ai souris
quand quelques choses me rendaient
heureuse, quand un oiseau se posait sur
le bord de la fenêtre en me regardant au
travers du vitrage ; j’ai aimé la saveur de
la fierté retrouvée après chaque journée
de plus de leur absence ; et j’ai pleuré à
en vider les océans quand j’étais terrifiée
de comprendre quel impact mon choix
avait eu et aurait encore sur mes enfants.
J’avais pourtant cette petite voix dans la
tête qui me disait que j’avais fait le bon
choix. Je récitais le poème laissé à
Claire, je m’endormais en pensant à
l’histoire du singe et de la misère.
Chaque matin, je me suis levée,
m’arrachant aux draps, pour aller de
l’avant.
Pour l’heure, je me fais discrète
des voisins et de mes propriétaires. Je

159
marche chaque matin sur le sentier du
hameau, qui mène à la forêt, s’enfonce
dans le sous-bois et pénètre les champs
endormis. Sept kilomètres qui
m’épuisent, éloignent les démons. Je me
lève avec l’aube, savoure un café dans le
silence vosgien, j’enfile ma paire de
baskets, un manteau épais prêté par ma
propriétaire qui m’a trouvé bien démunie
face à la fin de l’hiver montagnard qui
traîne en longueur cette année. Je
m’efface dans le brouillard, me gèle
jusqu’aux os pour me sentir vivante et
réinitialiser mon corps. Je rentre vers
onze heures pour m’assoupir dans la
bergère du petit salon, épuisée mais
remplie des images de la forêt de sapins
et des odeurs de sève, je tente d’oublier
le silence pesant de mes hontes. Je fuis
les miroirs qui me rendent coupable et
qui accusent. Je me douche en me
réveillant, grignote un repas chaud à
treize heures. Je mets un réveil, j’essaie
d’ordonner les journées par peur de
sombrer. Les après-midis, je repars
marcher, moins loin, je prends des

160
photos. Enormément de photos. Elles
n’ont aucun sens sauf celui de ne pas
m’enfermer dans le chalet. A dix-sept
heures, quand la lumière baisse, j’aime
allumer le feu dans la cheminée. Humer
l’odeur des premières étoffes de fumées.
L’essence du bois sous la chaleur de la
braise naissante. J’entends le crépite-
ment. Je savoure ce son qui perce encore
mes tympans. Je goûte au chamanisme et
à la méditation. Allongée sur le tapis de
peau du salon, je ressens les vibrations
du monde, loin de l’ouïe, mes autres sens
s’éveillent et se décuplent.

Ce matin, le ciel est bleu. C’est le


premier matin où le ciel est dégagé. Je
regarde incrédule cette immensité
limpide. Mon voisin passe en pick-up,
me klaxonne. Plus que j’entends, je
perçois la grosse vibration de moteur et
du klaxon. Il me faut une seconde pour
comprendre que c’est moi qu’il salue.
Du coup, son véhicule ralenti et s’arrête :
Il me lance :
« Tout va bien ? »

161
Je m’approche, je n’ai pas enten-
du ses mots. A quelques centimètres de
la portière, je découvre son visage sous
une barbe épaisse. J’imagine que nous
avons sensiblement le même âge. Je lui
explique que je suis malentendante.
Soudain, il enlève ses gants et me lance
avec ses deux mains dont les index et
majeurs s’étirent en vava* :
« Ça va ? »
Muette d’étonnement, je lui sou-
ris et lui confirme que oui, ça va. Vous
parlez la langue des signes ? je lui
demande pour être sûre.
- Maman, me fait-il accompagné de son
index qui tape deux fois sur sa joue.
Sourde complète-t ’il. Je ne réponds pas.
Ce premier échange de communication
avec mon voisinage me rend craintive. Je
pense à Claire et à Noah, à ce que je leur
ai fait. J’ai soudain l’impression que
mon acte est inscrit sur mon front.
Qu’une énorme étiquette signale que je
suis une mère indigne.
- Je m’appelle Thomas, continue-t-il en
enchainant les lettres de l’alphabet avec

162
sa main. Tom, me précise-t-il en
diminutif.
J’attends toujours sans rien dire.
Je dois avoir l’air d’une folle mais
quelque chose en lui me déstabilise. Je
sens que la peur m’envahit, mes démons
reviennent. D’une seconde à l’autre, ils
vont m’engloutir. Sans crier gare, je
recule d’un pas, puis de deux pour
finalement m’enfuir en courant jusqu’à
mon chalet. Je claque la porte, la
verrouille à double tour. Ce que je viens
de faire est insensé et pourtant, je
n’arrive pas à contrôler. Mes mains
tremblent, mon souffle est court, mon
cœur et ma tête vont exploser. Je retire
mon manteau, tente de me calmer, je
crois que j’accuse une crise d’angoisse.
Je lâche mon manteau à terre,
m’extirpe de mes chaussures et m’appuie
contre la porte. Celle-ci se met alors à
trembler. On tambourine contre le
chambranle.
« Vous allez bien ?» crie mon voisin.
Je me somme de me calmer, de quoi ais-
je l’air ? Je n’ai pas le choix, il faut que

163
je lui ouvre. Je me hisse à la poignée et
déverrouille la porte.
- Désolée, je lance en découvrant son
regard paniqué. Je ne suis pas en forme.
J’ai besoin de me reposer.
Il me fait ok avec ses deux
pouces, reculant déjà pour ne pas
m’apeurer. Cet homme à l’air d’être
quelqu’un de bien. Il pointe le corps de
ferme plus loin. Et en parlant lentement,
il m’indique qu’il habite là, si j’ai
besoin.
Et puis sur ces mots réconfor-
tants, rivé d’un dernier regard et d’un
sourire hissé sur les lèvres, il regagne
son pickup dont le pot d’échappement
dessine un joli fumet dans l’air froid de
ce matin ensoleillé.
Je reste hébétée dans l’entrée de
mon chalet. Pour la première fois, j’ose
me regarder dans le miroir du vestibule
en me demandant si je suis devenue une
bête sauvage. J’ai besoin de musique.
J’ai besoin… J’ai besoin d’un bain. Avec
de la mousse. Beaucoup de mousse.

164
D’un regain d’énergie et d’un réconfort à
la hauteur de mes peurs.
Je file à la salle de bain, en-
clenche le robinet d’eau, ferme la bonde
et attrape le gel douche. J’en verse une
grande quantité tandis que le pommeau
de douche décuple les bulles en un
monceau de mousse grandissant. Je
pense encore à Claire, elle adorait les
bains remplis de mousse quand elle était
petite. Charles et elle pouvaient rester
des heures dans le bain, croulant sous la
mousse, imitant la barbichette du père
Noël, faisant plonger les Barbies sous les
monticules et soufflant des amas
cotonneux de mousse qui venaient
mourir et humidifier le carrelage de la
salle de bains. Ce souvenir ne me fait pas
mal. Il me berce même.
Je me déshabille avec le cœur
léger, loin de l’agitation des minutes
précédentes et j’entre dans le bain, les
orteils glacés rencontrant l’eau brûlante.
Mes mollets adhèrent, mes cuisses se
réconfortent et alors je m’enfonce
entièrement dans ce bouillon de douceur

165
à la senteur pain d’épice. Soudain, lovée
dans ce refuge, il y a ce quelque chose
qui vibre en moi. L’écho des rires
anciens me transperce et inonde mes
chairs d’une douceur indescriptible.
Je sais. Je sais où je vais et ce
que je fais là. Je sais à nouveau qui je
suis et je sais où je dois aller. Je regarde
la mousse, en saisi un amas et souffle
dessus pour le faire s’envoler.

Après mon bain, j’ai trouvé un


panier recouvert d’un torchon rouge et
blanc typique des Vosges, j’ai pensé avec
une certaine tendresse. J’ai ouvert la
fenêtre pour le saisir et j’y ai découvert
quelques trésors. Des victuailles qui
m’ont donné faim. J’ai pensé à mon
voisin, qui d’autre. Il faudra que je le
remercie, que je me fasse violence pour
sortir de ma sauvagerie. Je ne peux pas
me couper du monde éternellement.
J’attrape le bocal de soupe. Je lis
l’étiquette. Potimarron, carottes, fenouil.
Je souris bêtement. J’extirpe ensuite une
terrine de campagne, une miche de pain

166
complet, une petite conserve de
mirabelles et un paquet de brisures de
bonbons pour préparation d’infusions.
Tout au fond du panier, il ne reste plus
qu’une chose. Un livre. Je l’attrape, en
découvre le titre : Un oiseau sur la
branche de Jocelyne Perez-Biskemis.
J’ouvre l’édition et y trouve un morceau
de papier plié. Quelques mots y sont
couchés :

Il y a un petit oiseau sur une branche,


Je le regarde piétiner depuis dimanche,
Il ne sait pas encore voler,
Il aurait tort d’essayer.

Il y eu un petit oiseau sur la branche,


Qu’hier, je voyais s’agiter.
Aujourd’hui venant, il est grand
Et le monde l’attend.

Prenez soin de vous, vous savez où


frapper si besoin. Tom
PS : Et mangez, vous êtes plus pâle que
le brouillard vosgien !

167
J’éclate de rire pour me reprendre
instantanément. Je n’ai pas ris depuis
longtemps. J’en aurai presque honte. Le
son de mes cordes vocales m’a semblé
méconnu. Je pose le livre, mes yeux se
déposant à nouveau sur la lignée de
victuailles qui m’ont mis l’eau à la
bouche. Il est grand temps de rallumer
mon corps, Tom a raison. J’ai un avenir à
tisser et un vrai premier repas à savourer.

J’ai alimenté le feu, pendant que


la soupe réchauffe doucement et que les
tranches de pain roussissent dans le
grille-pain. Je dispose le couvert sur la
petite table en bois, une assiette de
porcelaine à l’effigie de Remiremont. Un
peu kitsch mais parfait pour agrémenter
mon repas solitaire d’une touche
pittoresque. Le silence du lieu n’est
dérangé que par le crépitement des
braise dans l’âtre. C’est paisible le
silence de la malentendance. Protecteur,
presque sacré. Ici, il n’est plus une tare.
Il est ce qui me définit.

168
Je savoure ma soupe, m’exaltant
de la subtilité du fenouil qui réveille mon
palais et de la douceur de la carotte qui
réconforte. C’est bon une soupe en hiver.
Voilà, ce qu’a suggéré ma petite voix
intérieure. C’est un petit plaisir qui
emplit les sens. Je m’accorde du temps
et ce soir, pendant ma méditation,
j’essaierai de dessiner plus concrètement
mon avenir. Je sais à présent que je ne
suis pas un néant, que je ne suis pas une
invisible. Je sais que je peux corriger
certaines choses même si mon monde
n’est pas celui de tout le monde. Pour la
première fois, j’ose me rappeler à moi-
même : je suis sourde et je suis une toute
petite reine. La petite reine de la
Louvière. Ici, on m’a acceptée comme je
suis. Je commence à faire partie du
paysage.

*****

169
En fin d’après-midi, je suis allée
remercier Tom mais il n’était pas là. Je
n’ai pas beaucoup insisté, contrite par
ma timidité. Je me suis intimée d’y
retourner en soirée mais la neige s’est
mise à tomber et j’ai renoncé à sortir.
Au coin de la cheminée, j’ai en-
tamé la lecture du livre d’Un oiseau sur
la branche. Une lecture qui me va
comme un gant, une approche toute en
psychologie des milliers d’épreuves de la
vie et de ses turbulences. Je renoue avec
mes certifications en thérapie cognitive
et comportementales. Tout prend sens. Je
suis absorbée par les pages. Il est tard
quand j’arrive au dernier mot de l’auteur.
Ankylosée de ma lecture, noyée dans un
flot de possibles, je m’écroule sur mon
lit et m’endors d’un sommeil profond.

C’est le froid qui me réveille au


matin. Le feu dans la cheminée s’est tari
depuis plusieurs heures et la buée s’est
installée sur la vitre de ma chambre. Je
n’ai pas fermé les volets et il ne doit pas
faire plus de dix-huit degrés dans la

170
pièce. Je n’aime pas fermer les volets. Je
me sens rapidement enfermée. C’est une
sensation que j’ai toujours éprouvée.
Emmitouflée dans une robe de chambre
usée mais épaisse, je gagne la cuisine et
m’active à faire bouillir de l’eau. Je sors
le petit pot de miel du coffret de
bienvenue, le pain de campagne apporté
par Tom et je prends des forces. Le ciel
bleu est encore au rendez-vous ce matin.
Ça tombe bien, j’ai mille choses à faire.
Ecrire à mes parents, acheter et tenir un
journal pour Claire et Noah, contacter
une association locale pour personnes
sourdes et malentendantes, chercher un
vrai logement car bien que ce petit chalet
me plaise énormément, son tarif de
saisonnier ne pourra pas me corres-
pondre encore longtemps.
A une échéance plus lointaine,
j’ai également besoin d’un travail, d’une
voiture, d’une mutuelle et de faire
quelques courses alimentaires et
vestimentaires.

*****

171
Mon voisin est passé ce soir, je
l’apprécie sincèrement. Il n’est pas
envahissant, dans sa réserve à lui. Il est
un peu sauvage à sa façon. Il parle peu,
signe très bien, et se contente chaque
matin, d’un coup de klaxon ou parfois
d’un café rapide. Il est né ici m’a t’il
brièvement raconté et il est une épaule
robuste sur laquelle je peux m’appuyer si
besoin. Il m’a notamment donné les
coordonnées de l’association BFC pour
mon handicap. J’ai rapidement rencontré
sa maman, nous avons échangé en
signant. Margareth est sourde à cent pour
cent. Je mesure à ses côtés ma chance de
ne l’être qu’à quatre-vingts pourcents. Je
suis repartie avec le cœur léger de ne pas
me sentir seule dans mon silence
habituel. J’ai presque eu la sensation de
me sentir adoptée, de faire partie d’un
clan même si j’ai encore beaucoup de
mal à parler de moi. Que pourrais-je bien
dire qui ne fasse pas fuir mes nouveaux
voisins ? J’ai bien remarqué qu’ils ont
compris. Tom, sa mère, son père, son

172
frère qui ne me salue que de loin pour
l’instant. Ils ne posent plus de questions.
Ils ont apprivoisé mes silences, ils les
respectent, ne les approchant qu’à bonne
distance pour permettre les conversa-
tions du quotidien entre bons voisins.

*****

Assez vite, les jours ont passé et


le printemps vosgien s’est installé. La
sœur de Tom est venue se présenter, elle
n’habite pas très loin non plus, du côté
de La Bresse et maîtrise assez bien la
langue des signes. Moins que Tom mais
c’est suffisant pour trouver en sa
compagnie, des moments de gaieté. Et
puis, elle a un timbre de voix que je
comprends assez facilement. Elle parle
lentement, habituée à faire l’effort
d’articuler plus que de raison avec sa
maman.

173
La paysage bressois a pris ses
teintes printanières. Je découvre mon
chemin de randonnée sous un nouveau
jour. La neige a disparu, les prés ont
verdis, se sont agrémentés de milliers de
petites fleurs jaunes, roses et blanches.
Des primevères. Les massifs se révèlent
autrement, comme si nous étions plus
intimes. Ils se sont délestés de leur
manteau d’hiver et leurs cimes
apparaissent nettement dans le ciel azur
leur donnant un air triomphant. Les
troupeaux de bovins s’y sont installés
pour paître l’herbe grasse.

Rapidement, avec l’entrain de ces


beaux jours, mon moral s’est renforcé et
mes idées se sont nettement clarifiées.
J’ai lancé mes premières investigations
professionnelles sur les sites d’emploi.
Je m’accorde du temps pour mes
recherches de travail chaque après-midi.
Je tente de remplir un curriculum vitae
bien trop maigre en priant pour qu’on me
laisse ma chance. Je navigue sur les sites
à la recherche d’un métier qui puisse

174
correspondre à ce que je suis, et à mon
monde de silence. Quelque chose me fait
garder confiance, une sorte de
conviction, je veux le faire pour Claire et
Noah. Parce que je sais qu’un jour, nous
nous reverrons, qu’ils n’oublieront pas
mes lettres, que nous pourrons nous
retrouver. Dans cet optique, je m’attèle à
me construire un avenir et rien ne peut
m’arrêter.

J’ai continué à faire attention à


mes économies. Un compte que j’avais
gardé à mon nom. Ce n’était pas la
panacée mais si je trouvais un travail
assez vite, ma pension handicap et mon
salaire me permettraient de vivre
normalement. Et puis, j’avais appris à
me contenter de peu depuis quelques
années déjà. Je ne suis pas dépensière.
Mon périmètre reste celui d’un
animal blessé, marcher dans les sentiers
me nourrit, je n’ai pour l’heure, besoin
de rien d’autre. J’entretiens l’écriture de
mon carnet, dans ses pages, je partage à
Claire et à Noah mes déboires et mes

175
tribulations. Peut-être, un jour les liront-
ils.

176
҉

Changer de point de vue

Deux jours après mes envois de


curriculum vitae, une ligue pour sourds
et malentendants me contactait.
J’indiquais mes disponibilités. Un
rendez-vous était acté. J’avais deux jours
pour me préparer. Repenser mes
expériences passées pour les présenter
sous leur meilleur attrait. Ne surtout pas
penser à l’enfer vécu dans ma vie
familiale, ne pas penser que Charles
m’avait enseveli sous les critiques et
réduite au rang du silence.
Ce midi, j’ai mangé un sandwich,
je fais attention à ne rien dépenser pour
l’heure. Il faut que je prenne garde aux
lendemains. Charles n’aura pas raison. Je
peux me débrouiller seule. Cet après-
midi, j’irai dans le centre-commercial à
une vingtaine de kilomètres avec Laure,
la sœur de Tom qui m’a gentiment
proposé de me conduire en échange de

177
cette sortie shopping qu’elle ne
s’autorise jamais. Je lui sers de bonne
excuse, elle me sert de chauffeur. J’ai
besoin de m’acheter une tenue soignée
pour mon entretien. Je m’achèterai
également un parfum. Quinze ans que je
n’en ai pas mis. C’est un filtre protecteur
pour m’aider à ne plus être celle que
j’étais avant. Et un peu de maquillage
aussi.

*****

Mon entretien professionnel s’est


bien passé. Je me suis sentie à l’aise dans
ce monde où les mains savent dire autant
que les lèvres. Je suis embauchée à
l’essai pour trois mois. L’association
officialisera mes compétences en langue
des signes par une formation interne. Je
suis heureuse. Enfin, je sais que je peux
faire partie de ce monde. C’est un monde
où l’on m’accueille comme je suis avec
tous mes bagages de maladie,
d’handicap et loin d’être une tare, ils

178
sont ici des compétences nécessaires.
J’aurai aimé partager la nouvelle à
Claire. Elle me manque, pourtant dans
son cocon vicié avec Noah et Charles,
aurait-elle été heureuse pour moi ? Un
jour, j’espère que je pourrai lui raconter
tout mon parcours. Qu’elle comprendra
qu’il fallait que je parte pour exister.
Trouver le juste milieu.
« Quelque part entre s’en foutre
et en crever. Entre s’enfermer à double
tour et laisser entrer le monde entier. Ne
pas se durcir, mais ne pas se laisser
détruire non plus. Très difficile. » Disait
Romain Gary, dans L’angoisse du roi
Salomon. Ce soir en pensant à ces mots,
je pense que tout ça n’est difficile que si
l’on s’immobilise, que tout reste figé
sauf si l’on change de point de vue.

179
180
PARTIE 5

CHARLES

181
182
҉

Changer l’eau des fleurs.


Cinq mois sans Camille.

Garden States – Zach Braff


« Je ne mets pas un point final, je mets
juste une ellipse. »

C’est comme ça que j’entrevois


le départ de Camille. Je ne peux me
résoudre à un point final. C’est juste une
pause. Une pause indéterminée dans un
chemin commun, une destination qui
nous unit encore. Pour les enfants et
surtout pour nous. On n’est toujours un
couple, officiellement du moins. La
séparation n’a pas été demandée, aucun
divorce n’a été prononcé. Je suis en droit
de garder espoir. Je viens de passer les
vingt dernières années de ma vie à
observer les mécanismes de Camille, de
la maladie, de la surdité, de l’amour qui
s’éteint, se rallume, s’étouffe et flamboie

183
à nouveau. J’ai été con, un pauvre type.
J’ai été méchant et doux, infidèle mais
présent, je l’ai aimée et désaimée, je l’ai
même adulée et haïs, je l’ai poussée dans
ses retranchements, malmenée pour
qu’elle tienne le coup, j’ai tout tenté
pour qu’elle conjure le sort. On s’est
battu contre l’imbattable. La maladie
nous a bouffés. Et on a démissionné
chacun à notre manière et Camille a
prouvé qu’elle était la plus forte en osant
partir. Je le conçois aujourd’hui. Ce
n’était pas un abandon, c’était une
libération. Je veux la retrouver, lui dire
merci, lui crier qu’elle nous a sauvé,
qu’elle n’est pas obligée d’être la
martyre d’une vie sans ses enfants, qu’on
peut encore bâtir une vie sans haine, une
histoire différente. Je veux lui dire que
ce détour était légitime, que j’ai compris
tellement de choses, que je suis prêt à
bâtir et à oser imaginer un nouveau
monde qui sera en adéquation avec le
sien. Que je suis prêt à prendre la place
qu’elle me choisira, loin ou proche ou
les deux à la fois. Je veux lui dire qu’il

184
n’y aura plus jamais de lâcheté, d’amers
regards, de reproches brûlants. Que du
beau, de la faveur, de la douceur, de
l’élégance. Je souhaite son pardon, lui
affirmer que je n’ai pas démissionné et
que je suis prêt à être à ses côtés pour
continuer à faire face, en tant qu’époux,
parent, ami peu importe. Je veux qu’elle
sache, qu’on peut encore faire face à ses
impossibles et aux nôtres. J’ai appris
qu’on peut trouver la bonne manière
d’aimer et que les ruptures n’existent
jamais vraiment.

J’ai passé 152 nuits sans elle. Je


me suis rappelé les 7300 depuis notre
rencontre. Un jour je parlerai de l’amour
à Claire et à Noah et je me demande ce
que je pourrais leur dire, ce que je
devrais leur exprimer car qu’est-ce qu’on
nous raconte des sentiments, qu’est-ce
qu’on nous enseigne du mariage et de la
vie à deux ? Un serment devant le Maire,
affirmant que des époux se doivent
mutuellement respect, fidélité, assistance
et secours. Mais qu’est-ce que le respect

185
quand on ne se comprend plus, quand on
empiète sur ses propres limites, qu’est-ce
que la fidélité quand le corps nous
rappelle à nos propres démons, à nos
propres manques d’amour et de chair.
Qu’est-ce que l’assistance quand l’autre
se mure dans une forteresse inaccessible
et puis qu’est-ce que le secours quand
l’autre va mal, quand la maladie ronge,
et nous laisse impuissant ? Nous ne
sommes que des êtres de chair, dotée
d’une âme fragile, nous ne savons rien
du grand tout qui nous anime, alors c’est
bien égotique de s’autoproclamer maître
de sa vie et de la vie des autres. De
s’étiqueter conseiller alors que nul ne
connaît l’avenir et que nul ne peut
prétendre savoir ce qui est bien ou mal.
Ne devrions-nous pas simplement nous
promettre d’essayer de marcher sur un
même chemin, tantôt à un rythme
partagé, tantôt au rythme de nos propres
périples. N’est-ce pas de l’égo démesuré
de se prétendre pouvoir être là pour
l’autre alors que nous ne savons pas si
nous seront toujours en mesure d’être

186
déjà là pour nous-même ? Et puis le
mariage, n’est-ce encore pas la suite
d’un autre masculin qui l’emporte au
détriment toujours du principe de la
dignité humaine, sans dissocier les sexes.
Les sexes et le sexe qui implicitement est
un devoir au sein d’un mariage. Face au
manquement constitué par l’infidélité
physique et même morale. Que devient
le fantasme ? Est-il lui aussi une faute ?
Doit-on finalement se réjouir à l’annonce
d’un mariage ? Le mariage n’est pas un
bonheur, c’est un acte de pèlerinage.
C’est ce qu’on devrait nous dire au lieu
de nous offrir une liste de mariage qui ne
sert finalement qu’à faire passer la pilule
et à casser des assiettes qui seront
passées du statut de cadeaux de mariage
à projectiles au cœur des conflits. Sous
des airs de bravoure et de foi inébran-
lables se logent des années à bouder, à
prendre des chemins différents, à
éduquer sur des principes opposés et à
s’engueuler pour des priorités éducatives
que le monde de demain aura rapidement
rendu obsolètes. Tant de guerre pour

187
rien. Des années à s’aimer, à s’évertuer à
jouer l’utopique mélodie du bonheur, sur
une partition impraticable avec ce larsen
dans le cœur à chaque fausse note. Un
couple n’est jamais au diapason mais il
n’en est pas moins une sphère où se
logent précieusement des moments de
retrouvailles. Un cocon suspendu,
splendide qui offre la possibilité de
comprendre que l’amour est une
destination qui n’en fini jamais de se
métamorphoser. Néanmoins, envers et
contre toutes querelles, il y a ces regards
qui se croisent et ses voix qui répètent
inlassablement « oui je le veux ». Alors
on continue jusqu’au prochain arrêt. Car
sans doute, ne sommes-nous que des
wagons, et de ces wagons naissent des
trains. Un couple, une famille, une
lignée. Chaque wagon à une identité, il
transporte des rêves, des attentes mais
malgré les différents wagons, le train n’a
qu’une destination et c’est en cela un
problème. A ce train, il faut ajouter les
rails, mais aussi les cailloux et les
problèmes techniques.

188
Le mariage est autant le chemin
que le caillou que le problème technique,
raisonne l’ingénieur que je suis ! Parfois,
trouver des solutions s’impose à nous.
Faire des choix devient essentiel. On
détache des wagons pour résoudre un
blocage, le wagon fait son chemin, mais
rien n’empêche qu’un jour on se
retrouve dans une gare différente et que
les wagons se raccrochent pour rouler
vers une nouvelle destination commune,
sans changement, sans arrêt cette fois. Il
arrive qu’on se perde, qu’on se loupe
que l’on se regarde dans le miroir en se
demandant ou est passée la femme,
l’homme que nous étions avant, qu’est
devenu ce wagon ? L’étincelle du sourire
qui faisait pétiller les photos, et les
regards passionnés complices qui
donnaient confiance en l’avenir, en la
destination.
Claire me sort de mes pensées
« J’y vais papa !
- Noah aussi ?

189
- Oui ! me fait mon grand, déjà prêt à
déclencher l’accélérateur de sa trottinette
stationnée sur le bord du trottoir.
Claire le rejoint, je sors les ac-
compagner.
- Faites attention sur le chemin ! À ce
soir les monstres ! »
Noah s’élance déjà. Claire des-
sine un sourire contagieux sur ses lèvres.
Et puis, dans une seconde qui s’étire, elle
esquisse un cœur avec ses deux mains,
puis avec sa main sur sa poitrine elle me
dit « je t’aime » en langue des signes,
comme nous l’avait appris Camille, il y a
quelques mois, sans que je ne m’y
intéresse vraiment. Je me rends compte
que je n’ai pas oublié ses tentatives
désespérées de nous inclure dans son
monde. J’ai compris tout de suite les
dessins des doigts. J’ai aussi compris que
Claire ne veut pas oublier non plus, mais
surtout, j’ai eu honte, car ce que je me
rappelle à présent, c’est que je n’ai pas
voulu apprendre. Et je prends conscience
de tout ce que mes refus ont pu faire
penser à Camile. Je l’ai rejetée. J’ai

190
rejeté les conditions de vie qui lui étaient
imposées. Et, elle est partie. Je l’ai
brisée, dans son écrin déjà si fragile et
orné de fissures, je lui ai donné le coup
de grâce. Sans grâce aucune.

La maison est vide. Les palmes


des cocotiers dansent dans la brise
chaude du matin. Les colibris
ponctionnent les hibiscus de leur nectar
sucré, et baignant oisivement dans
l’exotisme de ce matin caribéen, je me
dis que Saint Martin n’a plus rien de
magique sans Camille.

191
҉

Faire famille

Sept mois sans Camille.

Nous allons chez la psychologue


ce soir. Et après, tous au restau pour
enrubanner le protocole d’un bon film
positif hermétique. Les enfants digèrent
bien l’absence de leur maman. Ils restent
persuadés qu’elle ne nous a pas
définitivement quittés. Qu’elle est partie
se soigner un peu comme l’an dernier. Ils
se raccrochent chacun à la lettre qu’elle
leur a laissée. On les a mis sous cadre
sur conseil de la psychologue et je leur ai
accroché au-dessus de leur table de
chevet parce qu’un chevet c’est bourré
de sens. Alors comme pour rester au
chevet de Camille et de son mal-être
qu’on n’a pas su panser, on tente de
réparer. D’imaginer qu’on aurait pu faire
mieux. De se pardonner un peu en
gardant espoir. Les enfants y croient.

192
Claire dit à Noah que le lien qui les unis
est indéfectible. Moi aussi, je reste
persuadé qu’elle reviendra. Ou peut-être
que nous la rejoindrons plutôt. Je sais où
elle habite, à peu près du moins. J’ai
accès à ses relevés de compte bancaire.
Je sais qu’elle utilise son compte
personnel et je respecte sa décision. Mais
parfois je dérape, je me dis qu’elle ne
fera jamais machine arrière, que tout est
fini. Et dans ces moments-là, je me
perds. J’ai envie de prendre l’avion, de
prendre les enfants sous le coude et de
foncer la rejoindre et je pense à cette
note imprimée que m’a glissé une
collègue. Un post Instagram imprimé
d’une philosophe connue des réseaux qui
évoque la notion de « faire famille ». Je
repense aussi au gala de tennis de Noah.
A cette journée-là qui a été comme un
carnet de famille. Ce week-end-là, une
scène m’a transformé. Nous étions au
gala annuel du club de tennis de Noah et
durant cette journée de compétition, le
manque de Camille pesant, je me suis
pris à observer les autres familles. Les

193
parents qui attendent sur le bord du
cours, ceux qui regardent leurs gamins
jouer en vociférant des conseils derrière
le grillage. Ceux qui restent dans
l’ombre et attendent sagement la fin du
cours. Ceux qui déposent et partent faire
des courses. Sans jugement, j’ai observé
et je me suis dit qu’il y avait mille façons
d’être une famille. Des familles
recomposées, des parents solos, des
familles nombreuses, des familles
générationnelles où mamie et papy
participent au gala annuel, des familles
cassées dont le père et la mère ont le
regard divergeant, des familles qui
adulent un enfant plus qu’un autre. J’ai
vu de la tendresse, de la sévérité, j’ai vu
des parents au diapason et ressenti
l’harmonie hétéroclite de ce tricot qui se
mouvait devant mes yeux. J’ai éprouvé
le manque de Camille. Je me suis
interrogé sur le genre de famille que
nous formions, avant, maintenant, et ce
que l’avenir ferait de nous. C’est quoi
faire famille finalement ? Des passages à
vide, des moments magiques, un

194
enchevêtrement d’incertitudes et de
promesses. Et en marge de tous ces
serments, les liens du sang et le temps.
Le temps qui passe, le temps qu’on
s’accorde. Le temps qui use et le temps
qui répare. J’ai décidé que nous avions le
droit au temps car le temps n’est jamais
perdu. J’ai décidé que Camille avait le
droit au temps pour se trouver, se guérir,
se remettre debout et que je ne devais
pas intervenir trop vite car rien ne
remplace le temps. Ce temps qu’on
oublie trop souvent dans notre société du
consumérisme. L’humain ne fonctionne
ni au clic droit ni au clic gauche.
Je crois qu’aujourd’hui, j’ai envie
de nous souhaiter du temps, à Camille et
à nous trois ici. Parce que le temps fera
forcément son œuvre et que j’accepterai
son dénouement. On ne sera peut-être
jamais plus une famille à proprement
parlé, mais nous serons toujours une
famille de sang. Peu importe le temps.
Il nous restera ça.

195
҉

Renoncer

Ceci n’est pas un renoncement,


c’est une ambition. Je l’ai compris un
peu plus chaque nuit passée sans elle.
Chaque instant fait de nous trois et plus
de nous quatre, m’ont appris à attendre
parce que parfois, il faut juste attendre.
Une flûte traversière joue seule. Un
orchestre joue à l’unisson, chaque artisan
des notes doit être prêt. Alors, j’ai
attendu. Attendu de comprendre
l’intégralité des choses, des tenants et
des aboutissants. Pour moi, pour
Camille, pour Claire et pour Noah.
Chacun dans son contexte, chacun à sa
vitesse. J’ai attendu car tout vient à point
paraît-il. Il y a un juste instant. Ni trop
tôt, ni trop tard, un idéal.
J’ai mis bout à bout toutes mes
erreurs, parce que nos vies dernièrement
ont manqué de saveur. Je me suis fait la

196
réflexion que je m’étais souvent trompé
sans me porter la pierre. On peut tous se
tromper, l’erreur est humaine, courante,
elle s’immisce dans nos quotidiens,
erreur banale ou erreur lourde, celles
dont on a honte, celles qui nous
énervent, nous font bondir et pour
lesquelles on se maudit. On s’excuse, on
amoindrit, on se trouve des prétextes
mais jamais on ne cherche à corriger ou
trop peu, c’est ce qui est dommageable.
Ne dit-on pas que le pardon n’existe que
s’il est suivi d’actions ? La faute à notre
monde bâti sans cesse sur un système de
réussite. Aurais-je autant agi par fierté si
je n’avais été poussé à la réussite ? Car
c’était bien de mener la barque familiale
dont je pensais avoir reçu le devoir. Je
me suis perdu aux commandes d’un
navire de guerre qui ne représentait rien
face à la maladie. Le monde de Camille
n’avait que faire de ma fierté mal placée,
de mon égo surdimensionné. Mon
armure n’était qu’une coquille de noix
face à la suprématie de ses maux.

197
A Camille, il lui fallait de
l’amour pas des cris, il lui fallait des
caresses sur ses douleurs pas des
insultes. Il lui fallait de l’attention pour
qu’elle pèse plus lourd que le monstre.
J’ai tenté de faire fuir l’horreur de sa
maladie, de crier haut et fort à l’injustice
mais Camille et la maladie, c’est
intrinsèque. Faire fuir le monstre, c’était
faire fuir Camille. D’autant qu’aucune
armure, aucune attaque n’aurait fait le
poids. Il aurait juste fallu se soumettre.
Point final.
Je me suis fourvoyé dans ma
quête. Totalement planté de chemin.
Alors aujourd’hui, il me reste l’ambition.
L’ambition de changer. De m’adapter. Je
me demande si j’en suis capable. Et une
part de moi que je maudis me demande
même si j’en ai envie mais elle s’impose.
Chassez le naturel et il revient au galop.
Je crois que j’ai peur ou que j’atterris
enfin. Cette histoire entre elle et moi
n’aurait jamais dû exister, c’était couru
d’avance. L’échec nous attendait

198
forcément. Personne ne ressort
vainqueur d’un combat de ce niveau.
Camille sera toujours malade,
Camille sera toujours sourde. Je
n’apprendrais jamais la langue des
signes, mes emportements faciles seront
toujours à porter de lèvres prêt à
dégainer des mots cruels qui blessent
parce que je suis comme ça, en bonne
santé et jouissant de vie. Je ne pourrais
pas tout changer. C’est ma nature
profonde à moi.
Malgré tous mes espoirs, ce soir,
ma lâcheté me rappelle à moi, je ne
changerai jamais tout à fait. Je suis en
bonne santé, j’ai toute la vie devant moi.
Elle non. Camille. Ma Camille. C’est du
passé. Elle est partie de toute façon. Je
crois que je devrais me faire une raison.
Je ne survivrai pas à une nouvelle
tentative. Je ne suis ni Dieu, ni magicien.
Je suis un homme parmi tant d’autres qui
essuie l’échec du couple, avec deux
adolescents dans son sillage.

199
Ce soir, je me couche en me sou-
haitant de faire mon deuil. Elle a voulu
partir. Il faudra poursuivre. Chacun sa
route. Moi aussi je suis lasse de me poser
cent mille questions. Moi aussi je
déraille. Moi aussi je suis un abîmé et
j’ai droit au pardon. Au pardon suivi
d’actions. Moi aussi j’ai le droit de
détacher le wagon, de prendre une autre
direction. De reconstruire et de goûter au
bonheur à nouveau. Autrement.
Voilà, il m’aura fallu huit mois
sans toi.
Huit mois à te chercher quand nous
prenons une photo de famille Claire,
Noah et moi.
Huit mois à trouver les trois couverts un
peu bancals sur la table.
Huit mois pour rayer ton prénom sur la
boîte aux lettres.
Huit mois pour m’attribuer légitimement
la totalité du dressing.
Huit mois aussi pour acheter des pâtes au
blé, des yahourts au lait.
Huit mois pour comprendre ce qu’est ta
vie.

200
Huit mois pour accepter la réalité, ta
réalité. Celle d’être chaque jour
confronté, désenchanté, noyé, abîmé.
Parce qu’il n’y a pas d’autre issue que de
lutter, espérer, s’user jusqu’à tomber et
se résigner.

Et puis, renoncer.

201
202
PARTIE 6

CAMILLE

203
204
҉

Un jour de plus de mon absence

Je suis une toute petite reine qui


restera toujours un peu enfermée dans
une tour d’ivoire. Seuls Claire et Noah
en ont la clé.
Je suis un tournesol et je ne me
retourne que sur ce qui est essentiel. Du
lever du jour au tomber de la nuit, je suis
le soleil. Il est mon guide, mon objectif.
Je suis une écrivaine et chaque
jour, sur mon carnet, j’écris la date et je
parle à Claire et Noah. Je ressens le
manque dans les moindres recoins de
mes chairs mais la nécessité de cette
séparation me paraît aujourd’hui
d’autant plus nécessaire. Je me suis
laissée détruire et je dois me reconstruire
totalement pour eux, pour moi.
Je suis presque un papillon ; la
métamorphose se poursuit. Un jour de

205
plus de mon absence, c’est un jour de
plus vers la victoire.

Depuis mon arrivée à La Lou-


vière, j’écris toutes les semaines à
maman et elle me répond d’une lettre
épaisse de deux feuillets que je
réceptionne chaque lundi. Ce rituel me
donne des forces. J’ai raconté cela à Tom
et à sa sœur, ils ont accueilli mon
sentiment de honte avec bienveillance, et
réfléchis à comment me faire profiter de
mes parents sans que la barrière du
silence ne nous empêche de garder de
vrais contacts. Je leur ai raconté que mes
parents m’avaient rendu une première
visite après mes deux premiers mois ici.
Nous n’avions pas pu parler, maman
avait écrit ce qu’elle pouvait sur un petit
carnet à reliure, mais elle s’était vite
fatiguée. Ils étaient repartis tôt, attristés
et moi également.
En connaissance de cet épisode,
Tom m’a proposé de jouer les
interprètes. J’ai sauté de joie et
virulemment sauté à son cou. Alors

206
aussitôt, me reculant, je lui ai précisé que
je ne cherchais pas d’amoureux. C’est
sorti tout seul. J’ai rougi et il a éclaté de
rire, parlant et signant en même temps
avec de belles grimaces, il m’a signifié
que je n’étais pas du tout son genre mais
alors, pas du tout. Il s’est lancé dans de
vraies confessions intimes. J’ai alors
appris qu’il était gai. Nous en avons
beaucoup parlé le soir même. Il est resté
manger, je l’ai écouté tisser son histoire
entre ses doigts.
J’aime beaucoup la langue de
signes, elle est très imagée. Elle dessine
autant les lignes du bonheur que celles
du malheur. Tom a un compagnon qui
s’appelle David, il ne le présentera
jamais à ses parents. L’éducation, la
mentalité, la surdité de sa maman. Tout
les oppose et tout est déjà bien assez
compliqué. David est patient, compré-
hensif. Il habite La Bresse. Ils se voient
là-bas. Chaque jeudi, il y dort prétextant
la sortie hebdomadaire entre copains. Je
comprends alors que d’autres gens

207
vivent eux aussi dans des prisons de
verre.

*****

Papa et maman arriveront samedi


midi, ils dormiront ici pour que nous
puissions passer du temps ensemble et
qu’ils ne fassent pas toute la route le
même jour. Et puis, samedi c’est mon
anniversaire et bien loin de l’envie de le
fêter, j’éprouve quand même un profond
plaisir à pouvoir passer ce jour avec ceux
qui m’ont fait naître. J’ai informé Tom et
Laure pour mon anniversaire. Moi qui ne
me confie jamais, j’ai surpris un air ravi
et étonné sur leur visage. Ils ne savent
toujours rien de ce qui m’a amenée ici.
Ils savent que je suis malade mais que
mon cadre de vie à Remiremont m’a
permis de remonter la pente. C’est tout.
Je pense qu’ils ne sont pas dupes. Ils
doivent bien se douter que quelque chose
de grave a fait péricliter ma vie pour me
larguer en plein milieu des Vosges.

208
Quand bien même, ils ont le respect de
ne rien demander. Quand mes parents
seront là et qu’ils traduiront leurs
paroles, je sais que certains robinets
s’ouvriront. Sans doute des prénoms
illumineront des secondes suspendues
entre les lèvres et les dessins des doigts.
Il faudra signer Claire, Noah. Deux
prénoms qu’ils risquent de découvrir
mais dont je sais qu’ils prendront soin.
J’ai proposé à Tom d’inviter Da-
vid. Il a immédiatement refusé puis s’est
ravisé en m’embrassant sur la joue. Il
m’a signé un « merci mocheté !» et j’ai
ri. Sincèrement ri.

Je suis sortie du travail complè-


tement vidée. Je suis passée faire des
courses pour ce week-end et il est dix-
huit heures quand je m’affale dans le
canapé. Claire et Noah ne me quittent
jamais. Au centre aujourd’hui, nous
avons accueillis un adolescent de
quatorze ans. Il est sourd depuis deux
ans et il est enfin accueilli auprès de
nous chaque mercredi. Je suis chargée de

209
l’aider dans ses devoirs et le reste de la
journée, il le passe avec un kinésithéra-
peute et un orthophoniste. Ses mercredis
ne sont pas très amusants. Je me
demande ce que font Claire et Noah ? Ils
sont si loin. J’espère qu’ils continuent à
penser à moi autant que je pense à eux.
Chaque soir, je prie pour que
Dieu remplisse leur cœur d’amour plutôt
que de haine.

*****

Le week-end a été formidable. Je


n’aurais jamais pensé dans ma pénitence
pouvoir respirer un élan de bonheur
aussi pur. Papa et maman ont été ravis de
leur parenthèse vosgienne. Nous avons
mangé tous les six samedi midi. David
est une véritable pipelette qui a tenu
papa et maman en haleine et leur a
raconté les Vosges sous toutes leurs
coutures. Nous avons profité du temps
ensoleillé pour aller marcher, faire le
tour du lac. Et le soir, nous avons partagé
une fondue traditionnelle. Adaptée à

210
mon régime alimentaire qui plus est.
Laure a pensé à tout. La soirée s’est
achevée tard, papa et maman avaient
apporté un gâteau d’anniversaire et mes
hôtes ont respecté la pudeur qui
m’entoure encore. On n’a pas soufflé de
bougies, pas entonné de joyeux
anniversaire non plus, mais j’ai été
entourée de regards bienveillants, de
signes porteurs d’amour et d’affection.
Maman a appris à dire je t’aime ma fille,
papa s’est contenté du B à Ba. Bonjour,
merci, oui, non. On a ri. Et je me suis
couchée avec un espoir inopiné. Maman
a gardé ce moment pour la fin. Juste
avant de partir dormir, elle m’a tendu
son téléphone. Mon cadeau
d’anniversaire, elle m’a dit. J’ai lu le
message.
Coucou Mamie, c’est
l’anniversaire de maman aujourd’hui.
Papa dit que tu dois savoir où est
maman alors si c’est vrai, peux-tu lui
souhaiter un joyeux anniversaire de
Noah et moi. Lui dire qu’on l’aime. Que
j’ai toujours son cœur avec moi. Je le
garde dans mon cœur. Elle comprendra.

211
Ce message a pulvérisé mon
cœur. Il m’a anéanti et comme un
électrochoc après plusieurs jours de
coma, mon cœur s’est remis à battre et
j’ai ouvert les yeux sur le monde ; Mon
vrai. J’ai plongé dans ce secret profond
que nul ne connaît. J’ai touché la racine
de la racine, J’ai vu le bourgeon du
bourgeon et découvert le ciel du ciel de
l’arbre appelé Vie qu’E.E. Cummings
dépeint si bien. Celui qui croît plus haut
que l’âme ne saurait l’espérer ou l’esprit
le cacher. Je l’ai profondément ressenti
dans le manque de mes amours. Tapie,
au plus profond de moi, cette merveille
qui maintient les étoiles éparses et qui
n’attendait qu’un nouveau printemps
pour renaître. L’envie de vivre
désespérément, incurablement,
irrémédiablement. Vivre, jouir de tout,
aimer sans limite.

212
҉

Au-dessus des nuages

Six mois plus tard.

Ma maison est ce qu’elle est. Elle


est un peu comme moi, cabossée avec un
certain charme pour qui veut voir le bon
dans chaque chose, le merveilleux dans
l’infime. Elle n’est pas prétentieuse,
c’est une petite maison de campagne aux
pierres usées, au sol et aux fenêtres
d’antan. Son jardin est chargé de fleurs
qui se sont données le droit d’exister. De
mauvaises herbes appréciées à leur juste
valeur par les insectes et où se glissent
quelques couleuvres en été. Il y a quatre
chats paresseux et un Cavalier King
Charles qui me réconcilie avec ce
prénom épris de souvenirs bons et
mauvais. Chaque soir, au retour de ma
marche, je m’assois sur le banc, et je les
attends. Claire a eu 16 ans hier. J’espère

213
du plus profond de mon cœur, qu’un
jour, elle viendra. Elle sait où j’habite.
J’attends sa majorité comme un miracle,
il me faut encore de la patience. Et peut-
être même encore des années de
patience. En tout cas, depuis au-
jourd’hui, elle est encore un peu plus
grande, un peu plus libre de ses
décisions.

La nuit est tombée, il fait frais et


mon châle ne suffit plus à me maintenir
au chaud. Je rentre. Spleen me suit, ses
oreilles traînantes sur le sol. Il aboie, pas
décidé à me suivre. Je le rabroue, le
supplie de laisser tomber. Il est trop tôt
pour qu’elle vienne sans doute et puis
peut-être a-t-elle renoncé. Moi je ne
renoncerai jamais, j’ai toute la vie pour
les attendre, elle et Noah.

Le jour s’est levé, le facteur


m’attends devant le petit portail en bois.
Dans un rudiment de langue des signes,
il me dit que j’ai du courrier. Je lui
indique que je descends. Patrick s’est

214
habitué à la langue des signes depuis
mon arrivée, il trouve ça intéressant.
Patrick place sa main sur son
menton. « Bonjour ». Puis index et
majeurs tendus dans ma direction, il me
demande : « ça va ? » J’arrondi mon
pouce et mon index : « ça va. » Il me
tend le courrier en question. Une jolie
carte de Madère. Je la retourne et je
pleure, cherchant les marches d’escaliers
pour m’assoir. C’est Claire. Son écriture
m’émeut. Les courbures de ses s et de
ses m à deux pattes n’ont nullement
changé. Certaines choses restent intactes.

Je pense très fort à toi Maman


Et je t’aime de tout mon cœur.

Une seule phrase comme un pan-


sement autour du cœur, comme un
collier autour de mon cou. Je souris et je
relis ses mots milles fois au moins.
Et puis il y a aussi cette lettre de
ce centre hospitalier universitaire de
Lyon. C’est Tom qui a insisté pour que je
consulte à nouveau pour ma surdité. A

215
mon travail aussi, ils n’ont arrêté de
targuer que la médecine avançait. Qu’il
fallait passer des tests à nouveau. J’ai
accepté d’appeler. Voilà, j’aurais une
consultation avec un professeur réputé
dans ma pathologie. Je n’en attends rien.
Il y a longtemps que je me suis faite une
raison.

*****

J’étais persuadée de tout savoir.


Mais on ne sait jamais ce que nous
réserve le destin. Je me suis rendue à ce
premier rendez-vous au CHU de Pierre-
Bénite puis à un deuxième rendez-vous
et quatre mots de la bouche du
Professeur Oto-rhino-laryngologiste sont
venus bousculer toute ma vie.
« La surdité est réversible ».

J’ai été opérée vingt jours plus


tard. On m’a greffée une prothèse
destinée à remplacer un osselet défaillant
de la chaîne auditive. Ici, la médecine

216
avait trouvé la faille dans le diagnostic
précédent. La tumeur n’était pas la cause
de ma surdité et ce Professeur très
reconnu dans le milieu l’avait détecté
dès les premiers examens. Il avait
évoqué une otospongiose sévère,
préconisé une chirurgie de reconstruction
ossiculaire. Je n’ai pu m’empêcher de
penser que j’avais bien fait de fuir Saint-
Martin. Aujourd’hui, le destin me
prouvait que la qualité des soins dont
j’avais besoin était accessible
uniquement ici et la qualité de mon
avenir en dépendait. J’avais abandonné
ma famille, j’avais osé tenter
l’impensable, j’avais fait le choix de
l’inacceptable. J’avais tenté ma chance
de pouvoir vivre dignement dans un
droit fondamental et j’en étais ressortie
amnistiée.

J’ai été exhaussée, miraculée.


Peu importe le terme qu’on choisit. Le
suivi a été long mais les effets
immédiats. Psychologiquement, il m’a
fallu plus de temps. Le corps jouissait du

217
moindre son entendu alors que le mental
pleurait encore la longue nuit de l’hiver.
Pourtant, la vie pouvait reprendre et moi
m’émerveiller de tout et de rien. Du
murmure du vent, des longues
discussions, des notes chantantes des
oiseaux, et bientôt, des deux chants les
plus extraordinaires de la Terre. Un vieil
adage stipulant qu’un bonheur n’arrive
jamais seul.

Je crois qu’il faut se faire con-


fiance. Apprendre le rapport au temps.
Savoir se détacher du trousseau. Fuir.
Changer de point de vue. Renoncer. Se
perdre. Mourir pour mieux renaître.

La clé je vous le disais, c’est le


détachement. Dans toute son objectivité,
sa subtilité et sa relativité. Oser cette
folie qui nous pousse d’instinct à aller
vers ce qui nous convient, même si l’on
ne veut pas l’entendre, même si les
codes nous retiennent. Même si la peur
fait barrage. Quitte à nous rendre sourd,
il faut oser le déséquilibre car

218
n’inéluctable n’existe que dans
l’immobilité.
Se détacher. Prendre de la hau-
teur.
En vérité, au-dessus des nuages,
il fait toujours beau.

219
҉
Le rugissement du silence

Dix jours plus tard, Spleen est


sorti avant moi, il a sauté par la fenêtre
de la cuisine, je me suis demandée ce qui
lui prenait et puis mon cœur a espéré
parce que moi aussi j’avais entendu le
bruit du portillon. J’ai regardé dehors et
je l’ai vue. Elle a levé la main, posé ses
quatre doigts sur son menton, puis de
son index, elle a tapoté deux fois sur
l’arrête de son nez : « bonjour maman ».
J’ai lâché mon torchon et ma
tasse et j’ai couru dehors. Entourant son
corps de jeune femme, humant le parfum
de ses cheveux et derrière elle, assis sur
le banc, il m’a regardé avec ses grands
yeux bruns. Noah. Mes enfants. Ma vie.
Ma revanche.
Mon corps s’est fissuré de toutes
parts, laissant éclater une lumière, une
chaleur, une effluve que je n’avais
jamais ressenties, comme une graine

220
enfouie dans un hiver trop long et qui
enfin, détectant les premières lueurs du
printemps, germe et sors de terre. Une
éclosion.
Ils étaient enfin là, devant moi
mes deux trésors, dans leur promesse
d’amour invincible. Ils étaient revenus
pour tout ce que l’on s’aime.

Et puis derrière eux, au coin de la


rue, adossé à la voiture, la timidité
ancrée, dans la distance qui s’était
brodée, il y avait Charles qui attendait un
geste de moi. Un geste d’amour dans
l’insurmontable, dans cette séparation
qui faisait encore de nous un tout. Dans
les plaies béantes qui écartent et qui se
réparent formant des cicatrices
éternelles, des passerelles au travers des
nuages, dans la lumière et sous la pluie.
Des remparts à la symphonie des éclairs.
J’avais réussi.
Je n’avais pas seulement fait
trembler le silence.

Je l’avais fait rugir.

221
REMERCIEMENTS

Ceci est une fiction mais à


quelques écarts près, à beaucoup
d’inventions nonobstant, à des années-
lumière de Camille et de Charles, il y a
toi, mon chat, mon chéri, mon Mamour,
celui qui me rappelle quand je renonce,
qu’il fait toujours beau au-dessus des
nuages.
A toi qui me tends la main depuis
vingt ans dans mes jours sombres et dans
la clarté de tous nos espoirs renaissants.

Je t’aime.

222
J'aurais préféré pour toi, Juste
inverser le cour des choses, J'aurais
aimé, et toi, Une main tendue, une rose.
J'aurais aimé de toi, La certitude d'un
geste, Simplement quand ça n'va pas, Ne
pas se fuir comme la peste […] J'aurais
préféré ma foi, Eviter nos sombres
démences, Et mainte et mainte foi,
Oublier d'partir en vacances. En
vacances de toi, Et comme l'amitié nous
rattrape, Nous rattrape à chaque fois,
Autant tenir quand ça dérape […] Tenir
le cap, sauver les murs, Courir sans
m'arrêter, Ne pas frissonner sous
l’armure […] J'aurais aimé tu sais, Eviter
nos fausses mesures, J'aurais même
préféré, De nous une lettre d'injures
J'aurais voulu parfois, Oui t'étrangler au
quatre vent, Te serrer dans mes bras, A
ça je l'ai voulu souvent.
Ils en étaient déboussolés, De
voir que l'on tenait quand même, Et nous
les premiers étonnés, De récolter ce que
l'on s'aime.

Ce que l'on s'aime – Tryo

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Tous droits déposés – copie interdite

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