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Marie NICOLLE
PREMIÈRE PARTIE
L’ADMISSIBILITÉ DU DROIT AU CRÉDIT
DEUXIÈME PARTIE
L’ADMISSION DU DROIT AU CRÉDIT
1. Un droit sans passé juridique. Le droit au crédit n’existe pas. A l’heure actuelle, nul
n’a le droit d’exiger d’une banque la mise à disposition des fonds nécessaires à la réalisation
de son projet. L’idée du droit au crédit n’a d’ailleurs pas d’histoire. A vrai dire, jusqu’à la
Révolution de 1789, la question ne pouvait même pas se poser, étant donné que le prêt à
intérêt, figure emblématique du crédit, était interdit.
C’est ainsi que PLATON1 et ARISTOTE2 qualifièrent le prêt à intérêt d’institution
contre nature. Il fut ensuite condamné par les Pères de l’Eglise3 et le droit séculier, en premier
lieu par CHARLEMAGNE en l’an 789 dans l’admonitio generalis. Les Scolastiques, et
notamment SAINT THOMAS D’AQUIN, confirmèrent cette interdiction, mais reconnurent
au prêteur le droit d’être indemnisé du préjudice subi par la privation temporaire de son
argent4. A cette même époque, les premiers Monts de Piété se développèrent et furent
autorisés à prélever un faible intérêt destiné à couvrir leurs frais de fonctionnement.
Ultérieurement, le prêt à intérêt fut autorisé en Hollande et en Angleterre notamment,
sous l’influence des idées de CALVIN.
1 PLATON, Les lois, Livre V, XII : « On ne prêtera pas à intérêts, sinon, il sera permis à l'emprunteur de ne
rien rendre du tout, ni intérêts, ni capital ».
2 ARISTOTE, Politique, 1258b, Gallimard, coll. tel, p. 25, n° 5 : « Aussi a-t-on parfaitement raison d’exécrer
le prêt à intérêt, parce qu’alors les gains acquis proviennent de la monnaie elle-même et non plus de ce pour quoi
on l’institua. La monnaie n’a été faite qu’en vue de l’échange ; l’intérêt, au contraire, multiplie cet argent même ;
c’est de la là qu’il a pris son nom (tokos), parce que les êtres produits sont leurs parents, et l’intérêt est de
l’argent ; aussi l’usure est-elle de tous les modes d’acquisition le plus contraire à la nature ».
3 Ces derniers invoquaient « l’Exode, où le prêt à intérêt est proscrit entre Hébreux, et Saint-Luc (VI, 35) qui
affirme que le Christ dans son Sermon sur la montagne a déclaré : “Mutuum date nihil serpentes”. On n’a rien à
espérer de plus d’un prêt que la restitution de la chose, parce que le temps n’appartient qu’à Dieu : il ne peut être
l’objet de spéculations. Seuls les intérêts moratoires sont permis » (D. DEROUSSIN, Histoire du droit des
obligations, Economica, 2e éd., 2012, p. 284). Il est à noter que la prohibition du prêt à intérêt se retrouve dans
les religions juive (v. par ex. dans l’Ancien Testament, Deutéronome, XXIII, 20-21 : « Tu ne prêteras pas à
intérêt à ton frère, qu’il s’agisse d’un prêt d’argent, ou de vivres, ou de quoi que ce soit dont on exige intérêt. A
l’étranger tu pourras prêter à intérêt… ») et musulmane (v. par ex. dans le Coran, Sourate 2, La Vache,
276 : « Ceux qui avalent le produit de l’usure se lèveront au jour de la résurrection comme celui que Satan a
souillé de son contact… »). La finance islamique semble toutefois autoriser la rémunération d’un crédit dès lors
qu’elle est liée au risque couru dans l’opération financée. En tout état de cause, le contrat de crédit doit porter sur
un actif tangible. Pour une présentation de la finance islamique, cf. N. MATHEY, « La prise en compte des
déterminants religieux dans la relation bancaire », RDBF 2012, dossier 13.
4 SAINT-THOMAS D’AQUIN, Somme théologique, IIIe Partie, Question 78.
En France, DU MOULIN proposa de distinguer les usures légitimes et illégitimes : « sont
mauvaises celles qui portent injustement atteinte aux intérêts de l’emprunteur, ce qui n’est
sans doute pas le cas s’il n’est pas un prodigue ou s’il a emprunté pour les besoins de son
commerce »5. Sa position fut fermement critiquée par BODIN et la Contre-Réforme réaffirma
la prohibition de l’intérêt. Un siècle plus tard, DOMAT puis POTHIER défendirent à nouveau
l’illégitimité de l’intérêt. Pour DOMAT, il était « contraire à la loi divine, au droit naturel, à la
justice et à l’équité », tandis que pour POTHIER, le prêt de consommation était
nécessairement « un contrat de bienfaisance »6.
Jean LE CORREUR, dans son Traité de la pratique des billets entre les négociants
(1682), et, un siècle après lui, TURGOT, dans son Mémoire sur le prêt d’argent (1770), se
démarquèrent cependant de la position de leurs prédécesseurs.
Le premier proposa de distinguer le prêt productif, susceptible de rémunération, du prêt à
la consommation, lequel devait être nécessairement gratuit. Quant à TURGOT, il assimila « le
prêt d’argent à intérêt à une location », de sorte que l’intérêt se présentait « comme les fruits
produits par le capital loué »7.
Jean LE CORREUR scandalisa mais TURGOT séduisit. Il faut dire que les « progrès de
l’économie, en particulier [ceux] du grand commerce, et la nécessité où l’Etat se trouv[ait]
d’emprunter sans cesse de l’argent », favorisèrent la réception de ses idées8. En 1776,
TURGOT créa la Caisse d’escompte, chargée d’escompter les lettres de change et autres
effets de commerce ainsi que d’octroyer des crédits à l’Etat9. Puis les décrets des 3 et 12
octobre 1789 levèrent la prohibition du prêt à intérêt et instaurèrent un taux légal. En 1804, le
Code civil consacra cet acquis dans ses articles 1905 et 1907.
France.pdf.
9 Sur l’histoire de la Caisse d’escompte, v. not. J.-B. Léon SAY, Histoire de la caisse d’escompte, 1776 à
2
aggravée par les souvenirs traumatisants de la banqueroute de Law et de la faillite des
Assignats »10. On conçoit que, dans ces conditions, l’idée d’un droit au crédit n’ait pu germer.
Pourtant, le développement économique et industriel ne tarda pas à révéler la carence en
instituts de crédit et l’insuffisance de la circulation de numéraire. Les banques prirent leur
essor et il parut nécessaire d’organiser le crédit11. Dès la seconde moitié du XIXe siècle, on se
mit à débattre « du crédit public et du crédit à la grande industrie ou au grand commerce,
tandis que les petits crédits étaient laissés aux notaires, au Mont de Piété ou aux divers
intermédiaires et usuriers »12. Puis, en raison du « développement de la petite propriété avec
la formation d’une sorte d’élite agricole et artisanale (…), la question du crédit se [trouva] liée
à celle de la propriété et du travail »13.
SAINT-SIMON et les saint-simoniens illustrent tout particulièrement un fort courant de
pensée favorable à l’organisation démocratique du crédit. ENFANTIN, disciple de SAINT-
SIMON, soutint que, « dans une société où les uns possèdent des instruments d’industrie sans
avoir la capacité ou la volonté de les mettre en œuvre, et où d’autres, qui sont industrieux, ne
possèdent pas d’instruments de travail, le crédit doit avoir pour but de faire passer le plus
facilement possible ces instruments des mains des premiers qui les possèdent dans celles des
seconds qui savent les mettre en action »14. A sa suite, « les saint-simoniens attach[èrent]
l’édification du “nouveau christianisme” au développement symétrique du crédit et ils
firent du crédit une « vertu sociale »15.
On ne peut manquer d’évoquer également PROUDHON et son projet inachevé de
Banque du Peuple, qui résumait ainsi les principes devant y présider : « Le premier de ces
principes, c’est que toute matière première est fournie gratuitement à l’homme par la nature. Il
s’en suit comme conséquence que tout produit vient du capital, et réciproquement que tout
10 O. CHAÏBI, « Entre crédit public et crédit mutuel : un aperçu des théories du crédit au XIXe siècle »,
Romantisme, Revue du dix-neuvième siècle, 2011, n° 151, éd. Armand Colin, p. 53. Sur la banqueroute de LAW
et la faillite des Assignats, v. not. GALBRAITH, L’argent, éd. Gallimard, coll. Folio Histoire ; Ch. RIST,
Histoire des doctrines relatives au crédit et à la monnaie, de John LAW à nos jours, Dalloz, 2e éd., 1951.
11 V. sur ce point, P.-C. HAUTCOEUR, « Les transformations du crédit en France au XIXe siècle »,
Romantisme, Revue du dix-neuvième siècle, 2011, n° 151, éd. Armand Colin, p. 23 et s. ; A. PLESSIS, « Histoire
des banques en France », http://www.fbf.fr/fr/files/88AFWG/Histoire_banques_France.pdf.
12 O. CHAÏBI, art. préc., p. 58.
13 Ibid.
14 B.-P. ENFANTIN, Economie politique et politique : religion saint-simonienne, éd. Bureau du Globe,
1831, p. 45.
15 J.-M. THIVEAUD, « “Industrie bancaire” “vertu sociale du crédit” “puissance morale de l’argent” »,
Revue d’économie financière, 1993-4, p. 542. L’auteur explique que « le paradigme de l’industrie bancaire,
fleuron du système industriel tout entier, devient ainsi progressivement la référence pour tous les
développements ultérieurs. Il sert d’abord au décollage de la société industrielle, à la transformation politique et
sociale de la Terre, il va s’intégrer aussi aisément dans le prochain programme de la religion universelle » (Ibid.,
p. 549).
3
capital est improductif. Le deuxième principe, c’est que toute opération de crédit se résout en
échange. La conséquence naturelle, c’est que la prestation des capitaux et l’escompte des
valeurs ne peuvent et ne doivent donner lieu à aucun intérêt. Il suit de ce qui précède que la
Banque du Peuple, ayant pour base la gratuité du crédit et de l’échange, pour objet la
circulation des valeurs, pour moyen le consentement des producteurs et des consommateurs,
peut et doit opérer sans capital »16.
On le voit, SAINT-SIMON comme PROUDHON plaçaient le crédit au centre de leurs
projets de société. Pour cette raison, ils auraient pu concevoir que le crédit soit l’objet d’un
droit. Il reste qu’ils n’ont abordé la question du crédit que sous l’angle de son organisation
politique et économique. Leur réflexion était indissociable d’un programme de révolution
sociale, dont le caractère utopique explique, sans doute, qu’il n’ait pas abouti, du moins sous
la forme qu’ils imaginaient17.
social, p. 286. V. égal. O. CHAÏBI, Proudhon et la Banque du Peuple, éd. Société des écrivains, coll.
Connaissances et savoirs, p. 34, 41 et 42, citant des extraits du Bulletin de la République (« La confiance, c’est le
crédit, c’est l’essor donné à l’industrie et au commerce qui viennent de traverser une crise pénible ; c’est le
premier mobile de la prospérité publique et privée, c’est la première garantie permanente de cette France que
nous aimons tous d’une affection si pure, et pour le Salut de laquelle aucun de nous n’hésiterait à sacrifier sa
vie ! »), de La République (« L’organisation du crédit, seule, peut produire cette grande et pacifique révolution
(…) L’institution judiciaire est partout, que partout soit l’institution financière ») et de la Déclaration au peuple
du 7 novembre 1848, Programme socialiste présenté entre autre par la Révolution démocratique et sociale
(« C’est par les bonnes institutions de crédit que l’Etat peut assurer le droit au travail et réaliser les promesses de
la révolution de février. Ici tout est à faire. Sans discuter maintenant aucun des projets proposés, nous disons que
l’Etat doit intervenir dans les rapports du capital avec le travail, et se faire régulateur du crédit. Le crédit privé,
qui cause, quand il est seul, des désastres périodiques et d’incessantes iniquités, doit être modéré et complété par
un vaste crédit social, établi, non dans l’intérêt de quelques-uns, mais au profit de tous »).
17 V. sur ce point J. SAINT-SERNIN, « Le microcrédit- une arme associative contre la pauvreté », Corpus.
Revue de philosophie, Univ. Paris X / Centre d’études d’histoire de la philosophie moderne et contemporaine,
2004, n° 47, p. 287 et s. L’auteur relève que « les idées de Proudhon sur la banque survivent partout dans les
Crédits mutuels, dans les activités financières des sociétés mutualistes, dans les Building Societies, les Friendly
Societies, dans les centres de distribution coopératives » ainsi qu’à travers l’action des associations de
microcrédit. Un lien a également été établi entre la Banque du Peuple de Proudhon et les systèmes d’échanges
locaux (v. not. http://www.selidaire.org/spip/spip.php?article468).
18 V. notamment R.-M. GELPI et F. JULIEN-LABRUYERE, Histoire du crédit à la consommation, éd. La
découverte, 1994.
4
entreprendre et développer une activité. Le crédit est l’un des moteurs de l’économie »19. Il
« permet les échanges », « stimule la production », « est créateur de monnaie »20. En bref, le
crédit « est le moyen et la condition de l’activité économique »21.
Il apparaît pourtant que de nombreuses personnes sont privées d’accès au crédit. Ce
phénomène, difficilement mesurable en l’absence de données précisément chiffrées, concerne
aussi bien les particuliers que les entreprises22.
S’agissant tout d’abord des particuliers, on estime qu’ils sont 20 à 30% à être exclus du
crédit à la consommation23. Il s’agit notamment de « ceux dont les revenus sont irréguliers ou
d’origine inhabituelle, et [de] ceux dont les emplois sont précaires »24. Les jeunes sont tout
particulièrement concernés puisque 75% d’entre eux « entrent sur le marché du travail avec
un CDD »25.
S’agissant ensuite des entreprises, il semble que le phénomène d’exclusion touche
principalement les très petites entreprises, c’est-à-dire celles « de moins de 10 personnes avec
un chiffre d’affaire ou un total de bilan n’excédant pas 2 millions d’euros »26. Il concerne
Domat, 10e éd., 2013, n° 1: « dans nos sociétés contemporaines, sans argent, il n’est pas possible de développer
une quelconque activité ».
22 Rapport du groupe de travail « Inclusion bancaire et lutte contre le surendettement », présidé par F.
SOULAGE, nov. 2012, p. 21. V. égal., G. GLOUKOVIEZOFF, « Peut-on chiffrer l’exclusion bancaire ? »,
Rapport moral sur l’argent dans le monde, 2004-2005, p. 1 et s. L’exclusion bancaire concerne tant les
personnes ne disposant pas de compte en banque que celles n’ayant pas accès au crédit. Outre l’exclusion
imposée, l’auteur souligne l’existence d’un phénomène d’auto-exclusion.
23 V. CHOCRON, « Crédit à la consommation, la crise oblige les acteurs à repenser leur offre », Les Echos,
137.
25 Rapport du groupe de travail « Inclusion bancaire et lutte contre le surendettement », présidé par F.
du financement des entreprises et la Médiation nationale du crédit aux entreprises, M. RAMEIX relève que « les
problèmes de restrictions d’accès au crédit concernent davantage les entreprises de moins de 10 salariés »,
(http://www.economie.gouv.fr/files/files/directions_services/mediateurducredit/pdf/Rapport_Financement_TPE_
5
notamment les TPE en création et donc sans historique de crédit, celles « qui n’ont pas de
réputation, qui opèrent sur des marchés en forte croissance ou, plus généralement, dont les
marchés sont méconnus »27. Il est à noter que, bien souvent, les TPE ne bénéficient pas
davantage du crédit des fournisseurs. Pourtant, leur accès au crédit constitue un enjeu de
taille. En effet, elles représentent « plus de 95% des entreprises françaises » et « réalisent plus
de 20% de la valeur ajoutée et de l’emploi du total des entreprises28.
_2011.pdf, p. 26). Comme le souligne le Rapport, l’évaluation de l’accès au crédit des plus petites entreprises est
particulièrement difficile en raison de « l’absence de données statistiques fiables et homogènes » (p. 37). En
effet, la Banque de France n’analyse pas l’évolution des crédits inférieurs à 25 000 euros. Or les TPE souscrivent
principalement des crédits inférieurs à ce montant. En 1996, le Commissariat au Plan (actuel Commissariat
général à la stratégie et à la prospective) avait établi que 90% des TPE n’avaient pas accès au système bancaire
(v. sur ce point, I. GUERIN et D. VALLAT, « Très petites entreprises et exclusion bancaire en France : les
partenaires associations-banques », Revue d’économie financière, 2000, vol. 58, p. 151 et s., spéc. p. 151).
27 M. DIETSCH, art. préc., p. 136-137.
28http://www.economie.gouv.fr/mediateurducredit/pierre-moscovici-confie-a-jeanne-marie-prost-mission-
sur-financement-des-tres-peti.
29 V. en ce sens, M. DIETSCH, art. préc., p. 138. A cette raison doit être ajoutée la contrainte de rentabilité
pesant sur les établissements de crédit (G. GLOUKOVIEZOFF, « Peut-il exister un droit au crédit pour les
particuliers ? », art. préc., p. 486-487).
30 Avant la création de ces microcrédits, le Crédit agricole (via les Points passerelles) et la Caisse d’épargne
(via les Parcours confiance) avaient mis en place des structures mettant les personnes rencontrant des difficultés
bancaires en relation avec des conseillers chargés de « faire le bilan de leur situation et rechercher avec elles une
réponse à leurs problèmes » (G. GLOUKOVIEZOFF, « Peut-il exister un droit au crédit pour les particuliers ? »,
art. préc., p. 494).
31 Banque de France, Rapport annuel de l’Observatoire de la microfinance, 2012, p. 10.
6
Les résultats obtenus sont encourageants. Dans une étude menée en 2010, la Fédération
nationale des caisses d’épargne a ainsi relevé « une amélioration de la situation d’une grande
majorité des emprunteurs, le retour à l’emploi d’un emprunteur sur deux, ou encore une
amélioration de la situation budgétaire des bénéficiaires dans 60 % des cas »32. Fin 2012, le
taux de sinistralité (c’est-à-dire le nombre de cas ayant nécessité la mise en œuvre de la
garantie du fonds de cohésion sociale créé par la loi précitée du 18 janvier 2005) était de
5, 38 % (contre 4, 39% en 2011). Il apparaît que ce bon résultat est en grande partie lié à
l’encadrement dont bénéficient les emprunteurs33.
Quant aux microcrédits professionnels, il s’agit de prêts d’un montant inférieur à 25 000
euros, accordés par un établissement de crédit ou une association spécialisée, en vue de la
création, de la consolidation ou du rachat d’une TPE artisanale ou commerciale34. En 2012,
ces microcrédits ont financé, dans 57% des cas, la création d’une entreprise pour un montant
moyen de 9 220 euros. Ils ont été consentis à des entrepreneurs individuels à responsabilité
limitée à hauteur de 39, 2% et à des auto-entrepreneurs à hauteur de 24, 5%35.
Les principaux acteurs du microcrédit professionnel sont des associations : France active,
Initiative France36 et l’ADIE37.
En 2012, France active et Initiative France ont respectivement financé 6 172 et 16 107
projets (ayant au total permis de créer ou de maintenir environ 45 000 emplois).
Entre 1988, date de sa création, et 2012, l’ADIE « a octroyé près de 119 000 microcrédits
pour un montant de 288 millions d’euros, ce qui a permis le financement de 110 068
entreprises »38. En outre, dans l’étude d’impact qu’elle a réalisée en 2013, l’ADIE a établi
que le taux de pérennité des entreprises créées à l’aide des microcrédits qu’elle a consentis est
de 70% au bout de deux ans d’activité et de 58% trois ans après39. Elle a aussi relevé
que « 84% des micro-entrepreneurs avaient un emploi, pour 63% d’entre eux grâce à la
2009 étaient en activité trois ans après leur création, 60% d’entre elles ayant connu en outre une augmentation de
de leur chiffre d’affaire (de 44%) sur la période »: cf. Rapport du groupe de travail « Inclusion bancaire et lutte
contre le surendettement », préc., p. 27.
7
poursuite de leur activité et pour le reste en qualité de salarié ou de créateur d’une nouvelle
entreprise »40.
En dépit de son succès, le microcrédit associatif n’est pas un remède suffisant à
l’exclusion du crédit. Sa généralisation ne semble pas envisageable en raison du « modèle
économique non pérenne » sur lequel il est fondé41. Il s’agit en effet « d’un dispositif
complexe (notamment pour les microcrédits bénéficiant d’une garantie du fonds de cohésion
sociale), coûteux et non rentable (les estimations tournent autour d’un coût de 1 000 euros
pour un microcrédit de 1 000 euros) »42.
En définitive, si une part importante de la population est aujourd’hui exclue des crédits
classiques, l’expérience du microcrédit révèle qu’elle serait parfaitement en mesure de les
rembourser, et que son inclusion aurait des retombées positives sur la situation économique
générale.
Il est dès lors légitime de s’interroger sur l’opportunité de garantir l’accès au crédit par
l’octroi d’un droit.
Seulement, un droit au crédit peut-il exister ?
F.-J. CREDOT et Y. GERARD ; Banque avril 1987, n° 471, p. 411, obs. J.-L. RIVES-LANGE ; Com. 21 nov.
2000, Bull. civ. IV, n° 178 ; RDBF mars-avril 2001, n° 2, p. 77, obs. F.-J. CREDOT et Y. GERARD.
44 Civ. 1ère, 3 juin 1997, Bull. civ. n° 181, Banque, sept. 1997, p. 88, obs. J.-L. GUILLOT ; RD bancaire et
bourse, 1997, p. 164, obs. F.-J. CREDOT et Y. GERARD ; Defrénois 1997, art. 36690, n° 148, p. 1349, obs. Ph.
DELEBECQUE ; Defrénois, 1998, art. 36719, note S. PIEDELIEVRE.
45 Th. BONNEAU, JCP G. 2006. II. 10175, note sous Ass. Plén., 9 oct. 2006.
8
l’ouverture d’un compte ou d’un plan épargne-logement46. A bien y regarder, nous sommes
donc ici très loin du droit au crédit conçu comme celui d’exiger l’octroi d’un crédit en
l’absence de tout engagement antérieur du banquier.
Dans un tout autre genre, on pourrait encore mentionner l’article L. 511-10, al. 4, du
Code monétaire et financier. Celui-ci dispose que, « pour fixer les conditions de son
agrément, l'Autorité de contrôle prudentiel peut prendre en compte la spécificité de certains
établissements de crédit appartenant au secteur de l'économie sociale et solidaire. Elle
apprécie notamment l'intérêt de leur action au regard des missions d'intérêt général relevant de
la lutte contre les exclusions ou de la reconnaissance effective d'un droit au crédit ». « Droit
au crédit », l’expression est lancée. Pour autant, la doctrine est unanime : il ne s’agit pas là
d’un droit subjectif au crédit.
M. STOUFFLET a relevé en ce sens que cet article « vise les seuls établissements de
crédit appartenant au secteur de l’économie sociale et il invite l’autorité chargée de la
délivrance des agréments à tenir compte de cette vocation particulière en ce qui concerne
l’agrément »47. L’auteur ajoute que « la formule “droit au crédit” doit s’entendre d’un droit à
une offre de crédit suffisante et adaptée pour tout secteur économique. Elle n’est pas la
reconnaissance d’un droit individuel qui viendrait supprimer ou même restreindre la liberté de
décision des établissements de crédit »48.
M. BONNEAU écrit dans le même sens que « l’article L. 511-10 al. 4 du CMF
n’envisage le droit au crédit qu’à propos de l'agrément bancaire et non dans une quelconque
relation de clientèle »49.
46 On retrouve cette même idée s’agissant de la responsabilité pour faute de la banque qui refuse un crédit
qu’elle s’était antérieurement engagée à consentir. Cette hypothèse est d’ailleurs précisément réservée par l’arrêt
Tapie (Ass. Plen., 9 octobre 2006, cité ci-dessous) qui prend soin de préciser que la liberté du banquier est
discrétionnaire « hors le cas où il est tenu par un engagement antérieur ». Il est à noter que la Haute juridiction
est allée plus loin en retenant la responsabilité d’une banque qui avait laissé croire qu’elle fournirait des crédits
avant de les refuser puis de les consentir partiellement en contrepartie d’engagements non prévus à l’origine
(Com., 31 mars 1992, Bull. civ. 1992, IV, n° 145 ; JCP E 1993. I. 302, n° 11, obs. Ch. GAVALDA et
J. STOUFFLET+ ). Dans cette espèce, il n’existait aucun engagement de la banque. Cependant, comme le relève
M. BONNEAU, c'est « moins le refus de crédit que l'apparence créée qui justifie le jeu de la responsabilité »
(Th. BONNEAU, JCP G 2006. II. 10175, note préc.).
47 J. STOUFFLET, « Le droit au crédit ? », art. préc., p. 209.
48 Ibid.
49 Th. BONNEAU, « Du droit au crédit », RDBF, n°1, janvier/février 2002, p. 4.
9
le banquier est libre de contracter comme de ne pas contracter50. Et les auteurs de renvoyer
unanimement à l’arrêt « Tapie », érigé en véritable sanctuaire de la liberté contractuelle en la
matière.
Dans cette décision rendue le 9 octobre 2006 au visa des articles 1134 et 1147 du Code
civil, l’Assemblée Plénière de la Cour de cassation a affirmé que « le banquier est toujours
libre, sans avoir à justifier sa décision qui est discrétionnaire, de proposer ou de consentir un
crédit quelle qu’en soit la forme, de s’abstenir ou de refuser de le faire »+ 51. Formulation
incisive, formulation dissuasive…
50 Par ex., Th. BONNEAU, Droit bancaire, op. cit., n° 490 ; S. PIEDELIÈVRE et E. PUTMAN, Droit
bancaire, Economica, 2011, n° 369 ; R. ROUTIER, Obligations et responsabilité du banquier, Dalloz Action
2011-2012, 3e éd., 311.11 ; A. PRÜM, P. LECLERC et R. MOURIER, Relations Entreprises Banques, Francis
Lefebvre, 2e éd., 2003, n° 5510 ; Ch. GAVALDA et J. STOUFFLET, Droit bancaire, Litec, 8e éd., 2010, n°
534 ; G. DECOCQ, Y. GERARD et J. MOREL-MAROGER, Droit bancaire, Revue Banque éd., 2e éd., 2014,
n° 170.
51 Ass. Plen., 9 octobre 2006, Bull. civ., n° 11 ; JCP G 2006. II. 10175, note Th. BONNEAU ; JCP E. 2618,
note A. VIANDIER ; JCP E 2007. 1679. n° 19, note N. MATHEY ; Banque et droit janv./fév. 2007, n° 111, p.
25, obs. Th. BONNEAU ; D. 2006, p. 2525, obs. X. DELPECH ; D. 2006, p. 2933, note D. HOUTCIEFF ; D.
2007, pan., 758, obs. D. R. MARTIN ; RDBF nov.-déc. 2006, n° 6, p. 13, obs. F.-J. CREDOT et Th. SAMIN ;
RTD com. 2007. 207, obs. D. LEGEAIS ; RTD civ. 2007. 145, obs. P.-Y. GAUTIER. Des arrêts antérieurs,
quoique moins nets, s’étaient déjà prononcés en ce sens. La Cour de cassation avait ainsi jugé, dans un arrêt du
11 octobre 1994, que les dispositions relatives au refus de vente étaient inapplicables aux opérations de banque
et notamment aux opérations de crédit (Com., 11 oct. 1994, n° 92-13.947, Bull. civ. 1994, IV, n° 289 ; RD
bancaire et bourse 1994, p. 259, obs. F.-J. CREDOT et Y. GERARD). Elle avait également jugé, dans un arrêt
du 7 février 1995, que le Crédit agricole avait le droit de refuser les « prêts spéciaux » prévus réglementairement
en faveur des victimes de sinistres agricoles (Com., 7 févr. 1995, n° 93-11.880 ; Bull. civ. 1995, IV, n° 34 ; JCP
G 1995. IV. 844). Elle avait enfin considéré, dans un arrêt en date du 19 novembre 2002, qu'une banque pouvait
sans faute consentir un crédit à des entreprises concurrentes (Com., 19 nov. 2002, n° 99-20.828 ; Bull. civ., IV,
n° 167 ; Banque et droit 2003, n° 88, p. 61, obs. Th. BONNEAU). Pour une application récente de l’arrêt Tapie,
v. Com. 10 janvier 2012, n° 10-26.149, inédit, RDI 2012. 222 ; RTD com. 2012. 174, obs. D. LEGEAIS, (dans
cet arrêt, la Cour de cassation considère qu’« un accord de principe donné par une banque sous les réserves
d’usage implique nécessairement que les conditions définitives de l’octroi de son concours restent à définir et
obligent seulement celle-ci à poursuivre, de bonne foi, les négociations en cours ». On voit donc que si la banque
doit négocier de bonne foi, elle n’est pas obligée de formuler une offre).
10
pas. Le refus de contracter n’est qu’une manifestation de la liberté »52. Dans le même sens,
Mme FABRE-MAGNAN relève que « la liberté contractuelle est, comme la liberté syndicale
par exemple, une liberté positive mais aussi négative : la liberté de contracter ou de ne pas
contracter. Par le contrat, des obligations sont volontairement souscrites, et chacun peut donc
choisir de ne pas contracter »53. M. BÉNABENT va dans le même sens lorsqu’il écrit que « le
principe de l’autonomie de la volonté emporte que chacun est libre de contracter ou non,
d’accepter ou de refuser aussi bien le contenu d’un contrat que la personne d’un
cocontractant »54.
Si la référence à la liberté de contracter n’est pas surprenante, le caractère discrétionnaire
que l’Assemblée Plénière attache à la liberté du banquier suscite en revanche davantage de
réserve. A première vue, est discrétionnaire la prérogative dont l’exercice ne peut être remis
en cause ou contrôlé par le juge. Cependant cette présentation théorique est illusoire. La
notion de droit discrétionnaire divise la doctrine et donne lieu à des applications
contradictoires en jurisprudence. Dans ces conditions, une analyse approfondie de cette notion
ne paraît pas superflue. Comment justifier son existence ? Quels en sont les critères ? La
question est déterminante s’agissant de la reconnaissance d’un droit au crédit, dès lors que
l’appartenance de la décision de contracter du banquier à la catégorie des droits
discrétionnaires en constitue le principal obstacle.
Enfin, il convient de s’intéresser de plus près aux deux caractéristiques du contrat de
crédit que sont l’intuitus personae et la confiance. En effet, la décision du banquier est
considérée comme discrétionnaire non seulement parce qu’elle relève de la liberté de
contracter ou ne pas contracter mais aussi parce que le contrat de crédit est conclu intuitu
personae et repose sur la confiance. Pourtant, on ne peut qu’être frappé par l’évolution de
l’intuitus personae et de la confiance. La relation bancaire, et notamment la relation de crédit,
est aujourd’hui dominée par les nouvelles technologies55. Scoring, fichiers des incidents de
paiement et de crédit et depuis peu, fichier positif : plus aucune étape de la relation de crédit
n’échappe au traitement informatisé des données. Irrésistiblement, l’intuitus personae et la
confiance ont perdu de leur subjectivité. Une nouvelle question surgit : l’objectivation des
52 F. TERRE, Ph. SIMLER et Y. LEQUETTE, Droit civil, Les Obligations, éd. Dalloz, coll. Précis, 11e éd.,
2013, n° 24.
53 M. FABRE-MAGNAN, Droit des obligations, t. 1. Contrat et engagement unilatéral, PUF, 3e éd., 2012, p.
57.
54 A. BENABENT, Droit civil. Les obligations, LGDJ, 13ème éd., 2012, n° 56.
55 V. en ce sens Th. BONNEAU, Droit bancaire, op. cit., n° 34 et s. ; Ch. GAVALDA et J. STOUFFLET,
11
caractéristiques phares de la relation de crédit rend-elle encore possible le rattachement de la
décision du banquier à la catégorie des droits discrétionnaires ?
L’informatisation des données de l’emprunteur soulève d’ailleurs un autre problème,
celui de la licéité de l’usage pouvant en être fait. Le crédit scoring est par définition un
procédé discriminant puisqu’il attribue à la demande de prêt des points positifs ou négatifs en
fonction des qualités présentées par le candidat et des informations qu’il a données. Or le droit
bancaire n’échappe pas à l’impératif de lutte contre les discriminations. L’évaluation de la
dignité de crédit de l’emprunteur doit impérativement tenir compte des discriminations
interdites, ce qui intéresse directement la question du droit au crédit. Un détour par le droit
canadien devrait nous en convaincre.
Depuis peu, le Canada interdit les discriminations fondées sur la condition sociale, c’est-
à-dire celles conduisant à attribuer à un individu une valeur « selon les perceptions sociales ou
les stéréotypes associés à des facteurs comme le revenu, la profession ou le niveau
d’instruction »56. Sur la base de cette interdiction, le Tribunal des droits de la personne du
Quebec a considéré que, en refusant de prendre en considération une demande de prêt
hypothécaire « au seul motif que [la demanderesse] était prestataire de l'aide sociale, la caisse
populaire discriminait à son endroit en raison de sa condition sociale »57. La caisse a par
conséquent été condamnée à réparer le préjudice moral tiré de l’atteinte à la dignité, la
réputation et l’honneur causé par le refus de prêt.
On le voit, l’impact d’une prise en compte de la condition sociale au titre des
discriminations interdites peut être important sur la distribution du crédit. En France, elle
impliquerait notamment de revoir l’ensemble du système de scoring puisque le banquier ne
pourrait plus intégrer au calcul de la notation les éléments ayant trait à l’identité sociale du
demandeur58. Or une telle évolution n’est pas inenvisageable. Depuis quelques années, le
législateur s’est engagé dans la protection des personnes économiquement et
56
D. ROMAN, « La discrimination fondée sur la condition sociale, une catégorie manquante du droit
français », D. 2013, p. 1914.
57 Tribunal des droits de la personnes du Quebec, « D’Aoust c/ Vallières et Caisse populaire du
effet d’améliorer le score obtenu par des célibataires ou concubins dont le statut social constitue un indice
d’instabilité. En effet, plusieurs études ont établi que le score actuellement obtenu par « des personnes mariées
est plus élevé que celui des célibataires, eux-mêmes mieux notés que les concubins sans enfants, les enfants
apportant dans tous les cas des points » (J. LAZARUS, « L’épreuve du crédit », Sociétés contemporaines, n°76,
p. 23).
12
socialement vulnérables59. Il a notamment instauré des mécanismes de lutte contre l’exclusion
sociale60. En outre, la HALDE, aujourd’hui remplacée par le Défenseur des droits, a déjà eu
l’occasion d’attirer l’attention des pouvoirs publics sur l’intérêt d’une « réflexion sur
l’intégration du critère de l’origine sociale dans la liste des critères prohibés et sur les
modalités de prise en compte des préjugés et stéréotypes dont souffrent les personnes en
situation précaire »61.
La lutte contre les discriminations et son action de concert avec celle contre les
exclusions présente ainsi de nombreuses potentialités s’agissant de l’accès au crédit62.
Au total, avant même d’avoir entrepris d’étudier l’environnement normatif de la décision
du banquier d’octroyer un crédit, de nombreux éléments invitent à penser que son caractère
discrétionnaire est loin d’être évident.
59 V. par ex. l’article 225-13 du Code pénal qui incrimine « le fait d’obtenir d’une personne dont la
vulnérabilité ou l’état de dépendance sont apparents ou connus de leur auteur, la fourniture de services non
rétribués ou en échange d’une rétribution manifestement sans rapport avec l’importance du travail accompli ».
V. égal. la loi du 6 juillet 2012 relative au harcèlement sexuel qui fait de la vulnérabilité économique et sociale
de la victime une circonstance aggravante.
60 D. ROMAN, « La discrimination fondée sur la condition sociale, une catégorie manquante du droit
2007 et modifié par l’ordonnance n° 2013-544 du 27 juin 2013. Le texte dispose qu’une « convention nationale
relative à l'accès au crédit des personnes présentant, du fait de leur état de santé ou de leur handicap, un risque
aggravé, est conclue entre l'Etat, les organisations professionnelles représentant les établissements de crédit, les
sociétés de financement, les entreprises d'assurance, les mutuelles et les institutions de prévoyance ainsi que des
organisations nationales représentant les malades et les usagers du système de santé agréées en vertu de l'article
L. 1114-1 ou représentant les personnes handicapées. Cette convention a pour objet : de faciliter l'assurance des
prêts demandés par les personnes présentant un risque aggravé en raison de leur état de santé ou d'un handicap ;
d'assurer la prise en compte complète par les établissements de crédit ou les sociétés de financement des
garanties alternatives à l'assurance ; de définir des modalités particulières d'information des demandeurs,
d'instruction de leur dossier et de médiation. Toute personne présentant, du fait de son état de santé ou de son
handicap, un risque aggravé bénéficie de plein droit de cette convention ».
13
résultats de la notation du prêt à l’entreprise qui en fait la demande (cf. art. L. 313-12-1 du
CMF issu de la loi n° 2009-1255 du 19 octobre 2009 et modifié par l’ordonnance n° 2003-544
du 27 juin 2013) ? L’explication n’est-elle pas le premier pas vers la motivation et partant le
contrôle de la légitimité de cette dernière?
En outre, la création, par un accord de place du 27 juillet 2009, d’un médiateur du crédit
pouvant être saisi par les entreprises auxquelles un crédit a été refusé n’a t-elle pas eu pour
effet d’atténuer la portée du caractère discrétionnaire de la décision de contracter du
banquier ? Si après avoir étudié le dossier, le médiateur estime que la demande de crédit était
légitime, il est chargé d’instaurer un dialogue avec la banque ayant opposé le refus afin de
l’inciter à revoir sa position. Certes, le médiateur n’a pas le pouvoir de forcer la banque à
contracter ; mais il n’en reste pas moins que son intervention témoigne d’un fléchissement de
la toute puissance traditionnellement attachée à la décision du banquier de contracter ou non.
D’une manière plus générale, si l’activité du banquier, en raison de sa spécificité, a
longtemps échappé au contrôle du juge, il n’en va pas de même depuis quelques années. A
l’opposé, cette même spécificité justifie aujourd’hui un contrôle accru de l’activité bancaire.
Le banquier n’est définitivement pas un contractant comme les autres.
Les crises de 2007-2008 et 2010 l’ont rappelé : le crédit est un instrument nécessaire mais
aussi dangereux. Par conséquent, le banquier doit octroyer des crédits. Mais il doit le faire de
manière responsable. Or, la démocratisation du crédit et le développement corrélatif du
contentieux de la responsabilité bancaire ont eu pour effet d’ériger le juge en nouveau gardien
de la distribution du crédit. Si l’Etat conserve sa fonction traditionnelle de contrôleur du
système bancaire dans son ensemble, les justiciables et surtout le juge se sont arrogés le droit
de surveiller l’activité du banquier en n’hésitant pas à mettre en œuvre sa responsabilité en
cas d’imprudence ou de légèreté dans l’accomplissement de sa fonction éminemment
sociale63.
L’accès au crédit n’est pour autant pas rationné. Il est rationnalisé. Et lorsqu’il s’avère
nécessaire – comme c’est le cas pour les entreprises – il est même encouragé. En témoigne
l’allégement de la responsabilité du banquier en cas d’octroi de crédit à une entreprise en
difficulté. L’article L. 650-1 du Code de commerce va très loin en la matière puisque la
banque ne peut alors voir sa responsabilité engagée qu’en cas de fraude, d’immixtion ou de
prise de garantie disproportionnée. Et la Cour de cassation de restreindre un peu plus le
63
Cf. Ph. NEAU-LEDUC, « Responsabilité du banquier et droits de l’homme », RDBF nov. 2006, dossier
26, spéc. n° 15 et 16.
14
domaine de la responsabilité en exigeant, outre l’une des ces trois conditions, le caractère en
soi fautif du crédit64.
Finalement, l’affirmation du caractère discrétionnaire de la décision du banquier apparaît
quelque peu noyée sous le flot des récentes évolutions de la matière bancaire. Il est donc
temps de mesurer sa réalité.
9. Droit prospectif et réalité juridique. Mais qu’en est-il du droit au crédit ? Si l’on
devait considérer que la liberté du banquier n’est pas discrétionnaire, dans quelle mesure ce
droit pourrait-il être envisagé ? C’est alors nécessairement sous l’angle du droit prospectif que
doit se placer la recherche, laquelle est d’ores et déjà suggérée par des spécialistes du droit
bancaire65. Des données, bien réelles quant à elles, sont d’ailleurs de nature à l’alimenter.
On songe en premier lieu au phénomène de la multiplication des droits, qu’il s’agisse des
droits de l’homme, des droits fondamentaux, des droits subjectifs ou plus généralement des
droits à66. La liste est déjà bien fournie et ne cesse de s’allonger : droit à respirer un air pur qui
ne nuise pas à la santé, droit à un environnement sain, à la protection contre le bruit, droit à la
santé, à la sécurité, droit au transport, au logement, au respect de la vie privée face à
l’informatique, au secret des correspondances par voie de télécommunication, droit à
l’inviolabilité du corps humain, droit à l’information administrative, ou encore droit à la
transparence67. Ces droits ont pour point commun de refléter notre époque et de prendre en
compte les « aspects concrets de la condition humaine »68.
Comme le doyen CARBONNIER l’a écrit, « le droit subjectif est enraciné dans le cœur
de l’homme ». Dès lors, « plutôt qu’à [le] nier, la vraie révolution consisterait, sans doute, à le
64 Com., 27 mars 2012, n° 10-20077, Bull. civ. IV, n° 68, D. 1012, p. 1455, note R. DAMMAN et p. 870,
obs. A. LIENHARD ; Revue sociétés 2012. 398, obs. P. ROUSSEL GALLE ; JCP E 2012. 1274, note D.
LEGEAIS et 15508, n° 9, obs. P. PETEL ; JCP 2012. 635, obs. S. PIEDELIEVRE ; Banque et droit mai-juin
2012. p. 22, obs. T. BONNEAU ; RDBF 2012, n° 114 , obs. J. CREDOT et T. SAMIN ; Gaz. Pal. 3-4 août 2012,
p. 16, obs. R. ROUTIER ; Revue proc. coll. 2012, n° 215, obs. A. MARTIN-SERF ; RLDA juil.-août 2012. 21,
obs. P. ROBINE.
65 Cf. Ph. NEAU-LEDUC, Droit bancaire, Cours Dalloz, 4e éd., 2010, n° 3, qui relève que si le droit au
compte est « acquis », « le droit au crédit reste encore sujet de discussion » ; Th. BONNEAU, qui estime que « la
potentialité de voir le droit au crédit reconnu dans le cadre de l’exercice de la profession n’est pas une
élucubration fantaisiste » (« Du droit au crédit », RDBF, n°1, janvier/février 2002, p. 4) ; D. LEGEAIS, RTD
com. 2007, p. 207, dont la suggestion est encore plus explicite : « Toute personne aurait ainsi droit au crédit dès
lors que des éléments objectifs sont remplis. L’établissement de crédit devrait dès lors justifier son refus de
crédit pour permettre au candidat emprunteur de faire contrôler ce refus par le juge. Il y aurait ainsi un droit au
crédit comme il existe un droit au logement, un droit au compte, un droit à communiquer, un droit à la justice ».
66 Cf. M. PICHARD, Les droits à, thèse, préf. M. GOBERT, Economica, 2006. V. également infra n° 293 et
s.
67 Cf. H. OBERDORFF, Droits de l’homme et libertés publiques, LGDJ, 4e éd, 2013, p. 29.
68 J. RIVERO et H. MOUTOUH, Libertés publiques, t. 1, PUF, 9e éd., 2003, p. 83.
15
reconstruire en le fondant sur le besoin »69. Mais, précise t-il, une telle entreprise n’est
légitime qu’à condition de bien distinguer le besoin du « pur désir », cette « forme molle,
fugitive » de la volonté, qu’une « philosophie des années 80 a exalté »70. C’est d’ailleurs en
invoquant la possible confusion du besoin – par définition légitime – et du désir – par nature
superflu – que de nombreux auteurs dénoncent la prolifération des nouveaux droits.
C’est pourquoi, afin échapper à la critique, un nouveau droit doit nécessairement
s’inscrire dans l’ordre du besoin, c’est-à-dire de la nécessité. Qu’en serait-il d’un droit au
crédit ? La question est complexe. Elle pourrait inciter à faire des distinctions. En particulier,
il convient de se demander si le crédit aux particuliers doit être placé sur le même plan que le
crédit aux entreprises. Dans quelle mesure l’accès à ces deux sortes de crédits répond-il à un
besoin ? Doit-il en aller de même du crédit producteur de richesse et du crédit improductif ?
On relèvera en second lieu que la matière bancaire n’est pas épargnée par le phénomène
de multiplication des droits. Elle est le siège d’un droit au compte et aux services bancaires de
base. Depuis la loi n° 98-657 du 29 juillet 1998, ce droit constitue un instrument de la lutte
contre l’exclusion, non seulement bancaire mais plus largement sociale. Or on peut se
demander si le droit au compte n’a pas ouvert la voie à la reconnaissance d’un droit au crédit.
Ce qui est sûr, c’est que le droit bancaire est aujourd’hui réceptif à l’idée d’un aménagement
de ses règles de fonctionnement au profit des personnes les plus défavorisées, comme en
témoigne la création déjà évoquée des microcrédits personnels et professionnels par la loi du
18 janvier 2005.
Il convient enfin d’évoquer l’intervention de l’Etat en matière bancaire. A côté de sa
mission principale de contrôle du système bancaire, « l’Etat a, parfois, pallié la carence de
l’initiative privée en se faisant banquier, soit en consentant lui-même des prêts aux entreprises
(ex. prêts du fonds de développement économique et social –FEDS), soit en créant des
banques publiques ou mixtes (Banque française du commerce extérieur, Crédit national) »71.
Ce mouvement a néanmoins pris fin partir des années 1980. L’Etat s’est alors
progressivement désengagé du secteur bancaire72. Il a en effet organisé sa dérégulation par «
la libération des ouvertures de guichets, la libération des prix des services ou encore la
suppression de l’encadrement du crédit »73. La construction européenne a fortement
69J. CARBONNIER, Droit civil, Les personnes, La famille, vol. 1, PUF, coll. Quadrige, 2004, p. 312.
70J. CARBONNIER, op. cit., p. 313.
71 GAVALDA et STOUFFLET, Droit bancaire, op. cit., n° 4.
72 Comme le relève M. BONNEAU, « cette affirmation peut étonner en raison des nationalisations opérées
par la loi du 16 février 1982. Mais elle fut suivie d’une privatisation partielle du secteur bancaire en 1989 » (Th.
BONNEAU, Droit bancaire, op. cit., n° 18).
73 Th. BONNEAU, Droit bancaire, op. cit., n° 20.
16
encouragé le recul des interventions étatiques en matière bancaire en instaurant « la libre
circulation des capitaux, la liberté d’établissement et la libre prestation de services »74. Mais
depuis les crises de 2007-2008 et 2010, l’Etat français et l’Union européenne75 multiplient
leurs interventions dans le secteur bancaire. S’agissant de la France, l’Etat a encouragé l’accès
au crédit en mettant en place le fonds de cohésion sociale chargé de garantir les microcrédits
personnels et professionnels (loi n° 2005-32 du 18 janvier 2005) et en instaurant
l’établissement public OSEO (ordonnance du 29 juin 2005), aujourd’hui absorbé par la
Banque publique d’investissement (BPIfrance, loi n° 2012-1559 du 31 décembre 2012).
Or la création de la BPIfrance pose une question essentielle dans la perspective du droit
au crédit. Dans la mesure où son action a pour ambition de satisfaire l’intérêt général, on peut
légitimement se demander si elle ne mène pas une activité de service public. Dans
l’affirmative, les entreprises susceptibles de s’adresser à la BPIfrance deviendraient titulaires
d’un droit d’accès au crédit, manifestation immédiate de l’existence d’un droit au crédit.
Certes, l’existence d’un service public du crédit est traditionnellement rejetée, la doctrine
reconnaissant tout au plus celle d’un service public du contrôle bancaire76. Toutefois, cette
position ne repose que sur l’idée contestable selon laquelle la distribution de crédit a
nécessairement pour objectif principal la recherche du profit.
10. Plan. En définitive, il existe une tension entre, d’un côté, la certitude bien établie
selon laquelle il ne saurait exister de droit au crédit parce que la liberté de contracter du
banquier est discrétionnaire et, de l’autre, la constante progression d’un mouvement de remise
en cause de cette liberté et de promotion de l’accès au crédit.
Dans ces conditions, la question du droit au crédit ne saurait être balayée d’un revers de
main. Elle mérite au contraire d’être clairement posée et cela d’autant plus qu’au-delà de son
aspect purement bancaire, elle présente des intérêts théoriques non négligeables : sur la
signification qu’il convient d’attacher à la notion de droit discrétionnaire, sur l’appartenance
de la liberté de contracter à cette catégorie, sur les conditions de la reconnaissance d’un
74 Th. BONNEAU, Droit bancaire, op. cit., n° 23. Sur l’évolution de la construction européenne, v. spéc. n°
24 et s.
75 La Commission européenne a décidé en décembre 2012 la création de l’Union bancaire devant prendre
effet le 1er mars 2004. Elle « reposera sur la mise en place d’un véritable “règlement uniforme” de services
financiers, qui [vaudra] pour l’ensemble du marché unique, comprenant un mécanisme de surveillance unique –
MSU – et un cadre commun de garantie des dépôts et de résolution des défaillances bancaires » (Th.
BONNEAU, Droit bancaire, op. cit., n° 33).
76 GAVALDA, STOUFFLET, Droit bancaire, op. cit., n° 10.
17
nouveau droit et celles de sa mise en œuvre par le droit privé ou le droit public, dans ce cas
sous la forme d’un service public…
Afin de mener cette étude77, nous opérerons en deux temps. Nous nous interrogerons dans
un premier temps sur l’admissibilité du droit au crédit (Première partie). Une fois cette étape
franchie, il nous restera à entamer un exercice de droit prospectif. Nous nous placerons dans
la perspective de l’admission du droit au crédit, afin d’examiner les règles de fonctionnement
qui pourraient être les siennes (Deuxième partie).
77
Nous nous limiterons au droit français dans la mesure où, à notre connaissance, le droit au crédit n’est pas
reconnu à l’étranger. Dans cette mesure, il serait inutile de faire appel au droit comparé.
18
PREMIÈRE PARTIE
L’ADMISSIBILITÉ DU DROIT AU CRÉDIT
78 Le terme « discrétionnarité », que nous utiliserons tout au long de cette thèse, constitue a priori un
néologisme. En effet, il n’est pas mentionné dans les dictionnaires de langue française qui ne référencent que les
termes « discrétion » et « discrétionnaire ». Le Dictionnaire de la culture juridique, dirigé par Messieurs RIALS
et ALLAND, lui réserve tout de même une entrée (B. PACTEAU, V° Discrétionnarité, Dictionnaire de la
culture juridique, dir. D. ALLAND et S. RIALS, PUF, 2003). En outre et surtout, ce terme est utilisé
couramment par les auteurs de droit public. MICHOUD et EISENMANN avaient même opté pour le terme
« discrétionnalité ». Ce terme, emprunté à la doctrine italienne, servait à évoquer le caractère discrétionnaire
d’un acte ou d’un pouvoir ou plus précisément « cette idée de variation, presque insensible, du degré de caractère
discrétionnaire dans les actes ou dans les pouvoirs » (Ch. EISENMANN, Cours de droit administratif, Paris,
LGDJ, 1982-1983, vol. 2, réed. LGDJ-Lextenso, coll. Anthologie du Droit, 2014, p. 295). Les termes
« discrétionnalité » et « discrétionnarité » sont synonymes. Le Dictionnaire de la culture juridique a opté pour le
terme « discrétionnarité » qui, en dépit d’un manque de musicalité, a le mérite d’être « évocateur de sa
substance » (B. PACTEAU, V° Discrétionnarité, Dictionnaire de la culture juridique, préc., p. 374). Partageant
cette analyse, nous avons également décidé d’opter pour le terme « discrétionnarité ». Dans ces conditions, il ne
nous semble pas que son introduction en droit privé manifeste une impropriété. De plus, le langage juridique
peut légitimement s’écarter du langage courant.
19
20
TITRE I
LA NON-DISCRÉTIONNARITÉ DE LA DÉCISION DU BANQUIER
79 Ass. Plen., 9 octobre 2006, préc., Bull. civ. n° 11, p. 27 ; JCP G 2006. II. 10175, note Th. BONNEAU ;
JCP E. 2618, note A. VIANDIER ; JCP E 2007. 1679, n° 19, note N. MATHEY ; Banque et droit n° 111, janv.-
fév. 2007. 25, obs. Th. BONNEAU ; D. 2006, p. 2525, obs. X. DELPECH ; D. 2006, p. 2933, note D.
HOUTCIEFF ; D. 2007, p. 758, obs. MARTIN ; RDBF n° 6, nov.-déc. 2006. 13, obs. CREDOT et SAMIN ;
RTD com. 2007. 207, obs. D. LEGEAIS ; RTD civ. 2007. 145, obs. P.-Y. GAUTIER.
21
13. Plan. Envisager l’admissibilité du droit au crédit suppose donc de déterminer si la
discrétionnarité constitue réellement un obstacle à sa reconnaissance. Pour ce faire, il est
indispensable d’analyser en premier lieu la notion de discrétionnarité (Chapitre I). Dans un
second temps, nous en apprécierons les justifications (Chapitre II).
22
CHAPITRE I
LA NOTION DE DISCRÉTIONNARITÉ
14. Plan. La notion de discrétionnarité a largement été étudiée en droit public à travers
la construction de la théorie du pouvoir discrétionnaire de l’Administration. Ces travaux n’ont
pas leur équivalent en droit privé. La plupart du temps, la discrétionnarité n’est abordée que
de façon incidente, notamment à l’occasion de l’étude de l’abus de droit. C’est pourquoi il
sera d’abord nécessaire de revenir sur sa définition en puisant aussi bien dans la doctrine
publiciste que privatiste (Section I). Dans un second temps, nous serons ainsi en mesure de
nous recentrer sur le droit privé en identifiant ses applications possibles (Section II).
p. 750. Pour M. ENCINAS DE MUNAGORRI (L’acte juridique unilatéral dans les rapports contractuels, thèse,
préf. A LYON-CAEN, LGDJ, 1995, n° 484, note 68), le rapprochement entre « discrétionnaire » et « arbitraire »
est envisageable uniquement lorsque le terme « arbitraire » désigne « la simple existence d’un “libre arbitre”,
c’est-à-dire le produit d’une volonté libre et discrétionnaire ». En revanche, il ne se justifie plus lorsque le terme
« arbitraire » est employé pour désigner « une décision injuste, immorale ou mue par le seul caprice ». Le droit
discrétionnaire serait donc un droit mis en œuvre par l’effet de la seule volonté de son titulaire. La distinction
entre discrétionnaire et arbitraire est séduisante mais inopérante. La discrétionnarité d’un droit ayant pour effet
de faire échapper son exercice à tout contrôle, nul ne sera en mesure de déterminer si, en l’exerçant, son titulaire
a entendu faire usage de son libre arbitre ou exprimer une intention injuste ou immorale. Pour cette raison,
lorsqu’une prérogative est qualifiée de discrétionnaire, il faut considérer que le législateur ou le juge acceptent
que son exercice soit immoral ou injuste.
dans la locution à la discrétion de (1435), “à la libre appréciation de”, réduction de la forme
antérieure s’en mettre à la discrétion de… (1391) ». Il précise que le substantif « se maintient
aussi dans la locution adverbiale courante à discrétion (1536) “comme on le veut, autant
qu’on le veut” ». Enfin, « les sens modernes du nom ne sont attestés qu’à partir du XVIIe
siècle (…) : le mot désigne la retenue, la sagesse (1667) ainsi que la qualité d’une personne
qui sait garder un secret (1674) »81.
Etymologiquement, « il est donc question de discernement. Une prérogative est alors
discrétionnaire lorsque celui qui l’exerce a la faculté de discerner, par lui-même, toute la
portée et la valeur de son acte »82. EISENMANN établit pour cette raison un lien entre
discrétionnaire et autonomie. « Discrétionnaire » renvoie à l’idée d’autodétermination du
sujet, « de détermination de sa décision par le sujet lui-même »83.
17. Plan. L’originalité de la conception privatiste apparaît dès lors qu’on la confronte à
celle des publicistes. On mettra ces deux conceptions en perspective (A) avant d’approfondir
celle des privatistes (B).
18. Plan. Cette mise en perspective révèle à première vue une convergence. Toutefois,
cette dernière demeure superficielle (1) et ne saurait masquer l’existence d’une sérieuse
divergence sur le fond (2).
81 « Discret, ète », Dictionnaire historique de la langue française, Le Robert, juillet 2010, dir. Alain REY, p.
658.
82 R. ENCINAS DE MUNAGORRI, thèse préc., p. 380.
83 Ch. EISENMANN, Cours de droit administratif, op. cit., p. 292.
24
1) Une convergence superficielle
84 V° Discrétionnaire, Vocabulaire Juridique, dir. G. CORNU, PUF, coll. Quadrige, 10e éd. Le pouvoir
discrétionnaire a fait l’objet de nombreuses études en droit public. Sa définition varie en fonction des auteurs. Il
peut désigner un pouvoir de choisir dans le respect de la légalité (v. R. CHAPUS, Droit administratif général, t.
1, LGDJ, coll. Précit Domat, 15e éd., 2005, n° 1248, p. 1033 : « le pouvoir discrétionnaire des autorités
administratives n’est rien d’autre que le pouvoir de choisir entre deux décisions ou deux comportements (deux
au moins) également conformes à la légalité. Exerçant son pouvoir discrétionnaire, l’administration ne peut
jamais faire que ce que le droit lui permet ») ; un pouvoir de choisir de manière libre et indépendante (E.
GIRAUD, « Etude sur le pouvoir discrétionnaire de l’Administration », Revue générale d’administration, 1924,
p. 193 : « Il y a pouvoir discrétionnaire pour l’Administration lorsque celle-ci n’est pas obligée par la loi
d’adopter une attitude déterminée. Elle a le choix entre l’action et l’abstention, ou si elle agit, elle a le choix
entre diverses décisions » « Le pouvoir discrétionnaire est une certaine liberté de décision laissée à
l’Administration ») ; le fait d’agir en toute indépendance tout en étant encadré par la loi (HAURIOU, « Le
pouvoir discrétionnaire et sa justification », Mélanges en l’honneur de Carré de Malberg, Paris, éd. Sirey, 1933,
p. 233 : « L’Administration, dans l’exécution quotidienne des services (…), est soumise à la loi. (…). Mais elle y
est soumise avec une certaine marge de liberté qu’on appelle le pouvoir discrétionnaire et qui correspond assez
sensiblement à la zone de l’opportunité ») ; le fait d’agir en toute indépendance, sans encadrement légal (L.
MICHOUD, « Etude sur le pouvoir discrétionnaire de l’Administration », Revue générale d’administration,
1914, t. III, p. 9 : « il y a pouvoir discrétionnaire toutes les fois qu’une autorité agit librement, sans que la
conduite à tenir lui soit dictée à l’avance par une règle de droit ». V. également A. BOCKEL, « Contribution à
l’étude du pouvoir discrétionnaire de l’administration », AJDA 1978, p. 356 : « le pouvoir discrétionnaire existe
lorsque le droit ne dicte pas à l’autorité administrative le parti à prendre, ne lui impose pas sa conduite ». M.
BOCKEL précise que « le pouvoir discrétionnaire consiste en une liberté de choix accordée à l’autorité dans
l’exercice de sa compétence : il revient à cette autorité de se livrer à une appréciation des données de l’espèce
afin de se déterminer et de prendre le parti qu’elle estime le plus opportun »).
85
Ch. EISENMANN, op. cit., p. 296. Pour une analyse de la pensée de Charles EISENMANN, v. N.
CHIFFLOT, Le droit administratif de Charles Eisenmann, Thèse, Dalloz, 2009, spéc. n° 670 et s. M. RIALS
propose de remplacer l’indétermination par « l’indéterminabilité » juridique comme source du pouvoir
discrétionnaire de l’administration (S. RIALS, V° Pouvoir discrétionnaire, Rép. contentieux adm., Dalloz, 2009,
n° 13 et s.).
86 V. cependant le juriste allemand TEZNER (Jahrbuch des öffentlichen Rechts, t. V, 1911, p. 67 et s., cité
20. Point commun : la liberté de décision. Qu’il s’agisse du droit public, du droit
procédural ou du droit civil, l’emploi du terme discrétionnaire sert finalement à désigner un
libre pouvoir d’appréciation et de décision92.
HAURIOU a pour cette raison établi un rapprochement entre le pouvoir discrétionnaire
de l’administration et la théorie de l’autonomie de la volonté des individus en expliquant que
ces concepts renvoyaient l’un comme l’autre à l’image du chef d’entreprise. Pour lui, « les
« à une véritable norme juridique, celle du plus grand bien de l’Etat et de la collectivité. Elle doit faire ce qui,
objectivement, répond le mieux à l’intérêt général » et, partant, n’est jamais libre de prendre une décision.
87 Cf. M. WALINE, « Le pouvoir discrétionnaire de l’administration et sa limitation par le contrôle
juridictionnel », RDP 1930, p. 205. Dans le même sens, DE LAUBADÈRE, VÉNÉZIA et M. GAUDEMENT
expliquent que l’existence du pouvoir discrétionnaire « procède de ce qu’il est impossible tant au législateur
qu’au juge d’avoir une vue exacte des éléments concrets qui, au moins en partie et en certains cas, conditionnent
l’opportunité des décisions administratives. La justification du pouvoir discrétionnaire est donc essentiellement
une justification pratique » (A. De LAUBADERE, J.-C. VENEZIA, Y. GAUDEMET, Traité de droit
administratif, t. 1, LGDJ, 15e éd., 1999, p. 693, n° 896).
88 V° Discrétionnaire, Vocabulaire Juridique, op. cit.
89 V° Opportunité, Vocabulaire Juridique, op. cit.
90 V° Discrétionnaire, Vocabulaire Juridique, op. cit.
91 Ibid.
92 V. dans le même sens, EISENMANN, op. cit., p. 290-291.
26
administrations publiques, comme les individus, sont des chefs d’entreprise et ont droit, pour
cette raison, à l’auto-détermination et à l’appréciation de l’opportunité »93.
Cette comparaison est séduisante. S’agissant des individus, la référence au chef
d’entreprise traduit l’idée selon laquelle l’homme est maître de sa propre vie. Or la théorie de
l’autonomie de la volonté, élaborée au XIXème siècle, est une traduction juridique de cette
idée. Elle reconnaît aux volontés individuelles un pouvoir créateur de droit à travers la
conclusion d’un contrat. Libres de contracter ou ne pas contracter, les individus apparaissent
comme les maîtres du contrat et partant, de l’orientation que doit prendre leur existence.
Concernant l’administration, l’idée d’entreprise est au cœur de la pensée publiciste.
L’administration est conçue comme un ensemble hiérarchisé et articulé au sein duquel ses
nombreux agents travaillent à la satisfaction ordonnée de l’intérêt général.
Le pouvoir discrétionnaire de l’administration et l’autonomie de la volonté des individus
se rejoindraient dans cette fonction commune de libre création du droit.
Reprenant l’image du chef d’entreprise, VENEZIA explique qu’en droit privé comme en
droit public, le pouvoir discrétionnaire, c’est-à-dire le libre pouvoir de décision, est octroyé
afin de faciliter l’accomplissement d’une mission, à savoir la bonne direction de l’entreprise.
La marge de manœuvre laissée au chef d’entreprise (particulier ou administration) n’est
toutefois pas illimitée puisque ce dernier peut voir sa responsabilité engagée en cas de faute
dans la direction de l’entreprise94. La responsabilité apparaît ainsi comme la contrepartie du
pouvoir discrétionnaire.
En réalité, la référence au chef d’entreprise n’explique qu’en partie l’existence d’un
pouvoir discrétionnaire.
La responsabilité est effectivement le contrepoids du pouvoir discrétionnaire de
l’administration. Elle est en effet engagée dès que l’administration exerce mal son pouvoir
discrétionnaire, c’est-à-dire dès qu’elle manque à sa mission de réaliser l’intérêt public95. En
droit privé, au contraire, l’individu qui décide de ne pas contracter échappe à toute
responsabilité. Dans cette hypothèse, le caractère discrétionnaire de sa décision fait obstacle à
tout contrôle du juge. La responsabilité n’est donc pas le contrepoids de la discrétionnarité.
On voit bien pour cette raison que les conceptions publiciste et privatiste de la
discrétionnarité divergent sur le fond.
seul but » (M. WALINE, « Le pouvoir discrétionnaire de l’administration et sa limitation par le contrôle
juridictionnel », art. préc., p. 205).
27
2) Divergence au fond
96
En ce sens, V° Discrétionnarité, Dictionnaire de la culture juridique, préc.
97Cf. G. VEDEL, Cours de droit administratif, lic. 2e année, 1953-1954, p. 672.
98 R. CHAPUS, Droit administratif général, op. cit., n° 1248.
99 V. dans le sens de l’extention, VENEZIA, thèse préc., p. 138, à propos de l’arrêt « Piron » rendu en
Est » rendu en assemblée le 28 mai 1971, suivant en cela les conclusions de M. BRAIBANT (C.E. ass., 28 mai
1971, « Min. de l’Equipement c./ Fédération de défense des personnes concernées par le projet », aujourd’hui
dénommé « Ville Nouvelle Est », Rec. 409, concl. BRAIBANT). Elle a pour objectif d’apprécier la conformité
de la décision à l’impératif d’utilité publique et implique d’apprécier ses aspects négatifs et positifs. André DE
LAUBADERE a manifesté son hostilité à l’application de cette technique au contrôle du pouvoir discrétionnaire,
considérant qu’elle permet au juge de se substituer à l’administration et introduit de ce fait une dose d’arbitraire
dans l’exercice de son pouvoir : « sous couleur de comparaison et mise en balance, ce que le juge censure est
tout simplement la mesure excessive en elle-même, c’est-à-dire évidemment celle qui lui paraît excessive » (A.
DE LAUBADERE, « Le contrôle juridictionnel du pouvoir discrétionnaire dans la jurisprudence récente du
Conseil d’Etat français », art. préc., p. 547). Dans le même sens, M. ROUGEVIN-BAVILLE, dans ses
conclusions sur l’arrêt « Ville de Limoge » du 18 juillet 1973, a dénoncé le risque « d’arbitraire a posteriori du
juge » (CE, 18 juill. 1973, RDP 1974, p. 559, concl. M. ROUGEVIN-BAVILLE). Conscient des critiques
auxquelles sa théorie allait être exposée, M. BRAIBANT avait précisé qu’à travers ce contrôle le juge n’a pas
vocation à exercer « à la place de l’administration les choix discrétionnaires qui lui appartiennent (…). C’est
seulement au delà d’un certain seuil, dans le cas d’un coût social ou financier anormalement élevé et dépourvu
de justifications » que le juge serait fondé à intervenir ». Un tel contrôle ne doit intervenir que pour « censurer
des décisions arbitraires déraisonnables ou mal étudiées » (BRAIBANT, concl. préc.).
28
Quelle que soit son étendue, le contrôle du pouvoir discrétionnaire de l’administration
traduit une volonté d’en rationnaliser l’exercice102. L’erreur manifeste d’appréciation permet
au juge de contrôler « non pas la proportionnalité mais la disproportionnalité »103. Comme
l’explique M. DELVOLVÉ, cette erreur « se situe au-delà de toute norme raisonnable ; elle
est le fruit d’une appréciation non pas discrétionnaire mais arbitraire, c’est-à-dire déliée de
toute norme. Elle est le propre de l’arbitraire »104. Ainsi, en droit public, le pouvoir
discrétionnaire de l’administration n’est pas synonyme d’arbitraire. Bien au contraire, son
exercice devient illégitime lorsqu’il s’en rapproche.
En droit privé, la discrétionnarité obéit à une logique très différente puisqu’elle a
vocation à faire échapper l’exercice d’une prérogative à tout contrôle du juge. Elle constitue
de ce fait une zone d’arbitraire.
22. L’emploi d’une terminologie différente. Cette différence de conception est révélée
par l’emploi d’une terminologie différente selon la discipline concernée : on parle de
« compétence discrétionnaire » en droit administratif, de « faculté discrétionnaire » en matière
procédurale et de « droit discrétionnaire » en droit civil. Or les termes « compétence »,
« faculté » et « droit » n’ont pas les mêmes significations.
La compétence désigne « l’ensemble des pouvoirs et devoirs attribués et imposés à un
agent pour lui permettre de remplir sa fonction »105. La compétence est donc un pouvoir
délégué et encadré. Il s’agit en outre d’un pouvoir finalisé. En ce sens, la compétence est
soumise à une contrainte de but.
La faculté d’appréciation du juge est synonyme de pouvoir106 et désigne l’aptitude du
juge à « appréhender les faits litigieux afin d’en constater l’existence et d’en peser la portée,
la gravité, la valeur, les caractères »107. Contrairement à la compétence, la faculté n’est pas
limitée par une puissance supérieure. Elle se rapproche d’ailleurs de la liberté et renvoie à un
processus intellectuel interne au juge. Le Dictionnaire des notions philosophiques précise en
ce sens que, « en philosophie, le terme se rapporte principalement à l’âme humaine, et désigne
alors les divers champs où peut s’exercer la pensée »108.
29
Enfin, le droit désigne le droit subjectif, c’est-à-dire la « prérogative individuelle
reconnue et sanctionnée par le Droit objectif qui permet à son titulaire de faire, d’exiger ou
d’interdire quelque chose dans son propre intérêt ou, parfois, dans l’intérêt d’autrui »109.
faire quelque chose n’exerce pas un droit subjectif, comme le fait le propriétaire d’une chose ou le créancier qui
poursuit son débiteur. Et il en résulte que n’ayant pas un droit proprement dit, mais étant simplement détenteur
d’une autorité à lui confiée par la loi, il viole la loi s’il en use en vue d’une fin contraire à celle pour laquelle elle
lui est confiée. Son acte devient illégal et c’est pour cela qu’il est frappé de nullité, abstraction faite du point de
savoir s’il a ou non causé un préjudice » (H. CAPITANT, « Sur l’abus de droit », RTD civ. 1928. 375).
112 V. par ex., Civ. 2e, 26 sept. 2013, pourvoi n° 12-23543 (inédit) ; Com., 18 juin 2013, pourvoi n° 12-
30
absolu, c’est-à-dire arbitraire, insusceptible d’abus et exclusif de tout contrôle. C’est cette
conception de la discrétionnarité qu’il convient d’approfondir.
25. Plan. Selon la définition adoptée par le doyen CORNU, le droit discrétionnaire est
insusceptible d’abus et a pour antonyme « droit juridiquement contrôlé »113. On reprendra ces
deux éléments de définition qui apportent chacun un éclairage particulier.
26. La théorie de l’abus de droit. La notion de droit insusceptible d’abus n’est pas aussi
facile à définir que son intitulé le laisse supposer. En principe, un droit subjectif « confère un
pouvoir de nuire et justifie en quelque sorte un comportement qui, sans lui, serait fautif »114.
Son exercice est présumé licite mais, par exception, il peut être abusif. C’est à cette exception
que correspond la théorie de l’abus de droit115. Elle renvoie à l’idée d’un dépassement des
limites internes du droit116. En d’autres termes, elle sanctionne le fait de se prévaloir de la
lettre du texte contre son esprit117.
considérait qu’il était impossible d’abuser d’un droit car « le droit cesse où l’abus commence » (Traité
élémentaire, t. 1, 1ère éd., 1900, n° 871). DUGUIT rejetait l’existence des droits subjectifs si bien que leur abus
était impossible (L. DUGUIT, Les transformations générales du droit privé depuis le Code napoléon, éd. La
mémoire du droit, 1999, spéc. p. 18-19). Emmanuel LEVY estimait que l’exercice d’un droit, comme celui de
toute action, est source de responsabilité lorsqu’il cause un dommage. La théorie de l’abus de droit n’avait donc
aucune raison d’être puisque l’exercice d’un droit ne présentait aucune spécificité et constituait une façon d’agir
parmi d’autres. Outre cette première controverse, une seconde, encore plus importante, a porté sur le critère de
l’abus de droit. V. A. EISMEN, note au S. 1898, 1, 17 ; J. CHARMONT, « L’abus du droit », RTD civ. 1902, p.
113 ; R. SALEILLES, « De l’abus de droit », Bulletin de la société d’études législatives, 1905, p. 325 ; G.
RIPERT, « L’exercice des droits et de la responsabilité civile », Rev. crit. lég. jur. 1906, p. 352 ; L.
JOSSERAND, De l’esprit des droits et de leur relativité, la théorie dite de l’abus des droits, 2e éd., 1939 (1ère éd.
1927) ; H. CAPITANT, « Sur l’abus des droits », RTD civ. 1928. 365 ; G. RIPERT, « Abus ou relativité des
droits », Rev. crit. lég. jur. 1929, p. 33 ; L. JOSSERAND, « A propos de la relativité des droits. Réponse à
l’article de M. Ripert », Rev. crit. lég. jur. 1929, p. 277 ; A. ROUAST, « Les droits discrétionnaires et les droits
contrôlés », RTD civ. 1944. 1.
116 Ph. STOFFEL-MUNCK, L’abus dans le contrat. Essai d’une théorie, thèse, préf. R. BOUT, LGDJ, 1999,
n° 635. Dans le même sens, v. F. TERRE, Introduction générale au droit, Dalloz, 9e éd., 2012, n° 496 : « il y a
abus du droit lorsqu’un individu, sans dépasser les limites objectives de son droit, se sert de celui-ci pour nuire à
autrui » ; J. GHESTIN, G. GOUBEAUX et M. FABRE-MAGNAN, Traité de droit civil, Introduction, LGDJ, 4e
éd., 1994, n° 765: « le dépassement du droit subjectif se situe à l’intérieur du cadre délimitant le type de
prérogatives reconnues à l’agent ».
117 M. STOFFEL-MUNCK (thèse préc., n° 634 et note n° 2142) cite plusieurs autorités sur ce point dont
DOMAT (Les lois civiles dans leur ordre naturel, Livre prélim., titre 1, sect.. 1, § 6, p. 3 de l’éd. de
1735: « toutes les règles du droit cessent d’avoir leur effet, non seulement si on les applique hors de leurs bornes
31
Lorsqu’il est retenu, l’abus est sanctionné par l’application des règles de la responsabilité
civile et donne lieu dans ce cadre à l’allocation de dommages et intérêts. Il peut en outre
conduire à une réparation en nature, à l’annulation ou l’inopposabilité d’un acte, à la privation
totale ou partielle du droit exercé abusivement, à la condamnation au versement d’une
amende civile ou pénale, ou en encore à l’emprisonnement 118.
27. Critères de l’abus de droit. Les critères de l’abus de droit sont multiples. Plus
précisément, les auteurs ne s’accordent pas à leur sujet et la jurisprudence n’est pas
homogène119. Selon les cas, l’abus peut être caractérisé par l’intention de nuire120,
l’imprudence ou la négligence121, l’absence d’intérêt légitime122, ou encore le détournement du
droit de sa finalité sociale ou économique123.
et dans les matières où elles ne se rapportent point, mais aussi lorsque, dans les matières où elles se rapportent,
on les détourne à une application fausse ou vicieuse contre leur esprit ») ; J. CARBONNIER (Droit civil,
Introduction, 25e éd., PUF, coll. Thémis, 1997, n° 183 : « si tout en respectant la lettre, [l’individu] en viole
l’esprit, on dira qu’il abuse, non plus qu’il use de son droit ») ; J.-L. BERGEL (Théorie générale du droit,
Dalloz, coll. Méthodes du droit, 5e éd., 2012, , n° 228 : « le droit ne peut protéger sa propre violation ; les textes
ne peuvent, par leur lettre, légitimer ni absoudre la méconnaissance de leur esprit ») ; F. TERRÉ, Ph. SIMLER et
Y. LEQUETTE, Les obligations, op. cit., n° 739.
118 V. L. CADIET et Ph. LE TOURNEAU, v° Abus de droit, Répertoire de droit civil, Dalloz (avril 2008), n°
34.
119 V. sur ce point G. DURRY, RTD civ. 1972, p. 395 : « Les tribunaux refusent en cette matière de se laisser
relativité des droits », Rev. crit. lég. jur., 1929, p. 33 ; Le régime démocratique et le droit civil moderne, LGDJ,
1948, 2e éd., n° 117 et s. ; R. SALEILLES, « De l’abus de droit rapport présenté à la première sous-commission
de la commission de révision du Code civil », Bulletin de la société d’études législatives, 1905, p. 339, 345,
348 ; J. DABIN, Le droit subjectif en question, Dalloz, 1952, p. 293 et s. (l’auteur limite ce critère aux droits-
égoïstes). Pour une illustration jurisprudentielle, v. le célèbre arrêt « Clément Bayard », Req. 3 août 1915, DP,
1917. I. 300.
121 H. L. MAZEAUD et A. TUNC, Traité théorique et pratique de la responsabilité civile délictuelle et
contractuelle, t. 1, 1965, n° 576 et s. ; G. MARTY et P. RAYNAUD, Droit civil, t. 2, vol. 1, Les obligations,
1988, n° 478. Pour une application jurisprudentielle, v. par exemple Com. 22 fév. 1994, Bull. IV, n° 79, RTD
civ. 1994, p. 849, obs. J. MESTRE (abus dans la rupture des pourparlers caractérisé par la légereté blâmable de
son auteur).
122 V. G. COURTIEU, « Art. 1382 à 1386 – Fasc. 131-10 : Droit à réparation. – Abus de droit. Notion », J-
Cl. Civil Code, n° 6 et s. Pour une application jurisprudentielle, v. par exemple Com. 7 janv. et 22 avr. 1997, D.
1998, p. 45, note P. CHAUVEL, RTD civ. 1997. 651, obs. J. MESTRE ; Com. 7 avr. 1998 (inédit), D. 1999, p.
514, note P. CHAUVEL ; Civ. 1ère, 14 juin 2000 (inédit), Cont. Conc. Cons. 2000, comm. n° 174, L.
LEVENEUR. Dans ces arrêts, l’abus était caractérisé par l’absence de motifs légitimes dans la rupture des
pourparlers. V. égal. Civ. 2e, 5 juin 1985, Bull. civ. II, n° 113 ; JCP G 1985. II. 20728 (abus de droit d’un mari
divorcé qui refuse de délivrer le gueth – lettre de répudiation – à son ex-épouse sans qu’il soit besoin de
caractériser l’intention de nuire).
123 L. JOSSERAND, De l’esprit des droits et de leur relativité: théorie dite de l’abus des droits, Dalloz, 2e
éd., coll. Essai de théologie juridique. V. également l’ensemble des références citées par M. MICHAÉLIDÈS-
NOUAROS, « L’évolution récente de la notion de droit subjectif », RTD civ. 1966, p. 232, note 35. Ce critère est
aujourd’hui vigoureusement défendu par MM. GHESTIN, GOUBEAUX et Mme FABRE-MAGNAN, op. cit.,
n° 786 et s., spéc. n° 789, p. 774 : « Orienter l’activité humaine dans un sens conforme au bien commun est un
objectif qui n’a rien d’inquiétant. C’est le rôle du droit en général. C’est à quoi doit contribuer techniquement la
théorie de l’abus de droit ».
32
En réalité, la multiplicité des critères de l’abus de droit témoigne de sa « plasticité »124, à
tel point que la faute caractérisant l’abus de droit se rapproche et se confond même avec la
faute civile125. Cette confusion est particulièrement éclatante lorsque l’abus de droit réside
dans une simple négligence ou imprudence.
La faute civile s’apprécie in abstracto au regard d’un modèle de référence, « celui de
l’homme raisonnable placé dans les mêmes circonstances de fait et exerçant la même
activité »126. Elle réside dans « la violation d’une obligation, d’une norme ou d’un devoir
préexistant »127. Il peut s’agir de la violation de la loi, du règlement, d’un contrat128, d’usages
professionnels, de règles déontologiques129, des règles liées à la pratique d’un sport130 ou, plus
généralement, de « l’obligation générale de respecter les droits d’autrui »131. La faute recouvre
en outre la violation des devoirs généraux de conduite découverts par le juge132. Leur contenu
évolue au gré des transformations sociales et économiques. Le juge peut s’inspirer « de la
morale, de l’utilité sociale et de l’équité »133. En droit des contrats, les devoirs de conduite
dégagés par la jurisprudence sont nombreux. Il s’agit notamment du devoir de loyauté ou de
bonne foi, de l’obligation d’information, de mise en garde ou encore de sécurité.
124 Ph. MALAURIE, L. AYNES, Ph. STOFFEL-MUNCK, Les obligations, LGDJ, coll. Lextenso, 6e éd.,
2013, n° 119.
125 V. en sens, Ph. BRUN, Responsabilité civile extracontractuelle, Litec, 3e éd., 2014, n° 333 : « Avec ces
droits dont le simple usage déraisonnable peut être jugé fautif, on en revient à la lecture traditionnelle de l’article
1382. Que l’auteur de la faute ait agi dans l’exercice d’un droit fait a priori figure d’élément superfétatoire ». V.
égal. M. BACACHE-GIBEILI, La responsabilité civile extracontractuelle, Economica, 2e éd., 2012, n° 151 :
« constitue une faute de nature à engager la responsabilité de son auteur, le fait d’entretenir faussement la
confiance du partenaire dans la conclusion du contrat. L’admission de cette faute dans la rupture révèle
l’existence d’un devoir de loyauté dans la négociation, d’une obligation de négocier de bonne foi, c’est-à-dire de
se comporter en partenaire honnête prudent et diligent. Il en résulte une absorption de l’obligation de ne pas
abuser de son droit par l’obligation générale de prudence et de diligence. La faute dans l’exercice d’un droit perd
ici sa spécificité ». Contra, J. BRETHE, S. 1925. 1. 217.
126 M. BACACHE-GIBEILI, op. cit., n°120.
127 M. BACACHE-GIBEILI, op. cit. , n°116. L’article 1352 al. 2 de l’Avant-projet de réforme Catala définit
la faute comme « la violation d’une règle de conduite imposée par une loi ou un règlement ou le manquement à
un devoir de prudence ou de diligence ».
128 Cf. l’arrêt de l’Assemblée Plénière du 6 octobre 2006, pourvoi n° 05-13.255 ; D. 2006, p. 2825, note G.
VINEY; D. 2007, p. 1827, obs. L. ROZES, ibid., p. 2897, Ph. BRUN ; ibid. p. 2966, S. AMRANI-MEKKI ;
AJDI 2007. 295, obs. N. DAMAS; RD imm. 2006. 504, obs. P. MALINVAUD ; RTD civ. 2007. 61, obs. P.
DEUMIER ; ibid. 115, obs. J. MESTRE et B. FAGES ; ibid. 123, obs. P. JOURDAIN ; JCP 2006. II. 10181,
avis GARIAZZO et note M. BILLIAU ; RDC 2007. 269, obs. D. MAZEAUD, qui a jugé que « le tiers à un
contrat peut invoquer sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel dès lors que
ce manquement lui a causé un dommage ».
129 V. sur ce point M. BACACHE-GIBEILI, op. cit., n° 142, p. 157 et note 5.
130 Ibid., n° 142, p. 158 et note 2.
131 Ibid., n° 141, p. 155.
132 Ibid., n° 142, p. 158.
133 Ibid.
33
28. Domaine classique de l’abus de droit: les droits subjectifs. Comme son nom
l’indique, la théorie de l’abus de droit suppose que la prérogative exercée soit un droit
subjectif. Cette théorie serait à l’inverse inapplicable aux libertés et facultés qui sont, par
nature, des prérogatives indéterminées134, sauf si leurs « contours extérieurs sont suffisamment
déterminés pour que leur mise en œuvre paraisse a priori licite »135 et puisse a posteriori être
jugée illicite.
Si un droit discrétionnaire est celui dont l’exercice échappe à la sanction de l’abus de
droit, il faut donc en déduire que seuls un droit subjectif ou une prérogative « aux contours
extérieurs suffisamment déterminés » peuvent être qualifiés de discrétionnaires.
Symétriquement, une liberté ou une faculté ne sauraient être en principe discrétionnaires au
sens où les droits peuvent l’être.
La définition que le doyen CORNU donne de la discrétionnarité pourrait inviter à
considérer que seuls des droits peuvent être discrétionnaires. En effet, selon l’auteur, est
discrétionnaire « le droit insusceptible d’abus »136. Ainsi, en faisant le choix de définir la
discrétionnarité par référence aux seuls droits, l’auteur laisse entendre que l’abus au contrôle
duquel ils échappent leur est spécifique. L’exercice des libertés et facultés ne saurait être
abusif. Tout au plus pourrait-on sanctionner le mauvais usage d’une liberté.
134 J. FLOUR, J.-L. AUBERT et E. SAVAUX, Les obligations, t. 2, Le fait juridique, Sirey, 14e éd., 2011, n°
120.
135
J. GHESTIN, G. GOUBEAUX et M. FABRE-MAGNAN, op. cit., n° 769.
136
V° Discrétionnarité, Vocabulaire juridique, op. cit.
137 V° Abus, 1, Vocabulaire Juridique, op. cit. Dans le même sens, Le Petit Robert définit l’abus comme un
« usage mauvais, excessif ou injuste » d’une prérogative (v° Abus, 1, Le Petit Robert, 2011, p. 12).
34
»138, que cette faute se soit manifestée à « l’occasion de l’exercice d’un droit ou dans une autre
circonstance »139, ce qui peut recouvrir l’exercice d’une faculté ou d’une liberté.
En outre, la jurisprudence qualifie de discrétionnaires des libertés ou des facultés. Ainsi,
la première Chambre civile de la Cour de cassation a estimé, dans un arrêt du 30 novembre
2004, que l’exercice de la faculté de révoquer un testament est discrétionnaire et n’est dès lors
pas source de responsabilité civile. On voit bien que la discrétionnarité dont il est question
dans cet arrêt correspond à l’exclusion du contrôle sur le fondement de l’abus au sens large et
non pas sur le fondement de la théorie de l’abus de droit. Autrement dit, la discrétionnarité
n’est pas cantonnée aux droits subjectifs. Elle peut être l’attribut d’une liberté ou d’une
faculté.
Enfin, la distinction entre « abus de droit » et « mauvais usage d’une liberté » paraît fort
artificielle140. Qu’il s’agisse d’un droit ou d’une liberté, leur exercice se trouve limité par une
138 Ph. STOFFEL-MUNCK, thèse préc., p. 13. Cette conception de l’abus est notamment retenue par J.
CARBONNIER, Droit civil, Introduction, PUF, coll. Thémis droit privé, 25e éd., 1997, n° 183, p. 364 ; F.
TERRÉ, Ph. SIMLER et Y. LEQUETTE, Droit civil, Les obligations, op. cit., n° 738 ; Ph. MALINVAUD et D.
FENOUILLET, Droit des obligations, Lexisnexis, 2012, n° 582 ; Ph. MALAURIE, L. AYNES, Ph. STOFFEL-
MUNCK, Les obligations, op.cit., n° 120 (ces auteurs réservent un paragraphe à la seconde conception de l’abus
mais limitent sa portée aux seules prérogatives dont l’usage a été spécialement déterminé par les parties) ; J.
FLOUR, J.-L. AUBERT, E. SAVAUX, Droit civil, Les obligations, t. 2 Le fait juridique, op. cit., p. 144 (si
l’intitulé de la sous-section 2 laisse penser que les auteurs adhèrent fermement à cette conception de l’abus, un
passage ultérieur donne l’impression d’un infléchissement. V. n° 120, p. 145 : l’abus dans l’exercice du droit ne
se pose « qu’autant que le titulaire du droit n’en a pas dépassé les limites objectives) ; G. VINEY et P.
JOURDAIN, Les conditions de la responsabilité civile, LGDJ, 4e éd., 2013, n° 475 ; G. VINEY, Introduction à
la responsabilité, 3e éd., 2008, p. 539 (intitulé du § 2 et n°194) ; Ph. BRUN, op. cit., n° 328 et s. ; M.
BACACHE-GIBEILI, op. cit., n° 122 et s. ; H.-L. et J. MAZEAUD par F. CHABAS, Leçons de droit civil,
Introduction à l’étude du droit, Montchrestien, 12e éd., 2000, n° 50 ; Ph. MALAURIE et P. MORVAN,
Introduction générale, Defrénois, 4e éd., 2012, n° 75 et s. ; A. BENABENT, Droit civil, Les obligations, LGDJ,
13e éd., 2012, n° 553 ; J.-P. GRIDEL, Le droit. Présentation, PUAM, 2012, n° 176 ; G. CORNU, Droit civil,
Introduction au droit, Monchrestien, coll. Précis Domat, 13e éd., 2007, n° 148.
139 Ph. STOFFEL-MUNCK, thèse préc., n° 177, p. 164 et note n° 762.
140 MM. ANCEL et AUBERT (« Introduction en forme de dialogue franco-suisse », in L’abus de droit,
comparaison franco-suisses, Publications de l’Université de St Etienne, 2001, p. 20) expliquent que « cette
distinction entre “abus de droit” stricto sensu et “mauvais usage d’une liberté” est cependant assez difficile à
tenir (…). D’une part, pour qu’elle soit applicable, il faudrait préalablement pouvoir donner un critère de
distinction précis entre les droits et les libertés ou les simples facultés d’agir (…). D’autre part et surtout, on peut
se demander si une approche restrictive de l’abus de droit, pour rationnelle qu’elle puisse paraître, a autant
d’intérêt qu’on pourrait le penser. Derrière l’utilisation du vocable “abus” ou “abusif” il y a toujours, au fond, la
même problématique : on est en présence d’un comportement qui, normalement, de prime abord, devrait être
considéré comme licite, (…), mais qui, exceptionnellement, à raison des circonstances objectives ou de
l’intention subjective de son auteur, devient illicite ». L’abus de droit sert ainsi à sanctionner l’exercice de la
liberté de rompre les pourparlers. M. CHAUVEL écrit en ce sens que « la règle de principe demeure la liberté de
rompre les pourparlers. L’auteur de la rupture n’engagera donc sa responsabilité que dans la mesure où les
circonstances feront apparaître qu’il a abusé de cette liberté, et que, en d’autres termes, cette rupture est fautive »
(P. CHAUVEL, V° Consentement, Rep. civ., avril 2007, n° 221). MM. GHESTIN, GOUBEAUX et Mme
FABRE-MAGNAN proposent pour leur part de dépasser la difficulté que pose la distinction des droits et des
libertés en considérant que la théorie de l’abus de droit est applicable à toute prérogative déterminée, celle-ci
pouvant être aussi bien un droit qu’une liberté ou encore une faculté. Seul compte en définitive le degré de
précision du contenu de la prérogative car c’est en considération de ce contenu que l’abus, conçu comme un
dépassement des limites interne de la prérogative, pourra être retenu (op. cit., n° 786 et s.).
35
contrainte de même nature : l’exercice d’un droit ou d’une liberté ne doit pas être illicite. On
peut affirmer, avec M. SERIAUX, que « la théorie [de l’abus de droit] est potentiellement
applicable à n’importe quel droit ou liberté ». L’auteur précise qu’on la retrouve pour le droit
ou la liberté d’opiner, le droit de grève, le droit au respect de la vie privée ou encore la liberté
de la concurrence141.
DABIN a d’ailleurs identifié la raison devant présider à une application large de l’abus de
droit, à savoir que « seul le concept d’abus de droit donne le moyen de censurer une
abstention immorale, puisque celui qui s’abstient là où la loi lui laissait la liberté d’agir ou
non, est légalement dans son droit [et] ne commet donc, légalement, aucune faute »142.
30. Conclusion. Finalement, doivent être qualifiés de discrétionnaires, non seulement les
droits, mais aussi toutes les prérogatives, cette notion étant largement entendue143, dont
l’exercice ne peut être sanctionné par les règles de la responsabilité civile. Ainsi, une
prérogative discrétionnaire est celle dont l’exercice ne peut être sanctionné sur le fondement
des règles de la responsabilité civile, sans qu’il importe qu’il s’agisse ou non d’un droit
subjectif. En conséquence, le titulaire de la prérogative peut s’affranchir du respect de
l’obligation générale de ne pas nuire à autrui, que sa traduction soit légale, règlementaire ou
encore contractuelle.
31. Définition. Le droit discrétionnaire est également un droit qui n’est pas juridiquement
contrôlé, c’est-à-dire dont l’exercice ne fait l’objet d’aucune vérification de conformité à une
de droit, toute faculté d’agir fondée en droit, à l’exclusion d’une maîtrise de pur fait » (V° Prérogative (3),
Vocabulaire Juridique, op. cit.). Elle recouvre donc tant les droits subjectifs que les facultés et libertés
juridiquement sanctionnées.
36
norme juridique144. Cet aspect de la définition du droit discrétionnaire peut être entendu de
deux façons.
En premier lieu, on peut entendre le droit discrétionnaire comme un droit dont le contrôle
est impossible en raison de l’absence de toute norme juridique de référence. Dans ce cas, la
discrétionnarité du droit est une discrétionnarité de fait, c’est-à-dire qu’elle n’est pas concédée
à son titulaire par l’ordre juridique. Cette conception doit être écartée. Notre système
juridique est fondé sur un principe de hiérarchie des normes qui implique que les droits et
prérogatives juridiques exercés par les individus leurs sont nécessairement concédés par une
norme supérieure.
En second lieu, la discrétionnarité d’un droit suppose que celui-ci puisse être exercé sans
égard pour les normes juridiques de référence et qu’il puisse même les contredire. En droit
positif, c’est cette conception de la discrétionnarité qui est appliquée. En effet, la
discrétionnarité d’un droit justifie bien souvent que son titulaire ne puisse se voir reprocher
d’avoir adopté un comportement qui, au regard des règles de la responsabilité civile, est
pourtant blâmable145.
Il faut corrélativement en déduire que le caractère discrétionnaire d’un droit est
délibérément accordé à son titulaire par l’ordre juridique. La discrétionnarité d’une
prérogative est un choix de politique juridique146, en vertu duquel un droit discrétionnaire peut
enfreindre les règles de la responsabilité civile. Il convient précisément de s’interroger sur le
fondement philosophique de ce choix.
144 Le contrôle est la « vérification de la conformité à une norme d’une décision, d’une situation, d’un
comportement » (V° Contrôle, 1, Vocabulaire Juridique, op. cit.).
145 V. par ex. Civ. 1ère, 30 novembre 2004, pourvoi n° 02-20883, Bull. civ. I, n° 297, RTD civ. 2005. 104,
obs. J. HAUSER et 443, obs. M. GRIMALDI ; D. 2005, p. 1621, J.-Y. MARECHAL, où la Cour de cassation a
qualifié la faculté de révoquer un testament de discrétionnaire et non susceptible d’abus alors même que la
révocation était intervenue le lendemain de la rédaction du testament et avait été dissimulée à la légataire
pendant les trois années de vie commune ayant précédé le décès du testateur et après dix-sept ans de vie
commune.
146 En ce sens, v. R. ENCINAS DE MUNAGORRI, thèse préc., n° 487 : « l’absence de contrôle est plus lié à
un choix de politique juridique opéré par les juges qu’à la prise en compte d’une catégorie de droits devant
laquelle il ne pourrait que s’incliner ».+++
37
§ - II. LE FONDEMENT PHILOSOPHIQUE DE LA
DISCRÉTIONNARITÉ
32. Dimension philosophique et politique. Les propos tenus par M. MARTY au sujet de
l’abus de droit, qui est l’un des antonymes de la discrétionnarité147, peuvent lui être
transposés : cette notion « présente une forte connotation philosophique et politique
puisqu’elle préfigure la conception de la société que l’on souhaite adopter et défendre »148.
A cet égard, plusieurs arguments ont été avancés par la doctrine pour justifier l’existence
des droits discrétionnaires. Après en avoir écarté certains (A), on examinera celui qui a été
avancé par JOSSERAND et qui consiste à voir dans la discrétionnarité une traduction des
préceptes de la philosophie individualiste (B). A titre de contre-épreuve, on s’interrogera pour
finir sur les justifications de l’abus de droit. Celles-ci révèlent en effet les liens profonds qui
unissent individualisme et discrétionnarité (C).
mars 2002, Bull. civ. III, n° 71, JCP G 2002. I. 176 ; M.-Ch. LEBRETON, « Empiètement et abus de droit », D.
2000, p. 472 : « Les résolutions des litiges relatifs à des empiétements, variant au gré de l'appréciation subjective
que les juges se feraient de l'équité, feraient plonger la matière dans une pure casuistique, dans un
impressionnisme juridique qui n'est pas souhaitable ». S’agissant du droit de révoquer un testament, v. J.-Y.
MARECHAL, « La concubine dépitée et le testateur inconstant », D. 2005, chron., p. 1621, n° 23 : « autoriser
une telle action aurait donné naissance à un contentieux dont les issues auraient été fort incertaines car laissées à
l’appréciation souveraine des juges du fond, ceux-ci pouvant être tentés, comme en l’espèce, de trancher
davantage en équité qu’en droit ». S’agissant de la rupture des négociations précontractuelles, v. Y. NEVEU,
« Le devoir de loyauté pendant la période précontractuelle », Gaz. Pal., 5 décembre 2000, p. 6 et s. : « Ne peut-
on craindre que cette nouvelle orientation jurisprudentielle conduise à un excès de moralisation contractuelle se
traduisant par une intervention judiciaire de plus en plus fréquente et par voie de conséquence à une insécurité
juridique ? ».
38
le titulaire du pouvoir discrétionnaire150. Celui-ci serait plus compétent pour décider de
l’orientation qu’il convient de lui donner.
150 E. GAILLARD, Le pouvoir en droit privé, thèse, préf. G. CORNU, Economica, n° 236, p. 151.
151 L. JOSSERAND, De l’esprit des droits et de leur relativité, op. cit., p. 6.
152 V° Individualisme, Dictionnaire des notions philosophique, p. 1275 (R. SÈVE).
39
schématisant, que la société est faite pour l’homme et non l’inverse »153. Alain RENAUT a
analysé l’émergence et le développement de cette philosophie154. Selon lui, deux conditions
ont été nécessaires à son apparition : d’une part, la perception du réel comme somme
d’individualités et d’autre part, l’élévation de l’individu au rang de « princeps »155.
La première condition aurait sa source dans le nominalisme d’OCKHAM156. VILLEY
explique que, dans cette philosophie, « universels et relations ne sont que des instruments de
pensée. Il n’existe dans le réel et dans la “nature” réelle rien au-dessus des individus : point
d’universels, point de structures, point de droit naturel »157. À partir du nominalisme, la
pensée juridique commence à placer l’individu au centre de ses préoccupations. Elle est
« axée sur le pouvoir de l’individu »158, sur sa volonté, qu’il s’agisse de Dieu ou de
l’homme159.
L’individualisme a repris cet acquis et l’a dépassé en élevant l’individu au rang de
princeps. Il véhicule « une éthique de l’indépendance »160. L’homme est pensé comme
individu et non comme sujet. Il est indépendant, c’est-à-dire qu’il existe et peut exister
isolément, en dehors d’un cadre social. Dans cette mesure, l’idéal sur lequel repose
l’individualisme nie « la part d’humanité commune » en chaque homme et considère « qu’il
n’existe que des différences irréductibles »161.
153 FLOUR, AUBERT, E. SAVAUX, Les obligations, 1. L’acte juridique, Sirey Université, 15e éd., 2012, n°
107.
154A. RENAUT, L’ère de l’individu, éd. Gallimard, coll. Bibliothèque des Idées.
155A. RENAUT, V° Individu et individualisme», Dictionnaire de philosophie politique, dir. S. RIALS et D.
ALLAND, PUF, 3e éd., p. 344.
156 Ce rapprochement aurait été établi pour la première fois par Victor COUSIN dans son Introduction aux
œuvres d’Abellard (v. sur ce point F.-X. TESTU, V° Individu, Dictionnaire de la culture juridique, op. cit.).
157 M. VILLEY, La formation de la pensée juridique moderne, PUF, coll. Léviathan, 2003, p. 226-227.
158 M. VILLEY, op. cit., p. 264.
159 « Il n’est plus qu’une seule source au droit, la volonté individuelle : soit celle de l’individu Dieu, soit celle
des individus hommes »: M. VILLEY, op. cit., p. 240. V. dans le même sens, H. OBERDORFF, Droits de
l’homme et libertés publiques, LGDJ, 4e éd., 2013, p. 58 « pour Occam, l’essence de la loi découle des décisions
volontaires de Dieu, de l’empereur ou de l’individu ».
160 A. RENAUT, V° Individu et individualisme, art. préc., p. 345.
161 Ibid. Dans L’ère de l’individu, Alain RENAUT explique que l’indépendance est « l’affirmation pure et
simple du Moi comme valeur imprescriptible » (éd. Gallimard, coll. Bibliothèque des Idées., p. 53).
40
L’existence d’un lien entre discrétionnarité et individualisme est pleinement à l’œuvre
dans la théorie de l’autonomie de la volonté162. La définition qu’en donne GOUNOT illustre
l’imbrication de ces concepts : « À la base de l’édifice social et juridique se trouve l’individu,
c’est-à-dire une volonté libre. La liberté fait de l’être humain son propre maître et son seul
maître ; elle le rend infiniment respectable et sacré ; elle l’élève à la dignité de “fin de soi”.
Au sens le plus général du mot, le droit n’est autre chose que cette liberté initiale et
souveraine qui appartient à tout homme. De la volonté libre tout procède, à elle tout
aboutit »163. Si la théorie de l’autonomie de la volonté ne parle pas de liberté absolue mais de
liberté souveraine, elle encourage, par la référence à la sacralité de l’individu, la confusion
entre ces deux acceptions de la liberté.
162 V. par ex. M. WALINE, L’individualisme et le droit, Dalloz, 1949, 2ème éd., p. 181 : « Une volonté
autonome est celle qui a le pouvoir de décider discrétionnairement la création d’une règle ou d’une situation
juridique ».
163 E. GOUNOT, Le principe de l’autonomie de la volonté en Droit privé français. Contribution à l’étude
p. 2 : « Les moralistes et les métaphysiciens mettent en effet l’accent sur l’aspect actif qui constitue à leurs yeux
l’essentiel d’où découle, comme une conséquence nécessaire, l’attribution des effets de l’acte dommageable.
Ainsi s’opposent les individualistes aux yeux desquels l’individu apparaît comme l’agent actif des événements
dans la survenance desquels il intervient et les collectivistes qui soulignent au contraire la multiplicité des causes
humaines de chaque dommage, produit d’un état de choses auquel ont participé les membres du corps social » ;
G. VINEY, Traité de droit civil. Introduction à la responsabilité, op. cit., n° 15 ; J. GHESTIN, G. GOUBEAUX
et M. FABRE-MAGAN, Droit civil. Introduction générale, op. cit., n° 165. Pour une analyse philosophique du
lien existant entre la liberté et la responsabilité, v. not. J.-P. SARTRE, L’être et le néant, Essai d’ontologie
phénoménologique, Gallimard, coll. Tel, spéc. p. 598 : « l’homme étant condamné à être libre, porte le poids du
monde tout entier sur ses épaules: il est responsible du monde et de lui-même en tant que manière d’être (…).
Cette responsabilité absolue n’est pas acceptation d’ailleurs: elle est simple revendication logique des
conséquences de notre liberté ».
41
épidermique, face à une théorie de l’abus de droit que l’on croyait très envahissante »165.
Partant, l’identification des justifications de l’abus de droit permet de découvrir, par un
raisonnement a contrario, celles de la discrétionnarité.
39. Vertu moralisatrice. La théorie de l’abus de droit a son origine dans l’adage
summum jus summa injuria166. Ce précepte « s’inscrit dans le courant de morale et d’équité
qui vient irriguer le droit romain à l’époque classique sous l’influence de la pensée
grecque »167.
Cette vertu moralisatrice de la théorie de l’abus de droit a été affirmée très tôt, par l’arrêt
« Doerr » de la Cour d’Appel de Colmar. Cette dernière y a en effet jugé que, « s’il est de
principe que le droit de propriété est un droit en quelque sorte absolu (…), l’exercice de ce
droit, comme celui de tout autre doit avoir pour limite la satisfaction d’un intérêt sérieux et
légitime ; que les principes de la morale et de l’équité s’opposent à ce que la justice ne
sanctionne une action inspirée par la malveillance »168 .
A contrario, il faut considérer que la discrétionnarité est une théorie indifférente aux
comportements et états d’âme des titulaires du droit. Elle se veut donc amorale. Bien plus, en
ne sanctionnant pas les fautes de comportement, cette théorie autorise les comportements
immoraux.
40. Vertu modératrice. A côté de cette vertu moralisatrice, de nombreux auteurs, dont le
doyen CARBONNIER, voient dans la théorie de l’abus de droit « un procédé d’équité
modératrice à la disposition du juge »169. L’éminent Doyen explique en ce sens que « l’excès
165 Ch. CARON, « Empietement de 0,5 cm sur le terrain d’autrui: sévérité de la Cour de cassation », D. 2002,
p. 2075 (à propos de Civ. 3e civ., 20 mars 2002, Bull. civ. III, n° 71).
166 « Droit porté à l’extrême, extrême injustice » (Cicéron, de Officis, 1, 10, 33). MM. ROLAND et BOYER
précisent que « le superlatif summa injuria s’explique, semble t-il, pour l’élégance de la formule, mais surtout
par la nécessité de marquer la majesté offensée de l’outil qui, ordonné au bien, est détourné pour le mal » (H.
ROLAND et L. BOYER, « Summum jus summa injuria », Adages de droit français, Litec, 4e éd., 1999, p. 849).
167 H. ROLAND et L. BOYER, op. et loc. cit.
168 CA Colmar, 2 mai 1855, « Doerr », S. 1856.2.9. La position de la Cour avait été critiquée par
DEMOLOMBE pour qui « le texte de l’article 544 est formel : c’est de la manière la plus absolue que le
propriétaire a le droit de jouir et de disposer de la chose. En droit, on ne peut lui demander aucun compte de ses
motifs ». L’éminent juriste ajoutait que la recherche, par les juges, de l’intention de nuire était nécessairement
arbitraire en raison de son caractère subjectif (C. DEMOLOMBE, Cours de Code Napoléon, T. 12, Traité des
servitudes T. 2, 2e éd., Paris 1859, n° 648).
169 J. CARBONNIER, Droit civil, t. 4, Les Obligations, PUF, coll. Thémis, 20e éd., 1996, n° 230. En ce sens,
v. également, A. COLIN et H. CAPITANT, Traité de droit civil français, T. 2, par Juilot de la Morandière, 8e
éd., n° 195 : « l’exercice concurrent que les hommes font ensemble de leurs droits ne va pas sans leur causer
42
en toute chose, et même dans le droit, est un désordre, contraire au droit ; qu’il est donc dans
l’office du juge, pour prévenir le désordre, d’imposer aux titulaires du droit subjectif une
certaine modération »170.
Un raisonnement a contrario conduit à retenir que la théorie de la discrétionnarité
autorise les comportements excessifs171.
41. Interdépendance des individus. Enfin, la théorie de l’abus de droit est justifiée par
l’interdépendance des membres de la société, c’est-à-dire par l’idée que l’individu est « l’une
des molécules » d’un « ensemble social coordonné »172. Cette interdépendance constitue le
sens et la limite des prérogatives juridiques173. Ainsi, le droit subjectif est un outil permettant
aux individus d’exister et d’interagir au sein de la société. Il s’agit d’un outil créé et concédé
réciproquement une certaine gêne, voire parfois certains dommages. C’est la rançon de la vie en société. De ce
dommage l’homme ne sera pas responsable, du moment qu’il aura pris toutes les précautions dictées par la
prudence, qu’il aura fait preuve de la diligence normale que l’on peut, que l’on doit attendre de lui » ; J.
GHESTIN, G. GOUBEAUX et M. FABRE-MAGNAN, Traité de droit civil – Introduction générale, op. cit., n°
765 : « les prérogatives accordées à une personne par la loi ne le sont pas de façon absolue. Il y a une mesure à
respecter dans leur exercice. L’originalité des limites posées à l’exercice des droits par la théorie de l’abus de
droit vient du fait que le dépassement du droit subjectif se situe à l’intérieur du cadre délimitant le type de
prérogatives reconnues à l’agent » ; A. PIROVANO, « La fonction sociale des droits : Réflexions sur le destin
des théories de Josserand », D. 1972, chron., p. 67, pour qui l’abus est « un mécanisme correcteur, une soupape
de sûreté qui permet au juge d’adoucir les relations juridiques ».
170 J. CARBONNIER, Droit civil, Les biens, les obligations, vol. 2, PUF Quadrige 1ère éd., n° 1049, p. 2317.
171 V. cependant D. BAKOUCHE, L’excès en droit civil, thèse, préf. M. GOBERT, LGDJ, 2005, n° 444.
L’auteur considère que la prise en compte de l’excès par le droit devrait entrainer un contrôle des droits
discrétionnaires. Il voit dans l’absence de conception unitaire de l’abus la raison d’être des droits
discrétionnaires. Or, contrairement à l’abus, l’excès repose sur un critère objectif. Il est donc facilement
identifiable. C’est pourquoi il rend possible un contrôle de l’ensemble des droits, y compris de ceux appartenant
à ce jour à la catégorie des droits discrétionnaires. Selon nous, la prise en compte de l’excès par le droit ne
justifierait pas plus que l’abus l’abandon de la catégorie des droits discrétionnaires. Il a été montré plus haut
(supra n° 35) que la plasticité des critères de l’abus n’est pas la justification de l’existence de la catégorie des
droits discrétionnaires. Sa raison d’être réside dans l’influence de la philosophie individualiste sur la pensée
juridique, qui incite à reconnaître aux individus des zones d’indépendance. Les actions menées dans son cadre
échapperait logiquement à sanction de l’excès, comme elles échappent déjà à celle de l’abus.
172 R. MASPÉTIOL, « Ambiguïté du droit subjectif : métaphysique, technique juridique ou sociologie »,
de signification que par rapport à autrui » ; P.-Y. GAUTIER, Propriéré littéraire et artistique, PUF, 8e éd.,
2012, n° 200 : « Il n’y a pas de « for intérieur » qui ne doive être scruté, dès lors que l’exercice du droit a
vocation à modifier la situation des autres sujets » ; Ch. LARROUMET et A. AYNES, Droit civil, Tome 1,
Introduction à l’étude du droit privé, Economica, 6e éd., 2013, n° 393, pour qui le droit subjectif « est un pouvoir
du sujet de droit qui révèle l’existence de rapports sociaux entre les individus et surtout qui rend possible ces
rapports sociaux. Ces rapports ne constituent pas un conflit permanent entre des pouvoirs opposés des différents
sujets de droit. Au contraire, le but du droit, ou du moins un des buts du droit, est un équilibre de ces pouvoirs.
On a parlé quelquefois d’harmonie des droits. Pour cela, il faut admettre que les droits ne sont pas des
prérogatives absolues, mais des prérogatives relatives et limitées. Non seulement, le droit de chacun est limité
par les droits d’autrui, mais encore un droit ne saurait être exercé égoïstement et sans justification d’un intérêt
légitime de son titulaire ».
43
par cette société aux individus174. En dehors d’elle comme contre elle, cet outil n’a pas de
force.
La justification de l’abus de droit par l’interdépendance des individus prend une
signification particulière lorsque l’abus a pour critère la finalité du droit exercé. En effet, le
droit est alors concédé afin de permettre à l’individu de remplir une mission sociale. Comme
l’expliquent MM. CADIET et LE TOURNEAU, « cela ne signifie certainement pas que les
droits subjectifs doivent être exercés dans l’intérêt de la collectivité (…). On entend
seulement par là que l’ordre social, donc l’ordre juridique, repose sur l’équilibre des rapports
sociaux, donc des rapports de droits. A cet égard, en contrôlant leur exercice, le juge n’assure
pas uniquement la police des droits subjectifs ; en même temps, en assurant cet équilibre, il
contribue à la cohérence de l’ordre juridique, et au respect des finalités du système
juridique »175.
Dans ces conditions, on peut en déduire, par un nouveau raisonnement a contrario, que la
discrétionnarité est indifférente à l’idée d’une interdépendance des individus. Elle est pour
cette raison insensible à la prise en considération de la finalité des droits. Ainsi, le titulaire
d’une prérogative discrétionnaire est indépendant du reste de la société. Il peut par conséquent
l’exercer sans égard pour autrui et surtout sans justification. L’analyse proposée par
JOSSERAND est ainsi confirmée. La discrétionnarité renvoie à cette « éthique de
l’indépendance » sur laquelle est bâtie la philosophie individualiste.
42. Conclusion. Si l’on résume, la discrétionnarité est, en droit privé, le reflet d’une
conception individualiste de la société. Elle implique que l’individu soit un être indépendant
et autosuffisant et que ses actions, qui s’inscrivent dans un univers amoral, puissent être
excessives, voire nuisibles, sans jamais être source de responsabilité.
D’une manière plus générale, concevoir la discrétionnarité comme le reflet d’une
adhésion à un courant philosophique permet de considérer qu’une prérogative n’est jamais
par essence discrétionnaire176. M. ROETS parle d’ailleurs à leur sujet de « fiction »177. Cela se
174 M. MASPÉTIOL ne dit pas autre chose lorsqu’il écrit que « si le droit est, dans l’esprit commun des
hommes, intimement associé à l’idée de justice, s’il exprime le besoin qu’ont tous les êtres humains de mettre
hors d’atteinte leur valeurs essentielles, cette justice, ces valeurs, ne peuvent être placées dans l’absolue
dépendance d’une volonté subjective nécessairement arbitraire ; elles doivent avoir leur source dans un rapport
objectif entre les hommes ou entre les hommes et les choses » (R. MASPÉTIOL, art. préc., p. 80).
175 L. CADIET et Ph. LE TOURNEAU, V° Abus de droit, op. cit., p. 9.
176 V. par ex. en ce sens, G. COURTIEU, « Art. 1382 à 1386 – Fasc. 131-10 : Droit à réparation. – Abus de
droit. Notion », J-Cl. Civil Code, n° 10 : « il n’existe pas de droits absolus qui, par nature, échapperaient au
contrôle judiciaire ».
44
vérifie lorsque l’on cherche à identifier les prérogatives discrétionnaires. On constate en effet
que tant l’existence que le contenu de cette catégorie juridique sont controversés.
43. Plan. Les prérogatives discrétionnaires constituent une catégorie juridique discutée en
doctrine mais aussi en jurisprudence (§ I). La controverse prend une ampleur particulière
lorsqu’est envisagée l’appartenance du droit de contracter ou ne pas contracter à cette
catégorie (§ II).
45. Une existence discutée. La question de l’existence des droits discrétionnaires divise
la doctrine. Si certains auteurs les reconnaissent (1), d’autres expriment des réserves (2),
tandis qu’une dernière fraction de la doctrine choisit de ne pas les évoquer (3).
177 D. ROETS, « Les droits discrétionnaires : une catégorie juridique en voie de disparition ? » D. 1997,
chron., p. 95 : « Consacrer le caractère discrétionnaire d’une prérogative, c’est, en somme, en voulant tenir pour
nécessairement licite son exercice, consacrer une fiction. Il n’y a donc pas, dans cette optique, une question des
droits discrétionnaires mais autant de questions que de droits discrétionnaires ou susceptibles de l’être ».
45
prérogatives discrétionnaires. En effet, ce contenu varie non seulement d’une époque à
l’autre, mais également, au sein d’une même époque, d’un auteur à l’autre.
Ainsi, des droits initialement qualifiés de discrétionnaires ont aujourd’hui disparu ou été
requalifiés en droits contrôlés178.
De plus, à une même époque, un droit peut être qualifié de discrétionnaire par un auteur,
mais de contrôlé par un autre. Ainsi en est-il par exemple du droit moral de l’auteur179, de la
liberté de révoquer un testament180 ou encore du droit de s’opposer à l’empiètement d’autrui
sur sa propriété181.
Enfin, les listes de droits discrétionnaires établies par la doctrine ne sont jamais
identiques182.
Dans ces conditions, il n’y a pas d’autre solution que de passer en revue tous les droits
présentés comme discrétionnaires, quitte à en apprécier ultérieurement le bien-fondé.
47. Recensement. Sont censés être discrétionnaires le droit des ascendants de s’opposer
au mariage de leurs descendants183, celui des parents de consentir au mariage de leur enfant
178V. par exemple A. ROUAST, « Les droits discrétionnaires et les droits contrôlés », RTD civ. 1944, p. 2 :
« le mari avait, avant la loi du 18 février 1938, un droit discrétionnaire pour la fixation de la résidence du
ménage, qui a aujourd’hui disparu ; l’exercice de la puissance paternelle, alors à l’abri de tout contrôle, est
maintenant l’objet d’interventions possibles des tribunaux » ; A. SERIAUX, V° Abus de droit, Dictionnaire de
la culture juridique, op. cit. : « La catégorie des droits discrétionnaires, dont l’usage serait insusceptible d’abus,
n’a rien d’étanche par rapport à celle des droits contrôlés ou, en tous cas, contrôlables ; les juges conservent
toujours la faculté d’estimer ce contrôle opportun, quels que soient le droit ou la faculté en cause ».
179 En faveur de sa discrétionnarité du droit moral de l’auteur, v. par ex., F. POLLAUD-DULLIAND, obs.
sous Civ. 1ère, 14 mai 1999, JCP G 1991. II. 21760 et D. 1993, chron., p. 97. Contre sa discrétionnarité, v. par
ex., Chr. CARON, RIDA juillet 1990, chron. 127 et Abus de droit et droit d’auteur, thèse, avant-propos A.
FRANÇON, IRPI, Litec, 1998, n° 56 et s. ; C. CARREAU, « Propriété intellectuelle et abus de droit », Mélanges
en l’honneur de A. Françon, Dalloz, 1995, p. 17 et s., n° 25 et s. ; P.-Y. GAUTIER, Propriété littéraire et
artistique, op. cit., n° 200, 213 et 220 (l’auteur réserve toutefois le droit de divulguer l’oeuvre – mais, comme
nous le verrons, la discrétionnarité de la décision de ne pas divulguer s’explique par son rattachement aux actes
ne relevant pas de la sphère juridique, v. infra n° 108).
180 En faveur du caractère discrétionnaire de la liberté de révoquer un testament, v. par ex. M. GRIMALDI,
obs. sous Civ. 1ère, 30 nov. 2004, Bull. civ. I, n° 297, RTD civ. 2005. 444. Contre sa discrétionnarité, v.
notamment Ph. MALAURIE, Les successions. Les libéralités, Defrénois 5e éd., 2012, n° 496 ; G. RAOUL-
CORMEIL, « Le mensonge du concubin sur ses dernières volontés », Defrénois 2005, p. 761 ; F. BICHERON,
AJ Fam. 2005, p. 24 et s.
181 En faveur de la discrétionnarité du droit de refuser un empiètement, v. par ex. H. PERINET-MARQUET,
obs. sous Civ. 3e, 20 mars 2002, JCP G 2002. I. 176. Contre, v. par ex. G. CORNU, Droit civil, Les biens, 13e
éd., Montchrestien, 2007, n° 86 ; Ch. CARON, D. 2002, p. 2075, note sous Civ. 3e, 20 mars 2002.
182 C’est ainsi que pour MM. MALAURIE et MORVAN, le droit des ascendants de s’opposer au mariage
d’un descendant, celui d’exiger la démolition qui empiète sur un fonds, celui de renoncer au contrat d’assurance
et enfin celui de révoquer un testament sont discrétionnaires (Ph. MALAURIE et P. MORVAN, Introduction
générale, Defrénois, 4e éd., 2012, n° 49, note 299), tandis que M. GRIDEL cite pour sa part le droit du banquier
de refuser un crédit, le droit de révoquer un testament, le droit pour la femme de recourir à une interruption
volontaire de grossesse pendant les douze premières semaines, le droit de récuser un juré d’assise ainsi que
l’ensemble des actions reposant « sur des appréciations personnelles telles qu’elles ne peuvent être introduites
que par les personnes directement et immédiatement concernées : divorce, atteinte à la vie privée (J.-P. GRIDEL,
Le droit, Présentation, op. cit., n° 176, spéc. note 499).
46
mineur184, de choisir la religion de leur enfant185, de consentir à son émancipation186, le droit
d’exhéréder les héritiers187, de révoquer un testament188, de demander le partage de biens
indivis189, le droit moral de l’auteur190, le droit de réponse en matière de presse191, le droit pour
une compagnie d’assurance de refuser l’agrément du successeur présenté par un de ses agents
généraux192, le droit pour un assuré de renoncer au contrat d’assurance sur la vie pour lequel il
n’a pas reçu l’information requise193, le droit d’acquérir la mitoyenneté d’un mur194, celui de
couper les racines des arbres voisins pénétrant sur son fond195, de s’opposer à un empiètement
183 V. not. J. FLOUR, J.-L. AUBERT et E. SAVAUX, Droit civil, Les obligations – t. 2 Le fait juridique, op.
cit., n° 126 ; Ph. MALAURIE et P. MORVAN, Introduction générale, op. cit., n° 47, note n° 283 ; E.
GAILLARD, thèse préc., n° 236.
184 V. par ex. J. FLOUR, J.-L. AUBERT et E. SAVAUX, Droit civil, Les obligations – t. 2 Le fait juridique,
op. et loc. cit. ; A. BENABENT, « Le discrétionnaire », Etudes offertes au Professeur Philippe Malinvaud,
Litec, 2007, p. 13 ; J. CARBONNIER, Droit civil, Les personnes, La famille, vol. 1, PUF, coll. Quadrige, 2004,
n° 183 ; E. GAILLARD, thèse préc., n° 236 ; J.-L. AUBERT et E. SAVAUX, Introduction au droit et thèmes
fondamentaux du droit civil, op. cit., n° 187 ; J.-L. BERGEL, Théorie générale du droit, op. cit., n° 229 ; Ph.
BRUN, op. cit., n° 330 et notes n° 212 à 215.
185 Cf. E. GAILLARD, thèse préc., n° 236. M. GAILLARD renvoie sur cette question à une note de J.
op. et loc. cit. ; M. BACACHE-GIBEILI, op. cit., n° 123 ; Ph. BRUN, op. cit., n° 330 et notes n° 212 à 215.
188 V. not. J. FLOUR, J.-L. AUBERT et E. SAVAUX, Droit civil, Les obligations – t. 2 Le fait juridique, op.
et loc. cit. ; A. BENABENT, art. préc., p. 13 ; Ph. MALAURIE et P. MORVAN, Introduction générale, op. cit.,
n° 47 et note n° 283 ; J.-P. GRIDEL, Le droit - Présentation, op. cit., n° 176 et note n° 499 ; M. BACACHE-
GIBEILI-GIBEILI, op. et loc. cit.
189 Cf. J. FLOUR, J.-L. AUBERT et E. SAVAUX, Droit civil, Les obligations – t. 2 Le fait juridique, op. et
loc. cit. ; G. COURTIEU, « Art. 1382 à 1386 – Fasc. 131-10 : Droit à réparation. – Abus de droit. Notion », J-Cl.
Civil Code, n° 39 ; Ph. BRUN, op. et loc. cit.
190 Cf. J. FLOUR, J.-L. AUBERT et E. SAVAUX, Droit civil, Les obligations – t. 2 Le fait juridique, op. et
47
sur son terrain196, le droit du banquier de refuser un crédit197, le droit pour la femme de recourir
à une interruption volontaire de grossesse pendant les douze premières semaines198, ainsi que
le droit de récuser un juré d’assise199.
Seraient également discrétionnaires l’ensemble des actions reposant « sur des
appréciations personnelles telles qu’elles ne peuvent être introduites que par les personnes
directement et immédiatement concernées : divorce, atteinte à la vie privée »200.
Enfin, se rangeraient dans cette catégorie une partie des droits d’option201, à savoir : le
droit de l’acheteur d’opter, en cas de vices cachés, entre l’action rédhibitoire et l’action
estimatoire202, le droit d’accepter ou de répudier une succession (art. 774 et s. C. civ.)203, le
droit pour le tiers de tenir ou non l’engagement du promettant dans la promesse de porte-fort
(art. 1120 C. civ.)204, le droit de retrait dont bénéficie le débiteur d’un droit litigieux (art. 1699
C. civ.)205, le droit d’option dont est titulaire le donataire au décès du donateur dans la
donation cumulative de biens présents et à venir prévu par l’article 1084 du Code civil206, la
révocation des donations entre époux207, la faculté de lever l’option du bénéficiaire d’une
promesse unilatérale, la faculté de rachat du vendeur prévue par l’article 1659 Code civil208 et
le droit de rétractation du consommateur209.
196Cf. A. BENABENT, art. préc., p. 13 ; Ph. MALAURIE et P. MORVAN, op. et loc. cit. ; D. ROETS,
chron. préc., p. 94 ; G. COURTIEU, art. préc., n° 39 (l’auteur ne parle pas précisément de l’empiètement mais
du droit pour un propriétaire de s’opposer aux atteintes à son droit de propriété).
197 J.-P. GRIDEL, Le droit – Présentation, op. cit., n°176, p. 174.
198 Cf. J.-P. GRIDEL, op. cit., n°176, p. 174, spéc. sous note 499 ; Ph. BRUN, op. cit., n° 330, notes n° 214.
199 V. not. J.-P. GRIDEL, op. cit., n° 176, spéc. sous note 499.
200 V. par ex. J.-P. GRIDEL, op. cit., n° 176, spéc. sous note 499.
201 M. ROETS (chron. préc., p. 95) définit les droits d’option comme des « prérogatives juridiques qui
permettent à leur titulaire de pouvoir, par un acte unilatéral de volonté, modifier une situation juridique
incertaine, et cela suivant une alternative précise et prévisible ».
202 Cf. D. ROETS, chron. préc., p. 94 ; G. COURTIEU, art. préc., n° 39.
203 D. ROETS, chron. préc., p. 94.
204 Ibid.
205 Ibid.
206 Ibid.
207 Cf. A. SERIAUX, « Libéralité. Donations entre époux pendant le mariage », J-Cl Civil Code, fasc.. 20,
2009, n° 73. Aucune condition ni aucun motif ne sont exigés pour son exercice. Elle constitue par ailleurs une
faculté d’ordre public, ce qui implique qu’est nulle, de nullité absolue, la clause par laquelle l’époux donateur
renonce à cette faculté. Les lois du 26 mai 2004 et du 23 juin 2006 sont venues restreindre le domaine de cette
« absoluité ». Aujourd’hui, seules les donations de biens à venir (loi du 26 mai 2004) et de biens présents qui ne
prennent effet qu’au décès du donateur (loi du 23 juin 2006) demeurent révocables. Si le caractère absolu de
cette faculté de révocation n’a pas été directement remis en cause, une remise en cause indirecte a en revanche
été opérée par l’article 46 de la loi du 23 juin 2006. Cet article, tout en reprenant le principe du droit de révoquer
les donations de biens présents prenant effet au décès du donateur consenties entre le 1er janvier 2005 et le 31
décembre 2006, prévoyait néanmoins la possibilité d’y renoncer. La reconnaissance expresse de la faculté de
renonciation prouve que son absoluité ne lui est pas consubstantielle. En effet, s’il en était ainsi, aucune
restriction, même volontaire, n’aurait pu être envisagée.
208 D. ROETS, chron. préc., p. 95.
209 L. BERNARDEAU, « Le droit de rétractation du consommateur : un pas vers une doctrine d’ensemble »,
48
2) Des réserves quant à l’existence des droits discrétionnaires
48. Illustration. Plusieurs auteurs évoquent les droits discrétionnaires mais sont
fortement réservés sur la réalité de leur existence. Pour le doyen CARBONNIER, « il
semble210 que certains droits soient discrétionnaires, que leur exercice ne puisse jamais être
critiqué sous prétexte d’abus »211. On retrouve cette même réserve chez MM. COURTIEU212,
BERGEL213 et GAILLARD. Ce dernier souligne le caractère spéculatif de la question de
l’existence des pouvoirs discrétionnaires et remarque que le contenu de cette catégorie tend à
se réduire214.
Dépassant la simple réserve, plusieurs auteurs se montrent réticents à l’égard des droits
discrétionnaires. Evoquant simplement l’existence du concept de discrétionnarité, le doyen
CORNU a choisi de l’illustrer par un droit ayant disparu, « le droit naguère conféré par l’art.
334-7 anc. C. civ. au conjoint du parent naturel »215. Bien plus, il semble favorable à la
suppression de cette catégorie en affirmant que « l’idée d’une limite à l’absolutisme des droits
individuels est entrée dans les esprits et dans les principes du droit »216.
On retrouve cette même réticence chez AUBERT et M. SAVAUX. Ceux-ci définissent la
notion de droit subjectif de manière assez large comme « l’attribution, par la règle de droit,
d’un pouvoir d’imposer, d’exiger ou d’interdire, considéré comme utile à la personne prise à
la fois comme individu et comme acteur de la vie sociale »217. La formule laisse apparaître que
les droits subjectifs ne sont pas, en principe, des prérogatives absolues. En outre, ces auteurs
choisissent d’illustrer la catégorie des droits discrétionnaires de manière restrictive. Ils se
bornent à évoquer le seul droit, pour un ascendant, de faire opposition au mariage d’un
simple raison que, malgré de multiples tentatives, il n’a jamais été possible d’en établir avec suffisamment de
certitude, une liste ou un critère », in G. COURTIEU, art. préc., n° 33. Dans le même sens, v. E. DE
MUNAGORRI, thèse préc., n° 486.
213 La réserve de M. BERGEL se manifeste par l’emploi du conditionnel pour évoquer l’existence des droits
discrétionnaires : « Ainsi, mis à part quelques droits absolus et discrétionnaires dont l’usage ne serait jamais
abusif, l’exercice de tous les droits peut faire l’objet d’un contrôle judiciaire de l’abus » (J.-L. BERGEL,
Théorie générale du droit, op. cit., n° 229).
214 « D’emblée, l’interrogation semble passablement spéculative, aucune décision de justice ne paraissant
jamais avoir refusé a priori de contrôler l’usage d’un pouvoir au seul motif que, par nature, la prérogative
litigieuse y serait réfractaire »: E. GAILLARD, thèse préc., n° 236.
215 G. CORNU, Introduction au droit, op. cit., note 31 sous le n° 148.
216 G. CORNU, op. cit., n° 148.
217 Cf. J.-L. AUBERT et E. SAVAUX, Introduction au droit et thèmes fondamentaux du droit civil, op. cit.,
n° 187.
49
descendant218. Au-delà des droits discrétionnaires, il semblerait que ce soit à l’idée même de
discrétionnarité en droit privé que ces deux auteurs soient réfractaires. Bien que définissant
les notions de libertés et de facultés comme des prérogatives conférant à l’individu « la
possibilité de prendre parti quant à sa propre activité juridique », ils n’en déduisent pas pour
autant leur caractère discrétionnaire219.
Dans le même sens, M. BRUN s’interroge sur la compatibilité des droits discrétionnaires
avec le principe de la responsabilité pour faute qui a été qualifié d’exigence constitutionnelle
par le Conseil constitutionnel220. La solution selon laquelle l’exercice d’un droit ne peut
entraîner la responsabilité de son auteur, même en cas de préjudice causé à autrui, est en
contradiction avec le principe précité. Cette contradiction est d’autant plus manifeste lorsque
l’on sait que le Conseil a reconnu la possibilité de limiter le principe de responsabilité pour
faute tout en précisant qu’on ne peut jamais l’exclure221.
49. Illustration. Dans les paragraphes qu’il consacre aux notions de droit subjectif et
d’abus de droit, M. LARROUMET ne fait aucune référence à l’existence des droits
discrétionnaires. Bien plus, la formulation de l’un de ses paragraphes semble exclure toute
idée d’absolutisme des droits. Il écrit en effet que « chaque sujet de droit dispose d’une
certaine sphère d’initiative et d’activité juridique qui comprend un ensemble de pouvoirs, qui
ne sont pas absolus, car leur exercice doit correspondre à l’intérêt légitime de leur titulaire,
218 J.-L. AUBERT et E. SAVAUX, Introduction au droit et thèmes fondamentaux du droit civil, op. et loc.
cit. : « C’est ainsi que, sauf cas exceptionnel des droits dits “discrétionnaires” – tel le droit pour un ascendant de
faire opposition au mariage d’un descendant (art. 173 et 179, al. 1er, C. civ.) – l’exercice d’un droit subjectif peut
engager la responsabilité de son titulaire ». Curieusement, dans leur manuel de droit des obligations, les auteurs
livrent une liste de huit droits discrétionnaires (qui se retrouvent sous la plume d’autres auteurs et que nous
avons déjà envisagés à ce titre), alors que dans leur Introduction ils n’en citent qu’un tout en se montrant
franchement hostiles à l’existence de la catégorie. Partant, on ne peut guère faire crédit à la liste figurant dans le
manuel de droit des obligations.
219 J.-L. AUBERT et E. SAVAUX, op. cit., n° 188.
220 Ph. BRUN, op. cit., n° 330. Le Conseil constitutionnel a dans un premier temps qualifié sans réserve le
principe de responsabilité pour faute d’exigence constitutionnelle (Cons. const., 9 nov. 1999, décision n° 99-419
DC, JCP G 2000. I. 280, n° 1, obs. G. VINEY; D. 2000, p. 424, obs. S. GARNERI ; GAJF, 5e éd. 2009, n° 20 ;
RTD civ. 2000. 109, obs. J. MESTRE et B. FAGES ; ibid. 870, obs. Th. REVET). Il a dans un second temps
considéré que ce principe pouvait être limité (Cons. const., 11 juin 2010, n° 2010-2 QPC, AJDA 2010. 1178 ; D.
2010, p. 1976, obs. I. GALLMEISTER, note D. VIGNEAU ; ibid., p. 2086, note J. SAINTE ROSE et P.
PÉDROT, ibid., p. 1980, note V. BERNAUD et L. GAY ; RFDA 2010. 696, C. DE SALINS ; Constitutions
2010. 391, obs. A. LEVADE ; ibid. 403, obs. P. DE BAECKE ; ibid. 427, obs. X. BIOY ; RTD civ. 2010. 517,
obs. P. PUIG).
221 Cons. Constit. 11 juin 2010, déc. préc.
50
sauf sanction de l’abus du droit qui n’est pas exercé conformément à l’intérêt légitime de son
titulaire »222.
Dans le même sens, dans son étude sur « les relations entre la responsabilité délictuelle
et les droits subjectifs », M. AZZI estime que le caractère général de la théorie de l’abus de
droit « devrait permettre de contrer tous les droits subjectifs »223. En témoigne selon lui la
soumission de l’exercice du droit de propriété au contrôle de l’abus depuis l’arrêt « Clément-
Bayard »224. Or, celui-ci est le « droit subjectif le plus complet et le plus absolu »225. M. AZZI
relève en outre que l’exercice excessif des droits de la personnalité, pourtant longtemps
considérés comme insusceptibles d’abus par la doctrine, n’échappe pas davantage à son
emprise226.
Les controverses doctrinales sur l’existence et le contenu de la catégorie des droits
discrétionnaires trouvent leur prolongement en jurisprudence.
222 Ch. LARROUMET et A. AYNES, Droit civil, Introduction à l’étude du droit privé, op. cit., n° 394. Dans
le même sens, v. P. DEUMIER, Introduction générale au droit, LGDJ, 2e éd., 2013, n° 56.
223 T. AZZI, « Les relations entre la responsabilité délictuelle et les droits subjectifs », RTD civ. 2007. 249.
224 Req. 3 août 1915, D. 1917, I, 79 ; Grands arrêts de la jurisprudence civile, t.1, Dalloz, 12e éd. , n° 67.
225 T. AZZI, art. préc., p. 249.
226 La jurisprudence relative à l’invocation illégitime du droit au respect de la vie privée constitue un
51
1) La condamnation d’un comportement
227
Com. 24 janvier 1989, pourvoi n° 87-15146 (inédit).
228
Com. 14 octobre 1997, pourvoi n° 95-16733 (inédit).
229 Com. 19 novembre 1996, pourvoi n° 94-14530, Bull. IV, n° 275.
230 Civ. 1ère, 30 octobre 2007, pourvoi n° 06-11032 (inédit).
231 Civ. 3e, 5 mai 1999, pourvoi n° 97-18576, Bull. civ. III, n° 107. Dans le même sens, Civ. 3e, 4 décembre
52
réalisation dépend exclusivement « d’une manifestation de volonté purement arbitraire du
débiteur »233.
L’ensemble des arrêts cités illustre l’hostilité des juges face aux comportements
arbitraires des contractants, même lorsqu’ils y ont préalablement consenti. Pour autant,
d’autres décisions réservent un accueil favorable à la discrétionnarité.
52. Plan. L’analyse des droits qualifiés de discrétionnaires par la jurisprudence fait
apparaître une nouvelle ambivalence : les droits discrétionnaires désignent parfois des droits
insusceptibles d’abus (a) mais bien plus souvent des droits demeurant soumis au contrôle de
l’abus (b).
53. Une jurisprudence parcellaire. Les arrêts dans lesquels la Cour de cassation
considère que le caractère discrétionnaire d’une prérogative fait obstacle au contrôle de l’abus
sont relativement rares.
On peut citer les décisions reconnaissant à l’employeur un pouvoir discrétionnaire de
verser des primes et gratifications-libéralités à ses salariés234. Ce pouvoir n’est discrétionnaire
que si les primes et gratifications-libéralités n’ont pas leur source dans le contrat de travail, la
convention collective, l’engagement unilatéral de l’employeur ou encore l’usage235. Dans ces
hypothèses, elles deviennent un « élément normal et permanent de la rémunération » et font
perdre au pouvoir de fixation de l’employeur son caractère discrétionnaire236.
D’autres arrêts, plus significatifs, qualifient cette fois expressément certains droits de
discrétionnaires. Il s’agit du droit, pour l’assuré, de renoncer à un contrat d’assurance lorsque
233 Y. BUFFELAN-LANORE, V° Condition, Repertoire de droit civil, Dalloz (juin 2013), n° 50. V. par ex.
Com., 20 sept. 2011, pourvoi n° 10-30567 (inédit). A contrario, la condition dont la réalisation ne dépend pas
exclusivement de la manifestation de volonté du débiteur n’est pas potestative (v. par ex. Civ., 3e 8 oct. 1980,
Bull. civ. III, n° 154).
234 V. par exemple, Soc. 4 février 2003, pourvoi n° 01-41129 (inédit) ; 7 novembre 2006, pourvoi n° 05-
53
l’assureur n’a pas respecté les obligations légales lui incombant237, du droit du banquier de
refuser un crédit238, du droit de couper les racines, ronces et brindilles qui dépassent la ligne
séparative239 ou encore de la faculté de révoquer un testament240.
On pourrait également songer à mentionner le droit pour un propriétaire de s’opposer à
tout empiètement sur son terrain. Pourtant, ce droit n’a pas été expressément qualifié de
« discrétionnaire » par la Cour de cassation241. Dans la plupart des cas, elle se contente
d’affirmer que, « en vertu de l’article 545 du Code civil, nul ne peut être contraint de céder sa
propriété, si ce n’est pour cause d’utilité publique »242. Des arrêts ont néanmoins opté pour une
formule différente en retenant que « la défense du droit de propriété contre un empiètement ne
saurait dégénérer en abus »243, ce qui évoque certes la discrétionnarité, mais de manière
seulement implicite. Quoi qu’il en soit, en cas d’empiètement sur son terrain, le propriétaire
est toujours fondé à demander la démolition de la construction litigieuse, sans qu’importe la
mesure de l’empiétement244. Cependant, cette position n’est peut-être pas partagée par
l’ensemble des Chambres de la Cour de cassation.
Il convient de se référer à un arrêt du 12 février 2004. En l’espèce, la deuxième Chambre
civile a approuvé une Cour d’appel d’avoir supprimé l’astreinte accompagnant l’ordre de
démolition d’une maison empiétant sur la propriété voisine. Cette suppression avait été
décidée par les juges du fond, dans l’exercice de leur pouvoir souverain, en considération des
237 V. par ex. Civ. 2e, 7 mars 2006, pourvoi n° 05-12338, Bull. civ. II, n° 63 : la faculté de renonciation à un
contrat d’assurance « est un droit discrétionnaire pour l’assuré, dont la bonne foi n’est pas requise ». Dans le
même sens, v. Civ. 2e, 5octobre 2006, pourvoi n° 05-16329 (inédit) ; 10 juillet 2008, pourvois n° 07-12071 et 07-
12072 (inédits) ; 19 février 2009, pourvoi n° 08-12280, Bull. civ. II, n° 50 ; 9 juillet 2009, pourvoi n° 08-18730,
Bull. civ. II, n° 189 ; 19 novembre 2009, pourvois n° 08-70320 et 08-70346 (inédits) ; 4 février 2010, pourvois
n° 08-21367 et 09-10311 (inédits) ; 28 avril 2011, pourvoi n° 10-16184 (inédit) ; 15 décembre 2011, pourvoi n°
10-24430 (inédit).
238 Ass. Plén. 9 oct. 2006, arrêt « Tapie », préc.
239 Civ. 3e, 18 oct. 2006, pourvoi n° 04-20370, Bull. civ. III, n° 203 ; JCP 2007. I. 117, n° 3, obs. H.
PERINET-MARQUET.
240 Civ. 1ère, 30 novembre 2004, pourvoi n° 02-20883, Bull. civ. I, n° 297 ; RTD civ. 2005. 104, obs. J.
civ. 1963. 121, obs. BREDIN ; 8 novembre 1961, D. 1962, somm., p. 86 ; Gaz. Pal. 1962. 1. 203 ; Civ. 3e, 11
juillet 1969, JCP 1971. II. 16658, note PLANCQUEEL ; 5 mars 1970, Bull. civ. III, n° 176, p. 131 ; 10 nov.
1992, Bull. civ. III, n° 292, D. 1993, somm., p. 305, obs. A. ROBERT, Defrénois 1993, 349, obs. DEFRENOIS-
SOULEAU, RTD civ. 1993, 850, obs. F. ZENATI ; 18 février et 4 juin 1998, JCP 1999. I. 120, n° 1, obs. H.
PERINET-MARQUET ; 16 décembre 1998, Bull. civ. III, n° 252, RTD civ. 1998. 638, obs. F. ZENATI ; 23
mars 1999 (inédit), JCP. 2000. I. 211, n° 4, étude par H. PERINET-MARQUET ; 10 novembre 2009, Bull. civ.
III, n° 248, Revue de droit immobilier 2010, p. 204, obs. J.-L. BERGEL.
242 V. par ex. Civ. 3e, 20 mars 2002, Bull. civ. III, n° 71 ; JCP 2002. I. 176, obs. H. PERINET-MARQUET ;
D. 2002, p. 2075, note Ch. CARON ; RTD civ. 2002. 333, Th. REVET.
243 Civ. 3e, 15 juin 2011, pourvoi n° 10-20337 (inédit) ; 7 nov. 1990, pourvoi n° 88-18601, Bull. civ. III, n°
54
difficultés qu’entrainerait la démolition de l’angle de la maison. Ces difficultés étaient
« tellement importantes qu’elles équivalaient à une impossibilité d’exécution »245.
Certes, l’empiètement ne fait pas partie du contentieux traditionnel de la deuxième
Chambre civile. En outre, cette dernière était saisie ici d’un problème de suppression
d’astreinte. Pour autant, si elle ne prend pas expressément position sur le caractère absolu du
droit de refuser l’empiètement, il faut admettre qu’en approuvant la suppression de l’astreinte,
la deuxième Chambre civile a adopté une solution qui aboutissait, en l’espèce, à maintenir la
construction empiétant sur le terrain. Cet arrêt révèle que le caractère discrétionnaire du droit
de s’opposer à un empiètement n’est peut-être pas irrémédiablement fixé.
54. Recensement. Si, comme on vient de le voir, une série de décisions consacre la
discrétionnarité, en sens inverse, d’autres arrêts la remettent en cause en soumettant l’exercice
d’un droit pourtant qualifié de discrétionnaire au contrôle de l’abus.
Ainsi est-il du droit discrétionnaire de l’employeur de mettre un terme à la période
d’essai246 et du droit discrétionnaire de maître de l’ouvrage de refuser un sous-traitant247. Dans
les deux cas, la rédaction des arrêts est similaire. On peut lire que « si l’employeur peut
discrétionnairement mettre fin aux relations contractuelles avant l’expiration de la période
d’essai, ce n’est que sous réserve de ne pas faire dégénérer ce droit en abus »248 ; de même,
« le caractère discrétionnaire [du droit du maître de l’ouvrage de refuser un sous-traitant] est
limité par un éventuel abus »249.
55
M. BENABENT explique la position de la Cour de cassation par l’idée selon laquelle la
plupart des droits qualifiés de discrétionnaires seraient en réalité semi-discrétionnaires, c’est-
à-dire des droits « dont l’exercice n’a pas à être motivé mais qui n’échappent pas pour autant
à la sanction de l’abus »250.
Les droits semi-discrétionnaires se rapprocheraient ainsi du pouvoir discrétionnaire de
l’administration. Leur exercice serait libre mais pourrait faire l’objet d’un contrôle a
posteriori.
La proposition de M. BENABENT est intéressante. Elle met en lumière la nécessité de
redonner une cohérence à la classification des droits et un sens à la jurisprudence. Il reste
qu’un droit semi-discrétionnaire n’est autre qu’un droit contrôlé. Il serait donc plus rationnel
d’opposer les droits discrétionnaires aux droits contrôlés, quitte à distinguer, au sein de ces
derniers, entre ceux dont l’exercice est pleinement contrôlé et ceux dont le contrôle est limité
à l’abus défini comme l’intention de nuire.
En tous cas, il est permis de considérer qu’en limitant l’exercice discrétionnaire d’un
droit par le contrôle de l’abus, la jurisprudence manifeste sa volonté d’abandonner la
conséquence traditionnellement attachée à la discrétionnarité, à savoir l’absence de tout
contrôle juridique.
56. Recensement. Certains droits que la doctrine, ou du moins une partie d’entre elle,
qualifie de discrétionnaires, sont au contraire des droits contrôlés pour la Cour de cassation.
Ainsi en est t-il du droit d’exhéréder ses héritiers251, du droit moral de l’auteur252, du droit
des parents de consentir au mariage de leur enfant mineur253 ou de choisir sa religion254.
250 V. en ce sens, A. BENABENT, « Le discrétionnaire », art. préc., p. 13 : « il y aurait peut-être donc lieu de
remplacer l’opposition binaire entre droits discrétionnaires et droits contrôlés par une classification tripartite : -
les droits discrétionnaires, au sens classique, « purement discrétionnaires » pourrait-on dire, qui échappent à
toute application de la théorie de l’abus de droit et sont, selon l’expression de l’arrêt du 30 novembre 2004,
« exclusifs de toute action en responsabilité » ; - les droits « semi-discrétionnaires », dont l’exercice n’a pas à
être motivé mais qui n’échappent par pour autant à la sanction de l’abus de droit, si cet abus est démontré ; - les
droits contrôlés, dont l’exercice est soumis à justification d’un motif naturellement contrôlé par le juge ». V.
également, O. GUERIN, comm. sous Civ. 3e 2 fév. 2005, JCP G 2005. II. 10077 : « le caractère totalement
discrétionnaire d’un pouvoir apparaît tout à fait exceptionnel. Ainsi la chambre sociale contrôle les conditions
dans lesquelles le contrat de travail d’un salarié est rompu au cours de la période d’essai alors qu’est invoqué le
caractère discrétionnaire du droit pour l’employeur de mettre fin à cet essai ».
251 Civ. 1ère, 30 sept. 2009, pourvoi n° 08-17919, Bull. civ. I, n° 200. Dans cet arrêt, l’exercice du droit
d’exhéréder un héritier est contrôlé par le juge puisque ce dernier vérifie la légitimité des raisons ayant motivé
son exercice (ici intention libérale).
252 La Cour de cassation a d’abord qualifié ce droit de discrétionnaire (Civ. 1ère, 5 juin 1984, pourvoi n° 83-
11639, Bull. civ. I, n° 184 : « l’exercice de son par l’auteur de l’œuvre originale revêt un caractère
56
Il en va de même de la faculté d’acquérir la mitoyenneté d’un mur255, du droit du salarié
de mettre un terme à sa période d’essai256 et enfin du droit de réponse en matière de presse257.
discrétionnaire, de sorte que l’appréciation de la légitimité de cet exercice échappe au juge ») et a ensuite opéré
un revirement de jurisprudence en admettant le contrôle de l’abus (Civ. 1ère, 14 mai 1991, JCP G. 1991. II,
21760 obs. POLLAUD-DULIAN ; RTD com., 1991. 592, obs. A. FRANÇON ; RIDA, janv.. 1992. 272, note P.
SIRINELLI : « le droit de repentir et de retrait constitue l'un des attributs du droit moral de l'auteur (…) la cour
d'appel a retenu à bon droit qu'étranger à la finalité de l'article 32 de la loi du 11 mars 1957 [le motif tiré de
raisons exclusivement pécuniaires] caractérisait un détournement des dispositions de ce texte et un exercice
abusif du droit qu'il institue » ; Civ. 1ère, 24 octobre 2000, pourvoi n° 98-11785 (inédit) : « le droit de divulgation
post mortem n’est pas absolu et doit s’exercer au service de l’œuvre » ; Civ. 1ère, 7 novembre 2006, pourvoi n°
04-13454, Bull. civ. I, n° 462 : « l’exploitation d’une œuvre au sein d’une compilation (…) n’est de nature à
porter atteinte au droit moral de l’auteur, requérant alors son accord préalable, qu’autant qu’elle risque d’altérer
l’œuvre ou de déconsidérer l’auteur »).
253 Lyon, 23 janv. 1907, D. 1908. 2. 73 (3e espèce), note L. JOSSERAND ; TI Fougères, 21 novembre 1962,
Dans cet arrêt, une mineure de 15 ans entendait adhérer aux témoins de Jéhovah avec l’accord de son père. Sa
mère s’y était opposée. La Cour a considéré que « c’est dans l'exercice de leur pouvoir souverain d'appréciation
de l'opportunité de faire procéder immédiatement au baptême de Catherine X... que les juges du fond, qui ont
relevé que celle-ci était née de parents catholiques et avait été baptisée dans leur religion, ont estimé qu'il
convenait d'attendre qu'elle soit devenue majeure pour exercer son choix ». La Cour a reconnu la possibilité pour
les juges d’apprécier l’opportunité d’un baptême. L’intervention du juge fait échec à la qualification de droit
discrétionnaire.
255 Civ. 3e, 19 sept. 2007, pourvoi n° 06 -16384, Bull. civ. III, n° 147. Dans cet arrêt la Cour de cassation a
considéré que l’empiètement, bien que sans effet sur l’existence d’un mur séparatif, faisait obstacle à
l’acquisition de la mitoyenneté.
256
Soc. 11 octobre 2000, pourvoi n° 98-42772 (inédit) : « si chaque partie au contrat de travail peut le rompre
discrétionnairement au cours de la période d’essai, il n’en résulte pas que cette rupture ne puisse être abusive » ;
Soc. 9 mai 1979, D. 1980, IR 30, obs. Ph. LANGLOIS. Contra, Soc. 14 mai 1987, pourvoi n° 85-41349, Bull.
civ. V, n° 320 (dans cet arrêt, il s’agissait d’une convention collective reconnaissant aux salariés la faculté de
mettre fin à la période d’essai sans avoir à exposer les raisons de la rupture. L’exercice de cette faculté a été
jugée insusceptible d’abus car discrétionnaire).
257 La Cour de cassation n’a pas expressément affirmé que son exercice est limité par un éventuel abus. Elle a
néanmoins considéré que sa légitimité pouvait être appréciée par le juge. Elle a en effet reconnu à ce dernier le
pouvoir de valider le refus par le journal d’insérer la réponse, en l’absence de corrélation entre cette dernière et
l’article litigieux (v. Crim. 4 sept. 2001, pourvoi n° 01-80005, Bull. crim., n° 172).
57
§-II. LA QUALIFICATION DE PRÉROGATIVE
DISCRÉTIONNAIRE DU DROIT DE NE PAS CONTRACTER
58. Plan. On montrera que la nature discrétionnaire du droit de ne pas contracter est
fortement discutable. La doctrine est réservée (A) et la jurisprudence non décisive (B).
60. Position de RIPERT ; les thèses de RICOT et SERNA. Au XXème siècle, RIPERT
est sans doute l’auteur qui a le plus vigoureusement défendu la thèse selon laquelle le refus de
contracter ne peut être abusif, quand bien même il serait dicté par des motifs moralement
répréhensibles258. Selon lui, seule l’existence d’un devoir de contracter ayant sa source dans la
loi ou la volonté individuelle peut limiter le droit de ne pas contracter. Encore importe-t-il de
relever que, dans ce cas, l’auteur soutient que le détour par l’abus devient inutile : en
l’absence de droit de ne pas contracter, « il n’est plus besoin de parler d’abus »259.
Il est à noter que RIPERT se démarque ici de l’analyse qu’il développe au sujet de l’abus
de droit en général et en vertu de laquelle l’exercice d’un droit doit être déclaré abusif
lorsqu’il est dicté par une intention malveillante260. Cette dichotomie est sans doute due à
258G. RIPERT, La règle morale dans les obligations civiles, 1949, LGDJ, 4e éd., p. 187 : « On me paraît
avoir également exagéré la théorie de l’abus du droit en relevant l’abus du droit de ne pas contracter. Toute
personne est libre en principe de refuser d’entrer en relation juridique avec une autre. Si cette abstention est
dictée par une pensée de haine, cette pensée manque au devoir de charité et d’assistance. Cette violation du
devoir moral n’est pas assez coupable pour que le juge s’en occupe ». V. égal. G. RIPERT, Le régime
démocratique et le droit civil moderne, 1948, LGDJ, 2e éd, spéc. p. 213 à 220. Dans cet ouvrage, l’auteur
considère dans l’abus du droit de ne pas contracter comme « une idée singulière » (p. 213).
259 G. RIPERT, La règle morale dans les obligations civiles, op. et loc. cit.
260 Ibid., p. 195 : « L’absolutisme du droit individuel n’a rien de condamnable en soi, car il n’est que la
traduction juridique du désir légitime de puissance et de liberté. Ce qu’il faut seulement demander au droit, c’est
58
l’influence des convictions politiques de RIPERT qui n’a eu de cesse de dénoncer
l’interventionnisme du législateur et du juge dans le contrat261.
La position de RIPERT a trouvé un écho particulier auprès de M. SERNA qui adopte un
raisonnement similaire dans sa thèse consacrée au refus de contracter262. Pour celui-ci, seules
deux situations sont envisageables : « ou bien, la sollicitation n’a pas coïncidé avec la
pollicitation du sollicité – soit que cette pollicitation n’ait jamais existé, ou qu’elle soit
incomplète, soit qu’elle soit assortie de réserves qui excluent le sollicitant – et la
responsabilité du sollicité ne peut être mise en jeu, ou bien, la sollicitation a rencontré l’offre,
l’a transformée en contrat, et si la responsabilité du sollicité doit être mise en jeu, c’est sur le
terrain de l’exécution du contrat »263. Ainsi, le refus de contracter n’est jamais fautif. Une
faute peut être retenue uniquement lorsque le contrat est déjà formé, si bien que le refus de
contracter est nécessairement sans effet. M. SERNA considère que « techniquement parlant
donc, la notion de refus de contracter est incompatible avec notre droit »264.
Finalement, pour RIPERT, comme pour M. SERNA, le droit de contracter ou non est
discrétionnaire.
Il est intéressant de noter que RICOT avait, avant M. SERNA, également défendu la
discrétionnarité du droit de ne pas contracter265. Toutefois, tandis que RIPERT et M. SERNA,
soutenaient que ce droit ne devait perdre son caractère discrétionnaire qu’en présence d’une
obligation de contracter résultant de la loi ou de la volonté individuelle, RICOT ajoutait le cas
dans lequel une personne bénéficiant d’un monopole de droit ou de fait opposait un refus
injustifié266 ainsi que l’hypothèse d’une rupture de pourparlers dictée par une intention
malveillante267.
Ainsi, sans s’opposer au caractère discrétionnaire de la liberté de contracter ou ne pas
contracter, il réduisait considérablement son domaine.
de réfréner le désir de nuire ou même l’indifférence trop absolue devant l’intérêt d’autrui ». On ne comprend dès
lors pas pourquoi l’hypothèse du droit de ne pas contracter exercé de façon malveillante échapperait à la sanction
de l’abus.
261 Cela apparaît clairement à la lecture de son ouvrage précité Le régime démocratique et le droit civil
moderne. RIPERT voit dans l’interventionnisme du législateur et du juge le signe d’une « singulière décadence
du contrat » (p. 299).
262 J.-M. SERNA, Le refus de contracter, thèse, préf. J. CARBONNIER, LGDJ, 1967.
263 Ibid., p. 220-221.
264 Ibid.
265 J. RICOT, Le refus de contracter, thèse, Paris, 1929, p. 16 et s., spéc. p. 27 : « aucun droit contraire ne
s’oppose au droit de ne pas contracter. La volonté ne s’est pas engagée, la loi n’a pas défendu ; le droit conserve
toute sa force, car il n’a pas d’adversaire ».
266 J. RICOT, thèse préc., p. 108 et s.
267 J. RICOT, thèse préc., p. 128 à 132. L’auteur précise que la rupture des pourparlers suppose en outre que
59
61. Position de JOSSERAND. La position de JOSSERAND est singulière. Il remet en
cause le caractère discrétionnaire de la liberté de contracter268.
Pour lui, ce caractère discrétionnaire n’est envisageable que lorsque l’auteur du refus ne
s’est pas au préalable placé dans un état de « réceptivité contractuelle »269, c’est-à-dire
lorsqu’il n’a fait aucune démarche, manifesté aucune volonté ni adopté aucune position
sociale pouvant laisser penser qu’il serait intéressé par la conclusion d’un contrat. Ainsi en
est-il du propriétaire d’un immeuble qui reçoit une offre d’achat sans avoir préalablement
exprimé son envie de vendre cet immeuble270. Cette solution s’explique en raison des
« exigences de la dignité, de la liberté humaines qui ne sauraient s’accommoder d’une telle
immixtion dans la gestion de notre patrimoine, d’une telle expropriation de notre volonté par
la volonté d’autrui, mais aussi dans cette particularité que le refus n’a causé aucun préjudice
positif à la personne à laquelle il a été opposé et qui a seulement manqué une occasion de
s’enrichir : or sans intérêt, pas d’action »271.
Mais en dehors de l’hypothèse de la passivité préalable de l’auteur du refus,
JOSSERAND considère que la liberté de contracter ou ne pas contracter n’est jamais absolue
et que son exercice peut être déclaré illicite ou abusif272.
Le refus de contracter est illicite lorsqu’il est exprimé par un professionnel ayant reçu une
investiture des pouvoirs publics (officiers ministériels, notaires, avocats, huissiers, agents de
change) ou une entreprise jouissant d’un monopole de droit ou de fait273. Pour ces dernières
268 L. JOSSERAND, De l’esprit des droits et de leur relativité: théorie dite de l’abus des droits, 1939,
Dalloz, coll. Essai de théologie juridique (réimp. 2006).
269 Ibid., n° 93.
270 Ibid., n° 92. Dans le même sens, v. déjà, R.- L. MOREL, « Du refus de contracter opposé en raison de
considérations personnelles », RTD civ. 1908. 300 : « Le pollicitant n’a aucun droit à la conclusion du contrat.
Quand à celui à qui l’offre est adressée, il a toujours un intérêt légitime à ne pas donner son acceptation. Cet
intérêt apparaît d’une façon évidente lorsque celui qui reçoit l’offre n’a pas l’intention de contracter : il est
certain qu’on ne peut l’y contraindre indirectement, sous la menace d’une action en responsabilité. L’on ne peut
être obligé de vendre sa maison si l’on y consent pas, ni de prêter de l’argent à un solliciteur ».
271 L. JOSSERAND, op. et loc. cit.
272 Cette position était déjà celle de MOREL, pour lequel l’ensemble des décisions de contracter devaient
êtres soumises au contrôle de l’abus. S’agissant plus précisément des refus de contracter opposés « en raison de
considérations personnelles », leur légitimité dépendrait de la nature du contrat envisagé. Ce refus serait par
principe illégitime s’agissant des contrats pour lesquels la considération de la personne est indifférente et
légitime dans le cas inverse, sous réserve de distinguer les qualités « que l’on prend normalement en
considération et celles qui, dans la généralité des cas, ne sont pas de nature à influencer la volonté » (R.-L.
MOREL, art. préc., p. 303).
273 Dans le même sens, cf. R.-L. MOREL, art. préc., p. 294-295. Au monopole de droit et de fait, MOREL
ajoute l’hypothèse du commerce relatif aux denrées alimentaires de première nécessité (p. 296). RIEG élargit
cette obligation de contracter aux prestations et biens vitaux : « On admettra donc une obligation générale de
contracter, pour les entreprises de transport en commun, de distribution d’eau, de gaz, d’électricité et les
pharmacies. En revanche, les théâtres, cinémas, restaurants, magasins de détail ne rentrent pas, en principe, dans
cette catégorie, car en être exclu, même si ce sont les seuls de l’endroit, n’affecte en rien les intérêts vitaux de
l’individu » (A. RIEG, Le rôle de la volonté dans l’acte juridique en droit civil français et allemand, thèse, préf.
R. PERROT, LGDJ, 1961, n° 221). V. égal P. DURAND, « La contrainte légale dans la formation du rapport
60
« le privilège dont elles sont investies leur fait un devoir de se tenir à la disposition du public
qui n’a pas la ressource de s’adresser ailleurs et qui peut donc les contraindre juridiquement à
exercer leur activité professionnelle de façon objective, en dehors de convenances
personnelles »274. Le refus est également illicite lorsque le pollicitant a émis une offre au
public ou à personne déterminée. Celle-ci ne peut alors être révoquée avant l’écoulement du
délai fixé pour son acceptation ou d’un délai raisonnable. Cette hypothèse a été qualifiée de
restriction volontaire au droit de ne pas contracter275.
Le refus de contracter peut être non seulement illicite mais encore abusif. JOSSERAND
reconnaît certes que « la liberté contractuelle est indispensable à l’existence même de toute
société ; elle est la condition de l’activité comme elle est fonction de la dignité humaine ; elle
est particulièrement nécessaire lorsqu’on l’envisage sous son aspect négatif, en tant que
liberté de ne pas conclure une convention. Mais il ne semble pas que cette liberté même soit
infinie ; elle ne doit pas être utilisée à l’encontre d’autres libertés également sacrées ou
d’institutions centrales du pays ; elle ne saurait être exercée que socialement et à bon
escient »276. On reconnaît là l’influence de la conception finaliste des droits élaborée par
l’auteur. Celui-ci l’a d’ailleurs expressément appliquée au droit de ne pas contracter en
considérant qu’il s’agit d’un « droit particulièrement respectable, droit sacré, mais pas au
point de devenir une prérogative absolue, à réalisation discrétionnaire. Encore faut-il tenir
compte de l’objectif en vue duquel il est exercé »277.
62. Synthèse. JOSSERAND va donc bien plus loin que RICOT dans l’entreprise de
réduction du domaine de la discrétionnarité de la décision de ne pas contracter. Il la cantonne
aux situations dans lesquelles l’auteur du refus n’a manifesté aucune volonté d’entrer dans un
rapport juridique. Dans cette optique, le contrôle du droit de ne pas contracter est
potentiellement très large. Il s’exerce non seulement lorsque ce droit fait l’objet de restrictions
légales (refus de vente, contrat imposé etc.), volontaires (offre ou tout autre engagement
antérieur) ou jurisprudentielles (monopole de droit, de fait ou rupture abusive des
pourparlers), mais aussi à chaque fois que la liberté de contracter ou ne pas contracter est
contractuel », RTD civ. 1944, p. 80. Pour l’auteur, « l’obligation de contracter dépendrait non du statut juridique
donné à une profession, mais de la fonction économique qu’une activité peut remplir. Il est des services
indispensables à la vie sociale, et que l’individu ne peut se refuser à rendre ». Ce ne serait donc pas la situation
de monopole mais la fonction sociale exercée qui justifierait la reconnaissance d’une obligation de contracter.
274 L. JOSSERAND, De l’esprit des droits et de leur relativité: théorie dite de l’abus des droits, op. cit. n°
89.
275 Cf. RICOT, thèse préc.
276 L. JOSSERAND, op. cit., n° 95.
277 Ibid., n° 93.
61
susceptible de porter atteinte à une autre liberté juridiquement reconnue ou d’être utilisée
contre les intérêts de la société278.
2) La doctrine contemporaine
278 On peut rapprocher de cette proposition la position défendue par CAMPION : « Il y aura exercice
antisocial d’une faculté reconnue par la loi chaque fois que l’intérêt social lésé par cet exercice apparaîtra
comme plus considérable que l’intérêt social s’attachant à l’intangibilité de cette faculté » (L. CAMPION, De
l’exercice antisocial des droits subjectifs. La théorie de l’abus des droits, Bruxelles-Paris, 1925, p. 329 n° 454).
279 V. cependant M.-Th. CALAIS-AULOY, « De la limite des libertés et des libertés sans limites (libertés
discrétionnaire mais remarquent néanmoins que « la jurisprudence contemporaine fait reculer le rôle des droits
discrétionnaires dans le contrat, en se référant à des notions comme la mauvaise foi d’un contractant, ses
procédés vexatoires ou ses promesses fallacieuses : autant “d’abus par déloyauté” » (Ph. MALAURIE, L.
AYNES, Ph. STOFFEL-MUNCK, Les obligations, op. cit., n° 121). Ces mêmes auteurs estiment toutefois qu’on
peut voir dans la décision de rompre un contrat l’exercice d’un droit discrétionnaire (op. cit., n° 885). M.
BÉNABENT évoque également le caractère discrétionnaire de la décision de contracter mais émet un doute sur
la pérennité de cette qualification en se demandant « si la jurisprudence n’est pas sur le point d’instituer en la
matière un contrôle minimum par le moyen de l’abus de droit ». L’auteur se réfère à l’arrêt « Macron », dans
lequel la Cour de cassation a sanctionné un banquier pour avoir exigé une cautionnement manifestement
excessif, et à la jurisprudence relative à l’abus dans le refus de renouveler un contrat (A. BENABENT, Droit
civil. Les obligations, op. cit., n° 56).
281 J. MESTRE, « La liberté de choisir son cocontractant : une liberté fondamentale mais non absolue », RTD
62
exemple286) ainsi que les cas dans lesquels le choix d’un cocontractant peut être imposé (droit
de préemption du locataire notamment287).
Les restrictions jurisprudentielles à la liberté de ne pas contracter correspondent à l’abus
dans la rupture des pourparlers288 ainsi qu’à l’abus dans l’exercice du droit de ne pas
renouveler un contrat289.
S’agissant plus particulièrement du refus de renouveler un contrat bancaire, M. GERARD
considère qu’à « compter du moment où le banquier a donné à son client l’espoir que le
concours sera continué, lui a fait croire que ce dernier aurait une certaine stabilité, il doit, par
principe, respecter un préavis, hors le cas où une rupture brutale s’impose »290. Cet auteur
encadre donc l’exercice du droit de ne pas renouveler un contrat bancaire par une règle
procédurale. La violation de cette règle engage la responsabilité du banquier. Il faut donc
considérer que l’exercice du droit de ne pas renouveler un contrat bancaire n’est pas
discrétionnaire.
M. ATIAS va encore plus loin et considère que « l’abus du droit de ne pas renouveler un
contrat bancaire est caractérisé même lorsqu’un préavis a été respecté, si le contrat s’insérait
dans une opération plus globale dont la réussite supposait un renouvellement automatique
dudit contrat »291. A suivre cet auteur, il existerait dans ces conditions un droit au
renouvellement du contrat bancaire. La liberté du banquier de ne pas renouveler le contrat
serait donc inexistante.
286 Par ex., art. L. 211-1 du Code des assurances (pour l’assurance des véhicules terrestres à moteur); art. L.
1142-2 CSP repris par l’art. L. 251-1 du Code des assurances (pour l’assurance de responsabilité civile
médicale).
287 Art. 15-II de la loi du 6 juillet 1989.
288 V. par ex. F. TERRÉ, Ph. SIMLER, Y. LEQUETTE, Les obligations, op. cit., n° 185 ; Ph. LE
TOURNEAU, Droit de la responsabilité et des contrats, op. cit., n° 839 ; J. GHESTIN, G. LOISEAU et Y.-M.
SERINET, Droit civil. Les obligations. Le contrat : formation, LGDJ, 3e éd., 2013, n° 779 ; FLOUR, SAVAUX,
AUBERT, Les obligations, t. 1, l’acte juridique, op. cit., n° 148 ; Y. NEVEU, « Le devoir de loyauté pendant la
période précontractuelle », Gaz. Pal., 5 décembre 2000, p. 6 et s.
289 Cf. FLOUR, J.-L. AUBERT, E. SAVAUX, Les obligations, t. 1, l’acte juridique, op. cit., n° 124 à 127 ;
Ph. MALINVAUD, D. FENOUILLET, Droit des obligations, op. cit., n° 113 ; J. MESTRE, « La liberté de
choisir son cocontractant : une liberté fondamentale mais non absolue », RTD civ. 1999, p. 79. Contra, J.-C.
SERNA, Le refus de contracter, thèse préc., spéc. p. 15 à 21, pour qui l’obligation de contracter est incompatible
avec la conception française du contrat.
290 Y. GERARD, « Résiliation unilatérale et non-renouvellement dans les contrats bancaires », La cessation
des relations contractuelles d’affaires, Colloque de l'Institut de Droit des Affaires, Aix-en-Provence (30-31 mai
1996), PUAM, coll. IDA, 1997, p. 25 et s.
291 Ch. ATIAS, « Les promesses implicites de stabilité (crédit, emploi) », D. 1995, chron., p. 125.
63
cause en raison de l’existence de limites légales et jurisprudentielles. Dans ces conditions, on
ne peut manquer de relever un certain décalage entre la position générale de la doctrine
contemporaine et la position particulière des commentateurs de l’arrêt Tapie. En effet, ceux-ci
ont approuvé la Cour de cassation d’avoir qualifié de discrétionnaire la liberté du banquier
d’octroyer ou non un crédit. La plupart d’entre eux n’ont formulé aucune réserve292 ni même
souligné la singularité de cette solution au regard des nombreuses analyses qui voient dans la
liberté de contracter ou ne pas contracter une liberté relative293. Seuls quelques-uns ont relevé
l’originalité de la qualification, sans toutefois donner d’explication au fond sur ce point294.
Cette position est-elle au moins justifiée par l’existence d’une jurisprudence significative ?
65. Retour sur l’arrêt Tapie. Il peut paraître paradoxal de dire que la jurisprudence
relative à la liberté de contracter n’est pas décisive alors que, dans son arrêt Tapie, la
formation la plus solennelle de la Cour de cassation a énoncé que, « hors le cas où il est tenu
par un engagement antérieur, le banquier est toujours libre, sans avoir à justifier sa décision
qui est discrétionnaire, de proposer ou de consentir un crédit quelle qu'en soit la forme, de
s'abstenir ou de refuser de le faire »295. Il faut bien reconnaître que, même si l’Assemblée
plénière ne l’a pas expressément affirmé, elle a entendu faire échapper la décision du banquier
à tout contrôle.
Pourtant, il apparaît que cette décision est isolée aussi bien en droit bancaire (1) qu’au
regard des solutions applicables en droit commun des contrats (2).
292 M. BONNEAU dresse un panorama des limites que peut rencontrer le banquier dans sa mission de
distribution du crédit mais explique que ces restrictions ne concernent pas la décision d’octroyer ou non un crédit
en elle-même (Th. BONNEAU, note sous Ass. Plén., 9 oct. 2006, JCP G 2006. II. 10175).
293 Pour M. BONNEAU, « la liberté des établissements de crédits bénéficie ainsi d’une plénitude que
renforce l’usage du terme discrétionnaire » (Th. BONNEAU, note sous Ass. Plén., 9 oct. 2006, JCP G 2006. II.
10175). L’enthousiasme de M. MARTIN, suscité par la solution de l’arrêt Tapie, est évident : « Liberté, donc ?
Et discrétionnaire ? Oui ! Car nul n'est tenu de contracter. Que l'on doive, à ce niveau d'affaire, où rivalisent tous
les conseils, rappeler cette humble règle de sagesse vérifie assez que les sophistications contentieuses, aussi
précaires qu'artificielles, résistent mal au bon sens juridique » (D. R. MARTIN, D. 2007, pan. droit bancaire,
753).
294 V. par ex. X. DELPECH, note sous Ass. Plén., 9 oct. 2006, D. 2006, p. 2525 : « C'est donc un droit absolu
qui est accordé au banquier, puisque le refus de consentir un crédit est rangé dans la catégorie des droits
discrétionnaires, catégorie juridique que l'on croyait pourtant en déclin » ; N. MATHEY, obs. sous Ass. Plén., 9
oct. 2006, JCP E 2007. 1679 : « L'affirmation [du caractère discrétionnaire de la décision du banquier] méritait
d'être relevée dans la mesure où il n'existe plus guère de droits discrétionnaires de nos jours. La liberté d'accorder
ou non un crédit serait l'un des tous derniers membres de cette espèce » ; P.-Y. GAUTIER, note sous Ass. Plén.,
9 oct. 2006, RTD civ. 2007, p. 148: « On croyait la catégorie des droits discrétionnaires, c'est-à-dire non
susceptibles d'un contrôle judiciaire, en voie de disparition, on se trompait ! ».
295 Supra n° 12.
64
1) Droit bancaire
66. Des précédents en trompe-l’œil. Nous avons affirmé que l’arrêt Tapie était isolé en
droit bancaire. Cette position n’est pas celle de ses commentateurs qui ont au contraire estimé
que la solution en l’occurrence adoptée n’était pas inédite. Ces derniers renvoient en effet à
trois autres arrêts.
Ils se réfèrent tout d’abord à un arrêt de la première Chambre civile en date du 11 octobre
1994. La Cour de cassation y a affirmé que les dispositions relatives au refus de vente étaient
inapplicables aux opérations de banque et notamment aux opérations de crédit296.
Certes, l’interdiction du refus de vente constitue une restriction légale à la liberté de
contracter ou ne pas contracter puisqu’elle crée un devoir de contracter à l’égard des
commerçants visés par cette mesure. Pour autant, l’interdiction du refus de vente n’est pas la
seule restriction envisageable au droit de ne pas contracter. Dès lors, on ne peut déduire de la
seule inapplicabilité au banquier de l’interdiction du refus de vente que la décision d’octroyer
ou non un crédit est discrétionnaire. Autrement dit, l’arrêt cité se borne à juger qu’une
opération de crédit n’entre pas dans le champ d’application de l’interdiction du refus de vente,
sans aucunement aborder la question de savoir si le refus d’octroyer un crédit est ou non
discrétionnaire.
Les auteurs font ensuite référence à un arrêt du 7 février 1995 dans lequel la Chambre
Commerciale a affirmé que « si l'article 675-2 du Code rural prévoit un cas dans lequel
l'octroi d'un prêt peut être refusé, ce texte ne crée pas une obligation de consentir un crédit
dans tous les autres cas »297. La Haute juridiction en a déduit qu’une banque avait le droit de
refuser les « prêts spéciaux » prévus en faveur des victimes de sinistres agricoles dès lors
qu’ils n’entraient pas dans les prévisions du texte précité. Cependant, ce n’est pas parce que le
Code rural prévoit un cas dans lequel le banquier a une obligation légale de contracter qu’on
peut en déduire que, dans les autres cas, il peut discrétionnairement refuser l’octroi d’un
crédit. Autrement dit, rien n’interdit de concevoir que sa décision soit contrôlée lorsqu’elle ne
fait l’objet d’aucune obligation légale. Mieux, s’il existe une obligation de contracter, le refus
est illicite, ce dont il résulte qu’il n’y a pas à s’interroger sur son caractère abusif. C’est au
contraire en l’absence d’obligation de contracter que le contrôle de l’abus peut présenter un
296 Civ., 1ère, 11 oct. 1994, n° 92-13947, Bull. civ. 1994, IV, n° 289 ; RD bancaire et bourse 1994, p. 259,
obs. F.-J. CREDOT et Y. GERARD.
297 Com., 7 févr. 1995, n° 93-11880, Bull. civ. IV, n° 34 ; JCP G 1995. IV. 844.
65
intérêt. Dans ces conditions, cet arrêt, pas plus que le précédent, n’a d’autorité sur le caractère
ou non discrétionnaire de la décision du banquier.
Enfin, les commentateurs de la décision rendue par l’Assemblée Plénière invoquent un
arrêt de la Chambre commerciale du 19 novembre 2002 qui a jugé « qu'un établissement de
crédit, qui n'a pas, en sa qualité de prêteur ou de garant, à s'immiscer dans les affaires de son
client, ne commet pas de faute du seul fait de l'octroi d'un concours à une entreprise
concurrente »298. Autrement dit, l’octroi d’un prêt à une entreprise en concurrence avec l’un de
ses clients n’est pas en soi fautif. On observera cependant qu’il n’est fait aucune référence au
caractère discrétionnaire du droit d’octroyer un crédit. La formulation de l’arrêt pourrait
même laisser penser qu’en présence de circonstances particulières entourant l’octroi du crédit
à une entreprise concurrente, celui-ci pourrait être fautif.
En conclusion, aucun des précédents invoqués en matière bancaire n’est réellement
pertinent. La solution de l’arrêt Tapie peut-elle du moins se recommander de la jurisprudence
rendue en droit commun des contrats ?
298 Com., 19 nov. 2002, n° 99-20828 , Bull. civ. IV, n° 167 ; Banque et droit 2003, n° 88, p. 61, obs. Th.
BONNEAU.
299 Req., 24 novembre 1924, S. 1925.1.217, note BRÈTHE DE LA GRESSAYE. RIPERT, dans Le régime
démocratique et le droit civil moderne (op. cit., p. 219), renvoie également à deux autres arrêts respectivement
rendus par la Chambre des Requêtes le 2 mars 1932 (DH 1932 177, S. 1932 I 266) et le 15 novembre 1933 (DH
1934, 33). Or, contrairement à ce que soutient RIPERT, ces arrêts ne consacrent pas le caractère discrétionnaire
de la liberté de ne pas contracter. Bien au contraire, ils ont considéré que son exercice pouvait être fautif et
donner lieu à l’allocation de dommages et intérêts.
66
positif. La conclusion du contrat peut parfois être imposée300. Surtout, le principe énoncé par
la Chambre des Requêtes ne préjuge en rien du point de savoir si, dans certaines
circonstances, l’exercice du refus de contracter pourrait ou non être susceptible d’abus et
engager la responsabilité civile de son auteur.
Il est vrai qu’on pourrait également songer à invoquer les arrêts de la Cour de cassation
considérant que le choix du cocontractant n’a pas à être motivé301. Cette solution est le
corollaire de la liberté de choisir son cocontractant, laquelle est une déclinaison de la liberté
contractuelle. Autrement dit, selon ce raisonnement, on infère le caractère discrétionnaire de
la décision de contracter de l’absence d’obligation de la motiver. Pourtant, cette interprétation
n’est pas convaincante, comme en témoigne la jurisprudence relative à la rupture unilatérale
du contrat. Selon celle-ci, si l’auteur de la rupture n’a pas à motiver sa décision, il peut
toutefois engager sa responsabilité en cas d’abus302. En d’autres termes, l’absence d’obligation
de motivation n’exclut pas l’abus dans la rupture du contrat. Or il n’existe aucune raison de
cantonner ce constat à ce stade : ce qui vaut pour la rupture du contrat devrait logiquement
valoir pour ce qui concerne le stade de la formation du contrat.
S. DUPRE-DALLEMAGNE, JCP 2004. I. 163, obs. G. VINEY, JCP E 2004. 738, obs. STOFFEL-MUNCK,
RDC 2004, p. 257, obs. D. MAZEAUD, RTD civ. 2004. 80, obs. MESTRE et FAGES, F. TERRÉ et Y.
LEQUETTE, Les grands arrêts de la jurisprudence civile, t. 2, Dalloz, 12e éd., 2008, n° 142.
304 V. par ex., Com. 7 avril 1998, JCP E 1999. 579 ; D. 1999, p. 514, note P. CLAUVEL.
305 Cf. Com. 22 février 1994, Bull. civ. IV, n° 79, p. 61 ; RJDA 1994, n° 765, p. 611 ; RTD civ. 1994. 849,
67
encore lorsque les pourparlers avaient fait naître chez le partenaire une confiance que la
rupture est venue trahir306. Dans ces conditions, il apparaît que la liberté de ne pas contracter
n’est pas discrétionnaire.
La jurisprudence sanctionne également le refus abusif de renouveler un contrat à
exécution successive307. Elle a en particulier statué au sujet des contrats de distribution. La
responsabilité du concédant a ainsi été retenue non seulement lorsqu’il avait promis le
renouvellement308, mais aussi lorsqu’il l’avait laissé espérer309, ou encore lorsque le refus
n’avait été accompagné d’aucun motif légitime310 ou avait été opposé pour un motif
illégitime311.
Parce qu’elle suppose la conclusion d’un nouveau contrat, la décision de le renouveler est
l’expression du droit de contracter ou ne pas contracter. Dans ces conditions, force est de
reconnaître qu’à travers la sanction du refus abusif de renouveler un contrat, c’est une
sanction du droit de ne pas contracter qui est prononcée. Ce constat plaide, là encore, contre
son caractère discrétionnaire.
Il faut remarquer que les arrêts relatifs à la rupture des pourparlers et au refus de
renouveler un contrat ont comme point commun l’existence de relations juridiques en cours
au moment du refus. Ces relations juridiques sont extracontractuelles dans le cadre des
pourparlers et contractuelles dans celui du renouvellement. Aussi, il pourrait être soutenu que
le refus deviendrait discrétionnaire en l’absence de relations juridiques en cours au moment
où il est opposé.
306Com. 11 juillet 2000 (inédit), Cont. Conc. Cons. 2000, n° 174, comm. L. LEVENEUR.
307Cf. Civ. 1ère, 6 mai 2010, pourvoi n° 09-66969, Bull. civ. I, n° 101 (refus d’une association de renouveler
l’adhésion d’un membre).
308
Com., 9 février 1981, D. 1982, p. 4, note SCHMIDT-SWALESKI : « Mais attendu que c’est dans
l’exercice de son pouvoir souverain que la Cour d’appel (…) a estimé qu’il résultait tant du contrat que de la
correspondance échangée entre MAS GOL et la société AFN (…) que celle-ci avant manifesté son intention de
poursuivre en 1975 une collaboration encore plus complète que par le passé ; que dès lors, MAS GOL était fondé
à s’en tenir aux engagements pris à son égard pour le renouvellement d’une concession exclusive ; que de ces
énonciations, la Cour d’appel a pu déduire que la société VWF qui s’était engagée à reprendre les obligations de
la société AFN avait commis, en proposant à MAS GOL pour 1975, un contrat dont l’économie était
fondamentalement différente du précédent, une faute dont elle lui devait réparation ».
309 Com. 29 janvier 2002 (inédit), Cont. Conc. Cons. 2002, n° 123, comm. M. MALAURIE-VIGNAL :
« Mais attendu qu'ayant retenu que la société Renault avait laissé croire à son concessionnaire qu'elle
maintiendrait les relations contractuelles et l'avait ainsi incité, non seulement à procéder à des investissements
lourds, mais aussi à accepter un redécoupage de son secteur dans des conditions la désavantageant par rapport
aux filiales du concédant, la cour d'appel a pu condamner la société Renault à indemniser la société Bronner du
préjudice subi par suite de la cessation de son activité de concessionnaire »
310 Com., 27 octobre 1998, Bull. IV, n°256 : « Mais attendu que l'arrêt (…) retient encore que le refus de
renouvellement du contrat était dépourvu de motif tandis qu'il causait préjudice à X..., faisant ainsi ressortir son
caractère abusif ; qu'en l'état de ces appréciations, (…), la cour d'appel a légalement justifié sa décision ».
311 Com., 10 octobre 2000 (inédit), Cont. Conc. Cons. 2001, n° 13, comm. POILLOT-PERUZZETO.
68
Cette déduction n’est, selon nous, pas forcément pertinente. La Cour de cassation a laissé
entendre que la liberté de ne pas contracter pouvait être abusive même dans l’hypothèse qui
vient d’être caractérisée. Dans un arrêt en date du 5 juillet 1994, la Chambre commerciale a
en effet jugé que, sauf abus de droit, l’exercice de « la liberté fondamentale de toute personne
de s’approvisionner chez un commerçant » ne pouvait pas être sanctionné312. En l’espèce une
pharmacienne reprochait à deux associations para-médicales privées d’avoir cessé de
s’approvisionner dans son officine. Or il semble bien que les parties n’étaient liées par aucun
contrat-cadre. D’une part, la Cour de cassation n’en fait aucunement mention, et elle vise
d’autre part l’article 1382, siège de la responsabilité extra-contractuelle. Dans cette optique, il
est plus que vraisemblable que les parties n’étaient liées que par des contrats de vente, c’est-à-
dire par des contrats à exécution instantanée qui avaient épuisé tous leurs effets au moment où
les associations avaient manifesté leur volonté de ne plus s’approvisionner auprès de la
pharmacienne. Finalement, si l’on suit ce raisonnement, la Chambre commerciale réserve
l’abus du droit de ne pas contracter même en l’absence de relations juridiques en cours au
moment du refus.
312 Com. 5 juil. 1994, Bull. civ. IV, n° 258 ; JCP G 1994. II. 22323, obs. J. LEONNET ; RTD civ. 1995. 96,
obs. J. MESTRE. Il est à noter que l’abus de droit n’a pas été caractérisé en l’espèce.
69
par le biais du contrôle de l’erreur manifeste d’appréciation et l’application de la théorie du
bilan coût-avantage.
L’identification des applications de la discrétionnarité a fait en outre apparaître l’absence
de consensus doctrinal au sujet tant de l’existence que du contenu de cette notion. Quant à la
jurisprudence, son étude a fait apparaître le caractère péremptoire et isolé de l’affirmation
selon laquelle le droit de ne pas contracter serait discrétionnaire lorsque la décision émanerait
d’un banquier.
A ce stade de la démonstration, la notion de droit discrétionnaire et son application au
droit de contracter en particulier reposent sur des bases pour le moins incertaines. Il reste à
déterminer si la discrétionnarité peut trouver une légitimité à l’analyse de ses justifications.
70
CHAPITRE II
LES JUSTIFICATIONS DE LA DISCRÉTIONNARITÉ
71. Plan. Les applications réelles ou supposées de la discrétionnarité sont variées. Elles
vont du droit de couper les racines, ronces et brindilles dépassant de la ligne séparative de
fonds contigus à la faculté de révoquer un testament, en passant par le choix de la femme
enceinte de recourir à une IVG ou à celui du banquier d’octroyer ou non un crédit.
En dépit de cette hétérogénéité, la doctrine s’est efforcée de trouver des justifications à
cette institution dérogatoire. Pour les besoins de l’analyse, nous isolerons la prérogative
discrétionnaire qui nous intéresse le plus, à savoir la liberté du banquier de refuser l’octroi
d’un crédit. D’ailleurs les justifications avancées en ce qui la concerne, à savoir la confiance
et l’intuitus personae, opèrent dans le prolongement des celles qui sont communément
invoquées au soutien de l’institution. En conséquence, on étudiera ces dernières (Section I),
avant de s’intéresser plus particulièrement aux justifications propres au contrat de crédit
(Section II).
74. L’incertaine frontière des droits et des libertés. Il arrive que les auteurs expliquent
la discrétionnarité d’une prérogative par son appartenance à la catégorie des libertés. Pour
eux, une liberté serait par essence discrétionnaire, contrairement aux droits subjectifs dont
l’exercice ne pourrait être abusif.
La décision de contracter serait une liberté313. Le caractère discrétionnaire de la décision
du banquier d’octroyer ou non un crédit pourrait ainsi s’expliquer314.
En réalité, la question de savoir si la décision de contracter est une liberté ou un droit
subjectif est particulièrement délicate en raison des frontières incertaines entre ces deux
notions, ce qui apparaît clairement à la lecture de l’article 4 de la Déclaration des droits de
l’homme et du citoyen. Cet article énonce :
« La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l'exercice des
droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de
la société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par
la loi ». Dans cet article, l’exercice d’un droit est une modalité de celui de la liberté.
Cette confusion des termes est également fréquente en doctrine.
Ainsi, d’après M. CORNU, le droit subjectif se défini comme une « prérogative
individuelle reconnue et sanctionnée par le Droit objectif qui permet à son titulaire de faire,
d’exiger ou d’interdire quelque chose dans son propre intérêt ou, parfois, dans l’intérêt
313 V. par ex. D. MAINGUY, « L’abus de droit dans les contrats soumis au droit de la concurrence », JCP E
– Cahiers de droit de l’entreprise 1998, n° 6, p. 29 : « L’article 1123 du Code civil est ainsi le fondement de la
liberté contractuelle, c’est-à-dire de la liberté de contracter ou de ne pas contracter, ce qui n’est pas la même
chose que le droit subjectif de contracter ou ne pas contracter. La différence est essentielle : un droit subjectif
naît d’une règle qui l’accorde, généralement de façon exclusive, il se définit donc de façon positive, en fonction
de la règle qui accorde ce droit alors qu’une liberté se définit négativement, par opposition à ce qui est interdit ».
Dans le même sens, v. notamment, P. ROUBIER, Droits subjectifs et situations juridiques, 1963, Dalloz, coll.
Bibliothèque Dalloz (réed. 2005) ; P. ROUBIER, « Les prérogatives juridiques », APD 1960, p. 65 à 131. Cette
position est partagée par ROUAST, « Les droits discrétionnaires et les droits contrôlés », RTD civ. 1944. 1, n° 6 ;
J.-L. AUBERT et E. SAVAUX, Introduction au droit et thèmes fondamentaux, op. cit., n° 188 ; H. ROLAND et
L. BOYER, Introduction au droit, op. cit., n° 1052 et 1053 ; Ph. STOFFEL-MUNK, L’abus dans le contrat,
essai d’une théorie, thèse préc., p. 111-112.
314 V. par ex. D.-R. MARTIN, « Liberté, donc? Et discrétionnaire ? Oui ! Car nul n'est tenu de
contracter » (D. 2007, pan. 753) ; M.-A. LAFORTUNE, conclusions sur l’Arrêt Tapie, p. 42 : « la cour d’appel
n’a pu retenir une faute tirée d’une prétendue obligation du Crédit Lyonnais de financer le groupe Tapie. Sur ce
point la liberté d’appréciation des établissements est totale et discrétionnaire ». Il est intéressant de noter que
l’Avocat Général justifie cette affirmation en se référant à l’arrêt de la Première Chambre civile en date du 11
octobre 1994 (Bull. n° 289). Dans cet arrêt la Cour de cassation a affirmé que les dispositions relatives au refus
de vente sont inapplicables aux opérations de banque (et notamment de crédit). M. LAFORTUNE déduit de
l’inapplicabilité de ces dispositions la possibilité, pour la banque, de refuser un crédit sans avoir à justifier de
l’existence d’un motif légitime ; B. PETIT, Rapport Arrêt Tapie, p. 47 : « La liberté d’appréciation du banquier
est totale, sa décision est discrétionnaire ».
72
d’autrui »315. L’auteur définit en outre la liberté, en son sens « banal », comme une « faculté »
et précise que, dans cette hypothèse, la liberté est synonyme de « droit de »316. Quant à la
liberté individuelle, elle est présentée comme le « droit fondamental de faire tout ce que la
société n’a pas le droit d’empêcher » et « [l’] exercice des volontés légitimes de chacun dans
la limites des nécessités de l’ordre social »317.
Selon VILLEY, le droit subjectif se définit comme « l’usage rationnel de ce que nous
avons de liberté »318 ou bien comme « une qualité du sujet, une de ses facultés, plus
précisément une franchise, une liberté, une possibilité d’agir »319.
A la lecture de ces définitions, on ne peut s’empêcher de relever le caractère
interchangeable des termes droit subjectif et liberté.
On retrouve, de façon incidente, cet emploi quasiment synonymique sous la plume
d’autres auteurs.
C’est ainsi que SALEILLES parle du « droit général d’user de sa liberté » pour désigner
la liberté et des « droit spéciaux qui consacrent également tel ou tel exercice particulier de la
liberté individuelle » pour qualifier les droits subjectifs320.
Marcel WALINE a de son côté écrit qu’il existe une liberté qui est « réclamée en
commun par les libéraux politiques et les économistes libéraux, parce qu’elle est à la fois une
garantie du développement économique de l’individu et une garantie de sécurité juridique
pour lui », cette liberté étant le droit de propriété321.
Plus récemment, M. MESTRE a fait le choix de parler alternativement de la liberté et du
droit de choisir son cocontractant322 tandis que M. SERIAUX assimile les notions de faculté et
de droit subjectif323 et que M. MARECHAL définit la notion de droit discrétionnaire en
faisant indifféremment référence aux termes de droit, de liberté et de faculté324.
73 : « la faculté de révoquer est un droit absolu » (sur la révocation des donations entre époux).
324 J.-Y. MARECHAL, « La concubine dépitée et le testateur inconstant », D. 2005, chron., p. 1621 : « les
titulaires de tels droits ont la faculté d’en user et d’en abuser avec la plus grande liberté ».
73
Il faut en outre remarquer que ces notions ont pour point commun de désigner le pouvoir
dont un individu est titulaire. La proximité des définitions du droit subjectif et de la liberté
s’explique par cette idée de pouvoir qui leur est commune325.
D’après le Dictionnaire des notions philosophiques, le sens moderne du terme « droit »
repose sur l’idée de puissance. Il s’agit tant de la « puissance de l’individu sur lui-même » (la
liberté) que « sur son environnement » (le droit subjectif). Le Dictionnaire historique de la
langue française précise que, dès le milieu du XIVème siècle, la liberté désigne un « pouvoir
d’agir, au sein d’une société organisée, selon sa propre détermination, dans la limite de règles
définies ». La liberté civile est ainsi le « droit de faire tout ce qui n’est pas défendu par la
loi ».
Pour Alexandre VIALA « la parenté, sinon l’identité » des notions de droit et liberté
s’explique par « la commune relation qu’elles entretiennent avec le subjectivisme
philosophique qui, depuis le XVIe siècle où s’ouvre la via moderna, caractérise l’humanisme
juridique selon un processus d’anthropologisation du droit entamé dès le XIVe siècle à
l’époque du tournant nominaliste »326 . Le subjectivisme philosophique est « la doctrine qui
ramène l’existence à celle du sujet ou de la pensée »327. La conscience de soi devient alors la
vérité première. C’est à partir d’elle que l’homme devient capable de se penser et de penser
ses relations avec le monde extérieur. Il trouve en lui la source de toute action. Or l’influence
de ce subjectivisme sur le système juridique a été déterminante. L’homme-individu fait figure
d’élément central et devient la raison d’être du système juridique. C’est pour cette raison que
les droits subjectifs et les libertés apparaissent communément comme « les fondations sur
lesquelles est assis le droit positif »328.
Cette référence succincte au subjectivisme philosophique permet de comprendre
pourquoi la notion de pouvoir est commune aux droits subjectifs et aux libertés. A partir du
XVIe siècle, l’homme se pose, en-dessous de Dieu, en créateur, au centre du Droit. Or les
droits subjectifs et les libertés dont il est titulaire sont les outils, c’est-à-dire les pouvoirs, lui
325 Contra, v. notamment, JHERING, Geist, T. 3, dern. éd., p. 339, cité par M. VILLEY, Seize essais de
philosophie du droit, op. cit., p. 212. Michel VILLEY explique que « l’audace énorme de Jhering (…) est de
contredire radicalement toute cette romanistique moderne, qui entreprit de construire le droit à partir de l’idée de
sujet (…). Le droit n’est pas une liberté, un pouvoir de l’individu (…), c’est une chose, un bien, une jouissance
ou un intérêt » (op. et loc. cit.).
326 A. VIALA, « Droits et libertés (Distinction) », Dictionnaire des droits de l’homme, dir. J.
2202.
328 A. VIALA, « Droits et libertés (Distinction) », op. cit., p. 259.
74
permettant de créer et de se développer à l’intérieur du système juridique. L’homme devient à
la fois pouvoir d’agir et détenteur de pouvoirs pour agir.
75. Plan. Au-delà de cette approche théorique de la distinction entre les droits et les
libertés, il reste que. la discrétionnarité d’une prérogative ne saurait être justifiée par son
appartenance à la catégorie des libertés. En effet, non seulement il n’existe aucun rapport
d’exclusion entre les notions de liberté et d’abus (A), mais, bien plus, il semble acquis qu’une
liberté puisse être exercée abusivement (B).
76. Une liberté peut-elle être illégitime? Est-il pertinent d’affirmer que la liberté exclut
l’abus ? Cette position n’est soutenable que si l’on refuse l’idée selon laquelle une liberté peut
être exercée de façon illégitime. Il convient ici de se référer à l’article 4 de la Déclaration des
droits de l’homme et du citoyen. Celui-ci dispose : « La liberté consiste à pouvoir faire tout
ce qui ne nuit pas à autrui ».
Cet article définit-il la liberté ou la liberté légitime329?
Si l’article 4 définit la liberté, on est amené à considérer qu’il opère une division entre
l’acte libre et l’acte non-libre. Un acte est libre lorsqu’il ne nuit pas à autrui. S’il nuit à autrui,
l’acte n’est pas libre. La liberté traduit ainsi la qualité d’un acte. En d’autres termes, un acte
est ou n’est pas libre en fonction de son impact sur autrui. La nuisance est donc le curseur de
la liberté.
Si l’article 4 définit la liberté légitime, la scission n’est plus entre l’acte libre et l’acte
non-libre mais entre l’acte libre légitime et l’acte libre illégitime. Le fait de nuire à autrui ne
porte pas atteinte à la qualité de l’acte mais à sa légitimité. La nuisance est alors le curseur de
la légitimité de la liberté.
Il importe de faire un choix entre ces deux interprétations.
329 Pour une lecture de l’article 4 de la Déclaration de 1789, v. notamment J.-P. COSTA, « Article 4 », in La
déclaration des droits de l’homme et du citoyen, dir. M. DEBENE et G. TEBOUL, Economica, 1993, p. 101 à
111 ; P.-Y. GAHDOUN, La liberté contractuelle dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel, thèse, préf.
D. ROUSSEAU, LGDJ, 2008, spéc. n° 60 et s. ; M. GAUCHET, La révolution des droits de l’homme,
Gallimard, 1989, spéc. p. 142 ; F. GENY, Méthodes d’interprétation et sources en droit privé positif, Essai
critique, A. Chevalier-Maresq & Cie, 1899, spéc. p. 525.
75
77. Interprétation favorable au rejet de l’abus de liberté. Si la nuisance est le curseur
de la liberté, il en résulte qu’aucun abus de liberté n’est possible. En effet, dès lors que l’acte
nuit à autrui, il ne peut être qualifié de libre. Cette interprétation est retenue par les auteurs
établissant un lien entre discrétionnarité et liberté330. Leur raisonnement peut être rapproché de
celui de PLANIOL s’agissant de l’abus de droit. Pour l’éminent juriste, on ne peut pas abuser
d’un droit car « le droit cesse où l’abus commence »331. Appliqué aux libertés, cet argument
revient à considérer que l’abus d’une liberté n’est pas possible car « la liberté cesse où l’abus
commence ».
retenir que la liberté est discrétionnaire. Est en effet « discrétionnaire » non seulement ce qui est insusceptible
d’abus mais aussi ce qui échappe à tout contrôle. Or, d’après l’interprétation retenue, un acte ne peut être
l’expression de la liberté que sous réserve de ne pas nuire à autrui. Il faut donc attendre l’accomplissement de
l’acte pour déterminer s’il a impact négatif sur autrui et donc s’il est libre ou non. La liberté est donc reconnue et
validée a posteriori, une fois l’acte accompli. Si la liberté est reconnue, cela implique que l’acte ait
préalablement fait l’objet d’un contrôle. Il ne s’agit pas nécessairement d’un contrôle judiciaire. Ce contrôle peut
être social.
331 M. PLANIOL, Traité élémentaire de droit civil, t. 2, n° 871 ; M. PLANIOL, « Etudes sur la responsabilité
Abus de droit, Rép. Civ., n° 7 : « l’obstacle n’est qu’apparent. L’usage d’un droit, en lui-même incontestable (par
ex. le droit de propriété), peut donner lieu à un comportement illicite, qui doit être sanctionné sans pour autant
que la sanction aboutisse à nier le droit lui-même ; la sanction vise seulement la manière dont le droit est
exercé ».
333 F. OST, Droit et intérêt, vol. 2, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, p. 141 : « Comment
peut-on être à la fois dans son droit et commettre une faute, être à la fois « en droit » et « en tort » ? Le paradoxe
s’explique si l’on admet que le droit subjectif n’est pas une fin en lui-même ; plutôt un moyen en vue de l’intérêt
qu’il consacre (…). Normalement, comme pour la règle de droit objectif, la présomption est que la légalité d’un
droit et de son exercice entraine présomption de leur légitimité. Un droit, par cela même qu’il est consacré par
l’ordre juridique, est très vraisemblablement légitime – de même son exercice. La présomption cependant – sauf
à adopter une position résolument dogmatique – est seulement iuris tantum ; présomption simple, elle admet la
preuve contraire. Il doit être possible de démontrer une dissociation entre légalité et légitimité d’un
comportement ».
76
remet pas en cause sa substance, sa définition négative. En d’autres termes, il n’a pas pour
effet de restreindre cette « série de possibilité en tout sens »334, mais simplement de vérifier
que l’exercice de ces possibilités n’est pas constitutif d’une faute.
En ce sens, il est tout à fait possible de retenir la seconde interprétation de l’article 4 de la
Déclaration de 1789, c’est-à-dire celle qui considère que cet article définit la liberté légitime.
Dans son analyse du travail déclaratoire, et plus précisément de la rédaction des articles 4
et 5335 de la Déclaration de 1789, M. RIALS semble y adhérer puisqu’il emploie l’expression
de « liberté légitime »336. Dans le même sens, M. BOYER explique que « pour être
légitimée337, [la liberté contractuelle] doit être encadrée par les exigences du bien public et de
la morale »338.
S’agissant non plus de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen mais de
l’article 1382 du Code civil, SALEILLES a écrit que « l’exercice de la liberté n’est licite,
d’après 1382, que dans la mesure où il se combine avec le respect des intérêts légitimes des
autres : il y a obligation, pour chacun, de n’user de sa liberté que sous la condition de ne pas
nuire à autrui »339. Là encore, l’exercice d’une liberté peut être illicite. La liberté n’est donc
pas exclusivement l’accomplissement d’un acte ne nuisant pas à autrui.
L’idée en vertu de laquelle la liberté peut être ou non légitime trouve enfin un appui
considérable dans l’article 11 de la Déclaration de 1789 qui précise, s’agissant de la libre
communication des pensées et des opinions, que « tout citoyen peut donc parler, écrire,
imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté340 dans les cas déterminés par la
loi ». Cet article affirme explicitement que l’on peut abuser d’une liberté341.
« La liberté légitime (…) peut gésir selon la position qu’on adopte : - soit dans l’indéterminabilité de la loi
positive (position positiviste que vient proclamer l’article 5) ; - soit dans l’indéterminabilité à la fois de la loi
positive (compatible ou conforme à la Loi naturelle) et de la Loi naturelle en cas de silence de la loi positive
(position naturaliste) ; soit dans l’indéterminabilité et de la loi positive respectueuse de la Loi naturelle, et de la
Loi naturelle liant au-delà de la loi positive, et du droit positif divin (…) ; - soit dans l’indéterminabilité de la loi
positive et du droit positif divin »
337 Nous soulignons.
338 L. BOYER, V° Contrats et conventions, Répertoire de droit civil, n° 33.
339 SALEILLES, Bull. soc. d’études législ., 1905, p. 328.
340 Nous soulignons.
341 M. RIALS (La déclaration des droits de l’homme et du citoyen, op. cit., p. 225-226) relève que lors du
travail déclaratoire, LAMETH a proposé de définir la liberté. L’évêque de Langres, LA LUZERNE, avait alors
suggéré de remplacer « La liberté consiste » par « La liberté civile consiste ». L’amendement de l’évêque de
Langres n’a pas été retenu. Les raisons de ce rejet apparaissent clairement à la lecture de l’intervention de
REDHON, citée par M. RIALS (op. cit., p. 226) : « Jusqu’à présent les articles ne peuvent être entendus que de
l’homme qui n’est pas en état de société, et là où il n’y a pas de société, il ne peut y avoir de loi. C’est quand la
loi est faite que la société se forme, et que l’homme est alors placé sous l’empire de la loi. De quoi s’agit-il dans
77
B – L’EXERCICE ABUSIF DES LIBERTÉS
79. Plan. Pour montrer comment une liberté peut être exercée abusivement, on verra qu’il
convient de distinguer la notion de liberté de celle de liberté juridique (1). Ce sont en effet ces
dernières qui sont susceptibles de contrôle (2).
80. Plan. On envisagera d’abord la définition de la liberté (a) avant de s’intéresser à celle
des libertés juridiques (b).
a) La liberté
la déclaration des droits ? De la liberté naturelle, des droits que tout homme apporte en naissant. Ce n’est donc
pas encore ici le moment de parler de la liberté civile ; il s’agit, non pas de l’homme gêné dans l’exercice de ses
droits, mais de l’homme avec la plénitude de ses droits. La liberté porte sur les droits naturels ou sur des
conventions. Parlez-vous des premiers, alors vous ne pouvez prononcer que le seul mot de liberté. Parlez-vous
de la liberté conventionnelle, alors vous parlez de la liberté civile ». Ainsi, la liberté de l’article 4 de la
Déclaration des droits de l’homme et du citoyen définirait la liberté naturelle, par opposition à la liberté civile.
La liberté naturelle caractérise « l’homme avec la plénitude de ses droits ». La définition de la liberté comme
prérogative « inconditionnée », « indéfinie et non causée », correspond donc à la définition de la liberté naturelle.
La liberté civile, celle de « l’homme gêné dans l’exercice de ses droits », n’est plus « inconditionnée »,
« indéfinie et non causée ». Elle n’a d’existence que légale – ce dernier terme étant entendu au sens large. Elle
est définie et causée par son objet (liberté d’expression, de la concurrence, contractuelle…). Il n’y a d’ailleurs
pas une liberté civile mais des libertés civiles. La distinction entre liberté naturelle et liberté civile présente un
intérêt pour notre sujet. Dès lors que les libertés civiles sont définies et encadrées, leur exercice peut être
contrôlé. En ce sens, le juge vérifiera que cet exercice est conforme aux prescriptions légales. Ce contrôle du
juge, et le cas échéant, la sanction d’un usage illégitime d’une liberté civile vient contester l’idée de leur essence
discrétionnaire.
342 A. VIALA, « Droits et libertés (Distinction) », Dictionnaire des droits de l’homme, dir. J.
ANDRIANTSIMBAZOVINA, H. GAUDIN et J.-P. MARGUENAUD, PUF, éd. 2008, p. 259 : « Les droits
n’ont pas la même nature que les libertés. Leur existence résulte d’une consécration institutionnelle dont les
secondes sont exemptes (…). C’est ainsi qu’entre les droits et les libertés, nous avons affaire à deux entités
différentes qui relèvent respectivement de la catégorie étroitement juridique s’agissant des premiers et de la vaste
sphère anthropologique s’agissant des secondes ».
343 A. VIALA, « Droits et libertés (Distinction) », op. et loc cit.: « La nature n’a offert à l’homme aucun
droit car les droits ne sauraient lui être octroyés que par un décret de la volonté et n’appartenir dès lors qu’au
domaine de la culture juridique, mais elle lui a conféré, comme s’accordent à le dire tous les anthropologues, une
capacité d’autodétermination (…). C’est cette capacité d’autodétermination qu’on appelle “liberté” ». V.
également, op. cit., p. 260 : « cette capacité d’autodétermination qu’est la liberté est elle-même, en tant
qu’aptitude psychique et contrairement aux droits, le fruit déterminé de la nature (…). C’est que même dans
78
En d’autres termes, comme l’écrit Georges BURDEAU, cette liberté est celle « sur
laquelle ne peut mordre aucune idée de droit parce qu’elle garantit la faculté pour l’homme
d’être lui-même, en face de ses seules responsabilités personnelles. Cette liberté là ne saurait
être monnayée en libertés particulières qui ont pour caractère d’appeler une réglementation de
leur exercice ; c’est un absolu. Un domaine réservé. L’homme est libre par le seul fait qu’en
dehors – au-dessus ou à côté, peu importe – de son appartenance à un groupe il est
homme »344.
Une partie importante de la doctrine estime pour cette raison que « la liberté » est une
mesure « inconditionnée »345, « non définie et non causée »346. Elle se distingue du droit
subjectif dont l’objet est précisément défini. Or, le caractère inconditionné, indéfini et non
causé de la liberté fait obstacle à tout contrôle.
82. Des libertés conditionnées. Comme on vient de le voir, la liberté à laquelle font
référence M. VIALA et Georges BURDEAU est la liberté naturelle au sens anthropologique.
Or celle-ci se distingue des libertés juridiques qui sont, pour reprendre les mots de Georges
BURDEAU, des « libertés particulières ». Elles existent et s’exercent grâce à la
reconnaissance et dans le seul cadre du Droit positif. Pour M. LEBRETON, ces libertés sont
« la transcription juridique du pouvoir d’autodétermination grâce auquel l’homme jouit d’une
“surexistence spirituelle” (Jacques Maritain) fondatrice de sa dignité »347. Ainsi en est-il des
l’hypothèse où l’homme n’a aucun droit, il disposera toujours de cette liberté de transgresser l’interdit tandis
qu’il ne peut, comme être biologique causé par la nature, braver les lois qui la gouvernent ».
344 G. BURDEAU, Les libertés publiques, LGDJ, 4e éd. 1972, p. 8.
345 P. ROUBIER, « Les prérogatives juridiques », APD 1960, p. 82 : « il s’agit d’une prérogative qui ouvre à
son bénéficiaire, s’il le désire, un accès inconditionné aux situations juridiques qui se placent dans le cadre de
cette liberté ». Dans le même sens, v. H. ROLAND et L. BOYER, Introduction au droit, op. cit., n° 1051 : « la
liberté est acquise à l’individu en dehors de toute condition » ; v. égal. F. OST, Droit et intérêt, t. 2, Publications
des Facultés Universitaires Saint-Louis, p. 119 : « les libertés seraient en principe reconnues à chacun, leur
relevé ne serait jamais exhaustif, leur contenu serait assez indéterminé (laissé à l’autodétermination du sujet),
leur protection serait négative (empêcher d’y porter atteinte et, le cas échéant, réparer le préjudice subi). En
revanche, les droits subjectifs supposent des titulaires clairement identifiés ; leur liste, même si elle ne se limite
pas à celle que dresse le Code, peut être établie de façon presque exhaustive, leur objet tend à une plus grande
détermination, leur protection est tant positive (pouvoir d’exiger) que négative ».
346 P. ROUBIER, « Les prérogatives juridiques », APD 1960, p. 84 : « tandis que le droit a un caractère
positif, la liberté se produit sous des aspects infiniment variés ; par exemple la liberté de tester ou de se marier a
aussi un impact négatif, elle emporte avec elle la liberté de ne pas tester ou de ne pas se marier. On ne peut donc
pas dire que la liberté tend, comme le droit, vers un but défini ; elle représente une série de possibilités en tous
sens ».
347 G. LEBRETON, Libertés publiques et droits de l’homme, Sirey Université, 8e éd., 2008, p. 492.
79
libertés publiques348, et aussi de l’ensemble des libertés civiles, parmi lesquelles figure la
liberté de contracter.
Sur la base de cette distinction, il peut être soutenu que les libertés juridiques,
contrairement à la liberté en général, constituent des prérogatives « définies, c’est-à-dire
conditionnées par leur usage social, par leur utilisation dans l’ordre »349.
Ainsi, il n’y a pas de différence de nature entre le droit subjectif et la liberté juridique. La
seule différence réside dans leur mode de répartition : la liberté juridique est « attribuée de
façon égalitaire, uniforme, à tous ceux qui en bénéficient », tandis que les droits subjectifs
sont attribués de façon inégalitaire350. Cette idée a été exprimée avec beaucoup de clarté par le
Doyen CARBONNIER qui explique que « la liberté n’a pas un objet assez précis pour
constituer un droit subjectif ; c’est plutôt, comme l’a dit Josserand, une virtualité du droit »351.
Le droit subjectif a simplement pour effet de restreindre « le champ des libertés en réservant
un domaine d’où les autres sont exclus ». En dehors de cette distinction, l’opposition entre
droit et liberté juridique est inutile dès lors que « le postulat de la liberté du sujet est inhérent
à l’idée même de droit, non seulement au moment de la création, mais aussi dans l’exercice de
la prérogative »352.
On peut ainsi considérer que si les libertés juridiques constituent, en pratique, des
« possibilités en tous sens », leur existence est conditionnée par leur reconnaissance juridique.
Elles sont définies par la norme qui les édicte et causées par leur objet353. Partant, il n’existe
aucun obstacle théorique à leur contrôle.
348 A. VIALA, « Droits et libertés (Distinction) », op. cit., p. 260 : « Que les libertés soient “publiques”
constitue bien la preuve qu’elles ne peuvent s’exercer en dehors du droit positif et qu’elles ne sont pas garanties
sans l’intervention et la protection de l’Etat qui veille, par sa législation et ses juridictions, à ce que personne
n’abuse de sa propre liberté au point de nuire à celle d’autrui ».
349 G. BURDEAU, Les libertés publiques, LGDJ, 4e éd., 1972, p. 33.
350 J. GHESTIN, G. GOUBEAUX et M. FABRE-MAGNAN, Traité de droit civil, Introduction générale, op.
cit., p. 150.
351 J. CARBONNIER cité par G. COURTIEU, « Art. 1382 à 1386 – Fasc. 131-10 : Droit à réparation. –
Abus de droit. Notion », J-Cl. Civil Code, n° 14 (M. COURTIEU ne cite pas la source dont est extrait ce
passage).
352 J. GHESTIN, G. GOUBEAUX et M. FABRE-MAGNAN, op. cit., p. 150, note 117.
353 Cf. G. BURDEAU, Les libertés publiques, op. cit., p. 32-33 : « les libertés ne sont pas des absolus. Au
moment où elles sont intégrées dans l’ordre juridique positif, leur définition et leur garantie sont implicitement
subordonnées aux conditions de cet ordre. En d’autres termes, elles ne sont valables que dans la mesure où leur
exercice ne porte pas atteinte à cet ordre ».
80
2) Le contrôle des libertés juridiques
83. Exercice fautif d’une liberté. En pratique, l’exercice des libertés est susceptible de
contrôle sur le fondement des articles 1382 et suivants du Code civil354. Sur ce fondement, la
jurisprudence considère que la faute commise dans l’exercice d’une liberté juridique engage
la responsabilité de son auteur lorsqu’elle occasionne un dommage, cette faute pouvant
d’ailleurs résider dans l’usage abusif d’une liberté355. Parmi ces libertés juridiques, celle de
contracter ou ne pas contracter donne lieu à un contentieux abondant notamment à l’occasion
de la rupture des pourparlers356. Il est manifeste que les libertés juridiques ne sont pas
discrétionnaires en elles-mêmes.
Cette solution est conforme à la jurisprudence du Conseil constitutionnel qui a affirmé,
dans une décision en date du 9 novembre 1999, que « la faculté d’agir en responsabilité met
en œuvre une exigence constitutionnelle posée par l’article 4 de la Déclaration des droits de
l’homme et du citoyen de 1789 dont il résulte que tout fait quelconque357 de l’homme qui
cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer »358.
354 Comme l’observe Monsieur COURTIEU, « si l’appel à la notion d’abus de droit peut être discuté, il
n’empêche que l’excès préjudiciable d’une liberté constitue une faute, et, à ce titre, engage la responsabilité de
l’auteur. Il n’est donc pas nécessaire d’avoir recours à la notion d’abus de droit pour sanctionner une faute
commise dans l’exercice d’une liberté » (G. COURTIEU, « Art. 1382 à 1386 – Fasc. 131-10 : Droit à réparation.
– Abus de droit. Notion », J-Cl. Civil Code, n° 14). Dans le même sens, v. P. ANCEL, « Critères et sanctions de
l’abus de droit en matière contractuelle », JCP E – Cahiers de droit de l’entreprise, n° 6, 1998, p. 32 : « la
formalisation de la différence [entre droit et liberté] devient assez vaine à partir du moment où, comme nous le
verrons, la doctrine et la jurisprudence ont renoncé à un critère spécifique de l’abus de droit – qu’il s’agisse du
critère de l’intention de nuire ou du critère du détournement de finalité – et où l’abus de droit se fond dans la
notion générale de faute ou, en matière contractuelle, du manquement à la bonne foi ».
355 Pour l’exercice fautif de la liberté de ne pas se marier en cas de rupture abusive des fiançailles, v. par ex.,
Req. 23 juin 1938, Gaz. Pal. 1938. 2. 586. – Civ. 2e, 2 juillet 1970, Bull. civ. II, p. 178. – Civ. 1ère, 15 mars 1988,
Gaz. Pal. 1989. 374. – Paris, 1er juillet 1999, D. 2000, somm. p. 411, obs. LEMOULAND. Pour l’exercice abusif
de la liberté d’expression, v. par ex. Civ. 1ère 6 oct. 2011, pourvoi n° 10-18142, Bull. civ. I, n° 159 ; Civ. 25 nov.
2010, pourvoi n° 10-10732 (inédit) ; Civ. 2eme, 5 juin 2008, pourvoi n° 07-17764 (inédit). Dans ces arrêts, l’abus
de la liberté d’expression est sanctionnée sur le fondement de la loi du 29 juillet 1881.
356 V. par ex., Com. 7 avril 1998, JCP E 1999, p. 579, comm. J. SCMIDT-SZALEWSKI, D. 1999. 514, note
P. CLAUVEL (rupture brutale) ; Com., 26 novembre 2003, Bull. civ. IV, n° 186, D. 2004, p. 869, note A.-S.
DUPRE-DALLEMAGNE, JCP E 2004. I. 163, obs. G. VINEY, JCP E 2004. 738, obs. Ph. STOFFEL-MUNCK,
RDC 2004, p. 257, obs. D. MAZEAUD, RTD civ. 2004. 80, obs. MESTRE et FAGES ; F. TErrÉ et Y.
LEQUETTE, Les grands arrêts de la jurisprudence civile, t. 2, op. cit., n° 142 (mauvaise foi dans la rupture) ;
Com. 22 février 1994, Bull. civ. IV, n° 79, RJDA 1994, n° 765, p. 611, RTD civ., 1994. 849, obs. J. MESTRE, RJ
com. 1996. 105, obs. KARINI (légèreté blâmable dans la rupture) ; Com. 11 juillet 2000 (inédit), Cont. Conc.
Cons. 2000, n° 174, comm. L. LEVENEUR (confiance trompée).
357 Nous soulignons. L’adjectif « quelconque » traduit l’indifférence du Conseil constitutionnel quant à la
qualité de l’acte à l’origine du dommage. Ainsi, le fait que cet acte soit l’expression d’une liberté ne fait pas
obstacle à la mise en œuvre de la responsabilité de son auteur.
358 Cons. const., 9 nov. 1999, décision n° 99-419 DC, JCP G 2000. I. 280, n° 1, obs. G. VINEY; D. 2000.
424, obs. S. GARNERI ; RTD civ. 2000. 109, obs. J. MESTRE et B. FAGES ; ibid. 870, obs. Th. REVET ; JCP
2000. I. 261, obs. B. MATHIEU et V. VERPAUX ; LPA 1er déc. 1999, n° 239, p. 6 et s. note J.-E. SHOTTL.
81
Le lien opéré entre le principe de responsabilité pour faute et l’article 4 de la Déclaration
de 1789 – point d’ancrage des libertés juridiques – atteste avec éclat de son absence de
discrétionnarité.
84. Conclusion. Les libertés juridiques ne sont pas des prérogatives absolues échappant à
tout contrôle. Dans un passage consacré aux limites du droit de propriété, PORTALIS avait
pris soin de distinguer la liberté de l’indépendance : « Autre chose est l’indépendance, autre
chose est la liberté. La véritable liberté ne s’acquiert que par le sacrifice de
l’indépendance »359. Cette formule est particulièrement pertinente pour notre propos car elle
illustre une nouvelle fois que la liberté n’est pas en soi une prérogative absolue, et donc
discrétionnaire. Contrairement à l’indépendance, qui par définition est détachée de tout lien
avec l’extérieur et ne rend donc aucun compte de son activité, la liberté s’insère et s’exprime
à l’intérieur d’un cadre, la société360. C’est pourquoi, explique PORTALIS, « la vraie361 liberté
consiste dans une sage composition des droits et pouvoirs individuels avec le bien commun.
Quand chacun peut faire ce qui lui plaît, il peut faire ce qui nuit à autrui, il peut faire ce qui
nuit au plus grand nombre. La licence de chaque particulier opérerait infailliblement le
malheur de tous »362. L’idée sous-jacente est celle du caractère autodestructeur de la liberté
absolue363.
La liberté n’échappe donc pas, en raison de sa nature, au contrôle du juge. Ce contrôle est
conforme à la mission du Droit qui réside dans la recherche d’un équilibre des différents
intérêts en présence. Les propos de François TERRÉ sur ce point achèveront de nous
convaincre :
« La liberté a toujours eu, aux yeux des hommes, de multiples significations. Et si l’on
devait en retenir une seule, cela pourrait être celle, élémentaire et instinctive qui s’exprime
ainsi : est libre celui qui n’a besoin de personne ni de quoi que soit… Mais cette liberté
extrême ne se découvre que dans la solitude (…). Ce n’est pas cette liberté ainsi purifiée qui
359 PORTALIS, Recueil complet des travaux préparatoires du Code civil, t. 11, par P.-A. Fenet, p. 117.
360 Dans le même sens, Georges Burdeau soutenait que « la liberté est ordonnée à l’ordre social, ce qui
signifie qu’elle existe pour s’exercer dans un ensemble. Par elle, l’individu ne se retranche pas du groupe, il y
vit, il participe à l’accomplissement des fins sociales. C’est cette solidarité qui marque la frontière entre la liberté
et l’anarchie » (G. BURDEAU, Les libertés publiques, op. cit., p. 30).
361 Nous soulignons. Cette liberté véritable dont parle Portalis rejoint notre propos sur la liberté légitime.
362 PORTALIS, op. cit., p. 117.
363 Dans ce sens, v. W. SABETE, V° Limitation aux droits, Dictionnaire des droits de l’homme, PUF, 13e
éd., p. 520 : « Si l’idée de la liberté était absolue, et s’il n’existait aucune limite à l’exercice de la liberté, celle-ci
risquerait de s’autodétruire » ; BOSSUET, Politique tirée de l’Écriture sainte, L.1, art. III, prop. 4 : « Où tout le
monde peut faire ce qu’il veut, nul ne fait ce qu’il veut ; où il n’y a pas de maître, tout le monde est maître ; où
tout le monde est maître, tout le monde est esclave ».
82
intéresse notre monde toujours plus peuplé et où le “prochain” se fait chaque jour plus proche.
Mais c’est une liberté relative364, s’exprimant par rapport aux autres hommes et au sein d’une
société, à laquelle s’attache le droit, cette sorte de lien entre les solitudes. Sa mission
primordiale est d’équilibrer les antagonismes en préservant la sphère de chacun »365.
85. Le lien entre option et discrétionnarité. Si l’idée de liberté a pu être avancée par
une partie de la doctrine pour fonder la discrétionnarité, d’autres auteurs se réfèrent plutôt à la
catégorie des droits d’option, l’option désignant la faculté de choisir entre deux objets366. Dans
cette perspective, les droits d’option seraient des droits discrétionnaires.
Plus précisément, le droit d’option échapperait à tout contrôle puisque l’option est une
faculté de choix reconnue au titulaire de la prérogative. L’inverse ferait perdre tout intérêt à la
reconnaissance d’un droit d’option367. C’est ainsi que M. BERNARDEAU considère, à propos
du droit de rétractation du consommateur, droit potestatif368, que sa mise en œuvre ne saurait
être limitée sous peine de le priver d’utilité et de porter atteinte au « caractère impératif des
dispositions qui l’envisagent »369.
86. Plan. L’argument selon lequel la nature optionnelle d’un droit justifierait sa
discrétionnarité ne saurait convaincre. Après avoir identifié les droits d’option (A), nous
verrons en effet qu’ils sont susceptibles de contrôle (B).
n° 6871 : « Au demeurant, la plupart des hypothèses avancées de droits discrétionnaires se justifient soit par
l’absence de droit au sens propre du mot (ainsi à propos de la possibilité de mettre fin à une tolérance, c’est-à-
dire de faire cesser une faute), soit par l’existence d’une faculté de choix (par exemple, C. civ. Art. 661, 673,
1644) ».
367 I. NAJAAR, Le droit d’option, contribution à l’étude du droit potestatif et de l’acte unilatéral, thèse, préf.
P. RAYNAUD, LGDJ, 1967 ; L. BERNARDEAU, « Le droit de rétractation du consommateur : un pas vers une
doctrine d’ensemble. – A propos de l’arrêt CJCE, 22 avril 2009, Travel Vac., aff. C_423/97 », JCP G 2000. I.
218.
368 L’auteur qualifie ce droit de « condition résolutoire purement potestative » (L. BERNARDEAU, art.
préc., n° 4).
369
Cf. L. BERNARDEAU, art. préc., spéc. n° 23.
83
A – IDENTIFICATION DES DROITS D’OPTION
87. Plan. Les droits d’option peuvent être de deux types : potestatifs (1) ou non
potestatifs (2).
88. Définition. Les droits potestatifs sont « des pouvoirs par lesquels leur titulaires
peuvent influer sur les situations juridiques préexistantes en les modifiant, les éteignant ou en
en créant de nouvelles au moyen d’une activité propre unilatérale »370. Le titulaire d’un droit
potestatif impose l’exercice de ce droit à une autre personne qui se trouve dans « une position
de sujétion »371. Leur titulaire a donc le pouvoir de choisir unilatéralement l’orientation d’une
situation juridique.
89. Illustrations. Les droits potestatifs peuvent être d’origine légale ou conventionnelle.
On les rencontre dans différentes branches du droit privé et notamment en droit des
successions (option successorale et testamentaire), en droit des biens (droit d’acquérir la
mitoyenneté d’un mur), en droit de la procédure civile (droit d’action en justice)372 ou encore
en droit des contrats.
En matière contractuelle, les droits potestatifs se manifestent au stade de la formation du
contrat (ex. : faculté de dédit ou de renonciation, faculté d’agrément), comme à celui de son
exécution (ex. : faculté de choisir entre les différentes modalités d’exécution d’une obligation,
faculté de modifier l’objet du contrat373, clause de fixation unilatérale du prix, faculté de
l’employeur de mettre en œuvre une clause de non-concurrence ou une clause de mobilité374),
ou encore à celui de sa dissolution (ex. faculté de dénonciation unilatérale, de résiliation
unilatérale, clause de non-renouvellement lorsque la tacite reconduction est prévue).
370 I. NAJJAR, thèse préc., n° 99. La potestativité se manifeste également par le biais de conditions
potestatives. En vertu de l’article 1170 du Code civil, « La condition potestative est celle qui fait dépendre
l’exécution d’un événement qu’il est au pouvoir de l’une ou de l’autre des parties contractantes de faire arriver
ou d’empêcher ». L’article 1174 du même Code précise que cette condition n’est valable que lorsqu’elle émane
du créancier.
371 I. NAJJAR, thèse préc., p. 103.
372 Sur ce point, v. I. NAJJAR, thèse préc., n°123 et s.
373 J. ROCHFELD, « Les droits potestatifs accordés par le contrat », in Etudes offertes à Jacques Ghestin: Le
84
On peut également mentionner la faculté du bénéficiaire d’une promesse unilatérale de
lever ou non l’option ainsi que la faculté de rachat prévue par l’article 1659 du Code civil.
Le droit de rétractation du consommateur, qui constitue une forme particulière de dédit,
se range dans la même catégorie.
90. Définition. Par droit d’option non potestatif, on entend ici des facultés de choisir
entre deux situations purement factuelles. Dans la mesure où un choix est ouvert, il y a bien
droit d’option. Cependant, dès lors qu’il s’agit de choisir entre deux situations purement
factuelles, ces droits d’option ne rentrent pas dans la catégorie des droits potestatifs définis
comme un pouvoir unilatéral d’influer sur une situation juridique préexistante. Pour illustrer
ce propos théorique, prenons l’exemple du droit de couper les racines, ronces ou brindilles,
dépassant la limite de la ligne séparative de propriétés. Ce droit n’influe sur aucune « situation
juridique préexistantes par voie de modification, d’extinction ou de création d’une situation
juridique nouvelle ». Pourtant, il confère bien une option à son titulaire.
85
92. Les raisons du contrôle. L’existence de ce contrôle se justifie par la nature même de
ces droits, qui permettent à leurs titulaires d’imposer, de façon unilatérale, le résultat d’un
choix à autrui.
En d’autres termes, comme le relève Mme FENOUILLET, si, à travers cet unilatéralisme
du pouvoir de choisir, les droits potestatifs contractuels « favorisent la liberté du titulaire du
droit et la souplesse de la situation contractuelle », il conduisent inversement à rendre la
situation de l’assujetti « précaire et aléatoire»381.
Mme ROCHFELD a précisément identifié les dangers que représentent les droits
potestatifs contractuels. « En premier lieu, l’exercice de ces prérogatives arbitraires peut nuire
au débiteur s’il est mené de façon abusive : à contretemps ou de mauvaise foi »382. « En
second lieu, une partie peut, au moyen des droits potestatifs qu’elle tient du contrat, nuire à
son cocontractant, non plus parce qu’elle exerce abusivement ces droits, mais en ce qu’elle le
laisse dans l’incertitude quant au moment où elle décidera de les exercer, voire quant à la
durée de leur exercice, ou quant à sa volonté même de les exercer »383.
Le contrôle du juge est donc conçu comme un rempart contre les risques de dérives
arbitraires que renferment, par essence, les droits potestatifs.
On relèvera d’ailleurs que l’affirmation selon laquelle un droit est discrétionnaire parce
qu’il s’agit d’un droit d’option confine à la tautologie. En effet un droit discrétionnaire est
nécessairement un droit d’option, puisque la discrétionnarité n’a pas lieu d’être lorsque le
titulaire du droit se voit imposer son usage ou sa direction. Aussi, parler de la nature
optionnelle d’un droit discrétionnaire est de l’ordre de la description, non de la démonstration.
86
Premièrement, il devrait s’appliquer à tous les droits potestatifs, par exemple, au droit de
rétractation du consommateur384, au droit de l’acheteur victime de vices cachés de choisir sur
le fondement de l’article 1644 du Code civil entre les actions rédhibitoires et estimatoires385,
au droit de l’assureur de refuser l’agrément de son successeur386, au droit de l’assuré de
renoncer au contrat d’assurance antérieurement au délai fixé par la loi (et postérieurement à ce
délai lorsque les formalités d’information n’ont pas été accomplies), à la faculté du
bénéficiaire d’une promesse unilatérale de lever ou non l’option et à la faculté de rachat du
vendeur prévue par l’article 1659 du Code civil.
En second lieu, comme le préconise une partie de la doctrine, il conviendrait de limiter
l’exercice des droits potestatifs contractuels par la prise en considération de l’intérêt
d’autrui387. Mme ROCHFELD suggère ainsi de « contrebalancer la faculté accordée à l’un par
l’imposition d’une contrepartie pécuniaire au bénéfice de l’autre partie ou par une
bilatéralisation, c’est-à-dire par la reconnaissance de la même faculté aux deux parties »388.
Mme FENOUILLET suggère pour sa part d’instaurer un « contrôle des motifs, qui permet la
sanction du détournement de prérogative », et un contrôle objectif des « effets de la décision,
subordonnée à un double principe de nécessité et de proportionnalité »389. Plus généralement,
384 V. en ce sens S. VALORY, thèse préc., n° 948, p. 522-523 ; R. BAILLOD, « Le droit de repentir », RTD
civ. 1984. 277, n° 28. Pour ces deux auteurs, l’exercice de son droit de rétractation par le consommateur est
susceptible d’abus. Ainsi en irait-il s’il était détourné de sa finalité (intention de nuire ou découverte de
conditions plus avantageuses chez un concurrent).
385 Cet article a son pendant à l’article L 211-9 du Code de la consommation. Ce dernier prévoit que, « en cas
de défaut de conformité, l'acheteur choisit entre la réparation et le remplacement du bien. Toutefois, le vendeur
peut ne pas procéder selon le choix de l'acheteur si ce choix entraîne un coût manifestement disproportionné au
regard de l'autre modalité, compte tenu de la valeur du bien ou de l'importance du défaut. Il est alors tenu de
procéder, sauf impossibilité, selon la modalité non choisie par l'acheteur ». L’article 1644 du Code civil ne doit-
il pas être interprété à la lumière de l’article L. 211-9 du Code de la consommation ? En d’autres termes, si le
Code de la consommation, dont l’esprit est davantage protecteur que celui des règles de droit commun, prévoit
que le droit du consommateur de choisir entre deux sanctions n’est pas discrétionnaire, ne doit-on pas considérer
que ce même droit, reconnu à l’acheteur non consommateur, est, a fortiori, un droit contrôlé ? A l’appui de cette
idée, soulignons que la Chambre commerciale a considéré que les juges du fond peuvent, lorsqu’ils sont saisis à
titre principal d’une action rédhibitoire et à titre subsidiaire d’une action estimatoire, opter pour l’action
estimatoire dès lors que la gravité du vice n’est pas de nature à justifier la résolution de la vente (Com. 6 mars
1990, Bull. civ. IV, n° 75). C’est bien la preuve que le juge peut contrôler et évaluer la légitimité du choix de
l’acheteur. V. toutefois Civ. 3e, 20 oct. 2010, Bull. civ. III n° 191 et Civ. 1ère, 5 mai 1982, Bull. civ. I, n° 163.
386 Notons en outre que ce droit est intellectuellement proche de celui du maître de l’ouvrage de refuser
l’agrément d’un sous-traitant. Or, on l’a vu, ce dernier est limité par un éventuel abus (Civ. 3e, 10 fév. 2009,
pourvoi n° 08-11818). La Cour de cassation pourrait parfaitement adopter une solution identique à propos de
l’assureur.
387 Contra, I. NAJJAR, « La potestativité », RTD civ. 2012. 601 et s., spéc. p. 620-621. L’auteur affirme que
le droit potestatif, désignant le pouvoir créateur reconnu par la loi ou le contrat à la volonté unilatérale, a pour
raison d’être la liberté de décision qui, par définition est nécessairement absolue, discrétionnaire.
388 J. ROCHFELD, « Les droits potestatifs accordés par le contrat », op. cit., n° 20. Dans le même sens, v.
87
la reconnaissance d’un devoir de loyauté contractuelle pourrait guider les magistrats dans la
mission de contrôle de la légitimité des droits potestatifs contractuels390.
Si la discrétionnarité ne peut ainsi s’expliquer par la nature d’une prérogative, c’est-à-dire
par son appartenance à la catégorie des droits d’option ou des libertés, il faut encore
déterminer si elle peut l’être par la protection du titulaire du droit.
94. Plan. La discrétionnarité est souvent justifiée par la protection du titulaire du droit.
Elle l’est à différents titres. Parfois, il s’agit d’assurer la défense du droit concerné (§ I),
parfois de préserver une liberté inaliénable et essentielle de la personne (§ II), parfois enfin
son intimité (§ III).
§ - I. LA DÉFENSE DU DROIT
390En ce sens., v. F. CHENEDE, « Les conditions d’exercice des prérogatives contractuelles », RDC avr.
2011, « Les prérogatives contractuelles (Actes du colloque du 30 nov. 2010) », n° 23.
391 V. notamment Civ. 5 décembre 1912, S. 1913, 1, 198 ; Civ. 1ère, 10 juillet 1962, D. 1963, somm. 38, RTD
civ. 1963, 121, obs. BREDIN ; 8 novembre 1961, D. 1962, somm. 86, Gaz. Pal. 1962. 1. 203 ; Civ. 3e, 11 juillet
1969, JCP 1971. II. 16658, note PLANCQUEEL ; 5 mars 1970, Bull. civ. III, n° 176, p. 131 ; 10 nov. 1992, Bull.
civ. III, n° 292, D. 1993, somm. comm. 305, obs. A. ROBERT, Defrénois 1993, 349, obs. DEFRENOIS-
SOULEAU, RTD civ. 1993, 850, obs. F. ZENATI ; 18 février et 4 juin 1998, JCP 1999. I. 120, n° 1, obs. H.
PERINET-MARQUET ; 16 décembre 1998, Bull. civ. III, n°252, RTD civ. 1998. 638, obs. F. ZENATI ; 23
mars 1999, JCP 2000. I. 211, n° 4 ; même en cas d’empiètement minime (ici 0,5 cm) : Civ. 3e, 20 mars 2002,
Bull. civ. III, n° 71 ; JCP 2002. I. 176, obs. H. PERINET-MARQUET, D. 2002, p. 2075, note Ch. CARON ; 10
novembre 2009, Bull. civ. III, n° 248, Revue de droit immobilier 2010, obs. J.-L. BERGEL, p. 204.
88
mais aussi à sanctionner celui qui défend sa propriété392. Or il pourrait en résulter une grave
insécurité juridique : « Certains pourraient juger, par exemple, que le propriétaire
institutionnel se rebellant contre le squat d’un appartement vide fait montre d’une attitude
abusive. Des situations caricaturales pourraient justifier un tel raisonnement en équité. Mais le
risque est toujours, en l’espèce, de passer d’une situation caricaturale à une situation moins
évidente et de finir avec un principe totalement affadi »393.
A suivre ce raisonnement, seul l’exercice – par opposition à la défense – d’un droit
pourrait être abusif. Le droit de refuser un empiètement sur son terrain serait discrétionnaire
car il aurait pour fonction de défendre un droit (ici le droit de propriété) et non de l’exercer.
96. Critique de l’argument. Cet argument a été contesté par M. CARON. Selon lui, « la
défense d’un droit est une manière de l’exercer »394. On peut en effet considérer que la défense
du droit de propriété par le biais du refus d’un empiètement sur sa propriété est une manière
d’exercer ce droit de propriété. Le propriétaire se sert de son droit de propriété – l’exerce –
pour faire obstacle à une atteinte. M. CARON, partageant en cela la position du doyen
CORNU, estime sur cette base qu’il serait souhaitable de sanctionner l’exercice abusif du
droit de s’opposer à un empiètement. Il propose de retenir une conception restrictive de l’abus
en retenant l’intention de nuire comme unique critère. Plusieurs indices seraient susceptibles
de caractériser cette intention, parmi lesquels la faiblesse de l’empiètement, le silence fautif
du propriétaire, les relations de voisinage...395. Le doyen CORNU retient une conception plus
large de l’abus qui engloberait, outre l’intention malveillante, l’exercice asocial du droit396.
392 Cf. not. H. PERINET-MARQUET, obs. sous Civ. 3e, 20 mars 2002, JCP G 2002. I. 176. L’auteur justifie
également le caractère discrétionnaire de ce droit par des considérations pratiques, à savoir le risque d’insécurité
juridique qu’entraînerait la détermination d’un critère de l’abus de ce droit. Des juges pourraient retenir la
mesure de l’empiètement, tandis que d’autres s’attacheraient à déterminer la bonne ou mauvaise foi de son
auteur.
393 H. PERINET-MARQUET, obs. sous Civ. 3e, 20 mars 2002, JCP G 2002. I. 176. Cette position est
son auteur entière, le propriétaire de la bande de terrain recouverte abuse de son droit s’il exige de son voisin une
destruction préjudiciable dans un intérêt personnel dérisoire qui fait soupçonner une intention purement
malveillante et l’exercice antisocial de son droit ou, plus spécifiquement, la méconnaissance abusive des
contraintes et tolérances naturelles que la communauté de voisinage a toujours fait naître ». La condamnation,
par le doyen CORNU, de la discrétionnarité des droits dépasse le cas de l’empiétement. Pour lui, tous les droits
sont susceptibles d’abus. V. sur ce point, G. CORNU, « Réflexion sur une hypothétique révision du titre
préliminaire du Code civil », 1804-2004: Le Code civil, un passé, un présent, un avenir, Dalloz, 2004, p. 1039 :
proposition de rédaction de l’article 8 du Nouveau Titre préliminaire : « Les droits sont susceptibles d’abus.
L’exercice d’un droit est abusif lorsque, contre toute raison, il inflige à des intérêts légitimes un sacrifice
manifestement disproportionné avec la satisfaction qu’en retire son titulaire ».
89
Cette position nous semble préférable. En effet, elle harmoniserait le contrôle des différents
modes d’exercice du droit de propriété, dont la défense ne constitue qu’une modalité397.
On peut citer, à l’appui de cette idée, un arrêt de la troisième Chambre civile en date du
15 février 2012398. Dans cet arrêt, une propriétaire refusait qu’un échafaudage soit posé sur sa
propriété pour permettre la réfection de la toiture de ses voisins. Elle entendait ainsi défendre
son droit de propriété. Or, la Cour de cassation a approuvé les juges du fond d’avoir retenu
l’existence d’un abus de droit. Cet abus ne résultait pas de l’intention de nuire de la
propriétaire mais d’une défense disproportionnée de son droit au regard de la nécessité
d’exécuter les travaux et de l’absence de solutions économiquement équivalentes.
397En ce sens, v. Ch. CARON, note préc. : « Comment admettre que ce merveilleux principe [l’abus de
droit] puisse ainsi comporter des exceptions mal définies ? En effet, les droits discrétionnaires évoluent au gré de
la jurisprudence et une simple décision des juges du fond peut leur enlever cette qualification. En outre, il est
étonnant qu’un seul et même droit, tel que le droit de propriété, puisse être, sans autre justification, soumis à la
théorie de l’abus de droit lorsqu’il s’agit de l’exercer et qualifié de droit discrétionnaire lorsqu’il convient de le
défendre face à l’empiètement ».
398 Civ. 3e, 15 fév. 2012, Bull. civ. III n° 32, RDI 2012. 272, note J.-L. BERGEL ; D. 2012. 1308, note N.
Pal. 2006, 1912, avis J. SAINTE-ROSE : « Les abus de la liberté d'expression qui portent atteinte à la vie privée
peuvent être réparés sur le fondement de l'article 9 du Code civil » ; Civ. 10 janv. 1990, pourvoi n° 88-14235,
90
§ – III. LA PROTECTION DE L’INTIMITÉ DE LA PERSONNE
Bull. civ. I, n° 11 : l’exercice de la liberté d’expression peut être limitée lorsqu’il cause un trouble manifestement
illicite.
402 Civ. 3e, 8 juin 2006, pourvoi n° 05-14774, Bull. civ. III, n° 140 : « la liberté religieuse pour fondamentale
qu'elle soit, ne pouvait avoir pour effet de rendre licites les violations des dispositions d'un règlement de
copropriété »
403 F. POLLAUD-DULLIAND, « Abus et droit moral », D. 1993, chron., p. 98. V. égal. RIPERT, La règle
morale dans les obligations civiles, op. cit., n° 100, p. 174 : « Pour apprécier l’abus, il faut que le juge puisse
juger la valeur des sentiments qui font agir une personne. Or, il est des motifs qui sont tellement personnels
qu’aucune appréciation n’est possible » ; Ph. BRUN, Responsabilité extracontractuelle, op. cit., n° 330.
404 F. POLLAUD-DULLIAND, D. 1993, chron. préc., p. 98.
405 F. POLLAUD-DULLIAND, qui estime que le droit moral touche « à l’essence de l’œuvre et à la personne
même de l’auteur » (Droit d’auteur, Economica, 2005, n° 592). Ainsi, dès lors, que l’auteur invoque, à l’appui
de l’exercice de son droit moral, outre des motifs d’ordre pécuniaire, « des raisons d’ordre artistique ou
intellectuelle, il n’est pas légitime que le juge en apprécie la valeur ou la force » (op. cit., n° 598). En effet, « il
s’agit là d’une sphère fondamentalement intime et personnelle, dans laquelle le juge ne peut s’immiscer », sans
« substituer sa propre subjectivité à celle de l’auteur pour apprécier cet exercice d’une prérogative si liée à la
personnalité de l’individu (op. cit., n° 597).
91
l’intéressé, c’est-à-dire de son for intérieur. En effet, il convient de distinguer le for intérieur
d’une personne de son extériorisation. Tant que le for intérieur n’est pas extériorisé, le droit
ne peut pas l’appréhender. Lorsqu’en revanche il est extériorisé, sa manifestation le rend
saisissable et donc contrôlable.
C’est ce qui explique que la liberté de conscience et la liberté religieuse soient
inattaquables lorsqu’elles ne sont pas extériorisées, c’est-à-dire lorsqu’elles se développent
exclusivement dans le for intérieur de l’individu. Corrélativement, ces libertés deviennent
contrôlables lorsqu’elles sont publiquement exprimées. Elles quittent alors le domaine de
l’intime pour celui du droit. Cette distinction ressort clairement de l’article 10 de la
Déclaration des droits de l’homme et du citoyen en vertu duquel « nul ne peut être inquiété
pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre
public »406.
En d’autres termes, le contrôle possible des droits et des libertés, y compris ceux dont
l’exercice est éminemment subjectif, s’explique par leur dimension sociale. En réalité, dès
qu’une prérogative est susceptible d’avoir un impact sur la situation d’autrui, cette dernière
doit pouvoir être limitée ou contrôlée407. C’est d’ailleurs pour cette raison que l’exercice des
droits de la personnalité, dont la dimension subjective est indiscutable, est régulièrement
contrôlé par le juge408.
Outre cette objection de caractère général, on peut faire valoir des arguments spécifiques
à l’encontre de la discrétionnarité des droits prétendument fondée sur la protection de
l’intimité de la personne. On fera abstraction du droit moral de l’auteur et du droit au respect
406 L’article 9 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme s’inscrit dans la même
logique.
407 J. GHESTIN, G. GOUBEAUX et M. FABRE-MAGNAN, Traité de droit civil, Introduction générale, op.
cit., p. 147 : « Les droits n’ont de signification que par rapport à autrui » ; P.-Y. GAUTIER, Propriétaire
littéraire et artistique, op. cit, n° 200: « Il n’y a pas de « for intérieur » qui ne doive être scruté, dès lors que
l’exercice du droit a vocation à modifier la situation des autres sujets ».
408 V. par ex. sur l’abus du droit au respect de la vie privée, Civ. 1ère, 19 mars 1991, D. 1991, p. 568, note
D. VELARDOCCHIO ; RTD civ. 1991, p. 499, note J. HAUSER et p. 101, obs. J. MESTRE : « Si toute
personne est en droit de refuser de faire connaître le lieu de son domicile ou de sa résidence, il en va autrement
lorsque cette dissimulation lui est dictée par le seul dessein illégitime de se dérober à l'exécution de ses
obligations et de faire échec aux droits de ses créanciers ». V. également sur l’abus du droit à l’image, Civ. 2e,
10 mars 2004, n° 02-16354, Bull. civ., II, n° 118 ; Dr. et patrimoine juin 2004, p. 96, obs. G. LOISEAU : « Mais
attendu que l'arrêt retient que M. X... avait donné son accord à la réalisation du reportage et n'avait émis aucune
protestation au cours du tournage et que le retrait de son consentement, sans justification réelle d'un manquement
à la finalité visée dans l'autorisation qu'il avait donnée, n'était pas légitime ; que de ces constatations, la cour
d'appel a déduit à bon droit que M. X... ne pouvait faire obstacle à la programmation prévue par la société TF1,
justifiée par le droit du public à l'information, qui ne constituait pas une atteinte au droit au respect de l'image
dont M. X... aurait été fondé à demander réparation ». V. enfin C. CARON, « Brèves observations sur l’abus des
droits de la personnalité », Gaz. Pal. 18 et 19 mai 2007, p. 47 et s.
92
de la vie privée, dont la discrétionnarité n’est en effet pas retenue par la jurisprudence409, pour
envisager successivement l’action en divorce (A), le droit de renoncer à une succession ou à
la donation prévue par l’article 1084 du Code civil (B), le droit de la femme de recourir à une
IVG (C) et enfin le droit des parents de demander l’émancipation de leur enfant (D).
A – L’ACTION EN DIVORCE
100. Caractère non discrétionnaire. Selon M. GRIDEL, dont l’opinion est d’ailleurs
isolée, la décision de divorcer et celle d’introduire une action en réparation d’une atteinte à la
vie privée sont discrétionnaires car nul ne peut imposer à autrui de choisir de mettre un terme
à son mariage ou de protester contre une atteinte à sa vie privée. Ce raisonnement pourrait
trouver un appui dans la jurisprudence de la Cour de cassation qui considère que le droit
d’agir en réparation d’une atteinte à la vie privée appartient seulement au titulaire de ce droit
et s’éteint à son décès410. Il se pourrait qu’elle en décide de même pour le divorce.
Cette approche n’est cependant pas convaincante. Comme on l’a souligné, le droit ne
peut se saisir, pour les contrôler, de décisions qui n’ont pas été prises et qui relèvent donc du
seul for intérieur de l’intéressé. En d’autres termes, la qualification de droit discrétionnaire est
alors superfétatoire.
A titre de contre-épreuve, on notera que, dès lors qu’un individu prend la décision de
divorcer, son choix est contrôlé par le juge. Ce dernier va en effet vérifier que les conditions
prévues pour chaque cas de divorce sont remplies.
Ainsi, dans le cadre du divorce par consentement mutuel, l’article 232 alinéa 2 du Code
civil reconnaît au juge le pouvoir de « refuser l’homologation de la convention et de ne pas
prononcer le divorce s’il constate que la convention préserve insuffisamment les intérêts des
enfants ou de l’un des époux ».
Dans le cadre du divorce accepté, l’article 234 du Code civil reconnaît au juge le pouvoir
de prononcer le divorce « s’il a acquis la conviction que chacun des époux a donné librement
son accord ». A contrario, lorsque le juge a un doute, il peut refuser de prononcer le divorce.
Dans le même sens, l’article 238 du Code civil conditionne le prononcé du divorce pour
altération définitive du lien conjugal à l’existence d’une cessation de la vie commune depuis
deux ans.
409V. supra n° 56 pour le droit moral ;v. ci-dessus pour le droit au respect de la vie privée.
410V. par ex. Civ. 1ère, 14 déc. 1999, Bull. civ. I, n° 345 ; D. 2000, 372, note BEIGNIER ; JCP 2000. II.
10241, concl. PETIT; RTD civ 2000. 291, note J. HAUSER.
93
Ainsi encore, l’article 242 du Code civil prévoit que le divorce pour faute ne peut être
obtenu que sous réserve d’établir la preuve d’une violation grave ou renouvelée des devoirs et
obligations du mariage.
Toujours dans le même sens, l’article 249-4 du Code civil prévoit que lorsque l’un des
époux se trouve placé sous tutelle ou curatelle, aucune demande en divorce par consentement
mutuel ou pour acceptation du principe de la rupture du mariage ne peut être présentée.
L’époux demandeur ne pourra obtenir le divorce que sous réserve d’établir une faute ou après
une cessation de la communauté de vie depuis deux ans.
On relèvera enfin que l’article 266 du Code civil prévoit que « des dommages et intérêts
peuvent être accordés à un époux en réparation des conséquences d’une particulière gravité
qu’il subit du fait de la dissolution du mariage, soit qu’il était défendeur à un divorce
prononcé pour altération définitive du lien conjugal et qu’il n’avait lui-même formé aucune
demande en divorce, soit lorsque le divorce est prononcé aux torts exclusifs de son conjoint ».
La décision de divorcer peut donc donner lieu à réparation411.
411 V. par ex. CA Bordeaux, 24 nov. 2009, Dr. fam. 2009, n° 18, obs. LARRIBEAU-TERNEYRE. Dans cet
arrêt, un époux a été condamné à réparer le préjudice moral causé à sa femme en raison de l’atteinte, causée par
le divorce, à ses convictions religieuses.
94
C – LE DROIT DE LA FEMME DE RECOURIR À UNE INTERRUPTION
VOLONTAIRE DE GROSSESSE
104. Analyse des dispositions légales. Lorsqu’on étudie ce droit, on peut relever des
arguments à l’encontre de son classement parmi les prérogatives discrétionnaires, même s’il
faut concéder qu’en pratique un déclassement n’entraînera sans doute aucune conséquence.
Tout d’abord, le droit envisagé n’est rien d’autre qu’une mise en œuvre de l’exercice de
l’autorité parentale. Or celle-ci n’est pas discrétionnaire puisque les parents peuvent en être
déchus (articles 378 à 381 du Code civil). Au demeurant le mauvais exercice de l’autorité
412 Adoptant ainsi l’art. 5 quinquise C du projet de loi pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes.
95
parentale pourrait engager la responsabilité civile des parents sur le fondement de l’article
1382413.
Ensuite, lorsqu’un seul des parents est favorable à l’émancipation et que l’autre s’y
oppose, le parent favorable peut demander au juge des tutelles d’apprécier légitimité de cette
opposition. Ce dernier devra déterminer s’il existe de justes motifs à l’émancipation (art. 413-
2 du Code civil). C’est donc que l’opposition à l’émancipation n’est pas discrétionnaire. Dans
ces conditions, il apparaît que la motivation d’un refus opposé par les deux parents devrait
également pouvoir être contrôlée par le juge à la demande du mineur. D’ailleurs, cette
solution est précisément prévue à l’article 413-4 du Code civil lorsque l’enfant est sous tutelle
et que le refus de demander l’émancipation émane du tuteur.
Finalement, si l’opposition à l’émancipation émanant soit des parents, soit du tuteur, n’est
pas discrétionnaire, il en résulte que le droit de demander l’émancipation ne l’est pas
davantage.
413A. GOUTTENOIRE et H. FULCHIRON, « Autorité parentale », Répertoire de droit civil, Dalloz, n° 59.
414Civ. 1ère, 30 nov. 2004, Bull. civ. I, n° 297 ; RTD civ. 2005, M. GRIMALDI, obs., p. 443 et s. ; J.-Y.
MARECHAL, « La concubine dépitée et le testateur inconstant », D. 2005, p. 1621 et s. ; B. BEIGNIER, « De la
liberté de révoquer un testament », Dr. fam. 2005, comm. 16 ; F. BICHERON, AJ Fam. 2005, p. 24 et s. Il est
intéressant de relever que la Cour de cassation se soucie peu des distinctions terminologiques établies par la
doctrine. En effet, faculté est ici synonyme de droit. Cette assimilation est également opérée par une partie de la
doctrine. V. par ex. A. SERIAUX, « Libéralités. Donations entre époux pendant le mariage », J-Cl Civil Code,
fasc. 20, n° 73 : « la faculté de révoquer est un droit absolu » (sur la révocation des donations entre époux). V.
également J.-Y. MARECHAL, « La concubine dépitée et le testateur inconstant », D. 2005, p. 1621 : « les
titulaires de tels droits ont la faculté d’en user et d’en abuser avec la plus grande liberté » (sur les droits
discrétionnaires).
415 V. notamment Ph. MALAURIE, Les successions. Les libéralités, op. cit., n° 496 : « La révocabilité est de
l’essence du testament ; la Cour de cassation en a déduit, dans une décision contestable, qu’elle est un droit
discrétionnaire » ; G. RAOUL-CORMEIL, « Le mensonge du concubin sur ses dernières volontés », Defrénois
2005, p. 761 ; F. BICHERON, AJ Fam. 2005, p. 24 et s. : « à l’instar de la jurisprudence qui, tout en préservant
la liberté nuptiale, se réserve le droit de condamner le fiancé qui rompt indélicatement ses fiançailles […], il ne
paraissait pas invraisemblable de mettre en cause la responsabilité du testateur en retenant une faute civile ».
96
l’abus lors de la révocation d’un testament s’accorderait avec les solutions retenues s’agissant
de la révocation ad nutum des administrateurs et du président du conseil d’administration de
la société anonyme et de la révocation du mandat416. Dans ces deux cas, l’exercice de ce droit
peut dégénérer en abus, notamment lorsque les circonstances de la révocation sont brutales ou
vexatoires et révèlent une intention de nuire417.
Une autre partie de la doctrine approuve en revanche la reconnaissance du caractère
discrétionnaire de la révocation du testament418, au motif que la volonté exprimée dans le
testament n’est qu’un « simple projet », une « simple intention, dénuée de tout effet
juridique »419. En d’autres termes, parce que le testament n’est pas définitif jusqu’au décès du
testateur, il ne saurait « fonder de légitimes espérances qu’il serait abusif de décevoir par une
révocation tenue secrète »420. C’est donc l’absence d’impact de l’exercice du droit sur la
situation juridique d’autrui qui justifierait son caractère discrétionnaire.
Cette justification est en elle-même recevable. En effet, si l’exercice d’un droit n’a pas
d’impact sur la situation juridique d’autrui, il n’y a aucun inconvénient à en admettre la
discrétionnarité. Malheureusement, l’argument tiré de l’absence d’impact sur la situation
juridique d’autrui ne vaut pas pour la révocation d’un testament. En effet, si un testament est
un projet librement révocable, sa révocation peut avoir un impact sur la situation juridique
d’autrui. On peut ici faire une analogie avec la rupture des fiançailles ou des pourparlers. La
liberté du mariage et la liberté contractuelle impliquent l’absence de force obligatoire des
fiançailles et des pourparlers. Ceux-ci sont le reflet d’un projet – le mariage ou la conclusion
d’un contrat – et sont, en eux-mêmes, dénués d’effets juridiques : le ou la fiancé(e) ne peut
MARECHAL, art. préc., p. 1621 ; B. BEIGNIER, « De la liberté de révoquer un testament », Dr. fam. 2005,
comm. 16.
419 M. GRIMALDI, obs. sous Civ. 1ère, 30 nov. 2004, RTD civ. 2005, p. 443.
420 M. GRIMALDI, obs. préc., p. 444.
97
exiger la réalisation du mariage, la partie aux pourparlers ne peut exiger la conclusion du
contrat. Pour autant, leur rupture fautive est source de responsabilité421. On voit donc qu’il
pourrait fort bien en aller de même pour la révocation d’un testament.
Comme pour la rupture des fiançailles et des pourparlers, la faute pourrait être
caractérisée par le comportement de l’auteur de la rupture.
On pourrait également envisager que la responsabilité du testateur soit retenue sur le
fondement de l’espérance légitime. C’est d’ailleurs la solution que retient le droit anglais. Sur
le fondement du proprietary estoppel, deux jugements anglais ont sanctionné la révocation
d’un testament et ordonné le transfert des biens promis422. Dans les deux cas, les bénéficiaires
du testament avaient pris des engagements en fonction des dispositions testamentaires dont ils
étaient bénéficiaires. L’espérance qu’ils avaient placée dans le transfert futur des biens a été
considérée comme légitime, c’est-à-dire juridiquement protégée. Le proprietary estoppel est
donc un obstacle au caractère absolu du droit de révoquer un testament. La progression du
concept de confiance légitime en droit français pourrait être un outil efficace de remise en
cause de cette discrétionnarité423.
106. Justifications écartées. Comme nous l’avons exposé, la doctrine invoque différents
arguments pour justifier le caractère discrétionnaire d’une prérogative.
Elle se réfère d’abord à la nature de la prérogative, c’est-à-dire à son appartenance à la
catégorie des libertés ou à son caractère optionnel. En réalité, dans un cas comme dans l’autre,
la nature de la prérogative, loin de la justifier, condamne la discrétionnarité. Le contrôle d’une
421Pour la rupture abusive des fiançailles, v. par ex. : Req. 23 juin 1938, Gaz. Pal. 1938. 2. 586. ; Civ. 2e, 2
juillet 1970, Bull. civ. II, p. 178 ; Civ. 1ère, 15 mars 1988, Gaz. Pal. 1989. 374 ; CA Paris, 1er juillet 1999, D.
2000, somm. p. 411, obs. LEMOULAND. Pour la rupture abusive des pourparlers, v. par ex. : Civ. 3e, 28 juin
2006, Bull. civ. III, n° 164, D. 2006. 2639, obs. S. AMRANI-MEKKI et 2963, obs. D. MAZEAUD, JCP G
2006. II. 10130, note O. DESHAYES ; Defrénois 2006, art. 38498, n° 71, obs. R. LIBCHABER ; Com. 26
novembre 2003, Bull. civ. IV, n° 186, D. 2004, 869, note DUPRE-DALLEMAGNE ; RTD civ. 2004, 80, obs. J.
MESTRE et B. FAGES ; JCP 2004. I. 163, n° 18 et s., obs. G. VINEY ; JCP E 2004. 738, note Ph. STOFFEL-
MUNCK.
422 M. GRIMALDI, obs. sous Civ. 1ère, 30 nov. 2004, RTD civ. 2005, p. 444 : « un jugement anglais a
ordonné le transfert d’une succession ab intestat à une belle-fille, qui, sur la foi de la promesse que son parâtre
lui avait faite de lui laisser l’ensemble de ses biens, avait renoncé à un déménagement qui l’eût éloigné de lui et
lui avait prodigué de multiples soins (In re Basaham (1986) 1 W.L.R. 1498 (Ch. D.), cité in MORETEAU,
L’esptoppel et la protection de la confiance légitime, thèse Lyon III, 1990, n° 441) ; un autre jugement a ordonné
le transfert à un fils d’un terrain promis par son père, et sur lequel, confiant en cette promesse, il avait édifié une
maison (Dillwyn v. Llewelyn (1862) 4 De G.F. § J.517, cité in MORETEAU, th. préc. n° 436) ».
423 V. sur ce point, B. FAUVARQUE-COSSON (dir.), La confiance légitime et l’estoppel, Société de
98
liberté ou d’un droit d’option est précisément rendu nécessaire par la marge d’action
abandonnée à son titulaire. Celle-ci comporte un risque d’arbitraire inadmissible lorsque
l’exercice de la liberté ou du droit a des répercussions sur la situation juridique d’autrui.
Ensuite, on avance que la discrétionnarité pourrait être justifiée par la protection du
titulaire de la prérogative. Il s’agirait, en d’autres termes, d’assurer la défense d’un droit, la
protection d’une liberté essentielle et inaliénable ou encore l’intimité de la personne. Pourtant,
en pareil cas, la discrétionnarité est encore une fois infondée. De même que précédemment, il
n’y a pas lieu d’attribuer un caractère discrétionnaire à l’exercice de la prérogative dès qu’il
est susceptible d’influer sur la situation juridique d’autrui.
107. Requalifications subséquentes. Ces deux justifications étant écartées, la plupart des
prérogatives qualifiées de discrétionnaires par la doctrine ou la jurisprudence424 doivent être
requalifiées en prérogatives contrôlées.
Pratiquement, il convient d’évincer l’idée de discrétionnarité dans les cas :
- du droit des parents de consentir au mariage de leur enfant mineur, à son émancipation
ou de choisir sa religion ;
- du droit d’exhéréder les héritiers, de révoquer un testament, d’accepter ou de renoncer à
une succession ;
- de la demande de partage de biens indivis ;
- du droit d’option dont est titulaire le donataire au décès du donateur dans la donation
cumulative de biens présents et à venir prévue par l’article 1084 du Code civil ; de la
révocation des donations entre époux ;
- du droit moral de l’auteur ;
- du droit de réponse en matière de presse ;
- du droit pour une compagnie d’assurance de refuser l’agrément du successeur présenté
par un de ses agents généraux et du droit pour un assuré de renoncer au contrat d’assurance
sur la vie pour lequel il n’a pas reçu l’information requise ;
- du droit d’acquérir la mitoyenneté d’un mur et de celui de s’opposer à un empiètement ;
- des actions dont l’exercice implique une appréciation personnelle ;
- du droit de l’acheteur d’opter entre l’action rédhibitoire et l’action estimatoire en cas de
vices cachés ;
99
- de la faculté de lever l’option du bénéficiaire d’une promesse unilatérale, de la faculté
de rachat du vendeur prévue par l’article 1659 Code civil et du droit de rétractation du
consommateur.
425 POTHIER, Traité du contrat de vente, n° 590, cité par E. SAVAUX, « Cession de droit litigieux »,
Répertoire de droit civil, Dalloz, n° 65.
100
descendants a pour objectif de les inciter à dénoncer les unions interdites par la loi. On
retrouve donc l’idée de protection de l’ordre public.
Enfin, il convient de distinguer le domaine juridique du domaine extra-juridique. Quand
une action ou une décision relève de l’extra-juridique, le droit ne peut que s’en désintéresser.
Les motivations de l’agent lui sont indifférentes. On peut ainsi s’expliquer l’absence de
contrôle du droit de l’employeur de verser ou non des primes et gratifications-libéralités qui
ne font pas partie de la rémunération des salariés. Cette même idée peut expliquer le caractère
discrétionnaire du droit du tiers de ne pas tenir l’engagement du porte-fort comme, plus
généralement, celui du droit pour toute personne qui n’a pas manifesté son intention de
participer au commerce juridique de refuser l’offre de contracter qui lui est proposée. En effet,
dans un cas comme dans l’autre, le titulaire du droit n’a jamais émis la moindre volonté
d’entrer dans une situation susceptible de développer des effets juridiques à son encontre. En
réalité, il est même impropre de parler de « droit » en l’absence de toute contrainte préalable
pesant sur l’auteur de la décision. Autrement dit, dans cette hypothèse, cette décision échappe
au contrôle du juge, moins parce qu’elle est discrétionnaire que parce qu’elle relève de la
Liberté426.
101
SECTION II – LA JUSTIFICATION SPÉCIFIQUE AU CONTRAT
DE CRÉDIT
111. Crédit et confiance. Le lien entre le contrat de crédit et la confiance est d’ordre
étymologique. D’après le Dictionnaire historique de la langue française, le terme crédit serait
emprunté à l’italien credito. Ce terme, lui-même issu du latin, signifiait, au XIVème siècle,
« dette, emprunt, confiance » et, à partir du XVème siècle, « influence, considération »428.
Ainsi, contrairement à ce que l’on peut lire la plupart du temps, le terme crédit ne serait pas
emprunté directement « au latin creditum, formé sur le supin de credere (croire) »429. Cette
précision révèle que la notion de crédit est détachable de celles de croyance et de foi.
bancaire, 8e éd., Litec, 2010, n° 492 : « il n’a jamais été discuté qu’une banque peut, sans même avoir à justifier
sa position, refuser un crédit, quelle qu’en soit la forme. La confiance, qui est le fondement du crédit, impose
cette solution » ; Y. GERARD, « Résiliation unilatérale et non-renouvellement dans les contrats bancaires », La
cessation des relations contractuelles d’affaires, op. cit., p. 25 ; D. HOUTCIEFF, « L’édifiante histoire d’un
intermédiaire médiatisé qui n’était pas mandataire », D. 2006. 2933 : « Le fait de proposer ou de consentir un
crédit repose sur un fort intuitus personae. La confiance dans l’emprunteur ne se commande pas, elle ne saurait
être systématique » ; B. PETIT, Rapport sur l’Arrêt Tapie, p. 47 ; A. PRÜM, P. LECLERC et R. MOURIER,
Relations entreprises banques, éd. Francis Lefebvre, 2003, n° 5510 ; R. ROUTIER, Obligations et
responsabilités du banquier, Dalloz, 2011-2012, n° 311.11. Pour le lien entre intuitus personae et
discrétionnarité, v. notamment, M. VASSEUR, « Droit et économie bancaires : les opérations de banque »,
fascicule 1, 4e édition, Les Cours de Droit, 1987-1988, page 24 in limine : « Chacun s’accorde présentement à
considérer qu’un banquier est en droit de refuser de consentir un crédit. Le contrat de crédit (…) est conclu
intuitu personae par excellence et le banquier, qui court le risque du crédit, doit demeurer libre de sa décision ».
428 V° Crédit, Dictionnaire historique de la langue française, dir. A. REY, éd. Le Robert, 2010, p. 567.
429 Ibid.
430 Com. 15 mars 2011, pourvoi n° 10-11650 (inédit), JCP E 2011, n° 49, p. 39, note N. MATHEY ; Banque
102
l’emprunteur soit digne de crédit pour le banquier. Or la dignité de crédit est déterminée au
regard de la considération qu’inspire le candidat emprunteur.
431 Pour un auteur, « l’unique sens possible, rationnellement comme techniquement, de l’imprécise
expression “considération de la personne ”, l’unique élément factuel qui peut être désigné par celle-ci est donc le
“sentiment de confiance” : le raisonnement confirme l’observation de la pratique contractuelle » (O.
ANSELME-MARTIN, « Le sentiment de confiance, cause génératrice et sustentatrice du contrat », Mélanges en
l’honneur du Doyen Bernard Gross, Presses Universitaires Nancy, 2009, p. 28). Le professeur ANDRÉ
considère pour sa part que « La personnalité du partenaire a été première dans l’histoire du contrat qui est au
départ un pacte de confiance » (M.-E. ANDRÉ, « L’intuitus personae dans les contrats entre professionnels »,
Mélanges Michel Cabrillac, Dalloz-Litec, 1999, p. 44).
432 V° Intuitu personae, Lexique des termes juridiques, dir. S. GUINCHARD et G. MONTAGNIER, Dalloz,
« le moment où le contrat se forme n’est pas celui de l’hypothétique rencontre de deux volontés, mais celui où
naît cette confiance dont nous parlons » (E. GOUNOT, Le principe de l’autonomie de la volonté en droit privé,
thèse, Paris 1912, p. 167). Dans le même sens, Emmanuel Lévy soutenait que « ce qui fait le lien contractuel,
c’est la confiance qu’inspire au créancier la promesse du débiteur » (E. LEVY, « Responsabilité et contrat »,
Rev. crit. lég. jur., 1899, p. 383). Carbonnier assimilait le contrat à « un acte de foi, un acte de confiance »
(CARBONNIER, Sociologie et droit du contrat, Annales de la Faculté de droit de Toulouse, T. 7, 1959, p. 112).
Enfin, dans une formule restée célèbre, Eugène GAUDEMET a pu expliquer que « créance = confiance » (E.
GAUDEMET, Théorie générale des obligations, Dalloz, réed. 2004, p. 7 : pour l’éminent juriste, le crédit est « à
la base de toute l’organisation du droit personnel (…). Le créancier est une personne qui a fait crédit à une autre.
Par là s’explique sa situation : au lieu de se munir d’un droit absolu, privatif, sur une chose déterminée, prise
dans le patrimoine du débiteur, il a laissé au débiteur la libre disposition de ses biens. Il a eu confiance en lui :
créance = confiance. Confiance, qui comme toute confiance, implique un risque »).
434 V° Confier, Dictionnaire historique de la langue française, dir. A. REY, juillet 2000, p. 508.
103
prendre en considération des éléments extérieurs à l’entreprise comme l’état du marché ou les
« paramètres liés à l’évolution du secteur dans lequel l’entreprise exerce son activité »435.
La distinction entre intuitus personae et confiance peut se résumer ainsi : l’intuitus
personae est un moteur de la confiance tandis que la confiance est la condition impulsive et
déterminante de certains contrats et notamment du contrat de crédit.
114. Plan. Si le contrat de crédit repose effectivement sur la confiance et est conclu
intuitu personae, ces deux éléments justifient-ils pour autant que la décision du banquier
d’octroyer ou non un crédit soit discrétionnaire ? Pour répondre à cette question, il convient
d’abord d’analyser les notions de confiance et d’intuitus personae (§I). On verra ensuite que
leur invocation ne saurait suffire à placer le décideur à l’abri de tout contrôle (§II).
435 A. SALGUEIRO, Les modes d’évaluation de la dignité d’un emprunteur, thèse, préf. J. STOUFFLET,
LGDJ - Fondation Varenne, 2006, p. 11. Dans le même sens, v. J. STOUFFLET, obs. sous CA Orléans, 26 oct.
1971, JCP G 1972. II. 17082 : l’auteur précise que l’évaluation de la dignité de crédit de l’emprunteur est « faite
à la fois d’éléments objectifs qui ne sont pas toujours exactement connus (solvabilité, liquidité, rentabilité),
d’éléments personnels difficilement saisissables (probité, aptitude à la direction d’une entreprise) et de données
économiques changeantes (conditions économiques générales, niveau de l’activité dans une branche ou une
région) ».
104
A – L’ASSIMILATION DE LA CONFIANCE ET DE L’INTUITUS PERSONAE À LA
FOI
436 M. HOUTCIEFF relève que « l'intuitus personae procède du regard de l'autre, qu'il est la perception d'une
qualité par un tiers, ce qui participe encore de sa volatilité : le juge doit non seulement disséquer les faits, mais
encore sonder les âmes » (D. HOUTCIEFF, « Contribution à l'étude de l'intuitus personae. Remarques sur la
considération de la personne du créancier par la caution », RTD civ. 2003, p. 3, n° 2).
437 G. LOISEAU, « Contrat de confiance et contrats conclu intuitu personae », La confiance en droit privé
crédit, de la confiance en quelqu’un, vient encore s’ajouter un moment autre, difficile à décrire, qui s’incarne de
la façon la plus pure dans la foi religieuse. Quand on dit que l’on croit en Dieu, il ne s’agit pas seulement d’un
degré imparfait dans le savoir relatif à Dieu, mais d’un état d’âme qui ne se situe absolument pas dans la
direction du savoir ; c’est, d’un côté, assurément moins, mais, de l’autre, bien davantage que ce savoir. Selon une
excellent tournure, pleine de profondeur, “on croit en quelqu’un” - sans ajouter ou même sans penser clairement
ce que l’on croit en vérité à son sujet. C’est précisément le sentiment qu’entre notre idée d’un être et cet être lui-
même existent d’emblée une connexion, une unité, une certaine consistance de la représentation que l’on a de
lui : le moi s’abandonne en toute sécurité, sans résistance, à cette représentation se développant à partir de
raisons invocables, qui cependant ne la constituent pas ».
105
Cette référence à la « foi » d’une partie, à son « âme », laisse entendre que la prise en
considération de la personne du contractant est un travail de l’esprit, une démarche
personnelle, ou encore un processus se déroulant dans le for intérieur de l’acceptant. En
d’autres termes, cette prise en considération de la personne serait le reflet d’un rapport non de
soi à l’autre mais de soi à soi-même, l’autre n’étant que l’outil ou encore la matière d’un tel
rapport. Il semblerait que la doctrine transpose les qualités de la foi religieuse à la confiance
du banquier. Comme la foi religieuse, la confiance du banquier relèverait de son intimité et
refléterait un état de son âme insondable et indiscutable. C’est pourquoi la légitimité d’une
décision ayant pour moteur un tel acte de foi ne pourrait être contrôlée.
442 V° Confier, Dictionnaire historique de la langue française, dir. A. REY, juillet 2000, p. 508.
443 Sur ce point, v. L. KARPIK, « Pour une conception substantive de la confiance », in Les moments de la
confiance, connaissance, affects et engagements, dir. A. OGIEN et L. QUERE, éd. Economica, coll. Etudes
sociologiques, 2006, spéc. p. 113.
444 G. SIMMEL, Sociologie. Etudes sur les formes de la socialisation, PUF, p. 356, note 1.
445 Ibid., p. 356.
446 N. LUHMANN a montré que le terme risque, qui est indissociable de la confiance, a été inventé aux
temps modernes pour les résultats négatifs que peuvent créer les actions de l’homme. Or, explique t-il, ces
résultats ne sont plus conçus comme l’influence de la cosmologie mais apparaissent comme les conséquences de
nos choix (N. LUHMANN, « Confiance et familiarité, Problèmes et alternatives », in Les moments de la
confiance, connaissance, affects et engagements, op. cit., spéc. p. 12-13).
106
Le sociologue Diego GAMBETTA soutient que « faire confiance à quelqu’un signifie
implicitement que la probabilité qu’il accomplisse une action qui soit à notre avantage ou, du
moins, sans désavantage pour nous est assez élevé pour que nous envisagions de coopérer
avec lui »447.
Pour les économistes, l’appel à la confiance suppose que l’on se trouve dans une
« hypothèse de rationalité limitée » et « en présence d’une information imparfaite et
asymétrique »448. Plus précisément, on relève trois grandes approches économiques de la
confiance.
La première, notamment défendue par KREPS449, assimile la confiance à un « capital
accumulé ». Selon cette approche, « la confiance est pensée en termes d’intérêts individuels à
maintenir sa réputation »450.
La confiance est en second lieu analysée comme le calcul rationnel du risque. Cette
conception, dont WILLIAMSON est le représentant, implique de calculer le bilan
coûts/bénéfices que peut représenter une relation451.
En troisième et dernier lieu, la confiance peut désigner la croyance en un individu452. Or,
il a été souligné que, même dans cette hypothèse, la confiance reposait sur un ensemble de
données extérieures au simple sentiment, c’est-à-dire sur des règles453. Lorsqu’elle est tacite,
ces règles sont des conventions sociales. Lorsqu’elle est organisationnelle, ces règles sont
explicitement édictées par un organe supérieur. Lorsqu’enfin la confiance est contractuelle,
elle repose sur les règles édictées par les parties au contrat.
Ces trois conceptions économiques de la confiance (capital accumulé, calcul rationnel,
croyance en un individu) ont pour point commun de définir la confiance comme étant un
mécanisme explicable et rationnel. C’est pourquoi rien ne s’oppose par principe à son
contrôle.
447 D. GAMBETTA, Trust. The Making and Breaking of Cooperative Relations, Oxford, Basil Blackwell,
1988, cité par G. ORIGGI, Qu’est-ce que la confiance ?, Vrin, coll. Chemins Philosophiques, p. 16.
448 A. MENDEZ et N. RICHEZ-BATTESTI, « Pour une vision dynamique de la confiance : quelques
réflexions à partir d’une banque mutualiste », in Confiance et rationalité, éd. INRA, Paris 2001 (Les Colloques
n°97), p. 222.
449
D. KREPS, « Corporate Culture and Economic Theory », in Alt J.E., Shepsle K.A. eds., Perspectives on
Postive Political Economics, Cambridge (Mass), Cambridge University Press.
450 B. REYNAUD, « Les conditions de la confiance. Réflexions à partir du rapport salarial », Rev. Econ., vol.
Journal of Sociology, 91 (3), 1985, p. 481-510 et D. GAMBETTA, Trust : Making and Breaking Cooperative
Relations, Oxford, Basil Blackwell.
453 B. REYNAUD, « Les conditions de la confiance. Réflexions à partir du rapport salarial », Rev. Econ., vol.
107
118. Conclusion. La confiance a une dimension cognitive. Elle n’est aujourd’hui
empreinte d’aucun mysticisme. Une telle idée serait d’ailleurs difficilement soutenable en
l’état actuel de notre société. Un « désenchantement de la confiance » s’opère dans les
sociétés modernes démocratiques454. Il se manifeste par « son institutionnalisation sous forme
de jurisprudence, contrats, chartes de droits ou procédures de “consentement éclairé” »455.
Cette procéduralisation de la confiance trouve son prolongement dans son objectivation ainsi
que dans celle de l’intuitus personae.
119. Plan. On montrera d’abord que l’intuitus personae est appréhendé de façon
objective dans les contrats à titre onéreux (1). On verra ensuite que les méthodes d’évaluation
de la dignité de crédit d’un emprunteur participent de cette objectivation (2).
14.
457 Ibid., n° 33. En 1938, Francis Valleur proposait déjà cette classification et expliquait que « la notion
d’intuitus personae peut recouvrir deux idées – tantôt derrière ce vocable apparaît une idée d’affection, d’amitié.
Tantôt l’intuitus personae prend sa source dans une idée de confiance. » (F. VALLEUR, L’intuitus personae
dans les contrats, thèse, Paris, 1938, éd. M. LAVERGNE, p. 33).
108
elle-même qui sont prises en compte458. Ces qualités peuvent être subjectives ou objectives.
Elles sont subjectives lorsqu’elles ont trait à « sa compétence, son imagination, son savoir-
faire, son habileté (…), sa réputation (…), voire sa moralité »459. Elles sont objectives
lorsqu’elles concernent son identité financière ou commerciale. La doctrine parle alors d’un
intuitus personae financier, commercial ou encore industriel460.
Il est important de comprendre que la prise en compte de qualités subjectives telles que
l’imagination ou la réputation n’altère pas le caractère objectif de l’intuitus personae. Selon
Mme CONTAMINE-RAYNAUD, « la personne est considérée uniquement à travers
certaines catégories objectives et indépendamment de ce qu’elle est en elle-même. Les
caractéristiques détachées de la personne elle-même peuvent ainsi être considérées
objectivement par la société »461.
En réalité, et comme l’a montré M. KRAJESKI dans sa thèse, l’importance de l’approche
objective de l’intuitus personae s’explique par les limitations de son approche subjective.
Cette dernière « heurte la logique de nouveaux mécanismes qui sont le fruit des exigences
étatiques ou des besoins des parties au contrats », parmi lesquels se trouvent l’impératif de
transparence contractuelle ou la protection de la partie faible462.
458 En ce sens, v. M. CONTAMINE-RAYNAUD, L’intuitus personae dans les contrats, Thèse dactyl., 1974,
p. 417-418 : « En conséquence, l’intuitus personae qui est la prise en considération de cette personne dans un
contrat peut comporter deux objets différents : soit c’est la personne elle-même, tout entière qui est prise en
considération, soit ce sont certains aspects, certaines caractéristiques de cette personne qui sont envisagées.
Certes, ces éléments font partie de la personne, mais la personne n’est pas l’objet direct du contrat, elle est prise
ès qualités en fonction de ses caractéristiques ».
459 Ph. LE TOURNEAU, « Contrats Intuitu personae », JurisClasseur Contrats – Distribution, fasc.. 200,
n°16. Francis VALLEUR distingue pour sa part « les qualités actives de l’individu, c’est-à-dire les qualités
colorant son activité des éléments qualitatif et quantitatif, tels le talent, l’habileté professionnelle, l’originalité »
et « les qualités passives telles la renommée » (F. VALLEUR, L’intuitus personae dans les contrats, thèse, Paris,
1938, p. 103.
460 Sur ce point, v. M.-E. ANDRÉ, « L’intuitus personae dans les contrats entre professionnels », Mélanges
Michel Carbillac, op. cit., p. 28. M. RENUCCI parle pour sa part « d’identité financière » (J.-M. RENUCCI,
« L’identité du contractant », RTD com. 1993, p. 442) tandis que Mme GJIDARA retient l’expression de
« personnalité patrimoniale du débiteur » (S. GJIDARA, L’endettement et le droit privé, thèse, préf. B.
OPPETIT, LGDJ, 1999, p. 50).
461 M. CONTAMINE-RAYNAUD, thèse pré., n° 333. Dans le même sens, Mme ANDRÉ parle d’une
109
permettant de le calculer soient clairement identifiables. Sont par conséquent exclues du
calcul du risque les références aux sentiments ou à l’affection qui, par définition, sont
difficilement saisissables463.
L’intuitus personae objectif permet ainsi aux contractants et aux tiers, principalement le
juge, d’identifier les qualités de la personne susceptibles de couvrir le risque contractuel. Or
l’identification de ces qualités rend le processus décisionnel explicable.
On voit donc que, contrairement à ce que l’on pourrait penser à première vue, rien ne
s’oppose au contrôle d’une décision mettant en jeu un intuitus personae objectif464. En
présence d’un tel intuitus personae, rien ne justifie que le choix du contractant soit
discrétionnaire par principe.
122. Un contrôle variable. Le degré de contrôle susceptible de porter sur une décision
prise dans un contexte d’intuitus personae objectif devrait varier en fonction de la nature des
qualités recherchées par le décideur465. Si ces qualités sont subjectives (réputation, loyauté
etc.), le contrôle devrait être minimal. M. KRAJESKI évoque dans ce cas un contrôle de
l’erreur manifeste d’appréciation et de l’intention de nuire. Lorsque les qualités sont
objectives (situation patrimoniale, diplômes etc.), le contrôle devrait être plus étendu. Il
pourrait s’agir d’un contrôle de l’abus entendu plus largement.
463 M. KRAJESKI relève en ce sens que « les risques de l’opération envisagée constituent le guide qui
permet de comprendre la structure interne de l’intuitus personae », (D. KRAJESKI, thèse préc., n°280).
464 V. dans le même sens M. KRAJESKI, selon lequel l’objectivité de l’intuitus personae « a des
contrats basés sur l’idée d’affection, l’identité physique comme l’identité civile sont généralement prises en
considération » (F. VALLEUR, thèse préc., p. 102). En revanche, lorsque les contrats sont basés sur l’idée de
confiance, « seront prises en considération les qualités actives de l’individu, c’est-à-dire les qualités colorant son
activité des éléments qualitatif et quantitatif, tels le talent, l’habileté professionnelle, l’originalité, etc., quelques
fois aussi les qualités passives telles la renommée pour un chirurgien, un artiste » (thèse préc., p. 103). Dans sa
thèse, Mme CONTAMINE-RAYNAUD n’a pas adopté le même découpage que F. VALLEUR (entre les
contrats basés sur l’affection ou la confiance) mais considère également que la nature des qualités prises en
compte varie. Elle propose de scinder l’intuitus personae en un intuitus personae négatif et un intuitus personae
positif. Avec le premier, il s’agit de vérifier « l’absence de qualités nocives » chez le candidat au contrat. Le
second implique au contraire une « prise en compte de qualités positives distinguant tel individu des autres » (M.
CONTAMINE-RAYNAUD, thèse préc., p. 53).
110
opérant une distinction. La confiance que le banquier peut accorder à l’emprunteur suppose
que deux données soient analysées466 : la première, subjective, a trait au « vouloir payer » du
candidat467 (a) ; la seconde, objective est relative à son « pouvoir payer » (b).
466 Pour une identification détaillée de ces données, v. A. SALGUEIRO, thèse préc., spéc. la Première partie.
467 A. SALGUEIRO, thèse préc., n° 279. Sur ce point, v. égal. J. STOUFFLET, JCP G 1972. 17082 :
l’auteur précise que l’évaluation de la dignité de crédit de l’emprunteur est « faite à la fois d’éléments objectifs
qui ne sont pas toujours exactement connus (solvabilité, liquidité, rentabilité), d’éléments personnels
difficilement saisissables (probité, aptitude à la direction d’une entreprise) et de données économiques
changeantes (conditions économiques générales, niveau de l’activité dans une branche ou une région) ».
468 A. SALGUEIRO, thèse préc., n° 288, p. 175. Sur ce point, v. tout particulièrement G. PETIT-
DUTAILLIS, Le risque du crédit bancaire, t. 1, éd. Riber, 1967, 314, p. 222 : le crédit est un « acte de foi, né
de la réunion d’éléments qu’il est difficile de dissocier et de nommer, mais parmi lesquels il est évident que les
facteurs moraux sont prépondérants ».
469 M. PETIT-DUTAILLIS explique que « la personnalité c’est l’aptitude professionnelle et la moralité de
de G. PETIT-DUTAILLIS, Le risque du crédit bancaire, op. cit., p. 8 : « le banquier ne sera capable de faire
utilement ces appréciations que s’il possède un certain nombre de qualité dont les livres ne lui donneront pas le
secret … bon sens, connaissance des hommes, sang-froid, équilibre intellectuel, tout cela ne s’acquiert que par
l’expérience et la volonté ; et pourtant tout cela joue un rôle capital dans la manière dont le banquier aborde les
risques de sa profession … et c’est pourquoi il ne suffit pas que le banquier soit un homme savant, il faut encore
qu’il soit un homme sage ». V. égal. A. SALGUEIRO, thèse préc., n° 296 et s.
471 Sur l’importance du dialogue, v. par ex. A. SALGUEIRO, thèse préc., n° 299 : « Ce n’est que par le
dialogue que le banquier pourra mesurer le comportement subjectif de son interlocuteur, et apprécier ses qualités
d’intelligence, d’imagination, d’équilibre entre les exigences contraires de dynamisme et de réserve (…). Ce
n’est que par le dialogue que le banquier pourra affirmer et mettre en œuvre ses talents d’intelligence, de
psychologie, de discernement afin de dégager le caractère de son interlocuteur, sa solidité morale, sa correction
dans les affaires ». Dans le même sens, v. R. CUIGNET, « La responsabilité juridique du donneur de crédit »,
Revue de la Banque 1976, p. 14, in limine : « même fugaces ou difficilement exprimables, les réactions ainsi
perçues vont peser d’un poids important sur la décision à prendre… car au même titre que les données
subjectives, elles contribuent à forger la conviction intime du donneur de crédit à l’égard de la personne du
crédité ».
111
dans leur traitement. Pour autant, cette double subjectivité ne justifie pas l’existence d’un
pouvoir discrétionnaire de décision du banquier.
125. Subjectivité des éléments pris en compte par le banquier. En premier lieu, le
caractère subjectif des éléments pris en compte par le banquier ne constitue pas un obstacle à
leur identification. Le banquier est en effet en mesure d’indiquer lequel de ces éléments fait
défaut et a par conséquent fondé le refus de crédit. Dès lors que ces éléments sont
identifiables, rien ne s’oppose, par principe, au contrôle de la légitimité de la décision prise
sur leur fondement.
Pour s’en convaincre, il convient de faire un détour par le droit de l’adoption. L’article
353 du Code civil prévoit que la décision d’autoriser ou de refuser l’adoption fait l’objet d’un
jugement du tribunal de grande instance. Celui-ci doit prendre en compte des éléments
objectifs (respect des conditions légales) et subjectifs, parmi lesquels l’intérêt de l’enfant et
l’équilibre de la vie familiale du candidat à l’adoption lorsque ce dernier a déjà des
descendants472. La Cour d’appel de Paris a précisé que l’intérêt de l’enfant recouvre aussi bien
son intérêt patrimonial que son intérêt moral473. Lorsqu’il est apprécié sous l’angle moral,
l’intérêt de l’enfant constitue un élément d’appréciation que l’on peut qualifier de « subjectif
renforcé ». Or, nonobstant la présence d’éléments subjectifs, le jugement doit être motivé en
cas de refus d’adoption (art. 353 al. 5). Le jugement est en outre susceptible d’appel et de
pourvoi en cassation.
L’obligation de motiver le jugement prouve qu’il est possible d’expliquer rationnellement
une décision fondée sur des éléments subjectifs. Corrélativement, l’ouverture des voies de
l’appel et du pourvoi en cassation témoigne du possible contrôle d’une décision prise sur la
base de tels éléments.
En conséquence, à la lumière de ce qui précède, on voit que la nature subjective des
éléments qui fondent une décision n’implique en rien son caractère incontrôlable. Ce qui vaut
pour le jugement d’adoption ne saurait manquer de valoir pour la décision du banquier
d’octroyer un crédit.
472 Sur ce point, v. notamment Droit de la famille, Dalloz action 2014-2015, dir. P. MURRAT, n° 221-253 ;
Ph. MALAURIE et H. FULCHIRON, La famille, Defrénois, 4e éd., 2011, n° 1419.
473 CA Paris, 8 janvier 1981, GP 1981. 2. 572, note VIATTE.
112
sa subjectivité dans l’appréciation des qualités de l’emprunteur. On peut invoquer deux
raisons en ce sens.
La première rejoint celle qui vient d’être développée : à partir du moment où les
compétences et connaissances du banquier sont identifiables, leur mise en œuvre peut être
contrôlée, si besoin, à l’appui d’une expertise commandée par le juge. La situation du
banquier n’a rien de spécifique. Elle est similaire à celle qui préside à l’engagement de toute
responsabilité professionnelle. Ainsi, qu’il s’agisse du médecin, de l’architecte ou encore de
l’avocat, tous sont susceptibles d’avoir à justifier de l’exercice de leurs compétences et de
l’utilisation de leurs connaissances lorsqu’un patient ou client s’estime lésé.
La deuxième raison peut être tirée des règles applicables à la rupture du crédit. Le
banquier est libre de rompre un contrat de crédit à durée indéterminée474. Ce droit est soumis
au respect d’un préavis, sauf en cas de situation irrémédiablement compromise. « Est
irrémédiablement compromise la situation d’une entreprise dont l’équilibre financier est
compromis (…) sans qu’existe aucune perspective sérieuse ou réaliste qu’elle puisse retrouver
éventuellement la santé financière et économique en dehors de l’ouverture d’une procédure
collective »475. Ainsi, le banquier qui entend rompre sans préavis un crédit doit, à l’aide de ses
connaissances et de ses compétences, analyser la situation financière de l’entreprise et
déterminer si elle est irrémédiablement compromise. Or la décision du banquier peut faire
l’objet d’un contrôle judiciaire ; elle est susceptible d’engager sa responsabilité lorsque la
rupture est fautive. En d’autres termes, la mise en œuvre, par le banquier, de connaissances et
de compétences particulières pour prendre la décision de rompre le crédit ne la rend pas
incontrôlable, c’est-à-dire discrétionnaire.
113
b) La détermination du « pouvoir payer » de l’emprunteur
129. Présentation. Cette méthode consiste, pour les crédits aux entreprises, en une
analyse technique et commerciale (compétitivité des outils et techniques de production,
pertinence de la politique commerciale menée) et une analyse financière (analyse des résultats
et bilans de l’entreprise478). Pour les crédits aux particuliers, le banquier doit déterminer la
solvabilité de l’emprunteur en mesurant l’ensemble de ses revenus et de ses charges479. Ces
dernières comprennent tant les « dépenses spécifiques d’endettement (loyers, coût des
véhicules automobiles, coût des études des enfants, pensions alimentaires, impôts sur le
revenu etc.) » que « les dépenses courantes assimilées à la moyenne statistique de la même
catégorie sociale »480.
Le banquier dispose de nombreuses sources lui permettant d’obtenir ces informations.
Elles peuvent être officielles (fichier FIBEN, fichier de la centrale des bilans, fichier central
des chèques, fichier des incidents de paiement, centrale des risques, FICP et publicité légale)
477 Cette évaluation est absente dans le cas des ventes à tempérament puisque dans cette hypothèse le prêteur
se limite bien souvent à la consultation du FICP. Comme le relève Monsieur SALGUIERO, « force est de
constater que l’établissement de crédit, de par le mode de distribution du crédit, mais aussi de par le volume des
crédits distribués, est particulièrement démuni quant à l’appréciation de notions comme l’honorabilité, la
moralité ou la personnalité de l’emprunteur » (A. SALGUEIRO, thèse préc., n° 321). V. égal. J. LAZARUS,
« L’épreuve du crédit », Sociétés contemporaines n° 76, p. 17- 40, spéc. p. 20-21 : l’auteur explique que si des
liens interpersonnels subsistent dans le cadre du crédit aux entreprises, il n’en va pas de même en matière de
crédit aux particuliers. Ces derniers s’inscrivent dans un mouvement d’anonymisation de la relation bancaire :
« pour les particuliers, l’afflux des clients, la transformation des formations et des tâches des employés de
banque, la mise en place d’outils d’évaluation statistiques, ont industrialisé le crédit ».
478 A. SALGUEIRO, thèse préc., n° 281: « L’analyse financière de l’entreprise doit ainsi remplir deux
objectifs : donner l’historique des comptes de la comptabilité générale sur quelques années par le calcul
d’agrégats bien représentatifs, et permettre le calcul des ratios représentatifs de la situation de l’entreprise ».
479 A. SALGUEIRO, thèse préc., n° 310 : sont compris dans les revenus, « les revenus issus de l’activité du
particulier (tels que salaires, honoraires, pensions, allocations familiales etc.), les revenus issus des biens
immobiliers (loyers), ainsi que les revenus issus de placements financiers. Parmi les charges, le banquier opèrera
une ventilation entre d’une part, les charges financières liées au remboursement d’éventuels emprunts (à l’habitat
ou la consommation), aux impôts, aux primes d’assurance et aux autres charges sociales, aux dettes ou aux
pensions à payer ; et d’autre part, les dépenses de consommation, et celles liées au logement telles que, par
exemple, alimentation, habillement, loisirs, loyers etc., en somme celles liées au train de vie ».
480 A. SALGUEIRO, thèse préc., n° 314.
114
ou privées (fichiers privés des établissements de crédit, informations échangées entre les
établissements bancaires, informations fournies par le client, agences de renseignement,
partenaires du client, presse).
130. Inconvénients. L’analyse classique est empreinte d’un fort relativisme481. En effet,
non seulement la hiérarchisation des critères identifiés est propre à chaque décideur482, mais
encore des paramètres extérieurs à la situation du candidat emprunteur peuvent venir
influencer la prise de décision483. En tout état de cause, « la prise de décision est
nécessairement imparfaite… elle l’est par manque de temps, par manque d’éléments
sciemment ou non occultés, par les aléas du futur, par la tromperie dans certains cas, par la
nécessité de faire confiance et d’aller vite d’une manière générale »484.
b-2) Le crédit-scoring
131. Présentation. Apparu dans années 1950 aux Etats-Unis, le scoring s’est développé
en France à partir des années 1980. Le scoring est « une méthode automatisée d’évaluation
des risques d’emprunt. Plus précisément, il s’agit, par la mise en œuvre de solutions
logicielles reposant sur des calculs de probabilité et des statistiques, d’associer à des
informations ou données personnelles des pondérations particulières afin d’attribuer un score
à chaque demandeur d’un prêt de manière à pouvoir apprécier le risque de défaillance de cet
emprunteur potentiel »485.
S’agissant des crédits aux particuliers, la grille de score prend en compte plusieurs
critères, à savoir, les revenus, les charges, le patrimoine, la nationalité486, l’âge, la situation
481 A. SALGUEIRO, thèse préc., n° 323 : « chaque agent qui analyse la dignité de crédit du demandeur
particulier opère une pondération des critères en fonction de son vécu, de son expérience, et donc pas toujours à
l’aide de techniques purement rationnelles et objectives. Comme en matière de crédit aux entreprises, le banquier
effectue son “équation personnelle” afin de prendre la décision d’octroi ou de refus ».
482 A. SALGUEIRO, thèse préc., n° 300 : « Tel ou tel critère, déterminant dans un dossier sera sans force
dans un autre, et il n’en est guère au total dont on puisse généraliser la portée effective. Aucun, au surplus, n’a de
valeur fixe, même dans un dossier précis à un moment déterminé, puisque selon les institutions de crédit la
solution pourra varier ».
483 A. SALGUEIRO, thèse préc., n° 301 : « la politique des risques de l’institution, sa politique commerciale
(conquérir de nouveaux clients) (…). De même que l’existence de liens familiaux avec un « gros » client ou
l’existence de liens juridiques avec un groupe ».
484 A. BUTHURIEUX, La responsabilité du banquier, Litec, 1999, p. 199.
485 S. CARRE, « Les difficultés du scoring », Le crédit. Aspects juridiques et économiques, dir. J.
1998 (Délib. n° 98-101) avant d’être validé par le Conseil d’Etat dans un arrêt en date du 30 octobre 2001 (CE,
30 oct. 2001, « Association française des sociétés financières », D. 2001, AJ, 3529 ; RTD com, 2002, 139, obs.
R. CABRILLAC).
115
professionnelle (existence ou non d’un emploi, nature de l’emploi), la situation bancaire
(existence d’un compte bancaire, existence, nature et objet d’éventuels emprunts bancaires),
familiale (statut matrimonial, nombre de personnes à charge) et enfin la situation relative au
logement (occupant locataire ou propriétaire, ancienneté dans le logement et situation
géographique du logement)487. La référence à l’état de santé du demandeur de crédit est en
revanche interdite488. L’établissement de crédit qui entend intégrer cet élément dans son
système de score doit demander une autorisation spéciale de la CNIL.
La technique du scoring appliquée à la distribution du crédit aux entreprises489 « consiste
à sélectionner deux échantillons (de taille identique), l’un composé d’entreprises ayant connu
la défaillance, l’autre d’entreprises ayant fait la preuve de leur viabilité dans le passé. Pour
chacune de ces entreprises on dispose d’un certain nombre de ratios économiques et
financiers. L’analyse discriminante permet de sélectionner un petit nombre de ratios et de les
combiner par le jeu de coefficients afin d’obtenir une note globale de l’entreprise, score, la
contrainte de sélection étant que la note ainsi obtenue appliquée aux entreprises des
échantillons initiaux, corresponde au plus près à leur situation réelle (défaillantes ou
vivantes) »490. Le score obtenu constitue l’indice d’une potentielle défaillance future (« trois à
quatre ans maximum »491) de l’entreprise. Il existe plusieurs formules de score (formules
d’Altman, de Conan et Holder, score de la Banque de France ou encore la formule des
« creditmen »)492.
Le credit-scoring se démarque ainsi de la méthode classique d’évaluation de la dignité de
crédit de l’emprunteur. Il n’est pas dépourvu d’incidence sur la création de la confiance dans
la mesure où celle-ci résulte de la simple obtention d’un résultat493. Cette technique détache
donc la confiance de toute idée d’affection ou de sentiment. La relation humaine entre le
banquier et le candidat à l’emprunt est pour cette raison fortement réduite. La confiance n’est
plus le reflet de l’état d’esprit du banquier. Elle n’est plus accordée directement à un individu
mais résulte de l’application d’un système de traitement de l’information. En d’autres termes,
487 Pour une analyse détaillée de ces critères, v. A. SALGUEIRO, thèse préc., n° 330 à 383.
488 Des auteurs ont souligné le caractère superflu de cette interdiction qui est « en décalage avec les pratiques
d’évaluation du crédit, d’autant que leur collecte est permise par la norme simplifiée n°13 dans le cadre de la
souscription d’une assurance dédiée au remboursement de la dette » (M. GAUDEMET et R. PERRAY,
« “Socring” et protection des données personnelles : un nouveau régime à l’efficacité incertaine », LPA, 30 mai
2006, n° 107, p. 8). Ils expliquent que l’assurance étant bien souvent une condition d’octroi du prêt, le prêteur est
nécessairement amené à connaître l’état de santé de la personne.
489 Pour une explication détaillée de cette méthode, v. A. SALGUEIRO, thèse préc., n° 415 à 419.
490 A. SALGUEIRO, thèse préc., n° 415.
491 Ibid.
492 Sur ce point, v. A. SALGUEIRO, thèse préc., n° 416 à 419.
493 Si le résultat positif ne suffit pas toujours à obtenir le crédit, en revanche l’obtention d’un résultat négatif
116
la confiance du banquier en son emprunteur est une confiance médiatisée par le système du
scoring. Elle est un état créé non pas intuitivement mais objectivement. On peut à cet égard
parler d’objectivité renforcée. D’une part, en ne prenant pas en compte le « vouloir payer »,
véritable zone de subjectivité en la matière, le recours au scoring renforce le caractère objectif
des éléments nourrissant la décision du banquier. D’autre part, le banquier n’a pas à
intellectualiser les données collectées puisque l’évaluation de la dignité de crédit est le fruit de
la seule intelligence artificielle du système informatique.
Voir également, C. GINIER, « Intégrer le risque de crédit dans la mesure de la performance des agences »,
Revue Banque, n°574, 1996, p. 54.
497 A. SALGUEIRO, thèse préc., n° 400, p. 226 : « l’automatisation de la décision et de l’analyse du dossier
permet une rapidité d’exécution incomparable. Si bien qu’en pratique la décision d’octroi ou de refus ne prend
guère que le temps qu’il faut pour remplir le dossier (…), c’est-à-dire une quinzaine de minutes ».
498 V. dans le même sens, v. N. EBER, « Sélection de clientèle et exclusion bancaire », Revue d’économie
financière, 25 juillet 2000, p. 88 : « L’avantage du crédit scoring comme procédure de sélection de clientèle est
que cette procédure est plus rapide, moins coûteuse et plus objective que les autres procédures » ; A.
SALGUEIRO, thèse préc., n° 400 : « Cette objectivité est assurée par le fait que tous les demandeurs se voient
appliquer les mêmes critères, indépendamment de leur race, de leur sexe ou d’autres facteurs qui ne devraient
pas entrer en ligne de compte dans la décision de crédit. En effet, une fois les critères du score déterminés et
quantifiés grâce à l’analyse discriminante, la probabilité de défaillance ou du risque apparaît à l’écran sans que
l’intervention humaine puisse la modifier « étant donné que le système est sécurisé sur ce point (c’est-à-dire que
le cœur du système n’est pas accessible pour l’employé, et fonctionne alors comme une boîte noire) ».
499 A. SALGUEIRO, thèse préc., n° 405 : « la technique du crédit-scoring ne dit rien sur la valeur de
117
l’emploi ou encore la situation de divorcé500. Enfin, en catégorisant l’emprunteur et en
l’intégrant à un groupe créé pour les besoins du calcul, le scoring « procède d’une vision
réductrice de l’individu »501. Comme le relève M. SALGUIERO, « on peut même dire que le
propre de cette technique est de nier l’homme dans son individualité en l’assimilant au groupe
duquel il se rapproche le plus. Elle opère, pour ainsi dire, une catégorisation des individus
sans prendre en considération les qualités intrinsèques de chacun »502.
En ce qui concerne le crédit aux entreprises, on peut reprocher au scoring son caractère
inadapté à la spécificité de chaque entreprise, dans la mesure où il repose sur un raisonnement
statistique et standardisé 503. La « capacité prédictive » de cette technique peut être contestée
en raison de la taille insuffisante de « l’échantillon de base servant à la confection des
scores »504 et de la faible représentativité des périodes de référence505. Le choix des ratios est
également critiqué506. Enfin, comme pour les crédits aux particuliers, la technique du scoring
est incapable d’appréhender des éléments subjectifs comme les qualités morales et
professionnelles du dirigeant.
500 A. SALGUEIRO, thèse préc., n° 405. L’auteur poursuit en expliquant : « Ainsi, un jeune de 20 ans, n’est
pas forcément et systématiquement moins apte à rembourser un crédit qu’un quinquagénaire vivant dans
l’opulence. De même qu’un divorcé n’est pas automatiquement un mauvais payeur de ce seul fait. Or, la
technique du crédit-scoring pondère négativement l’existence de ces critères chez le demandeur, ce qui peut
apparaître comme beaucoup trop radical est rudimentaire ».
501 A. SALGUEIRO, thèse préc., n°405.
502 Ibid.
503 Sur ce point, v. J.-P. BERTREL, Relation banques-entreprises, éd. Francis Lefebvre, Paris, 1992, n°
1027. Le Conseil National du Crédit dénonce « la valeur illusoire d’une note globale accordée à l’entreprise ;
d’une part, il sera plus simple d’utiliser directement les ratios élémentaires qui composent cette note globale ;
d’autre part, les critères de jugement financier doivent être interprétés de façon très variable selon la situation de
chaque entreprise et celle de son secteur d’activité ».
504 A. SALGUEIRO, thèse préc., n°421 : « si le score permet de relativement bien identifier les deux classes
extrêmes du risque d’entreprise (soit très bonnes, soit très risquées) sa capacité prédictive s’atténue fortement
concernant les entreprises dont les caractéristiques sont moyennes (…). Cette dernière limite liée à la pertinence
n’est pas tout à fait étrangère à la taille de l’échantillon servant de base à la confection des scores. S’il est vrai
que pour les particuliers les échantillons peuvent représenter des millions d’individus, très souvent celui-ci
représente seulement quelques centaines d’entreprises ou au mieux quelques milliers pour le score Banque de
France. Ceci est d’ailleurs confirmé par le processus d’établissement du score BDFI qui s’appuie uniquement sur
des entreprises (PMI) d’une certaine taille (entre 10 et 500 salariés), soumises à l’IS, ce qui élimine de
l’échantillon les très petites entreprises. Comment alors considérer comme pertinent un score appliqué à ces
dernières ? ».
505 Ibid. : « sur un échantillon datant par exemple des années 1990-1995, on peut légitimement se demander
si l’environnement économique et financier des entreprises n’a pas évolué depuis. Le risque étant que le score
établi à partir de l’échantillon ne soit pas autant prédictif pour évaluer les entreprises actuelles dont les
caractéristiques peuvent être différentes ».
506 B. DAUBÉ, « Prévision des faillites et informatique », Revue de Jurisprudence Commerciale novembre
1979, n° spécial, L’informatique et le droit commercial, p. 399 : « le raisonnement à base de ratio est au
demeurant critiquable dans son principe ; les ratios financiers et comptables sont en effet fondés sur des
comportements et résultats passés de l’entreprise, et si leur résultat sont extrapolables en avenir connu, il n’en est
pas de même en avenir inconnu, ce qui est précisément le cas des situations économiques actuelles ». Cet
argument s’applique a fortiori aujourd’hui.
118
Plus largement, cette technique peut se révéler particulièrement néfaste pour l’entreprise.
D’une part, en détectant a priori le risque que représente l’entreprise, le scoring peut
influencer ses partenaires et les inciter à prendre des mesures préjudiciables pour sa survie
(non renouvellement d’un contrat dans la crainte d’une défaillance future…)507. D’autre part,
la mise en œuvre d’un système de score partagé par l’ensemble des établissements de crédit
peut faire craindre une uniformisation des réponses aux demandes de crédit. Comme
l’explique M. SALGUIERO, « il y a fort à penser que les bureaux d’analyse du risque chargés
d’étudier la solvabilité des entreprises demandeurs de crédit, seront très vite réunis. Dès lors,
un refus dans une banque entraînera probablement un autre refus dans la banque fusionnée
avec la première. Il n’y a rien d’imaginaire là-dedans, on sait déjà que la cotation Banque de
France joue un rôle primordial dans la décision d’octroi ou de refus de crédit »508.
Finalement, il apparaît clairement que le processus décisionnel du banquier est imparfait.
Or si le processus est imparfait, force est d’admettre que le résultat de ce processus, c’est-à-
dire la décision en elle-même, est potentiellement imparfait. Dans cette mesure, le caractère
discrétionnaire de la décision est éminemment contestable. Comment en effet justifier
l’existence d’un pouvoir discrétionnaire, c’est-à-dire incontrôlable, lorsqu’il est établi que ce
pouvoir peut être exercé de manière critiquable? L’enjeu que représente l’accès au crédit
plaide en faveur du contrôle de la décision du banquier.
507 V. en ce sens A. SALGUIERO : « Ce n’est pas là une simple hypothèse d’école, mais bien au contraire un
risque qui correspond de plus en plus à la réalité. En effet, ce risque trouve largement sa source dans
l’inefficacité ou la difficulté de mise en œuvre des garanties lors de procédures collectives, et qui ne peut que
pousser les partenaires de l’entreprise à s’interroger bien à l’avance des éventuelles défaillances. Or la technique
du crédit-scoring s’inscrit parfaitement dans cette logique de détection du risque a priori dont le chef
d’entreprise ne peut plus faire fi » (thèse préc. n° 424).
508 A. SALGUEIRO, thèse préc., n° 425.
509 L. CORNU, « La confiance comme relation émancipatrice », in Les moments de la confiance,
connaissance, affects et engagements, op. cit., p. 172. Dans le même sens, « les sociétés contemporaines ne sont-
elles pas des sociétés dans lesquelles prédominent les relations entre anonymes? Comment la confiance est-elle
encore possible entre des personnes qui ne savent rien les unes des autres ? Et si l’action est si étroitement
119
aux “experts ” (pilotes, soignants, psys, techniciens, politiques mêmes, etc., estampillés
“professionnels”, toutes assurances prises sur diplôme et réputation), n’est-ce pas l’effet d’une
redistribution, d’une rationalisation, et d’une régulation des méfiances ? »510.
En tout cas, l’étude des méthodes d’évaluation de la dignité de crédit de l’emprunteur
révèle que la décision du banquier d’octroyer ou non sa confiance n’est pas le fruit d’un
processus intuitif reposant sur l’intime conviction du banquier. Il s’agit bien au contraire d’un
processus explicable et rationnel.
On peut d’ailleurs remarquer que l’exigence systématique de sûretés vient fortement
relativiser l’importance de la confiance intuitive dans la décision du banquier de consentir un
crédit511. Plus fortes sont les sûretés, moins essentielle est la confiance qu’inspire
personnellement le candidat à l’emprunt.
134. Plan. Comme on vient de le voir, la confiance et l’intuitus personae reposent sur des
éléments objectifs susceptibles de contrôle. Cette approche théorique doit être confrontée à la
réalité du droit positif. Une décision prise dans un contexte de confiance et d’intuitus
personae peut-elle revêtir un caractère discrétionnaire? Si l’on se réfère à l’arrêt Tapie, la
réponse est positive s’agissant de la décision du banquier d’octroyer un crédit. Pourtant, cette
réponse est contredite par la jurisprudence qui se rapporte à la décision de mettre fin au
contrat de travail, alors même que celui-ci est conclu dans un contexte de confiance ou
d’intuitus personae (A). Nous montrerons ensuite que si la perte de confiance peut fonder la
décision de rompre le contrat de crédit, c’est seulement à condition qu’elle soit dépouillée de
tout caractère arbitraire (B). Cette solution est conforme à la place que la confiance doit
occuper au sein du contrat (C).
encadrée par des dispositifs techniques de contrôle, comment laisserait-elle encore place à l’ambiguïté et à
l’incertain ? ».
510 Ibid.
511 Th. BONNEAU, Droit bancaire, op. cit., n° 622.
120
A – LE REJET DE LA PERTE DE CONFIANCE EN MATIÈRE DE LICENCIEMENT
137. Depuis l’arrêt Fertray. Effectivement, dans son arrêt Fertray du 29 novembre
1990, la Chambre sociale a énoncé qu’un « licenciement pour une cause inhérente à la
personne du salarié [devait] être fondé sur des éléments objectifs » et que « la perte de
confiance ne constitu[ait] pas en soi un motif de licenciement »516.
La Haute juridiction a ensuite jugé, dans un arrêt en date 29 mai 2001, que « la perte de
confiance de l'employeur ne peut jamais constituer en tant que telle une cause de licenciement
512 G. THOMAS, « Les licenciements non économiques des salariés non protégés et la jurisprudence de la
Cour de cassation », Droit Ouvrier 1982, p. 138, cité par Cl. SAINT-DIDIER, « À propos de la perte de
confiance (Commentaire de Cass. Soc. 29 nov. 1990 Dame Fertray c/ Ets Wagner) », RRJ 1991-3, p. 868.
513 Sur ce point, v. Cl. SAINT-DIDIER, comm. préc., p. 869.
514 A. CHIREZ, « La perte de confiance par l’employeur constitue-t-elle une cause réelle et sérieuse de
licenciement ? », D. 1981, chron. p. 193. L’existence de l’intuitus personae a également été remise en cause par
les professeurs SINAY et LYON-CAEN (v. H. SINAY et G. LYON-CAEN, « La réintégration des représentants
du personnel irrégulièrement licenciés, JCP 1970. I. 2335).
515 A. CHIREZ, art. préc., p. 194.
516 Soc., 29 nov. 1990, Bull. civ. V, n° 597, D. 1991. J. p. 190, note J. PELISSIER ; Dr. soc. 1992, p. 39 et
comm. F. GAUDU « Le licenciement pour perte de confiance », p. 32. ; RRJ 1991-3, note Cl. SAINT-DIDIER.
Jurisprudence antérieure en sens contraire : Soc. 26 juin 1980, Bull. civ. V, n° 573 ; 22 oct. 1981, Bull. civ. V, n°
817 ; 6 juill. 1983, Bull civ. V, p. 281 ; Soc. 29 fév. 1984, Bull. civ. V, n° 76. V. aussi Soc. 7 déc. 1999, RJS
1/100, n° 25 ; 6 oct. 1999, RJS 11/99, n° 1355 ; 25 mars 1998, Dufour c/ Imprimerie Suin SA, n° 1740, CERIT ;
11 mars 1998, SA Sogeparc Service c/ Jemaa, n° 1388D, CERIT.
121
même quand elle repose sur des éléments objectifs ; que seuls ces éléments objectifs peuvent,
le cas échéant, constituer une cause de licenciement, mais non la perte de confiance qui a pu
en résulter pour l'employeur »517.
2) Fondement
138. La place réduite de la confiance en droit du travail. Dans une première analyse,
le revirement opéré par la Cour de cassation en 1990 s’inscrirait dans un mouvement
d’ensemble consistant en un accroissement considérable de l’encadrement de la décision
d’embauche. Cet accroissement manifesterait une réduction du rôle de la confiance dans le
contrat de travail et entraînerait un déclin corrélatif de son caractère intuitu personae518.
L’expression de « fongibilité du salarié » a été utilisée pour désigner le phénomène de
dépersonnalisation des rapports entre l’employeur et le candidat à l’embauche519. De fait, les
employés sont aujourd’hui recrutés sur la base d’un ensemble de données objectives telles que
le niveau de diplôme, les années d’expérience, l’âge ou la mobilité. Si la confiance joue un
rôle réduit au stade de la conclusion du contrat de travail, il peut paraître logique d’en déduire
qu’elle exerce une influence également réduite au stade de son exécution.
Cette présentation est cependant contestable. La prise en compte d’éléments objectifs lors
de l’embauche ne traduit pas une réduction du rôle de la confiance mais plutôt une évolution
de ses fondements. A l’image des critères pris en compte par le banquier lors de la décision
d’octroi de crédit, les critères utilisés par l’employeur lors de l’embauche traduisent une
spécialisation croissante des informations qu’il recherche. La confiance reste nécessaire mais
repose désormais sur une base objective. L’éviction de la perte de confiance comme motif de
licenciement ne peut donc simplement s’expliquer par la dépersonnalisation de la relation de
travail.
517 Soc. 29 mai 2001, Bull. civ. V, n° 183 ; D. 2001, p. 921, note A. GARDIN.
518 Cl. SAINT-DIDIER, comm. préc., p. 867, spéc. note 2.
519 Ibid., p. 867.
122
La cause réelle est une cause « objective, indépendante de la bonne ou de la mauvaise
humeur de l'employeur »520. Elle « doit être à la fois une cause existante et une cause
exacte »521. Le licenciement doit donc reposer sur des éléments objectifs.
La cause sérieuse est une « une cause revêtant une certaine gravité, qui rend impossible
sans dommages pour l'entreprise, la continuation du travail et qui rend nécessaire le
licenciement »522. Il peut s’agir d’un comportement fautif ou non fautif du salarié
(insuffisance professionnelle ou de résultat).
Il en résulte que seul le comportement du salarié peut être une cause seule réelle et
sérieuse de licenciement. Il est dès lors normal que la jurisprudence rejette la perte de
confiance comme motif du licenciement. En effet, la perte de confiance n’est pas la cause du
licenciement. Elle est la conséquence de cette cause, à savoir le comportement du salarié. Or
cette conséquence subjective, reflet du seul état d’esprit de l’employeur, est indifférente.
Seule compte l’analyse du comportement du salarié et ses répercussions objectives sur le
maintien ou non de la relation de travail. La doctrine travailliste parle pour cette raison d’une
« objectivation de la cause personnelle du licenciement »523.
Comme le relève un commentateur de l’arrêt précité du 29 mai 2001, « l’évolution est
manifeste par rapport à l’arrêt Fertray : la part de subjectivité de l’employeur qui, jusqu’alors
était susceptible de participer de la justification du licenciement se trouve désormais purement
et simplement bannie. La cause du licenciement doit résider uniquement dans des éléments
objectifs, et non sur une appréciation subjective de l’employeur, trouvant elle-même appui sur
lesdits éléments »524. La cause du licenciement est détachée « progressivement de la volonté
de l’employeur »525.
Il faut noter que deux voies étaient envisageables pour parvenir à cette objectivation. La
première consistait à opérer « un contrôle objectif a posteriori »526 de la légitimité de la perte
de confiance. La seconde, qui est celle retenue par la Cour de cassation, consiste à neutraliser
« la subjectivité de l’employeur par l’éviction pure et simple de la perte de confiance de la
catégorie (…) des causes admissibles de licenciement »527. Cette solution reflète la volonté
affichée par la Cour de cassation de faire du licenciement une procédure objective
licenciement pour motif personnel (à propos de Soc. 29 mai 2001) », D. 2002, p. 921.
524 A. GARDIN, note préc., p. 922.
525 Ibid.
526 Ibid.
527 Ibid., p. 923.
123
indépendante de l’appréciation de l’employeur. Ainsi, en évinçant la perte de confiance
comme motif de licenciement, la Cour de cassation a entendu montrer que la confiance,
pourtant nécessaire à la naissance et au maintien de la relation contractuelle, ne saurait
justifier la décision de la rompre.
En résumé, le rejet de ce motif témoigne d’une volonté d’exclure tout risque d’arbitraire
au stade de la rupture du contrat de travail.
Au-delà de ce constat, l’objectivation de la cause réelle et sérieuse du licenciement est
également en harmonie avec l’impératif de protection du salarié, partie faible, et avec la
promotion du droit au travail reconnu par le préambule de la Constitution de 1946.
140. Plan. Nous étudierons d’abord la rupture d’un crédit octroyé à une entreprise (1)
avant d’envisager celle d’un crédit consenti à un particulier (2).
141. L’article L. 313-12 al. 2 du CMF. L’article L. 313-12 alinéa 2 du Code monétaire
et financier reconnaît au banquier le droit de rompre, sans préavis, le contrat de crédit à durée
déterminée ou indéterminée en cas de comportement gravement répréhensible de
l’emprunteur ou lorsque sa situation est irrémédiablement compromise. On le voit, la perte de
confiance du banquier doit être caractérisée par le comportement de l’emprunteur ou la
situation de l’entreprise pour justifier qu’il soit mis fin au contrat de crédit, comme le souligne
d’ailleurs une fraction importante de la doctrine de droit bancaire528.
528 V. not. en ce sens L.-M. MARTIN, Traité de droit commercial, t. 7, Banques et bourses, Montchrestien,
3e éd., 1991, n° 359 à 360 ; S. REIFEGERSTE, « La rupture de crédit aux entreprises », LPA 9 oct. 2008, n° 203,
p. 14, n° 25 à 39 ; P. NEAU-LEDUC, « Les nouvelles perspectives du droit de la responsabilité bancaire », Les
banques entre droit et économie, LGDJ, 2011, p. 116, no 288 ; D. LEGEAIS, « Responsabilité du banquier -
service du crédit », J.-Cl. Banque - Crédit - Bourse, 2013, fasc. 151, no 97; D. LEGEAIS, « Responsabilité du
banquier fournisseur du crédit », J.-Cl. Commercial, 2008, fasc. 346, no 97 ; I. BON-GARCIN, « L’abus de droit
dans les contrats de crédit », Cahiers de Droit de l’Entreprise 1998, n° 6, p. 7 : « le fait de demander au banquier
de prouver que l’attitude de son client ou sa situation l’a conduit à rompre brutalement, peut laisser penser qu’en
réalité c’est bien un contrôle des motifs qu’opèrent les juges. Ainsi, la perte de confiance due à une attitude
gravement négligente du client pourrait justifier une rupture sans préavis » ; J.-L. RIVES-LANGES, « La rupture
immédiate d’un concours bancaire », Droit bancaire et financier, Mélanges AEDBF- France 1997, dir. J.-P.
MATTOUT et H. de VAULPANE, Banque Éditeur, 1997, p. 276 à 277 : « Le deuxième alinéa [de l’article
L. 313-12 du Code monétaire et financier] a pour objet de permettre au créditeur de rompre sans préavis,
éventuellement avant terme, le crédit ou la promesse de crédit. La raison de cette permission doit être recherchée
124
Du reste, la Chambre commerciale de la Cour de cassation a considéré, dans un arrêt du
28 novembre 2006, que la rupture d’un contrat de crédit est régulière lorsque le comportement
de l’emprunteur est « propre à ruiner la confiance devant présider à l’ouverture de crédit et
[qu’il est] gravement répréhensible »529. Dans un arrêt du 28 septembre 2004, elle a
corrélativement reproché aux juges du fond de n’avoir pas recherché si « la perte de confiance
de la banque en son client, qui refusait délibérément de remettre les comptes de l'exercice
1992 et multipliait les promesses d'assainissement de sa situation financière sans les tenir,
rendaient légitime la résiliation de l'ouverture de crédit »530.
Il ne faut donc pas, à notre sens, se laisser abuser par certaines présentations doctrinales.
Par exemple, selon M. LEGEAIS, « l’entreprise est en situation irrémédiablement
compromise dès lors que l’ouverture d’une procédure paraît inéluctable, qu’il s’agisse d’un
redressement judiciaire ou d’une liquidation judiciaire. Cette situation suffit … à faire perdre
la confiance que la banque pouvait avoir en son client. Or le droit de rompre les crédits sans
préavis est justement fondé sur cette perte de confiance »531.
Dans un premier mouvement, on pourrait penser que la perte de confiance est un motif
suffisant de la rupture du contrat de crédit. Pourtant, il n’en va pas ainsi puisque l’auteur
prend le soin de préciser que cette perte de confiance n’est pas un motif de rupture autonome.
En effet, ce motif doit procéder d’une situation économique caractérisée et objectivement
vérifiable ou du comportement du client.
dans le fondement du crédit : la confiance du créditeur dans le crédité. Dès lors que cette confiance, base du
crédit, est altérée, voire détruite, le créditeur est en droit de rompre sans délai la relation de crédit. Or les deux
piliers de la confiance du créditeur sont, d’une part, le comportement du crédité, et, d’autre part, sa situation
financière ; il suffit que l’un de ces deux piliers s’effondre pour que l’atteinte à la confiance ouvre au créditeur
un droit de brusque rupture. L’atteinte à la confiance explique et justifie les deux cas où la brusque rupture est
autorisée ».
529 Com., 28 nov. 2006, no 05-15217 (inédit), RLDA, 2007/1, no 12. Dans le même sens, v. CA Montpellier,
2 nov. 1999, SA Crédit du Nord c/ Lauer, Juris-Data no 1999-109399 ; Com., 21 janv. 2003, pourvoi no 00-
22793 (inédit) : dans cet arrêt, la Chambre commerciale reconnaît que le comportement du client était de nature
à altérer la confiance du banquier et constituait un comportement répréhensible au sens de l’artice L. 313-12 du
CMF. V. aussi CA Riom, 20 oct. 2004, SARL Audio images c/ SA Banque Nuger et Cie, Juris-Data no 2004-
258308.
530 Com., 28 sept. 2004, pourvoi n° 02-13608 (inédit).
531 D. LEGEAIS, « Responsabilité du banquier service du crédit », J.-Cl. Banque - Crédit - Bourse, fasc. 151,
2013, no 99.
125
l’absence de tout manquement de l’emprunteur à ses obligations contractuelles532. En 1937,
ESCARRA affirmait ainsi que s’il « se produit, avant l’utilisation intégrale du crédit, dans la
condition du client, des changements appréciables susceptibles de modifier l’opinion que le
banquier pouvait raisonnablement avoir lorsqu’il a ouvert le crédit, des changements lui
donnant des motifs sérieux de douter de cette solvabilité, il est légitime qu’il revienne sur sa
promesse. On peut dire d’ailleurs que, dans ce cas, le client, en ne maintenant pas sa “dignité
de crédit”, a commis une faute en quelque sorte, une faute dont le banquier peut obtenir
réparation sous la forme la plus adéquate, qui est la cessation du crédit »533.
Ce raisonnement s’inspire, nous semble-t-il, de celui qui s’applique à la révocation du
mandat par le mandant. On peut lire en doctrine que, parce qu’il est un contrat reposant sur la
confiance et conclu intuitu personae, le mandat peut être révoqué ad nutum, c’est-à-dire à tout
moment, qu’il soit à durée indéterminée ou déterminée534.
Cette analogie est doublement critiquable.
Tout d’abord, la perte de confiance, à supposer qu’on la retienne, correspondrait à une
disparition de la cause du contrat en cours d’exécution. Or l’existence de la cause s’appréciant
au stade de la formation du contrat, sa disparition ne saurait constituer un motif de rupture du
contrat535. Si cette présentation est conforme au rôle que la lecture combinée des articles 1101
et 1131 du Code civil confère à la cause, elle doit être néanmoins relativisée à la lumière de la
jurisprudence. Celle-ci a en effet déclaré une convention caduque en raison de la disparition
de la cause en cours d’exécution du contrat536.
Ensuite et surtout, le parallèle entre le mandat et le contrat de crédit ne nous semble pas
convaincant. La révocation ad nutum du mandat par le mandant n’est pas seulement justifiée
532 F. GRUA, Les contrats de base de la pratique bancaire, Litec, 2000, no 376 ; J. VÉZIAN, La
responsabilité du banquier en droit privé français, thèse, préf. M. CABRILLAC, Librairies techniques, 1983, 3e
éd., no 290 : « s’il s’agit de situations ressortant de l’activité personnelle du client (manœuvres déloyales,
comportement irrégulier, tirage d’effets de complaisance, etc.), on doit permettre au banquier de révoquer son
engagement » ; J.-L. RIVES-LANGE et M. CONTAMINE-RAYNAUD, Droit bancaire, Dalloz, 1995, 6e éd.,
no 468 ; Y. GERARD, «Résiliation unilatérale et non-renouvellement dans les contrats bancaires», in La
cessation des relations contractuelles d’affaires, colloque de l’Institut de droit des affaires d’Aix-en-Provence,
30-31 mai 1996, PUAM, 1997, p. 37. V. également, s’agissant des doctrines allemande et belge : A. ZENNER et
L.-M. HENRION, « Rapport belge », in La responsabilité du banquier : aspects nouveaux (journées
brésiliennes), Travaux de l’Association Henri Capitant, T. XXXV, Économica, 1984, p. 62 ; R. HENRION,
Aspects juridiques et économiques du crédit à court terme, Éditions de l’Université de Bruxelles, 1973, 3e éd.,
no 132.
533
J. ESCARRA, Principes de droit commercial, t. 6, Sirey, 1937, p. 473, no 648.
534 Pour une étude détaillée de la révocation du mandat, v. Ph. LE TOURNEAU, V° Mandat , Répertoire de
droit civil, n° 383 et s. Ce principe n’est pas applicable au mandat d’intérêt commun (v. Ph. LE TOURNEAU,
art. préc., n° 410 et s.)
535
V. en ce sens, A. COURET, G. HIRIGOYEN, Lamy Droit du financement, dir. J. DEVEZE, 2009,
n 3137; S. PIEDELIÈVRE et E. PUTMAN, Droit bancaire, Economica, 2011, n° 501, p. 507, spéc. sous note 3.
o
536
V. par ex. Civ., 1ère, 30 oct. 2008, Bull. civ. I, n° 241 ; JCP 2009. II. 10052, note C. CHABAS.
126
par l’intuitus personae de ce contrat. Elle l’est aussi par une autre considération : le mandat
est conclu dans l’intérêt exclusif du mandant537. Or, contrairement au mandat, le contrat de
crédit n’est pas conclu dans l’intérêt exclusif du banquier.
Enfin, de toute façon, le parallèle avec le mandat n’aurait pas pour effet de consacrer un
droit discrétionnaire au profit du banquier. En effet, lorsque le mandat est conclu à durée
déterminée, sa révocation reste soumise au respect d’un préavis538. En outre et surtout, elle
n’est pas discrétionnaire mais limitée par le contrôle de l’abus. Celui-ci est caractérisé par
« l’intention de nuire de son auteur ou sa légèreté blâmable susceptible de se rattacher à des
circonstances vexatoires ou intempestives »539. Cette solution révèle avec force que la
discrétionnarité est rejetée quand bien même le contrat repose sur la confiance. En réalité,
cette éviction s’explique précisément par le rapport de confiance particulier qui unit les
contractants. En effet, la confiance suppose justement que les parties prennent en
considération l’intérêt de leur partenaire à l’occasion de toute décision ayant une incidence
sur le lien contractuel.
537 Pour preuve, lorsque le mandat est d’intérêt commun, la révocation n’est pas libre mais suppose qu’elle
particuliers : A. ALBARIAN, « Le droit de rupture unilatérale des contrats bancaires pour cause de perte de
confiance : l’exemple de l’ouverture de crédit », LPA, 30 déc. 2010, p. 3, n° 3.
541 Jurisprudence constante en droit commun depuis Civ. 1ère, 13 oct. 1998, Bull. civ. I, n°300 ; D. 1999, 197,
note Ch. JAMIN ; ibid., somm. 115, obs. Ph. DELEBECQUE ; JCP 1999. II. 10133, note RZEPECKI,
Defrénois 1999. 374, obs. D. MAZEAUD ; RTDciv. 1999. 394, obs. J. MESTRE ; ibid., 506, obs. RAYNARD.
127
justifier la résiliation du contrat de crédit, à l’exclusion de la seule perte de confiance alléguée
par le banquier.
Lorsque que le crédit est à durée indéterminée, le banquier peut le résilier à tout moment.
Dans cette hypothèse, la perte de confiance n’a plus aucun rôle à jouer puisque la liberté de
rompre est fondée sur la prohibition des engagements perpétuels. Cette liberté ne saurait
cependant être absolue. Son exercice devrait être encadré par le contrôle de l’abus, celui-ci
pouvant notamment consister en une absence de préavis542. La solution d’un arrêt rendu le 26
janvier 2010 par la Chambre commerciale pourrait en outre être étendue à la rupture d’un
contrat de crédit consenti à un particulier543. Selon cette solution, l’abus pourrait être retenu en
cas d’intention de nuire du banquier ou en présence d’un motif illégitime de rupture.
542
J.-L. RIVES-LANGE et M. CONTAMINE-RAYNAUD, Droit bancaire, Dalloz, 1995, 6e éd., no 467.
543 Com. 26 janvier 2010, pourvoi n° 09-65086.
544 M.-A. FRISON-ROCHE, « Volonté et obligation », APD 2000, p. 136. Dans le même sens, v. L.
CONSTANS, « Une fiction juridique : la “commune intention des parties” », in Mélanges en l’honneur du
Professeur Guibal, vol. 2, Contrats publics, Presses de la Faculté de droit de Montpellier, 2006, p. 19 et s. spéc.
p. 21 : « Derrière le cache-misère de l’accord signé et paraphé des parties, finalement, le malheureux juge
trouvera, au lieu et place de la commune intention que la loi lui commande de rechercher et à laquelle elle
s’oblige à se référer, des volontés parallèles appuyées sur un soupçon mutuel ». Comp. P. DIDIER, « Brèves
notes sur le contrat organisation », L’Avenir du droit. Mélanges en l’honneur de François Terré, Dalloz, 1999,
spéc. p. 637. L’auteur explique que les parties contractent en vue de la satisfaction de leurs intérêts personnels.
Le contrat apparaît alors comme le moyen de canaliser le conflit des intérêts en présence en assurant leur
conciliation.
128
méfiance qui lui était consubstantielle, comment une partie pourrait-elle le rompre au motif de
la perte d’une confiance qui n’a jamais existé? Autrement dit, comment un contrat pourrait-il
à la fois incarner une méfiance consubstantielle à sa nature contractuelle et impliquer la
confiance pour exister?
Précisément, une autre partie de la doctrine considère que la confiance constitue le
fondement du contrat. GOUNOT considérait ainsi que « le moment où le contrat se forme
n’est pas celui de l’hypothétique rencontre de deux volontés, mais celui où naît cette
confiance dont nous parlons »545. Dans le même sens, Emmanuel LÉVY soutenait que « ce qui
fait le lien contractuel, c’est la confiance qu’inspire au créancier la promesse du débiteur »546.
Plus récemment, CARBONNIER assimilait le contrat à « un acte de foi, un acte de
confiance »547. Ainsi, parce que la confiance est le fondement du contrat, la perte de confiance
doit pouvoir être invoquée à l’appui de la décision de le rompre. Pour autant, la perte de
confiance ne saurait être invoquée discrétionnairement. Comme nous l’avons vu, elle doit être
justifiée par des motifs objectifs ayant trait au comportement du contractant ou à sa situation
financière. Cette solution peut être fondée sur l’article 1184 du Code civil qui reconnaît la
possibilité de rompre un contrat lorsque l’une des parties n’exécute pas correctement son
engagement.
545 E. GOUNOT, Le principe de l’autonomie de la volonté en droit privé, thèse, Paris 1912, p. 167.
546 E. LEVY, « Responsabilité et contrat », Rev. crit. lég. jur., 1899, p. 383. V. également S. GJIDARA,
L’endettement et le droit privé, Thèse LGDJ, p. 316.
547 J. CARBONNIER, Sociologie et droit du contrat, Annales de la Faculté de droit de Toulouse, T. 7, 1959,
p. 112. Mme GJIDARA a écrit dans le même sens que « la confiance se présente comme la condition de
l’apparition historique du contrat, dont l’élaboration a permis l’essor du crédit, en combinant la confiance et le
temps » (S. GJIDARA, thèse préc., p. 33). V. aussi A. CHIREZ, La confiance contractuelle, Thèse dactyl. Nice
1977, p. 15 : « Le contrat est fait de promesses, non de certitudes acquises. (…). L’efficacité du mécanisme
contractuel suppose d’abord que l’on croit au contrat. A côté de « la ferme intention de se lier » du débiteur sans
laquelle il n’est guère concevable, il y a, réciproquement, cette confiance du créancier dans l’exécution attendue
qui, si elle fait défaut ou tend à disparaître, exclut la conclusion de l’accord ou affecte son sort ». Pour l’auteur,
l’évolution des rapports contractuels, et plus particulièrement l’apparition de contrats structurellement
inégalitaires, renforce l’importance de la confiance entre les parties (v. p. 15 : « Dans ce contexte, il est certain
que l’un des contractants au moins n’a plus la maîtrise de l’opération. Une certaine passivité forcée caractérise
son comportement. On peut bien encore parler de volonté mais il est à craindre que celle-ci ne recouvre plus
grand chose. La confiance règne plus que la volonté dans beaucoup de contrats. (…). Dans une certaine mesure
on peut dire que ce que la volonté a perdu, la confiance l’a gagné. A défaut de pouvoir vouloir, on fait
confiance »).
129
justifie qu’il soit mis fin au contrat prématurément. C’est pourquoi la perte de confiance ne
doit constituer un motif de rupture que sous réserve d’être caractérisée par un manquement
contractuel.
C’est d’ailleurs en ces termes que M. GENICON interprète la jurisprudence relative à
l’admission de la mésentente comme motif de rupture d’un contrat, sous réserve que cette
mésentente soit matérialisée par le comportement intolérable d’une partie548. La mésentente
traduit selon M. GENICON une « impossibilité toute subjective » de poursuivre l’exécution
du contrat. En revanche, c’est uniquement parce que cette impossibilité se traduit par le
comportement d’une partie que l’autre partie peut exiger qu’il soit mis fin au contrat. « Sans
cela, il ne pourrait pas le faire car il ne peut être question de se libérer de ses engagements tant
qu’on ne peut rien reprocher de précis à l’autre »549. La force obligatoire du contrat impose en
effet que sa rupture anticipée soit justifiée par des éléments concrets.
146. Conclusion. Comme on vient de le voir, la confiance perdue est parfois un motif
légitime de rupture du contrat, comme en matière de contrat de crédit ; parfois, au contraire, la
perte de confiance ne peut justifier qu’une partie mette fin au contrat, comme en matière de
licenciement. Pourtant, dans les deux cas, les solutions convergent. En réalité, la perte de
confiance n’est jamais en elle-même considérée comme un motif autonome de rupture.
Encore faut-il qu’elle repose sur des éléments objectifs. De la sorte, la confiance qui préside
au contrat ne confère aucun caractère discrétionnaire à la décision d’y mettre fin. Dans ces
conditions, il serait surprenant que cette même confiance puisse investir le contractant d’un
droit discrétionnaire au stade de la conclusion du contrat de crédit.
148. Conclusion du Chapitre II. Comme on le sait, le banquier est supposé être investi
d’un droit discrétionnaire quant à l’octroi d’un crédit. Cette analyse doit être réfutée. La
discrétionnarité prétendue ne peut être en aucune manière justifiée.
D’un côté, nous avons réduit la catégorie des droits discrétionnaires au point de la rendre
résiduelle. Dans cette optique, les droits discrétionnaires subsistants, dont on ne reprendra pas
ici la liste550, peuvent être justifiés par trois raisons seulement : l’absence d’impact de la
décision sur la situation juridique d’autrui, la nécessité de protéger un intérêt supérieur à celui
548 Civ. 3e, 27 avril 1987, Bull. civ., III, n° 93, p. 55 ; RTD civ. 1988, p. 536, obs. J. MESTRE.
549 Th. GENICON, La résolution du contrat pour inexécution, thèse, préf. L. LEVENEUR, LGDJ, 2007, n°
278.
550 V. supra n° 108.
130
des parties et enfin sa non-appartenance au domaine juridique. Or il apparaît que le caractère
discrétionnaire de la décision du banquier ne répond à aucune de ces trois justifications551.
D’un autre côté, ce caractère ne peut découler du contexte de confiance et d’intuitus
personae dans lequel s’inscrit le contrat de crédit. L’analyse de ces deux facteurs ainsi que
celle de leur traitement juridique au stade de la rupture du contrat révèle qu’ils ne sauraient
investir les parties d’aucun droit discrétionnaire.
131
Dans le même sens, le contexte de confiance et d’intuitus personae dans lequel peut
s’inscrire un contrat, comme le contrat de crédit, ne saurait être considéré comme un
fondement satisfaisant de la discrétionnarité. En effet, non seulement la confiance et l’intuitus
personae sont appréhendées de manière objective, mais encore, elles traduisent par nature une
forte interaction entre les parties, dont on vient de rappeler qu’elle condamne l’idée même de
discrétionnarité.
Corrélativement, nous avons substantiellement révisé la catégorie des droits
discrétionnaires aussi bien dans ses applications que dans ses justifications.
A notre sens, la discrétionnarité ne peut être reconnue que dans trois cas résiduels. Tout
d’abord, lorsque l’exercice de la prérogative n’a aucune conséquence sur la situation juridique
d’autrui ; ensuite, lorsque cet exercice ne relève pas de la sphère juridique ; enfin, lorsque la
discrétionnarité se justifie un intérêt supérieur à celui des parties.
Il est essentiel de relever que, dans les cas ainsi identifiés, la discrétionnarité n’encoure
pas le grief d’indifférence à la personne d’autrui que nous avons formulé à l’encontre de sa
conception classique. En effet, la discrétionnarité ainsi redéfinie ne porte plus atteinte à la
dimension sociale de l’action humaine. En d’autres termes, quand bien même les prérogatives
que nous reconnaissons comme discrétionnaires seraient exercées à des fins égoïstes, cet
exercice n’entraînerait aucune conséquence nuisible sur le lien social.
Même ainsi reformulée, la discrétionnarité demeure inapplicable à la prérogative qui se
situe au point de départ de nos développements : la décision du banquier d’octroyer ou non un
crédit. En effet, cette décision a un impact sur la situation d’autrui, elle relève de la sphère
juridique et sa discrétionnarité ne saurait être fondée sur un intérêt supérieur à celui des
parties. Il faut en conclure qu’elle peut donc faire l’objet d’un contrôle. C’est l’examen de ses
modalités que nous envisagerons à présent.
132
TITRE II
LE CONTRÔLE DE LA DÉCISION DU BANQUIER
150. Plan. La décision du banquier d’octroyer ou non un crédit fait l’objet d’un contrôle
croissant, à l’initiative de la loi et de la jurisprudence. Il s’agit d’encadrer le processus
décisionnel par différents devoirs au bénéfice du candidat à l’emprunt, dont rien ne dit
d’ailleurs qu’ils ne pourraient être encore élargis à l’avenir (Chapitre I). On pourrait
cependant objecter que la mise en place d’un contrôle étendu de la décision du banquier serait
incompatible avec la notion de contrat au point de la dénaturer. Mais cette objection doit être
écartée. Le contrôle dont est susceptible la décision du banquier, quelle que soit son étendue,
ne saurait altérer la qualification de contrat (Chapitre II).
CHAPITRE I
L’ÉTENDUE DU CONTRÔLE
151. Plan. Nous étudierons d’abord la manière dont la décision du banquier est contrôlée
en droit positif (Section I). Puis nous nous interrogerons sur la possibilité d’une extension du
contrôle au-delà ce qui est actuellement prévu (Section II).
152. Plan. La décision de contracter du banquier est contrôlée dans son versant positif –
l’octroi de crédit (Sous-section I) – comme dans son versant négatif – le refus de crédit (Sous-
section II).
153. Plan. Si le refus de crédit est justifié par le manque de confiance du banquier,
l’octroi de crédit suppose inversement l’existence de cette confiance. Or, celle-ci n’autorise
pas tout. La loi et la jurisprudence sont venues encadrer la décision du banquier d’octroyer un
crédit, tantôt en interdisant au banquier de le consentir, c’est l’hypothèse du crédit abusif
octroyé à une entreprise (§ I), tantôt en la subordonnant au respect de différentes obligations
(§ II).
154. Les deux hypothèses de crédit abusif. Lorsqu’il octroie un crédit à une entreprise,
le banquier est tenu d’une obligation de prudence. Il doit s’assurer de la viabilité du crédit
consenti552. En présence d’un crédit non viable, le banquier doit opposer un refus au candidat,
sous peine de voir sa responsabilité engagée pour octroi d’un crédit abusif.
entreprises en difficulté », JCP E 2012. 1274 (l’auteur évoque une obligation de vigilance) ; I. URBAIN-
PARLEANI, « L’octroi abusif de crédit », RDBF nov.-déc. 2002, p. 365 et s.
553 Com. 26 mars 2002, n° 99-19839 (inédit) ; Com. 28 janvier 2003, n° 00-13084 (inédit) ; Com. 22 mars
2005, n° 03-12922, Bull. civ. IV, n° 67 ; D. 2005, AJ p. 1020, obs. A. LIENHARD ; Bull. Joly 2005, p. 1213,
note F.-X. LUCAS ; Banque et droit juill.-août 2005, p. 71, obs. Th. BONNEAU ; JCP G 2005. IV. 2091 ; JCP
E 2005. 1676. p. 1975, n° 32, obs. L. DUMOULIN ; RTD com. 2005. 578, obs. D. LEGEAIS ; Dr. et pat. déc.
2005, p. 97, obs. J.-P. MATTOUT et A. PRÜM.
554 Com. 7 fév. 1983, n° 81-13993, Bull. civ. IV, n° 49 ; JCP E 1983. 11504.
555 Com. 6 oct. 1998, n° 95-19505 (inédit), D. Affaires 1998, p. 1904. V. égal. Com. 18 nov. 1997, RJDA
Banque et droit janv.-fév. 2004, p. 56, obs. Th. BONNEAU ; LPA 11 mai 2004, n° 94, p. 12, note A.
PERICARD.
557 F.-J. CREDOT, « La relation causale et le préjudice en cas de rupture brutale de concours bancaires »,
136
« d'un acte (…) réalisé en utilisant des moyens déloyaux destinés à surprendre un
consentement, à obtenir un avantage matériel ou moral indu ou réalisé avec l'intention
d'échapper à l'application d'une loi impérative ou prohibitive ».
Quant à l’immixtion, elle implique une gestion ou une direction de l’entreprise
emprunteuse, qu’elle soit constante ou ponctuelle559.
La dernière hypothèse, qui est celle de la prise de garanties disproportionnées par rapport
au crédit consenti, est suffisamment explicite pour n’être pas davantage détaillée560.
Dans un arrêt du 27 mars 2012, la Chambre de commerciale a apporté une précision
importante s’agissant des conditions dans lesquelles le banquier qui consent un crédit à une
entreprise en difficulté peut voir sa responsabilité engagée561. Elle a jugé que « lorsqu'une
procédure de sauvegarde, de redressement judiciaire ou de liquidation judiciaire est ouverte,
les créanciers ne peuvent être tenus pour responsables des préjudices subis du fait des
concours consentis, sauf les cas de fraude, d'immixtion caractérisée dans la gestion du
débiteur ou de disproportion des garanties prises, que si les concours consentis sont en eux-
mêmes fautifs ». Cet arrêt est délicat à interpréter. On peut estimer qu’il signifie que le
banquier ne verra sa responsabilité engagée que si la fraude, l’immixtion ou la prise de
garanties disproportionnées par rapport au crédit consenti ont accompagné l’octroi d’un crédit
ruineux à une entreprise en redressement judiciaire ou ayant pour effet de maintenir
artificiellement la solvabilité d’une entreprise dont la situation est irrémédiablement
compromise.
155. Appréciation. L’identification des cas dans lesquels le crédit consenti à une
entreprise est abusif est révélatrice de l’esprit qui anime le droit de la responsabilité bancaire.
Ce dernier trace une frontière entre le risque éventuel de non-remboursement et la certitude du
non-remboursement.
Si, au moment de la demande de crédit, le risque de non-remboursement est certain, le
banquier doit refuser le crédit. Le risque est certain lorsque l’entreprise est déjà dans une
situation irrémédiablement compromise ou lorsque le crédit a pour effet de participer à sa
2012. 1373, note J. STOUFFLET ; RDBF 2012. comm. 114, obs. F. CREDOT et Th. SAMIN ; D. 2012, p. 1455,
note R. DAMMANN et A. RAPP ; Banque et droit 2012, p. 22, obs. Th. BONNEAU ; JCP G 2012. 636, note
F. BOUCARD.
137
ruine, c’est-à-dire lorsque son importance et son coût excessif rendent « inéluctables
l’effondrement de la société »562.
Dans les autres cas, le risque est simplement éventuel. Partant, rien ne devrait interdire au
banquier de consentir le crédit. La jurisprudence va en ce sens, que le crédit soit consenti in
limine ou à une entreprise déjà en activité.
S’agissant du crédit in limine, la Chambre commerciale a considéré que « la circonstance
que le crédit de trésorerie ait été accordé à une entreprise, avant toute activité et pour en
permettre le démarrage, afin de financer l'activité d'achat et de revente de produits, n'est pas
de nature à elle seule à caractériser un comportement fautif de la banque »563.
S’agissant du crédit consenti à une entreprise déjà en activité, l’analyse de la
jurisprudence montre que son octroi est encouragé que la situation de cette entreprise soit ou
non obérée.
Lorsque l’entreprise n’est pas en difficulté, la Cour de cassation refuse de retenir la
responsabilité du banquier sur le seul fondement du caractère fortement risqué du crédit au
regard de la faible espérance de gain. La Haute juridiction a en effet précisé que, dans de
telles circonstances, la responsabilité supposait que le banquier ait connaissance non
seulement du caractère risqué de l’opération mais aussi de son échec inexorable en l'état des
facultés de remboursement de l'entreprise et de ses perspectives de développement564.
Lorsque le crédit est octroyé à une entreprise dont la situation est obérée, la jurisprudence
jugeait déjà, avant l’introduction dans le Code de commerce de l’article L. 650-1 par loi du 26
juillet 2005, que la responsabilité du banquier, qui connaissait cette situation, n’était pas
automatique. Ainsi, le crédit à une entreprise en difficulté n’était pas fautif lorsqu’il avait été
précédé de pourparlers très sérieux engagés avec le candidat à la reprise et de l’élaboration
d’un plan crédible de restructuration présentant des chances sérieuses de redressement565. A
plus forte raison, il en irait de même sous l’empire de l’article L. 650-1 du Code de
commerce.
562 Com. 22 mai 2001, n° 99-10437 (inédit), RDBF sept-oct. 2001, p. 282, obs. J. CREDOT et Y. GERARD ;
JCP E 2003. 396, obs. J. STOUFFLET.
563 Com. 22 mars 2005, n° 03-12922, arrêt préc.
564 Com. 25 avr. 2006, n° 04-14797 (inédit), RTD com. 2006, p. 648, note D. LEGEAIS.
565 Com. 15 nov. 1993, n° 91-17660, Bull. civ. IV, n° 240.
138
peut s’agir de tiers au contrat qui ont cru à la solvabilité de l’emprunteur ou de l’emprunteur
lui-même.
Les tiers au contrat de crédit sont les premières victimes de l’octroi fautif de crédit. En
pratique, les tiers vont reprocher à la banque d’avoir créé, en consentant le crédit, une
apparence trompeuse de solvabilité les ayant encouragé à contracter avec l’emprunteur566. La
responsabilité de la banque sera retenue même si la situation irrémédiablement compromise
était connue de la société emprunteuse ou de son dirigeant567.
Quant à l’emprunteur, il peut paraître surprenant qu’il puisse reprocher au banquier de lui
avoir consenti un crédit. Comme le relève M. ROUTIER, « a priori, le client paraît assez mal
venu de reprocher à son banquier un concours excessif, alors qu’il l’a lui même sollicité.
C’est à lui qu’il appartient en effet d’apprécier si le concours qu’il réclame constitue un mode
de financement adapté à ses besoins »568. C’est ce qui explique que la Cour de cassation ait
jugé que la responsabilité de la banque ne peut être engagée qu’en cas de circonstances
exceptionnelles ; ces circonstances sont établies lorsque l’emprunteur, contrairement à la
banque, était dans l’ignorance de la situation irrémédiablement compromise de l’entreprise au
moment de la conclusion du contrat de crédit569. Cette solution a également été appliquée à la
caution+570.
bancaire et bourse 1999, n° 75, p. 184, obs. J. CREDOT et Y. GERARD ; RTD com. 1999. 733, obs. M.
CABRILLAC ; RJDA 6/99, n° 710, p. 556 ; M.-C. PINIOT, “Responsabilité du banquier envers l’emprunteur”,
RJDA 6/99, p. 495.
570 Com. 12 nov. 1997, Bull. civ. IV, n° 284 ; JCP E 1998. 182, note D. LEGEAIS ; Dalloz Affaires 1998. 22,
obs. X. DELPECH ; Bull. Joly 1998, § 40, p. 105, note Ph. DELEBECQUE. Pour une application de la notion de
circonstances exceptionnelles, v. Com. 23 juin 1998, Bull. civ. IV, n° 208 ; Dr. soc. oct. 1998, n° 136, note Th.
BONEAU ; JCP E 1998. 1831, note D. LEGEAIS.
571 V. en ce sens, V. LEGRAND, « La lutte contre le surendettement dans le projet de loi “Consommation”
», RDBF oct. 2013, étude 15 : « il n’y a pas d’obligation de ne pas faire crédit en cas d’endettement excessif ».
572 V. infra n° 164.
139
pratique, pourrait recouvrir deux hypothèses. La première serait celle d’un crédit
déraisonnable, c’est-à-dire n’offrant aucune chance sérieuse de remboursement. Il en irait
ainsi lorsque le crédit dépasse les capacités financières de l’emprunteur, ou que celui-ci est
insolvable573. Le concours devrait en second lieu être considéré comme abusif lorsqu’il est
consenti du seul fait qu’il est garanti574. Selon nous, la marge de manœuvre du banquier doit
donc être beaucoup plus étroite dans le cas du crédit aux particuliers que dans celui du crédit
aux entreprises, le banquier ne devant prendre aucun risque quant à l’appréciation de la
solvabilité future du particulier.
158. Plan. Lorsque l’octroi de crédit n’est pas purement et simplement interdit, il est
subordonné à l’accomplissement d’obligations. Celles-ci sont parfois communes aux crédits
consentis à une entreprise et un particulier (A) et parfois spécifiques au crédit consenti à un
particulier (B).
159. Contexte. Le banquier est tenu d’une obligation de mise en garde, laquelle est
aujourd’hui clairement établie575. Plus précisément, le banquier doit mettre en garde
573 Rappr. CA Montpellier, 25 nov. 2003, Juris-Data 234337. Dans cet arrêt, un prêt consenti à l’enfant d’une
personne surendettée a été annulé pour fausse cause, le banquier ne pouvant ignorer qu’il serait utilisé par le
débiteur surendetté.
574 Rappr. D. LEGEAIS, RTD com. 2008, p. 163.
575 Les deux arrêts de la Chambre mixte de la Cour de cassation en date du 29 juin 2007 peuvent être
considérés comme le point de départ, non du devoir de mise en garde du banquier, mais de ce devoir tel
qu’entendu aujourd’hui (Ch. Mixte, 29 juin 2007, Bull. Ch. Mixte, n° 8 ; JCP E 2007. 2105, comm. D.
LEGEAIS ; JCP G 2007. II. 10146, comm. A. GOURIO ; J. DEVEZE, « Retour sur le devoir de mise en garde
du banquier », RLD aff. 2007, p. 32 et s., spéc. n ° 14 à 18 ; D. 2007, p. 1950, note V. AVENA-ROBARDET et
p. 2082, note S. PIEDELIEVRE). Pour une étude détaillée des évolutions antérieures, au demeurant largement
connues et débattues, cf. notamment D. LEGEAIS, « Responsabilité du banquier fournisseur de crédit », J-cl.
com., Fasc. 346, spéc. n° 4 ; J. DANIEL, « Le devoir de mise en garde du banquier », LPA 18 février 2008, n°
35, p. 5 et s., spéc. n° 12 à 14 ; G. DAMY, LPA 23 mai 2008, n° 104, p. 12 et s. ; E. BAZIN, « Le devoir du
prêteur d’éclairer l’emprunteur consommateur sur les risques encourus lors de la conclusion d’un contrat de
crédit », RLD aff., 2007, n° 19, p. 89 et s. Pour une réflexion sur l’expression « devoir de mise en garde », v. J.
STOUFFLET, « De la responsabilité du dispensateur de crédit au devoir de mise en garde : brève histoire d’une
construction jurisprudentielle », RDBF nov. 2007, n° 6, dossier 26, p. 78-79.
140
l’emprunteur non-averti576 lorsque l’octroi d’un prêt fait naître un risque excessif
d’endettement577. Celui-ci est apprécié par rapport aux charges du prêt et aux capacités
financières déclarées par l’emprunteur578.
L’emprunteur qui estime ne pas avoir été mis en garde doit apporter la preuve du
caractère excessif du crédit consenti. Pour s’exonérer, l’établissement de crédit doit contester
le caractère excessif du crédit ou établir qu’il a rempli son devoir de mise en garde.
Le risque d’endettement visé par la jurisprudence n’est pas le simple risque de non-
remboursement, inhérent à tout type de crédit, mais celui « résultant de situations
particulières, comme un niveau élevé d’endettement ou des revenus irréguliers »579. Le risque
doit être certain ou probable, étant entendu que le devoir de mise en garde est écarté lorsqu’il
n’existe aucune disproportion entre les revenus prévisibles de l’emprunteur et les charges
liées au crédit580.
La qualité d’emprunteur non-averti s’apprécie in concreto. La doctrine s’est un temps
demandée si la distinction entre emprunteur averti et emprunteur non-averti était une
transposition pure et simple de la distinction existant entre professionnel et consommateur. La
Chambre commerciale de la Cour de cassation a écarté cette lecture en considérant que « le
manque d’expérience dans le secteur d’activité faisant l’objet du crédit » faisait de
l’emprunteur professionnel un emprunteur non-averti581.
576 Les devoirs du banquier vis à vis de l’emprunteur sont étendus à sa caution.
577 Sur la notion de crédit excessif consenti aux particuliers, v. A. GOURIO, « Qu’est-ce qu’un crédit
excessif ? », RDBF janv. 2001, p. 55-57, qui relève que « les termes employés par les juges pour qualifier le
crédit excessif sont très proches : il s’agit d’un crédit “dépassant manifestement” les capacités de remboursement
de l’emprunteur, ou révélant une “disproportion manifeste”, “hors de proportion”, “incompatible”, “sans
rapport” avec celles-ci ». M. GOURIO précise également que le caractère excessif du crédit ne doit pas
s’apprécier au regard d’un ratio d’endettement dès lors qu’il n’a pas « la même signification pour un ménage
gagnant 12 000 francs (1 600 euros) par mois que pour celui dont le revenu s’élève à 50 000 francs (7 500
euros) ». Il préconise de retenir « le revenu résiduel après déduction de la charge d’emprunt », « la situation de
famille, l’âge, la catégorie socio-professionnelle de l’emprunteur, sa situation de propriétaire ou de locataire de
son logement », son « apport personnel » mais aussi « les manifestations extérieures de la situation de
l’emprunteur » comme le remboursement du crédit « sans incident pendant plusieurs années ».
578 Si le crédit est adapté à la situation financière de l’emprunteur, le banquier n’est tenu à aucun devoir de
mise en garde, quand bien même l’emprunteur serait non-averti. En ce sens, v. Com. 7 juillet 2009, n° 08-13536,
Bull. civ. IV, n° 92 ; JCP E 2009. 1948, note D. LEGEAIS ; Civ. 1ère, 19 nov. 2009, n° 08-13601, Bull. civ. I, n°
232.
579 A. GOURIO, « Contrôle de la Cour de cassation sur la mise en œuvre du devoir de mise en garde du
banquier au titre de l’octroi de crédit », JCP G 2008. II. 10055. Pour le niveau élevé d’endettement, v. Civ. 1ère,
26 sept. 2006, n° 04-20508 (inédit). Pour les revenus irréguliers, v. Com. 11 déc. 2007, n° 05-21234 (inédit),
JCP E 2008. 1192, note D. LEGEAIS. Sur la question des risques nés de l’octroi du crédit, v. la jurisprudence
citée par C. BOISMAIN, « L’obligation de mise en garde du banquier dispensateur de crédit », JCP 2010. 301,
n° 13 et 14.
580 Civ. 1ère, 18 fév. 2009, Bull. civ. I, n° 36 ; JCP 2009. II. 10091, note A. GOURIO ; JCP E 2009. 1364,
note S. PIEDELIEVRE ; JCP E. 2009. 1700, note D. LEGEAIS ; Com. 7 juill. 2009, n° 08-13.536, D. 2009.
2318, note J. LASSERRE-CAPDEVILLE ; RTD com. 2009. 795, obs. D. LEGEAIS.
581 Com., 11 déc. 2007, n° 05-21234 (inédit), JCP E, 2008. 1192, note D. LEGEAIS. La solution a été
confirmée par Com., 8 jan. 2008, JCP G 2008. II. 10055, note A. GOURIO et Com. 12 janvier 2010, n° 08-
141
En présence d’un emprunteur averti, le banquier n’est tenu à aucun devoir de mise en
garde. Sa responsabilité peut toutefois être engagée en cas d’asymétrie d’information, c’est-à-
dire lorsqu’il détient, sur l’opération envisagée, des informations ignorées par l’emprunteur.
La doctrine s’interroge sur le fondement de cette action en responsabilité. Elle considère que
la faute du banquier n’est pas constituée par un manquement à son devoir de mise en garde
mais par la violation d’une obligation d’information précontractuelle582.
160. Plan. Ces observations étant faites, il convient encore de s’interroger sur la portée
du devoir de mise en garde au regard de la liberté de contracter du banquier (1). Pour la
déterminer, il faut au préalable le distinguer du devoir de conseil (2).
20898 (inédit). Il ressort de l’étude de la jurisprudence que le dirigeant caution de la société emprunteuse est
souvent qualifié de caution avertie. Cette solution se justifie par le fait « qu’il a accès aux informations et qu’il
est en mesure de les analyser et d’en mesurer la portée » (D. LEGEAIS, « Notion de caution avertie », RDBF,
mars 2012, comm. 50). En revanche, lorsque le dirigeant n’est pas impliqué dans la gestion de la société
cautionnée, la jurisprudence ne retient pas la qualification de caution avertie (Com., 31 janv. 2012, n°10-24694,
inédit).
582 D. GALLOIS-COCHET, « Le banquier au cœur des risques », RLDC, 2008, n° 24.
583 Civ. 1ère, 27 juin 1995, pourvoi n° 92-19212, Bull. civ. I, n° 287 ; JCP E 1996. 11., note D. LEGEAIS;
Defrénois 30 nov. 1995, p. 1416 et s., note D. MAZEAUD ; E. SCHOLASTIQUE, « Les devoirs du banquier
dispensateur de crédit: à propos d’un arrêt de la première Chambre civile », Defrénois 1996, n° 11, p. 689 et s.
584 D. LEGEAIS, note préc., JCP E 2008. 1192.
585 Cour de cassation, communiqué relatif aux arrêts de la Chambre Mixte du 29 juin 2007,
142
Le devoir de conseil « consiste à orienter par une recommandation la décision du
cocontractant »586. Dans cette perspective, le banquier aurait dû prendre position sur la
pertinence du contrat envisagé et déconseiller l’emprunteur de persévérer dans sa demande de
crédit. Comme l’explique M. GOURIO, ce devoir est classiquement écarté en matière d’octroi
de crédit « au nom de l’obligation de non-immixtion de la banque dans les affaires de son
client et probablement aussi au regard de l’idée que l’emprunteur est certainement le mieux
placé pour apprécier à la fois l’opportunité du crédit qu’il sollicite et ses propres capacités de
remboursement »587.
Le devoir de mise en garde « se situe théoriquement en deçà du conseil. Il ne s'agit plus
d'orienter la décision de l'emprunteur, mais seulement de l'avertir des risques qu'il prend »588.
En deçà du conseil donc, mais au dessus du simple devoir d’information qui consiste à
renseigner de manière objective, et donc neutre, le cocontractant589.
thèse, préf. J. GHESTIN, LGDJ, 1991, n° 476 ; v. égal. F. TERRE, Ph. SIMLER, Y. LEQUETTE, Les
obligations, op. cit., n° 258.
590 A. GOURIO, note préc., JCP G 2007, II, 10146. Dans le même sens, v. E. BAZIN, « Le devoir du prêteur
d’éclairer l’emprunteur consommateur sur les risques encourus lors de la conclusion d’un contrat de crédit »,
RLD aff. 2007, n° 19, p. 89 et s., n° 18 ter.
143
a) Crédit aux entreprises
163. Une prise de risque normale. L’analyse de M. GOURIO entraîne ici pour
conséquence que le banquier peut octroyer un crédit excessif à une entreprise s’il l’a
correctement mise en garde. Cette conséquence est logique. En effet, le risque est l’essence
même du crédit aux entreprises. La tâche du banquier consiste à en mesurer le degré. Alors
que le risque est déjà réalisé lorsque l’entreprise est dans une situation irrémédiablement
compromise, il n’en va pas de même en présence d’une entreprise naissante ou déjà existante
et dont la situation n’est pas irrémédiablement compromise. L’existence du risque dépend de
la viabilité du projet financé. Sur ce point, il ressort de l’étude de la jurisprudence que le
banquier doit être sanctionné lorsqu’il a octroyé un crédit sans examiner au préalable le
programme prévisionnel de l’activité projetée591. En revanche, le crédit n’est pas fautif lorsque
le banquier l’a accordé en se fondant sur une « étude prévisionnelle circonstanciée préparée
par un expert comptable et commissaire aux comptes » et sur le fait que le projet s'inscrivait
dans le cadre du développement d’une commune et avait reçu le soutien de cette dernière592.
Autrement dit, l’octroi d’un crédit excessif à une entreprise traduit une prise de risque
normale dans le cadre de l’activité bancaire.
Ce raisonnement est corroboré par l’obligation de vigilance à laquelle est tenue le
banquier. De cette obligation découle celle de refuser un crédit ruineux ou qui a pour effet de
soutenir artificiellement l’entreprise alors que sa situation est irrémédiablement compromise
au jour de l’octroi du prêt593.
Dans le même sens, comme on l’a vu, lorsque l’entreprise est en difficulté, l’article L.
650-1 du Code de commerce limite la possibilité d’engager la responsabilité du banquier.
Celle-ci ne peut être retenue qu’en cas de fraude, d’immixtion ou de prise de garanties
disproportionnées aux concours accordés ; encore faut-il que le crédit soit en lui-même fautif,
comme la Cour de cassation l’a précisé dans son arrêt du 27 mars 2012594.
591 Com., 11 avril 2012, n° 10-25904, Bull. civ. IV, n° 76 : « Mais attendu, d'une part, qu'après avoir relevé
que le prêt sollicité, en avril 2002, avant toute activité de la société, pour en permettre le démarrage, avait été
accordé par la caisse sans que lui fussent présentés des éléments comptables prévisionnels, l'arrêt retient que la
caisse n'était pas en mesure d'apprécier l'adaptation de ce crédit aux capacités financières de la société; qu'en
l'état de ces appréciations faisant ressortir le comportement fautif de la caisse, la cour d'appel, sans inverser la
charge de la preuve, a pu décider que la responsabilité de cette dernière était engagée ».
592 Com., 12 juillet 2005, n° 03-11089 (inédit).
593 Sur la notion de crédit fautif, v. par ex., D. LEGEAIS, « Conditions de la responsabilité du prêteur du fait
des concours consentis à une entreprises en difficulté », JCP E. 2012. 1274. V. égal. I. URBAIN-PARLEANI,
« L’octroi abusif de crédit », RDBF nov.-déc. 2002, p. 365 et s. Pour un exemple récent, v. Com. 7 fév. 2012, n°
11-10252 (inédit).
594 Com., 27 mars 2012, n° 10-20077, Bull. civ. IV, n° 68 ; JCP E 2012. 1274, note D. LEGEAIS ; JCP E
2012. 1373, note J. STOUFFLET ; RDBF 2012. comm. 114, obs. F. CREDOT et Th. SAMIN ; D. 2012, p. 1455,
144
Le législateur et la jurisprudence ont ainsi considérablement réduit le domaine de la
responsabilité bancaire en cas d’octroi de crédit à une entreprise. Il est permis de considérer
que ces solutions encouragent le banquier à octroyer des crédits particulièrement risqués dans
cette situation. En d’autres termes, l’article L. 650-1 du Code de commerce, et son
interprétation par la Cour de cassation, constituent une invitation à prendre des risques élevés
vis-à-vis des entreprises.
164. Une prise de risque anormale. En matière de crédit aux particuliers, est-il pertinent
de considérer que l’exécution du devoir de mise en garde autorise le banquier à consentir un
crédit excessif ?595 Nous ne le pensons pas. S’agissant des particuliers, le crédit devrait être
considéré comme étant en soi fautif lorsqu’il « est déraisonnable ou s’il n’est consenti que
parce qu’il est garanti »596.
Dans un arrêt du 8 juin 1994, la première Chambre civile de la Cour de cassation a jugé
qu’un crédit est fautif lorsqu’il est octroyé en l’absence de chances sérieuses de
remboursement597. En l’espèce, la charge annuelle que représentait le crédit était supérieure
aux revenus de l’emprunteur598. Certes, cet arrêt concernait un crédit octroyé à un agriculteur
pour les besoins de son activité. Il nous semble néanmoins parfaitement transposable à
l’hypothèse d’un crédit consenti à un particulier. Dans ces conditions, un crédit accordé à un
note R. DAMMANN et A. RAPP ; Banque et droit 2012, p. 22, obs. Th. BONNEAU ; JCP G 2012. 636, note
F. BOUCARD.
595 V. sur cette question J. ATTARD, « Du champ d’application du devoir de conseil du banquier », RTD
utilisant cette formulation. Comp. D. LEGEAIS, J-Cl. Banque – crédit - bourse, 2013, fasc. 151, n° 9 et s., où
M. LEGEAIS ne distingue pas selon la nature du crédit : « Un crédit totalement excessif, sans chance sérieuse
d’être remboursé, ne peut être consenti sans engager la responsabilité de l’établissement de crédit. Un crédit ne
peut être justifié par le seul fait qu’il est garanti. Le risque ne peut être intégralement supporté par la caution. Dès
lors, dans une telle hypothèse, il est permis de considérer que l’établissement de crédit manque à son devoir de
discernement envers l’emprunteur et se rend coupable d’un dol ou d’un manquement au devoir de mise en garde
à l’égard de la caution ».
597 Civ.1ère, 8 juin 1994, Bull. civ. I, n° 206 ; JCP E 1995. II. 652, note D. LEGEAIS ; RD bancaire et bourse
1994, p. 173, obs. F. CRÉDOT et Y. GÉRARD ; RTD com. 1995, p. 170, obs. M. CABRILLAC.
598 Outre la disproportion entre le coût du crédit et les revenus de l’emprunteur, son âge avancé et l’inutilité
de l’opération financée (achat d’un tracteur alors que l’emprunteur en possédait déjà un) ont été relevés pour
qualifier le crédit de fautif.
145
particulier devrait être qualifié de fautif car déraisonnable lorsque sa « charge annuelle de
remboursement est supérieure aux revenus de l’emprunteur »599. La mise en garde de
l’emprunteur par le banquier serait insuffisante pour paralyser la mise en œuvre de la
responsabilité.
Ainsi, soit le crédit n’affecte pas la solvabilité du particulier emprunteur et il est alors
raisonnable et donc non excessif ; soit le crédit affecte la solvabilité du particulier et il doit
être considéré comme déraisonnable et donc excessif. En d’autres termes, si le caractère
excessif d’un crédit ne doit pas dissuader le banquier de consentir un crédit à une entreprise
sous réserve de la mettre en en garde, la solution inverse se justifie lorsque le crédit projeté a
pour destinataire un simple particulier. En effet, tandis que le risque inhérent au crédit à une
entreprise tient à la viabilité d’un projet et à ses perspectives de réussite, le risque inhérent à
celui qui est consenti à un particulier tient seulement à ses perspectives de remboursement.
Dans cette mesure, contrairement au crédit consenti à une entreprise, le banquier ne peut
compter sur le succès d’une activité financée pour contrebalancer le risque pris à l’origine. Il
n’a donc aucune raison de faire le moindre pari sur la solvabilité future de son emprunteur.
En définitive, nous estimons que le devoir de mise en garde n’a pas sa place en matière
de crédit aux particuliers. En présence d’un crédit excessif, le banquier devrait être tenu non
d’une obligation de mise en garde mais d’une obligation de le refuser.
Cette position trouve un renfort dans les dispositions relatives au traitement du
surendettement des particuliers et notamment l’article L. 331-7 du Code de la consommation.
Cet article prévoit que, pour déterminer les mesures de nature à lutter contre la situation de
surendettement, la Commission de surendettement doit prendre en compte « la connaissance
que pouvait avoir chacun des créanciers, lors de la conclusion des différents contrats, de la
situation d'endettement du débiteur. Elle peut également vérifier que le contrat a été consenti
avec le sérieux qu'imposent les usages professionnels ». Il faut en déduire que « le banquier
sera tenu pour responsable envers son client, simple particulier, chaque fois qu’il connaissait
sa situation très endettée, ou dès lors que la conclusion du contrat de prêt ne s’avère pas avoir
été sérieuse »600. En la matière, la création d’un fichier positif recensant l’ensemble des crédits
599 Cf. D. LEGEAIS, J-Cl. Banque – crédit - bourse, fasc. 151, n° 12.
600 R. ROUTIER, Obligations et responsabilités du banquier, op. cit., n° 321-21. En pratique cette
responsabilité peut se traduire par « des avantages concrets abandonnés à l’emprunteur surendetté » ( R.
ROUTIER, op. cit.) : imputation des paiements sur le capital ; report ou rééchelonnement des échéances ;
réduction du taux d’intérêt des échéances reportées ou rééchelonnées qui peut être inférieur au taux légal ;
effacement partiel de la dette.
146
à la consommation consentis aux particuliers devrait faciliter la preuve de la connaissance, par
la banque, de l’endettement excessif du particulier601.
165. Plan. La loi n° 2010-737 du 1er juillet 2010 portant réforme du crédit à la
consommation est venue mettre à la charge du banquier deux obligations qui ont un impact
sur se liberté de décision. Il s’agit, d’une part, de l’obligation de vérifier la solvabilité du
candidat à l’emprunt (1) et, d’autre part, du devoir de l’éclairer sur les conséquences
financières du crédit602 (2).
166. Contenu du devoir. Il convient ici de relever deux dispositions issues de la loi du
1er juillet 2010.
D’abord, l’article L. 311-9 du Code de la consommation impose désormais au banquier
de vérifier la solvabilité du demandeur de crédit à la consommation et de consulter le FICP.
Ensuite, pour les crédits conclus sur le lieu de vente ou par le moyen d’une technique de
communication à distance, l’article L. 311-10 du même code exige qu’une fiche
d’informations soit remplie par l’emprunteur. Celle-ci doit mentionner ses ressources, ses
charges ainsi que les prêts en cours qu’il a contractés. Cette fiche a pour objectif de contribuer
à l’évaluation de la dignité de crédit de l’emprunteur. Elle doit faire l’objet d’une déclaration
certifiant sur l’honneur l’exactitude des informations qui y sont mentionnées.
Véritable « condition du crédit »603, la transparence est donc en principe assurée par le
candidat à l’emprunt qui s’engage à fournir les informations nécessaires à l’étude de sa
demande. L’établissement de crédit dispose en plus d’outils de collecte et de techniques de
traitement de ces informations604.
147
167. La création du registre national des crédits aux particuliers. En la matière, la
création d’un fichier national des crédits aux particuliers par loi Hamon relative à la
consommation, adoptée le 13 février 2014 par l’Assemblée nationale, devrait constituer un
outil précieux d’évaluation de la solvabilité des particuliers605. Ce registre recense les crédits à
la consommation (art. L. 333-10-I du Code de la consommation), les incidents de paiement
liés aux crédits octroyés aux personnes physiques n’agissant pas pour des besoins
professionnels (art. L. 333-10-II du même Code) ainsi que les informations relatives aux
situations de surendettement ou aux liquidations judiciaires prononcées en application du titre
VII du Livre IV du Code de commerce (art. L. 333-10-III du même Code). Il est à noter que
les crédits immobiliers et renouvelables non utilisés ne figurent pas dans la liste des crédits
recensés par le registre. Ce non-référencement nuira de toute évidence à la précision de cette
évaluation606.
La mise en place de ce registre a été controversée : source de transparence et outil de lutte
contre le surendettement pour les uns, risque d’atteinte à la vie privée et de détournement à
des fins de prospection commerciale pour les autres607. Invitée à se prononcer sur sa
compatibilité avec le droit au respect de la vie privée, la CNIL s’y est dans un premier temps
montrée hostile. Elle s’est plus précisément opposée à la création d’un fichier central de crédit
par une société privée608. Pour la CNIL, la création de ce fichier devait relever de la
compétence du législateur et non d’une initiative privée. Le Conseil d’Etat, dans un arrêt du
30 décembre 2009, avait approuvé la délibération de la CNIL. Il avait précisé que la
possibilité d’une utilisation des données du fichier positif « à d’autres fins que celle pour
fichier positif: serpent de mer ou Léviathan», JCP G 2013. 695 ; V. LEGRAND, « La lutte contre le
surendettement dans le projet de loi “Consommation” », RDBF oct. 2013, étude 15, spéc. n° 7 et s. Il est à noter
que les Etats-Unis ont accueilli avec moins de réserve la mise en place d’un tel registre dans la mesure où
l’obtention d’un crédit – et donc son inscription dans un fichier positif – est un signe de moralité, un indice en
faveur de la dignité de crédit du candidat emprunteur (cf. F. MIGRAINE, L’euro est le seul élément fédérateur »,
Revue Banque 2001, n° 623, p. 24).
608 CNIL, Délib. n° 2007-044, 8 mars 2007. La CNIL a toutefois autorisé un échange d’informations entre
deux sociétés spécialisées dans le crédit à la consommation et appartenant à un même groupe financier. Cet
échange suppose que soit recueilli le consentement des clients par « le biais d'une clause particulière de la
demande de crédit précisant la finalité et les destinataires des échanges d'information. Dans la mesure où les
informations échangées sont couvertes par le secret bancaire, il est prévu que la clause comporte l'autorisation
explicite du client de partager des informations couvertes par le secret bancaire » (Délib. n° 2005-196, 8 sept.
2005).
148
laquelle la demande d’autorisation a été présentée, et notamment à des fins commerciales »,
portait potentiellement atteinte aux droits fondamentaux des particuliers609.
Prenant en compte les craintes formulées par la CNIL et une partie de la doctrine, le
législateur a adopté des mesures destinées à assurer la protection de la vie privée et à lutter
contre l’utilisation, à des fins de prospection commerciale, des données contenues dans le
fichier. L’article L. 333-8 du Code de la consommation prévoit que les informations
contenues dans le fichier « ne peuvent être ni consultées, ni utilisées à d’autres fins que celle
mentionnée à l’article L. 333-7, ni pour d’autres motifs que ceux mentionnés au présent
article, en particulier à des fins de prospection commerciale, sous peine des sanctions prévues
à l’article 226-21 du code pénal »610. En outre, le registre propose une restitution agrégée des
données enregistrées : « Lorsqu’un établissement consultera le fichier, il se verra donc
transmettre des informations cumulées pour l’ensemble des crédits souscrits et pas les
données propres à chaque crédit. Ainsi, les informations seraient déclarées crédit par crédit
par les prêteurs mais la Banque de France procèderait à une agrégation des données pour les
restituer sur cette base agrégée lors des consultations »611. Pour Mme AUBRY, une telle
mesure est de nature à réduire considérablement « le risque que [le] fichier porte atteinte à la
vie privée des particuliers »612.
Quoi qu’il en soit, l’article L. 333-8 du Code de la consommation prévoit que la
consultation du registre est obligatoire pour l’établissement de crédit et les établissements
mentionnés à l’article L. 333-7 « avant toute décision effective d’octroyer un crédit à la
consommation ». En cas de litige, le prêteur devra rapporter la preuve de la consultation.
L’article L. 333-18 du Code de la consommation sanctionne l’établissement ou l’organisme
qui n’a pas respecté cette obligation par la déchéance, totale ou partielle, des intérêts.
609 CE, 30 décembre 2009, n° 306173 ; CCE 2010, comm. 36, A. LEPAGE. V. égal. J. MOREL-
MAROGER, « La protection des données personnelles des clients des banques : bilan et perspectives », RDBF
mars 2011, étude 10.
610 La protection des données contenues dans le registre est renforcée par l’article L. 333-16 du code de la
consommation qui disposera que « La collecte des informations contenues dans le registre par des personnes
autres que la Banque de France, les établissements et organismes mentionnés à l’article L. 333-7, les
commissions de surendettement, les greffes des tribunaux compétents, l’Autorité de contrôle prudentiel et de
résolution et la Commission nationale de l’informatique et des libertés ainsi que les organismes gestionnaires
mentionnés au troisième alinéa de l’article L. 333-14 du présent code est punie des peines prévues à
l’article 226-18 du code pénal ».
611 Rapport du Comité, p. 58.
612 H. AUBRY, « Transparence du patrimoine et octroi de crédit », RLDA 2012, n° 68, p. 114 et.
149
résidentiel » du 31 mars 2011, la directive 2014/17 du 4 février 2014 consacre dans son article
18 une nouvelle obligation d’évaluer la solvabilité du consommateur. En effet, cette
disposition énonce dans son point 1 que les Etats membres doivent veiller « à ce que, avant de
conclure un contrat de crédit, le prêteur procède à une évaluation rigoureuse de la solvabilité
du consommateur. Cette évaluation prend en compte, de manière appropriée, les facteurs
pertinents permettant de vérifier la probabilité que le consommateur remplisse ses obligations
aux termes du contrat de crédit ». En outre, le point 3 précise que « l’évaluation de la
solvabilité ne s’appuie pas essentiellement sur le fait que la valeur du bien immobilier à usage
résidentiel est supérieur au montant du crédit ou sur l’hypothèse que [ce bien] verra sa valeur
augmenter, à moins que le contrat de crédit ne soit destiné à la construction ou à la rénovation
du bien immobilier à usage résidentiel ».
169. Identification. Le devoir d’éclairer l’emprunteur (issu de la loi précitée du 1er juillet
2010) peut être analysé comme un prolongement du devoir jurisprudentiel de mise de mise en
garde614.
L’article L. 311-8 du Code de la consommation impose d’abord au prêteur de fournir à
l’emprunteur les explications lui permettant de déterminer si le crédit demandé est adapté à sa
situation financière.
Ensuite, cet article exige du prêteur qu’il attire l’attention de l’emprunteur « sur les
150
conséquences que le crédit peut avoir sur sa situation financière, notamment en cas de défaut
de paiement ».
151
mise en garde, est un devoir de conseil qui, en cas de crédit inadapté, pourrait entraîner
l’obligation de dissuader l’emprunteur et donc de refuser le crédit616.
Pour notre part, nous considérons que si la loi du 1er juillet 2010 a effectivement consacré
un devoir de refuser le crédit, celui-ci ne trouve pas son fondement dans le devoir
d’explication. Il se manifeste en amont, lors de la vérification de la solvabilité de
l’emprunteur617. En effet, c’est à l’issue de la vérification de la solvabilité de l’emprunteur que
le prêteur sera en mesure d’apprécier la pertinence de la demande de crédit et, en cas
d’acceptation de cette demande, de fournir à l’emprunteur les explications lui permettant de
déterminer l’adéquation du crédit à ses besoins ainsi que son impact sur sa situation
financière.
616 En ce sens, v. F.-J. CREDOT et Th. SAMIN, « L’obligation de mise en garde est-elle compatible avec le
crédit responsable ? », RDBF, nov. 2010, comm. 203.
617 Cf. supra n° 166 et s. et 183 et s.
152
SOUS – SECTION II : LE CONTRÔLE DU REFUS D’OCTROYER UN
CRÉDIT
172. Plan. La légitimité du refus de crédit est limitée par l’interdiction des
discriminations (§ I), l’intervention du médiateur du crédit (§ II) et l’obligation du banquier
d’expliquer les résultats de la notation (§ III).
618 J.P. DESIDERI, « Les discrimination dans le choix de son cocontractant », Droit et patrimoine, n° 60,
éd. La découverte, coll. Recherches, 2003, p. 17. L’auteur ajoute que « la liberté du propriétaire, la liberté de
l’employeur, la liberté du prestataire de services [sont] autant d’expressions du principe civiliste de la liberté
contractuelle qui inclut la faculté de traiter différemment, et même de façon inégale, en vertu de critères qu’ils
déterminent librement, les individus avec lesquels ils s’engagent dans les relations contractuelles » (p. 17).
620 D. LOCHAK, « Réflexions sur la notion de discrimination », Droit social 1987, p. 778.
621 Art. 225-1 à 225-3 du Code pénal (pour les discriminations commises par un particulier) et 432-7 du
même code (pour les discriminations commises par un dépositaire de l’autorité publique).
622 Art. L .1142-1 et L. 2141-5 du Code du travail.
153
La loi distingue les discriminations directes et indirectes. La discrimination est directe
lorsque « la situation dans laquelle, sur le fondement de son appartenance, vraie ou supposée,
à une ethnie ou une race, sa religion, ses convictions, son âge, son handicap, son orientation
sexuelle ou son sexe, une personne est traitée de manière moins favorable qu’une autre ne
l’est, ne l’a été ou ne l’aura été dans une situation comparable »623. La discrimination indirecte
est « une disposition, un critère ou une pratique neutre en apparence, mais susceptible
d’entraîner, pour l’un des motifs mentionnés au premier alinéa, un désavantage particulier
pour les personnes par rapport à d’autres personnes, à moins que cette disposition, ce critère
ou cette pratique ne soit objectivement justifié par un but légitime et que les moyens pour
réaliser ce but soient strictement nécessaires et appropriés »624. En matière d’accès aux biens et
services, sont seules interdites la prise en compte de l’origine ethnique, de la race ou du sexe.
154
incidence sur le principe d’égale valeur en droit des individus, le droit antidiscriminatoire
estime au contraire que seule la lutte contre les inégalités réelles peut donner une effectivité
au principe d’égale valeur des individus. C’est pourquoi, en ayant pour objectif de lutter
contre l’exclusion – ou encore d’ « assurer une égalité sociale réelle »629 -, les mesures anti-
discriminations incitent à remettre en cause le postulat libéral qui sous-tend la formation des
contrats : à partir du moment où le contrat n’est plus le lieu d’une rencontre entre personnes
égales et autonomes, rien ne justifie que la liberté contractuelle soit conçue comme une liberté
absolue et donc incontrôlable. Il en va ainsi de la liberté de contracter en général ou de celle
du banquier en particulier.
155
En théorie, l’impact des recours ouverts en cas de discrimination directe sur la liberté du
banquier d’octroyer ou non un crédit est significatif. Le Défenseur des droits, ainsi que les
juges civil et pénal, sont fondés à contrôler la décision du banquier de refuser un crédit afin de
s’assurer qu’il n’a commis aucune discrimination ; surtout l’établissement de crédit peut être
radié ou condamné à verser une très lourde indemnité.
Mais en pratique, cet impact demeure réduit à ce jour633. En effet, à l’exception de la
rupture du crédit consenti à une entreprise, le banquier n’est pas soumis à l’obligation de
motiver sa décision de refus ou de rupture de crédit634. Ainsi, à supposer que le fondement de
son choix soit un des critères de discrimination prohibés, la preuve sera bien difficile à
rapporter635. Cette difficulté sera considérable en matière pénale puisqu’il revient au ministère
public de prouver l’existence de la discrimination. Elle sera moindre en matière civile car, en
vertu de l’article 4, alinéa 1er, de la loi n° 2008-486 du 27 mai 2008, « il appartient à la partie
défenderesse [au vu des éléments présentés par la personne qui s’estime victime d’un
discrimination] de prouver que la mesure en cause est justifiée par des éléments objectifs
étrangers à toute discrimination ».
Si l’on s’intéresse à présent aux discriminations indirectes, il faut noter que l’article 1er,
al. 2, L. du 27 mai 2008, dispose qu’elles sont admissibles lorsqu’elles sont objectivement
justifiées par un but légitime et que les moyens de réaliser ce but sont nécessaires et
appropriés. Or, comme on l’a relevé, « les nombreuses exigences afférentes à l’activité
bancaire en matière de crédit ne suffiraient-elles pas à justifier des pratiques dont les
conséquences sont, dans les faits, discriminatoires ? »636. On songe notamment à l’obligation
de respecter les ratios et à la nécessité de maîtriser le risque de crédit. En pratique donc, il
semblerait que la nature même du contrat de crédit offre de grandes latitudes au banquier pour
refuser d’octroyer un crédit.
633 Plusieurs travaux ont mis en évidence le faible recours au droit antidiscriminatoire par les victimes. V. par
ex. M. EBERHARD, « De l’expérience du racisme à sa reconnaissance comme discrimination. Stratégies
discursives et conflits d’interprétation », Sociologie, 2010/4, p. 479 ; L.-B. NIELSEN et R.-L. NELSON,
« Scalling the Pyramid : A Sociolegal Model of Employment Discrimination Litigation », in L.-B. NIELSEN et
R.-L. NELSON eds, Handbook of Employment Discrimination Research, New Ork, Srpinger, 2005, p. 30 et s. ;
L.-D. BOBO et J.-H. SUH, « Surveying Racial Discrimination : Analyses from a Multiethnic Labor Market », in
M.-L. OLIVER, L.-D. BOBO, J.-H. JOHNSON, A. VALENZUELA eds, Prismatic Metropolis : Inequality in
Los Angeles, New York, Russel Sage Foundation, 2000, p. 529 et s.
634 V. infra, n° 176 et s. (médiation du crédit), 190 (obligation de motiver la rupture ou réduction de crédit) et
crédit face au risque de discrimination », in Le crédit: aspects juridiques et économiques, dir. J. LASSERRE-
CAPDEVILLE, Dalloz, 2012, n° 20, p. 65.
636 J. LASSERRE CAPDEVILLE et L. MOUREY, art. préc., n° 24, p. 66.
156
La liberté du banquier pourrait être plus sévèrement remise en cause si des politiques de
discrimination positive venaient à être adoptées. Ces politiques « consistent à traiter
différemment ceux qui sont différents, avec la volonté de donner davantage à ceux qui, en
raison de leur différence, ont le plus besoin de voir compenser les injustices dont ils sont
collectivement l’objet »637. Leur objectif est donc de lutter contre les inégalités réelles en
favorisant l’accès des individus concernés à différentes activités sociales638.
637 A. RENAUT, Egalité et discriminations. Un essai de philosophie politique appliquée, éd. Seuil, coll. La
l’outil sociologique », Politix. Revue des sciences sociales du politique, 2011, n° 94 (Discrimination et droit), p.
15.
639 Sur ce point, v. par ex. Ch. JARROSSON, « La médiation et la conciliation : essai de présentation », Dr.
et patrimoine, déc. 1999, p. 38 ; v. égal. J.-P. TRICOIT, « La nature juridique du médiateur du crédit », Gaz.
Pal. 6 mars 2010, n°65, p. 15.
640 V° Médiation, Vocabulaire juridique, dir. G. CORNU, op. cit. Monsieur CADIET insiste sur la nécessité
de distinguer la notion de conflit de celle de litige : « la notion de conflit a vocation à englober la notion de litige
en ce sens que le litige est un conflit juridiquement relevant, c’est-à-dire un conflit susceptible de faire l’objet
d’une solution juridique, par application des règles de droit. Autrement dit tout conflit n’est pas un litige » (L.
CADIET, « Des modes alternatifs de règlement des conflits en général à la médiation en particulier », La
médiation, Dalloz, 2009, p. 14).
641 J.-Ph. TRICOIT, « La nature juridique du médiateur du crédit », art. préc., p. 15. Sur ce point, v. J.-F.
SIX, Les médiateurs, éd. Le cavalier bleu, p. 74 ; J.-F. SIX et V. MUSSAUD, Médiation, éd. Seuil, p. 28 ; G.
HOFNUNG, La médiation, PUF, coll. Que sais-je ?, p. 71.
642 J.-P. BONAFE-SCHMITT, « La médiation : du droit imposé au droit négocié ? », Droit négocié, droit
imposé, dir. P. GERARD, F. OST et M. VAN DE KERCHOVE, Bruxelles, Publication des Facultés
universitaires Saint-Louis, 1996, p. 428.
643 Pour une présentation détaillée de la médiation du crédit aux entreprises, v. Crise du crédit et entreprises,
Partie 5, « La médiation du crédit aux entreprises », dir. J.-L. VALLENS, Lamy Axe droit, p. 231 et s.
157
le président de la République, dans une lettre de mission du 23 octobre 2008. Un accord de
place en date du 27 juillet 2009 est ensuite venu organiser et pérenniser l’institution644. Un
nouvel accord lui a succédé le 6 avril 2011645. Nonobstant les critiques que sa méthode de
création a entrainées646, le modèle français de la médiation du crédit a influencé plusieurs pays
et notamment la Belgique, le Royaume-Unis et l’Allemagne, qui se sont dotés d’une
institution présentant de grandes similitudes647.
La participation du médiateur du crédit à la création ou au maintien du lien social est
significative. M. MOLFESSIS a ainsi écrit que le médiateur « doit être le gardien, à l'échelle
nationale, de ce “pacte moral” évoqué par le président de la République, passé entre la
collectivité nationale et les établissements de crédit pour assurer la continuité des offres de
crédit à des taux compétitifs »648.
Instaurée en pleine crise financière, cette institution a en effet pour objectif de créer un
climat de négociation entres les établissements de crédit et les entreprises qui n’ont pas obtenu
le crédit souhaité ou subissent une interruption de leurs crédits649. Le chef d’entreprise est seul
compétent pour saisir le médiateur. Il peut toutefois être accompagné dans cette démarche par
des tiers de confiance (parmi lesquels les chambres de commerce et de l’industrie, les
chambres des métiers ou encore l’UNAPL)650.
644 Sur ce point, v. notamment, X. DELPECH, « Un cadre juridique pour la médiation du crédit », D. 2009,
p. 1948 ; B. MOREAU, « La médiation du crédit aux entreprises dans les grandes lignes », Gaz. Pal. 6 mars
2010, n° 65, p. 9. Sur la notion d’accord de place, v. Th. BONNEAU, « De la notion de place dans les textes
législatifs contemporains », Mélanges AEDBF-France, II, Banque éditeur, 1999, p. 83 et s.
645 Cet accord a élargi les obligations du banquier en encourageant le maintien des crédits. C’est ainsi que
l’article 14 de l’accord prévoit que « les établissements de crédit s’engagent à continuer à accompagner avec
fidélité leurs entreprises clientes dans leur activité, sans réduction de l’enveloppe globale des encours pour
chacune d’entre elles, également sans augmentation des garanties sauf situation exceptionnelle le justifiant et
seulement après envisagé avec l’entreprise toutes les solutions possibles permettant, par une restructuration de la
dette si nécessaire, la poursuite du soutien bancaire ».
646 M. DELPECH a contesté la qualification d’accord de place donnée à l’accord signé le 27 juillet 2009 en
rappelant que « juridiquement, un accord de place s’analyse en un contrat collectif, signé par deux organismes
professionnels ; et qui engage les membres qu’ils représentent. Or, si la Fédération bancaire française, qui
constitue l’un des signataires de l’accord, présente cette caractéristique, il n’existe aucun organisme de ce type
en ce qui concerne les entreprises (non financières) qui sont les bénéficiaires du dispositif de médiation » (X.
DELPECH, « Un cadre juridique pour la médiation du crédit », D. 2009, p. 1948).
647 Sur ce point, v. N. JACQUET, « Médiation du crédit aux entreprises : quel bilan ? », Gaz. Pal. 6 mars
entreprises et les établissements de crédit et de recommander des solutions en cas de difficultés pour l’obtention
ou le maintien de crédits ou de garanties. Il peut également, en cas de difficulté en matière de crédit
interentreprises, faciliter le dialogue entre ces entreprises et les assureurs-crédits ou les sociétés d’affacturage et
recommander des solutions ».
650 Art. 3 de l’accord de place.
158
177. Impact de la médiation sur la liberté de décision du banquier. Le médiateur du
crédit n’a pas le pouvoir d’obliger une banque à consentir ou maintenir son crédit. Pour
autant, l’article 16 de l’accord prévoit que, « dès lors qu’une entreprise saisit la médiation du
crédit aux entreprises et que celle-ci considère la demande recevable, l’établissement de crédit
concerné (…) doit participer au processus de médiation et fera son possible pour lui donner
une issue favorable (...). S’il refuse de suivre partiellement ou totalement la recommandation
du médiateur, il doit lui exposer les raisons de son refus (…) ».
651 Cet article a surtout été analysé par la doctrine comme une manifestation de l’impossibilité de poursuivre,
sur le fondement du soutien abusif, le banquier qui accepterait d’octroyer un crédit à l’issue de la médiation (v.
en ce sens D. LEGEAIS, art. préc., RTD com. 2009, p. 186 ; J. LASSERRE-CAPDEVILLE, « Médiation du
crédit et soutien abusif », Gaz. Pal. 6 mars 2010, n° 65, p. 23). Cette analyse est confortée par la lecture de
l’article 23 de l’accord de place du 27 juillet 2009 qui prévoit que « sauf cas exceptionnels qui impliquerait un
risque anormal pour l’établissement, les établissements de crédit s’interdisent d’utiliser, dans leur discussion
avec la Médiation du crédit, la notion de soutien abusif pour refuser de financer une entreprise ». Comme le
relève M. LASSERRE-CAPDEVILE, « si les banquiers ne peuvent pas, pour refuser les propositions du
médiateur, invoquer le soutien abusif, ce n’est pas pour que celui-ci soit retenu à leur encontre dans un second
temps par les magistrats » (J. LASSERRE-CAPDEVILLE, « Médiation du crédit et soutien abusif », Gaz. Pal. 6
mars 2010, n° 65, p. 23). Contra F.-J. CREDOT et Th. SAMIN, RDBF janv.-fév. 2009, p. 49 : « en cas de
poursuite pour soutien abusif, les banques ne devraient pas pouvoir se prévaloir d’une pression du médiateur
159
Le médiateur a donc pour rôle d’étudier le dossier déposé par l’entreprise confrontée au
refus et, lorsqu’il juge le dossier recevable, c’est-à-dire exempt d’un risque anormal, de
convaincre la banque d’octroyer le crédit litigieux.
En d’autres termes, si l’article 9 ne reconnaît pas formellement un droit au crédit, il
consacre le droit du demandeur de voir sa demande reconsidérée par la banque lorsque le
médiateur estime qu’elle était fondée.
En cas de litige, le juge, saisi d’une demande tendant à contester le refus de crédit,
appréhendera le dossier avec une certitude : la demande de crédit est a priori justifiée
puisqu’elle aura été appuyée par le médiateur du crédit. Sa tâche consistera alors à déterminer
si l’établissement de crédit peut opposer à l’analyse du médiateur des raisons valables de
refuser le crédit ou, au contraire, s’il a commis une faute en ne suivant pas sa
recommandation652. En tout état de cause, l’intervention du médiateur du crédit accrédite
l’idée qu’un refus de crédit peut être abusif lorsqu’il n’est fondé sur aucun intérêt légitime.
pour échapper à une éventuelle condamnation ». Les auteurs justifient leur position en se référant à l’arrêt du
Tribunal des conflits du 23 janvier 1989 « SCOPD Manufacture » (Banque 1989, n° 494, p. 558, note J.-L.
RIVES-LANGE) qui avait rejeté la responsabilité de l’Etat, dans le cadre d’une action en comblement de passif,
considérant qu’il n’était pas contractuellement lié avec les créanciers de l’entreprise. Nous ne partageons pas
cette analyse et considérons que le fait que la banque ne soit pas contractuellement liée au Médiateur n’exclut
pas qu’elle puisse invoquer ses recommandations pour échapper au grief tiré du soutien abusif. On peut imaginer
que le recours à la médiation entraîne une présomption d’absence de soutien abusif.
652 V. en ce sens, D. LEGEAIS, « Droit au crédit. Portée des engagements souscrits par les banques pour
remédier à la crise du crédit. Rôle du médiateur. De l’existence d’un droit au crédit », RTD com. 2009, p. 186 :
« Un recours au médiateur est déjà prévu qui peut préfigurer un recours au juge. Les établissements de crédit
doivent ainsi être en mesure de se justifier, ce qui peut éventuellement permettre un contrôle de motivation de la
décision ». V. égal. J. LASSERRE-CAPDEVILLE et L. MOUREY, « Le banquier dispensateur de crédit face au
risque de discrimination », op. cit., n° 14 : « Le banquier ne pourra, semble-t-il, refuser de suivre les
recommandations du médiateur que s’il dispose de « bonnes raisons ». En conséquence, sa responsabilité
pourrait être engagée lorsque les raisons qu’il avance son jugées insuffisantes » ; J. LASSERRE-CAPDEVILLE,
Gaz. Pal. 6 mars 2010, n° 65, p. 19, n° 11.
160
L’impact de cette disposition est considérable. Comme le relève M. LEGEAIS, le devoir
d’explication « va conduire les banques à adopter des méthodes objectives pour fixer [les
notations] et les communiquer. Il n’y aura plus de place pour des appréciations subjectives
reflétant de prétendues opinions de place »653. A travers ce nouveau dispositif, le législateur
reconnaît en outre qu’il est possible d’extérioriser les raisons conduisant le banquier à
octroyer ou refuser un crédit, quand bien même celui-ci serait basé sur la confiance.
Cette objectivation de la relation bancaire traduit donc une volonté d’apporter plus de
transparence dans l’accès au crédit654. En effet, le banquier peut désormais être contraint de
déchiffrer les résultats du score afin d’éclairer le client sur les raisons ayant conduit à son
obtention. Cette obligation d’explication n’enlève pour autant pas au contrat de crédit son
caractère intuitu personae. Comme l’écrit M. MATHEY, « l’intuitus personae n’est pas
l’arbitraire mais l’expression de la confiance »655. Si le banquier prend en considération les
qualités du candidat à l’emprunt, il doit simplement être en mesure de les identifier avec
précision afin de rendre compréhensible sa décision de refuser un crédit.
améliorer le fonctionnement des marchés financiers (à propos de la loi n° 2009-1255 du 19 oct. 2009) », RTD
com 2009, p. 791. Dans le même sens, M. MATHEY considère que cette loi du 19 octobre 2009 contraint les
banquiers à justifier leur décision sur la base d’éléments objectifs seulement. Il explique que « le banquier
peinera à faire entendre au juge qu’il n’a pas, ou plus, confiance en son client parce qu’il ne lui fait pas, ou plus,
confiance ». Il en déduit que « les établissements de crédit vont devoir établir des grilles d’analyse objectives
dans leurs procédures de notation et dans la prise de décision de rompre un concours. L’intuitu personae s’en
trouvera réduit ou tout au moins objectivé » (N. MATHEY, « Vers une remise en cause de la liberté du banquier
en matière de crédit ? », JCP E 2010. 1550).
654 V. N. MATHEY, « Par delà le contrat mais au-delà du contrat. Le particularisme de la relation bancaire
au fondement d'un nouveau droit commun », Les concepts émergents en droit des affaires, dir. E. LE DOLLEY,
LGDJ, 2010, n° 15. L’auteur parle d’une remise en cause du principe séculaire du caractère discrétionnaire du
crédit.
655 N. MATHEY, « Par delà le contrat mais au-delà du contrat. Le particularisme de la relation bancaire au
161
inexacte) »656 et non à un contrôle de la légitimité de cette raison. Le caractère restreint du
contrôle se justifierait par la subjectivité inhérente à la détermination du risque de crédit,
laquelle implique une liberté totale d’appréciation657. Dans le même sens, on a soutenu que
l’article L. 313-12-1 du CMF « n’impose pas, en réalité, une véritable justification quant au
choix du banquier mais uniquement une explication relative au scoring »658.
On peut au contraire soutenir, avec MM. LEGEAIS et MATHEY, que l’obligation
d’explication doit non seulement entrainer un contrôle de l’existence des motifs invoqués
mais aussi de leur pertinence » et de leur légitimité659. En ce sens, il faut remarquer que le
contrôle de l’existence des motifs invoqués par la banque suppose nécessairement une
appréciation de leur validité, sauf à priver la mission du juge de tout intérêt. En d’autres
termes, la limitation de l’intervention du juge à la seule vérification de l’existence et de la
réalité d’un motif, sans appréciation de sa pertinence, c’est-à-dire de son rapport causal avec
la décision du banquier, pourrait avoir comme effet d’entériner des décisions fondées sur des
motifs vrais mais manifestement non pertinents. Le juge pourrait être ainsi contraint de
valider de façon automatique et irréfléchie une explication reposant sur un élément, certes
conforme à la réalité, mais objectivement impropre à justifier la décision, ce qui ne paraît pas
acceptable.
181. Plan. L’étude du droit positif a montré que la décision du banquier d’octroyer ou
non un crédit est exempte de discrétionnarité. Le banquier doit expliquer le résultat du credit-
scoring, vérifier la solvabilité du particulier-emprunteur ou encore alerter son client des
dangers du crédit. Ces devoirs s’expliquent par l’objet même du contrat : le crédit. Le crédit
est un outil à la fois nécessaire et dangereux. Or, la prise en considération de ces deux
caractéristiques a vocation à entraîner un élargissement du contrôle de la décision de
656 F.-J. CREDOT et Th. SAMIN, « Réduction ou interruption des crédits et motivation de la décision »,
RDBF 2004, n° 4, p. 115.
657 « C’est qu’en effet, l’appréciation d’un risque de crédit comporte une part de subjectivité liée à la
confiance qui le sous-tend et qui justifie qu’elle relève de celui-là même qui l’encourt en termes d’insolvabilité
du crédité ou d’immobilisation de sa créance. Le contrôle du juge se bornera à l’existence et à la réalité des
motifs. Il ne portera pas sur leur pertinence, car cela relèverait de la justification du motif, laquelle suppose un
jugement de valeur » (F.-J. CREDOT et Th. SAMIN, « Réduction ou interruption des crédits et motivation de la
décision », RDBF 2004, n° 4, p. 115).
658 J. LASSERRE-CAPDEVILLE et L. MOUREY, « Le banquier dispensateur de crédit face au risque de
discrimination », op. cit., n°13, p. 62. Dans le même sens, v. « La médiation du crédit aux entreprises », Crise du
crédit et entreprises: la réponse du droit, dir. J.-L. VALLENS, Lamy, n° 317, p. 227.
659 Cf. D. LEGEAIS, art. préc., RTD com 2009, p. 791 ; N. MATHEY, « Vers une remise en cause de la
162
contracter du banquier. La dangerosité du crédit doit conduire à reconnaître un devoir de
conseil à la charge du banquier (sous-section I). Sa nécessité impose de consacrer une
obligation de motiver le refus de crédit (sous-section II).
182. Plan. Le devoir de conseil, par opposition à la simple mise en garde, doit se traduire
par une obligation de refuser le crédit excessif. On envisagera son domaine (§ I), avant de voir
qu’il s’inscrirait dans un contexte qui lui est d’ores et déjà favorable (§II).
§ - I. DOMAINE
183. Distinction. Lorsque nous avons étudié le devoir de mise en garde du banquier,
nous avons soutenu que l’existence d’un risque élevé ne doit pas dissuader le banquier de
consentir un crédit à une entreprise, notamment lorsqu’il s’agit d’un « crédit de
démarrage »660. Le crédit aux entreprises a pour essence le risque et trouve sa justification
dans l’espoir de succès suscité par l’activité projetée661. Dans cette mesure, un crédit excessif
n’est pas en soi fautif. Nous avions en revanche laissé entendre que cette solution n’était pas
satisfaisante lorsque le crédit est consenti à un particulier.
En la matière, le risque élevé n’a pas comme contrepartie l’espoir d’un succès dans une
entreprise financée. En tout état de cause, le remboursement du crédit ne sera pas alimenté par
une activité qu’il aura permis de développer.
On s’explique ainsi que M. MAZEAUD se soit montré favorable à la reconnaissance
d’un devoir de conseil du banquier en présence d’une demande de crédit excessif par un
emprunteur non-averti. Ce devoir, entendu comme celui de déconseiller et de refuser le crédit
excessif, aurait l’avantage de rendre cohérent le droit de l’endettement et d’apporter « un
surplus de vigueur au traitement préventif du surendettement »662.
660 L’expression est empruntée à D. LEGEAIS, J-Cl. Commercial, fasc. 346 préc., n° 17.
661 Cette justification ressort clairement de l’arrêt préc. du 12 juillet 2005 rendu par la Chambre commerciale.
Dans cette décision, la Haute juridiction a exclu la faute des banques du fait de l’octroi de crédits en considérant
que, au regard des éléments prévisionnels fournis et de l’appui de la commune, les banques pouvaient
« raisonnablement escompter le succès de l’entreprise ». C’est donc l’existence d’un espoir raisonnable de
succès du projet censé, à terme, rembourser le crédit, qui justifie le risque pris par la banque et son absence de
faute.
662 D. MAZEAUD, Defrénois, 30 nov. 1995, n° 22, p. 1416 et s. V. également J. ATTARD, « Du champ
d’application du devoir de conseil du banquier », RTD com. 2011, n° 1, p. 11 pour qui le devoir de conseil
163
Il est vrai que l’on pourrait objecter que la reconnaissance d’un tel devoir inciterait le
banquier à faire preuve de frilosité dans la distribution de crédit. Mme VINEY a écrit en ce
sens que cette solution risquerait de se retourner « contre les personnes qui, précisément en
raison de la modicité de leurs ressources, ont le plus besoin de crédit »663.
Cet argument est discutable. Nous considérons pour notre part que le problème de la
précarité, légitimement soulevé par l’auteur, ne saurait avoir pour remède l’accès au crédit.
Celui-ci ne doit pas en constituer un palliatif, sous peine d’entraîner l’emprunteur dans la
spirale du surendettement. En d’autres termes, si la lutte contre la pauvreté peut et même doit
passer par l’accès au crédit lorsque ce dernier vise à encourager l’entreprise, elle doit
emprunter d’autres chemins lorsque l’objectif poursuivi n’est pas le développement de
l’activité humaine mais l’amélioration des conditions de vie. La reconnaissance d’un devoir
de refuser le crédit lorsque celui-ci est excessif, c’est-à-dire inadapté aux capacités financières
des particuliers, trouve nécessairement sa raison d’être dans la nécessité de prévenir le
surendettement.
Il faut remarquer qu’elle aurait en outre une conséquence importante sur la nature du
contrat de crédit. Tandis que le crédit consenti à une entreprise implique nécessairement une
prise de risque sur l’activité financée et recèle de ce fait un aléa, le crédit consenti à un
particulier exclurait par principe l’aléa en limitant au maximum le risque de défaillance de
l’emprunteur. Pour davantage de clarté, on pourrait envisager de ne plus parler de contrat de
crédit mais de facilité de paiement.
§ - II. CONTEXTE
protège l’intérêt général car « il permet, dans une période de crise, à la fois de prévenir des situations de
surendettement et de rétablir la confiance des acteurs économiques, qu’ils soient entrepreneurs, investisseurs ou
consommateurs ».
663 G. VINEY, « Le devoir de mise en garde du banquier dispensateur de crédit », RDC 2007/2, p. 300.
164
qu’une autre664.
Ensuite, le devoir de conseil constituerait le prolongement logique du devoir de vérifier la
solvabilité de l’emprunteur, instauré par la loi du 1er juillet 2010665. Quel pourrait en être
l’intérêt sinon d’inciter le banquier à refuser le crédit en cas d’insolvabilité, que celle-ci soit
antérieure à la demande de crédit ou virtuellement créée par cette dernière666? D’ailleurs, le
projet (n° 364) qui a précédé l’adoption de la loi du 1er juillet 2010 portant réforme du crédit à
la consommation avait qualifié le devoir de vérifier la solvabilité de l’emprunteur de « garde-
fou à l’entrée dans le crédit ».
185. Le fichier positif. Dans le même sens, le devoir de conseil donnerait tout son sens à
la création du registre national des crédits aux particuliers. En effet, « dès lors que l’on crée
un fichier qui recense les encours, on donne au prêteur les moyens de connaître au moins
l’endettement actif de l’emprunteur »667.
S’agissant de la sanction d’un manquement du banquier à son obligation de consulter le
registre, une distinction devrait s’imposer. L’article L. 333-18 du Code de la consommation
prévoit la déchéance totale ou partielle des intérêts. Cette sanction est appropriée lorsque le
crédit octroyé n’est pas excessif. En revanche, dans le cas inverse, elle paraît insuffisante.
Dans une telle hypothèse, il est permis de considérer que la responsabilité du banquier devrait
être engagée s’il consent un crédit « alors que la consultation du registre lui aurait permis de
déceler un risque d'endettement excessif »668. Concrètement, le banquier pourrait être privé,
totalement ou partiellement, du droit d’obtenir le remboursement du prêt669.
664 Sur ces deux hypothèses, v. D. LEGEAIS, « Responsabilité du banquier fournisseur de crédit », J-cl.
2012. 1052, n° 8, pour qui « l’obligation de vérifier la solvabilité du client comporte inévitablement un tel
devoir. En effet, de manière rétrospective, le juge pourra facilement retenir une violation de l’obligation de
vérification à partir du moment où le risque d’endettement se sera réalisé, reprochant ainsi au banquier le fait de
ne pas s’être abstenu ».
667 V. LEGRAND, « La lutte contre le surendettement dans le projet de la loi “Consommation” », RDBF oct.
165
mettait à la charge du prêteur une obligation de refuser le prêt si l’évaluation de la solvabilité
d’un consommateur établissait que ses perspectives de remboursement étaient négatives sur la
durée du contrat de crédit. Cette proposition a donné lieu à une directive 2014/17 du 4 février
2014 sur les contrats de crédit aux consommateurs relatifs aux biens immobiliers à usage
résidentiel.
Son article 18 traite de l’obligation d’évaluer la solvabilité du consommateur et, plus
précisément, le point 5 a) dispose que les Etats membres doivent veiller à ce que « le prêteur
accorde uniquement le crédit au consommateur si le résultat de l’évaluation de la solvabilité
indique que les obligations découlant du contrat de crédit seront vraisemblablement
respectées conformément à ce qui est prévu par ledit contrat ».
Si la directive ne vise que les crédits immobiliers, elle montre bien que la pertinence d’un
devoir de refuser le prêt aux particuliers lorsqu’il existe un risque de non-remboursement.
187. Plan. Nous avons vu que la décision du banquier d’octroyer ou de refuser un crédit
est contrôlée. Ce contrôle s’explique par la nature du crédit, lequel est aussi dangereux que
nécessaire. Si l’on s’en tient au refus de crédit, il apparaît toutefois que le contrôle demeure
limité. Le devoir d’expliquer les résultats du score à l’entreprise qui en fait la demande ne
confère pas explicitement au juge le pouvoir d’évaluer la pertinence du refus. Quant à
l’intervention du médiateur du crédit, son efficacité demeure soumise à la bonne volonté du
banquier. Dans ces conditions, il serait opportun de reconnaître une obligation de motiver le
refus de crédit. La motivation peut se définir comme « un discours rhétorique destiné à
convaincre de la rationalité d’une décision générale ou particulière, par la présentation
organisée de l’ensemble des considérations qui, selon son auteur, commandent qu’il prenne
telle option. Elle est donc un phénomène éminemment social : justification, explication,
défense ou promotion d’un acte, elle participe des relations que son auteur établit avec autrui
relativement à cet acte »671.
compte de l’intérêt de l’autre partie », RDC 2004/2, p. 579 et s., n° 1. M. AYNÈS retient une analyse différente
de la motivation puisqu’il considère qu’elle doit être distinguée de la justification. Pour l’auteur, la motivation
consiste simplement à « communiquer les causes de la décision », alors que la justification va plus loin
166
Nous verrons que la consécration d’une obligation de motiver le refus de crédit est tout à
fait envisageable (§ II). En effet, il ne s’agirait que d’extrapoler une solution qui existe déjà en
droit des contrats (§ I).
188. Plan. La motivation reflète une exigence de transparence qui n’est pas nouvelle en
droit privé. En ce sens, les obligations d’information précontractuelles et contractuelles sont
désormais bien établies672. Quant à l’obligation de motivation, elle est une création
relativement récente673. Il s’agit d’imposer à la partie qui décide de mettre fin à une relation
contractuelle, indépendamment de toute inexécution imputable à son cocontractant,
d’indiquer les motifs qui fondent sa décision. On recensera d’abord les applications de
puisqu’elle consiste à porter « un jugement sur la relation entre l’acte et sa cause : cette relation est ou non
conforme au droit, à la justice, à la raison ou à l’équité » (L. AYNÈS, « Motivation et justification », RDC
2004/2, p. 555). Nous considérons pour notre part que la justification est une composante de la motivation. Le
Petit Robert 2011 la définit comme la « Relation d’un acte aux motifs qui l’expliquent ou le justifient » (V°
Motivation, 1. Philos, p. 1642). Le verbe « motiver » signifie « justifier par des motifs » (V° Motiver, 1.
(personnes), p. 1641). La distinction établie par M. AYNÈS entre motivation et justification est d’autant plus
surprenante lorsque l’on prend connaissance des vertus qu’il prête à la motivation. Selon lui, la motivation
permet à son destinataire de comprendre les raisons de la décision, « d’en percevoir la rationalité (…), c’est-à-
dire de l’accepter intellectuellement – et de mesurer quelle résistance il peut lui opposer ». Du côté de l’auteur de
la motivation, « elle évite l’impulsion, l’obligeant à formuler, c’est-à-dire à poser devant lui, à rendre objectives,
partant à juger, les causes de sa décision » (L. AYNÈS, art. préc., p. 555). On retrouve dans les vertus de la
motivation la notion de jugement que l’auteur associe plus haut à la justification.
672 Sur ce point, v. N. VIGNAL, La transparence en droit privé des contrats (Approche critique de
l’exigence), thèse, préf. J. MESTRE, PUAM, 1998. V. égal. J. MESTRE, « Transparence et droit des contrats »,
RJC 1993, n° spécial « La transparence », p. 77 et s.
673 L’obligation de motivation est en revanche reconnue depuis longtemps par le droit administratif. Une loi
du 11 juillet 1979 est en effet venue l’imposer pour les décisions administratives individuelles dans deux cas :
lorsqu’elles sont défavorables aux personnes qu’elles concernent et lorsqu’elles dérogent aux règles générales
fixées par la loi ou le règlement. Cette loi a été complétée par une autre en date du 17 janvier 1986, en vertu de
laquelle doivent également être motivées les décisions refusant de délivrer une autorisation et celles prises par
les organismes de sécurité sociale et les institutions soumises au droit privé. La jurisprudence contrôle de façon
rigoureuse son respect. C’est ainsi que le Conseil d’Etat a pu considérer que l’obligation de motiver n’était pas
respectée en cas de simple renvoi aux circonstances de temps et de lieu pour justifier la décision d’interdire un
spectacle (CE 5 décembre 1984 « Préfet de Police contre société Emeraude Show », RDP, 1986, p. 261, note J.-
M. AUBY). ou à l’insuffisance des fréquences disponibles pour un refus d’autorisation d’usage de fréquence de
radiodiffusion sonore (CE 11 mars 1991 « Société Radio Monte-Carlo », req. n°100587), ou encore en cas de
copie ou renvoi à des lettres types (CE 18 mai 1990, « Association arménienne d’aide sociale », Rec. Lebon, p.
12238, AJDA 1990, p. 722, concl. STIRN). Une partie de la doctrine publiciste plaide en faveur de
l’élargissement du champ d’application de l’obligation de motivation à l’ensemble des actes administratifs. En
pratique, il s’agirait d’imposer une « loi de transparence » du service public (H. PAULIAT, « La motivation des
actes administratifs unilatéraux », La motivation, Travaux de l’Association Henri Capitant, LGDJ, 2000, p. 65).
L’objectif serait de promouvoir « une action administrative davantage négociée », et donc une véritable
« démocratie administrative ». (H. PAULIAT, art. prec., op. cit., p. 67). V. également dans le même sens, J.
MOREAU, Droit administratif, PUF, coll. Droit fondamental, 1989, p. 345, n°269 ; Y. JEGOUZO, Le droit à la
transparence administrative, EDCE, 1991, n°43, p. 191 ; B. LASSERRE, N. LENOIR, B. STIRN, La
transparence administrative, PUF, 1987 (références citées par H. PAULIAT, art. prec., op. cit., p. 65).
167
l’obligation de motivation (A) avant de s’interroger sur les critères qui président à sa
reconnaissance (B).
190. La loi. L’obligation de motiver a priori est consacrée par la loi à propos de contrats
structurellement inégaux. Elle est mise à la charge de la partie forte. Les contrats concernés
sont : le contrat de travail (art. L. 122-14-2 du Code du travail, qui prévoit l’obligation de
motiver le licenciement), le bail commercial (art. 5 du décret du 30 septembre 1953, qui
prévoit la motivation du congé), le bail d'habitation (art. 15-1 L. no 89-462 du 6 juillet 1989,
qui exige que le congé soit fondé sur un « motif légitime et sérieux »).
On ajoutera que la loi impose également une obligation de motiver pour la révocation du
gérant d’une SARL (art. L. 223-25 du Code de commerce).
Le contrat de crédit n’est pas exempt. L’article L. 313-12 du CMF, dans sa rédaction
issue de la loi du 19 octobre 2009, instaure en effet, à la charge de l’établissement de crédit,
une obligation d’indiquer les raisons de la réduction ou de la rupture du crédit, lorsque
l’entreprise en fait la demande674. Comme le relève M. LEGEAIS, « le texte révèle un
changement de philosophie profonde des relations bancaires (…). Il est encore prématuré
d’évoquer un droit au crédit. Cependant, il faut considérer que l’établissement de crédit n’a
plus la totale maîtrise de son pouvoir de décision. Avant la réforme, il pouvait se contenter
d’affirmer qu’il avait perdu confiance en son client. Aujourd’hui, il va devoir fonder sa perte
de confiance sur des éléments objectifs »675.
674 Pour une étude des solutions retenues avant la loi du 19 octobre 2009, v. V.-Y. GUYON, « La rupture
168
2) Obligation de motiver a posteriori
676 Com. 25 avril 2001 (inédit), D. 2001, somm., p. 3237, obs. D. MAZEAUD ; Droit et patrimoine, juillet
2001, p. 109, obs. P. CHAUVEL ; RTDciv. 2002, p. 99, obs. J. MESTRE et B. FAGES.
677 V. par ex., Com., 6 nov. 2007, pourvoi n° 05-15152 (inédit); Com., 4 janvier 1994, Bull. civ. IV, n° 13 ;
D. 1995, p. 355 ; Com. 17 avril 1980, Bull. civ. IV, n° 252 ; 30 nov. 1982, Bull. civ. IV, n° 392 ; 10 juin 1986,
Bull. civ. IV, n° 123 ; 6 janvier 1987, Bull. civ. IV, n° 7. V. en sens contraire, Com. 5 oct. 1993, Bull. civ. IV, n°
326, admettant qu’un concédant pouvait être sanctionné pour avoir justifié sa décision de résilier un contrat de
concession par des motifs délibérément fallacieux. Dans cet arrêt, le mensonge du concédant, joint à la violation
de plusieurs obligations contractuelles, constituait l’indice de son comportement déloyal et caractérisait l’abus
dans l’exercice du droit de résilier le contrat. V. également Com., 7 oct. 1997, n° 95-14158, Bull. civ. IV, n° 252,
D. 1998. 413, note Ch. JAMIN, jugeant que « le concédant peut résilier le contrat de concession sans donner de
motifs, sous réserve de respecter le délai de préavis et sauf abus du droit de résiliation ». V. aussi, Com. 5 avril
1994, D. 1995. 356, note G. VIRASSAMY : jugeant qu’un contractant peut « résilier le contrat sans donner de
motifs, mais à la condition que cette résiliation n’ait pas un caractère abusif ».
678 Com. 26 janv. 2010, pourvoi n° 09-65086, Bull. civ. IV, n° 18 ; D. 2010. 379; D. MAZEAUD, « Rupture
unilatérale du contrat: encore le contrôle des motifs! », D. 2010, chron., p. 2178 ; RTD com 2010. 762, obs. D.
LEGEAIS ; G. P. 4-8 avr. 2010. 24, obs. D. HOUTCIEFF.
679 Dans le même sens, v. F. GAUDU, « L’exigence de motivation en droit du travail », RDC 2004/2, p. 566,
pour qui le fait d’invoquer des motifs erronés ou futiles constitue une légèreté blâmable.
169
L’arrêt du 26 janvier 2010 n’est d’ailleurs pas isolé. En effet, dans un arrêt rendu le 6 mai
2010, la Première Chambre civile a statué sur le non-renouvellement d’une adhésion à durée
déterminée à l’association « Gîtes de France », ce qui interdisait à l’avenir à l’adhérant de
faire usage de cette marque. Elle a en l’espèce jugé que la Cour d’appel n’avait pas à contrôler
les motifs du non-renouvellement « en l’absence d’éléments autres que de simples allégations
indiquant qu’ils seraient illicites ou discriminatoires »680. La rédaction de la décision suggère
que les juges du fond auraient été fondés à contrôler les motifs en présence d’éléments sérieux
de nature à établir leur caractère illégitime.
En outre, le Conseil constitutionnel, dans une décision du 30 mars 2006, a été saisi de la
constitutionnalité de l’article 8 de la loi pour l’égalité des chances en ce qu’il reconnaissait à
l’employeur la faculté de mettre fin au « contrat première embauche » sans avoir à en indiquer
préalablement les motifs. Le Conseil a jugé que la conformité de cette disposition au bloc de
constitutionalité, et plus précisément à l’article 4 de la Déclaration des droits de l’homme et
du citoyen, supposait que l’employeur indique, « en cas de recours, les motifs de cette rupture
afin de permettre au juge de vérifier qu'ils [étaient] licites et de sanctionner un éventuel abus
de droit »681. Pour le Conseil constitutionnel, le contrôle de l’abus justifie ainsi l’existence
d’une obligation de motiver a posteriori682. Celle-ci doit permettre « au juge de vérifier que le
motif de la rupture n'est pas discriminatoire et qu'il ne porte pas atteinte à la protection prévue
par le code du travail pour les femmes enceintes, les accidentés du travail et les salariés
protégés »683. On voit donc bien que l’obligation de motivation peut devenir indispensable dès
lors qu’il s’agit de protéger les droits d’une partie faible à l’occasion d’un contrat
déséquilibré.
Par ailleurs, l’obligation de motivation est traditionnellement admise en ce qui concerne
le mandat d’intérêt commun. Depuis un arrêt rendu en 1885, il est acquis que, « lorsque le
mandat a été donné dans l’intérêt commun du mandant et du mandataire, il ne peut pas être
révoqué par la volonté de l’une ou même de la majorité des parties intéressées, mais
seulement de leur consentement mutuel ou pour une cause légitime reconnue en justice ou
680 Cass. Civ. 1ère, 6 mai 2010, n° 09-66969, Bull. civ. I, n° 101.
681 Cons. Const., n° 2006-535 DC, 30 mars 2006, consid. n° 25, RTD civ. 2006, p. 314, note B. FAGES et J.
MESTRE ; LPA 6 avr. 2006, p. 3 à 15, J.-E. SHOETTL ; Droit social 2006, n° 5, p. 494 et s., X. PRETOT.
682 V. également Cons. const., 9 nov. 1999, JCP G 1999. III. 20172, RTD civ. 2000, p. 109 et s., note B.
FAGES et J. MESTRE, qui énonce qu’il « appartient au législateur, en raison de la nécessité d’assurer pour
certains contrats la protection de l’une des parties, de préciser les causes permettant une telle résiliation, ainsi
que les modalités de celle-ci, notamment le respect d’un préavis ». La motivation doit être ainsi comprise comme
un instrument de protection de la partie faible. Elle permet de vérifier la légitimité de l’exercice du pouvoir de
résilier unilatéralement le contrat.
683 Cons. Const., n° 2006-535 DC, 30 mars 2006, consid. 25, décision préc.
170
enfin suivant les clauses ou conditions spécifiées par le contrat »684. Comme il a été souligné,
« c’est principalement l’idée de création commune d’une clientèle dont une seule des parties
va en définitive profiter qui a justifié l’exigence d’un motif légitime de rupture »685.
B – CRITÈRES DE SA RECONNAISSANCE
192. Plan. L’existence de l’obligation de motiver suppose que deux critères soient réunis.
Ces critères se rapportent à la nature du contrat (1) et à l’existence d’un pouvoir unilatéral de
décision (2).
1) La nature du contrat
MAZEAUD, « Un petit plomb en moins dans l’aile du solidarisme contractuel…», D. 2003, n° 2, p. 95. M.
MAZEAUD renvoie aux travaux de MM. LE TOURNEAU ET VIRASSAMY (Ph. LE TOURNEAU, Les
contrats de concession, Litec 2003, spéc. n° 168 ; G. VIRASSAMY, « Les relations entre professionnels en droit
français », in La protection de la partie faible dans les rapports contractuels, LGDJ, 1996, p. 479 et s.). V.
notamment sur ce point, G. VIRASSAMY, Les contrats de dépendance : essai sur les activités professionnelles
exercées dans une dépendance économique, thèse, préf. J. GHESTIN, LGDJ, 1986 ; G. VIRASSAMY, « La
moralisation des contrats de distribution par la loi Doubin du 31 décembre 1989 (art. 1er)», JCP E 1990. II.
15809 ; M. BEHAR-TOUCHAIS et G. VIRASSAMY, Les contrats de distribution, LGDJ, 1999, n° 358.
687 Selon Mme FABRE-MAGNAN, la dépendance économique est caractérisée « par le fait qu’une partie tire
de ce contrat l’essentiel de son moyen de subsistance. Il s’agit le plus souvent de son salaire (dans le contrat de
travail), ou plus généralement de l’argent dont elle a besoin pour vivre, mais ce peut être également son
logement (dans le contrat de bail par exemple, dont la loi subordonne précisément également la rupture par le
bailleur à une obligation de motivation) » (M. FABRE-MAGNAN, « Pour la reconnaissance d’une obligation de
motiver la rupture des contrats de dépendance économique », RDC 2004/ 2, p. 573, spéc. p. 574).
688 Les contrats de situations sont les contrats « déterminants pour la vie d’une entreprise ou son niveau
d’activité », tandis que les contrats d’occasion « correspondent à des opérations épisodiques qui ne mettent pas
en jeu l’existence de l’entreprise » (M. CABRILLAC, « Remarques sur la théorie générale du contrat et les
créations récentes de la pratique commerciale », Mélanges dédiés à Gabriel Marty, éd. Toulouse, Université des
sciences sociales, 1978, p. 235 et s., n° 8). Reprenant la distinction établie par M. CABRILLAC entre les
contrats de situation et les contrats d’occasion, M. MAINGUY plaide en faveur de la reconnaissance d’une
obligation de motiver la rupture de l’ensemble des contrats de situation : « si l’un des contractants (le plus
souvent, le maître de la relation) ne dispose pas d’arguments précis, en termes d’inexécution, de réorganisation
de son réseau ou de ses méthodes de distribution, de ses sources d’approvisionnement, de ses coûts de
production, de ses difficultés économiques plus globalement, quelle raison y a t-il pour mettre fin à ce contrat
dès lors que l’une des deux parties sera surprise par cette rupture ? Ce ne peut être qu’un caprice, une erreur ou
une volonté de nuire » (D. MAINGUY, « Remarques sur les contrats de situation et quelques évolutions récentes
171
hypothèse, la motivation est un des outils de correction des « inégalités structurelles de
puissance »690.
Or le contrat de crédit s’intègre pleinement à la catégorie des contrats structurellement
inégalitaires. L’inégalité économique est de son essence691. En effet, le candidat au crédit est
économiquement dépendant du banquier puisque l’octroi du crédit est nécessaire au
démarrage ou à l’évolution de son activité. En outre, le caractère inégalitaire du contrat de
crédit se manifeste à travers l’existence du monopole dont bénéficie le banquier692.
du droit des contrats », Mélanges Michel Cabrillac, Dalloz-Litec, 1999, p. 178). Il précise en outre que le
contrôle de la motivation devrait être particulièrement étendu en présence d’une « situation de pénurie
économique », laquelle « imposerait alors un resserrement des liens contractuels, en sorte qu’un contractant ne
pourrait pas mettre fin à un contrat de situation sans motif sérieux et contrôlé » (art. préc., p. 181).
689 L’expression est empruntée à M. REVET (Th. REVET, « L’obligation de motiver une décision
unilatérale, instrument de vérification de la prise en compte de l’intérêt de l’autre partie », RDC 2004/2, p. 579 et
s., n° 9). V. dans le même sens, N. VIGNAL, thèse préc., n° 230, p. 187 : « Le besoin de protéger les intérêts
individuels des particuliers s’est accru et il s’est manifesté par la recherche d’un rétablissement effectif d’égalité
entre cocontractants ». Un auteur va encore plus loin et considère que l’insertion de l’obligation de motivation en
droit privé traduit un abandon de la technique contractuelle comme mode d’établissement des relations
individuelles : « La motivation est l’expression d’une quête de légitimité propre à l’activité juridictionnelle, dans
une moindre mesure à l’activité administrative, en sorte que son incursion en droit privé pourrait révéler
l’apparition de logiques concurrentes à la logique contractuelle. Se profile le thème de la procéduralisation du
droit, expression entourée d’un certain flou, mais qui peut signifier l’extension du modèle de la procédure dans
la prise de décision, extension elle-même significative d’un déclin de l’opposition classique liberté contractuelle
/ ordre public telle qu’elle résulte de l’article 6 du Code civil » (X. LAGARDE, « La motivation des actes
juridiques », in, La motivation, Actes du colloque Limoges, 1998, Travaux de l’Association Henri Capitant,
Paris, LGDJ, 2000, p. 75).
690 Th. REVET, « L’obligation de motiver une décision unilatérale, instrument de vérification de la prise en
unilatéraux d’être motivés, à partir du moment où ils expriment une situation de pouvoir » (F. GAUDU,
« L’exigence de motivation en droit du travail », RDC 2004/2, p. 566 et s., n° 11 ; G. WICKER, « Force
obligatoire et contenu du contrat », Les concepts contractuels à l’heure des principes du droit européen des
contrat, dir. P. REMY-CARLAY et D. FENOUILLET, Dalloz, coll. Thémis et commentaires, 2003, p. 171, n°
35). V. égal. D. MAZEAUD, « Unilatéralisme et motivation en droit des contrats », obs. sous Com. 25 avr.
2001, D. 2001, p. 3239, n° 2 (« cette obligation de motivation repose sur une exigence minimum de décence qui
interdit au contractant dominant de faire preuve d’une coupable indifférence à l’égard d’un partenaire efficace,
compétent, dynamique et fidèle tout au long de l’exécution du contrat, et qui a ainsi largement contribué à sa
prospérité ») et Ch. JAMIN, note sous Com. 7 oct. 1997 et 20 janv. 1998, D. 1998, p. 413 et s., spec. n° 7 p. 417.
172
faculté de l’un ou l’autre de pratiquer l’unilatéralisme ne s’inscrit pas dans un schéma de
relation inégalitaire »694.
Toutefois, on peut hésiter sur l’identification des décisions unilatérales visées par
l’obligation de motiver.
Selon M. AYNÈS, seuls les actes unilatéraux privant autrui d’un droit doivent être
motivés695. Pour l’auteur, il s’agit des actes entraînant la rupture avant terme d’un lien
juridique ou sa modification unilatérale, du refus d’agrément d’une cession, lorsque le contrat
est cessible, et du refus de renouvellement, lorsqu’il existe un droit au renouvellement ;
inversement, sont exemptés l’acceptation ou le refus de contracter, le refus de renouveler un
contrat et l’exercice d’une option696.
MM. DROSS et REVET retiennent un critère plus large que celui proposé par M.
AYNÈS. Pour eux, un pouvoir de décision unilatéral existe dès lors que l’acte unilatéral a
pour effet d’imposer une situation à autrui697. M. DROSS explique que, « tant que le sujet
décide pour lui-même, c’est de libre arbitre dont il est question, mais qu’il vienne à décider
pour autrui et l’arbitraire menace ». La motivation doit être exigée dans cette dernière
hypothèse. Pour M. DROSS, la situation du cocontractant auquel la convention réserve un
droit potestatif n’est finalement pas différente de celle du juge, de l’arbitre ou de
l’administration, lesquels doivent motiver leur décision698.
Il nous semble que le critère avancé par MM. DROSS et REVET est plus fiable que celui
proposé par M. AYNÈS. D’une part, il permet de surmonter les incertitudes que soulève la
qualification de « droit », au regard notamment des notions de faculté et de liberté699. D’autre
part, il répond de façon plus efficace à l’objectif poursuivi par l’obligation de motivation, à
savoir l’instauration d’une « civilisation des comportements »700. Il s’agit d’inciter les
membres de la société à communiquer et à prendre en compte l’intérêt d’autrui. Peu importe
694 Th. REVET, « L’obligation de motiver une décision unilatérale, instrument de vérification de la prise en
compte de l’intérêt de l’autre partie », art. préc., n° 9.
695 L. AYNES, « Motivation et justification », RDC 2004-2, p. 555.
696 Ibid. V. également B. FAGES, « Des motifs de débat… », RDC 2004/2, p. 563 : « faudrait-il motiver
l’ensemble des choix contractuels, non seulement les décisions de rupture, mais aussi les options de début du
contrat (…) ? La réponse à cette dernière question est nécessairement négative, car s’il est vrai que les droits
potestatifs impliquent “la considération minimales des intérêts de l’autre partie”, ils n’en demeurent pas moins
allergiques, par définition, à un contrôle judiciaire de leurs ressorts intimes ». L’auteur emprunte l’expression “la
considération minimale des intérêts de l’autre partie” à J. ROCHEFELD, « Les droits potestatifs accordés par le
contrat », Etudes offertes à J. Ghestin, Le contrat au début du XXIe siècle, LGDJ, 2001, p. 747, spéc. p.768.
697 W. DROSS, « Rapport de synthèse », RLD civ. 2012, p. 89 et s., n° ; Th. REVET, art. préc., n° 9.
698 W. DROSS, art. préc., n° 4.
699 Supra, n° 74.
700 L’expression est empruntée à M. REVET (art. préc., n°2).
173
que ce dernier soit titulaire ou non de droits précis, à partir du moment où il est en
permanence dans un lien d’interaction sociale701.
Finalement, il faut considérer que l’obligation de motivation devrait être mise à la charge
d’une partie qui, dans le cadre d’une relation économiquement inégalitaire, dispose d’un
pouvoir unilatéral de décision ayant un impact sur la situation d’autrui, sans que celui-ci ne
soit forcément titulaire d’un droit702.
195. Plan. On vient de voir que l’obligation de motivation peut être imposée à l’une des
parties investie d’un pouvoir unilatéral de décision à l’occasion d’un contrat structurellement
inégalitaire. Cependant, la rupture du contrat demeure le domaine de prédilection de cette
obligation. Or, il s’agit ici de l’appliquer au stade de la formation du contrat, et plus
précisément au refus de crédit opposé par un banquier. Après avoir envisagé les raisons qui
devraient conduire à admettre cette extension (A), on s’interrogera sur ses conséquences (B).
196. Plan. L’extension de la motivation au refus de crédit serait non seulement utile (1),
mais encore nécessaire (2).
701 Sur l’obligation de motivation comme moyen de prendre en compte l’intérêt d’autrui et d’encadrer
l’exercice d’un pouvoir unilatéral, v. égal. M. MEKKI, L’intérêt général et le contrat, thèse, préf. J. GHESTIN,
LGDJ, 2004, p. 797 et s. MM. MAZEAUD et FAGES établissent un rapprochement entre l’obligation de
motivation et le courant solidariste. Selon eux, l’obligation de motivation serait une manifestation du solidarisme
contractuel car elle prendrait en compte l’intérêt de la partie faible et permettrait de s’assurer du caractère
légitime de la décision au regard de l’intérêt commun poursuivi par le contrat (D. MAZEAUD, « Un petit plomb
en moins dans l’aile du solidarisme contractuel…», D. 2003, p. 95, n° 2 ; B. FAGES, « Des motifs de débat… »,
RDC 2004/2, p. 563.
702 Comp. B. FAGES, « Des motifs de débat… », art. préc., p. 563 : « on voit mal comment, si cette
obligation de motivation devait être érigée au rang de principe, elle ne serait pas appelée à jouer au bénéfice des
deux parties, le faible comme le fort ». V. aussi M. FABRE-MAGNAN, « L’obligation de motivation en droit
des contrats », Etudes offertes à Jacques Ghestin : le contrat au début du XXIe siècle, LGDJ, 2001, p. 324.
L’auteur adopte une analyse différente : « lorsque le législateur ou le juge imposent au contractant une obligation
de motivation, cela signifie que l’utilisation du droit est limitée, c’est-à-dire que le titulaire du droit ne peut en
faire usage que dans les hypothèses et pour les finalités légalement prévues. Ainsi, l’existence d’une obligation
de motivation marque un encadrement plus étroit de l’exercice du droit et donc, en définitive, un droit moins
absolu. Elle révèle que le droit est finalisé : il ne peut être utilisé qu’en vue d’un certain objectif, et donc en vertu
de certaines raisons dont il faut s’expliquer ».
174
1) L’utilité de la motivation
197. Plan. Pour mesurer l’utilité de la motivation, il convient avant tout de prendre
connaissance des critiques qui ont été formulées à son encontre par une partie de la doctrine.
Ce n’est qu’après les avoir écartées (a) que l’on pourra présenter les avantages qui s’attachent
à l’obligation de motiver (b).
198. Exposé des critiques. L’argument essentiel que l’on soulève contre la motivation
tient à son caractère prétendument liberticide703. Il n’est pas rare de lire que la motivation est
l’ennemie de la liberté, qu’il s’agisse de celle d’agir, de penser ou encore de ressentir704. Les
mots du Doyen CARBONNIER expriment avec une grande précision l’hermétisme d’une
partie des juristes à son égard : « En général, la transparence est un effet de la contrainte, de la
contrainte du droit ; c’est, dans la pratique, une transparence forcée, une transparence d’ordre
public. Ce peut être la loi, le règlement qui détaille minutieusement toutes les informations
que doit prodiguer à l’autre la partie qui est censée les détenir ; le droit de la consommation
abonde en modèles de cette sorte. La transparence y apparaît pour ce qu’elle est réellement, la
fille de l’interventionnisme, du dirigisme »705. Dans le prolongement de cette présentation, on
reproche aussi à l’exigence de transparence de favoriser la déresponsabilisation des
cocontractants et de les « transformer […] en majeurs protégés »706.
703 Pour M. CABRILLAC, « l’obligation de motiver la rupture d’un contrat à durée indéterminée se heurte à
la liberté contractuelle (…). Chaque contractant doit rester libre de se dégager des relations qu’il a nouées pour
une durée indéterminée ; à plus forte raison, chaque contractant doit rester libre de ne pas conclure un nouveau
contrat avec son partenaire » (R. CABRILLAC, « La motivation des actes individuels : le contrat », RLD civ.
2012, n° 89, p. 91).
704 V. par ex. L. AYNES, « Motivation et justification », art. préc., p. 555 : « Que serait un monde où chacun
devrait à tout moment agir, et publier les raisons de son action ? Un monde de bavards et de voyeurs, vite
paralysé. Ajoutons que certains motifs sont indicibles, ceux qui affectent le plus profondément la relation à
autrui : confiance et défiance, amour et haine… ».
705 J. CARBONNIER, « Propos introductifs », RJC 1993, n° spécial « La Transparence », p. 13. Les
développements de M. BREDIN traduisent également, non sans poésie, les craintes que suscite la construction
d’une société entièrement gouvernée par l’impératif de transparence : « S’en va, peu à peu chassé par la « Vérité
terrible », comme disait Robespierre, le secret évidemment contraire au devoir de vérité, mais qui pouvait porter
avec lui d’autres vertus : le respect des autres, la confiance légitime, et aussi le courage. S’en va aussi le mystère
chargé de masques et d’ombres, d’ambiguïtés, mais compagnon de l’intelligence, de la réflexion, de
l’imagination. Et avec eux pourrait bien s’effacer le rêve, le rêve suspect à la transparence, le rêve ami de la
poésie, de l’art, de l’aventure, de l’audace, et aussi de l’héroïsme, et pourquoi pas de la sainteté (…). Voici que
se profile au bout du chemin la dictature glacée de la Vérité, ultime et terrible vertu d’un temps qui aurait enterré
les autres » (J.-D. BREDIN, « Remarques sur la transparence », RJC 1993, n° spécial “La transparence”, n° 8, p.
179).
706 Ph. MALAURIE, L. AYNES, Ph. STOFFEL-MUNCK, Les obligations, op. cit., n° 776. Le Doyen
CARBONNIER, confiant dans les ressources de l’esprit humain, considérait que l’homme est en mesure, par le
175
Toujours dans le même sens, l’obligation de motivation introduirait « une lourdeur
excessive dans la mise en œuvre des pouvoirs contractuels dont le maniement exige, à
l’inverse, souplesse et flexibilité »707.
Elle serait enfin superflue : « comment [le contrat] pourrait-il réclamer une motivation
puisqu’il est l’œuvre commune de sujets égaux en droit, qui n’ont donc pas à être informés de
ce qu’ils savent nécessairement, pour l’avoir décidé ? »708.
Ces différents arguments n’emportent pas la conviction.
seul jeu de la raison, de découvrir la vérité : « L’homme quelconque […] a pour lui l’universalité de la raison
ou, si vous préférez, l’ubiquité du raisonnable, qui lui fournit une méthode objective de perspicacité : le
raisonnable, c’est notre langage commun » (J. CARBONNIER, « Propos introductifs », RJC 1993, n° spéc. « La
Transparence », p. 17).
707 S. LEQUETTE, Le contrat coopération, préf. C. BRENNER, Economica, 2012, n° 478.
708 Th. REVET, « L’obligation de motiver une décision unilatérale, instrument de vérification de la prise en
vertus didactiques » de la motivation des décisions de justice : « en lisant l’arrêt, celui qui a perdu est en mesure
de savoir pourquoi le juge lui a donné tort ; qu’il soit ou non convaincu par les arguments, la sentence lui
apparaît du moins comme le résultat d’un processus méthodique » (P. TEXIER, « Jalons pour une histoire de la
motivation des sentences », in La motivation, actes du colloque Limoges, 1998, Travaux de l’Association Henri
Capitant, Paris, LGDJ, 2000, p. 6).
710 G. WICKER, « Force obligatoire et contenu du contrat », Les concepts contractuels français à l’heure des
Principes du droit européen des contrats, dir. P. REMY-CORLAY et D. FENOUILLET, Dalloz, 2003, p. 371,
n° 34.
711 Contra, D. FERRIER, « Une obligation de motiver ? », RDC 2004/2, p. 558, n° 9. L’auteur estime que le
pouvoir unilatéral dont dispose un contractant trouve sa raison d’être dans les « engagements plus lourds » et les
« risques plus graves » auxquels il doit faire face. Or, de telles responsabilités justifient « qu’il aménage à son
176
b) Les avantages de la motivation
200. Identification. Comme nous venons de le voir, non seulement les critiques qui sont
formulées à l’encontre de la motivation sont excessives, mais encore celle-ci offre de
nombreux avantages.
Elle assure tout d’abord « une étude concrète du dossier, écarte le risque de
discriminations, élimine la prise en compte de motifs inavouables »712 .
Ensuite, la connaissance des raisons ayant fondé la décision permet au justiciable d’en
contester plus efficacement la légitimité. En effet, il n’aura pas à apporter la preuve négative
de l’absence de motifs, mais simplement à établir leur inexactitude ou leur illégalité.
Dans le même sens, comme l’a souligné M. LEGEAIS au sujet de l’obligation du
banquier de motiver la rupture ou la réduction de crédit, étant entendu que ses propos nous
paraissent généralisables au stade de la formation du contrat, la motivation a une vertu
pédagogique et préventive. Vertu pédagogique, dans la mesure où elle met le client à même
de comprendre les raisons de la décision de la banque et lui permet de modifier ses pratiques
pour s’adapter à ses exigences713. Vertu préventive, car la perspective d’une demande
d’explication incite l’établissement de crédit à entourer sa décision « d’arguments sérieux à
communiquer »714. En d’autres termes, il doit être capable de « l’expliquer rationnellement ex
post »715.
La motivation est enfin une solide garantie contre l’arbitraire716 et apparaît comme une
« véritable exigence de la démocratie »717. M. GAUDU relève en ce sens que la motivation
constitue une « justification de la sanction », un « instrument du contrôle de
avantage les éléments du contrat qu’il est habilité à déterminer unilatéralement », sans avoir à motiver ses
décisions. Ce raisonnement est contestable dès lors que l’on distingue l’existence du pouvoir unilatéral de
décision de ses modalités d’exercice. On est alors amené à considérer que les raisons justifiant la reconnaissance
d’un pouvoir unilatéral de décision (poids de l’engagement et risques supportés) ne doivent pas être confondues
avec celles déterminant ses modalités d’exercice, parmi lesquelles l’obligation de motivation peut figurer.
712 R. ENCINAS DE MUNAGORRI, thèse préc., p. 346.
713 D. LEGEAIS, RTD com., 2009. 791.
714 Ibid.
715 F.-J. CREDOT et Th. SAMIN, « Réduction ou interruption des crédits et motivation de la décision »,
actes du colloque Limoges, 1998, Association Henri Capitant, Paris, LGDJ, 2000, p. 17 : « Garantie contre
l’arbitraire du juge, qui doit se donner à lui-même et donner à autrui les raisons de sa décision. Garantie contre
l’erreur du juge, la motivation est seule à même de faire apparaître les failles éventuelles de la construction
intellectuelle qui conduit à la décision. Elle seule permet d’apprécier les chances d’un éventuel recours ».
717 P. TEXIER, « Jalons pour une histoire de la motivation des sentences », in La motivation, actes du
177
proportionnalité », une « modalité de l’exercice d’une prérogative exorbitante », et enfin un
« élément de l’obligation de négocier »718.
2) La nécessité de la motivation
201. Une double nécessité. La motivation est doublement nécessaire. D’abord, elle est de
nature à restaurer la dimension procédurale du contrat (a) ; d’autre part, elle est un
contrepoids au pouvoir unilatéral dont dispose le banquier (b).
718 F. GAUDU, « L’exigence de motivation en droit du travail », RDC 2004/2, p. 566 et s., n° 5, 6, 8 et 9.
719 M. MEKKI, thèse préc., n° 1187.
720 Ibid.
721 J. HABERMAS, Théorie de l’agir communicationnel, Tome II, Pour une critique de la raison
fonctionnaliste (1981), Trad. J.-L. SCHLEGEL, Fayard, Coll. L’espace du politique, 1987, p. 408, cité par M.
MEKKI, thèse préc., n° 1192, p. 747, note 530.
722 V. sur ce point M. FABRE-MAGNAN, « L’obligation de motivation en droit des contrats », Etudes
offertes à Jacques Ghestin : le contrat au début du XXIe siècle, LGDJ, 2001, p. 301 et s. spéc. p. 302.
723 Plusieurs thèses, récentes, se sont intéressées au développement de ces contrats, parmi lesquelles on peut
citer celles de F. CHENEDE, Les commutations en droit privé. Contribution à la théorie générale des
obligations, préf. A. GHOZI, Economica, 2008 ; S. LEQUETTE, Le contrat coopération, préf. C. BRENNER,
Economica, 2012 ; J.-F. HAMELIN, Le contrat entreprise, préf. N. MOLFESSIS, Economica, 2012.
178
sortir de « l’abstraction contractuelle » et accepter de voir que « derrière le sujet et l’adhésion
donnée au principe d’un engagement juridique, il y a des êtres concrets dont la situation
personnelle, professionnelle, économique, sociale, etc., se révèle parfois en importante
distance avec la situation moyenne à laquelle se réfère la figure théorique du contractant »724.
Dans ces conditions, l’obligation de motivation vient restaurer « l’intercompréhension » des
parties.
Plus généralement, la motivation répond à la nécessité d’établir des rapports humains
rationnels et de promouvoir une « civilisation des comportements »725. La motivation est aussi
la traduction d’un besoin de communiquer. Ce besoin a été identifié par le doyen
CARBONNIER qui explique, sans y adhérer, que « la morale n’est plus axiomatique ; elle se
constitue par échange d’arguments, elle s’accomplit par dialogue ; il faut donc que l’autre
parle. Très significativement, Habermas présente sa morale comme une morale de la
communication et, par là, il rejoint, pour s’y appuyer, une idée-force, qui est également une
euphorie technique de notre fin de siècle. Le bien de la communication, par la
communication. Le mal vient d’un défaut de communication, c’est-à-dire finalement d’un
défaut de transparence »726.
203. Pouvoir et respect d’une procédure. Le pouvoir doit être ici entendu comme la
puissance ou les moyens d’agir dont dispose une partie sur l’autre727. Dans sa thèse, M.
LOKIEC soutient que lorsqu’elle est l’expression d’un pouvoir, la décision prise par son
titulaire doit respecter des règles de procédures. Celles-ci doivent être distinguées des règles
de forme728. Tandis que les mentions ou écrits obligatoires sont des règles de forme, les
obligations d’information ou de motivation constituent des règles de procédure parce qu’elles
participent à la prise de décision et ont pour objectif de s’assurer que celle-ci n’est pas le
reflet d’un choix arbitraire. A titre d’illustration, M. LOKIEC se réfère à la décision
d’embauche prise par l’employeur729. Celle-ci, étant l’expression d’un pouvoir, est soumise à
724 Th. REVET, « L’obligation de motiver une décision unilatérale, instrument de vérification de la prise en
“pouvoir d’embaucher du personnel” » (P. LOKIEC, thèse préc., n° 514). S’agissant de la qualification de
179
de nombreuses règles procédurales comme l’obligation d’évaluer l’aptitude du candidat à
l’embauche, celle de justifier la décision de ne pas embaucher ou encore de respecter
l’interdiction des discriminations.
Or il est essentiel de relever que la loi et la jurisprudence ont multiplié les règles
procédurales au stade de la formation du contrat de crédit. C’est ainsi que le banquier a
désormais le devoir de vérifier la solvabilité de l’emprunteur, celui de le mettre en garde, de
lui expliquer les conséquences financières du crédit, de motiver le refus de crédit à la
demande du médiateur du crédit, d’expliquer les résultats du score et de ne pas commettre de
discriminations.
Dès lors, il est permis d’en déduire que la décision d’octroyer ou non un crédit est
l’expression d’un pouvoir du banquier. A partir de là, il est parfaitement logique de préconiser
la reconnaissance d’une obligation de motiver le refus de crédit afin de le contrebalancer.
On peut se demander s’il serait possible d’aller plus loin en voyant dans la décision du
banquier l’exercice d’un pouvoir cette fois entendu comme une « prérogative finalisée »730,
c’est-à-dire une prérogative permettant « à son titulaire d’exprimer un intérêt au moins
partiellement distinct du sien par l’émission d’actes juridiques unilatéraux contraignants pour
autrui »731. Le pouvoir ainsi défini s’oppose au droit subjectif, qui constitue une prérogative
exercée dans l’intérêt propre de son titulaire.
Reprenant la notion de pouvoir au sens de prérogative finalisée, M. BARBIER soutient
justement que « la fonction du banquier dans l’ordre économique pousse à lui conférer une
mission qui dépasse la poursuite de son intérêt individuel. Sans aller jusqu’à affirmer qu’il
remplit une mission de service public comme certain l’ont pensé, sa mission l’oblige à se
mettre au moins en partie, au service de l’intérêt de son client »732.
Dans cette perspective, l’obligation de motiver le refus de crédit serait également
pleinement justifiée. Elle permettrait de vérifier que le banquier a exercé son pouvoir de ne
pas contracter en respectant la finalité en vertu de laquelle il lui a été confié, à savoir la prise
en considération de l’intérêt qu’a son client d’accéder au crédit.
« décision », l’auteur renvoie aux articles L. 122-25 et L. 412-2 (anc.) du Code du travail. Il relève que l’article L
412-2 qualifie « l’embauchage » de « décision » de l’employeur. S’agissant enfin du « pouvoir d’embaucher du
personnel », l’auteur renvoie aux arrêts de la Chambre sociale en date du 28 nov. 1979 (Bull. civ. V, n°906) et du
5 juillet 1965 (Bull. civ. V, n°544).
730 E. GAILLARD, Le pouvoir en droit privé, thèse, préf. G. CORNU, Economica, 1985, n° 235.
731 Ibid., 4°, p. 233.
732 H. BARBIER, La liberté de prendre des risques, thèse, préf. J. MESTRE, PUAM, 2011, n° 251.
180
B – LES CONSÉQUENCES DE L’EXTENSION
733 M. FABRE-MAGNAN, « Pour la reconnaissance d’une obligation de motiver la rupture des contrats de
dépendance économique », RDC 2004/2, p. 573 et s., spéc. p. 575.
734 Ibid., p. 575.
181
206. Le cas spécifique d’une insuffisance de sûretés. Par ailleurs, le banquier ne devrait
pas pouvoir invoquer l’absence de sûretés pour justifier son refus. Dès lors qu’un crédit ne
peut être consenti sous le seul prétexte qu’il est garanti735, il faut considérer que l’absence de
garanties ne saurait justifier à elle seule qu’il soit refusé. Dans le cas inverse, l’obligation de
motiver le refus de crédit serait privée de sens. On peut en effet supposer que le candidat au
crédit qui souhaite démarrer une activité professionnelle ne dispose pas de biens personnels
ou ne peut trouver de tiers prêts à le garantir sur leur patrimoine personnel. D’ailleurs une
réponse ministérielle est venue préciser que les entrepreneurs peuvent saisir le médiateur du
crédit lorsque l’appréciation des garanties sur les actifs affectés à l’activité conduit la banque
à demander des garanties excessives+ au regard des prêts sollicités736. En outre, diverses
dispositions révèlent bien la volonté du législateur d’éviter la prise de sûretés sur le
patrimoine ou les biens personnels des entrepreneurs. Il s’agit d’abord de l’article L. 313-21
du CMF737. Ce texte énonce que l’établissement de crédit, qui envisage de consentir
un concours financier à un entrepreneur individuel pour les besoins de son activité
professionnelle et qui a l'intention de demander une sûreté réelle sur un bien non nécessaire à
l'exploitation ou une sûreté personnelle consentie par une personne physique, « doit informer
par écrit l'entrepreneur de la possibilité qui lui est offerte de proposer une garantie sur les
biens nécessaires à l'exploitation de l'entreprise ou de solliciter une garantie auprès d'un autre
établissement de crédit, d'une entreprise d'assurance habilitée à pratiquer les opérations de
caution ou d'une société de caution mutuelle ». On peut ensuite mentionner l’article L. 526-1
du Code de commerce qui permet à l’entrepreneur individuel de déclarer insaisissables ses
droits sur l’immeuble où est fixée sa résidence principale ainsi que sur tous les biens fonciers
bâtis ou non qu’il n’a pas affectés à son activité professionnelle. Dans le même sens, l’article
L. 526-6 du même Code qui permet à tout entrepreneur individuel à responsabilité limitée
d’affecter à son activité professionnelle un patrimoine séparé de son patrimoine personnel,
sans création d’une personne morale.
Enfin, dans une charte pour l’accès au crédit des EIRL en date du 31 mai 2011, les
établissements bancaires se sont engagés « à ne pas exiger de sûretés réelles sur le patrimoine
personnel de l’entrepreneur et/ou de sûretés personnelles sur l’entrepreneur ou sur un tiers
s’ils mettent en œuvre les solutions de cautionnement et de contre-garanties prises par les
182
sociétés de caution mutuelles avec ou sans l’appui d’Oséo »738. Cette charte montre bien que
l’octroi de crédit est pleinement envisageable en l’absence de garanties portant sur les biens
personnels du candidat au crédit ou de tiers garants.
738 D. LEGEAIS, « Charte pour l’accès au crédit des EIRL », RDBF juillet 2011, comm. 137.
183
184
CHAPITRE II
LA COMPATIBILITÉ DU CONTRÔLE AVEC LA NOTION
DE CONTRAT
208. Plan. Le contrat est traditionnellement défini comme étant l’œuvre de la volonté des
parties. Or, nous avons vu, dans le chapitre précédent, que le contrat de crédit fait l’objet d’un
interventionnisme légal et jurisprudentiel croissant. La loi et le juge viennent orienter, voire
diriger la volonté des parties, spécialement celle du banquier. Nous avons nous-mêmes
proposé de renforcer cet encadrement par la mise à la charge du banquier d’un devoir de
conseil et d’une obligation de motiver le refus de crédit. Ces solutions, qui portent
apparemment atteinte à la notion de contrat, ne font que s’inscrire dans une évolution
largement entamée. D’une part, le contrat s’objectivise (Section I) ; d’autre part, sa dimension
relationnelle est de plus en plus reconnue (Section II).
185
juriste ne parvient jamais à détacher totalement sa conception du contrat de ses vues sur la
nature et les fins du droit »741. Aussi, le choix consiste « soit [à] pousser le rôle de la volonté
jusqu’à son paroxysme, [à] en faire l’unique élément important de l’acte juridique, et lui
permettre de produire n’importe quel effet de droit ; soit, au contraire, [à] réduire le rôle de la
volonté, y voir certes un élément indispensable, mais un élément fantasque malgré tout et dont
le pouvoir [doit] être limité par des impératifs sociaux »742.
Pour notre part, nous considérons que l’objectivation ne porte pas atteinte à la substance
du contrat. Elle est non seulement légitime (§ I) mais également particulièrement utile (§ II).
§ - I. LA LÉGITIMITÉ DE L’OBJECTIVATION
210. Une double légitimité. L’objectivation est légitime d’abord parce qu’elle permet de
rendre compte de la relativité conceptuelle du contrat (A) et ensuite parce qu’elle n’entre pas
en contradiction avec la nécessité du consentement dans la conclusion du contrat (B).
plutôt que comme contemplation, comme dialectique plutôt que comme lecture. En cette activité s’articule le
dialogue, à la fois théorique et opératoire, entre la raison et l’empirie ; le savant ne reproduit pas le tableau de
l’univers, il provoque des expériences à partir de ses questionnements théoriques. Le langage scientifique n’est
donc pas de l’ordre de la représentation descriptive, mais de l’ordre de l’interprétation ; il n’est pas reflet de la
réalité, mais milieu de création autonome, sans que pour autant on puisse s’en remettre à la logique pure et
rejeter toute idée de régulation empirique du savoir » (J. LENOBLE et F. OST, Droit, mythe et raison, Essai sur
la dérive mytho-logique de la rationalité juridique, Bruxelles, Publications des Facultés Universitaires Saint-
Louis, 1980, p. 306-307). L’analyse de ces auteurs reflète parfaitement, selon nous, la démarche du juriste. Le
droit ne préexiste pas à la pensée. Elle le crée.
741 E. SAVAUX, Théorie générale du contrat, mythe ou réalité ?, préf. J.-L. AUBERT, LGDJ, 1997, p. 268.
Dans le même sens, v. J. FLOUR, J.- L. AUBERT et E. SAVAUX, Les obligations, t. 1. L’acte juridique, op.
cit., n° 72 : « le droit des obligations est bien autre chose qu’une technique. Il est une science sociale,
indissociable de la morale, de l’économie, de la politique. Si l’on veut non seulement le connaître, mais le juger,
il faut rechercher d’où il procède et pourquoi il est ce qu’il est. Et l’on constate alors, que, pour tel peuple et à
telle époque, il est une résultante de tout ce que ce peuple pense et sent : un reflet de sa civilisation. Que l’on
souhaite le défendre ou le combattre, c’est sur ce plan, plus que sur celui de la technique, qu’il faut situer la
discussion ».
742 A. RIEG, « Le contrat dans les doctrines allemandes du XIXe siècle », APD 1968, p. 33. Dans le même
sens, BATIFFOL nous invite à choisir entre diverses conceptions de la liberté et considère pour sa part « qu’un
volontarisme simple ne répond pas à la complexité des faits » (H. BATIFFOL, « La crise du contrat et sa
portée », APD 1968, p. 30).
186
A – LA RELATIVITÉ CONCEPTUELLE DU CONTRAT
211. Le contrat comme création des volontés individuelles. Pour une partie de la
doctrine, le contrat n’existe que lorsqu’il est le fruit de la rencontre de volontés autonomes743.
Les contractants doivent pouvoir décider de ses conditions tant de formation que d’exécution,
si bien que l’intervention directrice d’un tiers a pour effet de le dénaturer744. Cette conception,
qui peut être qualifiée de libérale, se satisfait des inégalités économiques et de l’existence de
rapports de domination entre les contractants. RIPERT estimait en ce sens que « ce n’est pas
743 V. notamment G. MORIN, « Les tendances actuelles de la théorie des contrats et les relations du réel et
des concepts – A propos des articles de M. Josserand », RTD civ. 1937, p. 553 et s. Pour MORIN, la notion de
contrat ne peut être employée que pour désigner l’accord de volontés autonomes. Ainsi, l’expression « contrat
d’adhésion » traduit une dénaturation du concept de contrat, « un notionnel éloigné du réel » (art. préc., p. 562).
Dans le même sens, v. le très intéressant article de M. STOYANOVITCH sur « La théorie du contrat selon E. B.
Pachoukranis » (K. STOYANOVITCH, APD 1968, p. 89 et s.). L’auteur explique que, pour le théoricien
soviétique, l’économie capitaliste « fondée sur la pratique des échanges d’équivalents dépersonnifiés, objectifs,
abstraits, permet et exige l’élaboration d’une idéologie du genre de la sienne, une idéologie de l’homme abstrait,
d’une essence d’homme, de l’Homme tout court, ayant une nature permanente, inchangeable, libre par définition
et qui se retrouve dans tout individu concret, quelle que soit sa position dans le processus de production et des
rapports sociaux réels établis au sein de ce processus. Un tel homme qui est un atome social et de ce fait une
image, une construction arbitraire, ne peut évidemment être doté que d’une volonté autonome et souveraine.
C’est précisément cette idéologie, d’abord inconsciente et spontanée, en tant que phénomène social, puis
élaborée et consciente, en tant que théorie philosophique, qui a engendré le concept de contrat » (ibid., p. 93).
744 V. par. A. SERIAUX, Droit des obligations, PUF, 2006, n° 8, pour lequel « le droit, ici comme ailleurs,
n’est rien d’autre que l’expression de ce qui est juste dans une relation entre deux personnes. Mais le contrat a
ceci de particulier que le juste qui règle la relation entre les contractants est normalement le fruit de leur propre
jugement. Ce sont les parties qui fixent le droit dans leurs rapports mutuels. Qu’on leur enlève ce pouvoir et le
contrat n’a plus lieu d’être ». V. également, pour un plaidoyer récent en faveur de l’autonomie de la volonté, D.
TERRÉ-FORNACCIARI, « L’autonomie de la volonté », Revue des Sciences morales et politiques 1995, vol. n°
150, p. 255 et s. Pour la philosophe, « le fait que le contrat soit injuste fait partie de sa nature. Contrairement à ce
qu’affirmait au XIXème siècle Fouillé, tout ce qui est contractuel n’est pas juste. N’est pas forcément juste. Ce
qui définit le contrat, c’est précisément cette capacité à ne pas être juste. L’autonomie de la volonté est niée si
elle est empêchée de disposer des clauses abusives. Et cette capacité à ne pas être juste est aussi ce qui fait
l’existence et la valeur du contrat. Parce que justement il permet à la volonté de s’exprimer. Si Adam n’avait pas
été capable du péché originel, Dieu ne l’aurait pas créé libre » (art. préc., p. 265). A la lecture de ce passage, on
comprend que le contrat comme rencontre de volontés libres et autonomes est par nature potentiellement injuste.
En outre, il faudrait préserver cette potentialité au nom de la liberté car empêcher le contrat d’être injuste
reviendrait à interdire à la liberté de s’exprimer. Mme TERRÉ-FORNACCIARI entend rendre acceptable la
nature potentiellement injuste du contrat en arguant du fait que KANT lui-même ne voyait pas dans l’égalité
économique une condition de validité du contrat. Elle explique que, pour lui, l’autonomie de la volonté
constituait l’outil permettant aux parties de dépasser l’inégalité. KANT concevait effectivement l’autonomie de
la volonté comme l’usage rationnel de la volonté, c’est-à-dire l’usage conforme à l’ordre supérieur du Bien. En
ce sens, le contrat conclu entre deux volontés autonomes était assurément juste, même si les parties étaient
économiquement inégales. En revanche, lorsque que l’union des volontés produisait une situation injuste, ces
volontés étaient insusceptibles d’être qualifiées d’autonomes au sens kantien. Si bien que Kant ne peut pas être
invoqué à l’appui d’une théorie défendant la nature potentiellement injuste du contrat. In fine, l’approche de
Mme TERRÉ-FORNACCIARI laisse place à l’alternative suivante: soit on privilégie la liberté et son corollaire,
l’autonomie de la volonté en acceptant que l’usage de cette liberté aboutisse parfois à des situations injustes ; soit
on privilégie l’impératif de justice, ce qui conduit à nier la liberté individuelle au profit de l’obéissance à un
ordre supérieur règlementant les rapports humains. L’alternative que propose ainsi l’auteur nous semble trop
restrictive. Son analyse ne laisse pas la place à une troisième possibilité : celle qui tendrait à considérer qu’il n’y
a de liberté véritable qu’en présence de contrats justes.
187
parce que la volonté est faible qu’elle doit être protégée. On sacrifie à une pensée de basse
démocratie quand on soutient les faibles à cause de leur faiblesse même »745.
Il est vrai que selon une lecture assez répandue, le Code civil serait la traduction fidèle de
la théorie de l’autonomie de la volonté. Pourtant, cette interprétation est très vivement
controversée.
212. Autonomie de la volonté et Code civil. Il apparaît en effet que les rédacteurs du
Code civil n’ont jamais entendu conférer aux volontés individuelles une « vertu auto-
fondatrice en droit »746. M. DEROUSSIN estime en ce sens que la rédaction finale de l’article
1134 du Code civil n’assimile pas le contrat à la loi mais les distingue en marquant « la
distance qui les sépare : tenir lieu de ne signifie pas être identique à. Émanation du Droit
objectif, le contrat ne peut pas être placé avec la loi sur un pied d’égalité parce qu’il crée une
norme inférieure à la loi, devant nécessairement pour sa validité se conformer à elle »747.
Cette lecture de l’article 1134 du Code civil est partagée par M. BURGE. Pour ce dernier,
les rédacteurs du Code civil n’ont pas été inspirés par les idées libérales et notamment par la
théorie de l’autonomie de la volonté748. PORTALIS, notamment, a fortement critiqué la
philosophie idéaliste de KANT749 ainsi que la définition de la liberté individuelle comme
pouvoir absolu de décider750. Cette analyse est confirmée par la lecture du discours tenu par le
codificateur lors de la présentation au Corps législatif du projet de loi sur la publication, les
effets et l’application des lois en général. Il a déclaré que « des jurisconsultes ont poussé le
délire jusqu’à croire que des particuliers pouvaient traiter entre eux comme s’ils vivaient dans
ce qu’ils appellent l’état de nature, et consentir tel contrat qui peut convenir à leur intérêt, s’ils
745 G. RIPERT, La règle morale dans les obligations civiles, op. cit., p. 107.
746 D. DEROUSSIN, Histoire du droit des obligations, Economica, Corpus Histoire du droit, 2e éd., 2012, p.
494.
747 Ibid., p. 492. Pour une lecture similaire, v. Ch. JAMIN, « Une brève histoire politique des interprétations
de l’article 1134 du code civil », D. 2002, chron. p. 901 et s. M. JAMIN soutient que l’individu ne saurait, dans
l’esprit des codificateurs, « s’émanciper de la tutelle étatique, qui constitue d’ailleurs pour eux la garantie de sa
liberté par l’intermédiaire d’une loi égale pour tous ».
748 V. A. BÜRGE, « Le Code civil et son évolution: vers un droit inspiré d’individualisme libéral », RTD civ.
2000, p. 1 et s. ; V. RANOUIL, L’autonomie de la volonté : Naissance et évolution d’un concept, Paris 1980.
749 J.-E.-M. PORTALIS, De l’usage et de l’abus de l’esprit philosophique durant le XVIIIe siècle, Paris, t. 1,
indépendance offre l’idée d’un pouvoir illimité. Le mot servitude présente celle d’une sujétion arbitraire et sans
borne. L’indépendance du citoyen est incompatible avec l’essence même de toute société réglée. La servitude est
contraire à la fin de tout gouvernement légitime. Mais entre la servitude et l’indépendance, il existe un espace
considérable qui peut être rempli par une foule de combinaisons différentes des éléments qui constituent la
liberté ; et c’est dans cet espace que nous pensons qu’un législateur habile peut exercer son génie pour le plus
grand bien des hommes dont le sort est confié à sa sollicitude » (J.-E.-M. PORTALIS, De l’usage et de l’abus de
l’esprit philosophique durant le XVIIIe siècle, op. cit., p. 270-271).
188
n’étaient gênés par aucune loi… Toutes ces dangereuses doctrines, fondées sur des subtilités,
et éversives des maximes fondamentales, doivent disparaître devant la sainteté des lois. Le
maintien de l’ordre public dans une société est la loi suprême. Protéger des conventions
contre cette loi, ce serait placer des volontés particulières au-dessus de la volonté générale, ce
serait dissoudre l’Etat »751.
Si la théorie de l’autonomie de la volonté n’a pas influencé les rédacteurs du Code civil,
elle a en revanche nourri ses interprétations ultérieures752.
Pour M. BURGE, cette influence serait le fruit des travaux de SAVIGNY et des membres
de l’école historique allemande, à compter de la deuxième moitié du XIXème siècle. L’école
historique aurait « complètement changé le paradigme : au lieu de déduire la propriété et le
contrat comme le droit privé dans son ensemble d’un droit naturel par le relais d’un contrat de
société, elle conçoit désormais le droit privé comme puisant sa source dans la liberté et la
volonté de l’homme, bref dans l’autonomie de la volonté »753.
En revanche, l’expression même « autonomie de la volonté » n’a été utilisée qu’à la fin
du XIXe siècle, d’abord par les internationalistes754, puis par les civilistes755, ce qui semble
s’expliquer par deux raisons. La première réside dans le culte de l’exégèse auquel se sont
voués les juristes pendant la majeure partie du XIXe siècle ; la seconde étant que « l’idée
d’autonomie de la volonté ne se sentant pas contestée, n’eut pas à se nommer pour
s’affirmer »756. En effet, l’individualisme libéral, dont l’autonomie de la volonté est le reflet,
n’a été que tardivement remis en cause, lorsque se sont manifestés les bouleversements
751 P.-A. FENET, Recueil complet des travaux préparatoires du Code civil, Videcoq, éd. 1827, t. 6, p. 362,
cité par Ch. JAMIN, « Une brève histoire politique des interprétations de l’article 1134 du code civil », chron.
préc., p. 902.
752 C’est ainsi que LAROMBIÈRE, dans son commentaire de l’article 1109 du Code civil, a pu écrire :
« Tout contrat n’a de valeur morale et légale que comme expression des consentements qui l’ont créé par leur
concours. C’est du consentement qu’il tire sa force et son autorité, c’est lui qui l’anime et le vivifie. Si la
convention est obligatoire, c’est parce qu’elle témoigne d’une part de la volonté de s’imposer une obligation, et
d’autre part de la volonté d’acquérir un droit. Il est donc fort important d’examiner quelles doivent être les
qualités du consentement » LAROMBIÈRE, Théorie et pratique des obligations, t. 1, p. 41, n° 1. Pour d’autres
exemples, v. V. RANOUIL, L’autonomie de la volonté. Naissance et évolution d’un concept, op. cit., p. 71 à 74.
Contra, A.-J. ARNAUD, Les origines doctrinales du Code civil français, thèse, préf. M. VILLEY, LGDJ, 1969,
p. 197-214 qui considère que l’autonomie de la volonté a influencé les rédacteurs du Code civil.
753 A. BÜRGE, « Le code civil et son évolution vers un droit imprégné d’individualisme libéral », RTD civ.
d’autonomie et de volonté (BROCHET, Cours de droit international privé, t. II, p. 67). Mais l’expression n’est
réellement lancée qu’en 1886 par Weiss (WEISS, Traité élémentaire de droit international privé, p. 42 et s.) ».
755 Par exemple, dans sa thèse De la volonté unilatérale considérée comme source d’obligations, WORMS
n’utilise pas l’expression « autonomie de la volonté » mais rapproche les termes d’autonomie et de volonté
(WORMS, De la volonté unilatérale considérée comme source d’obligations, thèse Paris, 1891, p. 191). C’est
GÉNY qui, le premier, utilise l’expression (GENY, Méthodes d’interprétation et sources en droit privé positif,
op. cit., p. 144 et 173).
756 V. RANOUIL, L’autonomie de la volonté. Naissance et évolution d’un concept, op. cit., p. 78.
189
économiques et sociaux – entendons la prolifération des rapports structurellement
inégalitaires – provoqués par la Révolution industrielle. L’autonomie de la volonté aurait
alors été expressément formulée en réaction au développement des doctrines anti-
individualistes.
Finalement, si la théorie de l’autonomie de la volonté a indéniablement influencé les
interprètes du Code civil, elle n’a servi qu’à justifier une lecture parmi d’autres des articles
relatifs au contrat. Dans cette mesure, l’identification du contrat à une rencontre de volontés
autonomes n’est qu’une des définitions possibles du contrat.
757 L’expression est empruntée à R. MUSIL, L’homme sans qualité, t. 1, Points, p. 188.
758 Sur cette idée, v. H. BATIFFOL, « La crise du contrat et sa portée », APD 1968, p. 13 et s. L’auteur
évoque la crise du volontarisme contractuel. Pour une réactualisation de la question, v. Ch. JAMIN, « Quelle
nouvelle crise du contrat ? », La nouvelle crise du contrat, dir. Ch. JAMIN et D. MAZEAUD, Paris, Dalloz,
2003. Dans cet article, M. JAMIN parle cette fois de la crise du solidarisme contractuel.
759 A. SUPIOT, « La relativité du contrat en question. Conclusion générale », La relativité du contrat,
Travaux de l’Association Henri Capitant, LGDJ, 1999, p. 183. V. égal. B. EDELMAN, « De la liberté et de la
violence économique », D. 2001, chron., p. 2315.
760 A. SUPIOT, art. préc., p. 198.
761 Leur apparition serait dûe à l’application de la figure contractuelle à des relations jusque là hiérarchisées
et imposées. Comme le relève M. SUPIOT, « en envahissant les terres de l’hétéronomie, le droit des contrats
s’en imprègne et se fait instrument d’assujettissement des personnes. Porté par le principe d’égalité, il investit les
lieux d’exercice du pouvoir, mais il ne peut le faire qu’en englobant son contraire : l’inévitable hiérarchisation
des personnes et des intérêts » (A. SUPIOT, « La relativité du contrat en question. Conclusion générale », art.
préc., p. 198).
762 J.-M. TRIGEAUD, « Convention », APD 1990, p. 15.
190
en tant qu’œuvre du vouloir, sans se préoccuper bien évidemment de savoir quel est son titre
de légitimité »763.
La conception jusnaturaliste se divise elle-même en deux branches. La première est
idéaliste. Elle est « axée sur la volonté dont la convention procède », la seconde est réaliste.
Elle est « centrée sur la convention comme “chose” ou sur la chose objet de la
convention »764 .
Michel VILLEY a approfondi l’analyse de cette dernière à travers l’étude de la pensée
des philosophes et juristes grecs et romains. Chez ARISTOTE, par exemple, le contrat est une
simple catégorie de l’échange, du synallagma. Ce dernier peut être volontaire (contrat) ou
involontaire (délit et quasi-délit). Michel VILLEY explique que « ce qui caractérise l’échange
en général est le déplacement qui donne lieu (…) à “restitution” d’une valeur autant que
possible équivalente »765. Le caractère volontaire ou involontaire de l’échange importe peu766.
En d’autres termes, le contrat représente simplement une modalité de l’interaction sociale.
Certes, remarque Michel VILLEY, « la convention peut ici tenir un office qui sans doute n’est
point négligeable ; pourtant elle n’est qu’un accident, qu’un accessoire dans l’échange ; ce
n’est jamais elle qui constitue l’essence du synallagma »767. Cette essence réside dans le
transfert de valeurs et sa capacité à en réaliser objectivement une juste répartition entre les
individus. Pour cette raison, la conception aristotélicienne du contrat peut être qualifiée de
réaliste ou objective.
On retrouve la même idée en droit romain. Selon Michel VILLEY, en droit romain, la
« cause de l’obligation (…), cette cause génératrice apparaît plus souvent dans la res que dans
le consentement (…). La causa de l’obligation, la raison de son existence, c’est, nous paraît
dire le texte romain, le fait que j’ai donné (…). Par exemple dans le mutuum, prêt entre
763 Ibid.
764 J.-M. TRIGEAUD, art. préc., p. 15. Pour Michel VILLEY, « les inspirateurs de notre théorie du contrat
sortent d’un cercle de philosophes attachés à la science moderne, férus de la vision du monde nominaliste,
atomistique de l’école des physiciens de Padoue (…) basée sur l’hypothèse (que leur impose le nominalisme et
la méthode galiléenne “résolutive compositive”) de l’état de nature anarchique. D’abord l’homme seul,
Robinson, un individu séparé, dépourvu de tout lien juridique, absolument libre. Il faudra que les institutions
sociales naissent de la volonté de cet homme, plus exactement de la rencontre des volontés individuelles, du
consentement. Tout droit ne peut que produire du consentement » (M. VILLEY, « Le contrat, préface historique
à l’étude de la notion de contrat », Seize essais de philosophie du droit, op. cit., p. 238).
765 M. VILLEY, « Le contrat, préface historique à l’étude de la notion de contrat », Seize essais de
philosophie du droit, op. cit., p. 241. V. également C. DESPOTOPOULOS, « La notion de Synallagma chez
Aristote », APD 1968, p. 115 et s., spéc. p. 119.
766 Comme le relève M. DESPOTOPOULOS, ARISTOTE « a opéré l’unification conceptuelle de tous ces
191
voisins ou amis, il faudra restituer le prêt en excluant le versement de tout intérêt. La
convention n’y est pour rien ; elle ne peut même rien y changer. Mais c’est simplement la
justice objective, dite “commutative”, qui le veut ainsi en raison de la nature du contrat »768.
Le mutuum n’a donc pas besoin des volontés individuelles pour produire ses effets.
L’attention des juristes romains se focalise sur le but que permet d’atteindre le contrat. Celui-
ci est déterminé objectivement, par le déplacement de la chose.
La conception objective du contrat, qui n’est pas l’apanage des Anciens, a notamment été
réactivée par Pierre DAUCHY769. Elle diffère profondément de la conception libérale qui, à
travers la sacralisation de l’individu et du contrat, pense celui-ci comme une « fin ». Dans la
conception libérale, le contrat est tout entier confondu avec l’individu, à tel point que
l’encadrement du premier est perçu comme une menace pour l’existence libre et autonome du
second. À l’inverse, dans la conception réaliste, le contrat apparaît comme un « moyen » et
non une « fin ».
La relativité conceptuelle du contrat en révèle la compatibilité avec la tendance à
l’objectivation.
B – OBJECTIVATION ET CONSENTEMENT
768 M. VILLEY, « Le contrat, préface historique à l’étude de la notion de contrat », in Seize essais de
philosophie du droit, Dalloz 1969, p. 243-244.
769 V. P. DAUCHY, Essai d’application de la méthode structurale à l’étude du contrat, thèse, Paris, 1979.
Pour une synthèse, v. du même auteur, « Une conception objective du lien d’obligation : les apports du
structuralisme à la théorie du contrat », APD, p. 269 et s.
770 Sur la distinction entre volonté et consentement, v. M.-A. FRISON-ROCHE, « Remarques sur la
distinction de la volonté et du consentement », RTD civ. 1995, p. 573 et s, spéc. p. 577 : « on conçoit une
articulation entre une puissance conservée, souveraine et a priori de la volonté, qu’on ne devrait soumettre à
aucune autorisation, et qui n’a nul besoin du droit positif pour exister, et un consentement né de la volonté mais
détaché d’elle et qui circule. Il peut ainsi y avoir objectivisme contractuel, par la considération du consentement,
sans nécessairement dirigisme contractuel, lequel voudrait porter sur la volonté ».
192
En ce sens, on peut se reporter à l’analyse de DURAND, selon laquelle les personnes
soumises à une obligation légale de contracter771 ont préalablement choisi d’appartenir à la
catégorie visée par cette obligation. Elles ont donc accepté d’être contraintes de contracter772.
On peut en outre relever avec l’auteur que l’individu a toujours le choix d’obéir à la
prescription légale ou de préférer la sanction prévue en cas de manquement à cette obligation
(dommages et intérêts, pénalités administratives ou sanctions pénales). Dès lors, « s’il accepte
de contracter, son consentement est juridiquement libre. L’ordre légal n’exerce pas sur la
volonté une pression plus grande que les contraintes exercées par les exigences de la vie
quotidienne »773. Ce dernier argument doit cependant être nuancé. L’existence de sanctions
importantes (notamment pénales) peut avoir pour effet de supprimer toute volonté. Il reste que
l’idée selon laquelle la contrainte ne fait pas nécessairement disparaître le consentement
trouve un renfort dans la jurisprudence considérant que seule l’exploitation abusive de la
dépendance économique est susceptible de caractériser le vice de violence774. En dehors de
l’abus, le consentement de la personne économiquement dépendante est valable. Ainsi la
contrainte, qu’elle soit économique ou légale, ne constitue pas, en soi, un obstacle au
consentement.
La thèse de DURAND est proche de celle défendue par les auteurs qui voient dans le
contrat d’adhésion un véritable contrat775. Selon BERLIOZ, il s’agit du «!contrat dont le
771 Sur cette obligation, v. not. R. MOREL, « Le contrat imposé », Le droit privé français au milieu du XXe
siècle, Etudes offertes à Georges Ripert, t. 2, LGDJ, 1960, p. 116 et s. Un contrat est imposé « toutes les fois
qu’une personne est obligée par la loi de faire la déclaration de volonté nécessaire à la formation d’un contrat,
sous peine d’une sanction » (p. 117). La catégorie des contrats imposés se divise en sous-catégories parmi
lesquelles on trouve le « contrat forcé » (p. 118) et le « rapport contractuel d’origine légale » (p. 119). Le contrat
forcé « est imposé à une personne en dehors de toute offre de sa part au profit d’une personne déterminée » (p.
121). Il s’agit par exemple de l’acquisition forcée de mitoyenneté prévue par l’article 661 du Code civil ou de
l’obligation pour le bailleur de renouveler le bail consenti au fermier (Art. 16 de l’ordonnance du 17 octobre
1945). Le rapport contractuel d’origine légale est quant à lui « un procédé technique, du domaine de la fiction.
C’est un statut légal à forme contractuelle » (p. 122). Entrent dans cette catégorie la vente sur saisie, les
adhésions forcées à un groupement ou encore le contrat de salaire différé (Décret-loi du 29 juillet 1939).
772 V. dans le même sens M.-A. FRISON-ROCHE, « Volonté et obligation », APD 2000, p. 140 : « si une
personne volontairement constitue ou pénètre une situation qui lui confère, de par sa position, un pouvoir, les
obligations, les sanctions, etc., attachées à cette position viendront la contraindre. Mais nul n’est contraint
d’accepter un pouvoir ».
773 P. DURAND, « La contrainte légale dans la formation du rapport contractuel », RTD civ. 1944, p. 84.
774 Civ. 1ère, 3 avr. 2002, Bull. civ. I, n° 108 ; D. 2002. 1860, notes J.-P. GRIDEL et J.-P. CHAZAL ; D.
2844, obs. D. MAZEAUD ; Defrénois 2002. 1246, obs. E. SAVAUX ; Cont. Conc. Cons. 2002, comm. n° 121,
obs. L. LEVENEUR ; JCP 2002. I. 184, n° 6 et s., obs. VIRASSAMY ; RTD civ. 2002. 502, obs. J. MESTRE et
B. FAGES.
775 Sur cette notion, v. not. R. SALEILLES, De la déclaration de volonté, Contribution à l’étude de l’acte
juridique dans le Code civil allemand, Pichon, 1901 (obs. sous l’art. 133, p. 194 et s., spéc. p. 229-230 : « il y a
contrats et contrats!; et nous sommes loin dans la réalité de cette unité de type contractuel que suppose le droit.!Il
faudra bien, tôt ou tard, que le droit s'incline devant les nuances et les divergences que les rapports sociaux ont
fait surgir. Il y a de prétendus contrats qui n'ont du contrat que le nom, et dont la construction juridique reste à
faire!; pour lesquels, en tout cas, les règles d'interprétation individuelle qui viennent d'être décrites devraient
193
contenu contractuel a été fixé, totalement ou partiellement, de façon abstraite et générale
avant la période contractuelle!»776. Plus précisément, « ce qui importe est, d'une part, la
volonté du stipulant d'une application générale, sans modification majeure des conditions
essentielles, d'autre part, la soumission de l'adhérent à une partie dont elle attend une
prestation sans vouloir, ou pouvoir offrir, une participation à la rédaction et à l'exécution du
contrat!»777.
La doctrine favorable à la nature contractuelle du contrat d’adhésion considère
généralement que même si les parties ne déterminent pas ensemble le contenu du contrat, sa
conclusion traduit leur volonté d’adhérer à une situation prédéfinie778. En d’autres termes, le
contrat d’adhésion reste un contrat à partir du moment où sa création est subordonnée à
l’échange de consentements. Le Doyen CARBONNIER estimait en ce sens qu’il « n’entre pas
dans la définition nécessaire du contrat, ni qu’il ait été consenti en détail, ni qu’il l’ait été
après un débat »779.
subir, sans doute, d'importantes modifications!; ne serait-ce que pour ce que l'on pourrait appeler, faute de mieux,
les contrats d'adhésion, dans lesquels il y a prédominance exclusive d'une volonté, agissant comme volonté
unilatérale, qui dicte sa loi, non plus à un individu, mais à une collectivité indéterminée, et qui s'engage déjà, par
avance, unilatéralement, sauf adhésion de ceux qui voudront accepter la loi du contrat, et s'emparer de cet
engagement déjà créé sur soi-même » ; « ces prétendus contrats d’adhésion qui ne sont au fond que des actes
unilatéraux de volonté ») ; J. DOLLAT, Les contrats d’adhésion, thèse, Paris, éd. Larose et Tenin, 1905 (l’auteur
critique la nature contractuelle de ces actes); V. PICHON, Des contrats d’adhésion, Leur interprétation et leur
nature, Thèse, Lyon, 1909 (favorable à leur nature contractuelle, v. spéc. p. 196 et s.); M.!HAURIOU, note sous
CE, 23!mars 1906, S. 1908, 3, p.!17 (qui les qualifie d’acte de nature règlementaire); G. FORTIER, Des pouvoirs
du juge en matière de contrats d'adhésion, thèse, Dijon, 1909 (favorable à leur nature contractuelle);!G.
DEREUX, « De la nature juridique des contrats d’adhésion », RTD civ. 1910, p. 503 et s. (favorable leur nature
contractuelle, v. spéc. p. 526 et s.) ; L. DUGUIT, Les transformations générales du droit privé depuis le Code
Napoléon, Félix Alcan, 2e!éd., 1920, rééd. La Mémoire du droit, spéc. p.!122-123 (qui retient la qualification de
déclaration unilatérale de volonté d’adhésion à une situation juridique organisée par la loi) ; M. DOMERGUE,
Étude d'ensemble sur le contrat d'adhésion , thèse, Bordeaux, 1935, (favorable la nature contractuelle, v. spéc.
p.!93!et!s.) ; G.!RIPERT, La règle morale dans les obligations civiles, op. cit., no!57, p.!100 (favorable à leur
qualification contractuelle : «!Pour la formation du contrat, la loi exige deux consentements!; elle ne mesure pas
au dynamomètre la force des volontés!») ; A. RIEG, «!Contrat type et contrat d'adhésion!», in Travaux et
recherches de l'Institut de droit comparé de Paris, 1970, p.!105 et!s.! (favorable à leur nature contractuelle v.
spéc. p.!110-111) ; G.!BERLIOZ, Le contrat d'adhésion, thèse, préf. B. GOLDMAN, LGDJ, 1973 (favorable à la
nature contractuelle, v. spéc. p.!10 et s. et note 2, p.!27) ; P.-A. CREPEAU, « Contrat d’adhésion et contrat-
type », Mélanges Louis Baudouin, p. 67 et s. ; pour une synthèse, F. CHÉNÉDÉ, « Raymond Saleilles, Le
contrat d’adhésion (2e partie) », RDC 2012/3, p. 1017.
776 G.!BERLIOZ, thèse préc., n° 41, p. 27. D’ailleurs, l'article!1102-5 de l'avant-projet Catala, repris à
l'article!10 du projet de la Chancellerie, adopte une définition relativement proche en le présentant comme «!celui
dont les conditions, soustraites à la discussion, sont acceptées par l'une des parties telles que l'autre les avaient
unilatéralement déterminées à l'avance ».
777 G.!BERLIOZ, thèse préc.,, n° 45, p. 29-30.
778 Dans le même sens, v. notamment Ph. LE TOURNEAU, « Quelques aspects de l’évolution des contrats »,
Mélanges offerts à Pierre Raynaud, Dalloz-Sirey, 1985, p. 364, n° 32 ; G. DEREUX, art. préc., p. 541, dans
lequel l’auteur invite à distinguer les clauses essentielles, c’est-à-dire celles sur lesquelles l’attention de
l’acceptant a été portée, des clauses accessoires, dont l’interprétation doit être guidée par les impératifs d’équité,
de bonne foi, et la recherche de l’intention réelle des parties.
779 J. CARBONNIER, Droit civil, les obligations, t. 4 , Thémis, 15e éd., 1991, n° 27, p. 67. Contra,
notamment G. MORIN, Révolte du droit contre le Code : La révision nécessaire des concets juridiques, Paris,
194
Il est donc légitime de parler de contrat en présence d’un acte dont les conditions
d’existence ou le contenu sont en partie déterminés par un tiers.
Sirey, 1945, p. 22 : « ce qui fait l’essence du contrat, c’est l’accord libre des parties pour déterminer elles-mêmes
leurs situations respectives, de telle sorte que chacune ne soit liée que comme elle l’a voulu ». V. également p.
23 : « l’adhésion ainsi entendue, puisqu’elle s’oppose à la libre discussion des clauses de l’acte, est, par là-
même, contraire à ce qui est l’essence du contrat ». Le même auteur propose de remplacer l’expression de
contrat d’adhésion par celle de « soumission volontaire à un statut ou un règlement préétabli » (op. cit., p. 24).
780 Th. BONNEAU, Droit bancaire, op. cit., n° 17.
781 Ibid.
782 F. TERRÉ, « Le contrat à la fin du XXe siècle », Revue des Sciences morales et politiques, 1995/3, p.
308.
783 Ibid., p. 315.
195
rencontre des volontés »784. Le contrat serait ainsi devenu un rapport automatisé et
entièrement dicté par la loi du marché.
Le constat dressé par M. TERRÉ nous semble juste sur plusieurs points. On observe
effectivement une automatisation des rapports contractuels. L’utilisation de la technique du
scoring dans le contrat de crédit en est un exemple frappant. Le fonctionnement globalisé de
la société a en outre fait de l’anonymat un mode normal d’interaction.
Pour autant, les conséquences que l’éminent juriste attache à la standardisation du contrat
ne sont pas inéluctables. En d’autres termes, l’automatisation et l’anonymat des rapports
contractuels ne conduisent pas nécessairement à leur deshumanisation et à l’indifférence des
parties. On peut voir en ce sens dans les interventions du législateur et du juge une volonté de
moraliser les comportements et de concilier la standardisation et la massification avec la prise
en compte de la personne d’autrui et de ses intérêts.
Plus précisément, l’objectivation du contrat paraît doublement utile. Elle a vocation à
protéger tant l’égalité (A) que la liberté contractuelle (B).
217. Evolution des rapports entre loi et contrat. L’objectivation du contrat a pour point
de départ le constat d’un décalage entre la réalité contractuelle et la définition du contrat
comme rencontre de volontés libres et égales785. Comme le met en lumière M. MAZEAUD,
« les postulats de liberté et d’égalité contractuelles sur lesquelles la théorie générale du contrat
a été édifiée » ont été remplacés par « les idées de liberté unilatérale et d’inégalité
contractuelle qui reflètent bien plus fidèlement la réalité des mœurs contractuelles »786. Cette
évolution de la réalité contractuelle rend compte de l’évolution des rapports de la loi et du
contrat.
En 1804, l’encadrement du contrat par la loi et le juge était restreint. La validité du
contrat était subordonnée au seul respect de l’ordre public et des bonnes mœurs. La raison de
cet encadrement a minima résidait dans la conviction que les parties étaient les meilleurs
juges de leurs intérêts.
196
A partir du moment où l’équilibre économique et social entre les parties a été rompu,
l’intervention du législateur et du juge s’est étendue à un contrôle intrinsèque du contrat787. Il
ne s’est plus seulement agi de protéger la société contre la conclusion de contrats illicites mais
également de protéger la partie faible. L’objectivation du contrat a pour finalité de le
rééquilibrer et de s’assurer qu’il présente un intérêt pour l’ensemble des parties788. En ce sens,
elle permet de pallier les carences de la volonté des parties. Comme l’écrit M. ANCEL, la
force obligatoire du contrat, expression du pouvoir créateur des volontés individuelles, « ne
trouve pas son origine dans la “nature” des choses » mais dans la loi. De ce fait, elle « ne doit
pas être considérée comme un dogme, une fin en soi », mais comme « un moyen, un
instrument en vue d’atteindre un certain équilibre social »789. Or, dès lors que le jeu de la force
obligatoire du contrat – c’est-à-dire de la volonté des parties – ne permet pas d’atteindre cet
équilibre, des entorses à ce principe sont justifiées. Il en va notamment ainsi lorsqu’il s’agit
d’aider « un débiteur en difficulté, et assurer (ou restaurer) un certain équilibre
contractuel »790.
787 V. sur ce point les célèbres développements de G. FARJAT, Droit économique, PUF, coll. Thémis, 2e éd.,
1982, spéc. p. 62 et s. L’auteur souligne qu’avec la loi du 27 juillet 1867 autorisant le libre développement
(c’est-à-dire sans autorisation de l’Etat) des sociétés anonymes, ces dernières vont « devenir peu à peu une pièce
essentielle de la vie économique » (p. 62). Cette loi va en effet marquer la date de naissance de grandes entités
économiques. « Dans tous les cas, ajoute t-il, on constate une diminution des libres contrats soit entre les
entreprises désormais inégales, soit entre les entreprises et les consommateurs. A la place de l’ancien marché
atomistique apparait une économie organisée des personnes privées disposant d’un certain pouvoir économique
– ou d’un « pouvoir de marché » – qui donne sur le plan juridique des contrats d’adhésion » (p. 63). Il est
intéressant de noter que la tendance à restreindre l’autonomie de la volonté imprègne également le droit des
contrats allemand et anglais. Sur ce point, v. H.-G. LESER, « L’évolution du contrat en droit allemand avec un
bref aperçu du droit anglais », L’évolution contemporaine du droit des contrats. Journées René Savatier (24-25
oct. 1985), PUF, 1986, p. 73 et s., spéc. p. 84 et 94 : « L’autonomie de la volonté n’a donc jamais été illimitée.
En fait de champ libre, elle a plutôt bénéficié, pourrait-on dire, d’un champ délimité à la façon d’un site protégé.
Tant que le champ reste libre, le contenu du contrat n’est plus contrôlé et les contractants disposent d’une large
liberté pour la formation du contrat. Mais cette liberté présuppose, de l’avis général, des pouvoirs assez
équilibrés, entre les parties contractantes, pour conduire à des contrats eux-mêmes équilibrés ».
788 V. sur ce point D. MAZEAUD, « Les nouveaux instruments de l’équilibre contractuel, Ne risque-t-on pas
d’aller trop loin ? », La nouvelle crise du contrat, op. cit., p. 136 et la synthèse de ces outils p. 139. L’auteur
soutient que le contrôle de l’équilibre contractuel prend la forme d’un contrôle des inégalités (à travers la
rénovation du vice de violence, le contrôle de l’abus, le contrôle de proportionnalité et la législation sur les
clauses abusives) et de l’intérêt des parties (à travers notamment la subjectivisation de la cause qui a marqué
l’émergence de la notion d’économie du contrat). V. égal. A. BRUNET et J.-Cl. OHLMANN, « Le droit de la
concurrence, instrument de restauration de la libre volonté contractuelle », Le rôle de la volonté dans les actes
juridiques : Etudes à la mémoire du Professeur Alfred Rieg, Bruyland, 2000, n° 7, p. 134 : « Le rôle du droit est
dans ces conditions de faire en sorte que le contrat préserve les intérêts des deux parties. En ce sens, la loi qui
fixe des limites impératives n’asservit pas la volonté. Condamnant l’usage abusif que peut faire le plus fort de sa
liberté, elle est un puissant facteur de rééquilibrage du contrat et rend par là plus réelle la volonté du plus
faible ».
789 P. ANCEL, « La force obligatoire, jusqu’où faut-il la défendre ? », in La nouvelle crise du contrat, op.
cit., p. 164. Dans le même sens, v. J. GHESTIN, G. LOISEAU et Y.-M. SERINET, Traité de droit civil, La
formation du contrat, LGDJ, 3e éd., 2013, n° 257 et 258.
790 P. ANCEL, « La force obligatoire, jusqu’où faut-il la défendre ? », art. préc., p. 171. Une partie de la
doctrine considère en sens inverse que la promotion de la coopération des parties et la recherche d’un équilibre
contractuel va à l’encontre de l’essence du contrat. Ainsi, Mme FRISON-ROCHE se demande en ce sens si on
197
Des auteurs vont même plus loin et voient dans l’objectivation du contrat un moyen de
réaliser le « bien commun » des parties791.
218. Liberté contractuelle et raison. Il est permis de considérer que, lorsqu’elle n’est
pas éclairée, la liberté est une « liberté d’indifférence », « une liberté négative dont tout
entendement est absent. C’est le plus bas degré de la liberté. Cette liberté existe en dehors de
peut « encore parler de contrat lorsque les volontés ne se croisent pas comme deux lames mais s’écoulent ainsi
angéliquement vers le même horizon d’un intérêt commun ? » (M.-A. FRISON-ROCHE, « Volonté et
obligation », APD 2000, p. 137, n° 38-39). Pour elle, la promotion d’un intérêt commun « rétrograde alors la
notion de contrat à celle, archaïque, d’accord ou de concert, lesquels supposent une concorde perpétuelle, c’est-
à-dire finalement l’absence d’obligation » (art. préc., p. 137).
791 P. LOKIEC, Thèse préc., n° 117 : « Toute la force du mouvement d’objectivation est de dissocier volonté
et force obligatoire du contrat, permettant par là-même d’élaborer une figure contractuelle objective qui se moule
dans les mécanismes du droit des contrats tout en étant justifiée par le bien commun ». Pour une conception du
contrat comme « institution (…) juste et conforme au Bien commun », v. égal. S. DARMAISIN, Le contrat
moral, préf. B. TEYSSIÉ, thèse, LGDJ, , 2000, spéc. n° 336.
792 Cf. supra n° 168 et s.
793 Cf. supra n° 159 et s.
794 Cf. supra n° 179.
795 Cf. supra n° 190 et n° 193.
198
toute connaissance, en dehors de toute vérité »796. A l’opposé de la « liberté d’indifférence »,
se situe la liberté kantienne, c’est-à-dire la liberté rationnelle, celle en vertu de laquelle « nous
sommes libres, parce que nous sommes des êtres raisonnables qui, au lieu de suivre
aveuglément les impulsions de la sensibilité, peuvent se laisser guider par la raison »797.
Analysant l’influence de l’analyse kantienne de la liberté sur le contrat, M. TRIGEAUD
écrit que « la volonté individuelle s’élève kantiennement à sa liberté et à sa vérité en adhérant
à une volonté collective qui exprime les intentions d’une ratio naturae congruens ; de sorte
qu’en chaque volonté des parties à la convention, délivrée de ses particularités empiriques,
c’est la volonté rationnelle de “l’ensemble”, du législateur qui fait entendre sa voix »798. Cette
conception de l’autonomie de la volonté légitime à l’évidence l’intervention du législateur ou
du juge dans le contrat. Elle permet d’éviter « le danger de la liberté individualiste laissée à
elle-même (…), le risque que fait courir à la société, c’est-à-dire à l’homme rationnel et en
soi, devenue personne, le déploiement sans contrôle de l’individualisme empirique »799.
Dans son célèbre article sur « La crise du contrat et sa portée », BATIFFOL considérait
déjà que la vraie liberté est celle consistant à agir avec raison et pouvant faire l’objet d’une
justification800. Pour l’auteur, l’encadrement légal de la décision de contracter ne porte pas
796 N. CHARDIN, Le contrat de consommation de crédit et l’autonomie de la volonté, thèse, préf. J.-L.
AUBERT, LGDJ, 1988, p. 41. Pour l’auteur, grâce aux lois volontaristes, « le consommateur va pouvoir décider
librement de contracter ou de ne pas le faire. En effet, par le biais de la préparation, il échappe à la liberté
d’indifférence, cette fausse liberté qui relève du manque d’attention. La conception de l’acte se faisant à partir
d’une information traitée communiquée au consommateur, la prise de décision est donc d’un degré de liberté
élevé » (N. CHARDIN, thèse préc., p. 234-235). Sur la liberté d’indifférence, v. également J.-M. GABAUDE,
Liberté et raison, La liberté cartésienne et sa réfaction chez Spinoza et Leibniz, Toulouse, 1970, spéc. p. 152 ;
Ch. TAYLOR, Hegel et la société moderne, Cerf, spéc. p. 79 et s. ; T. ROSSI LEIDI, Hegel et la liberté
individuelle ou les apories de la liberté moderne, L’harmattan, spéc. p. 1 à 59.
797 N. CHARDIN, thèse préc., p. 178. L’auteur renvoie à SPAIER, La pensée concrète, p. 294. V. égal.
KANT, Critique de la Raison Pure, Folio, p. 474 : « j’entends par liberté, dans le sens cosmologique, le pouvoir
de commencer de soi-même un état dont la causalité n’est pas soumise à son tour, suivant la loi de la nature, à
une autre cause qui la détermine quant au temps » et « la liberté dans le sens pratique est l’indépendance de
l’arbitre par rapport à la contrainte des impulsions de la sensibilité » ; Métaphysique des mœurs I, Flammarion,
p. 131 et s., spéc. p. 134 : « j’affirme qu’à tout être raisonnable qui a une volonté, nous devons accorder
nécessairement aussi l’idée de liberté, sous laquelle seulement il agit. Car dans un tel être nous nous représentons
une raison qui est pratique, c’est-à-dire qui possède une causalité à l’égard de ses objets. Or, on ne peut
aucunement se représenter une raison qui, avec sa pleine conscience, recevrait à l’endroit de ses jugements une
direction venue du dehors ; car, si tel était le cas, le sujet attribuerait, non point à sa raison, mais à une impulsion
la détermination de sa faculté de juger ».
798 J.-M. TRIGEAUD, « Convention », APD 1990, p. 17.
799 J.-M. TRIGEAUD, art. préc., p. 18
800 « Aussi bien le refus de voir dans la liberté une faculté d’agir selon la raison, et l’affirmation qu’elle
n’existe que dans les choix dont il n’y a pas à rendre compte, mène facilement à penser que les seuls actes libres
sont ceux qui relèvent de la passion, de l’instinct ou du caprice. Cette voie conduit à la fameuse formule que la
liberté est perdue quand elle s’exerce : celui qui a contracté perd la liberté de ne pas contracter ; il est en effet lié.
Singulière conception d’une liberté dont l’exercice a pour effet de la détruire : elle est bien fragile »
(BATIFFOL, « La crise du contrat et sa portée », APD 1968, p. 22). Sur cette singulière conception, v. par ex. J.
GHESTIN, « La notion de contrat au regard de la diversité de ses éléments variables. Rapport de synthèse », La
relativité du contrat, Travaux de l'association Henri Capitant, Tome IV, 1999, LGDJ, 2000, p. 223 et s., spéc. p.
199
atteinte à la liberté de contracter lorsqu’il est animé par la volonté de structurer
raisonnablement les rapports humains801. Pour reprendre les mots de SALEILLES, il s’agit
d’opérer un balancement dans les rapports qu’entretiennent la volonté et la justice et ne plus
dire « cela est juste, parce que cela a été voulu », mais « cela doit être voulu, parce que cela
est juste »802.
L’objectivation du contrat modifie finalement l’appréhension du phénomène contractuel.
Avec l’équilibre qu’elle impose, « ne se dirige t-on pas insensiblement, dans la pratique
contractuelle et la jurisprudence la plus récente, vers le stade ultérieur, mais radicalement
différent, de la coopération ? Le contrat ne deviendrait-il pas l’instrument juridique d’une
collaboration entre partenaires ? »803. Cette observation nous conduit à envisager le contrat
dans sa dimension relationnelle.
219. Plan. Le contrat n’est pas seulement un acte créateur d’obligations. Il est aussi le
socle d’une relation. Cette dimension relationnelle justifie l’existence de nouveaux devoirs
contractuels (§ I) et traduit le rôle social du contrat (§ II).
233. Pour l’auteur, le contrat, « acte volontaire et exercice d’une liberté, est en même temps une aliénation
volontaire de liberté ».
801 « La liberté est accrue par l’action raisonnable parce que celle-ci ouvre de nouvelles possibilités d’agir,
donc un choix de moyens où se trouve l’exercice vrai de la liberté, mais de moyens qui doivent à leur tour être
raisonnables pour être efficaces, donc pour consacrer une liberté au sens vrai du terme (...). On peut donc encore
parler de liberté quand les conditions du contrat sont dictées par les lois et règlements, ou même la volonté d’un
contractant plus fort – à condition certes, surtout, dans cette dernière hypothèse, que cette situation ait une raison
d’être suffisante au regard de la conjoncture » (H. BATIFFOL, art. préc., p. 22).
802 R. SALEILLES, De la déclaration de volonté, art. 141, n° 60.
803 J. MESTRE, RTD civ. 1986, p. 101.
804 I. R. MACNEIL, « Relational contract: what we do and do not know », Wisconsin Law Review, 1985, p.
483 et s. (http://cisr.ru/files/publ/lib_pravo/Macneil%201985%20Relational%20contract.pdf).
200
parties sont amenées à se connaître, à s'impliquer, à collaborer »805. On voit donc que les
contrats relationnels sont nécessairement incomplets au moment de leur conclusion. De ce
fait, les parties sont tenues d’adapter ou de modifier le contenu du contrat tout au long de son
existence afin d’assurer son maintien et sa bonne exécution. Leur comportement doit être
guidé par l’idée de confiance légitime.
S’inspirant des travaux de MACNEIL, Mme BOISMAIN propose de limiter la théorie du
contrat relationnel aux contrats pour lesquels il est « difficile pour au moins une partie de
trouver un partenaire équivalent »806.
Quelle que soit la définition retenue, on peut relever qu’avec le contrat relationnel, « c'est
moins une nouvelle catégorie qui est proposée qu'un éclairage de la notion de contrat. Le
contrat ne pourrait plus seulement être défini comme un accord de volontés faisant naître des
obligations. L'existence d'une relation ferait partie de ses éléments essentiels. Sans relation, il
n'y aurait pas de contrat »807.
805 Y.-M. LAITHIER, « A propos de la réception du contrat relationnel en droit français », D. 2006, p. 1003,
I. A.
806 C. BOISMAIN, Les contrats relationnels, thèse, préf. M. FABRE-MAGNAN, PUAM, 2005, p. 166.
807 Y.-M. LAITHIER, art. préc., I. B.
808 F. OST, « Temps et contrat. Critique du Pacte faustien », La relativité du contrat, Travaux de
201
dont ni le début ni la fin ne sont identifiables avec précision »810. Dans ce passage, François
OST fait référence à l’incomplétude consubstantielle du contrat, laquelle a précisément fondé
le développement de l’aspect relationnel du contrat : le contrat n’est plus seulement un
instrument d’organisation du futur, il devient « un “lien” vivant entre les parties qu’unit une
“relation contractuelle” »811.
222. Réception en droit positif. Si la théorie du contrat relationnel n’a pas été en tant
que telle consacrée par le droit français, on peut néanmoins considérer que le développement
d’une jurisprudence instaurant une civilisation des comportements est l’expression d’une
volonté de promouvoir la dimension relationnelle du contrat812. La jurisprudence ici évoquée
est celle qui se rapporte à l’obligation d’exécuter le contrat de bonne foi et à ses déclinaisons,
à savoir le devoir de loyauté813, de coopération des parties ou encore de cohérence.
Les arrêts rendus par l’Assemblée Plénière de la Cour de cassation le 1er décembre 1995
illustrent de façon significative cette volonté d’instaurer une police des comportements
contractuels814. Comme on le sait, il en résulte que l’indétermination du prix dans un contrat-
cadre n’affecte pas sa validité. Le prix peut être fixé ultérieurement et unilatéralement par une
partie, sous réserve du contrôle de l’abus. Comme l’a relevé M. AYNÈS, « c’est “l’abus dans
la fixation du prix” et non le prix excessif qui est condamné »815. Or, la lutte contre l’abus
intéresse le devoir de loyauté des contractants816.
MAZEAUD. Dans cet arrêt, la Cour de cassation a approuvé les juges du fond d’avoir sanctionné un concédant
pour rupture abusive au motif qu’il avait « sciemment entravé la reconversion du concessionnaire » et que,
« nonobstant le respect du délai de préavis contractuel, il ne s’était pas correctement acquitté de son obligation
de bonne foi dans l’exercice de son droit de résiliation ». V. aussi Com. 24 nov. 1998, Defrénois 1999. 371, obs.
D. MAZEAUD, RTD civ. 1999. 98, obs. J. MESTRE, où la Cour de cassation a censuré les juges du fond pour
avoir rejeté la demande de résiliation d’un mandat formulée par un agent commercial en raison du manquement
de ses mandants à leur obligation de loyauté. Ces derniers avaient fourni des centrales d’achat concurrentes,
empêchant ainsi l’agent d’exécuter son mandat.
814 Ass. plén., 1er décembre 1995, Bull. Ass. plén., n° 7, 8 9, D. 1996. 13, concl. JÉOL et 20, note L. AYNÈS,
JCP G 1996. II. 22565, concl. JÉOL et note J. GHESTIN ; RTD civ. 1996. 153, obs. J. MESTRE, Defrénois 1996.
747, obs. Ph. DELEBECQUE ; L. VOGEL, D. 1995. chron. 162 ; LPA 27 déc. 1995, p. 19, n° 34, note D. BUREAU
et N. MOLFESSIS ; V. aussi Les grands arrêts de la jurisprudence civile, t. 2, Dalloz, 12e éd., n° 152-155.
815 L. AYNÈS, D. 1996. 20.
816 V. en ce sens, L. AYNÈS, D. 1996. 20 ; L. VOGEL, D. 1995. chron. 162 ; D. BUREAU et N.
MOLFESSIS, LPA, 27 déc. 1995, p. 19, n° 34. Comp. Com., 10 juill. 2007, D. 2007. 2839, note Ph. STOFFEL-
MUNCK, 2844, note P.-Y. GAUTIER et 2966, obs. B. FAUVARQUE-COSSON; JCP 2007. II. 10154, note D.
HOUTCIEFF ; CCC 2007, comm. n° 294, obs. L. LEVENEUR ; Defrénois 2007. 1454, obs. E. SAVAUX ;
RDC 2007. 1107, obs. L. AYNÈS et 1110, obs. D. MAZEAUD ; RTD civ. 2007. 773, obs. B. FAGES ; Les
grands arrêts de la jurisprudence civile, t. 2, n° 164. Dans cet arrêt, la haute juridiction a affirmé que « si la
règle selon laquelle les conventions doivent être exécutées de bonne foi permet au juge de sanctionner l’usage
202
On relèvera également les arrêts aussi rares que remarqués qui reconnaissent
explicitement au juge le pouvoir de sanctionner les parties, sur le fondement de l’obligation
d’exécuter le contrat de bonne foi, lorsqu’elles refusent de renégocier un contrat dont
l’exécution est devenue problématique pour leur cocontractant817. C’est alors le manquement
au devoir de coopérer qui est sanctionné.
La dimension relationnelle du contrat s’exprime aussi à travers la reconnaissance d’un
devoir de cohérence818. On peut en trouver une application implicite dans un arrêt du 28
janvier 2009. En l’espèce, la troisième Chambre civile de la Cour de cassation a censuré les
juges du fond, sur le fondement de l’article 1134 alinéa 3 du Code civil, pour n’avoir pas
sanctionné une société d’assurance qui, après s’être « prévalue de la nature décennale des
désordres pour exiger de son assurée le versement de primes majorées », avait, dans un
second temps, « contesté devant les juges du fond la garantie correspondante pour lui voir
substituer la garantie “défaut de performance” moins onéreuse pour elle »819.
déloyal d’une prérogative contractuelle, elle ne l’autorise pas à porter atteinte à la substance même des droits et
obligations légalement convenus entre les parties ». Cet arrêt ne remet pas en cause l’instauration d’une police
des comportements. Bien au contraire, il fait clairement ressortir l’interdiction des comportements déloyaux.
817 V. Com., 3 nov. 1992, Bull. civ. IV, n° 338 ; « Huard », JCP G 1993. II. 22164, note G. VIRASSAMY ;
RTD civ. 1993. 124, obs. J. MESTRE ; Cont. Conc. Cons. 1993, comm. n° 45, obs. L. LEVENEUR, où la Cour
de cassation a approuvé les juges du fond d’avoir considéré que le fournisseur manquait à son obligation
d’exécuter le contrat de bonne foi en refusant de le renégocier avec son distributeur, à la suite d’une évolution
des circonstances économiques empêchant ce dernier de pratiquer des prix concurrentiels. V. également Civ.1re,
16 mars 2004, Bull. civ. I, n° 86 ; D. 2004. 1754, note D. MAZEAUD, et 2239, chron. J. GHESTIN ; RDC 2004.
642, obs. D. MAZEAUD ; RTD civ. 2004. 290, obs. J. MESTRE et B. FAGES ; JCP 2004. I. 173, n° 22-29, obs.
J. GHESTIN ; RLDC 2004, p. 5, chron. D. HOUTCIEFF, où la Cour de cassation a approuvé les juges du fond
d’avoir déclaré abusive la rupture unilatérale d’un contrat fondée sur « le déséquilibre financier existant dès la
conclusion du contrat et non le refus injustifié [du cocontractant] de prendre en compte une modification
imprévue des circonstances économiques et ainsi de renégocier les modalités du sous-traité au mépris de leur
obligation de loyauté et d'exécution de bonne foi ». On peut considérer que cet arrêt reconnaît à une partie le
droit rompre unilatéralement le contrat lorsque son cocontractant refuse de le renégocier alors que son équilibre
est rompu à la suite d’une modification imprévue des circonstances économiques. V. en ce sens D. MAZEAUD
note préc. Mais v. en sens contraire J. GHESTIN, note préc.
818 Sur ce point, v. not. J.-L. SOURIOUX, « La croyance légitime », JCP G 1982. I. 3058 ; B. FAGES, Le
note D. HOUTCIEFF ; RDI 2009. 254, obs. Ph. MALINVAUD ; RTD civ. 2009. 317, obs. B. FAGES ; RDC
2009. 999, obs. D. MAZEAUD, et 1019, obs. G. VINEY ; D. 2010. 232, obs. B. FAUVARQUE-COSSON. V.
déjà Com., 26 nov. 2003 (RDC 2004, p. 257, obs. D. MAZEAUD, RTD civ. 2004, p. 80, obs. J. MESTRE et B.
FAGES. Dans cet arrêt, la Chambre commerciale a retenu la responsabilité d’un négociateur pour rupture
abusive des pourparlers dont la durée, l’avancement et les coûts avaient fait naitre une confiance légitime dans
l’esprit de son partenaire. V. également Com., 8 mars 2005, Bull. civ. IV, n° 44 ; D. 2005, pan., p. 2843, obs. B.
FAUVARQUE-COSSON, RDC 2005, p. 1015, obs. D. MAZEAUD, RLDC juill.-août 2005, p. 5, note D.
HOUTCIEFF, RTD civ. 2005, p. 391, obs. J. MESTRE et B. FAGES, où la Cour de cassation a sanctionné une
banque, sur le fondement de l’article 1134 al. 3, pour avoir exigé l’application d’une convention d’unité de
compte après avoir volontairement « adopté un comportement incompatible » avec elle. V. enfin Civ. 1ère, 16 fév.
1999, Bull. civ. I, n° 52 ; D. 2000, somm., p. 360, obs. D. MAZEAUD : la Haute juridiction a ici censuré les
203
On peut enfin évoquer, avec Mme ROCHFELD, les arrêts sanctionnant l’inexécution du
contrat même en l’absence de préjudice pour le créancier de l’obligation820. Avec cette
solution, la Cour de cassation assure « une protection pure de la valeur de la promesse » et
prend donc en compte le lien pour lui-même indépendamment de son contenu821.
Il est permis de considérer que tous ces devoirs alimentent ce que l’on peut qualifier de
guide du bon comportement de l’homme contractuel822. Peut-on aller plus loin ? Une partie de
la doctrine milite en faveur de la consécration d’une conception solidariste du contrat823. Cette
dernière implique que le contrat doive s’exécuter non seulement de manière loyale mais
encore dans un esprit de fraternité et de solidarité824. Si quelques arrêts ont pu être analysés
comme une adhésion au mouvement solidariste, il faut reconnaître que celui-ci ne s’est pas
encore imposé à ce jour825.
Quoi qu’il en soit, la jurisprudence relative aux devoirs de bonne foi, de loyauté, de
coopération et de cohérence, répond aux vœux de MACNEIL. Elle tend à faire du contrat
l’expression d’une « mini-société »826, concept qui n’est pas sans rappeler le « microcosme »
de DEMOGUE827. L’accent est mis non plus sur le contrat comme « concept juridique » mais
sur contrat comme « fait social »828.
juges du fond pour avoir constaté la résolution d’une vente en application d’une clause résolutoire de plein droit
sans avoir recherché si sa mise en œuvre tardive ne constituait pas un manquement au devoir d’exécuter le
contrat de bonne foi.
820 Civ. 1ère, 13 oct. 1993, Bull. civ. I, n° 287 ; Civ. 3e, 13 novembre 1997, Bull. civ. III, n° 202 ; RTD civ.
1998, p. 124 ; Civ. 3e, 30 janvier 2002, Bull. civ. III, n° 17, RTD civ. 2002, p. 321, note P.-Y. GAUTIER et p.
816, note P. JOURDAIN ; D. 2003, p. 458, note D. MAZEAUD.
821 V. J. ROCHEFELD, « La rupture efficace », Droit et économie des contrats, op. cit., p. 187.
822 M. FAGES parle du « comportement de référence » ou encore du « bon comportement » comme « façon
droit. Mélanges François Terré, Dalloz, 1999, p. 603 ; Ch. JAMIN , « Plaidoyer pour le solidarisme
contractuel », in Le contrat au début du XXIe siècle, Etudes offertes à J. Ghestin, LGDJ, 2001, p. 443 et s. ; La
nouvelle crise du contrat, dir. D. MAZEAUD et Ch. JAMIN, Dalloz, 2003 ; Le solidarisme contractuel, mythe
ou réalité ?, dir. L. GRYNBAUM et M. NICOD, Economica, 2004 ; J. CEDRAS, « Le solidarisme contractuel
en doctrine et devant la Cour de cassation », Rapport annuel de la Cour de cassation 2004, p. 215 et s.
824 M. CHANIAL propose de transposer la pensée des solidaristes du XIXe siècle au contrat: « dès lors que
le contrat social est justice, restaure l’équivalence des charges et des bénéfices de la solidarité sociale, les
contrats particuliers pourront être justes. Pas de contrats sans acquittement du quasi-contrat. En ce sens, le
contrat doit, pour être juste, renouer les fils de l’alliance. Il suppose la solidarité, exige de chacun et de tous de se
considérer comme un associé solidaire avant d’être un individu séparé » (Ph. CHANIAL, « Renouer les fils de
l’alliance, Bourgeois, Durkheim et l’incomplétude du contrat », La nouvelle crise du contrat, op. cit., p. 57).
825 Pour une critique, v. not. Y. LEQUETTE, « Bilan des solidarismes contractuels », Mélanges offerts à
une « petite société où chacun doit travailler dans un but commun qui est la somme des buts individuels
poursuivis pas chacun ». « Le créancier n’est pas seulement créancier, il peut avoir un devoir de collaboration ».
828 F. OST, « Temps et contrat. Critique du Pacte faustien », La relativité du contrat, Travaux de
204
Cette orientation se retrouve également, du moins en partie, dans le récent avant-projet de
réforme du droit des obligations en date du 23 octobre 2013, et pour lequel le gouvernement a
demandé une habilitation à légiférer par voie d’ordonnance (art. 3 du projet de loi du 27
novembre 2013).
D’une part, le principe selon lequel les contrats doivent être formés et exécutés de bonne
foi fait l’objet d’un article spécifique (art. 3 avant-projet), placé dans le premier chapitre
consacré aux dispositions préliminaires sur le contrat. « De simple force d’appoint en droit
positif, le devoir de bonne foi est donc promu au rang de “principe général” du droit des
contrats »829.
D’autre part, l’article 104 de l’avant-projet consacre la renégociation du contrat pour
imprévision. Selon ce texte, « si un changement de circonstances imprévisibles lors de la
conclusion contrat rend l’exécution excessivement onéreuse pour une partie qui n’avait pas
accepté d’en assumer le risque, celle-ci peut demander une renégociation du contrat à son
cocontractant ». Il est prévu que, en cas de refus ou d’échec de cette dernière, le juge pourra
être saisi par les deux parties afin de procéder à l’adaptation du contrat, à défaut de quoi une
partie pourra lui demander d’y mettre fin.
Dans le même sens, selon l’article 71 de l’avant-projet, la fixation unilatérale du prix est
validée dans les contrats cadre ainsi que dans les contrats à exécution successive. Cependant,
la partie à laquelle est attribué le pouvoir de fixation unilatérale est tenue de justifier le
montant du prix en cas de contestation. Cette exigence de motivation « canalise »830 le pouvoir
unilatéral et il est de nature à prévenir les abus.
829 Cf. D. MAZEAUD, « Droit des contrats: réforme à l’horizon! », D. 2014, p. 291, n° 16.
830 Selon le terme utilisé par M. MAZEAUD, chron. préc., n° 13.
205
coopération. En effet, lorsque la demande de crédit apparaît légitime, le médiateur va inciter
le banquier à revenir sur son refus. Il va donc lui demander de faire preuve d’un esprit de
coopération, afin de permettre à une entreprise de démarrer ou relancer son activité. Il importe
de relever que cette reconnaissance implicite d’un devoir de coopération est particulièrement
originale. En effet, le devoir jurisprudentiel de coopération ne se manifestait auparavant qu’au
stade de l’exécution du contrat, afin de favoriser son maintien.
224. Plan. L’évocation du rôle social du contrat recouvre deux idées. Selon la première,
le contrat ne peut exister qu’au sein de rapports sociaux. Il a pour cette raison une « essence
sociale »831 (A). Selon la seconde, le contrat doit être placé au service de la réalisation d’un
intérêt social, c’est-à-dire d’un intérêt dépassant celui des parties au contrat (B).
831 L’expression est empruntée à Ph. CHANIAL, « Renouer les fils de l’alliance, Bourgeois, Durkheim et
cette conception des rapports sociaux, v. C. BONICCO, « Tout n’est pas contractuel dans le contrat. Variations
sur un thème durkheimien dans la sociologie interactionniste américaine », Repenser le contrat, dir. G.
206
On pourrait aller plus loin et parler de « l’essence contractuelle de l’homme » pour
exprimer la nécessité dans laquelle il se trouve d’interagir avec ses semblables afin de
développer ses capacités et vivre838. La figure de l’homme contractuel symboliserait même
« le triomphe de la démocratie »839. L’homme contractuel serait cet « homme véritable » dont
parle GOUNOT, c’est-à-dire « l’homme vivant en société, (…) l’homme pénétré jusqu’aux
moelles par les influences des relations organiques qu’il soutient avec ses semblables » ; il est,
« pour reprendre la vieille et toujours vraie définition d’Aristote, “l’animal social”. L’homme
ne naît pas libre et indépendant “comme le petit de l’âne sauvage” ; il naît enchaîné par le lien
social, enserré dans un réseau complexe de solidarités matérielles et morales, auxquelles pour
vivre il doit nécessairement s’adapter, comme il se doit plier aux lois du monde physique.
L’homme ne vit, ne se développe, ne devient lui-même que dans et par la société. Hors la
société, pas de salut pour l’individu »840.
LEWKOWICZ et M. XIFARAS, Dalloz, 2009, p. 157 et s. L’auteur s’est intéressé aux travaux de M.
GOFFMAN, membre de l’Ecole de Chicago. Ce dernier a montré que le contrat n’a pas de force normative en
soi mais apparaît au sein d’un ordre, « d’une structure non négociable, la syntaxe de l’ordre de l’interaction » (p.
166), qui lui préexiste et organise, en amont, ses possibilités d’existence. En effet, cette « syntaxe de l’interaction
lie les acteurs sous l’égide de définitions sociales partagées par eux sous forme de croyances et mises en œuvre
dans leur attitude pour manifester l’estime qu’ils se portent réciproquement. La coordination ne procède donc
pas d’une intention individuelle mais résulte de la structure même de l’ordre de l’interaction qui est réciproque.
Cette structure est indéniablement sociale et non pas simplement morale : s’affirmer et affirmer l’autre comme
personne, c’est manifester et honorer la compétence sociale, ce qui implique une solidarité » (p. 167). Le contrat
est donc la simple manifestation de l’interaction des membres d’une société. Il ne la crée pas. En revanche,
lorsque l’interaction n’assure plus l’équilibre des rapports sociaux, le contrat subversif permet aux individus de
combattre l’ordre défectueux et mortifère de l’interaction. Le contrat a dans cette hypothèse un rôle créateur.
Cette analyse, qui nie tout pouvoir créatif aux volontés individuelles en dehors du contrat subversif, peut paraître
excessive. Elle est néanmoins intéressante car elle permet de comprendre que le contrat peut être perçu comme
l’outil ou la modalité de réalisation des effets de l’interdépendance des membres de la société.
838 En ce sens, v. R. DEMOGUE Traité des obligations, t. 1, n° 23 bis, p. 69 : « les contrats sont toujours
démocratie » (A. CAILLÉ, « De l’idée de contrat, le contrat comme don à l’envers (et réciproquement) », La
nouvelle crise du contrat, dir. Ch. JAMIN et D. MAZEAUD, Dalloz, 2003, p. 27 et s, spéc. p. 31). Il faut
cependant noter que cette analyse est proprement occidentale. Dans un article consacré à « La relativité du
contrat », M. SUPIOT a montré que le culte du contrat n’est pas universel. Des sociétés orientales ont longtemps
existé sans contrat. Ce dernier a fait son apparition sous l’Ère Meiji, mais son utilisation était alors cantonnée
aux échanges avec les sociétés étrangères (souvent qualifiées de « barbares »). Les rapports sociaux au Japon se
sont construits sur la base du giri qui se définit comme « obligation, devoir, dette morale » et qui a pour objet de
nouer « une chaîne puissante d’obligations flexibles qui se confortent mutuellement et maintiennent l’harmonie
de la communauté » (A. SUPIOT, « La relativité du contrat en question. Conclusion générale », La relativité du
contrat, Travaux de l’Association Henri Capitant, op. cit., p. 183 et s., spéc. p. 192).
840 E. GOUNOT, Le principe de l’autonomie de la volonté en droit privé, thèse, 1912, p. 321.
207
de contracter constituait un comportement asocial841. DEMOGUE a plus exactement
considéré que la légitimité du pouvoir de contracter que contient la liberté contractuelle
supposait que son exercice réalise la coopération sociale842. Dans le même sens, DURAND a
soutenu que « le droit ne reconnaît pas au contrat une valeur pour procurer à la volonté d’un
individu la jouissance d’affirmer son pouvoir, mais parce que le contrat constitue le moyen
normal de satisfaire les besoins du commerce juridique et qu’il est socialement nécessaire. La
société a le droit d’aménager l’activité contractuelle. Si, dans un domaine déterminé, et pour
atteindre un résultat socialement désirable, le contrat apparaît comme un instrument trop
imparfait, l’intervention de la loi sera justifiée »843.
841 J.-C. SERNA, Le refus de contracter, thèse préc., p. 4 : « le contrat étant un phénomène nécessaire pour
unir les hommes en société, refuser de contracter se présente comme une attitude a-sociale, anormale ».
842 V. R. DEMOGUE, Traité des obligations, t. 1, Paris, Rousseau, 1923, n° 10, p. 19 : « L’état naturel en
société est la solidarité, la liberté peut simplement être considérée comme souhaitable dans une certaine mesure.
L’obligation acte libre doit être considérée comme instrument nécessaire de la coopération ».
843 P. DURAND, « La contrainte légale dans la formation du rapport contractuel », RTD civ. 1944, p. 97.
844 S. GODELAIN, thèse préc., n° 519.
845 Ibid., n° 639.
846 Ibid., n° 673.
847 H. BARBIER, La liberté de prendre des risques, thèse, préf. J. MESTRE, PUAM, 2011, n° 57.
208
Parmi les évolutions du contrat de crédit, deux d’entre elles semblent répondre à la
reconnaissance de la capacité financière. Il s’agit de la reconnaissance des devoirs d’alerter le
client sur les dangers du crédit et de la mise en place de la médiation du crédit.
En effet, les devoirs d’alerte ont vocation à aider l’emprunteur à exercer de façon
pertinente sa capacité financière en lui permettant de mesurer l’adéquation du crédit avec sa
capacité de remboursement et avec la faisabilité du projet.
Quant à l’intervention du médiateur du crédit, elle a vocation à permettre au candidat, via
l’accès au crédit, de réaliser sa pleine capacité financière. En effet, l’emprunteur sera mis en
mesure d’exercer ses droits pécuniaires compte tenu de ce dont il dispose (le crédit) et de ce
qu’il pourra obtenir grâce à l’activité financée.
848 G. VINEY, Traité de droit civil. Introduction à la responsabilité, LGDJ, 3e éd., 2008, n° 185, p. 500.
849 M. MEKKI, thèse préc., p. 509.
850 Ibid., p. 629.
209
d’habitation ; il réside dans la protection de la liberté d’entreprendre pour le bail commercial.
Dans un cas comme dans l’autre, le contrat apparaît bien comme « un outil au service » d’un
intérêt social.
Cette nouvelle vocation sociale du contrat s’exprime de façon emblématique à travers la
figure du « contrat pédagogique » conceptualisée par Mme ROCHFELD851. Selon l’auteur, ce
contrat pose le cadre des relations des bénéficiaires de droits sociaux avec la collectivité.
L’auteur renvoie à un jugement du TGI de Marseille du 15 avril 2004, dans lequel les
magistrats ont estimé que le plan d’aide de retour à l’emploi (PARE) avait une nature
contractuelle. Selon ce jugement, le PARE comporte en effet, « outre le rappel des obligations
légales et règlementaires (…), un double engagement réciproque » : « celui pour le
demandeur d’emploi de respecter les engagements pris dans le cadre du PAP signé avec
l’ANPE », « en contrepartie de l’obligation pour l’Assedic de verser l’indemnité »852. Certes,
la Cour de cassation semble avoir censuré un tel raisonnement dans un arrêt du 31 janvier
2007853. Toutefois, comme le relève Mme ROCHFELD, le PARE « n’est plus isolé dans sa
catégorie »854 puisque d’autres accords de ce type ont vu le jour : le contrat de responsabilité
parentale (créé par la loi du 31 mars 2006 sur l’égalité des chances) ou encore le contrat
d’acceuil et d’intégration (créé par la loi de programmation pour la cohésion sociale du 18
janvier 2005 et rendu obligatoire pour tout nouvel arrivant par la loi du 24 juillet 2006).
La dimension pédagogique du PARE réside dans le rappel d’une nécessaire contrepartie
au versement de la prestation sociale. En d’autres termes, il « joue un rôle de prescripteur du
lien d’interdépendance, lien sur lequel il s’appuie pour rappeler, à leurs signataires, leurs
droits et devoirs aux fins de prise de conscience »855. Il s’agit néanmoins d’un contrat
puisqu’il entérine la rencontre de deux volontés, celle du bénéficiaire du droit et celle de la
collectivité. Ce contrat, écrit Mme ROCHFELD, constitue l’outil « d’une politique de
responsabilisation et de “donnant-donnant” instillé par l’Etat, pour instituer les obligations
qu’il renferme comme des “contreparties”, des “engagements réciproques” »856.
C. WILLMANN ; Droit social 2007, p. 403, chron. X. PRETOT ; JCP G 2007, act. 86, obs. P. MORVAN ;
RDC 2007/4, p. 1085, note J. ROCHFELD : « Le PARE signé par chacun des demandeurs d’emploi ne contenait
aucun engagement de l’Assedic de leur verser l’allocation d’aide de retour à l’emploi pendant une durée
déterminée ».
854 J. ROCHFELD, RDC 2007/4, p. 1085, n° 3, note préc.
855 J. ROCHFELD, « La contractualisation des obligations légales. La figure du « contrat pédagogique », art.
préc., p. 268.
856 J. ROCHFELD, art. préc., p. 267-268.
210
Cette analyse est particulièrement intéressante. Elle traduit tout d’abord l’adhésion à
« l’idéologie selon laquelle le lien contractuel serait la forme la plus achevée de lien
social »857. Elle reflète ensuite une nouvelle lecture du contrat social, « par une reformulation,
par le biais de la technique contractuelle de droit privé et de l’échange, du lien de l’individu
envers la collectivité : de lien statutaire et collectif, il deviendrait un lien interindividuel
d’échange et de contreparties »858.
S’agissant aussi bien des contrats pédagogiques que des contrats fortement réglementés
comme le contrat de travail ou de bail, l’emprunt de la voie contractuelle peut être expliqué
par l’imaginaire social auquel renvoie le contrat. Aux yeux des hommes, celui-ci offre de
nombreux avantages, notamment son adaptabilité (il pallie les silences de la loi qui ne peut
tout prévoir), sa capacité à rendre la contrainte acceptable (« le mal de la contrainte est moins
amèrement ressenti par le débiteur qui s’est obligé volontairement »859) et à procurer un
sentiment de liberté. On peut sur ce point songer à généraliser le propos du doyen
CARBONNIER, pour lequel « contracter (faire son marché, brocanter) est un plaisir de la
vie »860.
857 A. SUPIOT, Homo juridicus, Essai sur la fonction anthropologique du droit, Seuil, coll. La couleur des
idées, p. 142.
858 J. ROCHFELD, « La contractualisation des obligations légales. La figure du « contrat pédagogique », art.
préc., p. 272.
859 J. CARBONNIER, Droit civil. Les biens. Les obligations, PUF, coll. Quadrige, 2004, n° 936, p. 1955.
860 Ibid., p. 1955.
861 Cette responsabilisation est à l’œuvre derrière l’expression, critiquable, de « crédit responsable ». Comme
l’a synthétisé un auteur, « ce que l’on cherche, par la promotion du “crédit responsable”, semble être la mesure
ou la modération non seulement de l’octroi, mais également de la demande du crédit. Cela se traduit par un
accroissement de la responsabilité, mais d’une responsabilité partagée entre le prêteur et le candidat au crédit »
(F. BOUCARD, « Le “crédit responsable” vu par le Conseil d’Etat et la Cour de cassation », RDBF 2012/2,
dossier 11, p. 73 et s., n° 4. V. déjà dans le même sens D. LEGEAIS, « Les nouvelles obligations du banquier »,
RDBF, sept. 2011, dossier 29, n° 6 ; Ph. LE TOURNEAU, « Les professionnels ont-ils du cœur ? », D. 1990,
Chron., p. 21 et s., spéc. p. 25). Si la responsabilité du banquier est susceptible d’être engagée lorsqu’il ne
respecte pas les devoirs dont il est titulaire, en revanche, une fois ces devoirs respectés, sa responsabilité ne peut
plus être retenue, sauf crédit fautif. La décision finale de contracter le crédit appartient alors à l’emprunteur qui
devient ainsi l’unique responsable en cas de défaillance dans le remboursement du crédit. On considère en effet
que l’emprunteur, correctement éclairé, a maintenu sa volonté de contracter un crédit et donc d’assumer la
charge du risque créé par un tel contrat (l’emprunteur pourra également voir sa responsabilité engagée en cas de
mauvaise foi ou de réticence lors de la fourniture, au banquier, des informations relatives à sa solvabilité. Pour
211
crédit »862.
230. Conclusion du Chapitre II. Dans un article paru en 1974, le Doyen STOUFFLET
soulignait le particularisme du contrat de crédit863. L’auteur relevait que « les contrats
bancaires sont un peu en retrait par rapport au droit commun puisqu’on constate à tout le
moins une tendance à reconnaître au banquier une faculté de refus dont ne bénéficient pas les
autres commerçants ».
Jusqu’à des temps récents, le contrat de crédit se démarquait donc du régime de droit
commun en raison du surplus de liberté du banquier par rapport aux autres contractants,
spécialement ceux évoluant dans la vie des affaires.
Si l’on devait chercher à justifier aujourd’hui le propos du Doyen STOUFFLET, il
conviendrait de renverser totalement la perspective. Le contrat de crédit tend à s’émanciper du
droit commun en raison des contraintes légales et jurisprudentielles mises à la charge du
banquier. Ces contraintes témoignent de l’objectivation commune à tous les contrats
structurellement inégalitaires. En outre, elles participent de la prise en considération de la
dimension relationnelle du contrat. Cette évolution ne doit pas inquiéter. Elle reflète au
contraire l’adaptabilité de la notion de contrat aux nouvelles réalités sociales.
231. Conclusion du Titre II. On se souvient que, dans son arrêt Tapie, la Cour de
cassation a énoncé que le banquier est « toujours libre de proposer ou de consentir un crédit
quelle qu’en soit la forme, de s’abstenir ou de refuser de le faire »864. Il est apparu que le
régime applicable à la décision du banquier ne répond pas à ces aspirations libertaires.
Contrairement à ce que suggère la formulation retenue par l’arrêt, le banquier n’est pas
exempt de toute contrainte dans son processus décisionnel. D’une part, il est des cas dans
lesquels l’octroi de crédit est interdit (crédit ruineux ou accordé à une entreprise dont la
situation est irrémédiablement compromise ; crédit déraisonnable pour un particulier). D’autre
part, le banquier doit au préalable remplir un certain nombre de devoirs, comme celui de
un ex. récent, v. Com., 28 juin 2011, n° 10-27086 (inédit), RDBF nov. 2011, comm. 192 F.-J. CREDOT et Th.
SAMIN).
862 L’expression est empruntée à D. LEGEAIS, « Les nouvelles obligations du banquier », RDBF, sept. 2011,
dossier 29, n° 7. L’auteur renvoie au Rapport législatif Dominati n° 447, 2008-2009, IV (www.senat.fr/rap/I08-
447.htlm).
863 J. STOUFFLET, « Le particularisme des contrats bancaires », Etudes offertes à Alfred Jauffret, Faculté de
212
mettre en garde l’emprunteur, celui d’en vérifier la solvabilité ou de lui expliquer le processus
ayant conduit à l’obtention d’un score négatif.
Si l’on prolonge l’analyse sous l’angle du droit prospectif, il apparaît que le contrôle de la
décision du banquier aurait parfaite vocation à être complété par la reconnaissance d’un
devoir de conseil aux particuliers et d’une obligation de motiver le refus de crédit. L’adoption
de ces solutions marquerait l’abandon définitif de l’idée de discrétionnarité en la matière.
Encore fallait-il vérifier leur compatibilité avec la nature contractuelle de la relation entre
la banque et l’emprunteur. L’encadrement actuel ou possible de la décision du banquier ne
malmène-t-il pas sa liberté au point de dénaturer la notion de contrat ?
La réponse est négative. Le contrat est parfois le socle de relations structurellement
inégalitaires. Telle est la raison pour laquelle un rééquilibrage par voie législative ou
jurisprudentielle est alors nécessaire, qui assure en outre l’épanouissement de la dimension
relationnelle du contrat. Finalement, l’objectivation du contrat de crédit ne fait que s’inscrire
dans un mouvement général qui tend à reconnaître la diversité des modèles contractuels, au-
delà de la figure classique, et quelque peu malmenée, du contrat comme union de volontés
libres et égales.
213
CONCLUSION DE LA PREMIÈRE PARTIE
232. Au seuil de cette première partie, l’existence d’un droit au crédit était inenvisageable
en raison du caractère discrétionnaire prêté à la décision du banquier d’octroyer ou de refuser
un crédit. L’étude de la discrétionnarité en droit privé a cependant montré que la décision de
contracter du banquier n’a aucune raison d’appartenir à la catégorie, finalement résiduelle, des
prérogatives discrétionnaires.
Il est apparu que la discrétionnarité ne pouvait être justifiée ni par la nature de la
prérogative (liberté ou droit d’option) ni par la nécessité de protéger le titulaire d’un droit
(défense de son droit, protection d’une liberté essentielle et inéliénable ou de l’intimité de la
personne). Corrélativement, elle n’est légitime que dans trois cas : lorsque l’exercice de la
prérogative n’a aucune conséquence sur la situation juridique d’autrui ; lorsqu’il ne relève pas
de la sphère juridique ; lorsque la discrétionnarité a pour objectif la protection d’un intérêt
supérieur. Or la discrétionnarité prêtée à la décision du banquier ne peut s’expliquer par aucun
des trois fondements ainsi identifiés.
Certes, le contrat de crédit s’inscrit également dans un contexte de confiance et d’intuitus
personae. Cependant, en dépit des apparences, ce contexte est en réalité défavorable à
l’épanouissement de la discrétionnarité dans le contrat. D’une part, la confiance et l’intuitus
personae peuvent parfaitement être appréhendées de manière objective. Il en va ainsi dans les
contrats à titre onéreux dont fait précisément partie le contrat de crédit. D’autre part, les
décisions prises par une partie dans un contexte de confiance et d’intuitus personae objectif
peuvent être contrôlées par le juge. Le contrôle qui s’exerce sur la décision de rompre un
contrat conclu dans un tel contexte en est une preuve manifeste.
D’ailleurs, la décision du banquier est une prérogative d’ores et déjà encadrée. Elle l’est
aussi bien par la loi que par la jurisprudence, ce qui dément une nouvelle fois l’affirmation de
son caractère discrétionnaire. Surtout, elle présente les caractéristiques nécessaires à un
renforcement de son contrôle. Ce renforcement obéirait à une logique différente selon la
nature du crédit considéré.
En matière de crédit aux particuliers, il s’agirait d’encadrer strictement la décision
d’octroyer le crédit, en mettant à la charge du banquier un devoir de conseil appelé à se
traduire par une obligation de refuser tout crédit excessif.
S’agissant du crédit aux entreprises, il s’agirait d’encadrer cette fois le refus de crédit, par
la création d’une obligation de le motiver.
214
Ces nouveaux devoirs permettraient au crédit de jouer pleinement le rôle qui est le sien.
Le crédit au particulier a pour but de faciliter l’accès à la consommation. Il n’a pas pour
objet de développer une activité. Partant, il ne saurait avoir aucun caractère spéculatif, et ne
devrait jamais exposer le banquier (ni son client) à une prise de risque autre que celle,
inévitable, liée à l’incertitude de l’avenir. En d’autres termes, la distribution de crédit aux
particuliers, tout en demeurant un moteur de l’économie, mériterait d’intégrer pleinement
l’impératif de prévention du surendettement dans son régime juridique.
Quant au crédit aux entreprises, il est l’outil indispensable du démarrage, du
développement, ou, le cas échéant, du redressement de l’activité économique de l’emprunteur.
C’est pourquoi sa distribution doit être encouragée, sauf dans le cas où l’absence de viabilité
de l’activité financée est certaine.
Le durcissement souhaitable du contrôle de la décision du banquier, spécialement s’il
s’agit d’un refus, conduit à s’interroger sur sa compatibilité avec la notion de contrat. Il s’agit
de déterminer si l’intervention du législateur et du juge dans le processus décisionnel du
banquier a pour effet de dénaturer sa qualification contractuelle. Il ne le semble pas. Il
n’existe pas une mais plusieurs notions de contrats. A côté du contrat comme création de
volontés libres et égales, il existe de nombreux contrats structurellement inégalitaires. Pour
ces derniers, dont le contrat de crédit fait partie, l’objectivation est une nécessité. Elle instaure
un équilibre contractuel en imposant des devoirs à la partie forte et en permettant à la partie
faible de disposer des outils nécessaires à l’expression d’un consentement éclairé, c’est-à-dire
libre.
L’objectivation du contrat répond aussi au vœu d’en faire le lieu d’un échange civilisé.
En effet, le contrat n’est pas seulement créateur d’obligations. Il fait aussi naître une relation,
ce qu’exprime le développement des devoirs de bonne foi, de loyauté, de coopération et de
cohérence.
Cette dimension relationnelle du contrat met en lumière son essence sociale. Le contrat
exprime l’interdépendance des membres de la société et investit l’ensemble des champs de
l’activité humaine. De plus, la liberté et la contrainte consentie qu’il incarne le rendent
propice à la construction et à la régulation des rapports sociaux.
Dans ces conditions, on ne saurait s’étonner que le contrat de crédit, qui est la clef de
l’accès au crédit, dont l’utilité sociale n’est plus à démontrer, soit plus que tout autre encadré
par l’intervention de la loi ou du juge.
La décision du banquier d’octroyer un crédit étant ainsi dépouillée de son caractère
discrétionnaire, il n’existe plus d’obstacle à l’admission du droit au crédit.
215
216
SECONDE PARTIE
L’ADMISSION DU DROIT AU CRÉDIT
233. Plan. Le droit au crédit est admissible, comme nous l’avons vu dans la première
partie. Est-ce à dire qu’il pourrait être reçu, c’est-à-dire admis en droit positif ? C’est à cette
question de pur droit prospectif que nous essaierons de répondre dans cette deuxième partie. Il
s’agira d’abord de s’interroger sur les voies de l’admission éventuelle du droit au crédit (Titre
I). Une fois celles-ci identifiées, il nous restera à envisager sa réalisation (Titre II).
217
218
TITRE PREMIER
LES VOIES DE L’ADMISSION
234. Plan. L’admission du droit au crédit peut emprunter deux voies. La première est
indirecte et repose sur la mise en œuvre de la responsabilité civile du banquier (Chapitre I).
La seconde est directe. Elle suppose la reconnaissance d’un véritable droit (Chapitre II).
219
CHAPITRE PREMIER
L’ADMISSION INDIRECTE PAR LA MISE EN ŒUVRE DE
LA RESPONSABILITÉ CIVILE
865 Terme utilisé par G. VINEY, Traité de droit civil. Introduction à la responsabilité, 3e éd., 2008, n° 43-1 ;
Ph. LE TOURNEAU, Droit de la responsabilité et des contrats, Dalloz action 2012-2013, n° 1306 ; Adde, G.
VINEY, « Pour ou contre un “principe général” de responsabilité pour faute ? », Le droit français à la fin du
XXe siècle, Etudes offertes à Pierre Catala, Litec, 2001, p. 555, spéc. n° 5 et s.
866 T. AZZI, « Les relations entre la responsabilité civile délictuelle et les droits subjectifs », RTD civ. 2007,
p. 228.
867 CA Paris, 15 mai 1970, « J. Ferrat », D. 1970. 466, concl. C. CABANNES.
868 CA Paris, 17 mars 1966, « J.-L. Trintignant », D. 1966. 749. M. AZZI montre que les règles de la
responsabilité ont également servi à l’apparition du droit au respect du corps humain (T. AZZI, art. préc., n° 8, p.
232) et aux droits voisins du droit d’auteur (T. AZZI, art. préc., n° 9, p. 232-233).
869 F. TERRÉ, D. FENOUILLET, Droit civil. Les personnes: personnalité, incapacité, protection, Dalloz, 8e
éd., n° 108.
870 Civ. 2e, 6 janv. 1971, D. 1971, 263, note B. EDELMAN ; JCP G 1971. II. 16723, note R. L.
considérant que la seule révélation de la vie privée d’une personne justifiait une
réparation »872. En adoptant un tel raisonnement, similaire à celui tenu en présence de la
violation d’un véritable droit subjectif, les juges ont investi la responsabilité civile délictuelle
du pouvoir de créer des droits subjectifs.
Ce rôle moteur suppose bien évidemment que l’intérêt lésé invoqué, c’est-à-dire le
dommage subi, soit qualifié de juridiquement protégé ou encore de légitime873. La notion de
légitimité évoque l’idée que tous les dommages ne seraient pas dignes d’être réparés. A cet
égard, on peut sans grande difficulté exclure les préjudices illicites ou immoraux de la
catégorie des préjudices réparables874. En revanche, l’assimilation de l’intérêt légitime
juridiquement protégé aux seuls droits subjectifs est aujourd’hui rejetée en raison de son
caractère trop restrictif875, si bien qu’il faut considérer que « les intérêts protégés par le
Droit doivent s’entendre de tout ceux qui n’y sont pas contraires »876.
871 CA Paris, 17 mars 1966, « J.-L. Trintignant », arrêt préc. ; v. aussi la note signée P. A. et H. M. sous CA
exempt d’illicéité ou d’immoralité » (S. 1938, I, 323). En ce sens, est illégitime et donc insusceptible de donner
lieu à réparation le dommage matérialisé par la perte de profits liée à une activité illicite (par ex. Civ. 2e, 30 janv.
1950, Bull. civ. II, n° 116 ; Civ. 2e, 24 janv. 2002, Bull. civ. II, n° 5, D. 2002, p. 2559, note D. MAZEAUD, JCP
2002. II. 10118, note C. BOILLOT, ibid. I. 152, obs. G. VINEY ; RTD civ. 2002, p. 306, obs. P. JOURDAIN ;
Defrénois 2002, p. 786, obs. R. LIBCHABER, RCA 2002, comm. n° 164 et chr. n° 11par S. HOQUET-BERG).
Il est vrai que la jurisprudence récente accepte parfois d’indemniser la victime d’un accident même lorsqu’elle a
participé à la situation illicite à l’origine de son dommage. C’est ainsi que le coauteur d’un vol, victime d’un
accident de la circulation concomitant à l’infraction, a pu être indemnisé de son dommage (Civ. 1ère, 17 nov.
1993, Bull. civ. I, n° 326, RTDciv. 1994, p. 115, obs. P. JOURDAIN). La Cour de cassation a également jugé que
le voyageur dépourvu de titre de transport pouvait demander réparation de son préjudice en cas d’accident de
transport (Civ. 2e, 19 fév. 1992, Bull. civ. II, n° 54 ; JCP G 1993. II. 22170, note G. CASILE-HUGUES). La
doctrine essaye de trouver une harmonie entre ces différents arrêts. M. LIBCHABER propose de distinguer selon
la nature du préjudice en cause. Si le préjudice est corporel, la victime en situation illicite peut obtenir
réparation, tandis qu’en présence d’un préjudice économique, l’illicéité de la situation de la victime ferait
obstacle à toute réparation (R. LIBCHABER, Defrénois 2002, p. 786). M. BRUN suggère de concentrer
l’analyse sur la légitimité de l’intérêt lésé pris en en lui-même, c’est-à-dire indépendamment des circonstances
dans lesquels il a été lésé (Responsabilité civile extracontractuelle, Litec, 3e éd., 2014, n° 194).
875 Sur ce point, v. notamment F. OST, Droit et intérêt, Vol. 2 – Entre droit et non droit : l’intérêt,
222
Dans ces conditions, il reste à déterminer dans quelle mesure la réparation du préjudice
tiré de la privation d’un accès au crédit est envisageable877. Ce préjudice appartiendrait à la
catégorie des préjudices économiques « purs » désignant « l’atteinte immédiate au processus
même d’activité économique »878. L’élection de l’accès au crédit au rang des intérêts légitimes
juridiquement protégés constituerait un premier pas vers la reconnaissance d’un droit subjectif
au crédit. Une telle proposition n’est pas fantaisiste. Le droit de la responsabilité civile semble
aujourd’hui en partie favorable à la protection de l’intérêt que représente l’accès au crédit.
Nous le vérifierons en étudiant d’abord la responsabilité civile (contractuelle) du banquier en
cas d’octroi de crédit (Section I) puis en nous intéressant au renforcement de sa responsabilité
civile (délictuelle) en cas de refus de crédit à une entreprise (Section II).
877 Nous n’ignorons pas les critiques que la doctrine formule au sujet de la prolifération des préjudices
réparables (v. sur ce point F. LEDUC, « Les préjudices réparables », grerca.univ-
rennes1.fr/digitalAssetsgrerca.univ-rennes1.fr/digitalAssets /288/288512_fLeduc.pdf, p. 2. ; P. JOURDAIN,
« Le préjudice et la jurisprudence », RCA, hors-série « La responsabilité à l’aube du XXIe siècle, Bilan
prospectif », n° 23, p. 48 et s. ; L. CADIET, « Les métamorphoses du préjudice », Les métaporphoses de la
responsabilité, sixièmes journées Savatier (Poitiers, 15 et 16 mai 1997), PUF, 1998, p. 37 et s. ; J.-S.
BORGHETTI, « Les intérêts protégés et l’étendue des préjudices réparables en droit de la responsabilité civile
extra-contractuelle », Liber amirocum, Etudes offertes à G. Viney, LGDJ, 2006, p. 160 à 162). Cette
multiplication est favorisée par « l’idéologie de la réparation » dont M. CADIET lie le développement à celui de
l’Etat Providence (L. CADIET, « Sur les faits et les méfaits de l’idéologie de la réparation », Mélanges offerts à
Pierre Drai, Dalloz, 1999, p. 496). Elle s’explique en outre par « la complicité objective de deux logiques
différentes. D’un côté, la logique des droits de l’homme, ceux de la deuxième génération, conduit à prêter une
attention accrue aux situations individuelles, non seulement aux besoins, mais aussi aux désirs des individus :
toute frustration devient préjudice appelant un responsable. D’un autre côté, la logique du marché pousse à la
multiplication des biens : “tout vaut tant”, y compris le travail, y compris les sentiments, y compris la santé et en
définitive, la vie (…). La responsabilité devient une marchandise comme une autre, qu’on échange sur le marché
de l’assurance » (L. CADIET, « Les métamorphoses du préjudice », art. préc., p. 51). Toutefois, le débat que
suscite la prolifération des préjudices réparables dépasse notre propos qui consiste seulement à déterminer dans
quelle mesure la privation de l’accès au crédit peut être préjudiciable.
878 F. BELOT, « Pour une reconnaissance de la notion de préjudice économique en droit français », LPA 28
223
§ - I. LA RESPONSABILITÉ POUR CRÉDIT ABUSIF
237. Plan. Le régime de la responsabilité du banquier pour octroi de crédit abusif obéit à
une logique différente selon la nature du crédit. En matière de crédit aux entreprises, l’article
L. 650-1 du Code de commerce a mis en place un système d’exonération de responsabilité, si
bien que l’on peut considérer l’absence de responsabilité du banquier pour octroi de crédit à
une entreprise comme l’expression d’une règle de principe (A). S’agissant des crédits aux
particuliers, les récentes évolutions législatives ont mis en place un système de responsabilité
plus strict (B).
1) Le contenu du principe
879 Com., 27 mars 2012, n° 10-20077, Bull. civ. IV, n° 68, D. 1012. 1455, note R. DAMMAN et 870, obs. A.
LIENHARD ; Revue sociétés 2012. 398, obs. P. ROUSSEL GALLE ; JCP E 2012. 1274, note D. LEGEAIS et
15508, n° 9, obs. P. PETEL ; JCP 2012. 635, obs. S. PIEDELIEVRE ; Banque et droit mai-juin 2012. 22 ? obs.
T. BONNEAU ; RDBF 2012, n° 114 , obs. J. CREDOT et T. SAMIN ; Gaz. Pal. 3-4 août 2012, p. 16, obs. R.
ROUTIER ; Revue proc. coll. 2012, n° 215, obs. A. MARTIN-SERF ; RLDA juil.-août 2012. 21, obs. P.
ROBINE.
880 Voir supra n° 154.
224
qu’en a faite la Chambre commerciale convergent pour faire de cet article le siège d’une
responsabilité d’exception. En d’autres termes, l’irresponsabilité du banquier correspond au
principe.
La reconnaissance d’un tel principe d’irresponsabilité a soulevé des interrogations
s’agissant notamment de sa conformité avec le principe de responsabilité pour faute qui
constitue une « exigence à valeur constitutionnelle » depuis la décision du 9 novembre 1999
du Conseil constitutionnel881. Mais ce dernier, dans une décision du 22 juillet 2005 rendue à
l’occasion de l’examen de la loi du 26 juillet 2005, a jugé que « si la faculté d’agir en
responsabilité met en œuvre l’exigence constitutionnelle posée par les dispositions de l’article
4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 aux termes desquels la liberté
consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui, cette exigence ne fait pas obstacle à ce
que, en certaines matières, pour un motif d’intérêt général, le législateur aménage les
conditions dans lesquelles la responsabilité peut être engagée »882. Il en a déduit que l’article
L. 650-1 du Code de commerce n’était pas contraire à la Constitution car la responsabilité des
banques n’avait pas été intégralement supprimée mais limitée à trois hypothèses (fraude,
immixtion, prise de garanties disproportionnées). En outre, cette immunité de principe était
justifiée par un motif d’intérêt général, celui de « lever un obstacle à l’octroi des apports
financiers nécessaires à la pérennité des entreprises en difficulté »883.
Ainsi, les difficultés éprouvées par les entreprises ne doivent pas dissuader le banquier de
leur octroyer les crédits demandés. Il faut donc considérer que la réduction radicale des cas
dans lesquels la distribution de crédit aux entreprises est source de responsabilité correspond à
un objectif à forte dimension sociale. On a pu écrire en ce sens que le dispositif mis en place
par la loi de 2005 était le reflet d’un « nouvel équilibre économico-juridico-politique : la
nécessité d’assurer la sauvegarde des entreprises conduit à prévoir un système de garantie en
faveur de ceux qui peuvent participer à cette entreprise de sauvegarde, même s’il s’agit, en
l’espèce, de la partie forte à la relation. C’est bien une nouvelle forme de solidarité qui place
881 Cons. const., décision n° 99-419, DC 9 nov. 1999, JCP 1999. III. 20173 ; JCP 2000. I. 261, obs. B.
MATHIEU et M. VERPAUX ; ibid., I. 280, obs. G. VINEY ; JCP 2000. I. 210, N. MOLFESSIS, « La réécriture
de la loi relative au PACS par le Conseil constitutionnel » ; LPA 1999, n° 239, note J.-E. SHOTTL ; D. 2000,
somm. 424, obs. S. GARNIERI.
882 Cons. const., décision n° 2005-522, DC du 22 juillet 2005, consid. n° 10 ; JCP 2006. I. 111, obs. Ph.
STOFFEL-MUNCK ; LPA 4 août 2005, p. 14, note J.-E. SCHOETTL ; A. REYGROBELLET, « Brefs propos
sur la décision du Conseil constitutionnel rejetant le recours contre la loi de sauvegarde », LPA 17 fév. 2006, p.
58.
883 Cons. const., déc. n° 2005-522 préc., considérant n° 12.
225
le banquier au cœur de la cité en lui conférant un rôle phare d’intermédiaire économique
majeur »884.
Cette évolution de la responsabilité bancaire n’est pas sans incidence sur l’éventuelle
admission d’un droit au crédit. Comme l’explique M. NEAU-LEDUC, « les exigences
sociétales nouvelles ont insensiblement attrait l’idée d’un droit au compte dans le droit du
compte et le droit du crédit pourrait rapidement intégrer un droit au crédit. La revendication
de ces droits créances, sans débiteurs immédiatement identifiés, participe de l’évolution de
notre système juridique contemporain, notamment sous l’impulsion du développement des
droits et libertés fondamentaux »885.
2) La nature de la sanction
240. Lorsque la responsabilité du banquier est par exception retenue, le droit positif le
condamne à réparer intégralement le dommage subi (a). On verra qu’à ce principe de
réparation intégrale pourrait s’ajouter le versement d’une amende civile (b).
241. Préjudice causé par la conclusion du contrat. Que l’on se situe en matière
contractuelle ou délictuelle, la réparation du dommage doit être intégrale, c’est-à-dire qu’elle
doit couvrir toute l’étendue du dommage subi par la victime du fait de la faute commise886.
Ce principe de réparation intégrale doit s’appliquer aussi bien au crédit de démarrage
qu’à celui accordé à une entreprise déjà existante.
Lorsque le crédit abusif est un crédit de démarrage, c’est-à-dire destiné à financer la
création d’une activité, le banquier doit être condamné à réparer le préjudice résultant non
884 Ph. NEAU-LEDUC, « Les nouvelles perspectives du droit de la responsabilité bancaire », Les banques
entre droit et économie, ouvrage collectif, LGDJ, coll. Droit et économie, 2011, p. 119.
885 Ibid., p. 120.
886 En matière contractuelle, ce principe est posé par l’article 1149 du Code civil qui dispose : « les
dommages et intérêts du créancier sont en général de la perte qu’il a faite et du gain dont il a été privé, sauf les
exceptions et modifications ci-après ». En matière délictuelle, ce principe est d’origine prétorienne. La Cour de
cassation affirme classiquement que « le propre de la responsabilité civile est de rétablir, aussi exactement que
possible, l’équilibre détruit par le dommage et de replacer la victime dans la situation où elle se serait trouvée si
l’acte dommageable n’avait pas eu lieu » (v. notamment Civ. 2e, 28 oct. 1954, JCP 1955. II. 8765, note R.
SAVATIER ; RTD civ. 1955, p. 324, obs. H. et L. MAZEAUD ; 14 fév. 1982, JCP 1982. II. 19894, note J.-F.
BARBIERI ; Crim. 12 avr. 1994, Bull. crim. n° 146).
226
seulement du prêt, mais encore de l’ensemble des dettes contractées par l’entreprise sur le
fondement de l’apparente viabilité créée par le crédit octroyé887.
Lorsque le crédit abusif consenti a pour objectif de soutenir une entreprise déjà en
activité, la jurisprudence sanctionne l’octroi de crédit par la condamnation du banquier à la
réparation de « l’aggravation de l’insuffisance d’actif qu’il a ainsi contribué à créer »888. Cette
solution est, là encore, conforme au principe de la réparation intégrale.
887 Dans le même sens, v. H. BARBIER, thèse préc., n° 507, pour qui le banquier qui consent un crédit
abusif « prend un risque inacceptable pour autrui, [et] doit être condamné à réparer la totalité des conséquences
dommageables nées du risque ».
888 Com. 22 mars 2005, n° 03-14824 (inédit); Gaz. Proc. Coll. 2005/2, 6-7 juill., p. 33, obs. R. ROUTIER.
ne respecte pas ses obligations ; v. égal. l’article 2202 du Code civil qui autorise le juge à prononcer une amende
civile à l’encontre du conservateur des hypothèques ou encore l’article L. 442-6 du Code de commerce qui
prévoit une amende civile d’un montant de 2 millions d’euros à la charge des auteurs de pratiques restrictives de
concurrence. Pour une liste plus complète, v. M. BEHAR-TOUCHAIS, « L’amende civile est-elle un substitut
satisfaisant à l’absence de dommages et intérêts punitifs ? », LPA 20 nov. 2002, n° 5, p. 36.
890 Initialement défendue par Boris STARCK, l’idée d’une fonction normative de la responsabilité civile a
été reprise par des travaux plus récents. V. par ex. S. CARVAL, La responsabilité civile dans sa fonction de
peine privée, préf. G. VINEY, LGDJ, 1998 ; C. GRARE, Recherches sur la cohérence de la responsabilité
délictuelle. L’influence des fondements de la responsabilité sur la réparation, thèse, préf. Y. LEQUETTE,
Dalloz, 2005, spéc. n° 105 et s.
891 S. CARVAL, thèse préc., version dactyl., p. 278.
227
dommages et intérêts versés à la victime, comme en témoigne l’article L. 442-6 du Code de
commerce qui précise que l’amende civile dont est redevable l’auteur d’une pratique
restrictive de concurrence s’ajoute aux dommages et intérêts dus à la victime.
243. Régime de l’amende civile. Il est vrai que la nature civile de l’amende pourrait être
discutée, notamment parce que le mécanisme de l’amende civile ne repose pas, a priori, sur
des règles procédurales protectrices de l’auteur des faits, comme c’est le cas en matière
pénale. Si cette dichotomie n’est pas problématique lorsque l’amende civile est de faible
montant, elle peut représenter un danger pour l’auteur des faits lorsque son montant est
élevé892. Cette inquiétude doit cependant être levée. Le Conseil constitutionnel a affirmé, dans
sa décision du 17 janvier 1989, qu’une « peine ne peut être infligée qu’à la condition que soit
respecté le principe de légalité des délits et des peines, le principe de nécessité des peines, le
principe de non-rétroactivité de la loi pénale d’incrimination plus sévère ainsi que le principe
du respect des droits de la défense »893. Le Conseil a en outre précisé que ces exigences
s’appliquent à « toute sanction ayant le caractère de punition »894. Il faut donc en déduire que
l’amende civile est soumise au respect de ces principes895. En outre, lorsqu’elle remplit les
critères d’une sanction répressive au sens de la CESDH, elle doit être édictée par un texte
précis et interprétée strictement par le juge. Ces critères sont : la fonction dissuasive et non
réparatrice de la mesure, son degré de gravité suffisant et enfin son applicabilité indifférenciée
à l’ensemble des citoyens896.
Techniquement, l’amende civile est « prévue par un texte et prononcée par une juridiction
de l’ordre judiciaire pour des faits qui ne sont pas constitutifs d’une infraction pénale »897. Son
montant peut être fixé par le législateur, le juge ou encore une autorité administrative. Dans la
décision du 17 janvier 1989 précitée, le Conseil constitutionnel a considéré que le législateur
pouvait se contenter d’indiquer un plafond maximal et déléguer à une autorité administrative
civile de 2 000 000 d’euros prévue par l’art. L. 442-6 du Code de commerce qui vient sanctionner les pratiques
restrictives de concurrence.
893 Conseil const., 17 janv. 1989, n° 88-248 DC, consid. n° 35. Cf. B. GENEVOIX, « Le Conseil
constitutionnel, la séparation des pouvoirs et la séparation des autorités administratives et judiciaires », RFDA,
1989, p. 671 ; LPA 17 janv. 1990, n° spécial consacré aux sanctions administratives, p. 1 à 86.
894 Conseil const., 17 janv. 1989, déc. préc., consid. n° 36.
895 En ce sens, C. GRARE, thèse préc., n° 129.
896 CEDH, 24 février 1994, « Bendenoun », série A, n° 284, V. Fiscalité et CEDH, n° spécial LPA du 9 juillet
228
le pouvoir de fixer le montant précis de la peine898. Enfin, l’amende civile peut être versée au
Trésor Public ou à un organisme d’utilité publique899.
229
civile du banquier qui octroie un crédit à un particulier n’est pas favorable à la reconnaissance
d’un droit au crédit au profit de ce dernier. La sanction qu’il conviendrait d’attacher au
manquement du banquier achèvera de nous en convaincre.
901 H. AUBRY, « Transparence du patrimoine et octroi de crédit », RLDA 2012, n° 68, II. B.
902 Comme l’a très justement souligné M. LEGEAIS, un crédit ne peut pas être responsable. Cette qualité ne
peut s’appliquer qu’aux seules parties au contrat de crédit (D. LEGEAIS, RDBF mars 2012, dossier 10, « Crédit
responsable», n° 5).
903 V. supra n° 170.
230
§ - II. LE MANQUEMENT AU DEVOIR DE MISE EN GARDE
247. Plan. La sanction du manquement du banquier à son devoir de mise en garde a été
précisée par la jurisprudence (A). Elle est critiquable et a donné lieu pour cette raison à des
propositions alternatives en doctrine (B).
A – LA SOLUTION JURISPRUDENTIELLE
904 Com. 20 oct. 2009, pourvoi no!08-20274, Bull. civ. IV, n° 127 ; D. 2009, p.!2607, obs. X.!DELPECH et
p.!2971, note D.!HOUTCIEFF ; JCP!G 2009. 422, obs. L.!DUMOULIN et 482, note S.!PIEDELIÈVRE ; Gaz.
Pal. 21!nov. 2009, p.!24, note F.!GUERCHOUN ; RLDC 2009/66, p.!28, obs. J.-J.!ANSAULT ; Gaz. Pal.,
19!févr. 2010, p.!11, note Y.!DAGORNE-LABBÉ ; JCP E 2009. no!46, p.!22, obs. D.!LEGEAIS. V. égal. Com.
26 janvier 2010, n° 08-20505, dans lequel la Haute Juridiction se réfère à la perte d’une chance d’éviter un
endettement.
905 Civ. 1ère, 21 nov. 2006, Bull. civ. I, no 498, JCP G 2007. I. 115, obs. Ph. STOFFEL-MUNCK.
906 Com., 6 oct. 2009, pourvoi no 08-19346 (inédit) ; Civ. 3e, 22 sept. 2009, pourvoi no 08-18156 (inédit) ;
Civ. 2e, 9 avr. 2009, Bull. civ. II, no 98 ; Civ. 1re, 9 avr. 2002, Bull. civ. I, no 116. Pour une présentation théorique
de la perte de chance, v. F.!BÉLOT, «!Pour une reconnaissance de la notion de préjudice économique en droit
français!», LPA 28!déc. 2005, p.!8-15 ; M. BACACHE, « La réparation de la perte de chances : quelles limites »,
D. 2013. 619.
907 V. sur ce point la note de F.!GUERCHOUN, Gaz. Pal. 21!nov. 2009, spéc. la jurisprudence citée dans les
notes 27 à 30.
231
Selon la première, le mécanisme de la perte de chance serait inadapté au préjudice subi
par l’emprunteur. Des auteurs soutiennent en ce sens que le manquement du banquier à son
devoir de mise en garde ne se traduit jamais par la perte d’une chance de ne pas contracter908.
Selon eux, s’il est établi que, correctement informé, l’emprunteur n’aurait pas contracté, son
préjudice n’est pas une perte de chance de ne pas contracter mais réside dans la conclusion du
contrat. Aussi, « c'est l'intégralité des conséquences du contrat qui constitue son préjudice » et
non un pourcentage de ces conséquences909. Si, en revanche, il est acquis que l’emprunteur
aurait quand même contracté dans les mêmes conditions, le manquement ne lui est pas
préjudiciable. On ne peut donc reprocher au banquier le manquement à son devoir de mise en
garde. Il apparaît ainsi que c’est l’impossibilité d’établir avec certitude la preuve de l’une ou
l’autre de ces situations éminemment subjectives qui explique que la Cour de cassation ait
recours à la perte de chance. Dans ces conditions, celle-ci représente « un simple palliatif aux
incertitudes sur le lien de causalité »910 entre la faute du banquier et le préjudice subi par
l’emprunteur911.
Cette critique est pertinente, mais en partie seulement. La perte de chance pallie
effectivement les incertitudes affectant l’existence d’un lien de causalité entre la faute du
banquier et la création de la situation préjudiciable. Pour autant, n’est-ce pas là le rôle attribué
à ce mécanisme? La perte de chance est un procédé « consistant à modifier l’un des termes de
la relation causale, à savoir le dommage, en substituant au préjudice final un nouveau
préjudice, la perte de chance d’éviter le premier. La chance représentant en soi une valeur, sa
perte peut être analysée comme un dommage. Or ce nouveau préjudice est en relation de
causalité certaine avec la faute commise, dans la mesure où celle-ci a privé la victime ne
serait-ce que d’une chance d’éviter le dommage final »912. Partant, le reproche qui peut être
adressé à la solution retenue par la Chambre commerciale ne réside pas tant dans
908 Comme l’explique M. DESHAYES, « la solution retenue, qui consiste à indemniser la perte de chance,
revient à allouer à la victime une somme représentant une quote-part de l'avantage escompté, quote-part égale au
pourcentage de chances qu'avait l'événement favorable de se produire. Pourtant, il est indéniable que si le fait
générateur de responsabilité n'avait pas modifié le cours de l'histoire, la victime aurait reçu l'avantage en totalité
ou bien n'en aurait rien reçu. Mais en aucun cas elle aurait pu n'en recevoir qu'une quote-part » (O. DESHAYES,
RDC 2009, p. 1032).
909 J.-S. BORGHETTI, « La perte de chance de ne pas contracter », note sous Com. 20 déc. 2009, pourvoi n°
recours à la théorie de la perte d’une chance permet également ici de contourner une incertitude sur le lien de
causalité. La faute du banquier est indiscutable ; il n’a pas transmis le fait pertinent qui aurait permis à la caution
de s’engager en toute connaissance de cause. Le lien de causalité devient incertain dès lors que l’on essaie de
rattacher cette faute à un préjudice résultant de l’opération réalisée ; il devient certain si le préjudice s’analyse en
la perte d’une chance de ne pas contracter ».
912 M. BACACHE, « La réparation de la perte de chance : quelles limites ? », D. 2013. 619.
232
l’inadéquation de la perte de chance à la réparation du préjudice subi par l’emprunteur que
dans le recours à ce mécanisme. Il est en soi critiquable en ce qu’il appréhende de manière
statistique et donc imparfaite le préjudice réparable.
Une autre critique, cette fois déterminante, nous semble devoir être formulée. Comme le
relève M. BRUN, la perte de chance renvoie à la perte « d’une probabilité d’un événement
favorable et non celle d’un dommage », si bien qu’en « toute rectitude, il n’est pas forcément
judicieux d’inclure dans cette définition les “chances” perdues d’éviter un dommage »913. Or il
nous apparaît fortement contestable de qualifier la non-conclusion d’un crédit excessif
d’événement favorable, du moins lorsqu’il s’agit d’un crédit à une entreprise. En effet, qu’il
s’agisse d’un crédit de démarrage ou d’un crédit destiné à permettre à une entreprise de se
renouveler ou dépasser des difficultés, c’est davantage l’accès au crédit qui constitue un
événement favorable puisqu’essentiel à l’existence ou au maintien de l’activité. Partant, le fait
de ne pas contracter un crédit excessif ne constitue pas un événement favorable. Certes, la
non-conclusion du crédit excessif peut éventuellement permettre d’éviter un dommage. Mais
il faut, là encore, bien remarquer que le dommage dont il est question réside dans l’échec de
l’activité financée et non dans le fait d’avoir contracté le crédit excessif.
D’ailleurs, la jurisprudence sur le devoir de mise en garde a permis de faire ressortir que
le crédit excessif est en soi licite914. Nous avons montré dans la première partie que cette
solution est éminemment contestable lorsque le crédit est octroyé à un particulier. En effet, on
ne comprend pas pourquoi le banquier devrait échapper à toute responsabilité sous prétexte
qu’il a rempli son devoir de mise en garde alors qu’il a octroyé un crédit dépassant les
capacités de remboursement de l’emprunteur. En réalité, en présence d’un particulier non
averti, le devoir de mise en garde devrait s’effacer devant un devoir de refuser tout crédit
excessif. En revanche, la licéité du crédit excessif est justifiée lorsqu’il est octroyé à une
entreprise, car il correspond à une prise de risque normale. Elle apparaît même souhaitable,
comme en témoigne la législation sur la limitation de la responsabilité du banquier en cas
d’octroi de crédit à une entreprise en difficulté. Ainsi, en plus d’être juridiquement
approximatif, le mécanisme de la perte de chance de ne pas contracter n’est pas stratégique
économiquement. Le législateur et la jurisprudence ne peuvent pas d’un côté réduire les cas
dans lesquels l’octroi de crédit à une entreprise est fautif et de l’autre alourdir la
responsabilité du banquier lorsqu’il manque à son devoir de mise en garde sans consentir un
crédit fautif. Une trop grande sévérité en cas de manquement au devoir de mise en garde
233
aurait pour effet de réduire l’impact positif que peut représenter l’article L. 650-1 sur la
distribution de crédit aux entreprises. Il est donc impératif de réfléchir à une nouvelle
définition du préjudice causé par le manquement du banquier à son devoir de mise en garde.
915 M. FABRE-MAGNAN, thèse précitée, n° 620 et s., spéc. n° 622 : « La perte d’une chance est alors la
perte d’une possibilité de réaliser un gain, tandis que l’exposition à risque est la survenance d’une possibilité de
subir un préjudice ».
916 Ibid., n° 623.
917 Ibid. n° 625 ; v. égal. Ph. LE TOURNEAU, Droit de la responsabilité et des contrats, Dalloz Action
2012-2013, n° 1425.
234
leurs auteurs plus durement que ne le font les règles ordinaires de la responsabilité civile »918,
la peine privée sanctionne l’auteur d’une faute sur le seul fondement de cette faute, peu
important l’ampleur du dommage. Mme CARVAL a soutenu dans sa thèse que le recours à la
peine privée est particulièrement adapté à la violation d’une obligation d’information. Elle
permet de contourner le recours à la perte de chance, qui, on l’a vu, est intellectuellement
insatisfaisant tant il est difficile, pour ne pas dire impossible, de déterminer avec certitude
quelle aurait été la décision de la victime si elle avait été correctement informée. En d’autres
termes, la réparation de la perte de chance en présence de la violation d’une obligation
d’information est un artifice puisqu’il est impossible de connaître la mesure du dommage. Or
un tel reproche ne peut pas être adressé à la peine privée. En effet, contrairement aux
dommages et intérêts, la peine privée est affranchie de la nécessité de déterminer le montant
exact du dommage subi919.
252. Appréciation critique. Le critère proposé par Mme FABRE-MAGNAN est d’une
rigueur excessive, du moins pour ce qui concerne la distribution du crédit aux entreprises.
918 S. CARVAL, thèse préc., n° 312.
919 S. CARVAL, thèse préc., n° 312 et s.
920 V. également R. VABRE, « Le devoir de ne pas contracter dans le secteur bancaire et financier », JPC G
235
L’automatisme qu’il renferme n’est pas compatible avec le devoir de mise en garde du
banquier qui autorise, voire même encourage, le banquier à consentir un crédit excessif. De
plus, nous avons montré qu’il ressort de la jurisprudence relative au devoir de mise en garde
que l’octroi d’un crédit excessif n’est pas en soi préjudiciable puisque le client peut décider de
courir le risque.
Le critère suggéré par M. BARBIER est déjà plus conforme à l’esprit qui sous-tend le
devoir de mise en garde du banquier. Nous partageons ainsi sa proposition consistant à
condamner le banquier à réparer le préjudice lié à la conclusion du contrat lorsque le risque
qui s’est réalisé était injustifié. La condamnation du banquier à réparer le préjudice lié au
manquement à son obligation de mise en garde par des dommages et intérêts équivalents à la
part excessive du risque lorsque le risque est justifié nous semble en revanche d’une trop
grande sévérité. Comme le remarque M. BARBIER, dans le cas d’un risque justifié, ce n’est
pas la prise de risque qui est reprochée au banquier mais le manquement à l’obligation de
mettre en garde l’emprunteur sur l’importance du risque. Le montant du préjudice doit donc
nécessairement être inférieur à la part d’excès que comporte le risque pris.
923 Cf. par ex. Civ.!1re, 6!déc. 2007, Bull. civ.!I, no!380, D. 2008, p.!192, note P.!SARGOS, JCP!G 2008. I.
o
125, n !3, obs. Ph.!STOFFEL-MUNCK, Gaz. Pal. 8!oct. 2008, p.!35, note A.!DUBALLET, RTD civ. 2008,
p.!272, obs. J.!HAUSER et p.!303, obs. P.!JOURDAIN, RDC 2008, p.!769.
924 Civ. 1ère, 3 juin 2010, pourvoi n° 09-13951 (inédit), D. 2010, p.1522, note P. SARGOS, p. 2099 obs. C.
CRETON, JCP 2010. 788, note S. PORCHY-SIMON, RCA 2010, com. 222, note S. HOCQUET-BERG, RTD
civ. 2010, p. 571, note P. JOURDAIN ; RDC 2010, p. 1235, J.-S. BORGHETTI.
925 Cette notion a d’abord été formulée à la suite d’un arrêt de la Cour d’appel d’Anger du 11 septembre 1998
(Angers, 11 sept. 1998, D. 1999. Jur. 46, note M. PENNEAU) avant d’être reprise à la suite de l’arrêt précité du
3 juin 2010.
236
risque qui lui avait été caché »926. Cette interprétation a été confirmée par un arrêt du 23
janvier 2014, qui se réfère expressément au préjudice d’impréparation927.
Le préjudice d’impréparation a le mérite de ne pas déformer la notion de perte de chance
et de ne pas porter atteinte à l’exigence d’un lien de causalité certain entre la faute et le
dommage. Il est en effet indéniable que le manquement à l’obligation d’information prive son
bénéficiaire de la possibilité de se préparer psychologiquement à la réalisation du risque. Il
semblait toutefois raisonnable de limiter la réparation de ce préjudice au seul cas où le risque
se réalise928, solution qui vient précisément d’être retenue par l’arrêt précité du 23 janvier
2014.
Peut-on envisager de transposer le préjudice d’impréparation au manquement au devoir
de mise en garde ? Selon un auteur, une réponse positive semble improbable929. Selon lui, le
préjudice d’impréparation a sa place en matière médicale en raison du principe de dignité de
la personne humaine, lequel ne trouve pas à s’appliquer en matière bancaire. Cet argument
n’est pas dirimant. D’une part, on ne voit pas pourquoi le principe de dignité de la personne
humaine s’appliquerait seulement à la matière médicale. D’autre part, le préjudice
d’impréparation est aussi l’expression de la fonction normative de la responsabilité civile. En
d’autres termes, il s’agirait de sanctionner le banquier pour avoir adopté un comportement
asocial, quand bien-même il serait acquis que celui-ci n’est pas directement responsable de
l’échec de l’entreprise financée.
Finalement, la sanction du manquement du banquier au devoir de mise en garde pourrait
se dédoubler.
Si l’emprunteur prouve que, dûment mis en garde, il n’aurait pas contracté, la sanction
devrait être l’allocation de dommages et intérêts à hauteur de l’excès930.
926 M. PENNEAU, note ss. Angers, 11 sept. 1998, D. 1999. Jur. 46. V. égal. M. BACACHE-GIBEILI-
préjudice né du manquement par un établissement de crédit à son obligation de mise en garde s'analyse en la
perte d'une chance de ne pas contracter [et] qu'en conséquence, l'indemnité susceptible d'être allouée à
l'emprunteur au titre de la violation par la banque de son devoir de mise en garde ne [pouvait] être égale aux
sommes empruntées ». La Cour de cassation rejette le moyen au motif que la Cour d’appel avait retenu que « le
manquement fautif que la caisse [avait] commis à l'égard de Mme X... [avait] conduit cette dernière à souscrire
deux engagements qu'elle n'aurait pas régularisés si la banque avait rempli son obligation et que le préjudice qui
en [était] résulté [était] équivalent au montant des sommes dues au titre des deux prêts, auxquels Mme X... ne
pouvait faire face dans leur intégralité ; qu'ayant ainsi limité la condamnation de la banque aux sommes que
Mme X... restait lui devoir au titre des prêts, la cour d'appel [n’avait] pas encouru le grief du moyen ». Comp. D.
HOUTCIEFF, D. 2009, p. 2971, n° 8. L’auteur propose d’orienter la sanction vers la nullité du contrat pour
réticence dolosive lorsqu’il ne fait aucun doute que l’emprunteur (ou la caution) n’auraient pas contracté.
237
Si, en revanche, l’emprunteur ne parvient pas à rapporter une telle preuve, le
manquement du banquier à son devoir de mise en garde donnerait lieu, en cas de réalisation
du risque, à la réparation d’un préjudice d’impréparation, qu’il soit acquis que l’emprunteur
ou la caution, dûment informés, auraient quand même contracté931, ou que le doute subsiste
quant à leur intention.
931 En ce sens, v. D. HOUTCIEFF, D. 2009, p. 2971, n° 8. V. égal. J.-S. BORGHETTI, art. préc., RDC 2010,
p. 610. Contra O. DESHAYES, art. préc., RDC 2011/2, p. 446.
238
SECTION II : LE RENFORCEMENT DE LA RESPONSABILITÉ
CIVILE EN CAS DE REFUS DE CRÉDIT À UNE ENTREPRISE
255. Plan. Il convient à présent de s’intéresser aux conséquences du refus fautif de crédit
aux entreprises afin de déterminer si elles sont susceptibles de conduire à la reconnaissance
d’un droit au crédit. Pour ce faire, nous étudierons un fait connu, la sanction de la rupture
fautive du crédit (§ I), pour tracer les contours d’un fait à ce jour inconnu, la sanction
applicable au manquement à l’obligation d’expliquer la notation du prêt (§ II).
256. Plan. Nous avons vu dans la première partie de ce travail que la loi n° 2009-1255 du
19 octobre 2009 tendant à favoriser l’accès au crédit des petites et moyennes entreprises et à
améliorer le fonctionnement des marchés financiers a modifié l’article L. 313-12 du CMF en
imposant à l’établissement de crédit qui entend rompre ou réduire un concours bancaire de
fournir, sur demande de l’entreprise concernée, les raisons de cette réduction ou interruption.
Le banquier est aujourd’hui contraint de motiver sa décision de rompre ou réduire le crédit
consenti à une entreprise. Cet article est donc venu poser une condition à la régularité de la
rupture d’un crédit. On envisagera la sanction applicable en cas de violation de cette condition
(B) après avoir étudié celle qui est retenue en présence d’une rupture non pas irrégulière mais
abusive (A)932.
256. Contexte. La rupture du crédit peut être abusive soit lorsque le banquier adopte un
comportement déloyal, soit lorsqu’elle n’est pas légitime.
Le comportement déloyal du banquier est notamment caractérisé par la brutalité avec
laquelle il rompt le crédit933. L’article L. 313-12 du CMF est toutefois de nature à limiter cette
hypothèse, puisqu’il énonce que « tout concours à durée indéterminée, autre qu'occasionnel,
qu'un établissement de crédit ou une société de financement consent à une entreprise, ne peut
être réduit ou interrompu que sur notification écrite et à l'expiration d'un délai de préavis fixé
932 Sur cette distinction, v. A. MARAIS, « Le maintien forcé du contrat », LPA 2 oct. 2002, p. 7 et s. ; v. égal.
RJDA 1992, n° 63. Pour un exemple récent, v. Com., 2 mars 2010, n° 09-10435 (inédit).
239
lors de l'octroi du concours ». Il précise que « ce délai ne peut, sous peine de nullité de la
rupture du concours, être inférieur à soixante jours ».
La rupture est illégitime lorsqu’elle n’est pas justifiée, ce qui relève a priori du champ
d’application de l’article L. 313-12 du CMF934. On peut mentionner en ce sens un arrêt récent
rendu par la Chambre commerciale sous le visa de cette disposition et de l’article 1147 du
Code civil935. En l’espèce, les juges du fond avaient retenu la responsabilité de la banque pour
rupture de crédit alors même que cette dernière avait respecté le préavis légal. La Cour de
cassation les a censurés en leur reprochant de ne pas avoir tiré les conséquences légales de
leur constatation, car ils avaient retenu que l’échec de l’opération financée n’était pas
imputable à la rupture de crédit et avaient constaté que la banque avait respecté le préavis
légal. En conséquence, si les juges du fond avaient admis le lien de causalité entre la rupture
de crédit et le préjudice lié à l’échec de l’opération financée, on peut considérer que la
responsabilité de la banque aurait pu être engagée nonobstant le respect du préavis.
Cette solution rejoint celle qui était d’ores et déjà adoptée par la Cour de cassation avant
la loi du 19 octobre 2009. La Chambre commerciale a ainsi jugé, dans un arrêt du 13 mars
2012, que « le rejet de l’échéance d’un prêt et d’échéances de traites présentées en paiement »
constituait une rupture abusive d’une ouverture tacite de crédit « car leur paiement aurait
laissé le compte débiteur à l’intérieur du découvert moyen que la banque acceptait
antérieurement »936. On pourrait éventuellement interpréter cet arrêt comme faisant une
application implicite du principe de cohérence auquel sont tenus les contractants. Dans ce cas,
l’abus aurait été caractérisé par le seul comportement du contractant. Il n’empêche que si la
décision de la banque de mettre fin à l’ouverture tacite de crédit a été qualifiée d’abusive,
c’est parce qu’elle apparaissait injustifiée au regard de la pratique que la banque avait elle-
même instaurée. En d’autres termes, le paiement des échéances ne dépassant pas le découvert
classiquement autorisé par la banque, leur rejet constituait une rupture abusive de crédit.
L’abus résidait donc dans le caractère injustifié de la rupture.
240
Pour la Cour de cassation, les deux sanctions sont envisageables. Elle s’est à plusieurs
reprises prononcée en faveur du maintien du crédit. La Chambre commerciale de la Cour de
cassation a ainsi considéré qu’en cas de rupture brutale d’une ouverture de crédit, la banque
pouvait être contrainte d’honorer les effets de commerce du crédité937. Cette même Chambre a
également jugé que le juge des référés pouvait ordonner le maintien d’un découvert sur
compte après avoir relevé que la révocation brutale de l’autorisation de crédit constituait un
trouble manifestement illicite938. Ces décisions s’inscrivent d’ailleurs dans une jurisprudence
plus générale, s’appliquant à des contrats autres que de crédit939.
En dépit de ces arrêts, la doctrine se montre partagée quant à la possibilité de sanctionner
la rupture abusive par le maintien forcé du contrat. Des auteurs y sont résolument hostiles (1)
tandis que d’autres y sont favorables (2).
937 Com., 14 fév. 1989 (inédit), RTD com. 1989. 507, obs. M. CABRILLAC et B. TEYSSIÉ.
938
Com., 3 déc. 1991, pourvoi n° 90-13714 (inédit), RJDA 1992, n° 63 ; Revue Banque 1992. 734, note J.-L.
RIVES-LANGE.
939 V. par ex. Civ. 3e 16 oct. 1973, Bull. civ. III, n° 529 ; 15 déc. 1976, Bull. civ. III, n° 495 (la clause
résolutoire mise en œuvre de mauvaise foi est sans effet) ; Civ. 3e, 11 mai 1976, D. 1978. 269, note J.-J. TAISNE
(pour l’exercice de mauvaise foi d’une faculté de dédit) ; Com. 27 avr. 1993, Bull. civ. IV, n° 159, p. 109 (le
distributeur peut obtenir le renouvellement du contrat de distribution lorsque son cocontractant n’est pas en
mesure de justifier l’inadapation du distributeur à des critères objectifs de sélection des revendeurs qu’il a choisis
pour bâtir son réseau) ; Com. 21 mars 1984, Bull. civ. IV, n° 115, p. 96 (le distributeur peut obtenir la reprise des
livraisons en cas de dénonciation fautive du contrat par le producteur). Pour des exemples de jurisprudence ayant
reconnu au juge des référés le pouvoir de maintenir un contrat en cas de rupture abusive, v. Civ. 1ère 7 nov. 2000
n° 99-18576, Bull. civ. I, n° 286 ; D. 2001. 256, note C. JAMIN et 1137, note D. MAZEAUD ; RTD civ. 2001.
135, obs. J. MESTRE ; Ibid. 2002. 137, obs. J. NORMAND ; RDI 2001. 133, obs. G. DURRY, dans lequel la
Haute juridiction a décidé qu’en « adoptant comme mesure conservatoire la poursuite des effets du contrat, fût-il
dénoncé, le juge des référés ne fait qu’user du pouvoir que lui confère l’art. 873 al. 1 du NCPC » ; Com., 10 nov.
2009, n° 08-18337 (inédit); Cont. Conc. Cons. 2010, comm. 93, note N. MATHEY. Dans cet arrêt, la Chambre
commerciale a jugé que, « en ordonnant la poursuite des relations commerciales entre les parties jusqu'au 1er
juillet 2008, selon des modalités équivalentes à celles ayant été suivies en 2006, après avoir retenu que la rupture
litigieuse constituait un trouble manifestement illicite et était de nature à causer à la société Legal un dommage
imminent et relevé que la société Legal avait fait état de la diminution significative de commandes pendant la
durée du préavis initial », le juge des référés, « qui ne s'est pas prononcée sur la responsabilité contractuelle,
mais sur le caractère brutal de la rupture des relations commerciales établies, n'a fait qu'user des pouvoirs que lui
confèrent les articles L. 442-6-IV du code de commerce et 873 du code de procédure civile ».
940 Voir par exemple, F. TERRÉ, Ph. SIMLER et Y. LEQUETTE, Les obligations, op. cit., n° 481-2, au sujet
de la résiliation abusive d’un CDI. Ces auteurs considèrent en revanche que la résiliation anticipée d’un CDD
n’étant pas possible, un contractant peut être condamné à l’exécution forcée de ses obligations, op. cit., n° 481-1)
; J. GHESTIN, Ch. JAMIN, M. BILLAU, Les effets du contrat, op. cit. n° 274 ; Ph. STOFFEL-MUNCK, thèse
préc., n° 313 ; CAUCHY-PSAUME, thèse préc., n° 261 ; D. HOUTCIEFF, thèse préc., n° 1078, p. 782. Contra
241
dans la rupture d’un contrat en particulier. M. STOFFEL-MUNCK soutient en ce sens que le
maintien forcé du contrat est une sanction inadaptée lorsque l’abus réside dans le
comportement déloyal du contractant. Selon lui, dans une telle hypothèse, « ce qui est fautif
n’est pas tant de rompre que la manière dont on a rompu (…). Par conséquent, ce sont les
conséquences de ce comportement qu’il importe de redresser et non la rupture. Autrement dit,
la victime doit être remise dans la situation qui aurait été la sienne si la rupture avait été
exempte de déloyauté »941.
259. Le pouvoir exorbitant du juge des référés. En outre, les arrêts retenant le maintien
forcé du contrat en cas d’abus dans la rupture doivent faire l’objet d’une interprétation a
minima. Les auteurs remarquent qu’ils se rapportent au pouvoir du juge de référés, habilité à
ordonner toute mesure destinée à faire cesser un trouble manifestement illicite. Dans cette
mesure, le maintien forcé du contrat relèverait uniquement du « pouvoir exorbitant » qui lui
est reconnu, reposant sur l’urgence de la situation942. A l’inverse, les juges du fond seraient
incompétents pour prononcer une telle sanction. MM. BILLAU et JAMIN écrivent en ce sens
qu’aucune « disposition légale n’autorise le juge du fond à refuser de constater la rupture d’un
contrat régulièrement dénoncé, même s’il en résulte un dommage »943.
Ph. LE TOURNEAU, Droit de la responsabilité et des contrats, Dalloz action 2012-2013, n° 6872 ; J.
GHESTIN, G. GOUBEAUX et M. FABRE-MAGAN, Introduction générale, op. cit., n° 807.
941 Ph. STOFFEL-MUNCK, « Le juge et la stabilité du contrat », in Le renouveau des sanctions
des référés impose la poursuite d’un contrat d’assurance valablement dénoncé par l’assureur », D. 2001. 256, n°
7.
943 M. BILLAU et Ch. JAMIN, art. préc., D. 2001. 256, n° 7.
944 Ph. STOFFEL-MUNCK, thèse préc., note 1300, p. 283.
242
sanctionner le comportement du banquier dès lors qu’il est sans incidence sur la régularité de
l’exercice de la rupture, il n’en va pas de même lorsque l’abus réside dans la brutalité de la
rupture ou l’absence de motifs légitimes. En effet, dans ces hypothèses, l’abus a des
répercussions sur la légitimité de l’exercice du droit de rompre, c’est-à-dire sur la rupture en
elle-même. Dès lors, la sanction de l’abus doit assurer la réparation des dommages nés de la
rupture. Le maintien forcé du contrat peut, dans ces conditions, être envisagé.
945 Pour la matière contractuelle, cf. Com., 21 mars 1984, Bull. civ. IV, no 115 (reprise des livraisons à la
suite de la dénonciation fautive du contrat de livraison). V. aussi Com., 27 avril 1993, Bull. civ. IV, no 159 ;
Com., 3 décembre 1991, pourvoi n° 90-13714 (inédit); R.J.D.A. 1992-1, no 63, Revue Banque 1992. 734, note J.-
L. RIVES-LANGE ; CA Colmar, 18 oct. 1972, JCP 1973. II. 17479, note J.-J. BURST ; CA Paris, 28 févr.
1992, RJDA 1992, no 534, p. 422. En dehors de la matière contractuelle, l’abus du droit de propriété a été
sanctionné par la réparation en nature dès le célèbre arrêt Clément Bayard. Dans cet arrêt, il a été affirmé que
l’abus du droit de propriété doit être sanctionné par la démolition des ouvrages édifiés par le propriétaire sur son
propre terrain (Req., « Clément Bayard », 3 août 1915, D. 1917. 1. 79). V. égal. Civ. 1ère 20 janv. 1964, D. 1964,
518, précisant que l’abus doit être sanctionné par la condamnation du propriétaire fautif à l’enlèvement d’un
rideau de fougères afin d’empêcher le jour de pénétrer par une fenêtre de l’immeuble voisin.
946 D. MAZEAUD, « Le maintien judiciaire des effets du contrats, sanction de sa rupture unilatérale
abusive», D. 2001, p. 1137 ; A. MARAIS, art. préc., LPA 2 oct. 2002, n° 197, p. 7 et s. (l’auteur propose de
limiter dans le temps « le maintien des effets du contrat au titre de la réparation en nature du préjudice causé par
une rupture abusive ») ; J. MESTRE, art. préc., RDC 2005/ 1 p. 99.
947 Dans le même sens, v. J. MESTRE, art. préc., RDC 2005/ 1, p. 99. Selon M. MESTRE, le maintien forcé
du contrat respecterait les prévisions initiales des parties et protégerait la force du lien contractuel. Il serait dès
lors incompatible avec les propositions doctrinales visant à admettre la violation efficace du contrat. Il
constituerait en outre une contrepartie au droit de résilier unilatéralement le contrat en cas de comportement
gravement répréhensible.
948 M.-E. PANCRAZI-TIAN, La protection judicaire du lien contractuel, thèse, préf. J. MESTRE, thèse Aix-
243
contrat pour un temps indéterminé (avec une possibilité de résiliation pour chaque partie) »949.
La brusquerie dans la rupture serait de son côté « sanctionnée par une prolongation du contrat
pour un temps correspondant au préavis que l’auteur aurait dû respecter »950.
244
distribution est un contrat de dépendance. La marge de manœuvre des distributeurs « est
réduite, car ils doivent consacrer l’ensemble de leur activité à leur partenaire tout en
respectant une politique commerciale préétablie »+ 953 . Le distributeur a donc un besoin
impérieux de stabilité. Or il a été jugé qu’il pouvait obtenir la reprise des livraisons en cas de
dénonciation fautive du contrat par le fabricant954. Dans un arrêt en date du 27 avril 1993, la
Chambre commerciale a ainsi décidé qu’il était en mesure d’exiger le renouvellement du
contrat de distribution dès lors que le fabricant n’était pas en mesure de justifier son éviction
au regard de ses propres critères objectifs de sélection de son réseau955. On voit bien qu’ici la
solution est justifiée par la nature même du contrat de distribution qui est essentiel à l’activité
du distributeur.
Finalement, on peut considérer que se dessine l’idée d’un droit au maintien du contrat
lorsque la décision de rompre est abusive. Cette sanction trouve une justification particulière
en matière de crédit puisqu’il a pour essence même de soutenir l’activité dont il est le moteur.
Cette idée d’un droit au maintien du crédit prend une ampleur particulière à la lumière de la
nouvelle obligation du banquier de motiver la rupture ou la réduction d’un crédit prévue par
l’article L. 313-12 du CMF dans sa rédaction issue de la loi du 19 octobre 2009.
953 F. COLLART-DUTILLEUL et Ph. DELEBECQUE, Contrats civils et commerciaux, Dalloz, 9e éd., 2011,
n° 928 ; G. VIRASSAMY, Les contrats de dépendance, essai sur les activités professionnelles exercées dans
une dépendance économique, thèse, préf. J. GHESTIN, LGDJ, 1986.
954 V. not. Com. 21 mars 1984, Bull. civ. IV, n° 11, p. 95.
955 Com., 27 avr. 1993, Bull. civ., IV, n° 159 .
956 J. MESTRE, art. préc., RDC, 2005, n° 1, p. 99.
957 J. MESTRE, art. préc., RDC, 2005, n° 1, p. 99.
958 Ainsi, lorsque le licenciement est annulé, la réintégration peut être demandée par le salarié victime d’un
accident du travail ou d’une maladie professionnelle (art. L. 1226-15 du Code du travail), par la femme enceinte
(art. L 122-25-2), par le gréviste (art. L. 521-1 al. 3) ou encore par le salarié ordinaire (art. L 1235-3). La
réintégration peut aussi être demandée en cas de nullité du licenciement prononcé pour motifs discriminatoires
245
En conséquence, en application de l’article L. 313-12 du CMF, la décision du banquier de
rompre ou réduire le crédit consenti à une entreprise qui ne comporterait pas l’énoncé des
raisons l’ayant conduit à prendre cette décision devrait être frappée de nullité. La nullité de
l’acte unilatéral de rupture le fait disparaître rétroactivement, si bien que le maintien du
contrat en est la conséquence naturelle961.
De l’absence de motivation, dont on vient de traiter, il convient de distinguer le cas où le
banquier donne des motifs illégitimes. Cette situation soulève des incertitudes.
S’il apparaît évident que la reconnaissance d’une obligation de motiver la rupture
implique le droit pour l’emprunteur de contester la motivation fournie par la banque962, il faut
en revanche constater que les modalités d’application de l’article L. 313-12 du CMF recèlent
à ce jour une inconnue. Le législateur n’ayant pas pris soin de les préciser, tout dépendra du
degré de contrôle de la motivation qui sera retenu : soit le contrôle portera sur la seule
existence du motif, soit il portera en outre sur sa légitimité.
Au regard des solutions retenues par le droit du travail, qui fait figure de pionnier en
matière de motivation des décisions de rompre un contrat, il apparaît que le contrôle du juge
ne devrait pas se limiter à l’existence du motif mais s’étendre à sa légitimité963. En
conséquence, la décision de rompre ou réduire un crédit sans motif valable devrait être
frappée de nullité964. Une telle sanction serait d’autant plus justifiée que cette obligation légale
de motiver la rupture « accrédite l’idée selon laquelle une entreprise a droit à un volume de
crédit et doit avoir l’assurance que ses concours seront maintenus »965. En outre, chacun sait
que la stabilité du contrat de crédit « est essentielle non seulement pour le banquier, qui
souhaite conserver un client, mais aussi et surtout pour le client qui a souvent un besoin vital
(art. L. 1134-4) ou pour motif économique (art. L. 1235-11). Il en va de même si la nullité est prononcée à la
suite de l’action en justice du salarié sur le fondement des dispositions relatives à l’égalité professionnelle entre
les hommes et les femmes (art. L. 1144-3).
959 L’article 10 de la loi du 6 juillet 1989 précise que le congé donné en violation des formes et délais prévus
par l’article 15 est nul. Le contrat est donc tacitement reconduit pour une durée équivalente à la durée initiale.
960 Art. L. 145-9 du Code de commerce.
961 En ce sens, v. A. MARAIS, art. préc., LPA 2 oct. 2002, n° 197, p. 7. Dans le même sens, J. MESTRE, art.
entreprises », RTD com., p. 791 ; N. MATHEY, « Vers une remise en cause de la liberté du banquier en matière
de crédit », JCP E 2010. 1550, n° 26.
963 Dans le même sens, N. MATHEY, « Vers une remise en cause de la liberté du banquier en matière de
préc., n° 35.
965 D. LEGEAIS, « Droit au crédit. Exigence de motivation des refus de crédit », RTD Com. 2011, p. 786.
246
des services bancaires et notamment du crédit »966. Enfin, le crédit faisant naître « une relation
bancaire au-delà du contrat »967, le maintien du contrat apparaît pleinement adapté à la
préservation de sa dimension relationnelle.
264. Plan. On sait que l’article L. 313-12-1 du CMF met à la charge des établissements
de crédit l’obligation de fournir aux entreprises qui sollicitent un prêt ou bénéficient d'un prêt
leur notation et une explication sur les éléments ayant conduit aux décisions de notation les
concernant, lorsqu'elles en font la demande968. L’analyse de la responsabilité du banquier en
cas de manquement à cette obligation suppose d’identifier la faute de ce dernier (A) et le
préjudice réparable (B).
A. LA FAUTE DU BANQUIER
966 N. MATHEY, « Par delà le contrat mais au-delà du contrat. Le particularisme de la relation bancaire au
fondement d'un nouveau droit commun », Les concepts émergents en droit des affaires, dir. E. LE DOLLEY,
LGDJ, 2010, p. 349, n° 27.
967 N. MATHEY, « Par delà le contrat mais au-delà du contrat. Le particularisme de la relation bancaire au
formes de crédit. Selon M. MATHEY, il faut en déduire que « le refus d’une nouvelle ouverture de crédit ou
d’un crédit par signature, qui ne sont pas à strictement parler des prêts, ne devrait pas ouvrir le droit de
communication prévu par le texte » (N. MATHEY, « Vers une remise en cause de la liberté du banquier en
matière de crédit ? », JCP E 2010. 1550, n° 11).
969 N. MATHEY, art. préc., n° 36.
247
bien d’un contrôle de l’existence de la notation que de sa légitimité. Cette solution paraît
d’autant plus envisageable qu’en obligeant le banquier à fournir les explications sur les
éléments ayant conduit à la notation, le législateur lui a imposé de dévoiler son processus
décisionnel. Il a ainsi offert au juge la matière suffisante pour en apprécier la pertinence. Il
faut donc considérer qu’un refus de crédit fondé sur une notation illégitime devrait être
qualifié de fautif. La première condition de la responsabilité civile du banquier étant
identifiée, il convient à présent d’envisager la deuxième, à savoir l’existence d’un préjudice
réparable.
B. LE PRÉJUDICIABLE RÉPARABLE
970 Cf. P. JOURDAIN, « Rapport français », La bonne foi, Travaux de l’Association Henri Capitant, 1992,
Litec, 1994, p. 131 : « Si les parties sont parvenues à s’entendre sur les éléments essentiels du contrat projeté,
celui-ci est en principe formé. Le juge, puisant dans l’article 1135 du Code civil le pouvoir de compléter l’accord
sur les éléments accessoires restant en discussion, pourrait constater la perfection du contrat ».
248
nouvelle difficulté, à savoir la détermination de la méthode d’évaluation des dommages et
intérêts. Mme VINEY a synthétisé les différentes solutions envisageables en distinguant la
réparation de « l’intérêt négatif » de celle de « l’intérêt positif »971. L’intérêt négatif implique
que « le partenaire déçu [obtienne] une indemnité susceptible de le replacer dans la situation
où il se serait trouvé si les négociations n’avaient pas été engagées ». Il comprend notamment
« le remboursement des frais engagés et une indemnisation pour le temps perdu à l’occasion
des pourparlers infructueux »972. L’intérêt positif est celui qu’aurait retiré la partie évincée de
la conclusion du contrat. Il s’agirait alors de réparer la perte de chance de conclure le contrat
envisagé, ce qui impliquerait « d’estimer les chances de succès des pourparlers et de minorer
le gain net total attendu du contrat d’un coefficient tenant compte des risques d’échec »973.
On verra dans un premier temps que le droit positif n’est pas favorable à la réparation de
l’intérêt positif (a), avant de montrer qu’elle pourrait néanmoins être adoptée lorsque la non-
conclusion du contrat repose sur un motif illégitime (b).
relevé que la société Pierre Industrie avait subi une perte de chance d'obtenir les gains qu'elle pensait obtenir par
la formalisation de la convention de partenariat comportant exclusivité à son profit, a pu décider que ce préjudice
résultait de la faute commise par la société Deville en rompant abusivement les pourparlers ».
975 Com. 26 nov. 2003, Bull. civ. IV, n° 186, D. 2004, p. 869, note A.-S. DUPRE-DALLEMAGNE, JCP
2004.I.163, obs. G. VINEY, JCP E 2004, p. 738, obs. STOFFEL-MUNCK, RDC 2004, p. 257, obs. D.
MAZEAUD, RTD civ. 2004, p. 80, obs. MESTRE et FAGES, Les grands arrêts de la jurisprudence civile, t. 2,
Dalloz, 12e éd., n° 142.
249
commerce ni même la perte d'une chance d'obtenir ces gains ». Cette solution a été confirmée
par deux arrêts de la Troisième chambre civile en date des 26 juin 2006976 et 7 janvier 2009977.
270. Faute de négociation et faute de rupture. Cette solution a pu être justifiée par « le
caractère éminemment aléatoire de la perte de profit » qu’il conviendrait de réparer978, par
l’atteinte trop grande qui serait portée à la liberté de ne pas contracter ou encore par la volonté
d’aligner les solutions du droit français sur celles retenues par d’autres droits étrangers et
notamment l’Allemagne, la Grande-Bretagne et les Etats-Unis979. Enfin, on a souligné que la
faute ne résiderait pas dans la rupture des pourparlers mais dans les circonstances
l’entourant980. Il n’existerait donc aucun lien de causalité entre le préjudice tiré de l’absence
de conclusion du contrat et la faute commise à l’occasion de la rupture981. M. DESHAYES a
expliqué en ce sens qu’il importe de distinguer « la faute de rupture » de « la faute de
négociation », encore appelée « faute dans la rupture »982. La faute de négociation n’aurait
aucun rapport causal avec le préjudice tiré de la non-conclusion du contrat. Le dommage
réparable se limiterait « à certains frais de négociation et à la perte de chance de conclure un
contrat avec un tiers »983. A l’inverse, la faute de rupture obligerait son auteur à réparer le
dommage précontractuel lié « aux frais de rupture et à la perte de chance de conclure le
contrat négocié »984.
976 Civ. 3e, 28 juin 2006, Bull. civ. III, n° 164, D. 2006. 2639, obs. S. AMRANI-MEKKI, RTD civ. 2006.
754, obs. J. MESTRE et B. FAGES et 770, obs. P. JOURDAIN, Defrénois 2006, art. 38498, n° 71, obs. R.
LIBCHABER, JCP G 2006. II. 10130, obs. O. DESHAYES, RDC 2006. 1069, obs. D. MAZEAUD.
977 Civ. 3e, 7 janv. 2009, Bull. civ. III, n° 5, RTD civ. 2009. 113, obs. B. FAGES ; RDC 2009. 480, obs. Y.-
M. LAITHIER et 1108, obs. J.-B. SEUBE. V. également en ce sens l’article 11 de l’avant-projet de loi du 27
novembre 2013 visant à réformer le droit des obligations.
978 G. VINEY, Introduction à la responsabilité, op. cit., n° 198-1, p. 556. Dans le même sens, v. J. MESTRE
et B. FAGES, RTD civ. 2004, p. 80, qui estiment que « le refus d’indemniser la perte d’une chance aurait pu tout
aussi bien s’appuyer sur son caractère hypothétique. En effet, l’indemnisation réclamée par la société Manoukian
allait au-delà de la perte de chance de conclure le contrat projeté (la cession d’actions) : (…), celle-ci ne
demandait rien moins que la perte de chance d’obtenir les gains tirés de l’exploitation du fonds de commerce
détenu par la société cédée », fonds sur lequel ne portait pas le contrat projeté ; v. égal. G. VINEY, JCP G 1994,
3853, n° 25 et 26.
979 G. VINEY, JCP G 2004, I. 163, n° 21 et réf. sous notes 45 et 46.
980 VINEY, Introduction à la responsabilité, op. cit , n° 198-1, p. 556.
981 P. MALAURIE, L. AYNES, Ph. STOFFEL-MUNCK, Les obligations, op. cit., n° 464 ; D. MAZEAUD,
250
b) La nécessité de réparer l’intérêt positif en présence d’un motif illégitime de non
conclusion du contrat
271. Le lien de causalité entre la faute de rupture et l’intérêt positif. Comme on vient
de le voir, le refus de prendre en compte les gains qu’aurait pu apporter la conclusion du
contrat (l’intérêt positif) au titre de la réparation du préjudice causé par la rupture abusive des
pourparlers serait justifié par l’impossibilité de sanctionner en elle-même la décision de
rompre, qui seule entretient un rapport de causalité avec l’intérêt positif. C’est ce qui fait dire
à M. STOFFEL-MUNCK que la Cour de cassation « ne refuse pas dans l’absolu que la perte
des gains espérés d’un contrat futur puisse être qualifiée de préjudice. C’est uniquement pour
une question de causalité que la perte de chance de les obtenir n’est pas jugée ici
réparable »985.
Or, lorsque l’abus n’est plus caractérisé par le comportement du contractant mais par la
fourniture de motifs illégitimes de rupture, il est permis de considérer que la décision de
rompre les pourparlers a un lien direct de causalité avec la perte de chance d’obtenir les gains
espérés du contrat986.
Dans cette mesure, on retrouve le même raisonnement qu’en matière de rupture abusive
d’un contrat déjà formé987. Lorsque l’abus est caractérisé par une faute de comportement, le
maintien forcé du contrat, entendu comme le droit de bénéficier des avantages escomptés du
contrat, ne peut jamais être prononcé à titre de sanction. Il peut en revanche être ordonné
lorsque l’abus est caractérisé par l’existence d’un motif illégitime de rupture.
251
rupture abusive des pourparlers fondée sur des motifs illégitimes, il faut en déduire que,
lorsque le juge estimera la notation injustifiée, il pourra condamner le banquier à indemniser
l’entreprise de la perte de chance d’obtenir les gains espérés de la conclusion du contrat de
crédit (ce qui, en pratique, ne devrait recouvrir qu’une partie du montant du crédit).
252
650-1 du Code de commerce), et, de l’autre, favorisé les hypothèses dans lesquelles un refus
de crédit peut être fautif (art. L. 312-13 et L. 313-12-1 du CMF). Aussi peut-on considérer
que la loi du 19 octobre 2009 constitue une étape « vers une forme de droit au crédit »990. Il ne
s’agit pas d’un droit au crédit absolu et indifférencié, mais d’un droit au crédit productif au
profit des entreprises, qu’elles soient naissantes, économiquement dynamiques ou en
difficulté.
On peut dès lors soutenir qu’en élaborant un régime de responsabilité civile bancaire
spécifique, le législateur, secondé par la jurisprudence (concernant l’interprétation de l’article
L. 650-1 du Code de commerce), a entendu faire la promotion d’une « nouvelle définition de
la fonction bancaire (…), une fonction non plus seulement économique de prestataire
fournisseur de crédit » mais « d’intermédiation au sein de la société, au cœur de la cité, pour
soutenir l’économie et favoriser le lien social »991. Dans cette mesure, il est pleinement
légitime de réfléchir à la possibilité de transformer le besoin de crédit en un véritable droit.
253
CHAPITRE II : L’ADMISSION DIRECTE PAR LA
RECONNAISSANCE D’UN DROIT
275. Plan. Sous l’expression droit au crédit, on peut a priori englober aussi bien le crédit
aux entreprises, le crédit à la consommation que le crédit immobilier.
Le crédit aux entreprises permet de créer, développer ou soutenir une activité. Il s’agit
donc d’un crédit productif.
Le crédit à la consommation permet aux particuliers d’acquérir des biens destinés à
améliorer leurs conditions de vie ou d’accéder aux loisirs. Si la consommation agrémente
l’existence humaine, elle n’a pas de vocation constructive : les biens achetés ou les loisirs sont
périssables, les uns parce qu’ils se consument avec l’usage, les autres car leur durée est
éphémère.
Le crédit immobilier se situe à mi-chemin des deux premiers. La propriété immobilière
n’a pas vocation à disparaître ou perdre de sa valeur par l’usage. Partant, le crédit immobilier
a pour finalité d’enrichir l’emprunteur, ce qui le rapproche du crédit aux entreprises.
Cependant, si la propriété immobilière peut être productrice de fruits, lorsque le bien est loué
par exemple, elle ne renferme aucune potentialité de développement, ce qui la distingue et
l’éloigne de l’activité d’une entreprise.
On le voit, le droit au crédit « n’a pas le même sens, ni les mêmes conséquences » selon
son objet992. Pour autant, dans tous les cas, il peut être défini comme le droit d’obtenir les
moyens de réaliser un projet. C’est le droit ainsi entendu que nous nous proposons de
construire (Section I). A l’issue de ces développements, il apparaîtra que le crédit aux
entreprises s’intègre pleinement à la construction proposée, contrairement au crédit aux
particuliers. La question du droit au crédit des particuliers devra donc être posée distinctement
(Section II).
992 J.-M. SERVET, « L’exclusion, un paradoxe de la finance », Revue d’économie financière 2000, vol. 58,
p. 27.
255
SECTION I – LA CONSTRUCTION DU DROIT AU CRÉDIT
276. Plan. La construction du droit au crédit suppose d’identifier ses sources (sous-
section I) et sa nature (sous-section II).
277. Plan. Les droits procèdent d’une philosophie. C’est ainsi que les droits-libertés,
ensemble de pouvoirs d’autodétermination, seraient d’essence libérale tandis que les droits-
créances traduiraient, en leur qualité de pouvoir d’exiger, les préceptes de la philosophie
socialiste993. La reconnaissance d’un nouveau droit, ici le droit au crédit, ne se départit pas
d’une réflexion sur ses sources philosophiques (§ I). Une fois ces dernières identifiées, il
importe de déterminer si l’ordre juridique lui-même est susceptible de l’accueillir, c’est-à-dire
si des sources juridiques peuvent être dégagés (§ II).
278. La double portée du droit au crédit. Le droit au crédit aurait une portée
individuelle car il aurait pour objectif de permettre à chacun de développer ses propres
capacités. Il aurait également une dimension sociale car sa réalisation nécessiterait non
seulement l’intervention d’autrui, à savoir une personne octroyant le crédit, mais aussi
l’instauration d’une relation. En effet, la relation de crédit ne se réduit pas à la mise à
disposition de fonds mais suppose que leur bénéficiaire les restitue. En outre, quel que soit
son objet, le crédit est vecteur de dynamisme social, en créant de l’activité (crédit aux
entreprises) ou en encourageant son développement (crédit à la consommation et crédit
immobilier).
Ces deux dimensions du droit au crédit ne sont pas exclusives mais complémentaires.
Elles sont le reflet de l’essence créatrice (1) et sociale (2) de l’être humain.
993 V. par ex. A. RENAUT et L. FERRY, « Droits libertés et droits-créances, Raymond Aron critique de
Friedrich-A Hayek », Droits 1985/2, p. 75 et.
256
1) L’essence créatrice de l’homme
279. Plan. Les prochains développements n’auront pas pour but de dresser un panorama
des mouvements philosophiques qui ont étudié l’essence créatrice de l’homme mais, plus
modestement, de montrer que ce thème est actuellement au cœur d’importants travaux de
philosophie politique et économique. Il convient en particulier de mentionner ici les travaux
de Charles TAYLOR relatifs à l’homme comme agent incarné (a) ainsi que la théorie des
capabilités (b).
994 Cette expression s’oppose à celle de l’homme désincarné parfois utilisée pour évoquer l’homme de la
Déclaration de 1789, en raison de la perspective universaliste dans laquelle elle s’inscrit : v. sur ce point J.
RIVERO et H. MOUTOUH, Libertés publiques, t. 1, PUF, 2003, n° 69, p. 43.
995 Sur l’authenticité individuelle, v. par ex. Ch. TAYLOR, Multiculturalisme, Flammarion, 1994, p. 47 : « il
existe une certaine façon d’être humain qui est ma façon. Je suis appelé à vivre ma vie de cette façon, non à
l’imitation de la vie de quelqu’un d’autre. Mais cette notion donne une importance nouvelle à la fidélité que je
dois à moi-même. Si je ne suis pas moi-même, je manque l’essentiel de ma vie ; je manque ce qu’être humain
signifie pour moi ».
996 J. PELABAY, Charles Taylor, penseur de la pluralité, L’Harmattan, coll. Mercure du Nord, p. 14.
997 Ibid.
998 Ch. TAYLOR, La liberté des modernes, PUF, 1999, p. 125.
999 Ch. TAYLOR, Hegel et la société moderne, Cerf, p. 2.
257
individu – ne parviennent à la réalisation et à la connaissance d’elles-mêmes que par l’activité
expressive, étant entendu que pour les individus, l’art en constitue la forme la plus aboutie1000.
En résumé, la démarche de Charles TAYLOR consiste à promouvoir l’originalité et
l’authenticité de chaque être, ces qualités ne pouvant être atteintes que par le biais d’une
activité expressive1001.
Cette conception de l’individu comme agent incarné est particulièrement utile dans le
cadre d’une réflexion sur le droit au crédit, et plus précisément sur le droit au crédit aux
entreprises. Ce dernier peut en effet être défini comme le droit, pour un individu, de déployer
les capacités qui lui sont propres, en obtenant les outils qui lui sont nécessaires. En d’autres
termes, il s’agit du droit de créer et donc d’affirmer son originalité et son authenticité1002. Cette
dimension du droit au crédit trouve un second appui dans la théorie des capabilités.
1000 Ch. TAYLOR, Le malaise de la modernité, Cerf, p. 69 : « la création artistique devient le paradigme de
la définition de soi. L’artiste est promu en quelque sorte au rang de modèle de l’être humain, en tant qu’agent de
la définition originale de soi ».
1001 Ch. TAYLOR, op. et loc. cit. : « nous découvrons ce que nous devons être en le devenant dans notre
mode de vie, en donnant forme par notre discours et par nos actes à ce qui est original en nous ».
1002 Le droit de créer ne se limite pas au domaine artistique et doit pouvoir s’étendre à l’activité industrielle.
En effet, la création industrielle a également été présentée comme un mode d’accès à la connaissance de soi.
Axel HONNETH écrit qu’il ressort des Manuscrits de 1844 de MARX que, « ce qui constitue la qualité
essentielle de l’être humain est sa capacité à s’objectiver dans le produit de son travail ; ce n’est qu’au cours de
ce processus d’objectivation que l’individu a la possibilité de faire l’expérience de ses propres forces et donc de
parvenir à la conscience de soi » (A. HONNETH, La société du mépris, La découverte, p. 55).
1003 Cf. E. BETTON, « « Droits à… » et sentiments de justice », Informations sociales 2000, n°81, p. 26
1004 L’idée de « capabilités » renvoie à « la liberté de mener différentes sortes de vies [qui] correspondent
exactement à l’ensemble formé par différentes combinaisons de fonctionnements humains, ensemble en lequel
une personne est à même de choisir sa vie » (A. SEN, L’économie est une science morale, La découverte/Poche,
p. 64). A. SEN explique que la référence aux capabilités, par comparaison à celle aux revenus ou biens premiers
(références proposées par RAWLS), permet de mieux mesurer « l’appauvrissement des vies humaines et des
libertés ». En effet, la notion de capabilités englobe non seulement les revenus et les biens premiers, mais elle
prend en plus en compte d’autres éléments. Les capabilités renvoient à la liberté positive des individus, celle qui
« représente ce qu’une personne, toutes choses prises en compte, est capable, ou incapable, d’accomplir » et
s’oppose à leur liberté négative, entendue comme celle mettant « au premier plan l’absence d’entraves à la
liberté, entraves qu’un individu peut imposer à un autre (ou encore que l’Etat ou d’autres institutions peuvent
imposer à un individu) » (A. SEN, L’économie est une science morale, La découverte/Poche, p. 48). Pour une
analyse comparative des théories de RAWLS et A. SEN, v. notamment D. ZWARTHOED, Comprendre la
pauvreté, John Rawls – Amaertya Sen, PUF, coll. Philosophies.
258
développement, entendu comme le « processus d’expansion des libertés réelles dont jouissent
les individus » et visant à leur offrir une « effectivité sociale », à les valoriser en tant
qu’agents de leur propre vie1005.
A l’instar de SEN, la philosophe américaine Martha NUSSBAUM considère que
l’individu n’est libre que lorsqu’il est en mesure de développer ses capabilités. Selon elle, il
s’agit avant tout de promouvoir « l’être humain en tant qu’être libre et plein de dignité qui,
homme ou femme, forge sa propre vie dans la coopération et l’échange avec les autres, plutôt
que d’être passivement façonné ou malmené à la façon d’un animal vivant en “troupeau” ou
en “bande”. Une vie véritablement humaine est celle qui est entièrement façonnée par ces
facultés humaines de raison pratique et de sociabilité »1006.
En considérant que les capabilités, c’est-à-dire les possibilités concrètes de
développement dont dispose un individu, permettent de mesurer le degré de liberté réelle et
donc de réalisation de soi qu’il peut atteindre, la théorie des capabilités place l’accent sur
l’essence créatrice de l’homme. En effet, le développement d’un individu n’est autre que
l’expression de son authenticité ou encore de sa capacité à s’affirmer en tant qu’agent de sa
propre vie.
C’est pourquoi, les travaux d’Amarthya SEN et de Martha NUSSBAUM nous sont ici
utiles. Le droit au crédit, comme la théorie des capabilités, postule que l’individu soit pensé
comme une fin. Il s’inscrit en outre dans une conception commune de la justice qui
commande que l’on mette à la disposition de chacun les outils nécessaires à l’accroissement et
l’expression de ses capabilités1007.
282. Plan. Si l’étude des sources philosophiques du droit au crédit est inséparable des
réflexions contemporaines sur la promotion de l’individu comme être authentique et force
créatrice, elle s’inscrit également dans le mouvement de réactualisation des théories de
1005 A. SEN, Un nouveau modèle économique. Développement, justice, liberté, Odile Jacob, coll. poches, p.
15.
1006
M. NUSSBAUM, Femmes et développement humain, L’approche des capabilités, éd. Des femmes -
Antoinette Fouque, p. 112-113.
1007 Rappr. P. ROSANVALLON, La société des égaux, Seuil, spéc. p. 366. L’auteur plaide en faveur de « la
constitution d’une société des singularités ». Cette dernière « implique au premier chef de donner aux individus
les moyens de leur singularité. Cela conduit à une redéfinition des politiques sociales. Au-delà des transferts
monétaires passifs qui ont une dimension compensatrice, de perte, de l’insuffisance ou de l’absence d’un revenu
(allocation de chômage, revenus d’insertion, impôts négatifs, etc.), il convient de donner aux individus les
moyens de leur autonomie ». C’est précisément l’objet du droit au crédit, en particulier lorsqu’il a pour objet de
financer une activité.
259
l’interdépendance humaine1008. L’homme a besoin de ses semblables pour exister et
s’affirmer. En d’autres termes, la valorisation de son activité par la société lui est nécessaire
(a). Un tel constat invite à défendre une conception solidaire de l’égalité des chances, c’est-à-
dire censée donner à tous les moyens de construire une existence sociale (b).
283. Charles TAYLOR et Axel HONNETH. L’essence créatrice de l’homme prend son
sens dans le regard d’autrui ou encore au sein d’une communauté de langage ou de culture.
Ainsi, pour Charles TAYLOR, la communauté « est le lieu essentiel de l’identité du moi »1009
et la subjectivité est donc une « subjectivité en situation »1010. Le philosophe parle pour cette
raison du « caractère dialogique fondamental » 1011
de l’existence humaine et explique que
« personne n’acquiert seul les langages nécessaires à sa propre définition. Nous les maîtrisons
grâce à nos échanges avec ceux qui comptent pour nous (…). En ce sens, la formation de
l’esprit humain ne se fait pas de façon “monologique”, c’est-à-dire de façon indépendante,
mais dans la rencontre avec l’autre »1012. Sur ce point, les propos de Charles TAYLOR ne sont
pas très éloignés de ceux de Léon BOURGEOIS sur la solidarité et de cette idée selon
laquelle « l’homme seul n’existe pas ; l’homme est dans la nature un associé ; il est le
dépositaire d’un héritage (…) »1013.
Cette philosophie de l’interdépendance trouve un autre souffle dans les travaux que Axel
HONNETH a récemment consacrés à la théorie de la reconnaissance1014. Cette dernière peut
1008 L’idée d’une interdépendance humaine est ancienne. Elle était déjà à l’œuvre chez les stoïciens, à travers
leur concept de sympathie universelle. Cette dernière « exprime que le tout est connaturel, n’est qu’un terme
différent pour désigner l’identité de Dieu et du monde ; car, tout comme il n’y a qu’une lumière du soleil qui se
divise à l’infini sur les murs et les montagnes, de même il n’y a qu’une matière commune disséminée en une
infinité de corps limités » (J. BRUN, Le stoïcisme, PUF, coll. Que sais-je, p. 57). L’interdépendance s’est par la
suite détachée de la physique stoïcienne. Elle a notamment été reformulée au XIXe siècle par la philosophie
solidariste ou encore par la sociologie durkheimienne.
1009 J. PELABAY, Charles Taylor, penseur de la pluralité, L’Harmattan, coll. Mercure du Nord, p. 58.
1010 Ch. TAYLOR, Hegel et la société moderne, Cerf, p. 164.
1011 Ch. TAYLOR, Le malaise de la modernité, op. cit., p. 40. On peut établir un parallèle entre la pensée de
Ch. TAYLOR et celle de J. HABERMAS. Ce dernier a montré, à travers son éthique de la discussion, que la
communication par le langage est la clé de toute entente entre les hommes (J. HABERMAS, Théorie de l’agir
communicationnel, Fayard, Paris, 1987 (1981), 2 tomes).
1012 Ch. TAYLOR, Le malaise de la modernité, op. cit., p. 41.
1013 L. BOURGEOIS, La politique de la prévoyance sociale, t. 1, Paris, Fasquelle, 1913, p. 68.
1014 V. A. HONNETH, La société du mépris: Vers une nouvelle Théore Critique, La découverte, p. 262.
L’auteur écrit que « l’horizon normatif des sociétés modernes est marqué par l’idée qu’il revient à chacun de se
voir conférer une valeur en tant qu’être de besoin, en tant que sujet autonome doté des mêmes droits que ses
semblables, et en tant que sujet capable d’accomplir un certain nombre de choses, ce qui correspond aux
différentes formes de l’attitude de reconnaissance (amour, respect juridique, estime sociale) ». Pour une
explication détaillée du concept de reconnaissance, v. A. HONNETH, La lutte pour la reconnaissance, Cerf.
260
être définie comme « l’attitude pratique dont l’intention première consiste en une certaine
affirmation du partenaire d’interaction » 1015
, et plus précisément de ses « qualités
positives »1016. Or, « de telles attitudes affirmatives ont clairement un caractère positif car elles
permettent aux destinataires de s’identifier à leurs propres qualités et d’accéder ainsi à
davantage d’autonomie ; loin de représenter une pure idéologie, la reconnaissance constitue la
condition intersubjective pour pouvoir réaliser de manière autonome des objectifs personnels
propres »1017. En d’autres termes, l’obtention « de la reconnaissance sociale est une condition
dont dépend le développement de l’identité personnelle dans son ensemble »1018. Ce lien
« entre l’expérience de la reconnaissance et l’attitude du sujet envers lui-même résulte de la
structure intersubjective de l’identité personnelle : les individus ne se constituent en personnes
que lorsqu’ils apprennent à s’envisager eux-mêmes, à partir du point de vue d’un “autrui”
approbateur ou encourageant, comme des être dotés de qualités et de capacités positives »1019.
On ne peut être que stimulé par les travaux de Charles TAYLOR et Axel HONNETH. Le
droit au crédit s’inscrit nécessairement dans un contexte d’interdépendance des individus.
D’une part, car son titulaire a besoin de l’intervention d’autrui pour accéder au crédit. D’autre
part, car l’activité que le crédit aura permis de créer comme les besoins qu’il aura permis
d’assouvir s’inscrivent nécessairement dans des rapports d’interaction. L’activité créée n’a de
sens et d’utilité que si elle est reconnue comme telle par le reste de la société. De leur côté, les
besoins ne sont satisfaits que si la société organise l’échange des biens y répondant.
En outre, le droit au crédit est un droit à la reconnaissance sociale. En effet, il n’a pas
pour finalité de transformer les individus en créateurs isolés mais bien au contraire de faire en
sorte qu’ils deviennent, par leur création, les acteurs de leur existence sociale.
261
sociale1021. Cette dernière a axé son action sur la promotion de l’égalité des chances. Il
s’agissait de fournir aux individus les outils leur permettant de déployer leurs capacités, si
bien qu’une fois cette égalité des conditions assurée, les résultats individuellement atteints
étaient considérés comme exclusivement dus au mérite de leur auteur. Partant, les inégalités
reflétant les capacités, les aptitudes ou encore les mérites individuels étaient légitimes. A
l’inverse, étaient illégitimes celles qui n’étaient pas le fait de l’individu mais de la société. Il
en allait ainsi des inégalités de naissance car elles étaient le reflet d’une stratification sociale
persistante.
Une telle conception de l’égalité des chances était fortement imprégnée d’individualisme,
et plus précisément de « l’individualisme possessif » qui présente l’homme comme
« propriétaire exclusif » de sa personne, de ses facultés et donc du produit de ces dernières1022.
Elle reposait en outre sur la croyance que la « société [est] juste parce que les individus [ont]
la possibilité de s’y affronter à armes égales »1023. On comprend dès lors pourquoi une telle
conception de la justice a concouru à la fragmentation des sociétés modernes.
Quelle pourrait-être la réponse à ce délitement du lien social ? On peut penser qu’elle doit
passer par une évolution de notre conception de la justice sociale. S’appuyant sur les travaux
de RAWLS, M. SAVIDAN rappelle que les talents individuels « n’acquièrent leur valeur que
dans le cadre d’un certain système social ». Ainsi, « si les aptitudes d’un individu quelconque
sont bien la propriété de cet individu, il est clair qu’elles n’ont en revanche de valeur sociale
qu’en tant qu’elles possèdent aussi une dimension extra-subjective »1024. Sur la base de ce
constat, l’auteur développe une conception solidariste, « post-capacitaire », de la justice
sociale et de l’égalité des chances. L’interdépendance consubstantielle au solidarisme justifie
que les individus se voient attribuer les outils nécessaires à l’affirmation de leur être social.
1021 V. P. SAVIDAN, Repenser l’égalité des chances, Hachettes, spéc. p. 151-201. L’auteur se réfère à
CONDORCET qui a très tôt fait la promotion de l’instruction publique comme moyen de combattre les
inégalités de naissance. Selon CONDORCET, si l’accès de tous à l’instruction n’effacera pas les inégalités
intellectuelles naturelles, elle permettra pour autant d’assurer que « cette supériorité n’entraîne pas de
dépendance réelle et que chacun soit assez instruit pour exercer par lui-même, et sans se soumettre aveuglément
à la raison d’autrui, [les droits] dont la loi lui a garanti la jouissance » (CONDORCET, Cinq mémoires sur
l’instruction publique (1791), Paris, GF-Flammarion, 1994, p. 62).
1022 C. B. MACPHERSON, Théorie politique de l’individualisme possessif. De Hobbes à Locke, Folio, coll.
Essais, p. 434.
1023 P. SAVIDAN, Repenser l’égalité des chances, Hachettes, p. 24. La prévalence de cette définition
individualiste de l’égalité des chances serait entièrement liée à la naissance de la démocratie dans les sociétés
modernes. Un tel lien a été pressenti par Tocqueville dans La démocratie en Amérique (v. par ex. vol. 2, p.
106 : « l’aristocratie avait fait de tous les citoyens une longue chaîne qui remontait du paysan au roi ; la
démocratie brise la chaîne et met chaque anneau à part » ; « non seulement la démocratie fait oublier à chaque
homme ses aïeux, mais elle lui cache ses descendants et le sépare de contemporains ; elle le ramène sans cesse
vers lui seul et menace de le refermer enfin tout entier dans la solitude de son propre cœur »).
1024 P. SAVIDAN, op. cit., p. 267.
262
En outre, l’équilibre entre les droits et les devoirs sur lequel repose la doctrine solidariste fait
de l’égalité des chances un vecteur, non pas de l’épanouissement d’individus-monades
autosuffisants, mais de renforcement du lien social. C’est pourquoi l’égalité des chances est à
la fois un droit, celui d’obtenir les moyens de construire une existence libre et responsable, et
un devoir, celui de participer au bon fonctionnement de la société en mettant à sa disposition
une partie des fruits de l’activité qu’elle a elle-même contribué à créer.
Or, une telle conception de l’égalité des chances pourrait parfaitement se traduire, sur le
plan juridique, par la reconnaissance d’un droit au crédit1025. Ce dernier, et plus
particulièrement lorsqu’il a pour objet de financer une activité, vise à mettre en place une
réelle égalité des chances en attribuant à chacun les outils nécessaires au plein exercice de ses
facultés. En outre, le mécanisme même du droit au crédit, qui ne se borne pas à investir son
titulaire d’une somme d’argent mais l’oblige à la rembourser, représente une parfaite
application des préceptes de la doctrine solidariste.
285. Conclusion. Si l’on résume, le droit au crédit reposerait philosophiquement sur deux
postulats. Le premier est que « la liberté n’est autre chose que la possibilité pour l’être de
tendre au plein exercice de ses facultés »1026. Dans cette mesure, le droit au crédit serait celui
d’accéder à la liberté. Le second est que la liberté est un « produit essentiellement social »1027.
Partant, le droit au crédit exprimerait un devoir. Il incomberait à la société de mettre à la
disposition de chacun les moyens d’accéder à sa propre liberté. Envisageons à présent la
question des sources juridiques possibles du droit au crédit.
286. Plan. Trois principes directeurs nous semblent pouvoir être envisagés au titre des
sources juridiques du droit au crédit. Il s’agit de la dignité de la personne humaine (A), du
droit au développement (B) et de la liberté d’entreprendre (C).
1025 Pour une présentation de l’égalité des chances comme étant une notion politique et non juridique, v. G.
GUGLIELMI, « L’égalité des chances, de Charybde en Scylla ? », Journal du droit des jeunes sept. 2005, n°
257. L’auteur explique que l’égalité des chances a été « érigée en objectif politique par la loi du 11 février 2005
(art. 19) et en cadre d’action par la loi du 23 avril 2005 pour l’avenir de l’école (art. 2) ».
1026 L. BOURGEOIS, Solidarité, BDL éd., p. 82.
1027A. SEN, Un nouveau modèle économique. Développement, justice, liberté, Odile Jacob, coll. poches, p.
263
A – LE PRINCIPE DE DIGNITÉ DE LA PERSONNE HUMAINE
personne humaine, dir. M.-L. Pavia et Th. Revet, Economica, 1999, p. 3 et s., spéc. p. 15.
1030 D. MEMMI, « La dignité, une protestation “somatisée” contre le libéralisme? », La dignité de la
humaine, dir. M.-L. PAVIA et Th. REVET, Economica, 1999, p. 112. Sur cette idée, v. égal. E. BALIBAR, « De
la critique des droits de l’homme à la critique des droits sociaux », Bentham contre les droits de l’homme, B.
BINOCHE et J.-P. CLERO, PUF, coll. Quadrige, p. 266-267.
1032 N. MOLFESSIS, « La dignité de la personne humaine en droit civil », op. cit., p. 112.
264
de connaître, ce qui ne se peut, l’essence de l’homme et le sens de la vie » 1033 . Elle « permet
en revanche de poser juridiquement la valeur des êtres humains, et d’énoncer comment il faut
les traiter et comment il ne faut pas les traiter »1034. Partant, la définition juridique de la dignité
de la personne humaine est inséparable de l’identification de ses droits et besoins
fondamentaux1035. Or nul ne contestera que l’on trouve parmi ces besoins ceux « de ne pas
être logé semblablement à une bête (non domestique), de pouvoir se vêtir, se nourrir, se
soigner suffisamment et, autant que possible par ses propres ressources, de pouvoir
communiquer, comprendre, fonder une famille, élever ses enfants, etc. »1036. Ainsi,
« l’humanité de l’homme n’est pas seulement un donné inscrit dans le biologique, (…) elle
doit aussi se construire »1037. C’est pourquoi on peut voir dans le principe de dignité de la
personne humaine l’assise des droits-créances1038. Ainsi en est-il pour le droit au travail
comme pour le droit au logement.
M. REVET a parfaitement montré que le droit au travail « fait progresser la défense
juridique de la dignité de la personne humaine »1039 dès lors que, « dans une société
industrielle et individualiste, le travail constitue le moyen de satisfaire par soi-même les
besoins élémentaires et vitaux »1040. D’ailleurs de nombreux textes internationaux et étrangers
1033 M. FABRE-MAGNAN, V° Dignité humaine, Dictionnaire des droits de l’homme, PUF, p. 227.
1034 Ibid.
1035 En ce sens, v. N. MOLFESSIS, « La dignité de la personne humaine en droit civil », op. cit., p. 135 :
« Loin de justifier une remise en cause de la distinction des personnes et des choses, la protection de la dignité
de la personne humaine oblige, différemment, à une distinction de la personnalité et de la personne. Alors que la
personnalité – aptitude à être titulaire de droits et d’obligations – s’acquiert avec la naissance et dure autant que
la vie de l’être qu’elle vise, l’importance accordée à la dignité de la personne humaine atteste l’idée que la
personne – humaine – se définit par la liberté, puisqu’elle se dissout dans son aliénation, se réalise par son
comportement, puisqu’elle peut se perdre dans l’indignité et se concrétise par son mode de vie, puisqu’elle se
désagrège en deçà d’un minimum ».
1036 Th. REVET, « Loi n°98-657 du 28 juillet 1998 d’orientation relative à la lutte contre les exclusions »,
303 : « la dignité de la personne humaine résume l’essentiel de ce qui peut être rangé dans la deuxième
génération des droits et libertés (…). Le préambule de 1946 a pour objet essentiel d’exiger de cette même
société non seulement des abstentions, mais aussi des prestations matériellement indispensables à la dignité de la
condition humaine ».
1039 Th. REVET, « La dignité de la personne humaine en droit du travail », op. cit., p. 147, n° 10. Dans le
même sens, v. F. LUCHAIRE, Le Conseil constitutionnel, Economica, 1980, spéc. p. 217 et s. Contra M.
MATHIEU, qui considère que le principe de dignité de la personne humaine ne saurait utilement se manifester à
travers les droits économiques et sociaux, ces derniers n’étant pas reconnus à la « personne humaine » mais à
« l’individu aux prises avec les contradictions et les tensions du champ social » (B. MATHIEU, « La dignité de
la personne humaine, quel droit, quel titulaire ? », D. 1996, Chr., p. 282).
1040 Th. REVET, « La dignité de la personne humaine en droit du travail », op. cit., p. 146-147, n° 10.
265
reconnaissent que le droit au travail et à une juste rémunération participent de la dignité de la
personne humaine1041.
Le Conseil constitutionnel a par ailleurs affirmé, dans ses décisions du 19 janvier 1995 et
du 29 juillet 1998, que le droit à un logement décent constituait un objectif à valeur
constitutionnelle découlant notamment du principe de sauvegarde de la dignité de la personne
humaine1042 . Aujourd’hui, le droit au logement reste un objectif constitutionnel mais a été
détaché de la référence à la dignité de la personne humaine1043. Celle-ci, remplissant son rôle
fondateur, a donc permis l’essor de ce droit qui a désormais conquis son autonomie.
A la lumière de ces analyses, il est parfaitement envisageable d’établir un lien entre
dignité de la personne humaine et droit au crédit, en particulier lorsqu’il a pour objet de créer
ou soutenir une activité. En effet, le crédit est au cœur du fonctionnement de nos sociétés
contemporaines et il est dans bien des cas le passage obligé de l’insertion économique et donc
plus largement sociale.
B – LE DROIT AU DÉVELOPPEMENT
288. Droit des peuples. Le droit au développement n’est défini ni reconnu par aucun
texte juridiquement contraignant. Il a toutefois fait l’objet de plusieurs résolutions des
Nations-Unies1044. Son appartenance à la catégorie des droits de l’homme n’a pas été
immédiatement reconnue. En effet, le droit au développement a d’abord été appréhendé dans
sa dimension collective. S’inscrivant dans le contexte du dialogue Nord-Sud, il s’agissait d’un
« droit international au développement » au profit des pays du Sud, c’est-à-dire des pays
anciennement colonisés1045. Il avait pour objet l’affirmation des principes d’égalité souveraine,
1041 V. les nombreuses références citées par M. REVET, « La dignité de la personne humaine en droit du
I, 171, obs. H. PERINET-MARQUET ; D. 1999. p. 272, note W. SABETE ; JCP 1999. I. 141, obs. B.
MATHIEU et M. VERPEAUX ; RTD civ. 1999, p. 132, obs. F. ZENATI ; D. 2000, somm. Comm., p. 61, obs. J.
TREMEAU.
1043 Cons. const., 7 déc. 2000, déc. n° 00-436 DC, D. 2001, somm. p. 1840, note L. FAVOREU ; D. 2001.
1841, note M. FATIN-ROUGE ; J.-E. SCOETTL, « Le Conseil constitutionnel et la loi relative à la solidarité et
au renouvellement urbain », AJDA janv. 2001, p. 18 ; 12 août 2004, Déc. n° 2004-503 DC, JCP 2005. I. 192.
1044 Sur ces résolutions, v. A. YERO BA, V° Droit au développement », Dictionnaire des droits de l’homme,
PUF. La résolution 25 42 (XXIV) de l’Assemblée Générale des Nations Unies en date du 11 décembre 1969 a la
première affirmé, dans son article 1er que « tous les peuples, tous les êtres humains, sans distinction de race, de
couleur, de sexe, de langue, de religion, de nationalité, d'origine ethnique, de condition familiale ou sociale, ou
de convictions politiques ou autres, ont le droit de vivre dignement et de jouir librement des fruits du progrès
social, et doivent, pour leur part, contribuer à ce progrès ».
1045 Résolutions 3201 et 3202 (SVI) du 1er mai 1974 sur le Nouvel Ordre économique international ;
Résolution 3281 (XXIX) du 12 déc. 1974 sur la Charte des droits et devoirs économiques des Etats.
266
de non-ingérence et « d’appartenance de tous les Etats à une même communauté
internationale »1046. En tant que tel, le droit international au développement ne pouvait être
rattaché à la catégorie des droits de l’homme car son sujet n’était pas l’individu mais la
collectivité.
289. Droit des individus. Puis la dimension individuelle du droit au développement a été
affirmée par l’AGNU dans sa résolution 34/46 du 23 novembre 1979. Le point 8 prévoit que
« le droit au développement est un droit de l’homme et que l’égalité des chances en matière
de développement est une prérogative des nations aussi bien que des individus qui les
composent ». Plusieurs résolutions ont par la suite réaffirmé le droit individuel au
développement avant que l’Assemblée générale des Nations-Unies n’adopte la Déclaration
sur le développement en date du 4 décembre 19861047. Son article 1er définit le droit au
développement comme « un droit inaliénable de l’homme en vertu duquel toute personne
humaine et tous les peuples ont le droit de participer et de contribuer à un développement
économique, social, culturel et politique dans lequel tous les droits de l’homme et toutes les
libertés fondamentales peuvent être pleinement réalisés, et ont le droit de bénéficier de ce
développement ».
Si cette définition confirme l’appartenance du droit au développement à la catégorie des
droits de l’homme, elle reste floue sur la notion même de développement. Aussi convient-il,
pour en déterminer le contenu, de se reporter à l’indice de développement humain. Ce dernier
comprend trois éléments : « longévité, connaissance et niveaux de vie décents »1048. Le droit
individuel au développement peut donc être défini comme celui, pour tout être humain, de
recevoir les outils nécessaires à sa longévité, son apprentissage et au maintien d’un niveau de
vie décent. En d’autres termes, il s’agit d’accéder à une vie digne, c’est-à-dire libre. Si l’on se
réfère à la classification générationnelle des droits de l’homme, il faut considérer que le droit
au développement relève de la troisième génération, c’est-à-dire celle des droits de solidarité.
En effet, sa réalisation suppose l’intervention de l’ensemble des acteurs de la vie sociale que
sont l’Etat et les personnes privées.
Ainsi compris, le droit individuel au développement est assez proche de l’esprit du droit
au crédit. L’un comme l’autre sont des droits individuels ayant pour objet l’expression des
1046 P.-M. DUPUY, Droit international public, Paris, Dalloz, 7e éd. 2004, p. 572.
1047 Assemblée générale des Nations Unies, Déclaration sur le droit au développement, Rés. 41/128, 4 déc.
1986.
1048 M. E. RODRIGUEZ PALOP, « Le droit au développement et la liberté économique : une relation
267
pleines capacités de chaque être humain et dont la réalisation n’est possible que dans un
contexte d’interaction sociale. C’est pourquoi le droit au crédit, qu’il s’agisse du droit au
crédit productif ou du droit au crédit à la consommation ou immobilier, peut être vu comme
l’une des déclinaisons possibles du droit au développement.
C – LA LIBERTÉ D’ENTREPRENDRE
1049 Cons. const., 16 janv. 1982, DC n° 81-132, Rec. p. 8 ; 12 janv. 2002, DC n° 2001-455, Loi de
modernisation sociale, LPA 21 janv. 2001, note SCHOETTL ; 31 juill. 2003, DC n° 2003-480, Loi modifiant la
loi relative à l’archéologie préventive, Rec. p. 424, D. 2004, p. 1281, note A. DUFFY ; 1er juill. 2004, DC n°
2004-97, Loi relative aux télécommunications électroniques, AJDA 2004, p. 1513, note P.-A. JEANNENEY.
1050 En ce sens, v. P. BON, Dictionnaire constitutionnel, V° Liberté d’entreprendre, PUF, 1992, p. 582 ; M.
DELVOLVÉ, Droit public de l’économie, Dalloz, 1998, pp. 108-109 ; G. DRAGO, Les libertés économiques,
dir. G. DRAGO, M. LOMBART, Ph. TEYRNERE, éd. Panthéon-Assas, 2003, p. 30. MM. DELVOLVE et
DRAGO estiment en outre que la liberté d’entreprendre a une valeur supérieure aux libertés du commerce et de
l’industrie, liberté professionnelle et liberté de la concurrence. Cette position doctrinale est partagée par le
Conseil d’Etat qui considère que « la liberté du commerce et de l’industrie (…) est une composante de la liberté
fondamentale d’entreprendre » (CE, 12 nov. 2001, Dr. adm., 2002, n° 41, obs. M. LOMBARD). Pour une
position contraire, v. D. FERRIER, « La liberté du commerce et de l’industrie », Libertés et droits
fondamentaux, dir. R. CABRILLAC, M.-A. FRISON-ROCHE et Th. REVET, Dalloz, 18e éd. n° 994 et s. : pour
l’auteur la liberté d’entreprendre n’est qu’un des aspects de la liberté du commerce et de l’industrie.
1051 Elle répond donc au premier élément de définition d’une liberté publique. V. en ce sens G. LEBRETON,
citoyen » (S. GOYARD-FABRE, Les embarras philosophiques du droit naturel, Vrin, 2002, p. 329). Dans le
même sens, M. SPITZ écrit que le droit à la sécurité physique, volontiers présenté comme le symbole des droits
négatifs, « requiert (…) en particulier que l’Etat engage certaines dépenses pour instituer des tribunaux et payer
une force de police capable de faire respecter ce droit » (J.-F. SPITZ, « Droits négatifs, droits positifs, une
distinction dépourvue de pertinence », Droits. Revue française de théorie, de philosophie et de culture juridique,
n° 49, 2009, p. 194).
268
morale privée (…) de s’installer librement en créant ou en acquérant une entreprise »1053. Cette
action positive de l’Etat en faveur de la liberté d’entreprendre peut prendre différentes formes
et se traduire notamment « par une politique fiscale, d’aménagement du territoire, d’incitation
financière, d’aide à l’emploi et à l’embauche, [ou encore] de formation »1054.
La création de la Banque publique d’investissement par la loi n° 2012-1559 du 31
décembre 2012 est une illustration récente de l’intervention de l’Etat en faveur de la liberté
d’entreprendre. La BPIfrance se définit comme « un groupe public au service du financement
et du développement des entreprises ». L’existence même de la BPIfrance prouve que l’accès
au crédit fait partie intégrante de la mise en œuvre de la liberté d’entreprendre. Aussi bien, il
est tout à fait légitime de considérer que cette dernière, considérée de manière positive, se
range parmi les sources possibles du droit au crédit.
291. Plan. Si l’on envisage sa nature juridique, le droit au crédit est susceptible de
rattachements divers : droit à, droit de l’homme, droit subjectif ou encore droit fondamental.
Après avoir écarté les deux premiers rattachements (§ I), nous retiendrons les deux derniers (§
II).
292. Plan. On envisagera successivement la catégorie des droits à (A) et celle des droits
de l’homme (B).
1053 G. DRAGO, V° La liberté d’entreprendre, in Dictionnaire des droits fondamentaux, Dalloz, 2006, p.
445.
1054 Ibid. Contra D. FERRIER, « La liberté du commerce et de l’industrie », op. cit., n° 996, pour qui les
mesures incitatives (fiscales ou financières) ne sauraient être analysées comme « une forme d’encouragement à
l’exercice de la liberté d’entreprendre, car elles sont toujours inspirées par la considération d’intérêts très
particuliers d’ordre économique et social : survie du petit commerce, aménagement du territoire, soutien de
certaines activités, aide à l’emploi ». Pour un lien entre liberté d’entreprendre et démocratie, v. l’art. original de
R. FABRE, « Un droit en quête d’auteur : la liberté d’entreprendre », Rapport moral sur l’argent dans le monde,
1998, p. 317. Dans cet article, l’auteur souligne que seule une infime partie des citoyens accède à la figure de
l’entrepreneur. Il souhaite que la liberté d’entreprendre s’exprime à travers l’activité du plus grand nombre (non
loin de cette « liberté d’artisan » dont parlait Adam Smith), dans une perspective de « solidarité active et de
projet commun » (art. préc., p. 320).
269
A – LES DROITS À
293. Plan. Les droits à constituent une catégorie juridique dont les contours ont été tracés
par M. PICHARD dans la thèse qu’il leur a consacré1055. Le droit au crédit contenant la
préposition à, il est indispensable de déterminer s’il pourrait relever de cette catégorie. On
verra que le droit au crédit est conforme à l’esprit des droits à (1) mais qu’il s’éloigne de leur
structure (2).
294. Plan. Après avoir identifié l’esprit des droits à (a), on en fera application au droit au
crédit (b).
295. Plan. L’esprit des droits à est intimement lié aux éléments constitutif de la
Modernité (a-1) ainsi qu’à ses idéaux (a-2).
1055 M. PICHARD, Les droits à, préf. M. GOBERT, Economica, 2006. M. COHEN leur avait antérieurement
consacré un article. Pour autant il s’était montré mesuré face à la possibilité d’identifier des caractères communs
aux droits à (“Les droits à”, L’Avenir du droit. Mélanges en hommage à François Terré, Dalloz, 1999, p. 393 et
s., spéc. p. 396-398).
1056 Sur le lien entre modernité et individu, v. par ex. J. CHEVALLIER, « Vers un droit post-moderne ? »,
Les transformations de la régulation juridique, dir. J. CLAM et G. MARTIN, LGDJ, coll. Droits et société,
1998, p. 21 et s., spéc. p. 22 : « la modernité s’appuie aussi sur un autre pôle, l’individualisme qui aboutit à
mettre l’individu au centre de la société : l’individualisme, c’est l’affirmation de l’irréductible singularité de
chacun, la reconnaissance d’une marge d’autonomie et de liberté qui lui permette de mener son existence comme
il l’entend ; c’est aussi le relâchement des liens d’allégeance communautaire par un procès de subjectivisation,
qui conduit à reconstruire l’organisation sociale et politique toute entière, en partant de l’individu, érigé en point
de référence suprême ». L’auteur précise que les droits-créances, qui appartiennent à la catégorie des droits à, ne
se départissent pas de cette centralisation autour de l’individu. Ces droits prolongent le mouvement de
subjectivisation du droit et continuent de placer l’individu au cœur de l’univers juridique (art. préc, p. 45-46).
1057 Sur le lien entre modernité et protection des individus, v. par ex. M. GAUCHET, La démocratie contre
elle-même, Gallimard, Folio Essais, 2000, p. 207 et s., spéc. p. 215 : « On le sait depuis Hobbes, dans un univers
270
Tout d’abord, le droit à a comme sujet l’individu, c’est-à-dire « un titulaire socialement
indifférencié : chacun, toute personne, l’usager »1058. Universels quant à leurs titulaires, les
droits à ne sont pas pour autant intemporels : leur existence est relative et dépend des besoins
matériels des individus à un lieu et à une époque donnés1059. Par exemple, le droit à un
environnement sain bénéficie de manière indifférenciée à tous les individus mais son
existence est circonstanciée : elle est liée à l’apparition de la société industrielle et aux
dangers qu’elle représente pour l’environnement. De la même manière, si le droit à
l’information des administrés bénéficie indistinctement à tous les administrés, son existence
n’est justifiée que face à un Etat fortement bureaucratisé1060.
Le droit à a également pour finalité de protéger l’individu en garantissant les conditions
de son autonomie1061. Il est donc le reflet de l’impératif de sécurité et surtout de son évolution.
Initialement, l’intervention de Etat se limitait à assurer la police des comportements, c’est-à-
dire à garantir la sécurité physique des individus contre les agressions extérieures.
Aujourd’hui, la sécurité matérielle des individus est également visée. Ainsi, l’autonomie
individuelle ne suppose pas seulement que l’on puisse se mouvoir sans danger, elle exige
également que l’on dispose des moyens nécessaires à son expression : « à la conquête de
l’autonomie et de l’égalité répond aussitôt la question des conditions de l’autonomie de
l’individu »1062. En témoignent l’apparition des droits à la sécurité matérielle comme le droit
au logement, à l’électricité, à un revenu minimum ou à la couverture maladie1063.
d’individus, la sécurité est l’objet même de l’engagement en société. C’est en fonction de cette prémisse que
s’est développée à l’âge moderne la forme d’Etat originale que nous connaissons, l’Etat protecteur. Manquer au
devoir de protection qui engage le pouvoir social envers chacun des membres du corps politique, c’est remettre
en cause ni plus ni moins les raisons qui pour chaque individu font le sens de son appartenance à la société ».
1058 M. PICHARD, thèse préc., n° 55, p. 69. Dans le même sens, M. COHEN estime que « les droits à sont
personne humaine, Rapport de synthèse », La dignité de la personne humaine, dir. M.-L. PAVIA et Th. REVET,
Economica, 1999, p. 173 : « Deux siècles après la déclaration des droits de l’homme, c’est la personne humaine,
dans sa réalité quotidienne qui est placée au centre des préoccupations parce qu’elle paraît en danger ».
1060 V. M. PICHARD, thèse préc., n° 67.
1061 Ibid., n° 64.
1062 Ibid., n° 62.
1063 Ce besoin accru de sécurité fait l’objet de nombreuses critiques. V. par ex. B. OPPETIT, « Les tendances
régressives dans l’évolution du droit contemporain », Mélanges D. Holleaux, Litec, 1990, p. 317 et s.
271
a-2) Le droit à et les idéaux de la Modernité
1064 TOCQUEVILLE, De la démocratie en Amérique, t. 2, Folio, p. 174 : « Quand l’inégalité est la loi
commune d’une société, les plus fortes inégalités ne frappent point l’œil ; quand tout est à peu près de niveau, les
moindres le blessent. C’est pour cela que le désir d’égalité devient toujours plus insatiable à mesure que l’égalité
est plus grande ».
1065 M. GAUCHET, « Tocqueville, l’Amérique et nous », Libre. Politique - anthropologie – philosophie,
souvent trahi », Le juriste et le politique, Trente ans de journalisme au Figaro, Dalloz, 2003, p. 9 : « L’idée de
bonheur dont parlait Saint Just s’est de plus en plus déplacée : au bonheur d’être soi-même se substitue le
bonheur d’être comme les autres » ; J.-J. CHEVALLIER, Cours d’histoire des idées politiques. Développement
de la bataille idéologique de 1815 à 1848, Les cours de droit, 1962-1963, p. 37.
1067 M. PICHARD, thèse, n° 72.
1068 A. DE TOCQUEVILLE, De la démocratie en Amérique, t. 2, folio p. 193 : « Dans les temps
démocratiques les jouissances sont plus vives que dans les siècles d’aristocratie, et surtout le nombre de ceux qui
les goûtent est infiniment plus grand ; mais, d’une part il faut reconnaître que les espérances et les désirs y sont
plus souvent déçus, les âmes plus émues et plus inquiètes, et les soucis plus cuisants ». Pour une actualisation de
ce constat, v. not. C. LASCH, La culture du narcissisme, Flammarion, p. 306 : l’auteur fait état du « sentiment
de perte et d’exil ressenti par tant d’hommes et de femmes d’aujourd’hui, de leur plus grandes vulnérabilité face
à la douleur et à la privation, et de la contradiction entre la promesse qu’ils “ont droit à tout” et la réalité de leur
limitation ».
1069 M. PICHARD, thèse préc., n° 80.
272
b) Application au droit au crédit
300. Le droit au crédit et les quêtes de la Modernité. Parce qu’il viserait à permettre à
chaque individu de développer ses capacités et ainsi de construire son existence sociale, le
droit au crédit s’inscrirait pleinement dans la quête moderne de l’égalité. Mais encourrait-il
les critiques formulées à son encontre ? Une distinction doit être opérée sur ce point entre le
crédit productif et le crédit aux particuliers.
Ce dernier n’échappe pas aux griefs d’uniformisation sociale et de réduction de l’altérité.
En effet, la société de consommation est par définition une société de l’uniformisation car les
biens y sont produit en masse et relèvent pour cette raison de la catégorie des choses de genre.
L’accès à la propriété relève de la même manière d’un conformisme social1070. De plus, la
consécration d’un droit au crédit des particuliers pourrait bien faire figure d’une énième
« bouée de sauvetage » pour une Modernité déprimée.
Il en va différemment du crédit productif. Si l’on admet l’existence d’un droit au crédit
productif, il faut constater que l’uniformisation à laquelle il tendrait serait une uniformisation
des possibilités. L’égalité qu’il viserait serait une égalité des chances et non des résultats. En
outre, comme nous l’avons montré dans la première sous-section de ce chapitre1071, le droit au
crédit productif doit permettre à son bénéficiaire de se singulariser via la création ou le
développement d’une activité. Enfin, on ne saurait lui reprocher de n’être qu’un palliatif
matériel vide de sens et de projet.
1070 V. sur ce point les développements de X. LAGARDE, L’endettement des particuliers, Dalloz, 2e éd.
2003, n° 10.
1071 V. supra n° 279 et s.
273
2) Non-conformité du droit au crédit à la structure des droits à
301. Plan. Après avoir identifié la structure des droits à (a), nous en ferons application au
droit au crédit (b).
304. Une prérogative indéterminée. Comme nous l’avons vu, le droit à revendique un
bienfait possible par des voies indéterminées. Il faut ici comprendre que le droit à est une
prérogative indéterminée quant à son objet et son débiteur. En ce sens, M. PICHARD
274
souligne que « autrui est le grand absent du droit à. La seule chose que le droit à exprime est
l’intérêt de son titulaire, entendu sans référence précise, à la charge qui nécessairement devra
en résulter »1076. De la même manière, l’objet du droit à est nécessairement imprécis. Il est un
standard1077. C’est d’ailleurs pour cette raison que le droit à « est appelé à disparaître, au fur et
à mesure de sa mise en œuvre par le législateur, de son enracinement dans le système
juridique (…) : la catégorie n’a pas vocation à la stabilité »1078.
Le droit au logement illustre le caractère mouvant du contenu de la catégorie des droits à.
Longtemps imprécis tant en ce qui concerne ses titulaires que ses débiteurs et ses modalités
d’exercice, il est aujourd’hui encadré. Depuis la loi du 2007 qui a instauré un droit au
logement opposable, ses titulaires sont désignés par la loi1079. Surtout, il est doté d’un débiteur
principal, à savoir l’Etat. Celui-ci peut être sanctionné par le juge en cas de carence dans
l’accomplissement de sa mission1080. Ainsi, les interventions successives du législateur ont
progressivement exclu le droit au logement de la catégorie des droits à.
305. Le droit au crédit comme bienfait. Dans nos économies contemporaines, le crédit
est un besoin tant en matière de développement d’une activité qu’en ce qui concerne l’achat
d’un bien immobilier ou de consommation. Mais s’il ne fait aucun doute que le crédit
productif est nécessaire car il est le moteur de l’activité qui est elle-même consubstantielle à
l’existence humaine, il n’en va pas de même du crédit immobilier ou à la consommation.
Certes, sans eux, les particuliers ne peuvent pas accéder à la propriété immobilière ni jouir
instantanément des biens de consommation. Pour autant, on peut douter que l’un comme
l’autre soient de l’ordre de la nécessité. L’accès à un logement décent est certes nécessaire,
mais peu importe ses modalités – contrat de bail ou de vente. Parmi les biens de
consommation, il en est qui améliorent incontestablement le quotidien en offrant un confort
matériel ou en allégeant les tâches ménagères (véhicules, électroménager). Il en est d’autres
qui appartiennent davantage à l’ordre du loisir (télévision, multimédias…). Dans les deux cas,
droit au logement.
1080 L’article L. 441-2-3-1 du Code de la construction et de l’habitation organise le recours que peut
introduire le bénéficiaire du droit au logement en cas de carence de la personne publique dans son obligation de
lui fournir un logement.
275
la possession de ces biens est-elle nécessaire à l’existence de conditions de vie décentes ? S’il
est possible d’assimiler confort matériel et conditions de vie décentes, le parallèle est en
revanche beaucoup plus douteux lorsqu’il s’agit des biens destinés au loisir1081. Finalement, il
nous semble incontestable de qualifier l’accès au crédit productif de besoin nécessaire et,
partant, de considérer que le droit à ce crédit constituerait un bienfait ; mais, à ce stade de
l’analyse, la qualification du crédit aux particuliers comme bienfait demeure discutable.
306. Le droit au crédit comme bienfait possible. Si l’on admet que le droit au crédit est
un bienfait, la possibilité de son octroi ne fait aucun doute. En effet, d’un point de vue
matériel comme juridique, le crédit peut parfaitement être l’objet d’un droit. Certes,
économiquement, la question du droit au crédit soulève des difficultés. Néanmoins, de telles
préoccupations ne sont pas de nature à influer sur la possibilité de son existence juridique.
1081
Encore que le droit au loisir soit consacré par l’article 24 de la Déclaration universelle des droits de
l’homme.
276
B – LES DROITS DE L’HOMME
308. Plan. Le droit au crédit peut-il être rangé parmi les droits de l’homme ? Notons
d’emblée que cette question ne peut avoir de sens qu’à l’égard des personnes physiques, sauf
à considérer que les personnes morales puissent entrer dans le champ d’application des droits
de l’homme, ce qui n’est pas toujours admis1082. Sous cette réserve, le droit au crédit paraît
compatible avec la notion de droits de l’homme si l’on considère leur définition et leur
classification (1). Cependant, les critiques dont ils font l’objet nous dissuadent d’adopter cette
qualification (2).
309. Définition. Si l’on considère que les droits de l’homme ne ressortissent pas « du
monde de la philosophie », en indiquant seulement « ce qui devrait être »1083, mais relèvent du
droit positif1084, on peut alors les définir comme l’ensemble des « droits et facultés assurant la
liberté et la dignité de la personne humaine et bénéficiant de garanties institutionnelles »1085.
1082 V. sur ce point les explications de M. LEVINET, Théorie générale des droits et libertés, LGDJ, 4e éd.,
2012, p. 198 et s. V. également J. MOURGEON, Les droits de l’homme, PUF, coll. Que sais-je, 8e éd., 2003, p.
7. L’auteur définit les droits de l’homme comme « les prérogatives gouvernées par des règles que la personne
(physique ou morale) détient en propre dans ses relations avec d’autres personnes (physiques ou morales) ou
avec le Pouvoir ».
1083 G. LEBRETON, Libertés publiques et droits de l’homme, 8e éd., 2008, p. 4. V. dans le même sens P.
WACHSMANN, Libertés publiques, Dalloz, 6e éd., 2009, p. 5 ; D. LOCHAK, Les droits de l’homme, Ed. La
découverte, 2002, p. 5 ; J. RIVERO et H. MOUTOUH, Libertés publiques, t. 1, PUF, 9e éd., 2003, p. 8 pour qui
les libertés publiques « correspondent à des droits de l’homme que leur reconnaissance et aménagement par
l’Etat ont inséré dans le droit positif ».
1084 V. en ce sens J.-F. RENUCCI, Traité de droit européen des droits de l’homme, LGDJ, 2007, p. 3, où
l’auteur écrit que ces droits constituent désormais une catégorie juridique ; J. MOURGEON, Les droits de
l’homme, op. cit., spéc. p. 7 ; M. LEVINET, Théorie générale des droits et libertés, op. cit., p. 71 : « les droits de
l’homme sont pleinement intégrés dans une perspective juridique ».
1085
F. SUDRE, Droit européen et international des droits de l’homme, PUF, 11e éd., 2012, n° 2.
277
La première génération regroupe les droits civils et politiques. Il s’agit des « droits-
attributs de la personne humaine, droits qui sont, pour l’essentiel, opposables à l’Etat dont ils
supposent d’abord une attitude d’abstention pour qu’ils puissent être respectés »1086.
La deuxième génération englobe les droits économiques et sociaux reconnus par les
Constitutions postérieures à 1945. Il s’agit notamment du droit au travail, à la protection de la
santé ou encore du droit au bien-être. On parle à leur égard de droits-créances car ils
« exprimeraient comme des créances que tous les membres d’une société pourraient présenter
à l’Etat et que celui-ci serait tenu d’honorer »1087. En d’autres termes, contrairement aux droits
de la première génération, ces droits exigent une action positive de l’Etat1088.
La troisième génération est celle des « droits de solidarité » reconnus à partir de la fin du
XXe siècle1089. Il s’agit du droit à la paix, du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, du
droit au développement (international et individuel), du droit à la dignité de la personne
humaine1090 ou encore du droit à un environnement sain. Ces droits constituent des droits-
créances originaux car « ils sont à la fois opposables à l’Etat et exigibles de lui : mais surtout
(c’est là leur caractéristique essentielle) ils ne peuvent être réalisés que par la conjonction des
1086 K. VASAK, « Les différentes typologies des droits de l’homme », Classer les droits de l’homme, dir. E.
libertés publiques. Outre les arguments philosophiques développés par les penseurs libéraux, au premier rang
desquels figure F.-A. HAYEK (v. not. Le mirage de la justice sociale, PUF, 1976, spéc. p. 121-127 : l’auteur y
soutient que seule la libre initiative individuelle est susceptible de réaliser l’harmonie entre les hommes et que,
partant, la reconnaissance de prérogatives étatiques serait liberticide), des arguments juridiques ont également
été soulevés à l’encontre de l’existence d’une catégorie de droits-créances. Pour M. RIVERO par exemple, les
droits-créances, comme les droits de solidarité de la troisième génération, ne sont pas des droits de l’homme car
ils sont juridiquement incertains : leur « font défaut certains des caractères que la notion même de droit implique
nécessairement : tout droit doit avoir un titulaire certain, un objet précis et possible, et doit être opposable à une
ou plusieurs personnes déterminées tenues de les respecter » (J. RIVERO, Libertés publiques, Paris, PUF, t. 1,
1984, p. 34). V. égal. L. FERRY et A. RENAUT, Philosophie politique, t. 3, Des droits de l’homme à l’idée
républicaine, PUF, 1985, p. 26 et s. ; « Droits-libertés et droits-créances, Raymond Aron, critiques de Friedrich-
A Hayek », Droits 1985, p. 75 et s. Pour une critique de la critique, v. D. ROMAN, Le droit public face à la
pauvreté, thèse, préf. E. PICARD, LGDJ, 2002 ; Les droits sociaux, entre droits de l’homme et politiques
sociales – Quels titulaires pour quels droits ?, dir. D. ROMAN, LGDJ, 2012.
1089 Cette troisième génération de droits de l’homme a été conceptualisée par M. VASAK. V. not. K.
VASAK, « Les différentes typologies des droits de l’homme », Classer les droits de l’homme, préc., p. 11 et s.,
spéc. p. 18 : « N’y a t-il pas, ne devrait-il pas y avoir des droits de l’homme secrétés par l’évidente fraternité des
hommes et par leur indispensable solidarité, droits qui uniraient les hommes dans un monde fini dont le temps a
commencé depuis longtemps déjà ? Tel est le sens de ces droits de l’homme de la troisième génération. Ces
droits de l’homme sont nouveaux, car les aspirations qu’ils expriment sont nouvelles sous l’angle des droits de
l’homme visant à faire pénétrer la dimension humaine dans des domaines dont elle était jusqu’ici trop souvent
absente, étant abandonnée à l’Etat, aux Etats : le développement, la paix, l’environnement (… ) ».
1090 V. en ce sens, M. FABRE-MAGNAN, V° Dignité humaine, Dictionnaire des droits de l’homme, op. cit.
278
efforts de tous les acteurs du jeu social : l’individu, l’Etat, les entités publiques et privées, la
communauté internationale »1091.
312. Plan. Deux critiques sont souvent formulées à l’encontre des droits de l’homme. On
a ainsi dénoncé leur prétention universaliste ainsi que leur caractère fictif ou abstrait. Si cette
première critique n’intéresse pas directement notre sujet car elle ne vise que les droits de la
première génération, il est néanmoins important de l’identifier et d’y répondre car de leur
existence dépend celle des droits des générations suivantes1092 (a). On a également reproché
aux droits-créances des deuxième et troisième générations leur incertaine juridicité (b).
1091 K. VASAK, « Les différentes typologies des droits de l’homme », Classer les droits de l’homme, préc.,
p. 18.
1092 Les droits de la deuxième génération ont été reconnus afin d’assurer l’effectivité des droits de la
première. En effet, « la liberté ne commence que lorsque la satisfaction des besoins élémentaires permet à
l’homme de s’ouvrir à des préoccupations autres que celle de sa survie. Ainsi les pouvoirs d’exiger, qui tendent
à assurer des conditions de vie décentes dans l’ordre matériel et intellectuel, prolongent les libertés [les pouvoirs
d’autodétermination] et assurent leur épanouissement » (J. RIVERO et H. MOUTOUH, Libertés publiques, t. 1,
PUF, coll. Thémis droit public, 9e éd., 2003, p. 88). Ce raisonnement peut également être appliqué aux droits de
la troisième génération.
279
a) Universalisme et abstraction des droits de la première génération
313. Exposé de la critique. Il est devenu classique de dire que les déclarations de droits,
qu’il s’agisse des déclarations américaines et françaises ou de la déclaration universelle des
droits de l’homme, ont entendu reconnaître les droits « attachés à l’humanité de l’homme »1093.
Il s’agissait en d’autres termes de protéger les éléments ayant trait à l’invariabilité de la nature
humaine. Or, dès la proclamation des premières déclarations, de nombreux penseurs se sont
élevés contre cette prétention à l’universalisme et la conception abstraite de l’homme qui en
ressortait. Les mots de Joseph DE MAISTRE illustrent et résument cette opposition : « il n’y
a point d’homme dans le monde. J’ai vu, dans ma vie, des François, des Italiens, des Russes,
etc. ; je sais même, grâce à Montesquieu, qu’on peut être persan : mais quant à l’homme, je
déclare ne l’avoir rencontré de ma vie »1094. A l’universalisme des déclarations, ces auteurs
opposaient le relativisme culturel.
1093 G. HAARSCHER, « Droit de l’homme », Dictionnaire de philosophie politique, PUF, 3e éd., p. 190.
1094 J. DE MAISTRE, Considérations sur la France, 1797, p. 102
(http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6258824q/f114.image.r=il%20n%27y%20a%20point%20d%27homme).
1095 Cl. LEFORT, Essais sur le politique, Points, coll. Essais, p. 56.
1096 Cl. LEFORT, op. cit., p. 55. L’auteur précise qu’il emprunte cette expression à Hannah Arendt mais ne
dernier distingue deux conceptions des droits de l’homme. La première est une conception libérale « inspirée par
le jusnaturalisme moderne, [qui] met l’accent sur l’antériorité des droits individuels par rapport au pouvoir
étatique » et qui, partant a une vision restrictive de ces droits en les limitant aux libertés négatives. La seconde
280
avec le relativisme culturel. La première critique adressée à l’encontre des droits de l’homme
n’est dès lors pas décisive.
315. Exposé de la critique. M. SUDRE a bien résumé la critique qui est souvent
formulée à l’encontre des droits-créances : « les droits économiques, sociaux et culturels
souffrent d’une double infirmité, à la fois matérielle et juridique. Au plan matériel, la
réalisation de ces droits suppose la mise en œuvre de moyens économiques, financiers,
sociaux qui font largement défaut à un grand nombre d’Etats : ces droits sont des droits
contingents, subordonnés aux possibilités matérielles d’une société donnée à un moment
donné de son histoire (…). Au plan juridique, ces droits, de nature aléatoire (le travail, la
santé), ou incertaine (la vie culturelle), sont énoncés pour la majorité d’entre eux en termes
imprécis »1099. Une telle critique peut également être appliquée aux droits-créances de la
troisième génération.
Les auteurs sont en outre nombreux à dénoncer leur incertaine justiciabilité1100. C’est
d’ailleurs pour cette raison que M. REVET a suggéré, à propos du droit au travail, « de le
faire passer de l’état de “droit-créance” à celui de droit de créance », c’est-à-dire de droit
subjectif1101. On sait en effet que les droits subjectifs sont efficacement protégés par le juge
puisque le seul constat de leur violation suffit à entraîner réparation.
est républicaine ou démocratique et « offre l’avantage de correspondre à la nature évolutive des droits » (Ph.
GERARD, L’esprit des droits. Philosophie des droits de l’homme, Faculté universitaire St Louis, n° 115).
1099 F. SUDRE, Droit européen et international des droits de l’homme, op. cit., n° 178.
1100 V. notamment J. RIVERO et H. MOUTOUH, Libertés publiques, t. 1, PUF, coll. Thémis droit public, 9e
éd., 2003, p. 102 : les auteurs dénoncent le caractère flou des titulaires des droits-créances, l’imprécision de leur
objet et l’incertitude quant à leur opposabilité ; H. OBERDORFF, Droits de l’homme et libertés fondamentales,
LGDJ, 4e éd., 2013, p. 29 : « un droit n’existe que s’il peut précisément reconnu en cas de litige devant un juge
et si cette juridiction peut prendre des mesures répressives en cas de non-respect ».
1101 Th. REVET, « La dignité de la personne humaine en droit du travail », op. cit. p. 155.
281
Ce droit comporte deux volets, relatifs à l’organisation du système de santé, qui implique
la création de différents pôles destinés à recevoir le public et à offrir des traitements adaptés,
et au financement des dépenses de santé1102 .
S’agissant de ce second volet, la loi du 13 août 2004 portant réforme de l’assurance
maladie est venue créer un « dossier personnel médical » recensant l’ensemble des données
médicales du patient. L’objectif affiché « est d’assurer une meilleure continuité et cohérence
des soins, tout en cherchant à éviter la multiplication parfois inutile et coûteuse des examens
de santé, autrement dit “l’abus de consommation médicale” »1103 .
S’agissant du premier volet, la loi du 4 mars 2002, relative aux droits des malades et à la
qualité du système de santé, a de son côté clairement identifié les droits fondamentaux
composant le droit à la protection de la santé. Ainsi, les articles L. 1110-1 et suivants du Code
de la santé public déclinent « le droit fondamental à la protection de la santé » en
reconnaissant au patient le droit à l’égal accès aux soins, à leur continuité et à la meilleure
sécurité sanitaire possible. Sont également visés le droit au respect de la dignité du patient,
l’interdiction des discriminations dans l’accès à la prévention et aux soins et le secret des
informations médicales.
L’effectivité du droit à la santé est également assurée par la prise en charge des personnes
les plus démunies. Bien que formulé sous la forme d’un objectif à atteindre par la loi du 29
juillet 19981104, le souci du législateur de la prendre en compte s’est traduit par la création de
la couverture maladie universelle par la loi du 27 juillet 19991105.
Enfin, la création, par la loi du 1er juillet 1998, relative au renforcement de la veille
sanitaire et du contrôle de la sécurité sanitaire des produits destinés à l’homme, d’un Comité
national de la sécurité sanitaire reflète le souci de rendre effectif le droit à la santé dans son
aspect collectif. En effet, l’article L. 796-1 du Code de la santé publique prévoit que ce comité
est « chargé d’analyser les événements susceptibles d’affecter la santé de la population et de
confronter les informations disponibles » ; il doit également s’assurer « de la coordination de
prioritaire de la politique de santé. Les programmes de santé publique mis en œuvre par l’Etat ainsi que par les
collectivités territoriales et les organismes d’assurance maladie prennent en compte les difficultés spécifiques
des personnes les plus démunies ».
1105 Sur cette loi, v. not. « La couverture maladie universelle », Dr. soc., n° spécial, janvier 2000. Pour une
étude d’ensemble de la problématique de l’égal accès aux soins, v. not. M. LOPEZ, « La réduction des inégalités
de santé : retour sur dix années de stratégies sanitaires et sociales (2002-2012), Revue générale de droit médical,
2013, n° 46, p. 71 ; N. SIMMONNOT, « L’accès aux soins des plus démunis en France aujourd’hui », RDSS
2012, p. 65.
282
la politique de l’Institut de veille sanitaire et des agences françaises de sécurité sanitaire des
produits de santé et des aliments ».
La dimension collective du droit à la santé est renforcée par l’article L. 1417-1 du Code
de la santé publique, tel qu’issu de la loi du 9 août 2004 relative à la politique de santé
publique1106 , qui définit la politique de santé publique et identifie avec précision les
obligations de l’Etat tant en matière de prévention que de traitement des problèmes de santé.
On le voit, l’ensemble de ces dispositions législatives donne une consistance au droit à la
santé. Certes, son effectivité est encore limitée en raison notamment de l’absence de recours
possible en cas de carence de l’Etat. Néanmoins, un arrêt du Conseil d’Etat en date du 3 mars
2004 invite à relativiser ce constat. La Haute Juridiction y a en effet retenu « la responsabilité
de l’Etat du fait de ses carences dans la prévention des risques liés à l’exposition des
travailleurs aux poussières d’amiante »1107.
318. Plan. On s’intéressera d’abord à la catégorie des droits subjectifs (A) puis à celle
des droits fondamentaux (B).
283
A – LES DROITS SUBJECTIFS
319. Pluralité de significations. Définir le droit subjectif n’est pas chose aisée tant la
signification de cette notion phare du droit privé a divisé1109 et divise encore la doctrine1110 . Il
a été successivement défini comme :
- un pouvoir de volonté1111 ;
- un intérêt juridiquement protégé1112 ;
- un « bien ou intérêt protégé par une puissance de volonté appartenant à l’homme ou
plutôt par un pouvoir de volonté appartenant à l’homme »1113 ;
- « un pouvoir mis au service d’intérêts de caractère social, et exercé par une volonté
autonome »1114 ;
- une puissance sur les biens et donc une zone de liberté1115 ;
1109 On se souvient notamment de leur condamnation par DUGUIT. Dans un raisonnement demeuré célèbre,
le publiciste avait fortement critiqué l’idée même de droit subjectif, qu’il s’agisse des droits subjectifs primaires,
c’est-à-dire des droits sources du droit objectif, ou des droits subjectifs secondaires, cette fois créés par le droit
objectif. Concernant les premiers, il considérait que l’homme n’existe que dans et par la société, en d’autres
termes, que l’homme ne devient homme, et par conséquent titulaire de droits, que par son entrée dans la société.
Partant, l’existence de droits subjectifs inhérents à la nature humaine était impensable (DUGUIT, op.cit., t.1,
§19, p. 208 à 210). De la même façon, il se demandait au sujet des seconds : « comment le droit objectif lui-
même, qui est l’œuvre de l’homme et non d’une puissance surnaturelle, aurait-il la vertu de doter la volonté
humaine d’une qualité de supériorité étrangère à sa nature physique ? » (DUGUIT, Traité de droit
constitutionnel, t.1, §20, p. 218). Comme le résume DABIN, pour DUGUIT, « l’individu est simplement situé
par rapport à la règle, activement ou passivement » (J. DABIN, Le droit subjectif en question, 1952, Dalloz,
réed. 2007, p. 8. ). Si DUGUIT distinguait la situation juridique objective des individus, générale et permanente
(ex : situation juridique de l’électeur ou de l’époux) de leur situation juridique subjective, spéciale et temporaire
(ex : situation juridique du contractant), il précisait que même subjective, la situation était un effet de la loi. Cette
conception du droit, qu’il nommait réaliste et socialiste avait un impact sur l’ensemble des notions juridiques
existantes. C’est ainsi que la liberté n’était plus, comme « dans le système individualiste, le droit de faire tout ce
qui ne nuit pas à autrui et par là même a fortiori le droit de ne rien faire du tout » (DUGUIT, « Première
conférence, le droit subjectif et la fonction sociale », in Les transformations générales du droit privé depuis le
Code napoléon, p. 20) ; appréhendée sous l’angle de la conception réaliste et socialiste du droit, elle devenait
une fonction sociale de l’individu, si bien que ce dernier avait non le droit mais « le devoir de développer aussi
complètement que possible son individualité physique, intellectuelle et morale (…) et nul ne [pouvait] entraver
ce développement » (DUGUIT, « Première conférence, le droit subjectif et la fonction sociale », op. cit., p. 20-
21).
1110 V. O. IONESCU, La notion de droit subjetif dans le droit privé, thèse, 1931, 2e éd. Bruxelles 1978 ; F.
LONGCHAMPS, « Quelques observations sur la notion de droit subjectif dans la doctrine », APD 1964, p. 45 et
s. ; D. GUTMANN, V° Droit subjectif, p. 533, Dictionnaire de la culture juridique, dir. S. RIALS et D.
ALLAND, PUF, coll. Quadrige.
1111 Pour une analyse de la pensée de WINDSCHEID, v. DABIN, Le droit subjectif en question, op. cit., p.
56 et s.
1112 R. VON IHERING, L’Esprit du droit romain dans les différents stades de son développement, t. IV, trad.
73.
1114 R. SALEILLES, De la personnalité juridique, 2e éd. Paris, 1922, p. 547 et 548
1115 F. C. VON SAVIGNY, Traité de droit romain, t. I, trad. M.-C. GUENOUX, Paris, 1840, p. 7 et 332.
284
- un « pouvoir d’exiger de quelqu’un, en vertu d’une règle de droit objectif, quelque
chose à laquelle on a intérêt, sous la sanction d’une action en justice ; le contenu de la chose
étant fixé immédiatement soit par le droit objectif, soit par un acte individuel »1116 ;
- une « relation d’appartenance entre le sujet et une chose »1117 ;
- une prérogative ou un bien dont son titulaire peut librement disposer1118 ;
- « une restriction légitime à la liberté d’autrui, établie par la norme objective en faveur
du sujet qui bénéficie ainsi d’un domaine réservé pour exercer ses pouvoirs »+1119+;
- une « prérogative individuelle reconnue et sanctionnée par le Droit objectif qui permet
à son titulaire de faire, d’exiger ou d’interdire quelque chose dans son intérêt ou dans celui
d’autrui »+1120+;
- ou encore « l’attribution, par la règle de droit, d’un pouvoir d’imposer, d’exiger ou
d’interdire (…) sous réserve que ce pouvoir soit utile à son titulaire soit en tant qu’individu,
soit en tant qu’acteur de la vie sociale »+1121 .
1116 R. BONNARD, « Les droits publics subjectifs des administrés », Revue du droit public, 1932, p 695 et
s., cité par F. LONGCHAMPS, « Quelques observations sur la notion de droit subjectif dans la doctrine », art.
préc., p. 50. M. LONGCHAMPS observe que le premier système des droits subjectifs a été introduit en France
par Joseph BARTHELEMY dans sa thèse, Essai d’une théorie des droits subjectifs des administrés dans le droit
administratif français, Paris, 1899. L’auteur définissait déjà le droit subjectif comme « celui dont la réalisation
peut être obtenue par un moyen juridique à la disposition du sujet. Ce moyen juridique c’est l’action en justice »
(thèse préc., p. 21-23).
1117 J. DABIN, Le droit subjectif en question, op. cit., p. 81. Pour une étude de la théorie de DABIN, v. not.
Ch. EISENMANN, « Une nouvelle conception du droit subjectif : la théorie de Jean Dabin », Revue du droit
public 1954, p. 753 et s.
1118 P. ROUBIER, « Les prérogatives juridiques », APD 1960, p. 60 à 131 ; « Le rôle de la volonté dans la
création des droits et des devoirs », APD 1958, p. 17 ; « Délimitation et intérêts pratiques de la catégorie des
droits subjectifs », APD 1964, p. 83 et s.
1119 J. GHESTIN, G. GOUBEAUX et M. FABRE MAGNAN, Introduction générale…, op. cit., n° 203.
1120 V° Droit, n°4 (droit subjectif), Vocabulaire Juridique, dir. G. CORNU, PUF, coll. Quadrige, 8e éd., p.
324.
1121 J.-L. AUBERT et E. SAVAUX, Introduction au droit et thèmes fondamentaux, op. cit., n° 187. Rappr.
H. COING, « Signification de la notion de droit subjectif », APD 1964, p. 8 : « les droits subjectifs d’une
personne sont, dans leur totalité, la base de la liberté de cette personne dans l’Etat et la société ».
1122 G. KALINOWSKI, « Logique et philosophie du droit subjectif », APD 1964, p. 40. Dans le même sens,
F. LONGCHAMPS, « Quelques observations sur la notion de droit subjectif dans la doctrine », APD 1964, p.
59 : « Chercher au droit subjectif un cadre théorique c’est, au fond, s’interroger sur la conception de la vie
juridique en général et sur la voie de la connaissance de celle-ci ». DUGUIT a ailleurs écrit que la notion de droit
subjectif « est une notion d’ordre métaphysique qui ne peut être maintenue dans une époque de réalisme et de
positivisme » (DUGUIT, « Première conférence, le droit subjectif et la fonction sociale », op. cit., p. 13).
285
sur sa volonté et bénéficie d’une protection juridique. Elles diffèrent en revanche quant aux
sources de ce pouvoir et quant aux conditions dans lesquelles il peut légitimement s’exercer.
S’agissant des sources, certains estiment que la volonté s’impose « aux autres hommes
par le seul effet métaphysique de sa toute puissance »1123 (ce à quoi peut conduire une
interprétation extrémiste des écrits de WINDSHEID et SAVIGNY)1124 ; d’autres – et c’est la
position majoritaire – considèrent au contraire que « l’ordre juridique confère au titulaire une
“faculté légale de vouloir” »1125.
S’agissant de la mise en œuvre du pouvoir, certains prétendent qu’aucune condition
particulière n’est requise, la volonté individuelle étant autosuffisante, tandis que d’autres
exigent qu’un intérêt, qu’il soit individuel ou social, préside à son action.
1123 A. SAYAG, Le besoin créateur de droit, préf. J. CARBONNIER, thèse, Paris, LGDJ, 1969, p. 54.
1124 V. sur ce point les explications de J. DABIN, Le droit subjectif en question, op. cit., p. 57 et s.
1125 A. SAYAG, thèse préc., p. 54.
1126 Cette définition reprend donc les éléments de celles proposées d’une part par M. CORNU et d’autre part
subjectif. S’intéressant aux origines ce dernier, il s’est évertué à montrer que dans l’esprit de ses inventeurs « est
subjectif ce qui est l’attribut du sujet, ce qui appartient à son essence, qui lui est inhérent (subjacet) ; tandis que
l’objectif au contraire (ainsi qu’un complément d’objet) est surajouté au sujet, jeté devant lui (ob-jectum) » : M.
VILLEY, « Droit subjectif I (La genèse du droit subjectif chez Guillaume d’Occam) », Essais de philosophie du
droit, op. cit., p. 144. A la lumière de cette distinction, Michel VILLEY considérait que l’on qualifie à tort de
droit subjectif les nouveaux droits que sont le droit à la santé ou encore le droit au travail. Il estimait que « leur
contenu n’est pas inhérent au sujet comme l’est un “pouvoir” [il parle plus haut d’une « possibilité d’agir »],
mais posé en face du sujet comme une chose envers laquelle il aurait une sorte de créance » (art. préc., op. cit., p.
146). Le raisonnement de l’auteur peut être transposé au droit au crédit car ce dernier a pour fonction de mettre
une chose, le crédit, à la disposition du sujet. Nous ne partageons cependant pas cette analyse bien qu’elle soit
intellectuellement stimulante. A l’instar d’Alain SAYAG, nous considérons que le travail, la santé ou encore le
286
322. Inconvénient supposé de la qualification. Il reste qu’il pourrait paraître critiquable
de qualifier ainsi le droit au crédit. Nous ne sommes pas sans ignorer les nombreuses critiques
formulées à l’encontre de la prolifération des droits subjectifs, notamment lorsqu’ils
consistent en des pouvoirs d’exiger quelque chose1129. Derrière leur revendication, présiderait
surtout le règne de l’envie, synonyme d’irréflexion et de caprice1130. Bien plus, la
« pulvérisation du droit en droits subjectifs »1131 traduirait un « engouement pour la
psychologie aux dépens de la sociologie », c’est-à-dire une prise en considération des
aspirations individuelles et non des besoins sociaux composant une réalité « objective parce
que collective »1132. La multiplication des droits subjectifs serait également le reflet d’une
mutation de la société tout entière, dorénavant en proie à un individualisme hédoniste et
narcissique1133. Il reste que ces critiques reposent sur des considérations somme toute assez
vagues et générales. A supposer même qu’on les reçoive, elles ne pourraient avoir de
pertinence, dans l’hypothèse qui nous retient, qu’à l’égard d’un droit au crédit de biens de
consommation non essentiels, dont nous répugnons précisément à admettre l’existence. En
sens inverse, elles n’ont aucune crédibilité si l’on considère le droit au crédit productif, voire
le crédit immobilier.
crédit sont des besoins qui prennent leur source dans « la nature de l’homme social » (A. SAYAG, thèse préc., p.
50). Partant, « les biens qui peuvent satisfaire ces besoins sont, il est vrai, extérieurs à la personne, mais ce qui
importe [pour déterminer l’existence d’un droit subjectif] c’est naturellement la source du droit de créance, le
besoin ressenti, et non l’objet de ce droit de créance » (ibid.).
1129
Parmi les plus célèbres, v. Michel VILLEY, Le droit et les droits de l’homme, PUF, coll. Questions,
(1983) 1998 ; J. CARBONNIER, Droit et passion du droit sous la Vème République, Flammarion 1996, p. 121
et s. ; F. TERRÉ, « Le droit et le bonheur », D. 2010, chron. p. 26 et s. ; F. TERRÉ, « Un progrès du droit ? »,
JCP G 21 juin 2010, hors série, p. 16 et s.
1130 Rappr. J. ROCHFELD, Les grandes notions du droit privé, PUF, 2e éd., 2013, n° 6 : « aujourd’hui, la
consécration d’un droit subjectif ne porte pas seulement sur la reconnaissance juridique d’un intérêt (d’un
avantage matériel ou moral) mais également d’un désir : le droit objectif va reconnaître la possibilité de le
concrétiser par le biais d’une prérogative juridiquement reconnue » ; J. RIVERO, H. MOUTOUH, Libertés
publiques, t. 1, PUF, coll. Thémis Droit public, 9e éd., 2003, p. 102 : « Une tendance se manifeste à faire
correspondre un droit à tous les besoins et à toutes les aspirations de l’homme, sans que soient sérieusement
envisagés la possibilité matérielle et les moyens juridiques de donner à ces droits un contenu effectif » ; A-C.
AUNE, « La réception de “droits à” dans le Code civil sous l’impulsion des Droits de l’homme », in Le Code
Civil et les Droits de l’homme, dir. J.-L. CHABOT, Ph. DIDIER, J. FERRAND, L’Harmattan, 2005, p. 203 :
« La satisfaction des préoccupations individuelles semble être l’explication de ce foisonnement de droits
subjectifs » ; D. GUTMANN, « Les droits de l’homme sont-ils l’avenir du droit ? », L’Avenir du droit. Mélanges
offerts à François Terré, Dalloz, 1999, p. 341 ; G. LIPOVETSKY, L’ère du vide. Essais sur l’individualisme
contemporain, Gallimard, 1983, Folio Essai, 1993, p. 70 et s. et son renvoi à l’ouvrage de Chr. LASCH, La
culture du narcissisme, 1979, Flammarion, 2006.
1131 J. CARBONNIER, Droit et passion du droit sous la Ve République, Flammarion, 1996, p. 121.
1132 J. CARBONNIER, Droits civil, t. 1, Introduction, PUF, Quadrige, 2004, p. 313.
1133 V. en ce sens M. PICHARD, thèse préc., p. 1 : « Le droit à est souvent décrié pour être synonyme de
287
Une dernière critique, plus sérieuse, est émise à l’encontre des droits subjectifs. Leur
prolifération révélerait leur véritable nature. Il s’agirait davantage d’objectifs à atteindre,
« des effets d’annonces », que de véritables prérogatives1134. Si cette remarque est juste
lorsque les éléments constitutifs (titulaire, objet, débiteurs) et la justiciabilité du droit
concerné ne sont pas clairement déterminés, elle ne vaut pas dans le cas inverse. Les
exemples du droit au logement et du droit au compte suffiront à nous en convaincre.
324. Le droit au compte. Le droit au compte a été créé par la loi bancaire du 24 janvier
1984. Son contenu a été complété par la loi du 29 juillet 1998 relative à la lutte contre les
exclusions, par la loi n° 2011-525 du 17 mai 20111136 et par la loi n° 2013-672 du 26 juillet
20131137.
Désormais, l’article L. 312-1 du CMF prévoit que « toute personne physique ou morale
1134 J. ROCHFELD, Les grandes notions de droit privé, op. cit., n° 19. Dans le même sens, v. H.
peuvent être réquisitionnées (cf. art. L.141-1 et s. et L. 142-1 et s. du Code de la construction et de l’habitation).
1136 Cette loi a élargi le droit au compte pour les non-résidents.
1137 Pour une analyse détaillée, v. J. LASSERRE-CAPDEVILLE, « Le renforcement du droit au compte et
aux services bancaires de base », LPA 2013, n° 194, p. 74 et s. Pour l’essentiel, la loi de 2013 est venue renforcer
l’effectivité du droit au compte en mettant à la charge de l’établissement de crédit refusant l’ouverture du
compte, comme à celui désigné par la Banque de France pour ouvrir le compte, une obligation de célérité dans
l’accomplissement des démarches de refus et d’ouverture (art. L. 312-1 al. 2 du CMF et art. 64 de la loi). En
outre, la demande d’ouverture de compte formulée auprès de la Banque de France en cas de refus opposé par un
établissement de crédit peut être présentée par un organisme d’aide sociale (art. 64 de la loi). Enfin l’article 52
de cette loi (codifié à l’article L. 312-1-3 CMF) impose de nouveaux services bancaires, à côté des services
bancaires de base. Il est ainsi prévu que « les établissements de crédit proposent aux personnes physiques
n'agissant pas pour des besoins professionnels qui se trouvent en situation de fragilité, eu égard, notamment, au
montant de leurs ressources, une offre spécifique qui comprend des moyens de paiement, dont au moins deux
chèques de banque par mois, et des services appropriés à leur situation et de nature à limiter les frais supportés
en cas d'incident ». Cette loi a pour objectif, outre le renforcement de l’effectivité du droit au compte, de trouver
un équilibre entre la nécessité d’encourager l’inclusion bancaire et celle de lutter contre le surendettement.
L’article 55 de la loi, qui insère l’article L. 312-1-1A au CMF, prévoit en ce sens que « l'Association française
des établissements de crédit et des entreprises d'investissement, mentionnée à l'article L. 511-29, adopte une
charte d'inclusion bancaire et de prévention du surendettement ».
288
domiciliée en France, dépourvue de compte de dépôt, a droit à l’ouverture d’un compte dans
l’établissement de crédit de son choix ». L’article D. 312-5 du CMF énumère en outre la liste
des services bancaires de base qui accompagnent l’ouverture du compte. Il s’agit de
« l'ouverture, la tenue et la clôture du compte ; un changement d'adresse par an ; la délivrance
à la demande de relevés d'identité bancaire ; la domiciliation de virements bancaires ; l'envoi
mensuel d'un relevé des opérations effectuées sur le compte ; la réalisation des opérations de
caisse ; l'encaissement de chèques et de virements bancaires ; les dépôts et les retraits
d'espèces au guichet de l'organisme teneur de compte ; les paiements par prélèvement, titre
interbancaire de paiement ou virement bancaire ; des moyens de consultation à distance du
solde du compte ; une carte de paiement dont chaque utilisation est autorisée par
l'établissement de crédit qui l'a émise ; deux formules de chèques de banque par mois ou
moyens de paiement équivalents offrant les mêmes services ».
Le droit au compte est un véritable droit subjectif car son titulaire, son objet et son
débiteur sont clairement identifiés1138. En outre, le législateur a précisément décrit la
procédure à suivre en cas de violation. Depuis la loi du 29 juillet 1998, un seul refus
d’ouverture de compte suffit à caractériser l’atteinte au droit au compte, son bénéficiaire
pouvant alors saisir la Banque de France qui désignera un établissement de crédit chargé
d’ouvrir un compte.
326. Plan. Le droit français n’a que tardivement adopté l’expression de droits
fondamentaux, lui préférant les notions de droits de l’homme et de libertés publiques. Pour
autant, les références à la fondamentalité des droits se multiplient et semblent s’être
1138 Dans le même sens, v. Th. BONNEAU, « Du droit au crédit », RDBF, n°1, janvier/février 2002, p.
3 pour qui « le droit au compte est manifestement un droit subjectif »; Ch. HUGON, « Le droit au compte »,
Mélanges Michel Cabrillac, op. cit., p. 490-491.
1139 V. infra n° 353 et s.
289
substituées à celles relatives aux droits de l’homme. Cette évolution s’explique par les
avantages qu’offre la plasticité des droits fondamentaux. Après avoir confronté le droit au
crédit aux droits fondamentaux (1), nous verrons qu’il pourrait constituer un droit
fondamental original car relationnel (2).
1140 V. sur ce point M. LEVINET, Théorie générales des droits et libertés, op. cit., p. 93 et s. ; O.
290
328. Intérêts des droits fondamentaux. La prolifération des droits fondamentaux, qui ne
sont en définitive qu’une sous-catégorie de droits subjectifs, a fait l’objet de critiques
similaires à celles que nous avons exposées lorsque nous avons envisagé ces derniers1147. Pour
autant, il se trouve à l’inverse des auteurs qui analysent cette multiplication comme le signe
d’un progrès social et de l’esprit démocratique1148. Les nouveaux droits seraient la traduction
juridique du concept d’égalité des chances. Cette dernière implique que chaque individu
puisse accéder à ce qu’il considère comme une vie réussie1149, ce qui suppose non pas la
proclamation de droits abstraits mais la reconnaissance de droits concrets, répondant à ses
besoins matériels. Or les droits fondamentaux s’inscrivent dans cette perspective. En effet, à
la différence des droits de l’homme, ils n’appréhendent pas l’homme de manière
ontologique et abstraite. Ils sont des droits circonstanciés qui répondent à un besoin précis
ressenti à une époque et en un lieu donnés.
Le droit fondamental au logement en est une illustration emblématique1150. Sa
reconnaissance est associée à la lutte contre les exclusions. Ce droit est donc destiné à une
catégorie sociale particulière. Ainsi, il ressort de l’article L. 441-2-3-1 du Code de l’habitation
et de la construction que les titulaires du droit au logement sont les personnes défavorisées
susceptibles de prétendre à un logement social (art. L 441-1-4 CHC). Il s’agit également de
l’individu « dépourvu de logement, menacé d'expulsion sans relogement, hébergé ou logé
temporairement dans un établissement ou un logement de transition, un logement-foyer ou
une résidence hôtelière à vocation sociale, logé dans des locaux impropres à l'habitation ou
présentant un caractère insalubre ou dangereux (…), logé dans des locaux manifestement sur-
occupés ou ne présentant pas le caractère d'un logement décent, s'il a au moins un enfant
avoir des droits serait (…) le nouveau nom de l’égalité des chances ».
1150 Ce droit a été reconnu par plusieurs lois: la loi n° 90-449 du 31 mai 1990 visant à la mise en œuvre du
droit au logement ; la loi n° 95-74 du 21 janvier 1995 relative à l’habitat ; la loi n° 98-657 du 29 juillet 1998
relative à la lutte contre les exclusions ; la loi n° 2000-1208 du 13 décembre 2000 relative à la solidarité et au
renouvellement urbain et la loi n° 2007-290 du 5 mars 2007 relative au droit au logement opposable. Avant la loi
du 31 mai 1990, le droit au logement avait déjà été évoqué. La loi du 22 juin 1982 avait qualifié « le droit à
l’habitat » de « droit fondamental » tandis que la loi du 6 juillet 1989, optant pour une formulation différente,
était venue affirmer que « le droit au logement est un droit fondamental ». La signification du droit au logement
varie cependant selon les textes. Si les lois de 1982 et 1989 ont mis l’accent sur la liberté de choisir son logement
et se sont intéressées aux rapports locatifs déjà établis, à partir de la loi de 1990 le droit au logement a été
entendu comme celui des personnes défavorisées d’obtenir un logement, qu’elles soient mal-logées ou sans
logement.
291
mineur, s'il présente un handicap au sens de l'article L. 114 du code de l'action sociale et des
familles ou s'il a au moins une personne à charge présentant un tel handicap ».
329. La plasticité des droits fondamentaux. Plus précisément, comme tout droit, les
droits fondamentaux supposent que trois éléments soient réunis : « avoir un titulaire certain,
un objet précis et possible et être opposable à une ou plusieurs personnes »1151. L’identification
des sujets et débiteurs des droits fondamentaux les distinguent des droits de l’homme.
S’agissant tout d’abord des sujets, les personnes morales comme les personnes physiques
peuvent être titulaires de droits fondamentaux1152. Ensuite, la liste des débiteurs des droits
fondamentaux est plus large que celle des droits de l’homme puisque, contrairement à ces
derniers, leur respect ne s’impose pas seulement à l’Etat mais aussi aux particuliers1153. Enfin,
contrairement aux droits de l’homme, dont la source est nécessairement supra-législative, les
droits fondamentaux peuvent être reconnus par le législateur ou le juge, ce qui offre
d’incontestables avantages en pratique, en ce qui concerne la détermination de leur contenu et
de leur régime juridique.
330. Le droit au crédit comme droit fondamental. Cette catégorie de droits nous
semblerait particulièrement adaptée au droit au crédit, et notamment au droit au crédit des
entreprises. Dans nos sociétés contemporaines, l’accès au crédit est un besoin essentiel pour le
démarrage et le développement d’une activité et donc pour la construction de l’existence
sociale des individus. On peut dès lors parfaitement envisager que le législateur reconnaisse
un droit au crédit à destination d’une catégorie particulière d’emprunteurs. Il pourrait s’agir
des personnes physiques ou morales désireuses de créer une entreprise ou de développer leur
activité. Corrélativement, la diversité des débiteurs potentiels des droits fondamentaux
laisserait ouverte la possibilité de désigner cumulativement des acteurs publics et des acteurs
privés comme débiteurs du droit au crédit. Enfin, le droit au crédit, à l’image du droit au
logement, serait un droit circonstancié. Il s’inscrirait dans un contexte économique particulier,
1151 J. RIVERO et H. MOUTOUH, Libertés publiques, PUF, coll. Thémis droit public, 9e éd., 2003, p. 102.
1152 Le droit de propriété des personnes morales est protégé constitutionnellement (Cons. const., 26 juin
1986, 86-207 DC) et conventionnellement (CEDH, « Société Colas », 16 avr. 2002). V égal. J. ROCHFELD, Les
grandes notions de droit privé, op. cit., p. 168 et la note n° 1.
1153 En jugeant, dans un arrêt du 6 mars 1996, que « les clauses d'un bail d'habitation ne [peuvent], en vertu
de l'article 8.1 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, avoir pour
effet de priver le preneur de la possibilité d'héberger ses proches », la troisième Chambre civile de la Cour de
cassation a ainsi explicitement reconnu l’effet horizontal des droits fondamentaux (Civ. 3e, 6 mars 1996, Bull.
civ. n° 60, ; JCP G 1996. I. 3958, n° 1, obs. C. JAMIN et 1997. II. 22764, obs. NGUYEN VON TUANG, D.
1996, somm., p. 379 ; RTD civ. 1996, p. 580, obs. J. HAUSER).
292
d’où l’intérêt d’en laisser la reconnaissance et la détermination de son contenu au législateur,
lequel est par définition plus réactif que le Constituant.
331. Les libertés relationnelles. Si le droit au crédit est compatible avec la notion de
droit fondamental, il pourrait plus précisément être qualifié de droit fondamental relationnel.
Cette analyse est inspirée d’une classification appliquée aux libertés publiques. M.
LEBRETON propose de les classer en trois catégories : les libertés physiques (droit à la vie
privée, droit à la sûreté, liberté d’aller et venir…), les libertés intellectuelles (liberté
d’expression, liberté religieuse…) et les libertés relationnelles (liberté d’entreprendre, liberté
de réunion, liberté d’association, droit de grève…). L’homme étant un être social, « aucune de
ses libertés n’est exercée en vase clos »1154. Partant, chacune d’entre elles a une dimension
relationnelle. Pour autant, « certaines libertés méritent d’être qualifiées de “relationnelles”,
(…) parce que contrairement aux autres libertés qui laissent la dimension relationnelle au
second plan, derrière les dimensions physiques ou intellectuelle de l’existence humaine, elles
placent celle-ci au centre de leurs préoccupations »1155.
332. Transposition aux droits fondamentaux. Cette classification peut être transposée
aux droits fondamentaux. Ces derniers ont, par définition, une dimension relationnelle car ils
ont vocation à être invoqués dans un contexte d’interaction sociale. Cependant, seule une
partie d’entre eux peut être qualifiée de droits « relationnels ». Il s’agit de ceux qui ont pour
objet de créer un lien d’interdépendance entre leurs bénéficiaires et leurs débiteurs.
Le développement des droits relationnels est le reflet d’une évolution du rôle de l’Etat et
de notre conception de la solidarité. L’Etat-providence reposait sur une conception mécanique
de la solidarité, c’est-à-dire sur une redistribution articulée par un centre abstrait, « un grand
interface » qui « se substitue au face à face des individus et des groupes »1156. Or cette forme
de solidarité est aujourd’hui inadaptée parce qu’elle n’est pas en mesure de répondre
concrètement à la multiplication des besoins sociaux. L’Etat n’a plus les moyens humains,
matériels et financiers d’appréhender et de répondre à l’ensemble des besoins individuels1157 .
C’est pour cette raison qu’il est apparu nécessaire de repenser la solidarité en passant d’une
293
solidarité mécanique à une solidarité relationnelle. Les membres de la société, ne pouvant
plus attendre que l’Etat règle à lui seul les problèmes d’exclusion, doivent contribuer, à leur
échelle, à la construction du lien social1158 . Si la solidarité mécanique continue d’assurer la
satisfaction des besoins primaires (nourriture, habillement, etc.), la solidarité relationnelle
intervient en aidant les personnes exclues à accéder à l’autonomie. Cette nouvelle solidarité,
liée à la reconnaissance d’un « droit à l’utilité » de chaque personne1159, est en marche depuis
la construction du droit à l’insertion dont le RMI fait figure de pionnier. La définition du RMI
donnée par la circulaire d’application du 27 mars 1993 témoigne de la dimension relationnelle
de la solidarité : « Le RMI est un droit qui repose sur un contrat d’insertion fondé sur des
engagements réciproques : celui de l’intéressé qui s’engage à participer à des actions ou
activités d’insertion définies avec lui ; celui de la collectivité qui s’engage à offrir des actions
et activités d’insertion correspondant aux besoins »1160 . Ainsi, les bénéficiaires du RMI
(actuel RSA) ont droit à une prestation (accès à un revenu minimum) et s’engagent en
contrepartie à participer à la construction du lien social (en mettant leur force de travail pour
le bénéfice de la collectivité).
Le droit au crédit s’inscrirait également dans cette conception de la solidarité, son
bénéficiaire s’engageant en contrepartie à rembourser le crédit accordé. Cette obligation de
remboursement soulignerait la spécificité du droit au crédit au sein des droits fondamentaux.
Celui-ci ne relèverait pas d’une logique de redistribution. Enfin, le droit au crédit produirait
des effets bénéfiques non seulement pour son bénéficiaire mais aussi pour la collectivité dans
son ensemble, à travers l’activité qu’il génèrerait.
1158 En ce sens, P. ROSANVALLON, op. cit., p. 128 : « La solidarité ne peut pas seulement reposer sur des
règles et des procédures. Elle doit également avoir une dimension volontaire. L’autre est indissociablement
socius et prochain. Je suis institutionnellement solidaire de tous les socii à travers l’Etat-providence, mais je suis
immédiatement solidaire de quelques réseaux de “proches” ». V. égal. P. ROSANVALLON, La nouvelle
question sociale. Repenser l’Etat-providence, Points, coll. Essais, p. 70 : « Il est aujourd’hui impossible de
repenser l’Etat-providence sans “refaire nation” d’une certaine façon, c’est-à-dire sans revivifier le socle civique
sur lequel s’enracine la reconnaissance d’une dette sociale mutuelle ».
1159 P. ROSANVALLON, La nouvelle question sociale. Repenser l’Etat-providence, Points, coll. Essais, p.
125.
1160 Citée par P. ROSANVALLON, La nouvelle question sociale. Repenser l’Etat-providence, Points, coll.
Essais, p. 180.
294
l’essence créatrice de l’homme et le contexte d’intersubjectivité dans laquelle elle se
manifeste.
Les sources juridiques du droit au crédit ne seraient pas très éloignées de ses racines
philosophiques. Qu’il s’agisse de la dignité de la personne humaine, du droit individuel au
développement ou encore de la liberté d’entreprendre, il s’agit de favoriser la singularité de
chacun. Le droit au développement et la liberté d’entreprendre ont également une dimension
sociale car l’activité qu’elles encouragent n’a de sens que dans l’interaction.
Si le droit au crédit peut être ainsi fondé, encore faut-il s’interroger sur sa nature
juridique. Les catégories de rattachement envisageables sont nombreuses : droits à, droits de
l’homme, droits subjectifs, droits fondamentaux. L’indétermination et la faible justiciabilité
des deux premières catégories nous ont conduit à les écarter. Il n’en va pas de même des deux
autres. Le droit au crédit pourrait en effet être qualifié de droit subjectif. Il pourrait être
également érigé au rang des droits fondamentaux. Le crédit est un besoin créé et entretenu par
le fonctionnement de nos sociétés contemporaines. Sur cette base, le droit au crédit pourrait
être plus précisément analysé en un droit fondamental original, c’est-à-dire « relationnel ».
L’accès au crédit crée une relation entre le prêteur et l’emprunteur qui est destinée à s’inscrire
dans la durée. En outre, les bénéfices du droit au crédit, notamment lorsqu’il finance une
activité socialement utile, ne profitent pas seulement à son titulaire, mais à l’ensemble de la
collectivité.
A l’issue de ces développements, la reconnaissance du droit au crédit est assurément
possible et elle est même souhaitable. Toutefois, cette proposition vise surtout le crédit
productif. C’est ce crédit qui a été mis en lumière et qui a été justifié par l’identification de
ses sources et de ses rattachements possibles. En sens inverse, la nécessité d’un droit au crédit
à la consommation ou immobilier est apparue bien moins évidente. La question de sa
reconnaissance mérite d’être spécifiquement abordée.
334. Plan. Nous avons montré dans la section précédente que la reconnaissance d’un
droit au crédit productif serait souhaitable. En va-t-il de même pour le crédit aux particuliers ?
La réponse à cette question suppose d’envisager les deux dimensions possibles du droit au
crédit des particuliers. Il peut tout d’abord être conçu comme un moyen de compléter des
295
ressources insuffisantes pour mener une existence décente, c’est-à-dire comme un instrument
de lutte contre l’exclusion (§ I). Il peut ensuite s’adresser aux particuliers solvables. Il
constituerait alors un moyen accéléré d’accéder à la propriété immobilière ou aux biens de
consommation (§ II).
336. Plan. On dira d’abord quelques mots au sujet de la pauvreté (1) avant d’évoquer
l’exclusion sociale (2).
1) La pauvreté
296
La première désigne la situation d’un individu privé des moyens élémentaires de
subsistance1164. C’est à ce problème de pauvreté absolue qu’entend répondre le droit à la
subsistance reconnu par l’alinéa 11 du Préambule de la Constitution de 19461165. Ce dernier
dispose que « toute personne qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental se
trouve dans l’incapacité de travailler a le droit d’obtenir de la collectivité des moyens
convenables d’existence ». L’article 25 de la Déclaration universelle des droits de l’homme
énumère les attributs du droit à la subsistance que sont l’alimentation, l’habillement, le
logement et la santé.
La pauvreté des conditions de vie désigne la situation des personnes dont les ressources
ne leur permettent pas d’accéder à un ou plusieurs des biens qui définissent des conditions de
vie normales. Ces dernières comprennent « la possession de biens d’équipement largement
répandus dans la population tels que télévisions, téléphones, appareils électroménagers usuels,
la possibilité d’acheter des biens et services jugés indispensables (certaines nourritures,
vêtements) » ; elles englobent « aussi les conditions de logement (confort, environnement,
surface), des éléments sur le patrimoine du ménage et l’aisance financière : possession du
logement, possibilité d’épargner ou de puiser dans d’éventuelles ressources en cas de
besoin »1166.
2) L’exclusion sociale
1164 V. les explications détaillées de Ch. LOISY, « Pauvreté, précarité, exclusion. Définitions et concepts »,
art. préc.
1165 V. sur ce point, S. DION-LOYE, art. préc., p. 447 à 448. Pour l’auteur, seule la pauvreté absolue est
appréhendée par le droit, le pauvre désignant toute personne majeure qui ne travaille pas et n’est pas en mesure
de subvenir seule à ses besoins les plus élémentaires que sont l’alimentation, l’habillement, le logement et la
santé.
1166 Ch. LOISY, « Pauvreté, précarité, exclusion. Définitions et concepts », art. préc.
1167 D. ROMAN, thèse préc., n° 260.
1168 Ch. LOISY, « Pauvreté, précarité, exclusion. Définitions et concepts », art. préc.
297
A la lumière de cette définition, il faut considérer que la pauvreté est à la fois un indice et
un déclencheur de l’exclusion sociale dont l’éradication a été qualifiée par la loi n° 98-657 du
29 juillet 1998 d’impératif national fondé sur le respect de l’égale dignité des êtres humains.
A côté du droit à l’insertion et du droit au logement, le droit au compte est l’un des
instruments qu’elle utilise pour lutter contre l’exclusion.
1169 V. Ch. HUGON, « Le droit au compte », Mélanges Michel Cabrillac, Dalloz-Litec, 1999, p. 492.
1170 G. GLOUKOVIEZOFF, « De la bancarisation de masse à l’exclusion bancaire puis sociale », Revue
française des affaires sociales, 2004, n° 3, p. 13-14. La financiarisation désigne « un ensemble de contraintes à
l’emploi des moyens de paiement et de règlement et au recours du crédit et à la protection contre les risques,
contraintes qui agissent de façons différentes, directe ou indirecte, tant au Nord qu’au Sud, individuellement sur
les personnes et les entreprises, et collectivement sur les groupes sociaux » (J.-M. SERVET, « Introduction
générale », Exclusion et liens financiers, Rapport du Centre Walras 2003, dir. I. GUERIN, J.-M. SERVET,
Economica, p. 8). Quant à la bancarisation, une étude du Centre de recherche pour l’étude et l’observation des
conditions de vie, réalisée en 2010 à la demande du Comité consultatif du secteur financier, a révélé que le taux
de bancarisation de la population française est de 99%.
1171 J.-M. SERVET, « L’exclusion, un paradoxe de la finance », art. préc., p. 21-22.
1172 V. égal. Th. REVET, « L’argent et la personne », APD 1997, t. 42, n° 7, p. 47 : « C’est également parce
que la liberté d’avoir passe par celle de détenir de l’argent qu’il a fallu instaurer, il y a quelques années, un droit
au compte bancaire (…), afin de permettre un accès élémentaire aux formes modernes de monnaie, de plus en
plus inévitables ».
1173 Ch. HUGON, « Le droit au compte », art. préc., p. 490.
298
C – L’INADAPTATION DU DROIT AU CRÉDIT POUR LUTTER CONTRE
L’EXCLUSION SOCIALE
341. Droit au crédit et pauvreté des conditions de vie. Si l’on envisage à présent le
droit au crédit comme un outil de lutte contre la pauvreté des conditions de vie, l’analyse est
moins évidente. Le crédit, et plus particulièrement le crédit à la consommation, offre des
perspectives de dépassement de la précarité quotidienne1174 et « répond de plus en plus à la
nécessité de desserrer un budget insuffisant »1175. C’est donc dans de telles situations que
l’accès au crédit peut apparaître nécessaire. Pour autant, il n’est pas sûr qu’il faille le rendre
automatique, ce que créerait inévitablement la reconnaissance d’un droit au crédit. En effet,
on ne peut ignorer que les personnes dont les ressources sont insuffisantes pour financer une
vie sociale normale sont aussi les premières victimes du surendettement1176. La précarité de
leur situation ne leur permet pas de faire face à des difficultés imprévues. C’est alors que le
spectre du surendettement apparaît1177.
La deuxième Chambre civile de la Cour de cassation, dans sa contribution au Rapport
annuel de 2009, a relevé en ce sens que si « le surendettement des ménages dans les années
1980 se caractérisait par un recours au crédit supérieur à la capacité de remboursement
permise par leurs revenus, depuis les années 1990, [il] procède plus d’une faiblesse de
revenus inhérente à la crise économique et au chômage que de l’excès de crédit »1178. En
1174 V. en ce sens J.-M. SERVET, « L’exclusion, un paradoxe de la finance », Revue d’économie financière
2000, vol. 58, p. 25.
1175 J.-C. LE DUIGOU, Rapport « Endettement et surendettement des ménages », Conseil économique et
de l’exécution », Cont. Conc. Cons. avr. 2005, p. 7 et s. ; P.-L. CHATAIN et F. FERRIERE, Surendettement des
particuliers, Dalloz référence, 2006, p. 2 ; Ch. WILLMANN, « Le chômage du débiteur », RDSS, 1998, p. 691 ;
« La protection des particuliers surendettés », Rapport annuel de la Cour de cassation 2009, p. 128.
1177 V. dans le même sens, J.-C. LE DUIGOU, Rapport « Endettement et surendettement des ménages »,
Conseil économique et social, 2000, p. 68 : « Que surviennent des aléas imprévisibles et la spirale de
l’endettement se profile ».
1178 « La protection des particuliers surendettés », Rapport annuel de la Cour de cassation 2009, p. 128.
299
d’autres termes, le surendettement vise principalement des « surendettés passifs », c’est-à-dire
des individus dont la situation est créée par les accidents de la vie tels que le chômage, le
divorce ou encore la maladie1179, et non des « surendettés actifs », dont la situation est liée à
une accumulation des dettes.
L’analyse de la Haute Juridiction rejoint l’enquête typologique sur le surendettement
établie par la Banque de France en 20101180. Cette dernière a notamment révélé que 54% des
débiteurs surendettés ont un revenu inférieur ou égal au SMIC (contre 55% en 2007 et 42% en
2001) et 83% un revenu inférieur à 2000 euros1181. De plus, les ménages surendettés disposant
de ressources se situant entre le RSA et le SMIC sont majoritairement composés de une à
deux personnes, tandis que 40,7% des ménages surendettés dont les ressources se situent entre
le SMIC et 2000 euros sont des familles composées de quatre personnes et plus. L’ensemble
de ces chiffres atteste que l’immense majorité des personnes surendettées sont en situation de
pauvreté des conditions de vie. L’enquête fait en outre ressortir que 83% de l’endettement est
constitué de dettes bancaires. Ainsi, on trouve un prêt immobilier dans 7% des dossiers
(l’endettement moyen s’établissant alors à 89 140 euros) et un crédit à la consommation dans
91% des dossiers (pour un endettement moyen de 23 670 euros réparti comme suit : les
crédits renouvelables sont présents dans 82% des dossiers et représentent un encours moyen
de 17 000 euros ; les prêts personnels sont recensés dans 49% des dossiers pour un montant
moyen de 14 500 euros ; les découverts et autres dépassements existent dans 57% des dossiers
et représentent un encours moyen de 1300 euros).
Comme on le voit, le crédit est incontestablement « l’élément révélateur [des] difficultés
économiques » vécues par les particuliers1182. Dans ces conditions, la promotion d’un droit au
crédit qui aurait pour objet de compléter des ressources insuffisantes pour mener une vie
décente ne nous semble pas pertinente1183. La satisfaction de ce besoin appartient à l’Etat
redistributif, via l’allocation de minimas sociaux. Le droit au crédit ne doit pour autant pas
être absent de la lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale. Seulement, c’est en tant que
1179 J. SIMONIN, Rapport n° 40, Sénat, 26 octobre 1989, JO Sénat doc., p. 26 et 27.
1180 Pour une remise en cause de la pertinence de la distinction entre surendettés actifs et passifs, v. Cour des
comptes, « La lutte contre le surendettement des particuliers », Rapport public 2010, spéc. p. 466-467.
1181http://www.banquefrance.fr/fileadmin/user_upload/banque_de_france/aMission/Protection_du_consomm
ateur/enquete_typo2010_surendettement.pdf.
1182 X. LAGARDE, « Prévenir le surendettement des particuliers », JCP G 2002, I, 163.
1183 V. pour une analyse sociologique et économique de la question, G. GLOUKOVIEZOFF, « Peut-il exister
un droit au crédit pour les particuliers ? », Travaux de l’Observatoire 2007-2008, p. 465 et s.,
http://www.onpes.gouv.fr/IMG/pdf/waux31.pdf. V. également G. GLOUKOVIEZOFF, De l’exclusion à
l’inclusion bancaire des particuliers en France, Entre nécessité sociale et contrainte de rentabilité, thèse
sciences économiques, Lyon II, 2008, spéc. p. 470 et s. (http://gloukoviezoff.files.wordpress.com/2009/01/these-
version-finale.pdf).
300
droit au crédit productif et non en tant que droit au crédit à la consommation qu’il peut avoir
un rôle à jouer1184.
Il importe enfin de ne pas confondre la question du droit au crédit avec celle de l’accès au
crédit. Si le droit au crédit n’est pas adapté à la situation des exclus, il importe en revanche
d’améliorer les conditions de leur accès au crédit. Il s’agit alors d’inclusion bancaire, celle-ci
pouvant être favorisée par la mise en place de politiques régulatrices. Dans cette optique, il
serait notamment envisageable d’adopter des mesures visant à inciter les établissements de
crédit classiques à octroyer des microcrédits personnels1185.
n’est pas l’unique solution devant être envisagée. V. sur ce point E. DUFLO, La politique de l’autonomie, Lutter
contre la pauvreté (II), Seuil, coll. La République des Idées, p. 17 à 59.
1185
Cf. en ce sens G. GLOUKOVIEZOFF, thèse préc., p. 488 : « Grâce à des mécanismes d’évaluation et
d’incitation basés notamment sur des péréquations financières, il est possible d’internaliser les coûts dits «
sociaux » des pratiques sources de difficultés bancaires. L’objectif est que l’accès approprié de tous aux services
bancaires deviennent une finalité qui pèse sur l’ensemble des acteurs bancaires quitte à ce qu’ils se fassent
concurrence pour l’atteindre. Une telle « régulation solidaire » permettrait de concilier finalité économique et
politique et consoliderait les bases du « capitalisme coopératif » en permettant de tirer partie des qualités réelles
– mais remises en cause – de ces établissements en termes d’inclusion bancaire ».
1186 Question également soulevée par D. LEGEAIS, « Apports du crédit à la consommation au droit
bancaire », RDBF sept. 2013, dossier 50, n° 14 ; H. BARBIER, « Du devoir de ne pas contacter au devoir de
contracter du banquier », RDBF sept. 2013, dossier 49, n° 9.
301
partir d'un nombre suffisant d'informations, y compris des informations fournies par ce
dernier à la demande du prêteur. Le prêteur consulte le fichier prévu à l'article L. 333-4, dans
les conditions prévues par l'arrêté mentionné à l'article L. 333-5, sauf dans le cas d'une
opération mentionnée au 1 de l'article L. 511-6 ou au 1 du I de l'article L. 511-7 du code
monétaire et financier ». Ce texte reconnaît explicitement le devoir du banquier de vérifier la
solvabilité du candidat-emprunteur. Il est en revanche silencieux concernant l’attitude que le
banquier doit adopter une fois ce devoir accompli.
Si, en cas d’insolvabilité du candidat-emprunteur, le banquier a le devoir de ne pas
prêter1187, a t-il un devoir de prêter dans le cas inverse ? Le juge, saisi d’une telle question,
serait contraint de se livrer à une interprétation de l’article L. 311-9 du Code de la
consommation. Or, que l’on se réfère à l’intention du législateur ou à l’objectif poursuivi par
la loi n° 2010-737 du 1er juillet 2010 dont cet article est issu, il ne semble pas possible d’y
découvrir le socle d’un devoir du banquier de prêter au candidat-emprunteur solvable. En
effet, l’objectif affiché est de responsabiliser les acteurs du crédit et de lutter contre le
surendettement. Le législateur a voulu responsabiliser le banquier en en faisant un acteur
privilégié de la lutte contre le surendettement. Le devoir de vérification a donc comme unique
prolongement envisageable celui de ne pas prêter. D’ailleurs, la vérification de la solvabilité
ne saurait entraîner un devoir de prêter puisqu’elle ne suffit pas à légitimer la décision de
prêter du banquier. Ce dernier doit encore, par la suite, expliquer au candidat-emprunteur les
caractéristiques essentielles du contrat de crédit et ses conséquences sur sa situation
financière, notamment en cas de défaut de paiement.
Indépendamment de l’interprétation du texte, un autre argument peut être opposé à
l’existence d’un droit tacite au crédit au profit du consommateur solvable : ce n’est pas parce
que le consommateur est solvable au moment de la demande de crédit qu’il le sera forcément
aux échéances de remboursement prévues. En d’autres termes, la solvabilité du demandeur de
crédit n’est pas l’assurance infaillible que le crédit sera remboursé.
La création du fichier positif n’invite pas à une conclusion différente. Il s’inscrit
également dans une politique de prévention du surendettement. Seule la violation de
l’obligation de consulter le fichier est sanctionnée, ce qui ne traduit aucune volonté
d’instaurer une obligation de prêter aux particuliers solvables.
Il convient enfin de relever que le considérant n° 57 de la directive européenne 2014/17
du 4 février 2014 sur les contrats de crédit aux consommateurs relatifs aux biens immobiliers
302
à usage résidentiel va dans le même sens. En effet, il dispose que « la décision du prêteur
d’accorder ou non le crédit devrait être compatible avec le résultat de l’évaluation de la
solvabilité », mais précise que, « toutefois, une évaluation de solvabilité débouchant sur un
résultat positif ne devrait pas obliger le prêteur à accorder le crédit ».
345. Plan. Les rapports entre accès au crédit et liberté individuelle sont ambivalents aussi
bien lorsqu’on envisage le crédit à la consommation (1) que le crédit immobilier (2).
1) Le crédit à la consommation
1188 Extrait du compte rendu du Conseil des ministres du 22 avril 2009 sur le projet de loi de réforme du
303
participation naturelle au développement social et économique du pays »1191. En d’autres
termes, « en permettant l’essor de la dette, la banalisation du crédit a favorisé l’émergence
d’une véritable culture de l’endettement »1192.
Pour certains, l’accès à la consommation est une composante de l’identité et de la
réalisation individuelles, « la possession d’une grande variété de biens [étant alors] perçue
comme le passeport vers cette civilisation post-industrielle, et la manifestation principale,
sinon la condition majeure d’une certaine qualité de vie. La fonction nouvelle du crédit
tendant à l’intégration sociale de celui qui l’utilise s’est affirmée, le consommateur-citoyen
est né »1193. Dans cette perspective, le droit au crédit du consommateur serait l’autre nom du
droit à l’épanouissement et à l’affirmation de soi. Encore faut-il que l’on adhère à l’idée selon
laquelle l’accès à la société de consommation est nécessairement un bienfait et une source de
libération.
347. Crédit et aliénation des individus. Cette idée n’est à l’évidence pas unanimement
partagée. La lecture de La société de consommation de BAUDRILLARD est sur ce point
éclairante, comme en témoignent ces quelques phrases, sans équivoque : « La consommation,
elle, n’est pas prométhéenne, elle est hédoniste et régressive. Son procès n’est plus un procès
de travail et de dépassement, c’est un procès d’absorption de signes, et d’absorption par les
signes. Elle se caractérise donc, comme le dit MARCUSE, par la fin de la transcendance.
Dans le procès généralisé de la consommation, il n’y a plus d’âme, d’ombre, de double,
d’image au sens spéculaire. Il n’y a plus de contradiction de l’être, ni de problématique de
l’être et de l’apparence. Il n’y a plus qu’émission et réception de signes, et l’être individuel
s’abolit dans cette combinaison et ce calcul de signes… L’homme de la consommation n’est
jamais en face de ses propres besoins, pas plus que du propre produit de son travail, il n’est
jamais non plus affronté à sa propre image : il est immanent aux signes qu’il ordonne. Plus de
transcendance, plus de finalité, plus d’objectif : ce qui caractérise cette société, c’est l’absence
de « réflexion », de perspective sur elle-même »1194. Si l’on en croit BAUDRILLARD, loin de
révéler aux individus leur propre identité, la société de consommation abolit toute authenticité
en organisant leur fusion dans un moule informe et mortifère. Un peu plus loin, on peut lire
que « l’Objet n’est rien, et que derrière lui se noue le vide des relations humaines, le dessin en
creux de l’immense mobilisation de forces productives et sociales qui viennent s’y
304
réifier »1195. Dans cette perspective, le droit au crédit serait l’outil de cette perte de sens de
l’existence et de l’aliénation des hommes à un univers peuplé de choses ordonnées à la
satisfaction de leurs désirs et paradoxalement, vide1196.
2) Le crédit immobilier
Logement et habitat, l’état des savoirs, dir. M. SEGAUD, C. BONVALET et J. BRUN, éd. La découverte, 1998,
p. 59 et s. spéc. p. 60-61.
305
plus solidaire »1198. Elle s’est traduite par la reconnaissance du monopole de la distribution de
prêts aidés au profit du Crédit foncier de France et de la Caisse des dépôts et consignations1199.
Le financement du logement s’est par la suite banalisé au point de devenir une source de
concurrence aiguë entre les établissements de crédit classiques.
Le désir d’accéder à la propriété obéit à plusieurs ressorts : promotion sociale pour les
catégories modestes, « éléments de stabilisation des familles », « meilleure intégration des
personnes dans la vie économique » ou encore « plus forte implication dans celle de la ville,
du quartier ou, le cas échéant, de la communauté »1200. Aux Etats-Unis, l’accession à la
propriété a longtemps été « considérée comme une composante du rêve américain »1201 (avant
de devenir son cauchemar avec la trop célèbre crise des subprimes)1202.
On pourrait ainsi militer en faveur d’un droit au crédit immobilier, en soutenant que
celui-ci offrirait une assise patrimoniale aux individus et leur permettrait de s’affirmer en tant
qu’êtres libres et d’exister socialement. Il reste que cette approche suscite des réserves.
350. Réserves. Certes, la société des propriétaires suscite moins de critiques que la
société de consommation, mais la reconnaissance d’un droit suppose que son objet soit un
bienfait, ce qui reste à prouver s’agissant tant de la propriété immobilière que de son
corollaire, le crédit immobilier. Au-delà de l’accès à la propriété, c’est finalement l’accès à un
logement décent que les pouvoirs publics cherchent à promouvoir. C’est d’ailleurs le
logement et non le statut de propriétaire qui participe de la dignité de l’être humain1203. Or,
comme chacun le sait, la propriété n’est qu’un des moyens d’obtenir un logement. En outre, il
est très discutable de faire de la propriété immobilière, et donc du droit au crédit immobilier,
la condition de l’homme libre. La liberté s’acquiert dans l’action. Dans ces conditions, ce
n’est pas le droit au crédit immobilier mais le droit au crédit productif qui devrait être promu.
351. Conclusion de la Section II. La reconnaissance d’un droit au crédit des particuliers
n’est ni juridiquement ni matériellement impossible. Est-elle souhaitable pour autant ? D’un
côté, il ne nous semble pas que l’accès au crédit doive être conçu comme un moyen de
des savoirs, dir. M. SEGAUD, C. BONVALET et J. BRUN, éd. La découverte, 1998, p. 213.
1201 Ibid., p. 213.
1202 Pour une explication de cette crise et une comparaison des systèmes de prêts américains et français, v. R.
306
compléter les ressources insuffisantes des particuliers en situation de pauvreté et d’exclusion
sociale. La réalité du surendettement suffit à nous rendre sceptiques. De l’autre, la question
d’un droit au crédit du particulier solvable se pose avec une acuité nouvelle, notamment
depuis que le législateur a mis à la charge du banquier l’obligation de vérifier la solvabilité du
candidat emprunteur. Considérant cette nouvelle obligation, des auteurs se sont légitimement
demandés si un droit au crédit n’avait pas été tacitement reconnu au profit du candidat
solvable. L’analyse de l’esprit et du contexte législatif invite cependant à répondre par la
négative. La question d’un droit au crédit du particulier solvable est donc finalement une
question d’ordre politique, voire philosophique : l’accès à la consommation ou à la propriété
immobilière est-il la condition d’homme libre ? Qu’il nous soit permis d’en douter.
352. Conclusion du Chapitre II. Le droit au crédit comme droit d’exiger la mise à
disposition des outils nécessaires à la réalisation d’un projet reposerait sur deux postulats :
l’homme est un être dont la singularité s’affirme à travers l’acte de création ; l’acte de
création a besoin de la reconnaissance sociale pour exister en tant que tel.
La dignité de la personne humaine, le droit individuel au développement et la liberté
d’entreprendre sont intellectuellement proches de ces deux postulats et pourraient pour cette
raison constituer les sources juridiques d’un droit au crédit.
Mais alors, s’agirait-il d’un droit à, d’un droit de l’homme, d’un droit subjectif ou encore
d’un droit fondamental ? L’indétermination et la faible justiciabilité des deux premières
catégories nous ont conduit à les rejeter au profit des deux autres.
Le droit au crédit pourrait être analysé comme un droit subjectif, c’est-à-dire une
prérogative individuelle reconnue par le droit objectif et conférant à son titulaire un pouvoir
d’exiger. Il pourrait en outre être considéré comme un droit fondamental relationnel. L’accès
au crédit, et plus exactement celui aux entreprises, est un besoin essentiel au regard du
fonctionnement de l’économie de nos sociétés contemporaines. Il a aussi une dimension
relationnelle. Il ne consiste pas seulement à redistribuer des ressources. Il s’inscrit dans une
relation utile aux deux parties et qui peut être bénéfique à la société dans son ensemble.
Ainsi justifié, le droit au crédit aurait naturellement vocation à s’appliquer au
financement des entreprises. En sens inverse, il serait très discutable d’étendre son champ
d’application au crédit à la consommation ou au crédit immobilier. Tout d’abord, la
préoccupation législative contemporaine consiste à limiter la distribution inconsidérée de
crédit aux particuliers afin de lutter contre le surendettement. Ensuite, contrairement au crédit
307
productif, il n’est pas sûr que l’accès à la consommation ou à la propriété soit une condition
nécessaire à la liberté.
308
TITRE II
LA RÉ ALISATION DU DROIT AU CRÉDIT
353. Plan. Comme nous l’avons vu, il peut être envisagé d’admette que le droit au crédit,
du moins lorsqu’il est productif, constitue un droit subjectif fondamental. Evidemment, cette
reconnaissance resterait lettre morte en l’absence d’effets juridiques concrets. Pour obtenir de
tels effets, il faut nécessairement qu’une personne, publique ou privée, soit désignée comme
débiteur du droit, soit par l’instauration d’un service public (Chapitre I), soit par celle d’une
obligation de conclure le contrat de crédit (Chapitre II).
309
CHAPITRE I
LA MISE EN ŒUVRE PAR LE SERVICE PUBLIC DU
CRÉDIT
1204 DUGUIT, Les transformations du droit public, La mémoire du droit (rééd. Armand Colin 1913), p. 51.
1205 L. DUGUIT, Traité de droit constitutionnel, 1928, t. 2, p. 61.
1206 Ch. GAVALDA, « L’après nationalisation bancaire », Droits et libertés à la fin du XXe siècle : influence
des données économiques et technologiques. Etudes offertes à C.-A. Colliard, éd. A. Pedone, 1984, p. 484.
1207 En faveur d’un service public du crédit, v. R. HOUIN, RTD com. 1964, p. 163, spéc. p. 165 : l’auteur
reconnaît que la conception libérale de la banque « est sans doute favorable à une certaine forme de dynamisme
des banques » mais invite à adopter « une autre conception de la banque, instrument d’un service public de
distribution et de régulation du crédit, qui apparaît mieux adaptée aux circonstances économiques actuelles et à
la nationalisation du crédit » ; contra J.-L. BUTSCH, « La banque n’est pas un service public », Banque, n° 510,
nov. 1990, p. 1016 et s.
SECTION I – LA DISTRIBUTION DU CRÉDIT COMME ACTIVITÉ
DE SERVICE PUBLIC
355. Plan. Pour déterminer si la distribution de crédit peut être assurée par un service
public, il convient en premier lieu d’analyser la compatibilité théorique de ces deux activités
(§ I). Cette première démonstration achevée, il nous restera à constater que, en pratique, la
compatibilité entre l’activité de service public et la distribution de crédit est sans doute déjà à
l’œuvre (§ II).
356. Les deux approches du service public. Il existe deux approches du service public :
une approche organique, en vertu de laquelle le service public désigne « une partie, une
composante de l’appareil administratif de l’Etat ou des collectivités territoriales »1208, et une
approche matérielle, qui définit le service public comme une activité d’intérêt général relevant
directement ou indirectement d’une personne publique1209.
S’interroger sur la compatibilité théorique du service public et de la distribution de crédit
suppose de s’intéresser à l’approche matérielle du service public, c’est-à-dire au service
public comme activité d’intérêt général. Nous étudierons dans un premier temps les
conditions d’existence d’un service public (A), avant de déterminer dans un second temps si
elles peuvent être appliquées à la distribution de crédit (B).
357. Plan. Sauf lorsque l’activité est dite régalienne, l’Etat n’est pas tenu de créer un
service public. L’existence de ce dernier relève alors d’un choix de politique juridique. Deux
conditions sont toutefois nécessaires pour qu’un service public soit mis en place : l’existence
d’une mission d’intérêt général et une carence de l’initiative privée1210. On étudiera d’abord la
1208 J.-F. LACHAUME, Cl. BOITEAU, H. PAULIAT, Droit des services publics, Lexisnexis, 2012, p. 5.
1209 Rappr. D. TRUCHET, Droit administratif, PUF, thémis, 2013, p. 341. L’auteur définit le service public
comme « une mission créée, définie, organisée et contrôlée par les personnes publiques en vue de délivrer des
prestations d’intérêt général à tout ceux qui en ont besoin ».
1210 Nous ne retiendrons pas la condition tenant à l’exercice par le gestionnaire du service de prérogatives de
puissance publique qui a été abandonnée par le Conseil d’Etat dans son arrêt « Association du personnel relevant
des établissements pour indaptés » (22 fév. 2007, Rec. 92, AJDA 2007. 793, chron. F. LENICA et J. BOUCHER
; RFDA 2007. 803, note C. BOITEAU) : l’absence de prérogatives de puissance publique ne s’oppose pas à
312
condition d’activité d’intérêt général (1) avant de s’intéresser à la carence de l’initiative
privée (2).
358. Plan. L’intérêt général est une notion particulièrement complexe. Elle fait l’objet de
plusieurs approches qu’il convient d’identifier (a). Puis on montrera en que en quoi l’intérêt
général doit constituer l’objectif premier de tout service public (b).
359. Les deux conceptions de l’intérêt général. Il existe deux grandes conceptions de
l’intérêt général, la conception utilitariste et la conception volontariste. En vertu de la
première, élaborée par les philosophes anglo-saxons, l’intérêt général est « la somme
algébrique des intérêts individuels »1211. En d’autres termes, il n’y a d’intérêt général, de
« mise en commun, limitée et spontanée, que de ce qui est nécessaire pour permettre à chacun
de réaliser ce qui est dans son propre avantage »1212. La seconde conception de l’intérêt
général est d’inspiration rousseauiste. L’intérêt général est conforme à la volonté générale.
Cette dernière transcende la somme des intérêts individuels. En ce sens, elle « n’exprime (…)
pas ce que chacun, pris séparément, désire, mais ce que le citoyen peut vouloir en se mettant à
la place de tout autre. Pour reconnaître dans la volonté générale une forme d’unanimité et
d’intégration des différences, il suffit d’abandonner le point de vue partiel de l’individu
singulier pour adopter celui du droit »1213.
Finalement, la conception utilitariste traduit une approche économique de l’intérêt
général tandis que celle adoptée par la conception volontariste est davantage juridique et
politique. En effet, « elle tend à montrer que seule l’autonomie du politique, dans le cadre
d’une économie de marché dont l’efficacité n’est pas contestée, garantit la poursuite de
l’intérêt général »1214.
l’existence d’un service dès lors que, eu « égard à l’intérêt général de son activité, aux conditions de sa création,
de son organisation ou de son fonctionnement, aux obligations qui lui sont imposées ainsi qu’aux mesures prises
pour vérifier les objectifs qui lui sont assignés sont atteints, il apparaît que l’administration a entendu confier [au
gestionnaire du service ] une telle mission ».
1211 « L’intérêt général », Rapport du Conseil d’Etat, EDCE 1999, p. 253.
1212 P.-L. FRIER et J. PETIT, Droit Administratif, LGDJ, 8e éd., 2013, n° 350.
1213 « L’intérêt général », Rapport préc., p. 259.
1214 Ibid., p. 261.
313
360. Le choix de la conception volontariste. La conception française de l’intérêt général
est très largement inspirée de la conception volontariste et républicaine. Nonobstant les
fréquentes critiques dont il fait l’objet, l’intérêt général a une véritable fonction de garant de
l’unité sociale du pays.
Cette conception est parfois attaquée. La plasticité et l’expansion corrélative des services
publics sont en premier lieu visées. L’une comme l’autre représenteraient un danger pour les
libertés publiques et notamment pour la liberté du commerce et de l’industrie. La potentielle
influence exercée par les personnes publiques lors de « la passation des marchés publics et
des délégations de services publics » ainsi que la crainte de les voir violer le droit de la
concurrence sont principalement en cause1215. C’est ensuite une critique plus idéologique qui
se trouve formulée. Le Conseil d’Etat, dans son Rapport consacré à l’intérêt général, expose
que « la pensée néo-libérale contemporaine, dans sa version la plus radicale, [dénonce] la
vanité et l’inconsistance d’une représentation de l’intérêt général, entendu comme intérêt de
tous »1216. Selon cette approche, la société civile « ne peut avoir d’intérêt propre, distinct de
ses membres, car elle n’est qu’un ordre spontané qui permet aux individus de parer à leurs
besoins »1217. Partant, elle accuse l’intérêt général « de n’être qu’une forme modernisée de la
raison d’Etat »1218.
La conception volontariste de l’intérêt général semble résister aux différentes critiques
dont elle fait l’objet. Il faut dire qu’elle symbolise, avec le service public dont elle a façonné
l’existence, « le modèle économique et social français dans ce qu’il a de meilleur (la
solidarité, l’équité, la fraternité) et concentre les menaces que la situation financière du pays,
la mondialisation, l’Europe, la concurrence… feraient peser sur ces valeurs »1219.
361. Impact du choix sur la notion de service public. La conception qu’un Etat se fait
de l’intérêt général a des conséquences évidentes sur les services publics qu’il met en œuvre.
Un Etat libéral a une conception utilitariste et donc restrictive de l’intérêt général. Partant, le
rôle dévolu aux services publics est limité. Il revient donc à l’initiative privée de satisfaire les
besoins des individus.
1215 S. BRACONNIER, Droit des services publics, PUF, 2e éd., 2007, p. 181. Sur ces questions, v.
notamment P. DELVOLVÉ, « Services publics et libertés publiques », RFDA 1985, p. 1 et s. ; D. CASAS, « Les
personnes publiques et les règles de la concurrence : vers l’égale concurrence ?, Cahiers fonct. publ. avril 2001,
p. 15 ; J. CAILLOSSE, « Le droit administratif français saisi par la concurrence », AJDA 2000, p. 99.
1216 « L’intérêt général », Rapport préc., p. 313.
1217 Ibid.
1218 Ibid.
1219 D. TRUCHET, op. cit., p. 333.
314
Un Etat davantage interventionniste a une conception volontariste de l’intérêt général. Le
service public est alors l’instrument privilégié de protection des besoins de la population.
L’intérêt général a de ce fait une dimension irréductiblement politique et contextuelle qui
explique que l’on ait pu parler de sa plasticité, de sa vitalité ou encore de son caractère
contingent1220. Il a des contours flous et un contenu variable « en fonction [tant] de l’idéologie
dominante, [que] des circonstances de temps et de lieu, [ou encore] des pressions de la
population »1221. Or ce caractère mouvant a des répercussions immédiates sur la notion de
service public : « tout ou presque peut devenir objet de service public par le choix de
l’autorité administrative ou par la qualification du juge administratif des activités les plus
diverses »1222.
L’étude des faits confirme cette dernière analyse. La panoplie des services publics est
relativement étendue. A côté des services régaliens qui sont l’expression du monopole de la
force (sûreté, sécurité…), il en existe un nombre considérable répondant à des besoins plus
circonstanciés de la population (la distribution publique de l’eau1223, les services
d’assainissement1224, la distribution d’électricité1225, les réseaux de communication haut
débit1226 ou encore la distribution de courrier par la Poste1227, les logements sociaux1228)1229.
n° 65-66.
1230 P.-L. FRIER et J. PETIT, Droit Administratif, op. cit., n° 353.
315
vers le marché et donc hors de la périphérie du service public »1231, le développement
économique et social qu’ils assurent en font incontestablement des garants de l’intérêt général
et donc de réels services publics. Ainsi, qu’il s’agisse des transports, de la distribution de
l’eau, de l’énergie ou encore de la fourniture de logements sociaux, l’activité est considérée
comme étant un service public « car la prise en compte des considérations financières, la
recherche d’un profit ou les avantages dont bénéficient les personnes privées, n’interviennent
qu’à titre accessoire, complémentaire, et non comme finalité exclusive de l’action
administrative »1232. Pour qu’une activité soit qualifiée de service public, il faut donc que la
mission d’intérêt général soit sa raison d’être1233. A l’inverse, une activité servant l’intérêt
général mais ayant pour objectif principal la recherche d’un plus grand profit ne peut être
qualifiée de service public1234.
364. Une condition désormais secondaire. Dans l’arrêt « Casanova » du 29 mars 1901,
le Conseil d’Etat a jugé que seules des « circonstances exceptionnelles » pouvaient justifier
CASAS.
1234 R. CHAPUS, Droit administratif général, t. 1, LGDJ, Précis Domat, 15e éd., 2005, n° 759.
1235 S. BRACONNIER, op. cit., p. 174-175. L’auteur renvoie à l’arrêt « Narcy » (CE, Sect., 29 juin 1963,
Narcy). V. égal. CE, 18 déc. 1959, Delansorme, Rec. 693 ; 29 avr. 1970, Société Unipain, n° 77935, Rec. 280.
1236 S. BRACONNIER, op. cit., p. 175. L’auteur renvoie à l’arrêt « Société La Maison des Isolants » (CE, 26
316
que soit créé un service public venant concurrencer les activités privées. En exigeant une
carence de l’initiative privée, il s’agissait avant tout de s’assurer que le service public ne
perturbe pas le libre jeu de la concurrence. La Haute juridiction a par la suite assoupli sa
position en exigeant la réunion de circonstances simplement « particulières »1237.
Si cette condition est aujourd’hui parfois rappelée1238, la plupart des arrêts ont cessé de
l’évoquer1239, si bien que l’on peut considérer, avec M. CHAPUS, que son champ
d’application est désormais « résiduel »1240.
En définitive, un service public peut exister lorsque l’activité qu’il entend assurer est une
activité d’intérêt général. Si la carence de l’initiative privée n’est pas nécessaire, son constat
rend doublement opportun la création d’un service public. Ces deux éléments identifiés, il
reste à déterminer s’ils peuvent être appliqués à la distribution de crédit.
365. Plan. Pour savoir si la distribution de crédit peut constituer une activité de service
public, il convient de déterminer dans quelle mesure elle peut être qualifiée d’activité d’intérêt
général (1) et s’il existe une carence de l’initiative privée (2).
366. Un choix de politique juridique. Depuis la loi bancaire de 1984, les banques sont
privatisées et les auteurs considèrent parfois que la nature commerciale de l’activité bancaire
fait obstacle à l’existence d’un service public1241. Cet argument n’est pas convaincant. En
effet, nous avons vu que la nature commerciale d’une activité ne constitue pas un obstacle à
l’existence d’un service public. Ainsi, un service public peut non seulement être exercé par
1237 CE, S, 30 mai 1930, GAJA n° 43. Le Conseil a en effet affirmé, dans son arrêt « Chambre syndicale du
commerce en détail de Nevers » en date du 30 mai 1930, que « les entreprises ayant un caractère commercial
restent, en règle générale, réservées à l'initiative privée et que les conseils municipaux ne peuvent ériger des
entreprises de cette nature en services publics communaux que si, en raison de circonstances particulières de
temps ou de lieu, un intérêt public justifie leur intervention en cette matière ».
1238 Pour une application récente, v. par ex. CE, A, 31 mai 2006, « Ordre des avocats au barreau de Paris »,
GD p. 395.
1239 V. par ex. CE sect., 23 déc. 1970, « Commune de Montmagny », D. 1971, p. 153, chron. D.
tiers ? », JCP 1965. I. 1882 ; J.-L. BUTSCH, « La banque n’est pas un service public », Banque, n° 510, nov.
1990, p. 1016 et s.
317
une personne privée mais aussi avoir une nature industrielle et commerciale1242. L’absence de
service public du crédit relève donc davantage d’un choix de politique juridique que d’une
réelle impossibilité théorique. Pour s’en convaincre, il suffit de rappeler le législateur a, dans
son exposé des motifs de la loi du 2 décembre 1945 relative à la nationalisation de la Banque
de France et des grandes banques et à l’organisation du crédit, comparé les banques « à de
véritables services publics »1243.
Une autre partie de la doctrine est d’ailleurs favorable à l’idée d’un service public
bancaire, invoquant en ce sens le particularisme de la distribution de crédit1244.
367. La distribution du crédit, une activité de plus grand profit. En réalité, la raison
pour laquelle la distribution de crédit ne saurait être en l’état qualifiée de service public réside
dans sa finalité : elle est animée en premier lieu par la recherche du plus grand profit.
Se fondant sur la distinction des activités d’intérêt général et des activités de plus grand
profit, M. CHAPUS expose que les compagnies nationales de banque et d’assurance ne
menaient pas, à l’époque, une activité de service public. En effet, à l’image des entreprises
privées, elles poursuivaient avant tout un objectif de rentabilité.
Ce raisonnement peut être appliqué aux établissements privés de crédit, pour lesquels la
recherche du profit constitue le moteur principal de leur activité.
368. La distribution de crédit, une activité d’intérêt général. On ne saurait pour autant
en déduire l’existence d’une incompatibilité de principe entre la distribution de crédit et
l’activité de service public. En ce sens, le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 22
juillet 2005, a considéré que la limitation de la responsabilité du banquier en cas d’octroi de
crédit à une entreprise en difficulté était guidée par un motif d’intérêt général, consistant à
« lever un obstacle à l’octroi des apports financiers nécessaires à la pérennité des entreprises
en difficulté »1245. Il est donc acquis que la distribution de crédit aux entreprises constitue une
1242 TC, 22 janv. 1921, Société commerciale de l’ouest africain, dit « Bac d’Eloka », GAJA, n° 40. V. égal.
CE, 30 mai 1930, Chambre syndicat du commerce en détail de Nevers, GAJA, n°48 (une personne publique peut
prendre en charge une activité commerciale dès lors qu’elle relève de l’intérêt général et qu’une carence de
l’initiative privée est constatée).
1243 Exposé des motifs de la loi n° 45-15 du 2 déc. 1945, cité par P. BEAUREZ, Les banques à l’épreuve de
des crédit n’est pas une activité ordinaire. Car participant à la création et à la circulation monétaire au travers des
crédits qu’il consent et qui lui reviennent sous forme de dépôts, le système bancaire est partie prenante d’une
activité régalienne, dont l’importance pour la stabilité des prix et le rythme de l’activité économique est
fondamental ».
1245 Cons. const., décision n° 2005-522 DC du 22 juillet 2005, déc. préc., consid. n° 12.
318
mission d’intérêt général. Or, on pourrait parfaitement concevoir qu’une banque soit créée en
vue d’assurer une telle mission. Dans une telle hypothèse, la réalisation d’un profit ne serait
pas nécessairement exclue mais interviendrait au second plan. Elle constituerait alors un
moyen de maintenir l’activité de distribution de crédit et non une fin. Ainsi, si l’on reprend la
distinction formulée par M. CHAPUS entre les activités d’intérêt général et les activités de
plus grand profit, pourrait être qualifiée de service public l’activité d’une banque dont
l’objectif premier serait de distribuer des crédits à des entreprises pour lesquelles l’accès au
crédit n’est pas assuré par les établissements de crédit traditionnels.
Cette idée a notamment été défendue par M. GAVALDA. Pour l’auteur, si une banque
dont l’objectif est la « maximisation du profit » n’est pas compatible avec une activité de
service public, il n’en va pas de même de celle qui, nonobstant « la recherche légitime de
profits bancaires », poursuit avant tout l’objectif de « soutenir les investissements utiles à la
Nation »1246.
369. Constat de carence. Les PME sont les premières consommatrices de crédit1247.
Entre janvier 2009 et juillet 2010, 72% des crédits leur étaient accordés par les banques1248.
Elles sont également les premières victimes du « rationnement de crédit », en raison de
l’asymétrie d’information, du risque élevé de défaillance qu’elles représentent, de la faiblesse
de leur actif, de l’importance des garanties exigées par les banques ainsi que de l’obligation
pour ces dernières de respecter la réglementation Bâle III1249.
La frilosité des banques privées en matière de financement des PME permet de conclure à
l’existence d’une carence de l’initiative privée.
Les deux conditions à la création d’un service public du crédit sont donc réunies. Il reste
à analyser les institutions existantes afin de déterminer si, en pratique, un tel service est déjà à
l’œuvre.
1246 Ch. GAVALDA, « L’après nationalisation bancaire », art. préc., p. 483, note 7.
1247 V. le dossier « Le financement des PME », Cahiers de droit de l’entreprise mars 2009, entretien 2.
1248 Rapport de la Cour des comptes, « Le rôle de l’Etat dans le financement de l’économie », juillet 2012, p.
55 (http://www.ccomptes.fr/Publications/Publications/L-Etat-et-le-financement-de-l-economie).
1249 Voir sur ce point le mémoire réalisé par H. HERVÉ et H. BUISSON, « L’impact de la crise sur le
319
§ II. LA COMPATIBILITÉ PRATIQUE
370. Plan. Nous venons de présenter succinctement la notion de service public et avons
montré qu’elle est en théorie pleinement compatible avec la distribution de crédit, sous
réserve que cette activité soit en premier lieu orientée vers la satisfaction de l’intérêt général.
Il nous reste à déterminer s’il existe actuellement des organismes en charge de la distribution
de crédit susceptibles de voir leur activité qualifiée d’activité de service public. Pour ce faire,
nous étudierons les critères d’identification d’un service public (A) avant de les appliquer aux
différentes institutions en charge de la distribution de crédit (B).
371. Plan. Identifier un service public implique tout d’abord de vérifier l’existence d’une
activité de service public (1). C’est seulement après que l’on peut s’attacher à en déterminer la
nature (2).
372. Plan. En dehors des cas dans lesquels une activité est expressément désignée par un
texte comme étant une activité de service public, sa qualification peut s’avérer délicate. Le
premier réflexe consiste alors à distinguer l’activité exercée directement par une personne
publique (a) de celle exercée par une personne privée, à la suite d’une délégation de la
personne publique (b).
373. Présomption de service public. Lorsque l’activité est exercée par une personne
publique, « il y a présomption de service public » à moins qu’il ne s’agisse d’une activité de
police administrative, c’est-à-dire ayant pour objet de prévenir les atteintes à l’ordre
public1250. L’existence d’un service public est plus particulièrement présumée lorsque
320
l’activité est assurée par un établissement public. En effet, il est aujourd’hui acquis que les
établissements publics sont créés en vue de remplir une mission de service public1251.
1251 V. en ce sens D. TRUCHET, op. cit., p. 348. V. cependant F. BEROUJON, « Le recul de l’établissement
public comme procédé de gestion des services publics », RFDA 2008, p. 26, spéc. n° 2 et 3. Selon l’auteur,
historiquement, les établissements publics n’ont pas été créés pour gérer les services publics. Il s’appuie sur
l’arrêt du Tribunal des Conflits « Association syndicale du canal de Gignac » en date du 9 décembre 1899 (S.
1900, 3, 49, note M. HAURIOU ; GAJA, 14e éd., n° 7) dans lequel il a été précisé que l’identification de
l’établissement public reposait sur l’existence d’une contrainte administrative et de la soumission à un régime
exorbitant. La mission de service public ne constituait tout au plus qu’un critère d’identification secondaire.
L’auteur précise toutefois que la doctrine, et plus précisément AUCOC (Conférences sur l’administration et le
droit administratif faites à l’Ecole des Ponts et Chaussées, Paris, Dunod, t. 1, 1878, pp. 307-328), HAURIOU
(Précis de droit administratif et de droit public, 12e éd., Sirey 1933, réed. Dalloz, p. 280) et DUGUIT (Traité de
droit constitutionnel, vol. II, Paris 1928, 3e éd., spéc. p. 343 s.), cherchant à donner « une dimension
conceptuelle » à la notion d’établissement public, l’ont par la suite rattaché à celle de service public.
1252 En l’absence de telles obligations, l’activité ne saurait être qualifiée de service public, quand bien même
elle remplirait une mission d’intérêt général. Pour un ex. v. CE, 5 oct. 2007, « Société UGC-Ciné-cité », RFDA
2007, 1314 ; JCP A 2007, n° 46, 2294 ; G. EKHERT, « Une mission d’intérêt général n’est pas nécessairement
un service public », Contrats et Marchés Publics 2007, n° 11, comm. 308.
1253 L. JANICOT, « L’identification d’un service public géré par une personne privée », RFDA 2008, p. 67.
1254 Ibid.
1255 L. JANICOT, art. préc., p. 67. L’auteur renvoie notamment à l’arrêt du Conseil d’Etat « Epoux
Lasaulce » du 22 mars 2000 (Lebon 126 ; BJCP 2000, p. 252, concl. H. SAVOIE et obs. C. MAUGÜE ; G.-J.
GUGLIELMI, « Habilitation unilatérale, délégation contractuelle et consistance du service public », RFDA
321
publique disposerait ainsi du pouvoir de vérifier si la personne privée a rempli les objectifs lui
ayant été assignés pour l’accomplissement de sa mission.
Lorsque ces différents indices sont réunis, l’activité peut être qualifiés de service public,
à moins que le législateur n’ait manifesté une intention contraire1256. En revanche la
qualification de service public sera retenue même si la personne privée ne dispose d’aucune
prérogative de puissance publique1257.
375. Critères de distinction. Le Conseil d’Etat a posé, dans son arrêt « Union
commerciale des industries aéronautiques » du 16 novembre 1956, les critères permettant de
distinguer les services publics administratifs des services publics industriels et
commerciaux1258. Il s’agit de l’objet du service, des modalités de son fonctionnement et de
l’origine de ses ressources. Comme l’explique M. CHAPUS, « la règle du jeu est la suivant :
un service ne sera reconnu comme industriel et commercial que si aux trois points de vue –
objet, origine des ressources, modalités de fonctionnement – il ressemble à une entreprise
privée »1259.
Lorsque l’objet est « semblable à [celui] des activités accomplies par des personnes
privées et donne lieu à des opérations de production ou de vente de biens ou de
prestations »1260, il constituera un premier indice en faveur de la nature industrielle et
commerciale du service public.
2001, 353 ; JCP 2000. I. 251, note C. BOITEAU), dans lequel il a été jugé, s’agissant des opérations de
remorquage et de dépannage sur les autoroutes, que « la mission d’intérêt général est exercée sous le contrôle de
la puissance publique qui peut procéder à une inspection annuelle des véhicules utilisés par le dépanneur et qui
impose aux personnes agréées le respect d’obligations, définies à l’article 5 du cahier des charges, tenant aussi
bien aux conditions d’exécution du service qu’à l’information de l’administration sur la situation de
l’autoroute ». Mme JANICOT précise cependant que le contrôle par la personne publique n’est pas suffisant et
doit s’accompagner d’une véritable « “implication” de la collectivité publique dans la gestion d’une activité »
(ibid.).
1256 Dans l’arrêt « Association du personnel relevant des établissements pour inadaptés » du 22 février 2007
(GD, p. 293), le Conseil d’Etat a en effet jugé que « si l'insertion sociale et professionnelle des personnes
handicapées constitue une mission d'intérêt général, il résulte toutefois des dispositions de la loi du 30 juin 1975,
éclairées par leurs travaux préparatoires, que le législateur a entendu exclure que la mission assurée par les
organismes privés gestionnaires de centres d'aide par le travail revête le caractère d'une mission de service
public ».
1257 CE, S., 22 fév. 2007, « Association du personnel relevant des établissements pour inadaptés », préc.
1258 CE, Ass., 16 nov. 1956, AJDA 1956, II, p. 489. Pour un ex. plus récent, CE, 2 juin 1995, Ville de Nice,
Rec., p. 1050.
1259 R. CHAPUS, Droit administratif général, t. 1, op. cit., n° 768. Sur la distinction des SPA et des SPIC, v.
égal. M. BORGETTO, « Services publics locaux et principe d’égalité », RFDA 1993, p. 673.
1260 J.-F. LACHAUME, C. BOITEAU et H. PAULIAT, Grands services publics, Armand Colin, 2e éd.,
2000, p. 65.
322
S’agissant ensuite des modalités de fonctionnement, l’existence d’un monopole légal
comme l’exploitation du service en régie par une personne publique font présumer le
caractère administratif du service. Cependant ces indices peuvent être contredits1261. Plus
significatif semble être le rapport qu’entretient le service public avec la recherche du profit.
Un service qui fonctionne à perte1262, gratuitement1263 ou à prix coûtant1264 sera qualifié de
service public administratif. A l’inverse, un service qui a pour objectif de réaliser des
bénéfices aura une nature industrielle et commerciale.
Concernant enfin l’origine des ressources, retenons qu’un service financé en grande
partie par « des subventions ou des recettes fiscales » sera en principe administratif tandis que
celui financé par les « redevances perçues sur ses usagers, en contrepartie des prestations
fournies », sera industriel et commercial1265.
376. Plan. Nous venons d’analyser les méthodes d’identification d’un service public et
avons également montré que la distribution du crédit peut, dans une certaine mesure,
constituer une activité de service public. Il nous reste à déterminer si, parmi les institutions
compétentes pour octroyer des crédits, certaines sont en charge d’une mission de service
public. Nous envisagerons d’abord les institutions de droit public (1) puis celles de droit privé
(2).
1261 La jurisprudence a déjà eu l’occasion de qualifier un service géré en régie par l’Etat de SPIC (v. par ex.
CE, S., 9 juin 1981, « Ministre de l’Economie c/ Bouvet », Rec. Lebon, p. 4). De même elle a retenu l’existence
d’un SPIC nonobstant le monopole légal dont bénéficiait le service (v. par ex. Civ. 1ère, 13 déc. 1994, D. 1995,
IR, p. 10, à propos du service des monnaies et médailles).
1262 V. par ex. Soc. 10 juill. 1995, RFDA 1997, p. 403, concl. Y. CHAUVY (service de distribution d’eau
potable).
1263 V. par ex. CE, 26 juill. 1930, « Benoit », Rec., p. 840 (service de bac).
1264 CE, S., 30 juin 1950, « Soc. Merienne », Rec., p. 408 (service de remorquage maritime).
1265 R. CHAPUS, Droit administratif général, t. 1, op. cit., n° 770.
323
1) Les institutions de droit public
377. Plan. Plusieurs institutions de droit public octroient des crédits. Parmi elles, les
collectivités territoriales (a) et la Banque Publique d’Investissement (b) sont particulièrement
intéressantes. En effet, leur activité de distribution de crédit remplit une mission d’intérêt
général et mérite pour cette raison d’être envisagée.
379. Activité exercée en régie par la région. Lorsque l’activité est exercée par une
personne publique, elle bénéfice d’une présomption de service public dès lors qu’elle ne
remplit pas une mission de police administrative. La distribution de crédit, encore appelée
« aide économique directe », est une activité exercée en régie par la région. Dès lors, cette
activité bénéficie de la présomption de service public. Cette présomption est d’autant plus
justifiée au regard de la mission d’intérêt général que la région remplit en proposant des
financements aux entreprises.
380. Le financement des entreprises, une mission d’intérêt général. Nous avons
montré dans les paragraphes précédents que le développement économique d’un territoire
324
constitue une mission d’intérêt général1269. Or les différentes interventions des régions au
profit des entreprises, et plus spécialement, des entreprises en création, ont pour objectif de
favoriser le dynamisme et le développement économique du territoire. Ces interventions
remplissent donc une mission d’intérêt général. Il est dès lors permis de considérer que la
distribution de crédit par les régions constitue une activité de service public.
381. La nature du service public de distribution de crédit. Nous savons qu’il existe
deux types de services publics, le service public administratif et le service public industriel et
commercial. La détermination de la nature du service public de distribution de crédit, tel qu’il
est assuré par les régions, n’est pas une tâche évidente.
Dans l’arrêt « Caisse de crédit municipal de Toulon c/ Creus » en date du 15 janvier
1979, le Tribunal des Conflits a jugé que « les Caisses de crédit municipal sont “des
établissements publics d’aide sociale” chargés d’un service public qui, ayant pour objet de
combattre l’usure par l’octroi désintéressé de prêts sur gage et par d’autres procédés
charitables, est exclusif de tout caractère industriel ou commercial »1270. C’est ici le critère tiré
des modalités de fonctionnement du service qui a incité le Tribunal des Conflit à statuer en
faveur de son caractère administratif. En effet, les Caisses de crédit municipal ne recherchent
aucun profit. Dès lors, la solution retenue par cet arrêt est pleinement cohérente. Il reste à
savoir si elle peut être étendue au cas des aides économiques directes consenties par les
régions aux entreprises. Une réponse nuancée semble devoir être formulée. Ces crédits
correspondent à « des avances à taux nul ou à des conditions plus favorables que celles du
marché »1271. Si les avances à taux nul peuvent être rapprochées des aides apportées par les
Caisses de crédit municipal en ce qu’elles sont désintéressées, il n’en va plus de même des
avances faites à des conditions plus favorables que celles du marché. En effet, dans cette
dernière hypothèse, la perception d’un intérêt rapproche l’activité des régions de celle d’une
véritable entreprise. Le service public n’est plus alors administratif mais industriel et
commercial. Finalement, la nature juridique du service public de distribution de crédit par les
régions dépendra de la réalisation ou non de profits. De toute évidence, il sera administratif
lorsque la région décide de consentir des crédits à taux nul, industriel et commercial
lorsqu’elle exige la perception d’un intérêt.
325
b) La Banque Publique d’Investissement
1272 Ord. n° 2005-722, 29 juin 2005, JO 30 juin 2005. OSEO a opéré le rapprochement de l’Agence nationale
de valorisation de la recherche et la Banque du développement des PME (v. JCPE 21 juill. 2005, act. 213).
1273 La composition du Conseil d’administration de la SA BPI-Groupe n’est pas la même que celle de la SA
OSEO. Deux représentants des régions viennent s’ajouter à la liste des membres de ce Conseil.
1274 http://www.bpifrance.fr/bpifrance/notre_mission_nos_metiers/notre_organisation/historique/oseo.
1275 L. n° 2012-1559 du 31 déc. 2012, JO 1er janvier 2013. Pour une analyse du projet de loi, v. D. LEGEAIS,
RTD com. 2013, p. 825 ; X. DELPECH, D. 2012, actualités ; R. NOGUELLOU, Droit Administratif déc. 2012,
alerte 63. Pour une présentation de la loi, v. Cahiers de droit de l’entreprise, Janv. 2013, act. 19, focus par O. de
M.
326
La BPIfrance est « un groupe public au service du financement et du développement des
entreprises agissant en appui des politiques publiques conduites par l’Etat et les régions »1276.
Organisée sous forme de guichets uniques dans chaque région, elle a pour mission d’octroyer
des crédits, d’accorder des garanties et d’investir dans les TPE, les PME et les entreprises de
taille intermédiaire, en particulier celles du secteur industriel. La BPIfrance traduit ainsi le
souci de l’Etat d’intervenir dans le financement de l’économie réelle par le biais d’une
nouvelle politique du crédit1277. Peut-on considérer qu’elle exerce une activité de service
public1278?
déterminant dans la redynamisation des territoires et [d’] investir dans le développement des secteurs d’avenir
comme les écotechnologies, les biotechnologies et le numérique, mais aussi dans l’ensemble des filières
industrielles et de service » (http://www.bpifrance.fr/bpifrance/ notre_mission_nos_metiers/notre_mission).
1280 L. CHANG-TUNG, « La mise en place de la Banque publique d’investissement », AJDA 2013, p. 2011.
L’auteur se dit toutefois sceptique quant à la qualification de service public, estimant que le législateur n’a pas
clairement manifesté sa volonté de confier une telle mission à la BPI.
327
largement un service public d’aide à la création et au développement des entreprises, ses
modalités d’intervention ne se limitant pas à la distribution du crédit.
De plus, étant un établissement public industriel et commercial, la BPIfrance devrait
logiquement être en charge d’un service public industriel et commercial. Cette qualification
est confortée par les grandes similitudes qu’elle présente avec une entreprise privée, tant en ce
qui concerne son objet et ses modalités de fonctionnement.
S’agissant de son objet, la BPIfrance se définit comme une véritable banque. Sa mission
est d’offrir une prestation de service, qu’il s’agisse de la distribution de crédit (prêt pour
l’innovation, prêt de développement export BPIfrance, prêt réseau entreprendre croissance),
de la garantie des crédits de trésorerie ou encore du préfinancement du CICE.
Les modalités de fonctionnement de la BPIfrance se rapprochent également de celles
d’une entreprise privée. En effet, contrairement aux Caisses de crédit municipal ou aux
régions qui consentent des avances à taux nul, la BPIfrance propose différents crédits à taux
fixe ou variable si bien que son intervention n’est exclusive de toute recherche de profit.
En conclusion, il nous semble possible de qualifier l’activité de la BPIfrance d’activité de
service public industriel et commercial.
385. Plan. Parmi les institutions de droit privé ayant une activité de distribution de crédit,
deux doivent plus particulièrement être examinées lorsque l’on envisage l’existence d’un
service public du crédit. Il s’agit des établissements de crédit appartenant au secteur de
l’économie sociale et solidaire (a) et les associations de microcrédit dont l’ADIE est une des
figures emblématiques (b).
386. Présentation. Les banques populaires, ainsi que les caisses d’épargne et de
prévoyance, sont des banques mutualistes et coopératives. A ce titre, elles relèvent de la
catégorie des établissements de crédit appartenant au secteur de l’économie sociale et
solidaire1281. Si, comme le remarque un auteur, « l’élargissement des compétences qui ont été
progressivement octroyées à ces divers organismes ainsi que la perte et le partage de certains
1281
V. sur ce point, J.-M. MOULIN, « Banque alternative, finance solidaire, économie sociale et solidaire »,
RDBF 2013/ 3, étude 30.
328
de leurs monopoles historiques tend parfois à les rapprocher des sociétés bancaires et
financières traditionnelles »1282, il n’en reste pas moins que, contrairement à ces dernières,
elles ont vocation à satisfaire l’intérêt général. L’article L. 512-85 du CMF dispose que « le
réseau des caisses d’épargne participe à la mise en œuvre des principes de solidarité et de lutte
contre les exclusions », et plus précisément à « la lutte contre l’exclusion bancaire et
financière de tous les acteurs de la vie économique, sociale et environnementale ». Cet article
ajoute que les caisses d’épargne doivent participer « à l’amélioration du développement
économique local et régional ».
A côté des banques coopératives et mutualistes, il existe des établissements de crédit
spécialisés, anciennes institutions financières spécialisées1283. Ces derniers relèvent également
du secteur de l’économie sociale et solidaire.
Or les banques coopératives et mutualistes comme les établissements de crédit spécialisés
ne sont agréés par l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution que si leur fonctionnement
permet d’assurer la bonne exécution de la mission qu’ils entendent mener au sein du secteur
de l’économie sociale et solidaire. L’article L. 511-10 du CMF prévoit en effet que « pour
fixer les conditions de son agrément, l'Autorité de contrôle prudentiel et de résolution peut
prendre en compte la spécificité de certains établissements de crédit appartenant au secteur de
l'économie sociale et solidaire. Elle apprécie notamment l'intérêt de leur action au regard des
missions d'intérêt général relevant de la lutte contre les exclusions ou de la reconnaissance
effective d'un droit au crédit ».
387. L’absence d’activité de service public. L’existence d’un lien entre l’intérêt général
et l’activité de ces établissements permet-il de la qualifier de service public ? Nous avons vu
que l’activité exercée par une personne privée doit être qualifiée de service public lorsqu’il
s’agit d’une activité d’intérêt général répondant à des conditions de création, de
fonctionnement et d’organisation précises et soumise au respect d’obligations, notamment la
réalisation d’objectifs fixés par la personne publique lui ayant confié l’activité.
Les établissements de crédit appartenant au secteur de l’économie sociale et solidaire
remplissent assurément certaines de ces conditions. Leur activité est de toute évidence une
activité d’intérêt général. En outre, elle ne peut être valablement exercée qu’après la
délivrance d’un agrément. En revanche, les conditions d’organisation ne laissent apparaître
329
aucune intervention de la puissance publique. L’activité de ces établissements est certes
soumise au contrôle de l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution, mais il s’agit d’une
autorité indépendante adossée à la Banque de France. Dès lors, à supposer que l’Etat exerce
un contrôle, celui-ci est indirect. En outre il n’est pas différent de celui exercé à l’égard des
établissements de crédit classiques. Enfin, il faut préciser que si des obligations sont imposées
à ces différents organismes, elles sont essentiellement procédurales et ne concernent en aucun
cas la distribution du crédit en tant que telle. En ce sens, l’Etat ne leur fixe aucun objectif
précis en matière de distribution de crédit. Aussi, on ne saurait qualifier leur activité d’activité
de service public. En revanche, il est permis de considérer que ces établissements sont
associés au service public du crédit assuré par la BPIfrance et les régions.
330
cet article, qu’un établissement de crédit pourra, s’il le souhaite, s’engager à orienter son
action en fonction des exigences de l’intérêt général.
389. Présentation. L’ADIE (association pour le droit à l’initiative économique) est une
association déclarée d’utilité publique. Elle a été fondée le 29 décembre 1988. En vertu de
l’article 1er de ses statuts, elle a pour mission « de promouvoir directement ou indirectement le
droit à l’initiative économique des catégories de population les plus défavorisées porteurs de
projets de création ou de développement d’activité économique et d’accès ou de retour à
l’emploi ». A cette fin, l’ADIE peut consentir des prêts dans les conditions prévues par
l’article L. 511-51du CMF.
Bien que son action soit circonstanciée, c’est-à-dire dirigée vers un public précis – les
populations défavorisées –, elle remplit néanmoins une mission d’intérêt général. En effet,
elle a pour objectif d’aider les personnes exclues du système bancaire classique à participer au
développement économique du territoire.
331
contrainte de distribuer des crédits et jouit dans ce domaine d’une grande liberté. Finalement,
nous pouvons là encore considérer que l’ADIE est associée au service public du crédit.
391. Conclusion de la section. La distribution de crédit peut être une activité de service
public. Il suffit pour cela qu’elle ait pour finalité première la réalisation de l’intérêt général,
c’est-à-dire le développement économique du territoire à travers la création d’entreprises ou
leur soutien. Aujourd’hui, les régions et la Banque publique d’investissement semblent
remplir cette mission tandis que les établissements de crédit appartenant au secteur de
l’économie sociale et solidaire et les associations de microcrédit lui sont associés. Il nous
reste à réfléchir à l’intérêt que peut représenter l’existence d’un service public du crédit pour
la réalisation du droit au crédit.
392. Plan. L’objectif de la présente section est de déterminer dans quelle mesure un
service public peut constituer un outil au profit de l’effectivité du droit au crédit. Nous
étudierons dans un premier temps les raisons du recours à la notion de service public lorsqu’il
s’agit de garantir des droits-créance (§ I) avant d’envisager, dans un second temps, sa
pertinence (§ II).
393. Service public et Etat-Providence. Dans l’imaginaire social, le service public est
indissociable de l’intervention des pouvoirs publics au profit du bien-être de la collectivité1286.
M. CHEVALLIER souligne que l’émergence du concept de service public est concomitante
avec le passage d’un Etat gendarme, dont le rôle est limité à la protection des libertés
individuelles et au maintien de l’ordre, à un Etat plus interventionniste, en matière sociale
notamment1287. Ainsi, la place grandissante qu’occupe le service public traduit un changement
1286 V. not. J.-M. PONTIER, « Sur la conception française du service public », D. 1996, p. 9 : « Le service
public est peut-être en lien avec ce que l’on a qualifié de “morale républicaine”, faite d’un enseignement à base
de devoir et d’une présentation idéalisée de la Nation et la République ».
1287 J. CHEVALIER, Le service public, PUF, Que sais-je?, 2012, p. 12. Dans le même sens, v. G. J.
GUGLIELMI et G. KOUBI, Droit du service public, Montchrestien 3e éd., 2011, n° 132. Sur la doctrine
332
de nature du droit public et du rôle de l’Etat. Il s’agit de lutter contre l’arbitraire de la
puissance publique et de soumettre l’Etat « à une contrainte de but »1288, à savoir assurer la
satisfaction de l’intérêt général.
L’expansion considérable des services publics, notamment dans le domaine économique,
est liée à l’apparition de l’Etat providence. Elle « serait aussi le sous-produit d’une dynamique
sociale résultant de l’aspiration des individus et des groupes à toujours plus de sécurité et de
protection ». En ce sens, le service public favoriserait « l’intégration, donc la stabilité, d’une
société devenue plus juste, plus humaine, plus égalitaire »1289. La doctrine établit pour cette
raison un lien entre le service public et les droits économiques et sociaux : la satisfaction de
ces droits serait assurée par le service public, cet « agent de redistribution »1290.
394. Service public et lutte contre les exclusions. Si l’Etat s’est progressivement
détaché, sous la contrainte économique, de la figure de l’Etat-Providence, il n’en reste pas
moins que le service public demeure l’instrument privilégié de l’intervention étatique en
matière économique et sociale. Plus précisément, il joue un rôle essentiel dans la lutte contre
les exclusions si bien que le service public n’est plus seulement le service du public, il est
aussi et surtout le service d’un public1291. Cette mutation a été rendue possible par une
évolution de son régime et notamment du principe d’égalité devant le service public1292. Ce
dernier, qui est une traduction du principe d’égalité en droits et devant la loi, était initialement
conçu comme contenant l’obligation de traiter de manière identique tous les usagers du
service1293. Or, aujourd’hui, il justifie qu’un traitement différencié des usagers soit mis en
place soit lorsque « des différences appréciables de situation »1294 existent, soit lorsque « des
nécessités d’intérêt général en rapport avec les conditions d’exploitation du service
solidariste, v. not. L. BOURGEOIS, Solidarité, éd. Le bord de l’eau ; C. BOUGLÉ, Solidarisme et libéralisme,
L’Harmattan ; S. AUDIER, La pensée solidariste. Aux sources du modèle républicain, PUF, coll. Le lien social.
1288 J. CHEVALIER, Le service public, op. cit., p. 23.
1289 Ibid., p. 68.
1290 Ibid., p. 97. Dans le même sens, v. G. J. GUGLIELMI et G. KOUBI, Droit du service public, op. cit., n°
255 : « La notion de service public se trouve altérée dès que le rapport entre le champ social et le champ
économique est défait. Sa caractérisation est indéniablement fondée sur la constance des relations entre ces deux
champs. Les transformations industrielles et économiques du début du XXe siècle avaient permis d’entrevoir
l’interdépendance étroite existant entre la solidarité des intérêts économiques et les besoins collectifs ».
1291 V. notamment V. DONIER, « Les droits de l’usager et ceux du citoyen », RFDA 2008, p. 13.
1292 Les principes gouvernant le service public sont historiquement au nombre de trois. Il s’agit du principe
de continuité, de mutabilité et d’égalité. Sont récemment venus s’y ajouter ceux de neutralité et de qualité.
1293 La doctrine considère que l’arrêt « Chomel a reconnu implicitement ce principe (CE, 29 déc. 1911, Rec.
p. 1265 ; RDP 1912, p. 36). Ce principe a été expressément reconnu par les arrêts « Chambre syndicale des
propriétaires marseillais » (CE, 10 fév. 1928, Rec. p. 222), « Tondut » (CE, 6 mai 1931, Rec. p. 477 ; S.
1931.3.81, note Laroque) et « Société générale des Concerts du conservatoires » (Rec. p. 151 ; Dr. soc. 1951, p.
168, concl. LETOURNEUR, note RIVERO, GAJA n° 64).
1294 CE, 13 oct. 1999, « Compagnie Air France », n° 193195.
333
l’imposent »1295. En ce sens, le principe d’égalité peut justifier des tarifs différenciés en
fonction des ressources ou du niveau de vie des usagers1296. En résumé, le principe d’égalité
devant le service public sert aujourd’hui à promouvoir l’égalité des chances1297.
Comme le relève un auteur, « cet objectif d’accessibilité tarifaire et géographique a été
mis en œuvre, dans certains secteurs, sous l’impulsion de la notion de service universel
développée par le droit communautaire : en effet, le service universel doit être accessible à
l’ensemble des utilisateurs »1298. Si, en dehors de l’hypothèse du service universel,
l’accessibilité reste un objectif non contraignant et souvent ignoré des services publics
industriels et commerciaux1299, il n’en reste pas moins que l’émergence du service universel a
renouvelé les réflexions sur le rôle du service public et la nécessité de promouvoir sa qualité
de « vecteur d’intégration sociale »1300. Cette dernière qualité s’exprime d’ailleurs pleinement
lorsque le service public a pour mission d’assurer la réalisation des droits-créances.
395. Plan. L’existence d’un service public fait naître des droits au profit des administrés.
Parmi ceux-ci, le droit au fonctionnement du service est d’une importance décisive. Il
constitue en effet une garantie pour l’effectivité des droits-créances et donc pour le droit au
crédit. Nous étudierons en premier lieu la nature et le contenu du droit au fonctionnement du
service public (A). Nous verrons en second lieu que sa violation par le gestionnaire du service
entraîne sa responsabilité, ce qui assurerait alors la justiciabilité du droit au crédit (B).
1295 CE, 10 mai 1974, « Desnoyers et Chorgues ». Comme le remarquent MM. GUGLIELMI et KOUBI
(Droit du service public, Montchrestien 3e éd., n° 1113), le droit européen ne se contente pas d’autoriser ce
traitement différencié mais l’impose lorsqu’une différence de situation est établie (CJCE, 25 janv. 1979, aff. C-
98/78, « A. Racke c/ Hauptzollamt Mainz », Rec. 69).
1296 CE sect., 29 déc. 1997, « Commune de Gennevilliers et de Nanterre » (2 espèces), RDP 1998, p. 899,
note BORGETTO ; AJDA 1998, p. 102, chron. ; LPA, 1998, n°59, p. 12, note ALLOITEAU ; Rev. adm., 1998,
p. 406, note PONTIER.
1297 Cette position n’est toutefois pas partagée par l’ensemble de la doctrine. Ainsi pour M. CHAPUS, le
principe d’égalité ne doit pas aboutir à octroyer des privilèges aux personnes socialement défavorisées
notamment par l’adoption de politiques de discrimination positive (R. CHAPUS, Droit administratif général, t.
1, LGDJ, Précis Domat, 15e éd., n° 786-1).
1298 V. S. DONIER, « Les droits de l’usager et ceux du citoyen », RFDA 2008, p. 13.
1299 V. sur ce point L. JANICOT, « Le principe d’égalité devant le service public », RFDA 2013, p. 722, n° 2.
1300 V. S. DONIER, art. préc., p. 13.
334
A – NATURE ET CONTENU DU DROIT AU FONCTIONNEMENT DU SERVICE
PUBLIC
396. Un droit public subjectif. En droit public, « un administré est titulaire d’un droit
subjectif quand il remplit les conditions lui permettant d’être considéré comme bénéficiaire du
pouvoir d’exiger – reconnu par une norme générale ou individuelle, ce sans être obligé
d’utiliser ce pouvoir dans un but socialement légitime – un certain comportement de la part
des personnes publiques – ce qui constitue l’objet de leur obligation – afin de se procurer un
certain avantage moral ou matériel que l’ordre juridique a, expressément ou implicitement,
considéré comme licite »1301. Les droits publics subjectifs sont nombreux, à commencer par
l’ensemble des droits économiques et sociaux ou droits-créances. Ces derniers constituent en
effet de véritables droits publics subjectifs en ce qu’ils créent, à la charge des personnes
publiques, des obligations positives, c’est-à-dire des obligations de faire ou de donner. A côté
de ces droits, dont les individus sont titulaires en raison de leur qualité d’êtres humains, il
existe une autre catégorie de droits publics subjectifs, les droits publics subjectifs des
administrés. On y trouve le droit au fonctionnement du service public dont l’usager est
titulaire et qui a été progressivement façonné par les lois n° 80-539, n° 95-127 et n° 2000-597
des 16 juillet 1980, 8 février 1995 et 30 juin 2000 et la jurisprudence ayant eu à les appliquer.
335
selon son interprétation “technique”, cette législation ne visait que l’intérêt général »1305. En
d’autres termes, « dès lors que les droits sociaux ne pouvaient exister que par et dans la
société, ils ne pouvaient atteindre la dignité de droits individuels ou subjectifs »1306. Cette
objection remettait plus précisément en cause l’existence de droits publics subjectifs que les
administrés auraient pu faire valoir à l’encontre des services publics chargés de les mettre en
œuvre : « les services publics étant l’expression de l’interdépendance sociale, ils ne pouvaient
fonctionner que dans l’intérêt de la collectivité », à l’exclusion de toute prétention
individuelle1307.
En outre, et on retrouve là l’influence de DUGUIT dont l’opposition à l’idée de droit
subjectif est bien connue, l’existence des droits publics subjectifs était impossible car les
individus étaient placés dans une situation objective car légale et règlementaire1308.
Enfin, comme toute mission d’intérêt général, la protection des droits économiques et
sociaux relevait de l’exercice du pouvoir discrétionnaire de l’administration, face à laquelle
aucun droit individuel ne pouvait être invoqué1309.
1305 N. FOULQUIER, thèse préc., n° 569. V. égal. M.-P. DESWARTE, « Droits sociaux et Etat de droit »,
étaient liés par contrat au gestionnaire du service public (v. par ex. P. LAROQUE, Les usagers des SPIC, thèse,
Sirey, 1933, p. 86 et s.).
1309 V. su ce point N. FOULQUIER, thèse préc., n° 570.
1310 CE, Ass., « Dehaene », Rec. p. 426, RDP 1950, p. 691, concl. GAZIER, note M. WALINE, où le Conseil
d’Etat a reconnu la valeur positive et l’effet direct de l’article 5 du Préambule de la Constitution de 1946.
1311 Cons. const., 16 juillet 1971, décision n° 71-44 DC, GDCC n° 19 ; D. 1972, 685 ; AJDA 1971. 533, note
J. RIVERO.
336
peut citer le droit à la sécurité matérielle1312, le droit d’obtenir un emploi1313 ou encore le droit
à la protection de la santé1314.
Suivant les sillons creusés par le Conseil constitutionnel, le Conseil d’Etat reconnaît
aujourd’hui la juridicité des droits publics subjectifs. Il admet en outre que les administrés
peuvent les revendiquer en justice1315. Comme l’observe M. DEVOLVÉ, cette évolution tient
à « un renversement de la perspective du droit administratif lui-même, non plus droit de
domination de l’administration sur les administrés, mais désormais droit de subordination de
l’administration aux droits de ses destinataires », au premier rang desquels figure le droit
public subjectif au fonctionnement du service public1316.
400. L’arrêt « Laruelle ». Le Conseil d’Etat a jugé, dans son arrêt « Laruelle » du 8 avril
2009, que « le droit à l’éducation étant garanti à chacun quelles que soient les différences de
situation, et, d’autre part, que l’obligation scolaire s’appliquant à tous, les difficultés
particulières que rencontrent les enfants handicapés ne sauraient avoir pour effet ni de les
priver de ce droit, ni de faire obstacle au respect de cette obligation »1317. La Haute juridiction
a ainsi reconnu au profit de l’usager un droit d’accéder au service public « lorsqu’il remplit
AJDA 1991, p. 382, obs. P. WACHSMANN ; CC n° 99-416 DC du 23 juill. 1999, « Loi portant création d’une
couverture maladie universelle », AJDA 1999, p. 700, chr. J.-E. SCHOETTL.
1315 V. par ex. CE 26 juin 1989, « Fédération des syndicats généraux de l’Education nationale et de la
recherche », Rec. p. 152 ; CE 9 juill. 1986, « Syndicat des commissaires de police et de hauts fonctionnaires »,
tables, p. 586.
1316
P. DELVOLVÉ, « Propos introductifs, Droits subjectifs des administrés et subjectivisation du droit
administratif », Les droits publics subjectifs des administrés, colloque de l'AFDA, Bordeaux, 2010, Litec, coll.
Colloques et débats, 2011, p. 6. Dans le même sens, v. J.-F. LACHAUME, « Quels droits publics subjectifs pour
les usagers des services publics ? », Les droits publics subjectifs des administrés, op. cit., spéc. p. 125 et 129 :
« l’usager du service public est devenu, à bien des égards, le créancier de la puissance publique et la notion de
DPS [droit public subjectif] a ainsi largement favorisé dans la conscience collective et chez les administrateurs le
développement de l’idée que les droits de l’usager ne doivent pas être opposés à l’intérêt général, ils constituent
un élément de celui-ci ».
1317 CE, 8 avr. 2009, Laruelle, D. 2009, 1508, note GAUDEMONT, concl. RAIMBAULT.
337
toutes les conditions énoncés par les textes »1318. Cette solution s’applique que l’on soit en
présence d’un service public obligatoire ou facultatif1319.
401. Accès conditionné et principe d’égalité. Les conditions d’accès au service sont
licites sous réserve de respecter le principe d’égalité devant le service public1320. Ce principe,
qui constitue avec ceux de continuité et de mutabilité les règles de fonctionnement de tout
service public, se décline en trois sous-principes : la neutralité du service (a-1), l’égalité
d’accès au service (a-2) et l’égalité entre les usagers du service (a-3)1321.
402. Signification du principe d’égal accès. L’égal accès au service public postule tout
d’abord l’absence de toutes discriminations, non plus raciales ou religieuses, mais juridiques.
1318 J.-F. LACHAUME, « Quels droits publics subjectifs pour les usagers des services publics ? », Les droits
publics subjectifs des administrés, op. cit., p. 122. Dans le même sens, V. DONIER, « Le droit d’accès aux
services publics dans la jurisprudence : une consécration en demi-teinte », RDSS 2010, p. 800 (l’auteur évoque
de la reconnaissance, par l’arrêt Laruelle, d’un « droit à la prestation »).
1319 Dans le même sens, v. J.-F. LACHAUME, « Quels droits publics subjectifs pour les usagers des services
des contraintes économiques nationales que communautaires, v. D. TRUCHET, « Unité et diversité des “grands
principes” du service public », AJDA 1997, p. 38 et s.
1322 G. CALVES, « Egalité (domaines d’application) », Dictionnaire des droits fondamentaux, dir. D.
338
Il implique que les candidats-usagers puissent accéder au service « quels que soient, par
ailleurs, leur situation juridique, leur domicile, leurs revenus »1325. Il ressort en ce sens de
l'article 1er de la loi n° 95-115 du 4 février 1995 d'orientation pour l'aménagement et le
développement du territoire que la politique nationale d’aménagement et de développement
durable du territoire « assure l'égalité des chances entre les citoyens en garantissant en
particulier à chacun d'entre eux un égal accès au savoir et aux services publics sur l'ensemble
du territoire ».
On retrouve ici formulée la nouvelle fonction du service public, à savoir la lutte contre
l’exclusion sociale. En définitive, nous sommes passés « de l’égalité d’accès aux services
publics à l’égalité par l’accès aux services publics »1326. Des politiques d’accessibilité ont été
mises en place. Il s’agit de « politiques de justice sociale qui cherchent à résoudre le problème
des inégalités dans l’accès aux services publics, voire, pour les plus démunis, du “non-
recours” aux services publics »1327. De telles politiques ont été mises en œuvre par le biais
d’un assouplissement du troisième volet du principe d’égalité, l’égalité entre les usagers du
service public ou encore égalité de traitement.
1325 J.-F. LACHAUME, H. PAULIAT, C. BOITEAU, C. DEFFIGIER, Droit des services public, op. cit., n°
1033.
1326 J.-F. LACHAUME, H. PAULIAT, C. BOITEAU, C. DEFFIGIER, op. cit, n° 1045.
1327 G. CALVES, art. préc., p. 367.
1328 G.CALVES, art. préc., p. 368.
1329 V. par ex. l’article 147 de la loi du 29 juillet 1998 relative à la lutte contre les exclusions qui reconnaît
cette possibilité afin de promouvoir le droit à l’égalité des chances par l’éducation et la culture.
1330 G. CALVES, art. préc., p. 368.
339
dès lors que la différence de traitement instituée par la loi prend en compte « une nécessité
d’intérêt général en rapport avec les conditions d’exploitation » du service ou « la situation
particulière de certains usagers »1331. Dans le même sens, le Conseil d’Etat a considéré, dans
son rapport public pour 1996, que « le principe d’égalité n’atteint réellement son but que s’il
est aussi le vecteur de l’égalité des chances (…). Une telle action peut passer par une
différenciation des droits dès que l’intérêt général résultant de l’objectif de réduction des
inégalités rend juridiquement possible une dérogation raisonnable au principe d’égalité des
droits »1332 .
En pratique, c’est donc à travers la reconnaissance de catégories d’usagers et de leurs
besoins et possibilités que le droit d’accéder aux services publics prend tout son sens. Le
service public ne peut efficacement remplir sa mission de lutte contre les exclusions qu’en
ayant au préalable délimité les besoins spécifiques des catégories et défini les conditions
d’accès appropriées. Dans la perspective du droit au crédit, le service public du crédit doit
donc identifier les entreprises qu’il convient d’aider ainsi que leurs besoins spécifiques. Les
offres de crédit proposées pourront alors être différentes selon la catégorie à laquelle
appartient l’entreprise candidate.
no!5, mai!2009, alerte 41!; D. 2009, p.!1508, note P.!RAIMBAULT!; RDSS 2009, p.!556, note H.!RIHAL, RDP
2010/1, p. 197, E. BOMPARD.
1334 Dans le même sens, v. G. GUGLIELMI et G. KOUBI, Droit du service public, op. cit., n° 1475. Les
340
Selon certains auteurs, celle-ci est variable. Il s’agirait d’un droit subjectif lorsque la
relation de l’usager et du gestionnaire du service est contractuelle, comme en témoigne la
possibilité reconnue à l’usager d’invoquer l’exception d’inexécution lorsque le service public
ne délivre pas la prestation due1335. Le droit serait au contraire objectif lorsque la relation est
légale ou réglementaire.
Pour d’autres, le droit à l’obtention de la prestation est un droit subjectif quelle que soit la
relation envisagée1336.
Cette dernière position nous semble préférable. Il faut en effet constater que la possibilité
reconnue à l’usager d’exercer un recours juridictionnel à l’encontre du gestionnaire du service
qui aura manqué à ses obligations lui est offerte que la relation soit contractuelle, légale ou
réglementaire. C’est bien que le droit à l’obtention de la prestation est attribué à l’usager du
service en tant que sujet de droit. D’ailleurs, il en est titulaire dès qu’il remplit les conditions
pour accéder au service public, c’est-à-dire avant même que la relation ne soit nouée, si bien
que la nature de cette dernière est indifférente. En outre, il faut remarquer que les droits
subjectifs n’ont nullement besoin du cadre contractuel pour exister. On songe notamment au
droit au respect de la vie privée ou encore à celui de vivre dans un environnement sain.
1335 Cf. G. GUGLIELMI et G. KOUBI, Droit du service public, op. cit., n° 1472, selon lesquels le droit de
l’usager d’invoquer l’exception d’inexécution lorsque le service public ne délivre pas la prestation due traduit
l’existence d’un droit subjectif à son obtention. Nous considérons pour notre part que l’exception d’inexécution
que l’usager peut invoquer ne suffit pas à établir la nature subjective du droit à l’obtention de la prestation car ce
droit n’est pas nécessairement invoqué lorsque la relation contractuelle est en cours d’exécution. Bien souvent,
c’est en amont, au moment de la formation du contrat, que la satisfaction de ce droit peut être problématique.
1336 V. en ce sens J.-F. LACHAUME, « Quels droits publics subjectifs pour les usagers des services
publics ? », Les droits publics subjectifs des administrés, op. cit., note 35.
1337 A.-S. MESCHERIAKOFF, Droit des services publics, PUF, 2e éd. 1997, p. 245.
341
B – LA JUSTICIABILITÉ DU DROIT AU CRÉDIT
406. Plan. Dans l’arrêt « Laruelle », le Conseil d’Etat a jugé que le droit à l’éducation
implique que son titulaire puisse effectivement accéder au service public qui l’organise1338.
Partant, la justiciabilité du droit à l’éducation se traduit par la possibilité de mettre en cause la
responsabilité du gestionnaire du service public de l’éducation en cas de manquement à son
obligation d’assurer l’accès au service1339. L’extension de cette solution au droit au crédit
aurait pour effet d’investir son titulaire du droit d’engager la responsabilité du gestionnaire du
service public du crédit en cas de manquement de ce dernier à son obligation d’assurer l’accès
au service. Nous étudierons la nature (1) puis les conditions de cette responsabilité (2).
1) La nature de la responsabilité
raccordement du candidat-usager à un SPIC constitutif d’un refus d’exécuter un travail public (TC, 3 juill. 1995,
SCI du 138 rue V. Hugo à Clamart c/ EDF, Rec. CE 1995, Rec., p. 498 ; RFDA 1996, 15. Contra Civ. 1ère, 9
juill. 2002, Soc. Suez Lyonnaise des Eaux, n° 00-11.221) ; en cas de contestation, par le candidat-usager, de la
légalité d’une décision réglementaire ayant pour effet de le priver de l’accès au service (CE, 27 juill. 1994,
Charpentier, Rec., p. 334) ; lorsque la contestation du candidat-usager porte sur la taxe fiscale exigée au titre du
raccordement au SPIC (CE, 31 janv. 1986, « SIVOM de la région d’Aigues-Mortes », Rec., p. 24).
342
judiciaire serait compétent pour déterminer si la responsabilité civile du service doit être
engagée.
La compétence du juge judiciaire est parfois critiquée1344. Pour certains, le juge
administratif est nécessairement plus compétent pour apprécier la légalité d’un acte émanant
d’une autorité administrative, du moins lorsque le SPIC est géré par une personne
publique1345. D’autres estiment que la nature contractuelle des rapports entre le SPIC et
l’usager renferme un indéniable « artifice »1346 puisque « l’usager effectif doit subir la loi du
service sans que le gestionnaire du service puisse l’adapter intuitu personae »1347. En outre, la
volonté des parties n’a pas l’effet créateur de droit reconnu à tout contrat puisque « les règles
de gestion du service [sont] définies de façon unilatérale au moyen de lois ou d’actes
administratifs réglementaires édictés par le pouvoir législatif ou réglementaire, par le
gestionnaire public ou même par le gestionnaire privé »1348.
En l’état actuel des jurisprudences civile et administrative, les enjeux de cette discussion
sont largement théoriques. En effet, il semblerait que les conditions posées par l’une et l’autre
pour que la responsabilité du gestionnaire du service public soit engagée sur le fondement de
la violation d’un droit subjectif privé ou public empruntent des voies parallèles.
343
réparation »1349. L’exigence d’une faute et d’un dommage n’a pas disparu. Cependant, le seul
constat de l’atteinte à ce droit subjectif suffit à les caractériser1350. Le doyen CARBONNIER
évoquait en ce sens « une présomption de fait qu’il y a eu préjudice moral et qu’il y a eu
faute »1351. Si cette jurisprudence n’a trouvé à s’appliquer qu’au droit au respect de la vie et au
droit de propriété1352, la similitude des termes employés dans les différents arrêts invite à
penser que la solution pourrait être étendue à l’ensemble des droits subjectifs. Dès lors,
l’atteinte au droit au crédit, matérialisée par celle faite au droit à l’obtention de la prestation
dont serait bénéficiaire l’entreprise remplissant les conditions d’accès au service public du
crédit, suffirait à engager la responsabilité civile du gestionnaire du service. Une telle solution
serait d’ailleurs pleinement justifiée au regard de la position qui a été adoptée par le Conseil
d’Etat à l’occasion d’un litige dans lequel était en cause la responsabilité de l’Etat pour
violation du droit au fonctionnement du service public de l’Education.
410. L’obligation de résultat en droit administratif. Dans son arrêt « Laruelle »1353, le
Conseil d’Etat a enjoint l’Etat à prendre les mesures nécessaires pour rendre effectif le droit à
l’éducation. Il a ensuite ajouté que « la carence de l’Etat est constitutive d’une faute de nature
à engager sa responsabilité, sans que l’administration puisse utilement se prévaloir de
l’insuffisance des structures d’accueil existantes ou du fait que des allocations compensatoires
sont allouées aux parents d’enfants handicapés ». Ainsi, en considérant que la preuve de la
diligence de l’Etat dans l’accomplissement de sa mission de service public de l’Education
était indifférente en cas d’échec de cette mission, le Conseil d’Etat a mis une obligation de
résultat à la charge du gestionnaire du service.
La reconnaissance d’une telle obligation renforce à l’évidence la justiciabilité du droit à
l’éducation1354. Pour autant, les décisions reconnaissant une obligation de résultat à la charge
1349 Civ. 1ère, 5 nov. 1996, Bull. civ. I. n° 378, D. 1997, p. 403, note S. LALOUM, somm. 289, obs. P.
JOURDAIN, RTD civ. 1997, p. 632, note J. HAUSER, JCP G 1997. I. 4025, obs. G. VINEY, II. 20805, note J.
RAVANAS, GAJC, t. 1, n° 17, obs. F. TERRE et Y. LEQUETTE ; Civ. 1ère, 25 fév. 1997, JCP G 1997. II.
22873, note J. RAVANAS ; Civ. 3e, 25 fév. 2004, Bull. civ. III, n° 41, D. 2004, somm. 1631, obs. C. CARON ;
Civ. 1ère, 28 avr. 2011, n° 10-17909.
1350 V. en sens J. CARBONNIER, Droit civil. Introduction. Les personnes: la famille, l’enfnat, le couple,
279.
1352 Civ. 3e, 9 sept. 2009, n° 08-11154, Bull. civ. n° 185, D. 2010, pan. 49, obs. Ph. BRUN ; JCP G 2010.
344
de l’Etat ou des collectivités territoriales sont peu nombreuses1355. Il semblerait que
l’obligation de résultat soit subordonnée à une reconnaissance textuelle, comme c’est le cas
pour le service public de l’Education1356. En outre, même lorsqu’une telle obligation est
reconnue, son effectivité demeure limitée. En effet, les juges, conscients des « contraintes
financières » qui pèsent sur l’administration, hésitent « à imposer les efforts nécessaires »1357.
C’est ainsi que le Conseil d’Etat a précisé, dans un arrêt postérieur à l’arrêt « Laruelle », que
l’atteinte grave et manifestement illégale au droit à l’éducation devait s’apprécier in concreto,
« en tenant compte, d'une part de l'âge de l'enfant, d'autre part des diligences accomplies par
l'autorité administrative compétente »1358. Certes, cette décision est intervenue à l’occasion
d’un référé-liberté et ne remet dès lors pas en cause la solution de l’arrêt « Laruelle »1359. Pour
autant, il faut remarquer qu’en réduisant « à presque rien le référé-liberté »1360, le Conseil
d’Etat a rendu très théorique l’efficacité des actions en responsabilité fondée sur la carence du
gestionnaire d’un service public1361. En effet, on sait que la lenteur des tribunaux frappe en
premier lieu les juridictions administratives si bien que seule l’action en référé présente un
intérêt lorsqu’il s’agit de sanctionner rapidement un manquement de l’Etat.
Dans ces conditions, il peut être intéressant de se tourner vers la technique du droit
opposable dont le régime offre des garanties supplémentaires.
1355 Comme le remarque Mme ROMAN, le droit d’accès effectif au service public n’a guère été consacré que
pour le service public de l’Education. Les coupures d’énergie imposées aux foyers démunis permettent de penser
qu’aucune obligation de résultat n’incombe aux gestionnaires du service public de l’exécution (D. ROMAN,
« Le juge et les droits sociaux : vers un renforcement de la justiciabilité des droits sociaux ? », RDSS 2010, p.
793).
1356 V. en ce sens V. DONIER, art. préc., p. 800. V. égal. F. RANGEON, « Réflexion sur l’effectivité du
droit », Les usages sociaux du droit, dir. D. LOCHAK, CURAPP, PUF, 1989, spéc. 140-141 : « Les deux
premiers facteurs d’effectivité concernent la règle de droit elle-même. L’effectivité est fonction de la nature de la
règle (loi impérative ou incitative, d’ordre public ou interprétative…) et de son contenu (clarté, cohérence,
précision…). Le troisième critère porte sur l’existence de sanctions prévues ou non par le texte et sur
l’applicabilité de l’administration réelle de ces sanctions ».
1357 L. JANICOT, « Le principe d’égalité devant le service public », RFDA 2013, p. 722.
1358 CE, ord., 15 déc. 2010, « Ministre de l’éducation nationale de la jeunesse et de la vie associative c/
Epoux Peyrilhé », n° 344729, Rec., p. 500 ; AJDA 2011. 858, note P.-H. PRELOT ; D. 2011. 1126, note Y.
DAGORNE-LABBE ; RDSS 2011. 176, obs. R. FONITIER ; LPA 1er avr. 2011, note O. LE BOT.
1359 L. JANICOT, « Le principe d’égalité devant le service public », RFDA 2013, p. 722.
1360 L’expression est empruntée à L. JANICOT, art. préc., p. 722.
1361 Le même constat a été fait s’agissant de la justiciabilité du droit à la santé et du droit à la sécurité sociale.
S’agissant du premier, le Conseil d’Etat a refusé de qualifier le droit à la santé de liberté fondamentale pour ne
retenir que sa dimension collective (CE, ord. 8 sept. 2005, Garde des sceaux c/ Bunel », AJDA 2006. 376).
Concernant le second, la jurisprudence du Conseil constitutionnel comme celle du Conseil d’Etat n’offre qu’une
protection limitée. Si les deux juridictions imposent aux autorités publiques l’obligation de respecter un seuil
minimal de protection sociale, force est de nuancer son impact en pratique. Comme le relève un auteur, ce
contrôle « intervient à la marge des choix publics. Ainsi, le principe d’un renforcement des conditions d’accès à
une prestation de choix ou le choix de réduire le champ de la sécurité sociale (…) ne sont pas discutés. De plus,
en l’état actuel de la jurisprudence, la mise en œuvre de cette technique de contrôle est restreinte. Le Conseil
constitutionnel conforte la large marge de manœuvre du législateur en précisant peu ce seuil dont le Conseil
d’Etat n’a jamais constaté la violation » (L. CAMAJI, « La justiciabilité du droit à la sécurité sociale : élément
de droit français », RDSS 2010, p. 847).
345
b) L’influence de la technique du droit opposable
411. Une influence d’abord informelle. Il est remarquable de constater que, dans l’arrêt
« Laruelle », le Conseil d’Etat semble s’être fondé, sans la nommer, sur la technique du droit
opposable, qui permet à son titulaire d’obtenir directement satisfaction en exigeant
l’exécution forcée. Cette technique traduit « une “subjectivisation” du droit et du contentieux
administratifs »1362. En effet, les décisions de l’Administration et du juge « prennent de plus
en plus en considération [la] situation personnelle, “subjective” » de l’administré1363.
Pour mieux saisir l’influence de ce mécanisme du droit opposable, il convient de
s’intéresser au droit au logement, qui est le premier à avoir été expressément qualifié de droit
opposable par le législateur, à l’occasion de la loi DALO du 5 mars 2007.
224.
1366 G. CORNU, Introduction - Les biens - Les personnes, Montchrestien, 13e éd., 2007, n° 9.
1367 Art. 25-1 Déclaration universelle des droits de l'homme du 10 déc. 1948 ; art. 11-1 du Pacte international
impose aux Etats signataires d'en assurer « l'exercice effectif ». La Charte des droits fondamentaux de l’Union
européenne du 18 décembre 2000 ne reconnaît pas un droit au logement stricto sensu mais consacre le droit à
une aide au logement (art. 34-3). La Cour européenne des droits de l’homme a pour sa part qualifié le logement
de « besoin fondamental » (CEDH 21 févr. 1986, James c/ R.U., req. n° 8793/79, cons. 48).
1369 V. not. C. WOLMARK, « L’opposabilité du droit au logement », D. 2008, p. 104.
346
qu’il n’a pas reçu, dans le délai fixé par décret, une offre de logement adaptée à ses besoins et
capacités1370.
347
présomption de responsabilité civile. Nous avons en effet relevé qu’à ce jour cette
présomption n’a été appliquée aux seuls droits au respect de la vie privée et de propriété1374.
415. Conclusion de la Section. Cette section a permis de mieux comprendre l’intérêt que
peut représenter le service public pour la réalisation du droit au crédit. Nous avons montré que
le service public est aujourd’hui devenu l’instrument privilégié de la lutte contre les
exclusions sociales et de la promotion de l’égalité des chances. Or le droit au crédit porte en
lui ces deux ambitions. En théorie donc, la rencontre du service public et du droit au crédit
promet une évidente harmonie. Qu’en est-il en pratique ? L’existence d’un droit au
fonctionnement du service public offre de nombreux avantages aux usagers de ce service.
D’une part, lorsqu’elles existent, les conditions d’accès au service doivent respecter le
principe d’égalité et encourager l’égalité des chances. D’autre part, lorsque ces conditions
sont remplies, le candidat-usager est titulaire d’un droit subjectif à l’obtention de la prestation.
Or ce droit, qui assurerait l’effectivité et la justiciabilité du droit au crédit, serait précieux
pour le demandeur de crédit. Cependant, l’effectivité du droit au crédit serait encore mieux
assurée si on acceptait de la qualifier de droit opposable, à l’instar du droit au logement.
348
privilégié par ces derniers pour répondre aux attentes des administrés. Aujourd’hui, il joue un
rôle essentiel dans la lutte contre les inégalités sociales et la promotion de l’égalité des
chances, deux objectifs auxquels le droit au crédit répond pleinement. En outre, les règles de
fonctionnement du service public, et notamment le droit d’accès et le droit à l’obtention de la
prestation, assurent une réelle effectivité aux droits-créances, dont fait partie le droit au crédit.
En effet, la justiciabilité de ces droits est depuis quelques années renforcée par l’existence en
droit civil d’une présomption irréfragable de responsabilité en cas de violation d’un droit
subjectif et, en droit administratif, par la reconnaissance théorique d’une obligation de résultat
de délivrer la prestation à la charge du gestionnaire du service public. En tout état de cause,
on pourrait aussi songer à faire appel à la technique du droit opposable pour assurer
l’efficacité du droit au crédit.
349
CHAPITRE II. LA MISE EN ŒUVRE PAR UNE
OBLIGATION DE CONTRACTER À LA CHARGE DU
BANQUIER
417. Plan. Si l’Etat est le débiteur privilégié des droits fondamentaux, les personnes
privées peuvent jouer un rôle dans leur mise en œuvre. Lorsque celle-ci nécessite la
conclusion d’un contrat, le législateur dispose de deux instruments.
Il peut en premier lieu les inciter à contracter, ce qui ne présente pas de difficulté
théorique particulière. En effet, l’incitation ne constitue pas une véritable entorse à la liberté
contractuelle. La personne privée qui décide de ne pas la suivre n’obtiendra pas l’avantage,
par exemple fiscal, qui lui est attaché, ou bien pourra être contrainte de verser un équivalent
en argent1375.
Le législateur peut en second lieu édicter des obligations de contracter, ce qui, bien
évidemment, constitue une véritable atteinte au principe de la liberté contractuelle.
L’obligation de contracter peut supprimer, alternativement ou cumulativement, la liberté de
consentir au contrat, celle de choisir son cocontractant ou de déterminer le contenu du contrat.
Peut-on, au titre de la mise en œuvre du droit au crédit, envisager de mettre à la charge du
banquier une telle obligation?
Il faut, pour répondre à cette question, raisonner à la lumière des obligations de contracter
qui existent en droit positif, en nous concentrant sur celles qui peuvent utiles pour nos propos.
A cette fin, on en distinguera deux catégories. Il s’agit, d’une part, de l’obligation de
contracter des personnes en situation de monopole (section I) et, d’autre part, de l’obligation
de contracter en raison d’un intérêt supérieur à la préservation de la liberté contractuelle
(section II).
1375 C’est ainsi que, en vertu de l’article L. 145-14 du Code de commerce, le bailleur « peut refuser le
renouvellement du bail. Toutefois, le bailleur doit, sauf exceptions prévues aux articles L. 145-17 et suivants,
payer au locataire évincé une indemnité dite d'éviction égale au préjudice causé par le défaut de
renouvellement».
SECTION I – L’OBLIGATION DE CONTRACTER DES
PERSONNES EN SITUATION DE MONOPOLE
418. Plan. Il est fréquent de lire que les personnes en situation de monopole sont
débitrices d’une obligation de contracter1376 . Si cette obligation est bien souvent justifiée par
l’existence même du monopole (§I), elle est aussi parfois expliquée par l’état d’offre
permanente de son détenteur (§II).
419. Plan. L’idée selon laquelle les détenteurs d’un monopole sont tenus à une obligation
de contracter est ancienne et elle exprime une position classique qu’il conviendra d’exposer
pour commencer (A). Nous déterminerons ensuite dans quelle mesure les établissements de
crédit peuvent, en raison de leur monopole bancaire, être débiteurs d’une obligation de
contracter (B).
A – POSITION CLASSIQUE
420. Plan. La position classique opère une distinction entre l’existence d’un monopole de
fait (1) et celle d’un monopole de droit (2).
1) Monopole de fait
421. Les divisions doctrinales. Les auteurs sont divisés sur la question de savoir si
l’obligation de contracter peut être appliquée aux personnes en situation de monopole de fait.
Dans le sens de la négative, on peut faire valoir que le monopole de fait est par nature précaire
et « peut disparaître par le jeu de la libre-concurrence »1377 . Partant, on ne saurait imposer à
son détenteur une obligation de contracter.
Cet argument ne saurait convaincre. Si aucune certitude n’existe effectivement sur le
maintien de la position monopolistique, il n’empêche qu’en pratique, pendant la durée du
1376V. par ex. F. TERRÉ, Ph. SIMLER et Y. LEQUETTE, Les obligations, op. cit., n° 125 ; J. FLOUR, J.-L.
AUBERT et E. SAVAUX, Droit civil, les obligations, t. 1, L’acte juridique, op. cit., n° 127.
1377 C. GEOGRACOPOULOS, Le refus de vente, thèse, dactyl., 1964, p. 12.
352
monopole de fait, son détenteur bénéficie de la même exclusivité contractuelle que celui d’un
monopole de droit. Si aucune obligation de contracter ne peut lui être imposée une fois le
monopole disparu, rien ne s’y oppose lorsqu’il existe.
353
2) Monopole de droit
354
l’obligation de contracter réside dans l’absence de grief personnel. Par sa nature subjective,
elle se rapproche de celle qui est fondée sur l’existence d’un motif légitime et confirme donc
la distinction opérée plus haut entre les contrats ayant pour objet des personnes et des choses.
424. Les deux logiques du monopole de droit. La doctrine, sur la base de cette
jurisprudence, considère donc que les personnes bénéficiant d’un monopole de droit ne
peuvent refuser de contracter, sauf en présence d’un motif légitime1385. Elle illustre cette règle
en évoquant non seulement la situation qui fut celle de la SNCF et de l’EDF, mais encore
celle des officiers ministériels et des professions libérales réglementées.
En réalité, cette extension nous paraît contestable car le monopole de droit recouvre deux
logiques différentes.
Celui dont bénéficiaient les compagnies de chemin de fer ou d’électricité avait pour
corollaire un monopole économique. On veut dire par là que l’entreprise considérée était la
seule à pouvoir fournir le service sur l’ensemble ou sur une fraction du territoire. Autrement
dit, il n’existait aucune concurrence pour le service considéré soit sur l’ensemble du territoire,
soit sur la zone géographique attribuée à l’entreprise. Le monopole de droit se doublait bien
d’un monopole économique1386 .
La situation des officiers ministériels, des avocats et plus généralement de l’ensemble des
professions réglementées, est bien différente. Certes, ils sont globalement en situation de
monopole de droit, mais ils sont en concurrence les uns avec les autres sur chaque partie du
territoire. Si l’on devait traduire leur situation en langage économique, il faudrait considérer
que ces professions ne sont pas en situation de monopole économique mais de concurrence
monopolistique1387 .
Finalement, on voit donc que le monopole de droit ne crée pas systématiquement un
monopole économique.
1385 V. par ex. F. TERRÉ, Ph. SIMLER et Y. LEQUETTE, Les obligations, op. cit., n° 125 ; J. FLOUR, J.-L.
AUBERT et E. SAVAUX, Droit civil, les obligations, t. 1, L’acte juridique, op. cit., n° 127. Pour des références
plus anciennes, v. R.-L. MOREL, « Du refus de contracter opposé en raison de considérations personnelles »,
art. préc., p. 294-295; L. JOSSERAND, De l’esprit des droits, op. cit. n° 89 et s. ; P. ROUBIER, Droit subjectif
et situations juridiques, 1963, Dalloz, p. 151 ; C. GEOGRACOPOULOS, Le refus de vente, thèse dactyl., 1964,
p. 10-11 ; A. RIEG, Le rôle de la volonté dans l’acte juridique en droit civil français et allemand, thèse préc., n°
221.
1386 V. les explications détaillées de J. STIGLITZ et C. E. WALSH, Principes d’économie moderne, éd. De
concurrence entre les auxiliaires de justice (avocats notamment), profession réglementée et participant au service
public de la justice, excluait l’existence d’un véritable monopole (J.-L. AUBERT, Notions et rôles de l’offre et
de l’acceptation dans la formation du contrat, préf. J. FLOUR, thèse, LGDJ, 1970, n° 13).
355
425. Impact sur l’obligation de contracter. La traduction économique du monopole de
droit devrait avoir un impact sur le régime de l’obligation de contracter. Certes, dans les deux
cas, la liberté du public de choisir son cocontractant est restreinte. Cependant, tandis que cette
liberté est totalement annihilée en présence d’un monopole économique, elle ne l’est que
partiellement dans les situations de concurrence monopolistique. Corrélativement, lorsque la
liberté de choisir est totalement évincée, les motifs légitimes susceptibles d’être invoqués
devraient être particulièrement restreints. Ils devraient se limiter à l’existence d’un cas de
force majeure ou au comportement blâmable du cocontractant. Lorsqu’en revanche la liberté
de choix n’est que partiellement restreinte, les motifs légitimes pourraient être compris plus
largement. Ils devraient englober des motifs d’ordre personnel. C’est ainsi que l’avocat ou le
médecin peuvent refuser une mission ou une intervention contraires à leur conscience1388.
Il nous reste à appliquer ces solutions à la situation du banquier.
B – LA SITUATION DU BANQUIER
1388 Pour les avocats, cf. art. 14-4 du Règlement intérieur national. Pour les médecins, cf. art. 47 du Code de
déontologie médicale (art. R. 4127-47 du code de la santé publique) : « Hors le cas d'urgence et celui où il
manquerait à ses devoirs d'humanité, un médecin a le droit de refuser ses soins pour des raisons professionnelles
ou personnelles ».
1389 Auparavant, l’article L. 511-5 du CMF disposait : « Il est interdit à toute personne autre qu'un
établissement de crédit d'effectuer des opérations de banque à titre habituel. Il est, en outre, interdit à toute
entreprise autre qu'un établissement de crédit de recevoir du public des fonds à vue ou à moins de deux ans de
terme ». Dans sa rédaction nouvelle, l’article L. 511-5 a donc remplacé l’expression « opérations de banque »
par celle d’ « opérations de crédit ». Il a en outre étendu aux personnes physiques l’interdiction qu’il formule.
Enfin, les opérations visées englobent désormais la réception de fonds remboursables du public (sans limitation
de durée) et la fourniture de services bancaires de paiement.
1390 Civ. 1ère, 24 fév. 1993, n° 90-19655 (inédit) ; Revue droit bancaire et bourse n° 37, mai-juin 1993, 126,
356
nullité des conventions de crédit-bail conclues en infraction au monopole bancaire1391 .
L’Assemblée Plénière de la Cour de cassation a mis un terme à cette divergence dans un arrêt
du 4 mars 2005. Elle y a énoncé « que la seule méconnaissance par un établissement de crédit
de l’exigence d’agrément (…) n’est pas de nature à entraîner la nullité des contrats qu’il a
conclus »1392 . Certes, dans cet arrêt, la Cour de cassation s’est prononcée à la lumière des
textes relatifs à l’agrément bancaire1393. Il n’en reste pas moins que leur violation entraîne
inévitablement celle des textes relatifs au monopole. « Aussi, très logiquement, le refus de
sanctionner civilement le défaut d’agrément emporte-t-il le refus de sanctionner civilement la
violation du monopole bancaire »1394.
Quoi qu’il en soit, le monopole bancaire est justifié par la protection de l’intérêt général
et, plus précisément, par « la nécessaire protection des déposants quant à la liquidité de leurs
dépôts ainsi que [par] le contrôle du crédit qui n’est efficace que si la collecte des capitaux
disponibles est réservée aux établissements de crédit. En effet, ces derniers étant dotés d’un
statut réglementé, l’autorité publique peut leur imposer le respect de certaines prescriptions,
notamment en matière de crédit »1395 .
Il importe de noter que l’existence du monopole bancaire ne saurait être remise en cause
par une décision du Conseil constitutionnel en date du 13 juin 20131396 . Dans cette décision,
le Conseil a statué sur une loi qui avait pour objectif d’organiser la mutualisation des risques
au moyen d’une clause de désignation. En l’espèce, les partenaires sociaux étaient habilités à
obliger toutes les entreprises d’une branche à confier à un organisme d’assurance la gestion
des garanties de prévoyance issues d’un accord collectif. Dans cette mesure, le législateur
créait indirectement un monopole en faveur de l’assureur désigné. Or le Conseil a jugé que
s’il « est loisible au législateur d'apporter à la liberté d'entreprendre et à la liberté contractuelle
1391 Com., 19 nov. 1991, Bull. civ. IV, n° 356, RJDA 12/91 n° 1053, p. 885 ; Banque n° 526, avr. 1992, 426,
obs. J. RIVES-LANGE ; JCP E 1992. I. 154, n° 5, p. 276, obs. J. GAVALDA et J. STOUFFLET, RTD com.
1992. 426, obs. M. CABRILLAC et B. TEYSSIÉ, D. 1993, somm. comm. 53, obs. M. VASSEUR ; Revue droit
bancaire et bourse mai-juin 1992, 111, obs. J. CREDOT et Y. GERARD ; RTD civ. 1992. 381, obs. J.
MESTRE ; Com. 27 fév. 2001, Bull. civ. IV, n° 46 ; D. 2001. 1097, obs. A. LIENHARD, D. 2002 somm. comm.
636, obs. H. SYNVET, RJDA 6/01 n° 717, p. 631 ; Cont. Conc. Cons. juin 2001, n° 84, note L. LEVENEUR,
RDBF mars-avr. 2001. 73, obs. J. CREDOT et Y. GERARD.
1392 Ass.Plen., 4 mars 2005, Bull. Ass. Plen., 2005, n° 2 ; JCP E 2005. 690, note Th. BONNEAU ; JCP G
2005. 10062, concl. DE GOUTTE ; RDBF juill.-août 2005. 118, obs. J. CREDOT et Y. GERARD ; D. 2006,
pan. 155 et 158, obs. H. SYNVET ; J. STOUFFLET, RDBF mai-juin 2005. 48.
1393 Art. L. 511-10 du CMF.
1394 Th. BONNEAU, Droit bancaire, LGDJ, Précis Domat, 10e éd., 2013, n° 275.
1395 Th. BONNEAU, op. cit., n° 266. Dans le même sens, v. S. PIEDELIEVRE et E. PUTMAN, Droit
bancaire, Economica, 2011, n° 104 ; S. NEUVILLE, Droit de la banque et des marchés financiers, PUF, n° 174.
1396 Cons. const., 13 juin 2013, n° 2013-672 DC ; cf. H. BARBIER, « La valeur constitutionnelle des libertés
de choix du cocontractant et du contenu du contrat », RTD civ. oct.-déc. 2013, p. 832 ; C. PERES, « La liberté
contractuelle et le Conseil constitutionnel », RDC 2013-4, n° 5, p. 1292 ; J. GHESTIN, « La consécration de la
valeur constitutionnelle de la liberté contractuelle », JCP G 2013, p. 1617.
357
qui découlent de l'article 4 de la Déclaration de 1789 des limitations liées à des exigences
constitutionnelles ou justifiées par l'intérêt général », c’est « à la condition qu'il n'en résulte
pas d'atteintes disproportionnées au regard de l'objectif poursuivi »1397 . Le Conseil a
également jugé que le législateur aurait pu prévoir que soient recommandés un ou des
organismes de prévoyance, mais qu’il ne pouvait imposer aux entreprises de se lier avec un
cocontractant déjà désigné par un accord de branche pour atteindre l’objectif de mutualisation
des risques1398.
Cette décision laisse donc penser que les monopoles, et donc l’obligation qu’ils créent de
contracter avec une personne déterminée, ne sont légitimes que lorsqu’ils constituent l’unique
moyen d’atteindre l’objectif d’intérêt général qu’ils poursuivent.
Pour cette raison, l’existence du monopole bancaire échappe au grief
d’inconstitutionnalité. Il est en effet l’unique moyen pour l’Etat d’assurer la police du crédit.
Il reste à déterminer si ce monopole peut justifier la reconnaissance d’une obligation de
contracter à la charge du banquier.
2013. V. sur ce point, G. BOURDEAUX, « Introduction des règles prudentielles Bâle III aux établissements de
crédit en droit européen », JCP E 2013, n° 42, p. 36 ; L. IDOT, « Renforcement des règles prudentielles »,
Europe 2013, n° 8, p. 32
358
néanmoins adapté à l’effectivité du droit au crédit. En l’absence de raisons légitimes de
refuser le crédit, le banquier pourrait être contraint de le délivrer. Cependant, cette conclusion
doit être confrontée à la réalité du monopole bancaire.
1401 Cf. sur ce point Th. BONNEAU, « La réforme des établissements de crédit, commentaire de
l’ordonnance du 27 juin 2013 », JCP E 2013. 1429 ; Th. SAMIN, « La réforme du statut d'établissement de
crédit en vue de l'entrée en vigueur du règlement européen CRR I (Capital Requirements Regulation) : des
sociétés financières aux sociétés de financement », RDBF sept. 2013, dossier 44.
1402 Sur lequel v. Th. BONNEAU, Droit bancaire, op. cit., n° 271 et note 505.
359
en matière de crédit » ainsi que par « la situation de certaines personnes, en particulier les
salariés » et les « méthodes pratiquées par les entreprises »1403.
Finalement, le monopole bancaire est si entamé qu’il paraît difficile, voire impossible, de
se fonder sur lui pour en induire l’existence d’une obligation de contracter le crédit.
429. Conclusion. Au total, il nous semble que le monopole des établissements de crédit
ne saurait justifier l’existence d’une obligation de contracter à leur encontre. Cette conclusion
est dictée par plusieurs considérations. D’une part, le monopole n’est pas octroyé aux
établissements de crédit dans leur intérêt propre mais dans l’intérêt de la clientèle et plus
largement de l’intérêt général1404. D’autre part, la multiplication des exceptions qui lui sont
apportées en affaiblissent considérablement l’effectivité. Enfin, la forte compétition entre les
établissements de crédit caractérise au mieux une situation de concurrence monopolistique.
430. Notion d’offre permanente. Si l’on évince l’existence d’un monopole comme
fondement d’une obligation de contracter à la charge du banquier, peut-on se reporter sur la
notion d’offre permanente ? En effet, pour une partie de la doctrine, l’obligation de contracter
du titulaire d’un monopole ne serait pas justifiée par ce dernier. Elle le serait par son état
d’offre permanente1405 . L’offre permanente désigne la situation d’une « personne qui, une
fois pour toutes, a offert de passer certains contrats, en général d’un genre déterminé, le plus
souvent au public, mais aussi parfois, à une personne déterminée »1406.
431. Obligation de maintien. Comme toute offre, l’offre permanente est une offre ferme
et précise de contracter. Son acceptation, dans le délai fixé par l’offrant ou, en l’absence d’un
tel délai, dans un délai raisonnable, suffit à former le contrat.
J.-L. AUBERT, Notions et rôles de l’offre et de l’acceptation dans la formation du contrat, thèse, préf. J.
FLOUR, LGDJ, 1970, n° 13 ; F. TERRÉ, Ph. SIMLER et Y. LEQUETTE, Les obligations, op. cit., n° 125.
1406 J.-L. AUBERT, thèse préc., n° 13.
360
Une fois émise, l’offre fait naître à la charge du pollicitant une obligation de la maintenir.
Il convient sur ce point de distinguer le cas de l’offre assortie d’un délai précis de celui de
l’offre qui ne comporte pas de délai.
Dans le premier cas, la Cour de cassation estime que l’offrant est obligé de maintenir son
offre jusqu’à l’expiration du délai1407. Partant, la rétractation antérieure à cette expiration est
inefficace. Cette solution classique a été rappelée dans un arrêt de la troisième Chambre civile
de la Cour de cassation en date du 7 mai 2008 rendu au visa de l’article 1134 du Code
civil1408. Il est vrai que dans cet arrêt, la Cour de cassation s’est contentée d’affirmer que « si
une offre d'achat ou de vente peut en principe être rétractée tant qu'elle n'a pas été acceptée, il
en est autrement au cas où celui de qui elle émane s'est engagé à ne pas la retirer avant une
certaine époque ». Elle ne s’est pas prononcée sur la sanction applicable en cas de rétractation
antérieure à l’acceptation. Il semblerait, au regard d’une jurisprudence plus ancienne1409 et du
visa choisi par la troisième Chambre civile, que le contrat soit réputé formé1410.
Dans le second cas, la jurisprudence considère que l’offre est nécessairement assortie
d’un délai raisonnable d’acceptation, dont la durée s’apprécie au regard des circonstances
entourant son émission1411 . En conséquence, l’offrant est obligé de la maintenir pendant ce
délai.
L’obligation de maintenir l’offre peut être analysée comme une obligation de contracter
en cas d’acceptation pendant le délai (fixé ou raisonnable). Elle diffère profondément de
l’obligation de contracter fondée sur une situation de monopole. En effet, elle n’est pas
imposée au pollicitant par une source extérieure à sa volonté mais naît, à l’inverse, de sa
volonté même. En d’autres termes, elle est une conséquence de la liberté contractuelle, et plus
précisément, du choix de contracter formulé par le pollicitant.
1407 Civ. 1ère, 17 déc. 1958, D. 1959, 33 ; Civ. 3e, 10 déc. 1997, Bull. civ. III, n° 223 (solution implicite),
Défrénois 1998, art. 36753, n° 20, obs. D. MAZEAUD ; Civ. 3e, 10 mai 1968 (2 arrêts), Bull. civ. III, n° 209.
1408 Civ. 3e, 7 mai 2008, Bull. civ. III, n° 79, D. 2008. 2969, obs. S. AMRANI-MEKKI ; RTD civ. 2008. 474,
obs. B. FAGES ; RDC 2008. 1109, obs. Th. GENICON et 1239, obs. F. COLLART-DUTILLEUL ; Dr. et patr.
2009, n° 178, obs. Ph. STOFFEL-MUNCK, JCP G 2008. I. 119, n° 1, obs. Y. SERINET, M.-L. IZORCHE,
« L’irrévocabilité de l’offre de contrat (réflexions à propos de l’arrêt de la troisième chambre civile du 7 mai
2008) », D. 2009, chron. 440.
1409 Civ. 1ère, 17 déc. 1958, D. 1959, 33. Comme le remarque la doctrine, la radicalité de cette solution peut
surprendre alors même qu’en cas de rétractation d’une promesse unilatérale de vente, qui est un contrat
contrairement à l’offre, la jurisprudence refuse de considérer que le contrat définitif est formé. Notons toutefois
que la solution retenue en matière d’offre est davantage conforme au principe de la force obligatoire des contrats.
1410 Dans le même sens, J. FLOUR, J.-L. AUBERT et E. SAVAUX, Les obligations. t. 1. L’acte juridique,
Y.-M. LAITHIER.
361
432. Application à la situation du banquier. Peut-on considérer que la situation de
monopole du banquier soit révélatrice d’un état d’offre permanente ?
Si la définition proposée de l’offre permanente est relativement claire, son identification
peut en pratique s’avérer délicate. Dans sa thèse, AUBERT évoque le cas de la proposition de
contracter de la SNCF. Il relève qu’il s’agit d’une « offre de transport, sans plus de précision
extérieure. La précision des éléments du contrat à intervenir se fera lors de la passation du
contrat : l’objet sera précisé par la personne qui s’adressera à la SNCF et celle-ci déterminera
le prix grâce à ses tarifs appliqués à l’objet tel qu’il aura été précisé »1412 . Cependant, en dépit
de son manque de précision, la proposition de la SNCF est bien une offre permanente car « les
conditions du contrat (…) sont strictement déterminables sans que celui qui se saisit de l’offre
puisse y changer quelque chose »1413 . En d’autres termes, « l’offre permanente ne laisse
pratiquement pas de place à la discussion »1414 .
Ce raisonnement est transposable aux différentes propositions de crédit que formulent les
établissements de crédit. Ces dernières contiennent des informations relatives à la nature, aux
bénéficiaires, au montant, à la durée du remboursement, au taux ainsi qu’aux garanties. Les
conditions du contrat de crédit sont donc déterminables. En outre, comme l’offre de transport,
la proposition de l’établissement de crédit est faite à personne indéterminée. Pour autant,
l’établissement de crédit est-il, comme le transporteur ferroviaire, en situation d’offre
permanente ?
Pour le déterminer, il convient de se référer non seulement à la précision de l’offre mais
aussi à sa fermeté. Si celle de l’offre de transport de la SNCF est matérialisée par
l’impossibilité pour le passager de discuter les termes du contrat, il n’en va pas de même de la
proposition formulée par le banquier. Cette dernière est accompagnée d’une réserve fondée
sur l’intuitus personae. Or « la proposition d’un contrat conclu intuitu personae n’est jamais
une offre lorsqu’elle est faite à personne indéterminée »1415 . Les établissements de crédit ne
sont donc pas en état d’offre permanente. Leur proposition de contracter est une simple
invitation à entrer en pourparlers.
362
dans le cas de force majeure ou le comportement blâmable du cocontractant. Lorsqu’en
revanche le monopole de droit ne se prolonge pas par un monopole économique, le motif de
refus est entendu plus souplement. Il peut notamment s’agir de motifs d’ordre personnels.
Dans ces conditions, les établissements de crédit pourraient a priori être débiteurs d’une
obligation de contracter. La loi les investit d’un monopole. Cependant, ce monopole de droit
n’est pas accordé dans l’intérêt de ses détenteurs. En outre, comme il caractérise simplement
une situation de concurrence monopolistique, l’obligation de contracter disparaîtrait en
présence d’un motif d’ordre personnel. Notamment, les établissements de crédit pourraient
s’exonérer en invoquant le manque de confiance. De toute façon, en raison de son
morcellement croissant, le monopole bancaire n’a plus qu’une lointaine parenté avec la notion
originelle de monopole de droit.
Il ne saurait dans ces conditions fonder une obligation de contracter à la charge du
banquier.
Celle-ci ne peut pas davantage être découverte dans sa situation d’offre permanente. Les
propositions de crédit que le banquier formule publiquement sont certes souvent précises,
mais elles ne sont pas fermes car elles contiennent une réserve fondée sur l’intuitus personae.
Le banquier n’est donc pas en situation d’offre permanente mais d’invitation à entrer en
pourparlers.
Il nous reste à déterminer s’il peut être obligé de contracter sur un autre fondement.
434. Identification. Parmi les obligations de contracter, certaines peuvent être justifiées
par « des considérations sociales et politiques »1416 . Elles sont, en d’autres termes, fondées sur
la poursuite d’un intérêt socialement supérieur à la préservation de la liberté contractuelle.
On pense en particulier :
- à la cession de bail entre époux divorcés1417, qui vise à protéger l’intérêt de la famille ;
- au renouvellement du bail d’habitation1418, au droit de préemption du locataire en vertu
de ce bail1419 et à la réquisition de logement1420, qui ont pour objet la garantie du droit au
logement ;
1416 F. TERRÉ, Ph. SIMLER ET Y. LEQUETTE, Les obligations, op. cit., n° 125.
1417 Art. 285-1 du C. civ.
363
- aux assurances obligatoires1421 , qui confortent le droit des victimes à être indemnisées ;
- au renouvellement du bail rural1422, au droit de préemption à l’occasion de ce bail1423
ou encore à l’obligation pour l’entreprise en situation de position dominante sur un marché
amont de délivrer aux entreprises d’un marché aval les produits nécessaires à la poursuite de
leur activité1424 , ces mesures étant justifiées par la nécessité d’assurer la stabilité de
l’exploitation agricole ou par la préservation de la liberté du commerce et de l’industrie ;
- à l’obligation pour l’établissement de crédit désigné par la Banque de France d’ouvrir
un compte1425, qui relève de la lutte contre les exclusions.
435. Plan. Parmi toutes ces obligations, seule celle que crée la réquisition du logement
prévue par les articles L. 641-1 et s. et L. 642-1 et s. du CCH nous retiendra ici. En effet, elle
met en œuvre un droit fondamental par la mise d’une chose à la disposition temporaire
d’autrui, c’est-à-dire à charge de restitution, et moyennant une contrepartie. En outre, elle ne
suppose pas l’existence d’une relation antérieure entre le propriétaire requis et le bénéficiaire
de la réquisition. Or l’obligation de contracter du banquier, si on la retient, présenterait
justement ces traits caractéristiques. Elle serait d’abord au service du droit au crédit entendu
comme un droit fondamental ; ensuite, elle se traduirait par un crédit, c’est-à-dire une mise de
fonds à disposition d’autrui (cf. art. L. 313-1 du CMF), à charge pour ce dernier de les
restituer et de verser des intérêts. Enfin, et notamment dans le cas d’un crédit de démarage,
elle ne supposerait pas l’existence d’une relation antérieure entre le banquier et l’emprunteur.
Dans ces conditions, l’analogie s’impose d’elle même. Nous étudierons donc la réquisition du
logement (§ I) avant d’en tirer les conséquences sur la situation du banquier : les fonds
nécessaires au crédit peuvent-ils être « réquisitionnés » ? (§ II).
SAFER locataire d’un fonds agricole (art. L. 143-1 et s. du C. rural et pêche maritime).
1424 CJCE, 6 mars 1974, « ICIc/ Commercial Solvents, Aff. jtes 6 et 7-73 ; Commission, 21 déc. 1993, « Sea
containers c/ Stena Sealink », Aff. IV/34.689 ; CJCE, 6 avr. 1995, « Radio Telefis Eireann (RTE) », Aff. jtes C-
241/91 et C. 241/91 P. Sur l’ensemble de ces affaires, v. P. DIDIER et Ph. DIDIER, Droit commercial, t. 1,
Economica, 2005, n° 671 à 675.
1425 V. supra n° 324 et 339.
364
§ - I. LA RÉQUISITION DU LOGEMENT
A – LE MÉCANISME DE LA RÉQUISITION
437. Présentation. Conçue comme une mesure exceptionnelle pour remédier aux
problèmes de logement à la suite de la Seconde guerre mondiale, la réquisition est, depuis la
loi du 29 juillet 1998, un outil permanent de lutte contre l’exclusion et le mal-logement. Plus
précisément, elle est envisagée par le Titre IV du Livre VI du Code de la construction et de
l’habitation au titre des modalités de mise en œuvre du droit au logement.
L’article L. 641-1 dispose que, « sur proposition du service municipal du logement et
après avis du maire, le représentant de l'Etat dans le département peut procéder, par voie de
réquisition, pour une durée maximum d'un an renouvelable, à la prise de possession partielle
ou totale des locaux à usage d'habitation vacants, inoccupés ou insuffisamment occupés ».
L’article L. 641-2 prévoit pour sa part que « les personnes dépourvues de logement ou
logées dans des conditions manifestement insuffisantes » ainsi que celles « à l'encontre
desquelles une décision judiciaire définitive ordonnant leur expulsion est intervenue » sont
susceptibles de bénéficier du logement requis.
L’article L. 641-7 réglemente la fixation de l’indemnité d’occupation que percevra le
propriétaire requis.
Les articles L. 642-1 et s. prévoient également une procédure de réquisition avec
attributaire. Dans ce cas, le logement est attribué à une personne publique ou à un organisme
spécialisé, à charge pour ces derniers de le donner à bail au bénéficiaire.
Au total, la réquisition de logement est une mesure originale. Elle permet en effet à l’Etat,
débiteur du droit au logement, de solliciter des personnes privées pour exécuter son
obligation. La réquisition est donc « une prestation de l’Etat, indirecte, qui passe par
l’intermédiaire d’une contrainte imposée aux titulaires d’un droit d’usage sur un bien
immobilier »1426 .
365
entorse à la liberté contractuelle. Mais qu’en est-il du droit de propriété ? En vertu de l’article
544 du Code civil, on considère classiquement que le propriétaire a trois prérogatives: l’usus
(droit d’user de la chose), le fructus (droit de jouissance) et l’abusus (droit de disposer de la
chose).
La réquisition porte atteinte à l’usus puisque le propriétaire est privé de la possibilité
d’user de sa chose comme il l’entend. Si l’on admet que la liberté de percevoir ou non des
fruits fait partie du fructus, cette prérogative est aussi entamée. Cependant, ce constat
s’atténue si l’on considère que la perception par le propriétaire d’une indemnité d’occupation
équivaut à un véritable loyer. S’agissant enfin de l’abusus, il est permis de penser qu’aucune
atteinte n’est caractérisée dès lors que le propriétaire conserve la faculté d’aliéner son
bien1427 .
Si l’on définit la propriété par son contenu, on voit donc que celle-ci est malmenée par la
réquisition. Cette mesure est en revanche compatible avec la propriété si l’on ne la définit pas
par la réunion effective de tous les pouvoirs décrits par l’article 544, mais seulement par « le
principe même de ces pouvoirs »1428. En d’autres termes, selon cette conception plus moderne
de la propriété, « le propriétaire n'est pas celui qui dispose actuellement de toutes les utilités
de la chose – car il faut bien accepter que l'on en concède certaines, pour tirer une satisfaction
maximale de la chose –, mais celui à qui elles reviennent par principe, à terme, sitôt que les
utilisateurs ont épuisé leurs droits »1429.
Au-delà de ce débat théorique sur la définition de la propriété, il nous semble qu’il faille
prendre en considération l’utilité de la chose appropriée. S’il s’agit d’un logement, cette utilité
réside dans l’habitation. En temps normal, le propriétaire est libre d’exploiter ou non l’utilité
de son bien. Mais il ne saurait en aller de même en période de pénurie. Dans une telle
situation, il serait asocial que le propriétaire laisse son bien inutilisé1430. En ce sens, la
1427 V. sur ce point, S. THERON, art. préc., p. 247 et s. L’auteur renvoie à CE, ord. réf. 12 nov. 2001,
Commune de Montreuil-Bellay, dans laquelle le juge administratif a considéré que « le droit de préemption ne
met pas en cause [le droit de propriété] car le propriétaire d’un bien soumis à ce droit ne perd pas sa liberté de le
céder » (Lebon, p. 551). En pratique, cependant, l’atteinte est constituée dès lors que le propriétaire, désireux de
vendre son bien, aura des difficultés à trouver un acquéreur intéressé par un logement réquisitionné.
1428 R. LIBCHABER, « La propriété », Libertés et droits fondamentaux, dir. R. CABRILLAC, M.-A.
FRISON-ROCHE et Th. REVET, Dalloz, 18e éd., n° 938. Dans le même sens, S. THERON, art. préc., p. 247.
1429 Cf. R. LIBCHABER, obs. sous Civ. 3e, 31 oct. 2012, RDC 2013/2, p. 584.
1430 En ce sens, v. not. H. PAULIAT, « L’objectif constitutionnel de droit à un logement décent : vers le
constat de décès du droit de propriété », D. 1995, p. 283 : « Le droit à un logement décent vient consacrer de
manière définitive la fonction sociale du droit de propriété. Si celui-ci existe encore de manière théorique, c'est à
la condition qu'il remplisse une utilité sociale reconnue, évidente. La propriété devient inutile, voire nuisible, les
prérogatives du propriétaire sans objet et presque scandaleuses si le bien et le droit ne servent pas à l'intérêt de la
société ». V. égal. H. MOUTOUH, « Le propriétaire et son double – Variations sur les articles 51 à 52 de la loi
du 29 juillet 1998, JCP 1999, I, 146, p. 1176, spéc. n° 27 à 32.
366
réquisition est donc un moyen de lutter contre l’exercice asocial du droit de propriété1431 . En
somme, elle traduit l’idée que « la propriété n’est une prérogative solitaire que dans la mesure
où l’intérêt général [n’est] pas concerné, ce qui restreint la perspective individualiste sinon la
supprime »1432 .
439. Plan. La réquisition de logement suppose que deux conditions soient réunies. La
première concerne toutes les obligations de contracter fondées sur la préservation d’un intérêt
supérieur à la liberté contractuelle et peut être déduite de la jurisprudence du Conseil
constitutionnel (1). La seconde est propre au mécanisme de la réquisition et elle est prévue par
la loi (2).
1) La condition générale
1431 C’est également l’exercice asocial du droit de propriété qui a été sanctionné par la troisième Chambre
civile de la Cour de cassation dans un arrêt du 15 février 2012 (Bull. civ. III n° 32, RDI 2012. 272, note J.-L.
BERGEL ; D. 2012. 1308, note N. THOMASSIN et 2128, obs. B. MALLET-BRICOUT ; JCP G 2012. 465,
note H. PERINET-MARQUET). En l’espèce, un propriétaire refusait qu’un échafaudage soit installé sur sa
propriété afin de permettre la réfection de la toiture de ses voisins. Or la Haute juridiction a approuvé les juges
du fond d’avoir retenu l’existence d’un abus du droit de propriété. Ce dernier était caractérisé non par l’intention
de nuire du propriétaire mais pas le caractère disproportionné de son refus au regard de la nécessité que
représentaient les travaux pour les voisins.
1432 R. LIBCHABER, « La propriété », art. préc., n° 945. Nous ne sommes pas très loin du raisonnement
développé il y a un siècle par HAURIOU : « Tout a été fort habilement calculé pour que la fonction économique
de la propriété fut assurée par le seul jeu de la liberté. Mais si un jour ou l'autre on s'apercevait que la culture
n'est plus assurée d'une façon suffisante, sans aucun doute l'obligation juridique d'accomplir la fonction
apparaîtrait sous peine d'expropriation » (HAURIOU, Principes de droit public, 1910, Paris, Larose, p. 38).
1433 Cons. const. 19 déc. 2000, n° 2000-447 DC. En l’espèce, il ne s’agissait pas d’une obligation de
contracter mais d’une simple incitation à contacter (cf. consid. 37 : « s'il est vrai que le dispositif institué par le
législateur a notamment pour finalité d'inciter les entreprises pharmaceutiques à conclure avec le comité
économique des produits de santé, en application de l'article L. 162-17-4 du code de la sécurité sociale, des
conventions relatives à un ou plusieurs médicaments, visant à la modération de l'évolution du prix de ces
médicaments et à la maîtrise du coût de leur promotion, une telle incitation, inspirée par des motifs d'intérêt
367
est enfin confirmée par une récente décision du 13 juin 20131435. Il importe donc de
s’interroger sur les conditions de la reconnaissance d’un intérêt supérieur à la liberté
contractuelle et sur l’exigence de proportionnalité.
général, n'apporte pas à la liberté contractuelle qui découle de l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme
et du citoyen une atteinte contraire à la Constitution »).
1434 Cons. const., 14 mai 2012, n° 2012-242 QPC. Dans cette décision, il s’agissait de déterminer si la
protection contre les mesures visant à protéger un salarié membre ou administrateur d’une caisse de sécurité
sociale contre licenciement étaient contraires à la liberté contractuelle ou d’entreprendre. Dans ses considérants 6
et 7, le Conseil a jugé que ces libertés pouvaient être limitées en présence d’un motif d’intérêt général le
justifiant et sous réserve que la limitation ne leur porte pas une atteinte disproportionnée.
1435 Cons. const., 13 juin 2013, n° 2013-672, préc.
1436 Sur cette notion, v. not. M. OUDIN, « Les conflits de droits subjectifs », RRJ –Droit prospectif, 2007-1,
p. 67-81 ; J. RAVANAS, « Liberté d’expression et protection des droits de la personnalité », D. 2000, p. 459 et
s. ; J.-M. DENQUIN, « Les conflits de liberté », Mélanges offert au Professeur R.-E. Charlier, éd. de
l’Université et de l’Enseignement moderne, 1981, p. 545 et s. ; Ph. GERARD, L’esprit des droits, philosophie
des droits de l’homme, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 2007, spéc. p. 203-208 ; M.
LEVINET, Théorie générale des droits et libertés, op. cit., spéc. p. 174-178.
1437 Sur le caractère circonstancié de l’appréciation de l’intérêt devant prévaloir, v. D. ROUSSEAU, Droit du
contentieux constitutionnel, 9e éd., 2010, p. 125 ; v. également M.-C. PONTHOREAU, « La protection des droits
fondamentaux par le Conseil constitutionnel », Administration 1997, n° 177, p. 37 : « Aucun droit ne bénéficie
d’une protection absolue ou prédominante dans la mesure où il est dépendant dans son exercice des autres
droits : dans le cadre d’une conciliation, un droit peut prendre le pas sur l’autre, mais dans un contexte concret
différent, ce même droit est susceptible de se voir imposer des sacrifices au profit de l’autre ».
1438 Ph. GERARD, L’esprit des droits, philosophie des droits de l’homme, Publications des Facultés
universitaires Saint-Louis, 2007, p. 205. V. les nombreuses références jurisprudentielles, notes 397 à 399.
1439 Ph. GERARD, op. cit., p. 205.
368
La réquisition de logement est précisément le reflet d’une confrontation des intérêts en
présence. La lutte contre les exclusions, à laquelle participe le droit au logement, est un
« impératif national » depuis la loi du 29 juillet 19981440. Elle constitue donc une exigence de
la démocratie justifiant qu’il soit porté atteinte aux prérogatives du propriétaire. En d’autres
termes, à travers la loi du 29 juillet 1998, la volonté générale a considéré que l’accès à un
logement est un intérêt supérieur à la préservation de la liberté de choix du propriétaire dès
lors qu’il s’agit de lutter contre les exclusions.
2) La condition spéciale
443. La condition de pénurie. La réquisition de logement, telle qu’elle est organisée par
la loi du 29 juillet 1998, exige qu’une situation de pénurie soit caractérisée.
L’article L. 641-1 du Code de la construction et de l’habitation autorise ainsi le
Représentant de l’Etat, sur proposition du service municipal et après avis du maire, à
réquisitionner les logements vacants « dans toutes les communes où sévit une crise du
logement ».
De la même manière, l’article L. 642-1 (relatif à la réquisition avec attributaire) vise « les
communes où existent d’importants déséquilibres entre l’offre et la demande de logement au
détriment de personnes à revenus modestes et de personnes défavorisées ».
1440 Le droit au logement est en outre un objectif à valeur constitutionnelle depuis la décision du Conseil
constitutionnel en date du 19 janvier 1995 (Cons. const., déc. n° 95-359 DC, 19 janv. 1995, Rec. p. 176).
1441 Cons. const. 13 juin 2013, déc. préc., consid. n° 11.
369
Les références à l’existence d’une crise du logement ou d’un déséquilibre entre l’offre et
la demande évoquent bien une situation de pénurie. Elles limitent aussi les pouvoirs de l’Etat
en ne l’autorisant à recourir à la réquisition que lorsqu’il n’est pas en mesure d’assurer, par lui
même, l’effectivité du droit au logement.
Si la pénurie est à ce jour une condition propre à la réquisition de logement, il semble
pourtant qu’elle aurait vocation à être généralisée à toutes les circonstances dans lesquelles le
législateur obligerait une personne à mettre son bien à la disposition d’autrui. En effet, dans le
cas inverse, la mesure serait inutile et, partant, contraire à l’exigence de proportionnalité.
Il reste à déterminer si l’on peut songer à transposer le mécanisme de la réquisition à la
distribution du crédit.
370
du droit au crédit1443. A l’image de la réquisition de logement, cette contribution pourrait
prendre deux formes. La première serait la conclusion d’un contrat de crédit entre
l’établissement de crédit et le bénéficiaire du droit au crédit (équivalent de la réquisition de
logement sans attributaire : art. L. 641-1 et s. du CCH). La seconde consisterait en une
réquisition de l’argent par l’Etat et son attribution à l’institution publique chargée de mettre en
œuvre le droit au crédit (équivalent de la réquisition de logement avec attributaire : art. L.
642-1 et s. du CCH).
446. Conclusion du Chapitre II. Il est classique de présenter les personnes en situation
de monopole de droit comme débitrices d’une obligation de contracter. En réalité, cette
obligation n’est jamais absolue puisqu’elle peut être suspendue en présence d’un motif
légitime. Si le monopole de droit se double d’un monopole économique, seuls la force
majeure ou le comportement blâmable du candidat au contrat sont susceptibles d’être
invoqués. Lorsque, en revanche, le monopole de droit se traduit par une simple situation de
concurrence monopolistique, les motifs légitimes de refus de contracter doivent être plus
largement entendus pour s’étendre à des raisons d’ordre personnel. Doit-on en conclure que le
banquier pourrait être contraint de conclure le contrat en l’absence de motif légitime ?
1443 La réquisition de crédit permettrait d’éviter que les ressources disponibles soient laissées sans affectation
alors qu’elles ont pour utilité d’être mises au service du crédit. Pour un raisonnement analogue en ce qui
concerne la réquisition de logement, v. supra, n° 438.
371
Il est permis d’en douter. Le morcellement du monopole bancaire est tel qu’il est difficile
de penser qu’il suffise à justifier une obligation de contracter.
Les établissements de crédit ne pourraient être davantage contraints de contracter sur le
fondement de l’état d’offre permanente dans lequel se trouvent la plupart des personnes en
situation de monopole. En effet, la proposition de contracter un crédit contient une réserve
implicite d’intuitus personae, ce qui conduit à la qualifier de simple invitation à entrer en
pourparlers.
Le banquier pourrait-il alors être obligé de contracter en raison de l’intérêt supérieur que
représenterait la mise en œuvre du droit au crédit au regard de la liberté contractuelle ? En cas
de réponse affirmative, serait alors consacrée une « réquisition » de crédit analogue à la
réquisition de logement prévue par les articles L. 641-1 et s. et L. 642-1 et s. du Code de la
construction et l’habitation. L’examen des conditions propres à cette dernière nous conduit
effectivement à admettre la possibilité théorique d’une obligation de contracter à la charge du
banquier. Mais en pratique, ces conditions sont telles que l’obligation ainsi reconnue aurait
une portée limitée. Elle supposerait en particulier que les organismes publics chargés de la
mise en œuvre du droit au crédit soient en situation de pénurie. L’obligation de fournir le
crédit, à la charge établissements privés, ne serait ainsi appelée à s’appliquer que de manière
très subsidiaire.
372
CONCLUSION DE LA DEUXIÈME PARTIE
373
LE DROIT AU CRÉDIT
Si l’on peut finalement admettre l’existence d’un droit au crédit au profit des entreprises,
quelles en seraient alors les conditions de mise en œuvre ?
En premier lieu, peut-on concevoir l’instauration d’un service public du crédit ?
La doctrine de droit bancaire y est hostile dans son ensemble. La nature commerciale de
la distribution de crédit, ainsi que la recherche de profit qui l’anime, constitueraient des
obstacles à l’existence d’un service public. En réalité, ces obstacles ne sont qu’apparents.
D’une part, l’activité de service public peut avoir une nature commerciale. D’autre part, la
recherche du profit n’est pas incompatible avec le service public dès lors que celui-ci est
prioritairement guidé par la recherche de l’intérêt général. D’ailleurs, la distribution de crédit
par les régions et, plus récemment, par la BPIfrance, présente de fortes similitudes avec une
activité de service public.
La reconnaissance d’un service public du crédit ne serait pas sans conséquence. Elle
aurait pour effet d’investir les administrés remplissant les conditions d’accès d’un véritable
droit au fonctionnement du service, incluant celui d’obtenir la prestation.
En second lieu, le droit au crédit pourrait-il être mis en œuvre par la reconnaissance d’une
obligation de contracter à la charge du banquier ?
La doctrine considère traditionnellement que le détenteur d’un monopole de droit est
débiteur d’une obligation de contracter. Dans ces conditions, les établissements de crédit,
détenteurs d’un monopole de droit, pourraient-ils être obligés de contracter ? Il est permis
d’en douter. D’une part, les établissements de crédit étant en situation de simple concurrence
monopolistique, leur obligation pourait être suspendue en raison d’un motif d’ordre
personnel, comme le manque de confiance. D’autre part et de toute façon, le monopole
bancaire est aujourd’hui considérablement affaibli en raison des exceptions de plus en plus
nombreuses qui lui sont apportées. Dans ces conditions, il ne saurait à lui seul justifier la
reconnaissance d’une obligation de contracter.
Cela étant, l’existence d’un intérêt supérieur à la préservation de la liberté contractuelle
peut aussi justifier qu’une partie soit obligée de contracter. Si l’on considère le droit au crédit
comme un intérêt supérieur, le banquier pourrait être ainsi tenu de contracter. Son obligation
donnerait alors lieu à une réquisition de crédit semblable à celle du logement prévue aux
articles L. 641 et s. et L. 642 et s. du CCH. Elle serait néanmoins soumise au respect de
plusieurs conditions. Outre la caractérisation nécessaire du droit au crédit comme un intérêt
supérieur, l’atteinte portée à la liberté contractuelle du banquier devrait être proportionnée à
l’objectif poursuivi. Pour qu’il en aille ainsi, une situation de pénurie dans la distribution
publique du crédit devrait être caractérisée.
374
CONCLUSION GÉNÉRALE
448. Juridiquement, l’inexistence actuelle du droit au crédit repose sur une affirmation :
la décision du banquier d’octroyer ou non un crédit est l’expression de sa liberté
discrétionnaire de contracter ou ne pas contracter. Cette discrétionnarité s’explique aussi par
la spécificité du contrat de crédit qui est conclu intuitu personae et repose sur la confiance.
Cependant, ces obstacles à la reconnaissance d’un droit au crédit ne sont qu’apparents.
Tout d’abord, la doctrine ne reconnaît pas unanimement l’existence de la catégorie des
droits discrétionnaires. On ne saurait s’en étonner, dans la mesure où la conception privatiste
de la discrétionnarité s’écarte notablement de la conception publiciste. En droit public, le
pouvoir discrétionnaire de l’administration est soumis à une contrainte de but et il n’a donc
rien d’arbitraire. Au contraire, en droit privé, le droit discrétionnaire est incontrôlable et non
susceptible d’abus. Sa reconnaissance tolère donc les comportements amoraux, voire
préjudicables pour autrui, ce qui sucite pour le moins des réticences.
Ensuite, la jurisprudence est confuse. Certes, le terme discrétionnaire sert parfois à
qualifier un droit insusceptible d’abus, mais il est aussi et à l’inverse utilisé pour dénoncer le
caractère illégitime d’un comportement ou pour désigner un droit soumis au contrôle de
l’abus. De plus, si l’on excepte l’arrêt Tapie rendu par l’Assemblée Plénière le 9 octobre
2006, la liberté de contracter n’a jamais été qualifiée de discrétionnaire.
En réalité, il apparaît que les cas dans lesquels un droit peut être discrétionnaire devraient
être résiduels. La discrétionnarité ne nous semble légitime que lorsque l’exercice de la
prérogative n’a aucune incidence sur la situation d’autrui, lorsqu’il ne relève pas de la sphère
juridique ou obéit à un intérêt supérieur. Or la décision du banquier ne relève d’aucune de ces
hypothèses.
Qu’en est-il alors de la considération de la personne et la confiance qui président à la
conclusion du contrat de crédit ? Selon la doctrine de droit bancaire, la discrétionnarité de la
décision du banquier pourrait être fondée sur cette dimension éminemment subjective du
contrat de crédit. Cependant, cette proposition s’est révélée critiquable. Non seulement la
considération de la personne et la confiance reposent sur des éléments objectifs et donc
facilement contrôlables, mais encore, lorsqu’elles sont invoquées au stade de la rupture du
contrat, elles sont impuissantes à conférer un caractère discrétionnaire à la décision de le
rompre. Aussi, l’intuitus personae et la confiance sont inaptes à fonder la discrétionnarité de
la décision de contracter ou non du banquier.
449. D’ailleurs, la décision du banquier est si peu discrétionnaire qu’elle est précisément
contrôlée par la loi et par le juge.
A ce titre, la décision d’octroyer un crédit est parfois interdite. Il en va ainsi lorsque le
crédit projeté est ruineux, a pour effet de soutenir artificiellement une entreprise dont la
situation est irrémédiablement compromise, ou encore lorsqu’il est octroyé à un particulier en
l’absence de chance sérieuse de remboursement. Lorsqu’elle n’est pas interdite, la décision
d’octroyer le crédit est encore subordonnée à l’accomplissement d’obligations telles que la
mise en garde de l’emprunteur non averti ou la vérification de la solvabilité du particulier.
Cette dernière obligation, confortée par la récente création d’un fichier positif recensant
l’ensemble des crédits à la consommation contractés par les particuliers, pourrait être le socle
d’une extension du contrôle de la décision du banquier. En pratique, celui-ci pourrait être
chargé d’un devoir de conseil impliquant de refuser des crédits excessifs.
Quant à la décision de refuser le crédit, elle est également contrôlée. Le banquier, comme
tout contractant, est tout d’abord tenu de respecter les dispositions légales relatives à
l’interdiction des discriminations. Ensuite, il peut être invité par le médiateur du crédit à
reconsidérer une demande qu’il avait initialement rejetée, et s’il entend maintenir son refus, il
doit s’en expliquer. Si l’obligation de motivation demeure à ce stade informelle et non
contraignante, de nombreux éléments plaident en faveur de sa reconnaissance effective par le
droit positif. Outre les vertus pédagogiques qu’elle représenterait pour l’entreprise candidate
au crédit, la motivation s’avèrerait particulièrement nécessaire tant au regard du pouvoir
unilatéral de décision du banquier que de la structure inégalitaire du contrat de crédit.
Encore fallait-il s’interroger sur la compatibilité d’un tel contrôle avec la notion même de
contrat. Peut-on encore parler de contrat dès lors que la décision d’octroyer ou non un crédit
est fortement encadrée et serait appelée à l’être encore davantage ? Le contrat n’est-il pas
exclusivement l’œuvre de volontés totalement libres et égales ? Une réponse positive serait
anachronique. L’existence du contrat comme la détermination de son contenu ne sont plus
seulement ni même nécessairement l’œuvre de telles volontés. La pratique contractuelle s’est
standardisée et massifiée. Ce phénomène justifie précisément l’objectivation du contrat, c’est-
à-dire la création d’obligations par le législateur et le juge. Celle-ci a en effet pour objectif de
garantir, et parfois de restaurer, l’égalité entre les parties ainsi que leur liberté contractuelle.
En outre, l’objectivation du contrat de crédit est intimement liée à sa dimension relationnelle.
376
Le devoir de mise en garde et l’obligation du banquier de se justifier auprès du médiateur du
crédit traduisent l’émergence d’un devoir de collaboration au stade de la formation du contrat.
Le contrat de crédit est ainsi placé au service d’un intérêt social, à savoir la promotion de
l’accès au crédit et la responsabilisation de ses acteurs.
En définitive, l’octroi du crédit ne peut être laissé à l’appréciation discrétionnaire du
banquier. Sa décision doit nécessairement être encadrée afin que le crédit puisse remplir son
utilité sociale. L’argument de la discrétionnarité étant ainsi écarté, il n’existe plus d’obstacle à
l’existence d’un droit au crédit. A partir de là, comment son admission pourrait-elle être
organisée ? Deux voies peuvent être envisagées.
377
Au total, le régime de la responsabilité civile du banquier n’est pas défavorable à la
reconnaissance indirecte d’un droit au crédit, du moins aux entreprises. Peut-on aller plus loin
pour en admettre directement l’existence ?
451. Dans cette optique, le droit au crédit serait celui d’obtenir de la société les moyens
de s’affirmer et d’accéder à sa propre liberté. Juridiquement, il trouverait ses racines dans le
principe de dignité de la personne humaine, le droit au développement et la liberté
d’entreprendre. Le principe de dignité humaine tout d’abord, car il suppose que l’individu
puisse évoluer dans des conditions matérielles garantissant tant son intégrité physique que son
épanouissement intellectuel et social. Le droit au développement, ensuite, car il comporte une
dimension non seulement collective mais aussi individuelle. La liberté d’entreprendre, enfin,
car, entendue de façon positive, elle implique que l’Etat prenne les mesures nécessaires afin
de permettre à tous d’accéder à une activité économique indépendante.
Le droit au crédit étant ainsi fondé, quelle pourrait en être la nature juridique ? Plusieurs
rattachements sont envisageables : droits à, droits de l’homme, droits subjectifs ou encore
droits fondamentaux. Nous avons exclu les deux premiers en raison de leur indétermination et
de leur faible justiciabilité. En revanche, le droit au crédit pourrait être rattaché à la catégorie
des droits subjectifs. Il ne serait cependant pas un simple droit subjectif mais constituerait en
outre un droit fondamental relationnel. Un droit fondamental, en ce qu’il permettrait à son
titulaire, qui pourrait être une personne physique ou morale, d’exiger de l’Etat, ou, sous
certaines conditions, de personnes privées, l’octroi d’un crédit. Un droit relationnel car ce
pouvoir d’exiger ne placerait pas son titulaire dans la position passive de simple bénéficiaire
mais ferait naître en retour à sa charge une obligation de rembourser le crédit. Dans ces
conditions, le droit au crédit aurait des retombées positives aussi bien pour son titulaire que
pour la collectivité dans son ensemble.
Cependant, s’il ne fait aucun doute que la reconnaissance d’un droit au crédit des
entreprises, c’est-à-dire un droit au crédit productif, est souhaitable, celle d’un droit au crédit
des particuliers soulève davantage de questions. D’abord, il ne serait pas opportun d’envisager
un droit au crédit au profit des particuliers pour lutter contre l’exclusion sociale et la pauvreté,
sous peine d’alimenter la spirale du surendettement. L’admission d’un droit au crédit au profit
des particuliers solvables susciterait également des réserves. Les récentes évolutions
législatives ne vont pas en ce sens. En effet, le devoir de vérifier la solvabilité du particulier
ainsi que la création d’un fichier positif traduisent le souci d’endiguer le surendettement et ne
sauraient fonder une obligation de prêter au consommateur solvable. De toute façon, il n’est
378
pas sûr qu’une politique visant à encourager l’accès au crédit des consommateurs solvables
soit souhaitable. Il est permis de douter que l’accès à la consommation et à la propriété soient
des bienfaits et des moyens d’accéder à la liberté. Si certains biens de consommation
améliorent la vie quotidienne et doivent pour cette raison être accessibles au plus grand
nombre, bien d’autres apparaissent superflus. Mais comment, sans risque d’arbitraire,
distinguer l’essentiel du superflu ? Dans le même sens, si l’accès à la propriété peut être perçu
comme un facteur d’intégration sociale, seul l’accès à un logement décent relève en réalité de
la nécessité. On peut donc douter de la pertinence d’un droit au crédit immobilier.
452. Si l’on admet l’existence d’un droit au crédit productif, quelles pourraient être alors
ses conditions de mise en œuvre ? Deux solutions peuvent être envisagées.
La première résiderait dans l’instauration d’un service public du crédit. La nature
commerciale de la distribution du crédit n’est pas un obstacle, dès lors qu’elle aurait pour
finalité première la satisfaction de l’intérêt général. Précisément, la distribution de crédit par
les régions et la Banque publique d’investissement, qui encourage l’activité économique grâce
au développement et au maintien des PME et TPE, poursuit incontestablement cet objectif.
Nous avons pour cette raison considéré qu’elles remplissent une mission de service public. Il
n’en va pas de même des établissements de crédit appartenant au secteur de l’économie
sociale et solidaire et des associations de microcrédit. En effet, l’Etat ne leur fixe aucune
obligation précise pour la distribution de crédit. Ces institutions peuvent tout au plus être
considérées comme associées au service public du crédit. Quoi qu’il en soit, la reconnaissance
effective d’un service public du crédit offrirait un avantage indéniable pour la réalisation du
droit au crédit. En effet, l’usager d’un service public qui remplit les conditions pour y accéder
est titulaire d’un droit au fonctionnement du service, qui inclut celui d’obtenir la prestation
correspondante. L’effectivité et la justiciabilité du droit au crédit seraient dans cette mesure
assurées. L’usager pourrait engager la responsabilité de la personne publique en cas de
manquement.
A côté de l’existence d’un service public du crédit, peut-on envisager qu’une obligation
de contracter soit mise à la charge du banquier ? Cette obligation pourrait être a priori fondée
sur le monopole de droit des établissements de crédit. Cependant, dans ce cas, l’obligation de
contracter n’aurait pas une portée absolue. Elle disparaîtrait en présence d’un motif légitime,
lequel serait entendu de manière extensive, car les établissements ne sont pas en situation de
monopole économique mais de simple concurrence monopolistique. Il reste que le monopole
bancaire est aujourd’hui si morcelé et souffre d’exceptions si importantes qu’il ne saurait
379
raisonnablement justifier l’existence d’une obligation de contracter. C’est donc un autre
fondement qu’il convient d’envisager. L’obligation de contracter peut être justifiée non
seulement par l’existence d’un monopole mais aussi par celle d’un intérêt supérieur à la
préservation de la liberté contractuelle. Si l’on envisage son régime, l’obligation de contracter
suppose alors qu’elle ne porte pas à la liberté contractuelle une atteinte disproportionnée au
regard de l’objectif poursuivi. En outre, lorsque l’obligation a pour objet de mettre un bien à
la disposition temporaire d’autrui, une situation de pénurie doit être caractérisée. Dans ces
conditions, si l’on admet que le droit au crédit constitue un intérêt supérieur à la préservation
de la liberté contractuelle, le banquier pourrait avoir l’obligation de contracter mais
uniquement en cas de pénurie, c’est-à-dire de carence des institutions en charge du service
public du crédit.
380
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PRINCIPALES NOTES ET OBSERVATIONS
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H. BARBIER, note sous Cons. const., 13 juin 2013, RTD civ. 2013, p. 832.
J.-L. BERGEL
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Th. BONNEAU :
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J.-S. BORGHETTI, note sous Com. 20 déc. 2009, RDC 2010, p. 610.
415
F. BOUCARD, note sous Com., 27 mars 2012, JCP G 2012. 636.
Ph. BRUN, obs. sous Ass. Plén. 8 oct. 2006, D. 2006. 2897.
D. BUREAU et N. MOLFESSIS, obs. sous Ass. Plén. 1er déc. 1995, LPA, 27 déc. 1995, p. 11.
M. CABRILLAC :
M. CABRILLAC et B. TEYSSIÉ :
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Ch. CARON, note sous Civ. 3., 20 mars 2002, D. 2002, p. 2075.
P. CHAUVEL :
- obs. sous Com. 25 avril 2001, Droit et patrimoine juill. 2001, p. 109.
F. COLLARD DUTILLEUL, obs. sous Civ. 3e, 7 mai 2008, RDC 2008. 1239.
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- obs. sous Ass. Plen., 9 octobre 2006, RDBF nov.-déc. 2006, p. 13.
N. DAMAS, obs. sous Ass. Plén. 6 oct. 2006, AJDI 2007. 295.
Ph. DELEBECQUE :
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- obs. sous Com. 12 nov. 1997, Bull. Joly 1998, § 40, p. 105.
X. DELPECH :
O. DESHAYES :
- note sous Civ. 3e, 28 juin 2006, JCP 2006. II. 10130.
- note sous Civ. 1, 18 septembre 2008, 13 novembre 2008 et 5 mars 2009, RDC 2009, p. 1032
P. DEUMIER, obs. sous Ass. Plén. 6 oct. 2006, RTD civ. 2007. 61.
L. DUMOULIN, obs. sous Com. 22 mars 2005, JCP E 2005. 1676. p. 1975.
B. FAGES :
- obs. sous Civ. 3e, 7 mai 2008, RTD civ. 2008. 474.
- obs. sous Civ. 3e, 25 mars 2009, RTD civ. 2009. 524.
A. FRANÇON, obs. sous Civ. 1ère 14 mai 1991, RTD com. 1991. 592.
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GARIAZZO, avis sur Ass. Plén. 6 oct. 2006, JCP 2006. II. 10181.
F. GAUDU, comm. sous Soc., 29 nov. 1990, Dr. soc. 1992, p. 39.
P.-Y. GAUTIER :
- note sous Civ. 3e, 30 janvier 2002, RTD civ. 2002, p. 321.
- obs. sous Ass. Plen., 9 octobre 2006, RTD civ. 2007 p. 145.
Th. GENICON, obs. sous Civ. 3e, 7 mai 2008, RDC 2008, p. 1109.
A. GOURIO :
- comm. sous Ch. Mixte, 29 juin 2007, JCP G 2007. II. 10146.
- note sous Civ. 1ère, 18 fév. 2009, JCP 2009. II. 10091.
O. GUERIN, note sous Civ. 3e, 2 fév. 2005, JCP G 2005. II. 10077.
J.-L. GUILLOT, obs. sous Civ. 1ère, 3 juin 1997, Banque sept. 1997, p. 88.
M. GRIMALDI, obs. sous Civ. 1ère, 30 nov. 2004, RTD civ. 2005, p. 444.
D. HOUTCIEFF :
- obs. sous Com. 26 janv. 2010, Gaz. Pal., 4-8 avr. 2010, p. 24.
418
Ch. JAMIN :
P. JOURDAIN :
- note sous Civ. 3e, 30 janvier 2002, RTD civ. 2002. 816.
- obs. sous Ass. Plén. 6 oct. 2006, RTD civ. 2006. 123.
- note sous Civ. 1ère, 3 juin 2010, RTD civ. 2010. 571.
Y.-M. LAITHIER, obs. sous Civ. 3e, 20 mai 2009, RDC 2009, p. 1325.
D. LEGEAIS :
- obs. sous Ass. Plen., 9 octobre 2006, RTD com. 2007. 207.
- obs. sur communiqué de presse du médiateur du crédit et la FBF du 12 novembre 2008, RTD com.
2009. 186
419
- obs. sous Com. 26 janv. 2010, RTD com 2010. 762.
L. LEVENEUR :
- comm. sous Com., 3 nov. 1992, Cont. Conc. Cons. 1993, comm. n° 45.
- comm. sous Civ. 1ère, 14 juin 2000, Cont. Conc. Cons. 2000, n° 174.
- comm. sous Com. 11 juillet 2000, Cont. Conc. Cons. 2000, n° 174.
- comm. sous Com. 27 fév. 2001, Cont. Conc. Cons. juin 2001, n° 84
R. LIBCHABER, obs. sous Civ. 3e, 28 juin 2006, Defrénois 2006, art. 38498, n° 71.
A. LIENHARD :
G. LOISEAU, obs. sous Civ. 2e, 10 mars 2004, Dr. et patrimoine juin 2004, p. 96.
F.-X. LUCAS, note sous Com. 22 mars 2005, Bull. Joly 2005, p. 1213.
Ph. MALAURIE, note sous Civ. 1ère, 11 juin 1991, D. 1991, p. 521.
M. MALAURIE-VIGNAL, obs. sous Com. 29 janvier 2002, Cont. Conc. Cons. 2002, n° 123.
P. MALINVAUD, obs. sous Ass. Plén. 6 oct. 2006, RD imm. 2006. 504.
D. R. MARTIN :
- note sous Ass. Plén. 9 oct. 2006, D. 2007, pan. droit bancaire, 753.
N. MATHEY :
- note sous Ass. Plen., 9 octobre 2006, JCP E 2007. 1679, n°19.
- note sous Com., 10 nov. 2009, Cont. Conc. Cons. 2010. 93.
B. MATHIEU et V. VERPAUX, obs. sous Cons. const., 9 nov. 1999, JCP 2000. I. 261.
J.-P. MATTOUT et A. PRÜM, obs. sous Com. 22 mars 2005, Dr. et pat. déc. 2005, p. 97.
420
D. MAZEAUD :
- note sous Civ.1re, 16 mars 2004, D. 2004. 1754 et RDC 2004. 642.
J. MESTRE :
- obs. sous Com. 7 janv. et 22 avr. 1997 RTD civ. 1997. 651.
- obs. sous Civ. 1ère, 13 oct. 1998, RTD civ. 1999. 394.
J. MESTRE et B. FAGES :
- obs. sous Cons. const., 9 nov. 1999, RTD civ. 2000. 109.
421
- obs. sous Cons. Const., 30 mars 2006, RTD civ. 2006. 314
- obs. sous Ass. Plén. 6 oct. 2006, RTD civ. 2006. 115.
C. PERES, note sous Cons. const., 13 juin 2013, RDC 2013 p. 1292.
A. PERICARD, note sous Com. 24 sept. 2003, LPA 11 mai 2004, n° 94, p. 12.
H. PERINET-MARQUET :
S. PIEDELIÈVRE :
- note sous Civ. 1ère, 3 juin 1997, Defrénois, 1998, art. 36719.
M.-C. PINIOT, note sous Com. 11 mai 1999, RJDA 6/99, p. 495.
POLLAUD-DULLIAND, obs. sous Civ. 1ère, 14 mai 1991 JCP G, 1991, II, 21760.
X. PRETOT, comm. Cons. Const., 30 mars 2006, Droit social 2006, n° 5, p. 494.
Th. REVET :
- obs. sous Cons. const., 9 nov. 1999, RTD civ. 2000. 870.
J.-L. RIVES-LANGE :
- obs. sous Civ. 1ère, 27 mai 1986, Banque, avril 1987, n° 471, p. 411.
- obs. sous Com., 19 nov. 1991, Banque, avril 1992, n° 526, p. 426.
422
R. ROUTIER, note sous Com. 22 mars 2005, Gaz. proc. coll. 2005/2, p. 33.
L. ROZES, obs. sous Ass. Plén. 6 oct. 2006, D. 2007. Pan. 1827.
Cl. SAINT-DIDIER, note sous Soc. 29 nov. 1990, RRJ 1991-3, p. 867.
E. SAVAUX, obs. sous Civ. 1ère, 20 fév. 2001, Defrénois 2001. 705.
Y. SERINET, obs. sous Civ. 3e, 7 mai 2008, JCP G 2008. I. 119, n° 1.
J.-E. SHOETTL :
- note sous Cons. const., 9 nov. 1999, LPA 1er déc. 1999, n° 239, p. 6.
P. SIRINELLI, note sous Civ. 1ère, 14 mai 1991, RIDA, janv. 1992. 272.
Ph. STOFFEL-MUNCK :
- obs. sous Civ. 3e, 7 mai 2008, Dr. et patr. 2009, n° 178.
J. STOUFFLET :
H. SYNVET
A. VIANDIER, note sous Ass. Plen., 9 octobre 2006, JCP E 2006. 2618.
G. VINEY :
- obs. sous Cons. const., 9 nov. 1999, JCP G 2000, I, 280, n°1.
423
G. VIRASSAMY :
L. VOGEL, note sous Ass. Plén. 1er déc. 1995, D. 1995, p. 162.
F. ZENATI :
- obs. sous Civ. 1ère 10 nov. 1992, RTD civ. 1993. 850.
424
INDEX
(Les numéros renvoient aux paragraphes)
- A- - Relationnel, 220
- Relativité conceptuelle, 213
Crédit abusif (entreprises), 154 et s.
Abus de droit, 27, 39 et s.
Crédit abusif (particuliers), 157
Abus et liberté, 76 et s.
Crédit à la consommation, 275, 305, 346
Besoin, 9
425
- Droit de renoncer à une succession, - critiques des droits de l’homme, 312 et
101 s.
- Droit de révoquer un testament, 97,
105
- Droit des parents de demander Droits fondamentaux
l’émancipation de leur enfant, 104 - Définition, 327
- Droit privé, 19
- Relationnel, 332
- Droit procédural, 19
- Droit public, 19
- Fondements (écartés), 33 et s. Droit opposable, 411 et s.
- Fondement (retenu), 36 et s.
- IVG, 102, 103 Droits publics subjectifs, 396
- Liberté de contracter, 59 et s.
Droits subjectifs, 319-321
- Liste retenue, 108
- Vie privée, 100
-E-
Discriminations, 7, 173 et s.
426
Perte de confiance (v. Confiance)
-R-
-M-
-P-
- S-
Pauvreté, 337 et s.
Scoring, 7, 130 et s.
Perte de chance, 248-249
427
Service public
- BPIfrance, 9, 282 et s.
- Droit au fonctionnement, 395 et s.
- Egalité d’accès, 402
- Intérêt général, 359 et s.
- Obligation de résultat, 410
- Personnes morales de droit privé, 386
et s.
- Profit, 367
- Régions, 378 et s.
-V-
428
TABLE DES MATIÈRES
Introduction.....................................................................................................................................................p. 1
PREMIÈRE PARTIE
L’ADMISSIBILITÉ DU DROIT AU CRÉDIT
TITRE I
LA NON-DISCRÉTIONNARITÉ DE
LA DÉCISION DU BANQUIER
429
C – ANALYSE DES JUSTIFICATIONS DE L’ABUS DE DROIT....................................................42
430
A – CONTESTATION D’UN RAPPORT D’EXCLUSION ENTRE ABUS ET
LIBERTÉ.....................................................................................................................................................................75
B – L’EXERCICE ABUSIF DES LIBERTÉS.............................................................................................78
1) Distinction de la liberté et des libertés juridiques ............................................................................78
a) La liberté....................................................................................................................................................78
b) Les libertés juridiques...........................................................................................................................79
2) Le contrôle des libertés juridiques.........................................................................................................81
§ - II. LA DISCRÉTIONNARITÉ DES DROITS OPTIONNELS...........................................................83
A – IDENTIFICATION DES DROITS D’OPTION ................................................................................84
1) Les droits d’option potestatifs ................................................................................................................84
2) Les droits d’option non potestatifs .......................................................................................................85
B – LE CONTRÔLE DES DROITS D’OPTION.......................................................................................85
431
A – L’ASSIMILATION DE LA CONFIANCE ET DE L’INTUITUS PERSONAE À LA
FOI................................................................................................................................................................................105
B – LE CARACTÈRE OBJECTIF DE LA CONFIANCE ET DE L’INTUITUS
PERSONAE................................................................................................................................................................108
1) Le caractère objectif de l’intuitus personae dans les contrats à titres onéreux .....................108
2) Les méthodes d’évaluation de la dignité de crédit de l’emprunteur .........................................110
a) Evaluation du « vouloir payer » de l’emprunteur.......................................................................111
b) La détermination du « pouvoir payer » de l’emprunteur .........................................................114
b-1) La méthode classique.................................................................................................................114
b-2) Le crédit-scoring..........................................................................................................................115
§ - II. LE CONTRÔLE DE LA DÉCISION PRISE DANS UN CONTEXTE DE CONFIANCE
OU D’INTUITUS PERSONAE............................................................................................................................120
A – LE REJET DE LA PERTE DE CONFIANCE EN MATIÈRE DE LICENCIEMENT
.......................................................................................................................................................................................121
1) La jurisprudence relative au licenciement.........................................................................................121
2) Fondement...................................................................................................................................................122
B – L’ADMISSION CONDITIONNÉE DE LA PERTE DE CONFIANCE AU STADE DE LA
RUPTURE DU CRÉDIT.......................................................................................................................................124
1) La rupture d’un crédit octroyé à une entreprise.............................................................................. 124
2) La rupture d’un crédit consentie à un particulier.............................................................................127
C – LA PLACE DE LA CONFIANCE AU SEIN DU CONTRAT....................................................128
TITRE II
LE CONTRÔLE DE LA DÉCISION DU BANQUIER
432
A – OBLIGATION COMMUNE AUX CRÉDITS CONSENTIS À UNE ENREPRISE ET À
UN PARTICULIER................................................................................................................................................140
1) Distinction des devoirs de mise en garde et de conseil ................................................................142
2) Portée du devoir jurisprudentiel de mise en garde.........................................................................143
a) Crédit aux entreprises.........................................................................................................................143
b) Crédit aux particuliers.........................................................................................................................144
B- OBLIGATIONS SPÉCIFIQUES AU CRÉDIT CONSENTI À UN PARTICULIER............146
1) Le devoir de vérifier la solvabilité de l’emprunteur.......................................................................147
2) Le devoir d’éclairer l’emprunteur........................................................................................................150
433
b) Les avantages de la motivation........................................................................................................178
2) La nécessité de la motivation ...............................................................................................................178
a) La restauration de la dimension procédurale du contrat...........................................................178
b) Un contrepoids au pouvoir du banquier.........................................................................................179
B – LES CONSÉQUENCES DE L’EXTENSION...................................................................................181
§ - I. LA LÉGITIMITÉ DE L’OBJECTIVATION.......................................................................................186
A – LA RELATIVITÉ CONCEPTUELLE DU CONTRAT.................................................................187
B – OBJECTIVATION ET CONSENTEMENT......................................................................................192
§ - II. L’UTILITÉ DE L’OBJECTIVATION ................................................................................................195
A – L’OBJECTIVATION AU SERVICE DE L’ÉGALITÉ CONTRACTUELLE.......................196
B – L’OBJECTIVATION AU SERVICE DE LA LIBERTÉ CONTRACTUELLE.....................198
434
DEUXIÈME PARTIE
L’ADMISSION DU DROIT AU CRÉDIT
TITRE PREMIER
LES VOIES DE L’ADMISSION
435
2) Arguments en faveur du maintien forcé du contrat en cas de rupture abusive.......................242
B – LA SANCTION DE LA RUPTURE DE CRÉDIT IRRÉGULIÈRE .........................................242
§ - II. LA SANCTION EN CAS DE MANQUEMENT À L’OBLIGATION D’EXPLIQUER LA
NOTATION DU PRÊT..........................................................................................................................................247
A- LA FAUTE DU BANQUIER...................................................................................................................247
B- LE PRÉJUDICIABLE RÉPARABLE ...................................................................................................248
1) Le préjudice réparable en cas de rupture abusive des
pourparlers..................................................................................................................................................................248
a) L’absence de réparation de l’intérêt positif..................................................................................249
b) La nécessité de réparer l’intérêt positif en présence d’un motif illégitime de non-
conclusion du contrat .............................................................................................................................................251
2) Application à l’obligation du banquier...............................................................................................251
436
A – LES DROITS À............................................................................................................................................270
1) Conformité du droit au crédit à l’esprit des droits à.......................................................................270
a) L’esprit des droits à.............................................................................................................................270
a-1) Le droit à et les éléments constitutifs de la Modernité...................................................270
a-2) Le droit à et les idéaux de la Modernité .............................................................................272
b) Application au droit au crédit...........................................................................................................273
2) Non-conformité du droit au crédit à la structure des droits à......................................................274
a) La structure des droits à.....................................................................................................................274
b) Application au droit au crédit...........................................................................................................275
B – LES DROITS DE L’HOMME................................................................................................................277
1) Définition et classification des droits de l’homme .........................................................................277
2) Critiques des droits de l’homme ..........................................................................................................279
a) Universalisme et abstraction des droits de la première génération ......................................280
b) Manque de juridicité des droits-créances .....................................................................................281
§-II. LES RATTACHEMENTS RETENUS..................................................................................................283
A – LES DROITS SUBJECTIFS...................................................................................................................284
B – LES DROITS FONDAMENTAUX......................................................................................................289
1) Confrontation du droit au crédit à la catégorie des droits fondamentaux................................290
2) Le droit au crédit comme droit fondamental « relationnel » .......................................................293
437
B – L’AMBIVALENCE DES RAPPORTS ENTRE ACCÈS AU CRÉDIT ET LIBERTÉ
INDIVIDUELLE ....................................................................................................................................................303
1) Le crédit à la consommation..................................................................................................................303
2) Le crédit immobilier.................................................................................................................................305
TITRE II
LA RÉALISATION DU DROIT AU CRÉDIT
438
b) La Banque Publique d’Investissement...........................................................................................326
2) Les institutions de droit privé................................................................................................................328
a) Les établissements de crédit appartenant au secteur de l’économie sociale et
solidaire.......................................................................................................................................................................328
b) Les associations de microcrédit, l’exemple de l’ADIE.............................................................331
439
§-I. OBLIGATION DE CONTRACTER FONDÉE SUR LA SITUATION DE MONOPOLE….352
A – POSITION CLASSIQUE.........................................................................................................................352
1) Monopole de fait........................................................................................................................................352
2) Monopole de droit ....................................................................................................................................354
B – LA SITUATION DU BANQUIER .....................................................................................................356
§-II. OBLIGATION FONDÉE SUR LA SITUATION D’OFFRE PERMANENTE DU
TITULAIRE DU MONOPOLE..........................................................................................................................360
440