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GÉNOMIQUE : à quand

XXXXXXXX : comment la médecine


sauver la pêche personnalisée
et les pêcheurs ?

JJanvier 2011 - n° 399 www.pourlascience.fr


Édition française de SScientifi
cient c American

La matière noire
Un monde caché
aussi riche que le nôtre ?

Nanocinéma
Le nanomonde filmé
en microscopie électronique
Mimiques et intonations
Un mode de communication efficace
Les tunnels de lave
Des galeries à flanc de volcan
M 02687 - 399 - F: 6,20 E

3:HIKMQI=\U[WU^:?a@d@t@t@a; France métro : 6,20 € - DOM : 7,30 € - B BEL


Italie : 7,20 € - PORT : 7,20 € AND : 6,20
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ÉDITO
de Françoise Pétry directrice de la rédaction
POUR LA

www.pourlascience.fr
8 rue Férou, 75278 PARIS CEDEX 06
Standard : Tel. 01 55 42 84 00
Groupe POUR LA SCIENCE
Directrice de la rédaction : Françoise Pétry
Pour la Science
Rédacteur en chef : Maurice Mashaal
Rédacteurs : François Savatier, Marie-Neige Cordonnier,
Philippe Ribeau-Gésippe, Bénédicte Salthun-Lassalle,
Interactions cachées
Jean-Jacques Perrier

L
Dossiers Pour la Science e langage permet la communication entre individus, la
Rédacteur en chef adjoint : Loïc Mangin transmission des informations, la description du monde
Rédacteur : Guillaume Jacquemont
Cerveau & Psycho
environnant, mais aussi l’expression de la pensée, des sen-
Rédacteur : Sébastien Bohler timents. Il ouvre à l’imaginaire. Outre ce langage des mots,
L’Essentiel Cerveau & Psycho il en existe de multiples formes. C’est le babillage du nourrisson, les cris
Rédactrice : Émilie Auvrouin
Directrice artistique : Céline Lapert
de joie ou d’horreur, le langage symbolique, l’expression artistique, ou
Secrétariat de rédaction/Maquette : Annie Tacquenet, encore la langue des signes. Mais il existe également un langage des
Sylvie Sobelman, Pauline Bilbault, Raphaël Queruel, Ingrid Leroy
signaux non verbaux: les gestes, les intonations, les mimiques accompa-
Site Internet: Philippe Ribeau-Gésippe,
assisté de Ifédayo Fadoju gnant les discours représentent un système de communication qui
Marketing: Heidi Chappes façonne les échanges entre individus. Ces signaux sociaux – une forme
Direction financière : Anne Gusdorf
Direction du personnel : Marc Laumet d’interaction cachée –, participent à la cohésion des groupes et font les
Fabrication : Jérôme Jalabert assisté de Marianne Sigogne leaders charismatiques (voir Les signaux non verbaux de la communi-
Presse et communication : Susan Mackie
Directrice de la publication et Gérante: Sylvie Marcé cation, page 44).
Conseillers scientifiques : Philippe Boulanger et Hervé This
Ont également participé à ce numéro : Eric Armengaud,
Les crocodiles utilisent aussi des interactions cachées. Quand ils
Adam Ben-Shem, Philippe Bertin, Christian Colliex, Jean Dalibard, sont encore dans l’œuf, les petits d’une même couvée émettent des cris
Bettina Debû, Muriel Fallot, Guy Germain, Évelyne Host-Platret,
Yves-Alexandre de Montjoye, Christophe Pichon, Marat Yusupov. dits de pré-éclosion qui leur permettent de synchroniser leur venue au
PUBLICITÉ France monde. Ce faisant, ils attirent leur mère qui creuse le sable où sont enfouis
Directeur de la Publicité : Jean-François Guillotin
(jf.guillotin@pourlascience.fr), assisté de Nada Mellouk-Raja les œufs ou élimine les débris qui les recouvrent (voir La communica-
Tél. : 01 55 42 84 28 ou 01 55 42 84 97 • Fax : 01 43 25 18 29 tion acoustique des crocodiles, page 28).
SERVICE ABONNEMENTS
Ginette Bouffaré. Tél. : 01 55 42 84 04
Espace abonnements :
http://tinyurl.com/abonnements-pourlascience
Les signaux non verbaux
Adresse e-mail : abonnements@pourlascience.fr sont qualifiés d’honnêtes.
Adresse postale :
Service des abonnements - 8 rue Férou - 75278 Paris cedex 06 Des interactions cachées d’un tout autre type ont été découvertes
Commande de dossiers ou de magazines : dans l’Univers. La matière noire, cette composante invisible de l’Univers,
02 37 82 06 62 (de l’étranger : 33 2 37 82 06 62)
qui se manifeste par son influence gravitationnelle, représente l’un des
DIFFUSION DE POUR LA SCIENCE
Canada : Edipresse : 945, avenue Beaumont, Montréal, principaux Graal des cosmologistes. Jusqu’à présent, ils la considéraient
Québec, H3N 1W3 Canada. comme inerte ; les galaxies étaient supposées entourées de halos de
Suisse: Servidis: Chemin des châlets, 1979 Chavannes - 2 - Bogis
Belgique: La Caravelle: 303, rue du Pré-aux-oies - 1130 Bruxelles. matière noire, subissant son influence, mais sans interagir avec elle. Or
Autres pays: Éditions Belin: 8, rue Férou - 75278 Paris Cedex 06.
de nouveaux résultats montrent que la matière noire serait constituée de
SCIENTIFIC AMERICAN Editor in chief : Mariette DiChristina. Editors: Ricky diverses particules interagissant les unes avec les autres, et avec le
Rusting, Philip Yam, Gary Stix, Davide Castelvecchi, Graham Collins, Mark
Fischetti, Steve Mirsky, Michael Moyer, George Musser, Christine Soares, Kate monde visible. Cela en ferait un objet de recherche encore plus passion-
Wong. President : Steven Inchcoombe. Vice President : Frances Newburg.
nant, la matière noire formant peut-être un monde structuré et dyna-
Toutes demandes d’autorisation de reproduire, pour le public français ou
francophone, les textes, les photos, les dessins ou les documents conte- mique (voir Matière noire, un univers caché, page 20).
nus dans la revue «Pour la Science», dans la revue «Scientific American», Les signaux non verbaux qui façonnent les interactions humaines
dans les livres édités par « Pour la Science » doivent être adressées par
écrit à « Pour la Science S.A.R.L. », 8, rue Férou, 75278 Paris Cedex 06. sont qualifiés d’honnêtes. On peut mentir avec des mots, mais pas avec
© Pour la Science S.A.R.L. Tous droits de reproduction, de traduction, d’adap- des intonations, des signes de la tête, un froncement des sourcils,
tation et de représentation réservés pour tous les pays. La marque et le
nom commercial «Scientific American» sont la propriété de Scientific Ame- tous produits de façon inconsciente : contrairement au discours, ils ne
rican, Inc. Licence accordée à « Pour la Science S.A.R.L. ». peuvent être totalement contrôlés. Les signaux émis par les petits
En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de
reproduire intégralement ou partiellement la présente revue crocodiles pour annoncer leur éclosion peuvent aussi être qualifiés
sans autorisation de l’éditeur ou du Centre français de d’honnêtes. Mais ceux émis par la matière noire, sont-ils des signaux
l’exploitation du droit de copie (20, rue des Grands-Augus-
tins - 75006 Paris). assez honnêtes pour nous révéler la nature de cette mystérieuse
composante de l’Univers ? I

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SOMMAIRE
1 ÉDITO À LA UNE
4 BLOC-NOTES
Didier Nordon
20 COSMOLOGIE

Actualités Matière noire,


6 L’arsenic, élément un univers caché
d’une vie différente Mark Trodden et Jonathan Feng
9 Les circuits de la peur
10 Des bulles galactiques
géantes La matière noire,
qui représente un quart
12 Des atomes du contenu de l’Univers,
d'antihydrogène qui durent pourrait former un monde riche
et complexe en soi, imbriqué
... et bien d’autres sujets. dans le nôtre.

28 La communication acoustique
ÉTHOLOGIE

des crocodiles
Nicolas Mathevon et Amélie Vergne
Les crocodiles communiquent par différentes
vocalisations, émises notamment au moment
de l’éclosion des œufs. Les circuits cérébraux
et les processus neurophysiologiques sous-jacents
13 ON EN REPARLE sont proches de ceux rencontrés chez les oiseaux.

Opinions
14 POINT DE VUE 36 Génome et médecine :
MÉDECINE

Les mots de la biologie la révolution retardée


sont-ils bien choisis ?
Marc-André Selosse Stephen Hall
et Pierre-Henri Gouyon Dix ans après le séquençage du génome humain,
la médecine personnalisée promise se fait
15 ÉCONOMIE attendre. Les biologistes sont aujourd’hui divisés
Comment sortir de la crise ? sur la raison de ce retard et sur l’orientation
Ivar Ekeland des recherches à venir.

16 DÉVELOPPEMENT DURABLE
Le « charbon vert »
est-il vraiment vert ?
Richard Escadafal, Antoine Cornet
et Martial Bernoux
44 Les signaux non verbaux
PSYCHOLOGIE

de la communication
18 VRAI OU FAUX Alex Pentland
Faut-il complètement Divers signaux sociaux – par exemple
décharger une batterie ? les mimiques, les intonations ou la fluidité
Patrice Simon et Mathieu Morcrette du discours – participent à la création des liens
sociaux et à la persuasion. Ils favorisent
19 COURRIER DES LECTEURS la cohésion du groupe et la prise de décision.

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n° 399 - Janvier 2011

56 Les tunnels de lave


GÉOLOGIE
Regards
Michel Detay et Björn Hróarsson 84 HISTOIRE DES SCIENCES
Les laves assez fluides s’écoulent en créant Le port antique de Pharos
des tunnels sur les flancs du volcan. Ces tubes toujours submergé
se vident à la fin des éruptions, laissant Aude Pivin et Josquin Debaz
des galeries pleines de curieuses structures Au début du XXe siècle, un ingénieur
de lave solide. Ils sont nombreux en Islande. français redécouvrit le port antique
de Pharos, à Alexandrie. Depuis,
ses travaux sont tombés dans l’oubli...
de même que le port.

88 LOGIQUE & CALCUL


Persuader de son savoir
sans le transmettre
Jean-Paul Delahaye
En concevant la démonstration comme
une discussion entre deux personnes
et non plus comme un cours magistral,
les preuves sans transfert de connaissance
accomplissent de petits miracles.

94 ART & SCIENCE


Les hommes sans cou
Philippe Charlier
62 Des cellules thérapeutiques
BIOLOGIE CELLULAIRE
96 IDÉES DE PHYSIQUE
dans l’organisme Les figures du skate
Jean-Michel Courty
Konrad Hochedlinger et Édouard Kierlik
Reprogrammer des cellules d’organismes adultes 101 SCIENCE & GASTRONOMIE
pourrait leur conférer un pouvoir thérapeutique
comparable à celui des cellules souches issues Croyances alimentaires
d’embryons. Hervé This
102 À LIRE

70 La microscopie électronique
IMAGERIE Sur la totalité des numéros:
deux encarts d’abonnement pages 24 et 25.
Encarts commande de livres et abonnement pages 76 et 77.
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© Pour la Science - n° 399 - Janvier 2011 Sommaire [3


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BLOC-NOTES
de Didier Nordon

§ UN PARFUM D’EXCELLENCE le reste est en creux » (deuxième partie,


chapitre IX).

D epuis quelques années, l’excellence


est à la mode : il n’est question que
de chaires d’excellence, de pro-
grammes d’excellence, de pôles d’excellence,
etc. Du coup, quiconque vise à l’excellence
Le chroniqueur tient-il sa victoire ?
Pas sûr. Qui sait si la direction ne va pas
refuser cette chronique à cause du sexisme
de la citation de Simenon...

fait preuve d’une banalité regrettable – et


démontre ipso facto que ce terme ne s’ap-
plique pas à lui ! § CRITIQUE DE L’ESPRIT
Ce raisonnement pourrait toutefois
être invalidé dans un avenir proche. Tant CRITIQUE PUR
d’arrivistes se réclament de l’excellence
pour obtenir des crédits ; tant de suivistes
s’en réclament aussi parce que tout le
monde le fait ; tant de responsables se gar-
garisent de ce terme... Dans un tel contexte,
lent une belle langue, donc ne prononcent
jamais par contre.
Gide, pourtant, a montré que cette
C omme aurait pu dire Descartes, l’es-
prit critique est «la chose du monde
la mieux partagée : car chacun
pense en être si bien pourvu, que ceux même
qui sont les plus difficiles à contenter en
l’excellence aura tôt fait d’exaspérer le bon expression est nécessaire. « Trouveriez- toute autre chose n’ont point coutume d’en
peuple. Perdant toute aura, le mot va chan- vous décent qu’une femme vous dise : “Oui, désirer plus qu’ils en ont ».
ger de sens, et devenir péjoratif. Le monde mon frère et mon mari sont revenus saufs Il n’est personne qui ne se réclame de
regorgera d’excellents, qu’on enverra pro- de la guerre ; en revanche, j’y ai perdu mes l’esprit critique. Seulement, chacun met dans
mener avec mauvaise humeur : « Casse- deux fils” ou “la moisson n’a pas été mau- ce terme ce qui lui convient. Nos hommes
toi, pauvre excellent ! »... vaise, mais en compensation toutes les politiques, par exemple, vantent la démo-
pommes de terre ont pourri” ? » Peine per- cratie, qui sollicite chez le citoyen un
due : le purisme anti-par contre connaît esprit critique dont ils disent se féliciter,
un tel regain, aujourd’hui, que ces mais ils admettent mal qu’on pousse l’es-
phrases ne feraient plus sursauter. prit critique jusqu’à refuser le régime
Quant au chroniqueur d’une revue qu’ils incarnent. Les scientifiques jugent
scientifique, convaincu par Gide et dési- cruciale la critique des méthodes, des
reux d’utiliser par contre, il sait que, s’il mesures, des démonstrations, mais ne sont
s’y enhardit, il risque de voir la revue rem- pas enclins à remettre en question la
placer automatiquement cette expression démarche scientifique en tant que projet
par en revanche. Mais il lui reste une sur le monde. Les religieux sont passés
ressource. Supposons que par contre maîtres dans la critique des exégèses,
figure dans une citation. Personne, alors,
n’a le droit d’y toucher. Il suffit donc de
dénicher un écrivain prestigieux
– disons, publié dans la Pléiade – qui
emploie l’expression litigieuse. Mais
attention ! Il faut que son propos ait
un rapport avec les sciences, vu que notre
chroniqueur s’exprime dans une revue
scientifique. Une autorité littéraire qui parle
§ DÉMONSTRATION de sciences en employant par contre : cet
article figure-t-il en magasin ? Oui ! Ouvrons
IRRECEVABLE à la page 749 le volume de la Pléiade conte-

Q uelle avalanche d’en revanche, ces


temps-ci, à la radio ! Certains journa-
listes, dirait-on, n’ont de cesse de
prouver et de prouver encore qu’ils par-
nant Pedigree de Simenon. Nous y lisons
cette description d’une certaine Mademoi-
selle Pauline : « Elle a peut-être la bosse
des mathématiques, mais par contre tout

4] Bloc-notes © Pour la Science - n° 399 - Janvier 2011


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des interprétations, des traductions, mais § ATROCITÉS ARTISTIQUES saint Sébastien, Judith exhibant la tête d’Ho-
ne sauraient critiquer Dieu pour la façon lopherne ? Les musiciens n’ont pas été en
dont il a agencé notre pauvre monde. Etc.
Notre société n’étant plus soudée autour
de valeurs communes, chacun se consti-
tue un ensemble personnel de certitudes
qui lui tient lieu de sacré. Ceux qui prônent
U n adolescent d’aujourd’hui a, paraît-
il, vu 20000 meurtres sur écran. D’où
une accusation fréquente : ce spec-
tacle permanent de la violence a une respon-
sabilité dans les passages à la violence réelle.
reste, exprimant les plus cruelles souf-
frances humaines dans des Stabat Mater
Dolorosa ou des Passions. Par l’intermé-
diaire de telles œuvres, les amateurs d’art
subliment en jouissance esthétique des
l’esprit critique comme un absolu sont soit Une telle mise en cause est partiale, atrocités subies par leurs semblables.
naïfs, soit manipulateurs. Zélateurs de l’es- en ce sens qu’elle ne s’accompagne pas Ne transformons pas les jeux vidéo en
prit critique, ils font de celui-ci une valeur d’une accusation analogue contre la res- boucs émissaires. Ils ne contribuent pas for-
qu’il est impensable de critiquer ! Et ils s’af- ponsabilité des arts classiques dans les cément plus à la violence que les arts clas-
fichent dotés d’un esprit critique universel, crimes qui tissent l’histoire. Qu’on sache, siques. De toute façon, ni les jeux ni les arts
alors que personne n’est ainsi : la stabilité ces arts ne se sont pas privés de mettre la ne sont à l’origine du goût des hommes pour
d’un esprit repose sur la censure des ques- violence en spectacle, eux non plus. Com- la violence. Ils ne font que s’en nourrir. Stig-
tions qui le troubleraient trop. bien de tableaux figurent avec réalisme, matiser les jeux, aujourd’hui, est une manière
Préconiser l’esprit critique est facile. Cri- sinon complaisance, ce supplice qu’était de se présenter subrepticement en homme
tiquer son propre esprit et les œillères dues une crucifixion, ou ces horreurs que furent dépourvu d’attirance pour la violence. C’est
à la façon dont il fonctionne ne l’est pas. le massacre des Innocents, le martyre de là se dédouaner à peu de frais. I

© Pour la Science - n° 399 - Janvier 2011 Bloc-notes [5


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ACTUALITÉS
Biologie cellulaire
L’arsenic, élément d’une vie différente
Une bactérie du lac californien Mono peut, selon son milieu de vie,
intégrer dans ses molécules de l’arsenic à la place du phosphore habituel.
a b
© Science/AAAS

5 ␮m

© 2010 Henry Bortman


© Science/AAAS

1 ␮m

Ces bactéries de la souche GFAJ-1


observées en microscopie
électronique (a) proviennent
du lac Mono, en Californie (b)
– un lac peu favorable à la vie,
T ous les organismes vivants
sont essentiellement com-
posés de six éléments chi-
miques : le carbone, l’hydrogène,
l’azote, l’oxygène, le soufre et le
nent de grandes quantités d’ar-
senic dissous sous forme d’arse-
nate (AsO43–). Or l’arsenic est un
élément chimique analogue au
phosphore; il a à peu près le même
partir d’un milieu de culture enri-
chi en arsenate. Il se multiplie
davantage quand il utilise le
phosphate, mais il vit bien en pré-
sence d’arsenate (alors qu’il ne se
ses eaux étant très salées, peu phosphore. Ces éléments forment rayon atomique et une électroné- développe pas en l’absence de
oxygénées et riches en arsenate. les acides nucléiques (porteurs gativité proche, et l’arsenate se l’une de ces molécules).
Mais les bactéries GFAJ-1 de l’information génétique), les comporte en solution comme le Qui plus est, F. Wolfe-Simon
sont capables de se développer
protéines, les glucides, les lipides, phosphate (PO43–). C’est d’ailleurs et ses collègues ont montré que l’ar-
dans un milieu riche en arsenate
etc. D’autres éléments sont pré- en partie cette ressemblance qui senic remplace le phosphore dans
et dépourvu de phosphate,
élément qui était pourtant sents en très faible quantité, par confère à l’arsenic sa toxicité bio- les macromolécules de la bactérie,
considéré comme indispensable exemple le fer ou le zinc qui favo- logique. En général, les voies méta- dont les acides nucléiques, du
à la vie. Elles présentent alors risent les réactions chimiques boliques utilisant le phosphate ne moins en laboratoire. Et ces molé-
des vacuoles ou sacs dans une cellule. Mais Felisa distinguent pas les deux molé- cules à l’arsenic ne se dégradent pas
intracellulaires où seraient Wolfe-Simon, de l’Institut d’as- cules : l’arsenate est donc incor- dans la bactérie, peut-être parce
assemblées les molécules trobiologie de la NASA, aux États- poré aux processus biologiques, qu’elles sont fabriquées dans un
contenant l’arsenic (c). Unis, et ses collègues ont décrit du moins lors des premières environnement cellulaire faible-
une bactérie du lac Mono, en Cali- étapes. En effet, les métabolites ment aqueux, où les complexes de
fornie, la souche GFAJ - 1 de la et les molécules contenant de l’ar- l’arsenic seraient plus stables. En
famille des Halomonadaceae, qui senic ne sont pas stables et se revanche, si cette bactérie peut chan-
est capable de vivre en substituant dégradent vite, contrairement à ger la composition élémentaire de
l’arsenic au phosphore. ceux intégrant du phosphore. ses molécules et vivre ainsi, selon
Le lac Mono est un bassin vol- La découverte que la bactérie son environnement, les biologistes
canique de 22 kilomètres de dia- GFAJ-1 est capable d’utiliser l’ar- ignorent comment elle procède!
mètre peu favorable à la vie. Ses senate à la place du phosphate est .➜ Bénédicte Salthun-Lassalle.
eaux stagnantes sont très riches donc une surprise. Les biologistes F. Wolfe-Simon et al.,
en sels et en minéraux, et contien- ont isolé ce micro-organisme à Sciencexpress, 2 décembre 2010

6] Actualités © Pour la Science - n° 399 - Janvier 2011


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A c t u a l i t é s

Éthologie
Une musaraigne pollinisatrice En bref
DE L’OXYGÈNE SUR RHÉA

R ares sont les cas où des mammifères non volants pollinisent des
fleurs. L’équipe de Petra Wester, de l’Université de Stellenbosch,
en Afrique du Sud, vient d’en découvrir un nouveau. Elle
s’est intéressée au comportement alimentaire d’une musaraigne à
trompe (Elephantulus edwardii) et a montré que l’animal, pourtant insec-
Rhéa, la plus grosse lune de
Saturne après Titan, a une mince
atmosphère d’oxygène et de
dioxyde de carbone, ont révélé
les spectromètres de la sonde
tivore, aspire le nectar d’une fleur (Whiteheadia bifolia) de la famille Cassini, après son passage à
des Hyacinthaceae, celle des jacinthes. 97 kilomètres d’altitude, en
Quatre nuits durant, les zoologistes ont capturé des musaraignes mars 2010. Comme sur Europa
en les attirant avec une mixture de beurre de cacahuètes et de flocons et Ganymède, deux satellites de
d’avoine. Ils ont ensuite observé ces animaux placés dans des terra- Jupiter, l’oxygène, 5000 milliards
riums où étaient disposées des fleurs. Ils glissent leur trompe entre les de fois moins dense que sur
fleurs de l’inflorescence pour atteindre le nectar qu’ils lapent avec leur Terre, proviendrait de la décom-
P. Wester/Naturwissenschaften

langue. Ce faisant, la trompe se couvre de pollen qui fécondera une position lente de la glace d’eau,
autre fleur lors d’une prochaine visite. Selon P. Wester, d’autres abondante sur Rhéa, sous l’ef-
espèces de musaraignes à trompe sont probablement des pollinisateurs. fet des ions et des électrons de
Une musaraigne à trompe .➜ Loïc Mangin. la magnétosphère. En revanche,
aspire le nectar d’une fleur. P. Wester et al., Naturwissenschaften, à paraître, 2010 la source de gaz carbonique n’a
pas encore été identifiée.

Archéologie LOT DE PIÈCES À REFONDRE

La plus vieille mine de sel Quelque 100000 pièces romaines


qu’un artisan voulait refondre
pour en récupérer le métal vien-

L e sel de la Terre nous est pré-


cieux. Mais depuis quand?
Depuis 6000 ans au moins,
ont montré Catherine Marro du
CNRS et son collègue azerbaïdja-
nent d’être exhumées au cours
de la fouille préventive d’un quar-
tier artisanal romain à Autun.
Cachées sous des tuiles dans
un panier en partie conservé, elles
nais Veli Bakhshaliyev, en identi- sont en bronze, à forte teneur
fiant la plus vieille mine de sel en cuivre, et pèsent moins de
gemme connue. 0,4 gramme. Ce vestige rensei-
Les archéologues explorent gnera les numismates sur le mon-
depuis une dizaine d’années les nayage non officiel toléré par l’État
sites du Chalcolithique et de l’âge romain en crise au IIIe siècle de
du bronze caucasiens (à partir de notre ère.
4000 ans avant notre ère) du bas-
sin de la rivière Araxe, que se par-
tagent la Turquie, l’Iran, l’Arménie LA GRIPPE A ET LES JEUNES
Séverine Sanz, CNRS

Ces entrées (flèches) de galeries


et l’Azerbaïdjan. Ils y étudient la anciennes ont été photographiées depuis Pourquoi les jeunes adultes ont-
mine de sel Duzdagi, toujours un cerf-volant, méthode de plus en plus ils plus souffert de formes graves
exploitée. En 2008, C. Marro et ses utilisée par les archéologues. de grippe A H1N1 ? Selon des bio-
collègues ont entamé la prospec-
logistes américains, leur orga-
tion systématique du gisement, en
nisme aurait reconnu un virus de
recensant les nombreux outils et d’après les datations des nombreux communautés de la vallée de
grippe et produit beaucoup d’an-
tessons de céramique de la mine. artefacts remontant au début du l’Araxe. Cela suggère que, dès le
ticorps, mais ces derniers n’au-
Parmi eux se trouvent les plus IVe millénaire. Son importance se Ve millénaire, son exploitation était
raient pas été efficaces contre le
anciens vestiges exhumés en rela- manifeste dans les masses de tes- la prérogative de certains groupes
virus A et se seraient attaqués aux
tion avec une exploitation minière sons de céramique retrouvées : il dominants. Qui étaient ces gens ?
tissus pulmonaires. Une protéine
de sel gemme : ils datent de pourrait s’agir, selon C. Marro, des Les archéologues le découvri-
immunitaire (C4d), abondante
4500 avant notre ère. restes de conteneurs d’eau, desti- ront peut-être en fouillant pro-
dans les poumons des victimes,
Tout aussi remarquable pour nés à désaltérer les mineurs. chainement d’anciennes galeries
témoigne de l’emballement de
les archéologues est le fait qu’à Alors qu’il était probablement effondrées…
leur système immunitaire.
Duzdagi, l’exploitation du sel fut exporté, le sel gemme de Duzdagi .➜ François Savatier.
massive dès l’âge du bronze, n’était pas accessible à toutes les C. Marro et al., TÜBA-AR, vol. 13, 2010

© Pour la Science - n° 399 - Janvier 2011 Actualités [7


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A c t u a l i t é s

En bref L’énergie des produits de fission mieux estimée Physique nucléaire

S’HABITUER AU CHOCOLAT

Si vous pensez souvent à


consommer du chocolat, en
répétant mentalement les diffé-
rentes étapes (croquer, masti-
D ans un réacteur nucléaire, une partie de l’éner-
gie totale émise – environ huit pour cent – pro-
vient des produits de la fission nucléaire :
radioactifs, la plupart de ces noyaux se désintègrent
en une cascade de noyaux plus stables, en émettant
quer et avaler), vous en mangerez
moins quand il y en aura. Des de l’énergie sous la forme d’électrons ou de positrons
chercheurs de l’Université Car- (rayonnement ␤), puis de photons (rayonnement ␥),
negie Mellon, à Pittsburgh (États- même lorsque le réacteur est éteint. Pour qu’elle ne
Unis), ont proposé beaucoup de déclenche pas de réaction en chaîne dans le réac-
chocolat à des participants: ceux teur et pour protéger le personnel des émissions radio-
actives, cette énergie doit être évacuée. Il est donc

www.finetubes.co.uk
ayant imaginé en manger de
grandes quantités en ont con- nécessaire de la connaître précisément pour dimen-
sommé moins que ceux qui sionner au mieux les circuits de refroidissement.
avaient imaginé en manger peu. Or jusqu’à présent, la méthode utilisée (un détec-
L’«habituation» à un aliment peut teur à semi-conducteur), peu efficace pour les Le cœur d’un réacteur nucléaire.
aussi être mentale. énergies élevées, entraînait une sous-estimation
de la contribution des désintégrations ␥. Une équipe de comparaison entre la théorie de la décroissance
internationale a pallié la difficulté en utilisant une radioactive ␤ et l’expérience. Elles seront aussi uti-
L’ÂGE DANS LE SANG méthode de détection spectroscopique « à absorp- lisées dès 2011 dans l’expérience internationale Double
tion totale » : frappés par les rayons ␥, des cristaux Chooz, lancée en 2006 dans les Ardennes, dont l’ob-
Des chercheurs de Rotterdam à scintillation réémettent de la lumière, dont le spectre jectif est d’étudier les propriétés des neutrinos. Ces
proposent d’estimer l’âge d’une est analysé. Cette méthode permet de mesurer la particules mal connues, car difficiles à détecter,
personne à partir d’une trace de somme de toutes les émissions ␥ consécutives à une sont notamment émises lors de la désintégration ␤.
sang. La technique repose sur la désintégration ␤ initiale. Les physiciens ont ainsi La description plus précise de cette désintégration
production, au cours de la matu- déterminé l’énergie réelle libérée par la décroissance permettra de mieux prévoir les caractéristiques du
ration des lymphocytes T, d’an- radioactive des sept principaux produits de la fis- flux de neutrinos émis par un réacteur nucléaire – une
neaux d’ADN nommés cercles sion du plutonium 239, révisant parfois de façon étape nécessaire pour étudier, par exemple, leur capa-
d’excision thymiques, ou TREC. sévère les estimations précédentes. cité à se transformer au fil du temps.
Leur quantité diminuant de façon Ces données sont également importantes en phy- .➜ Marie-Neige Cordonnier.
linéaire avec l’âge, la quantifi- sique fondamentale, car elles fournissent un point A. Algora et al., Physical Review Letters, vol. 105, 202501, 2010
cation de l’un de ces TREC suffit
à prédire, avec une marge d’er-
reur de neuf ans, l’âge de la
personne. Le test fonctionne sur Biologie animale
des traces de sang ne compor-
tant pas plus de cinq nano-
grammes d’ADN.
Une couleur bactérienne pour pucerons
A u sein d’une même popu-
lation, les pucerons du pois
(Acyrthosiphon pisum) sont
soit rouges (couleur dominante),
soit verts. Les coccinelles tendent
En étudiant le génome de dif-
férentes populations, les biolo-
gistes ont découvert que plusieurs
lignées de pucerons de couleur
verte produisent des larves rouges
pas de couleur. Par ailleurs, ils ont
montré que l’intensité de la cou-
leur verte est corrélée à l’intensité
de l’infection par la bactérie.
La coloration des pucerons du
Shipher Wu (Université nationale de Taïwan)

à consommer les pucerons rouges, qui verdissent en se développant, pois est liée à la présence de pig-
les guêpes parasitoïdes les verts. et que la flore microbienne de ments jaune-rouge et bleu-vert. Les
Cette variation de couleur est ces pucerons contient une bacté- chercheurs supposent que la bac-
due à la présence ou l’absence rie jamais identifiée auparavant, térie ne synthétise pas de nouveaux
d’un gène codant des pigments du genre Rickettsiella. pigments verts, mais stimule, par
caroténoïdes. Mais l’équipe de En injectant la bactérie Rickett- un mécanisme qui reste à préciser,
Jean-Christophe Simon, de l’INRA, siella dans diverses lignées de la production des pigments bleu-
en collaboration avec des cher- pucerons rouges qui en étaient vert par le puceron.
Un puceron du pois adulte cheurs japonais, a révélé un nou- dépourvus, les chercheurs ont La couleur verte induite par
et quelques larves. Certaines veau facteur : la présence d’une constaté que ces pucerons pro- la présence de Rickettsiella réduit-
lignées de pucerons donnent bactérie dans le corps des puce- duisent à la fois des larves rouges elle la prédation par les cocci-
naissance à des larves rouges rons du pois modifie leur couleur, infectées et non infectées. Les pre- nelles ? Cela reste à déterminer.
qui verdissent lorsqu’elles abritent ce qui concerne environ huit pour mières deviennent des adultes .➜ Émilie Auvrouin.
une bactérie particulière. cent des individus. verts et les secondes ne changent T. Tsuchida et al., vol. 330, pp. 1102-1104, 2010

8] Actualités © Pour la Science - n° 399 - Janvier 2011


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A c t u a l i t é s

Biologie moléculaire Neurobiologie


Dans l’intimité du ribosome Les circuits de la peur
Des neurobiologistes ont identifié les circuits

D ans une cellule, le ribosome est une petite usine qui synthé-
tise les protéines, ingrédients essentiels à la vie, à partir de l’in-
formation génétique (l’ADN, transcrit en ARN messager, lequel
est lu par le ribosome). On connaît depuis 2001 la structure du ribo-
neuronaux impliqués dans l’apprentissage
et l’expression comportementale de la peur.
some de bactérie, obtenue par analyse cristallographique. Une équipe
CNRS-INSERM de l’Université de Strasbourg vient de dévoiler la struc-
ture du ribosome d’une cellule eucaryote (dotée d’un noyau), une
levure, avec une résolution de 0,415 nanomètre. Il était jusqu’alors
difficile de purifier et cristalliser des ribosomes de cellules eucaryotes,
O n ressent de la peur en pré-
sence ou dans la perspec-
tive d’un danger. Toutefois,
certaines personnes souffrent de
manifestations exagérées de la
Les neurobiologistes ont en
outre montré que le noyau central
latéral contient deux populations
distinctes, mais interconnectées, de
neurones, qui inhibent globalement
car ils sont plus gros et plus complexes que des ribosomes de bacté- peur, par exemple les sujets atteints le noyau central médian. Le son
rie. C’est désormais chose faite. de phobie ou de troubles anxieux. «conditionné» active la première
.➜ B. S.-L.. Ils présenteraient des anomalies population alors qu’il inhibe la
A. Ben-Shem et al., Science, vol. 330, pp. 1203-1209, 2010 de certains circuits neuronaux seconde, et la première population
impliqués dans la peur. Mais quels peut aussi inhiber la seconde.
sont ces circuits ? En fait, au cours du condition-
Cyril Herry, du Neurocentre nement, cette inhibition de la
Magendie à Bordeaux, et plusieurs seconde population par la première
équipes suisses et allemandes ont lève l’inhibition globale sur le noyau
identifié, chez le rat, des circuits central médian, ce qui provoque
neuronaux inhibiteurs impliqués une augmentation des réactions
dans la genèse de la peur et ses conditionnées de peur. Ces travaux
manifestations comportementales. pourraient aboutir à de nouvelles
Ils se situent dans une région céré- approches thérapeutiques chez
brale nommée amygdale, structure les patients qui souffrent de mani-
ov
us
up composée de plusieurs noyaux et festations anxieuses inadaptées.
ta Y
M
ar connue pour être le siège de la peur. .➜ B. S.-L..
©
Face à un danger, l’amygdale S. Ciocchi et al., Nature,
engendre le comportement de vol. 468, pp. 277-282, 2010
La structure d’un ribosome de levure, déterminée par cristallographie. peur via la sécrétion d’une hor-
Cette position reflète un état intermédiaire du mécanisme de synthèse mone, l’adrénaline. Mais la peur
des protéines, quand le ribosome déplace l’ARN messager sur la lettre peut aussi être une réaction
suivante pour que l’ARN de transfert apporte le bon acide aminé. acquise. On peut par exemple
apprendre à un rongeur qu’un sti-
mulus indolore – un son – annonce
Physique un événement désagréable – un
Le superphoton est né choc électrique. Au début de l’ex-
périence, l’animal ne manifeste
aucune réaction de peur quand

A u-dessous d’une certaine température, un gaz de bosons (par-


ticules de spin entier, telles l’atome de sodium ou le photon)
confiné peut former un «superatome» nommé condensat de
Bose-Einstein : les particules s’accumulent dans le même état
d’énergie le plus bas. On n’avait observé cette transition que pour des
il entend le son, mais à mesure
qu’il apprend l’association son-
choc électrique, il a peur dès que
le son retentit. Cette peur condi-
tionnée met en jeu l’amygdale,
© C. Herry/Inserm

particules matérielles. Jan Klaers et ses collègues de l’Université de notamment son noyau latéral et
Bonn l’ont maintenant obtenue avec des photons. Les physiciens son noyau central.
ont confiné les photons dans une petite cavité très réfléchissante et Les neurobiologistes ont pré-
remplie d’un colorant dont les molécules sont excitées par laser. Réflé- cisé les circuits de la peur dans ces
Dans le cerveau, l’amygdale,
chis par les miroirs, absorbés et réémis par les molécules du colo- noyaux. Lorsqu’ils inactivaient la notamment son noyau central
rant, les photons restent en nombre constant. En outre, à chaque partie latérale du noyau central, (en vert) et son noyau latéral
interaction avec une molécule du colorant, ils échangent une petite les rats n’apprenaient plus l’as- (en jaune clair), sont le siège
quantité d’énergie, et accordent ainsi leur énergie thermique moyenne sociation entre le son et le choc des réponses comportementales
à la température du colorant. Lorsque les photons sont assez nom- électrique. En revanche, l’inacti- de peur. Des circuits neuronaux
breux, la transition de phase se produit: un condensat de photons vation de la partie médiane de ce spécifiques dans ces noyaux
naît. Un premier pas vers l’exploration de nouveaux états de la lumière? noyau ne modifiait pas l’appren- interviennent soit dans
.➜ M.-N. C.. tissage, mais inhibait la réponse l’apprentissage de la peur,
J. Klaers et al., Nature, vol. 468, pp. 545-548, 2010 comportementale de peur. soit dans son expression.

© Pour la Science - n° 399 - Janvier 2011 Actualités [9


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A c t u a l i t é s

Biologie cellulaire
Comment l’ovocyte rajeunit

E n vieillissant, nos cellules


accumulent des défauts.
Les spermatozoïdes et les
ovocytes n’échappent pas à ce
phénomène. Or les embryons
de façon irréversible par des com-
posés contenant un groupe car-
bonyle C = O . Une machinerie
moléculaire riche en enzymes, le
protéasome, débarrasse normale-
dation. Il semble qu’un signal,
envoyé alors à l’ovocyte, déclenche
le nettoyage de son cytoplasme.
Lorsqu’on inhibe de 10 à
20 pour cent, à l’aide de petites
issus de la fécondation ne sont pas ment la cellule des protéines anor- molécules, le fonctionnement du
vieux avant l’âge. C’est donc que males. Mais elle peut être débordée protéasome, ce ménage protéique
les composants vieillis des cellules si les protéines dénaturées s’ac- ne s’effectue plus et la reproduc-
sexuelles ne sont pas transmis à cumulent en trop grand nombre. tion n’aboutit pas. On peut par
la nouvelle génération. Jérôme Les deux chercheurs lyonnais conséquent supposer que l’acti-
Goudeau et Hugo Aguilaniu, de ont étudié l’ovocyte du ver néma- vation du protéasome est la cause
l’École normale supérieure de tode Caenorhabditis elegans. Grâce du rajeunissement de l’ovocyte.
Lyon et du CNRS, ont mis en évi- à une technique rendant visibles Elle serait elle-même sous le
dence une explication possible: le les protéines carbonylées à diffé- contrôle de gènes régulateurs qui

NIGMS-NIH
rajeunissement de l’ovocyte. rents stades de la maturation de s’exprimeraient sous l’effet de
Les protéines des cellules sont l’ovocyte, ils ont découvert que signaux intracellulaires, qu’il
constamment altérées par le méta- la quantité de protéines endom- reste à identifier. Le ver nématode Caenorhabditis elegans
bolisme. Elles sont par exemple magées diminue brusquement .➜ Jean-Jacques Perrier. est un bon modèle pour étudier
carbonylées, c’est-à-dire oxydées dans l’ovocyte juste avant la fécon- Aging Cell, vol. 9, pp. 991-1003, 2010 le vieillissement cellulaire.

0,46 °C DE PLUS pour la température moyenne terrestre entre 2001 et 2010, par rapport
à la moyenne 1961-1990 : c’est le plus fort réchauffement jamais enregistré pour une décennie.

Astrophysique
Des bulles galactiques géantes
stellaire de la Galaxie elle-même La forme de ces « bulles » sug-
émet un rayonnement ␥ diffus. Il gère qu’elles se sont formées à la
est engendré par l’interaction d’élec- suite d’un dégagement d’éner-
trons accélérés avec des photons gie massif et rapide depuis le
qu’ils propulsent dans le domaine ␥ centre galactique. La source pour-
(effet Compton inverse), ou avec rait être un jet de matière émis par
des champs magnétiques (rayon- le trou noir supermassif qui y
NASA/DOE/Fermi LAT/D. Finkbeiner et al.

nement synchrotron). réside, autrefois actif. Ces lobes ␥


En analysant les données du pourraient aussi résulter d’une
télescope Fermi, Doug Finkbeiner, bouffée de formation stellaire.
du Centre Harvard-Smithsonian Ces structures avaient déjà été
pour l’astrophysique à Cambridge, entrevues dans les données en
et ses collègues ont découvert une micro-ondes du satellite WMAP.
nouvelle source ␥ à travers ce «bruit Il avait été proposé que cet excès
de fond» de la Galaxie. Plus préci- de rayonnement micro-onde dans

D
Une structure géante a été epuis 2008, le télescope spa- sément, ils ont isolé un signal dis- le centre galactique est la signa-
découverte en analysant tial Fermi observe le ciel en continu et plus intense dans la partie ture de l’annihilation de particules
les données du télescope Fermi rayons gamma (␥), la par- énergétique du spectre, émis par de matière noire, une forme mys-
pour un domaine d’énergie compris tie la plus énergétique du spectre des électrons accélérés à 500 giga- térieuse de matière. Une hypo-
entre un et dix gigaélectronvolts. électromagnétique. Le rayonne- électronvolts. La région d’émission thèse qui ne semble pas confirmée
On distingue deux lobes émergeant ment ␥ provient pour l’essentiel de correspond à deux immenses lobes par les nouvelles données du
du centre galactique et s’étendant
phénomènes astrophysiques vio- aux bords bien définis, qui s’éten- télescope Fermi.
jusqu’à 50 degrés au-dessus
lents, tels les jets des trous noirs dent sur 25000 années-lumière de .➜ Philippe Ribeau-Gésippe.
et au-dessous du plan galactique.
supermassifs. Mais le milieu inter- part et d’autre du plan galactique. Astrophysical Journal, vol. 724, p. 1044, 2010

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A c t u a l i t é s

Archéomédecine
L’arrivée du typhus En bref
NOYAU EXTERNE EN STRATES
en Europe George Helffrich, de l’Université
de Bristol, et Satoshi Kaneshima,
de celle de Kyuschu, ont étudié

L e 1er novembre 1700, le roi d’Espagne Charles II des ondes sismiques se propa-
meurt sans successeur. Les deux grandes familles geant à travers le noyau externe
régnant alors sur l’Europe revendiquent le trône: de la Terre. De leurs vitesses, ils
les Bourbon, représentés par Louis XIV, et les Habs- déduisent que les 300 derniers
bourg d’Autriche, avec l’empereur Léopold Ier. C’est kilomètres de cette enveloppe
le début de la guerre de succession d’Espagne qui sont stratifiés par couches conte-
durera jusqu’en 1713. Sur le front Nord, la ville de nant de plus en plus d’éléments
Douai, à l’époque en Flandre française, fut perdue légers (jusqu’à cinq pour cent).
en 1710, puis reprise en 1712. Tung Nguyen-Hieu et Intercalé entre le noyau interne
Didier Raoult, de l’Université de la Méditerranée, à et le manteau inférieur, le noyau
Marseille, et leurs collègues, ont montré que les sol- externe est réputé composé d’un
dats y eurent affaire non seulement à leurs adversaires, alliage fer-nickel (80 et 15 pour
Un almanach montre la reconquête de Douai
mais aussi à des bactéries pathogènes dévastatrices. par les troupes du duc de Villars, le 8 septembre 1712. cent), liquide et à une tempéra-
Des tombes du début du XVIIIe siècle ont été décou- ture de 4 000 °C, avec une vis-
vertes à Douai en 1981 sur un terrain qui était vrai- Guerre mondiale chez les soldats. La seconde bac- cosité comparable à celle de l’eau.
semblablement une installation militaire. Les corps térie est responsable du typhus.
ont été déposés tête-bêche dans des fosses exiguës, Un examen plus poussé a révélé que la souche
caractéristique que l’on relie à une mortalité massive de R. prowazeki, isolée à Douai, est du même géno- UN POINT POUR EINSTEIN
et soudaine. Des lésions indiquent que cinq de ces type que celui ayant sévi les siècles suivants en La théorie de la relativité géné-
individus, enterrés ensemble, sont probablement Espagne jusqu’au XXe siècle. Ces résultats, qui mon- rale d’Einstein vient de passer
morts au combat, mais qu’en est-il des autres ? trent pour la première fois la présence du typhus en un nouveau test avec succès.
Des analyses génétiques de la pulpe dentaire des Europe au XVIIIe siècle, confortent l’hypothèse selon Depuis 1992, la position du satel-
squelettes ont mis en évidence les traces de deux bac- laquelle le typhus a été importé en Europe par les lite LAGEOS II est mesurée avec
téries, Bartonella quintana et Rickettsia prowazeki. La conquistadors espagnols à leur retour des Amériques. précision par laser pour des
première est l’agent de la fièvre des tranchées, une .➜ L. M.. études géodésiques. En analy-
maladie infectieuse fréquente lors de la Première T. Nguyen-Hieu et al., PLoS ONE 5(10), e15405, 2010 sant 13 ans de ces mesures, des
chercheurs italiens ont recons-
titué la trajectoire du satellite et
retrouvé la précession de son
Environnement périhélie (la dérive de la position

Forêts tropicales et réchauffement du point orbital le plus proche


de la Terre) prédite par la théo-
rie d’Einstein.

C omment les forêts tropi-


cales, déjà amputées par
la déforestation, réagiront-
elles au réchauffement clima-
tique ? Les experts estiment
degrés en 10 000 à 20 000 ans, et
la flore s’est pourtant diversifiée
dans une région tropicale du Nord
de l’Amérique latine.
Qu’en déduire sur les consé-
du Paléocène se sont éteintes
durant le PETM, près d’un tiers
des espèces végétales d’Amazonie
sont aujourd’hui directement
menacées d’extinction.
Maria Carolina Vargas, Colombian Petroleum Institute

vraisemblable qu’il augmentera quences du réchauffement actuel? Il reste donc à savoir si le


la sécheresse et altérera la capa- Malheureusement, le PETM n’est réchauffement actuel a plus de
cité de survie des plantes. Toute- pas un bon modèle de la situation chances d’augmenter ou de dimi-
fois, réchauffement n’est pas actuelle, explique Pierre-Olivier nuer la pluviosité dans les régions
synonyme d’appauvrissement de Antoine, paléontologue à l’Uni- tropicales. Dans le premier cas, la
la biodiversité végétale, montre versité de Montpellier. C. Jaramillo flore tropicale pourrait se diver-
l’équipe de Carlos Jaramillo, de et ses collègues montrent que le cli- sifier, comme cela a été le cas il y
l’Institut Smithsonian de recherche mat de l’époque était assez humide. a 56 millions d’années. Dans le
tropicale, au Panama : lors d’une Le doublement de la concentration second cas, elle pourrait s’ap-
période d’environ 200 000 ans atmosphérique du dioxyde de car- pauvrir. Avec quelle intensité et
nommée maximum thermique du bone et la pluviosité concouraient quelles variations régionales ? Grains de pollen trouvés
Paléocène-Éocène (PETM), il y a à ce que la température élevée ne La question est posée. dans des carottes de sédiments
56 millions d’années, les tempé- limite pas la croissance des plantes. .➜ J.-J. P. du maximum thermique
ratures ont augmenté de cinq De plus, alors que peu d’espèces Science, vol. 330, pp. 957-961, 2010 du Paléocène-Éocène (PETM).

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A c t u a l i t é s

Physiologie Physique
La contraction de l’utérus Des atomes d’antihydrogène
L ors de l’accouchement, le puissant muscle de l’utérus se contracte
pour expulser le bébé. Nora Renthal et ses collègues, de l’Uni-
versité du Texas à Dallas, ont identifié de nouveaux mécanismes
qui durent
moléculaires qui permettent à l’utérus de se contracter. Lors de la gros-
sesse, une hormone sexuelle, la progestérone, agit sur ses récepteurs
dans l’utérus pour rendre le muscle quiescent et l’empêcher de se
contracter: elle bloque l’activité de gènes codant des protéines qui pro-
voquent la contraction. Au moment de l’accouchement, la diminution
L es physiciens de l’expérience
ALPHA au CERN, à Genève,
ont réussi à piéger des
atomes d’antihydrogène pendant
plus de 172 millisecondes.
temporelle de 30 millisecondes
signent la présence d’antihydro-
gène. Dans plus de dix pour cent
des essais, le détecteur signale
la présence d’antihydrogène.
de la progestérone dans le sang ou l’inhibition de ses récepteurs indui- Disposer de tels atomes, où Comme le temps écoulé jusqu’à
rait les contractions utérines. Les biologistes ont identifié dans le muscle l’électron est remplacé par un posi- l’ouverture du piège à atomes est
utérin de souris et de femmes des micro-ARN miR-200, dont l’expres- tron et le proton par un antiproton, de 172 millisecondes, les physi-
sion augmente à la fin de la gestation, quand l’activité de la proges- permettrait de tester la symétrie ciens en concluent pouvoir créer
térone diminue, et leurs cibles, nommées ZEB1 et ZEB2, dont l’expression entre matière et antimatière. Si la et conserver des atomes d’anti-
diminue: les micro-ARN bloquent l’expression de ces facteurs de trans- symétrie est entière, le positron hydrogène pendant cette durée,
cription, qui inhibent la synthèse des protéines impliquées dans la d’un atome d’antihydrogène doit suffisante pour les étudier.
contraction musculaire. Résultat: l’utérus se contracte. par exemple avoir les mêmes états Notons qu’une autre expérience
.➜ B. S.-L.. d’énergie que l’électron d’un du CERN, nommée ASACUSA, vient
N. Renthal et al, PNAS, en ligne, 15 novembre 2010 atome d’hydrogène, chose encore de mettre au point une technique
jamais testée. alternative, un «piège magnétique
Dans l’expérience ALPHA, un à étranglement », qui produit des
Biologie animale essai se déroule ainsi : de nom- anti-atomes d’hydrogène et les
breux antiprotons et positrons fait parcourir un tube à vide dans
Obésité : les animaux aussi sont introduits durant une se-
conde dans un piège électrique et
le but de les étudier en vol.
Ces deux avancées indiquent

E n analysant des données concernant 20000 animaux de labo-


ratoire, familiers et sauvages de huit espèces (chimpanzé, chat,
etc.), des chercheurs de l’Université de l’Alabama ont constaté
qu’ils avaient tous grossi au cours des dernières décennies. Ainsi,
dans la colonie de rats surmulots fréquentant la ville de Baltimore,
magnétique, ce qui suffit à la
formation d’atomes d’antihy-
drogène. Puis le piège est ouvert,
et les annihilations d’antiprotons
enregistrées pendant une fenêtre
que l’antihydrogène devrait être
bientôt accessible aux expériences.
.➜ F. S..
Nature, vol. 468, pp. 673-676, 2010 ;
Physical Review Letters, à paraître
pour laquelle des données de 1946 à 2006 ont été étudiées, le poids
des mâles a augmenté de 5,7 pour cent par décennie et celui des
femelles de 7 pour cent, tandis que la probabilité de devenir obèse
augmentait de 20 et 26 pour cent par décennie. Une telle évolution
ne peut être imputée, comme c’est le cas pour l’épidémie humaine
d’obésité, à une surconsommation de produits gras et sucrés et à
une diminution de l’activité physique. Il existerait donc dans l’envi-
Niels Madsen ALPHA/Swansea

ronnement un ou plusieurs facteurs non identifiés qui contribuent à


l’épidémie de surpoids et d’obésité. Des perturbateurs endocriniens
ou des virus, dont certains (bisphénol A, adénovirus 36) connus expé-
rimentalement pour augmenter le poids, pourraient être en cause.
.➜ J.-J. P.. Ces électrodes en or font partie du piège
Y. C. Klimentidis et al., Proc. R. Soc. B, en ligne, 24 novembre 2010
électrique et magnétique de l’expérience ALPHA.

DERNIÈRE minute ...


SCIENCES ET JOURNAL TÉLÉVISÉ sont depuis dix ans liés à l’espace, la bota- des collègues italiens, s’appuyant sur une
En 2009, dans les journaux télévisés du soir des nique et la zoologie. méthode mathématique conçue à l’IHÉS, ont
six principales chaînes françaises, l’information calculé le signal de ces ondes avec assez de
scientifique et technique représente 1,8 pour précision pour qu’il soit identifiable dans les
cent de l’offre totale (14e et dernière place...), LES VIBRATIONS D’UNE ÉTOILE DOUBLE grands détecteurs actuels LIGO et VIRGO.
soit 570 sujets (trois fois moins que le sport). Selon la théorie de la relativité, deux étoiles à
En 2006, meilleure année de la dernière décen- neutrons tournant l’une autour de l’autre émet- Retrouvez plus d’actualités
nie, 880 sujets étaient présentés. Les thèmes
les plus abordés (58 pour cent de la rubrique)
tent d’intenses ondes gravitationnelles. Thi-
bault Damour et Alessandro Nagar, à l’IHÉS, et fr www.pourlascience.fr
et toutes les références sur

12] Actualités © Pour la Science - n° 399 - Janvier 2011


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ON EN REPARLE
Retour sur des sujets déjà traités dans nos colonnes

 DES MARÉCAGES MINIATURES


DANS LES ARBRES  BISPHÉNOL A SUR TICKETS DE CAISSE ET REÇUS

L es plantes seraient responsables de


10 à 30 pour cent des émissions
de méthane, l’un des principaux
gaz à effet de serre. C’est surtout au-des-
sus des forêts tropicales que les nuages
Le bisphénol A, un composant des plastiques durs présent notamment dans les
biberons (voir Le bisphénol A, un danger pour la santé?, Pour la Science, octobre 2010,
http://bit.ly/plsoer396), ne serait toujours pas dangereux pour la santé de l’homme
à la dose journalière tolérable (0,05 milligramme par kilogramme de poids corporel),
fixée par l’Autorité européenne de sécurité des aliments. C’est en tout cas ce qu’an-
de méthane sont importants (voir nonçait la dite agence fin septembre 2010, après avoir examiné les études scientifiques
Méthane, plantes et climat, Pour la Science, testant chez l’animal les effets du bisphénol A, notamment au moment du dévelop-
mars 2007, http://bit.ly/plsoer353). En pement embryonnaire. De récents travaux montraient par exemple une perturba-
effet, les marécages et les microbes qu’ils tion de l’apprentissage et de la mémoire chez des rats exposés à des concentrations
renferment – notamment le long de très faibles de bisphénol A. Mais la méthodologie et l’analyse statistique des résul-
l’Amazone – seraient la principale source tats ne seraient pas convaincantes, selon l’Agence. Pourtant, en novembre 2010, des
naturelle de méthane. Mais d’où vient chercheurs de l’École médicale Harvard à Boston ont ajouté de l’huile sur le feu: en
le reste du méthane atmosphérique ? Des testant les effets de faibles concentrations en bisphénol A sur la formation des gamètes
chercheurs allemands ont montré que les – ovules et spermatozoïdes – chez le ver nématode Caenorhabditis elegans, ils ont
« marécages miniatures » qui se for- montré que la molécule perturbe les mécanismes de réparation de l’ADN, ainsi que
ment dans les branches des arbres tro- l’intégrité et l’agrégation des chromosomes (PNAS, novembre 2010). Les
picaux émettent du méthane (Nature gamètes sont alors mal formés, et les vers stériles.
Geoscience, octobre 2010). Ils ont récupéré En outre, des biologistes de l’INRA de Toulouse ont trouvé une autre
les plantes à longues feuilles de la famille source d’exposition au bisphénol A pour l’homme: les tickets de caisse et
des Broméliacées qui poussent sur ces les reçus de cartes de crédit (Chemosphere, octobre 2010). On suspectait
branches et ont montré qu’elles émettent l’existence d’une source non alimentaire, car l’exposition théorique de la popu-
toutes du méthane : des microbes pro- lation, calculée par extrapolation des quantités de bisphénol A présentes dans les ali-

Shutterstock / Brian A Jackson


ducteurs du gaz s’accumulent dans les ments, ne concorde pas avec les mesures de résidus de ce perturbateur endocrinien
eaux stagnantes à la base de leurs feuilles. dans les tissus humains. En fait, le bisphénol A est utilisé comme révélateur de la
Ces plantes se comportent comme des coloration à l’impression des papiers thermiques et est présent en grande quantité.
marécages miniatures et pourraient expli- Les biologistes ont montré, avec des explants de peau de porc et de peau humaine,
que les deux tiers du bisphénol A déposé à la surface de la peau la traverse. C’est pour-
quoi les caissières en ont souvent davantage dans leur organisme. Le débat et la contro-
verse sont loin de s’achever. Cependant, fin novembre2010, l’Union européenne a
décidé d’interdire la production des biberons au bisphénol A à partir de mars 2011.

quer la forte émission de méthane des Elysium, les deux principales régions vol-
forêts tropicales. D’autres minimarécages caniques. En utilisant les données
restent probablement à découvrir. recueillies entre 1999 et 2004 par le spec-
tromètre pour émissions thermiques
embarqué sur l’orbiteur Mars Global Sur-
veyor de la NASA, des scientifiques italiens
 CYCLE DU MÉTHANE MARTIEN ont montré que les volumes de méthane
dans l’atmosphère présentent un cycle sai-

L ’atmosphère de Mars est constituée


à 95 pour cent de dioxyde de car-
bone, mais on sait depuis 2004
sonnier et des variations d’une année sur
l’autre : la présence de méthane débute au
printemps et augmente jusqu’à l’automne,
Shutterstock / K. S.

qu’elle contient des traces de méthane puis sa concentration diminue fortement


(voir Le méthane, signe de vie sur Mars ou en hiver (Europlanet Media Centre, sep-
Titan ?, Pour la Science, juin 2007, tembre 2010). Il existerait donc une cause
http://bit.ly/plsoer356). Le méthane est persistante de production du gaz, ainsi
Cette plante de la famille des Broméliacées abondant dans trois régions de la pla- qu’un mécanisme capable de l’éliminer
abrite à la base de ses feuilles des eaux
stagnantes responsables d’une partie des nète : Arabia Terra, où se trouve beau- rapidement et efficacement.
émissions de méthane dans l’atmosphère. coup d’eau souterraine, et Tharsis et . Bénédicte Salthun-Lassalle.

© Pour la Science - n° 399 - Janvier 2011 On en reparle [13


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OPINIONS
POINT DE VUE

Les mots de la biologie sont-ils bien choisis ?


Du « gène égoïste » aux « stratégies tricheuses », les termes utilisés
en biologie sont souvent issus du vocabulaire courant. Cet usage
est ancien et reflète une approche unifiée du monde du vivant.
Marc-André SELOSSE et Pierre-Henri GOUYON

L
a question de la terminologie est une conscience. Toutefois, nous pensons sens entre le mot courant et son usage
récurrente dans toutes les dis- que de tels termes sont plus que de simples biologique élargi reflète la place de l’homme
ciplines scientifiques. Le biolo- métaphores, et qu’ils permettent de repla- dans la nature. Un homme tricheur pratique
giste est déconcerté par le cer l’homme au sein du monde du vivant. une forme de tricherie biologique : il ne
vocabulaire du physicien, le géophysicien Commençons par rappeler quelques suit pas la logique sur laquelle repose le sys-
par celui du cosmologiste, tous le sont par emprunts déjà anciens et maintenant tème, et abuse de ceux qui s’y confor-
les termes utilisés par le biologiste. L’utili- stabilisés. La colonisation d’un milieu : une ment. Un homme altruiste divertit une partie
sation de termes préexistants aplanit ce espèce pionnière ne crée pas de colonie. de ses ressources en faveur des autres :
type de difficultés et, comme nous le ver- Le mutualisme – mot repris en 1875 par c’est la forme humaine de l’altruisme bio-
rons, va parfois bien au-delà de simples ima- le biologiste belge Pierre-Joseph Van Bene- logique. Tromper son partenaire, c’est faire
ges. Ainsi, la description du monde vivant den, alors que se créaient les mutuelles en sorte qu’il n’agisse pas au mieux de sa
est parsemée de termes désignant aussi ouvrières – ne vise aucunement l’entraide propre valeur sélective, en biologie, ou de
des comportements humains. sociale. Mutualisme et colonisation, utili- son intérêt propre, en société.
On parle de stratégie écologique pour sés dans le deuxième paragraphe, ne heur- Déjà, pour les botanistes du XVIIIe siècle,
désigner la façon dont une espèce coloni- tent plus un biologiste actuel. Lorsque le décrire une fleur avec des mots issus de la
se un milieu ; dans une relation à bénéfices rôle de la fleur dans la fécondation a émergé, sexualité humaine recelait une vision uni-
réciproques, ou mutualisme, un tricheur est au XVIIIe siècle, des termes issus de la vie du ficatrice du monde. Le titre complet de l’ou-
celui qui obtient des ressources d’un par- couple ont été utilisés pour la décrire. Un vrage de Linné évoqué plus haut est
tenaire sans rien lui fournir en retour. éloquent : « Préliminaire aux épou-
Quant aux altruistes, telles les four-
mis ouvrières qui sacrifient leur
LES MOTS À CONNOTATION HUMAINE sailles des plantes dans lequel [...]
la véritable analogie des plantes avec
propre reproduction à celle de la aident à penser l’unité du vivant. les animaux est montrée. » Aujour-
reine, ils fournissent un bénéfice d’hui, on considère qu’une ressem-
sans nécessairement recevoir d’avantages ouvrage de Linné sur les fleurs, en 1729, blance est soit issue d’un ancêtre commun
en échange, du moins en apparence. Un introduit aux « épousailles des plantes », (homologie), soit acquise indépendamment
signal honnête informe sur les qualités de et certains termes sont restés : le gynécée, par deux espèces au cours de leur évolution
l’individu : chez un oiseau mâle, de belles ensemble des pièces femelles de la fleur, (convergence). Linné ne pensait pas en ces
plumes indiquent qu’il est sain. L’honnêteté désignait la pièce de la maison grecque où termes, mais il rapprochait deux mécanismes
s’oppose à la tromperie : les orchidées vivaient les femmes, et le thalamus (le socle par l’emploi du même mot.
sans nectar ressemblent tant à des fleurs de la fleur), la chambre nuptiale, lieu des La sélection naturelle est née d’un glis-
nectarifères que les insectes s’y trompent épousailles. Dans la relation entre un pa- sement semblable : des amis de Darwin lui
et pollinisent la fleur sans s’y nourrir ! Enfin, rasite et son hôte, le second n’invite pas le déconseillaient le mot sélection, qui leur sem-
un gène est dit égoïste quand sa propre premier... En 1665, Robert Hooke a nommé blait personnaliser la nature. En effet, au
reproduction diminue le succès reproduc- la cellule, mais ce n’est pas une pièce de XIXe siècle, la sélection était une activité
teur de l’individu qui le porte. monastère ou de prison ! humaine. Darwin, dont la démarche partait
Un tel usage anthropomorphique des Ce réemploi de termes n’est-il pas néan- de la sélection artificielle, a tenu bon... et a
mots peut choquer, car il suggère un but ou moins maladroit ? Non, car la proximité de réussi. Aujourd’hui, la sélection est un tri

14] Point de vue © Pour la Science - n° 399 - Janvier 2011


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Opinions

sur une variation héritable, par les circons- différents, c’est perdre de vue les proprié- œuvre la conscience : quand on a peur, on
tances naturelles ou par l’homme: le concept tés communes. fuit; quand on voit une personne en détresse,
a été étendu, soulignant des mécanismes Plutôt que de dissimuler le risque d’an- on l’aide, sans toujours réfléchir. L’homme
semblables. Au passage, notons que l’ambi- thropomorphisme derrière des vocables dif- ne relève pas d’une nature originale qui
guïté s’efface avec le temps. C’est sans doute férents selon qu’il s’agit de l’homme ou de différerait de la nature animale.
pourquoi le langage ne distingue pas toujours la nature, nous devrions donc expliciter ce Refuser l’emploi de mots communs à
les processus conscients ou volontaires : on risque, en particulier dans les enseigne- l’homme et à la nature, c’est remplacer l’an-
parle de soins parentaux ou de chasse chez ments. Quand nous élargissons au monde thropomorphisme par une forme d’an-
l’homme comme chez l’animal, que le pro- vivant l’emploi de mots issus du quotidien thropocentrisme. En revanche, des mots
jet soit volontaire et conscient ou non. humain, nous généralisons des lois et des à connotation humaine aident à replacer
Ces emprunts sont donc moins des mécanismes naturels, valables aussi pour l’homme dans le monde naturel et à penser
métaphores que des glissements de sens. les souris ou les cèpes... Bien sûr, comme l’unité du vivant. I
Utiliser des termes identiques souligne des toutes les espèces, l’homme a ses parti-
similitudes, issues d’une origine commune cularités, dont une conscience de lui-même Marc-André SELOSSE est professeur
ou d’une convergence évolutive. Forger des et l’intentionnalité qui en résulte. Mais les à l’Université Montpellier II.
mots nouveaux spécifiques n’est pas une neuropsychologues confirment chaque jour Pierre-Henri GOUYON est professeur
au Muséum national d’histoire naturelle, à Paris.
alternative : la biologie étouffe de termes un peu plus que de nombreux actes humains,
désignant le même phénomène dans des outre les fonctions autonomes telles que Réagissez en direct
contextes différents. Retenir des termes la respiration ou la soif, ne mettent pas en fr à cet article sur
www.pourlascience.fr

ÉCONOMIE

Comment sortir de la crise ?


Plusieurs stratégies sont possibles pour restaurer la confiance et relancer
les investissements; mais le choix se fera au détriment de certaines
classes de la population et en faveur d’autres.
Ivar EKELAND

V
oici que s’ouvre l’année 2011, de relance économique par des investis- il paraît inconcevable que des spécia-
et l’économie mondiale est sements publics et des réductions d’impôts. listes divergent à ce point. Virez les écono-
toujours en récession. Plus Pour qui a été formé aux sciences exactes, mistes, et mettez des physiciens à la place :
de deux ans après l’éclate- l’économie ne doit pas être beaucoup plus
ment de la bulle hypothécaire aux États- difficile à modéliser que la météorologie ou
Unis, la confiance n’est pas revenue. Au le climat, et une fois qu’on aura trouvé le
contraire, la méfiance s’étend dorénavant bon modèle, il suffira de le faire tourner.
des banques aux États : 2008 a vu la chute Nous avons tous en tête le modèle des
de Lehman Brothers, et 2011 risque fort de gaz parfaits, où l’agitation désordonnée des
voir la banqueroute de la Grèce, de l’Ir- molécules au niveau microscopique se tra-
lande ou du Portugal. duit au niveau macroscopique par trois
Pourtant, les bons conseils n’ont pas variables, la pression, le volume et la tem-
manqué. Ils sont même contradictoires. Les pérature, liées par la loi de Mariotte PV = RT.
J.-M. Thiriet

uns préconisent une politique d’austérité, La tentation est grande d’étendre ce modèle
en vue de réduire le déficit budgétaire et à l’économie, et de supposer que les com-
la dette publique, les autres une politique portements individuels se traduisent au

© Pour la Science - n° 399 - Janvier 2011 Économie [15


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Opinions

niveau collectif par des variables agré- mique soit bénéfique pour tout le monde en Des investisseurs privés, disent les uns :
gées, liées par des lois que l’économiste même temps. Pour que l’économiste fasse pour l’instant, ils sont assis sur leur argent,
se doit de découvrir. Malheureusement, l’ana- des recommandations, il lui faudra donc car aucun placement n’est suffisamment
logie est trompeuse. Les molécules de gaz faire des choix, privilégier tel groupe, ou telle sûr, mais en rétablissant le crédit des États
sont identiques et interchangeables, alors échéance, aux dépens de tel autre. Si ces par une politique budgétaire rigoureuse, on
que les individus diffèrent d’une multitude choix sont explicites, tant mieux, mais rétablira la confiance et l’argent quittera les
de manières, allant de leur physique à leur comme ils sont le plus souvent implicites, coffres des banques et les bas de laine. Du
rang dans la société. Les molécules n’agis- ils paraissent nécessaires. L’économiste secteur public, disent les autres: quand plus
sent les unes sur les autres que par des est un peu dans la situation du confesseur personne ne veut dépenser, c’est à l’État de
collisions, alors que les individus peuvent du roi : personne ne l’empêche de se reti- le faire. En finançant de grands travaux, et
s’influencer de bien des façons. L’évolution rer dans une chartreuse pour prier Dieu, des investissements d’infrastructure, il met-
du gaz ne dépend que de son état présent, ou d’enseigner la théologie dans quelque tra de l’argent en circulation, dans des condi-
alors que l’évolution de la société dépend université, mais il est tellement plus grati- tions qui feront qu’il ne sera pas thésaurisé,
aussi des anticipations que forment ses fiant de côtoyer les puissants et d’influen- et qu’il en entraînera d’autres.
membres sur son état futur. Bref, il n’est nul- cer leurs décisions ! Mais pour cela, il faut Qui a raison ? Tous les deux peut-être :
lement évident, et il est même probablement savoir se mettre à leur place et pratiquer il s’agit juste de savoir ce qu’on veut. Cha-
faux, que l’on puisse oublier toute la struc- l’art de concilier leur conscience avec leur cune de ces politiques favorisera cer-
ture fine de la société et se contenter de intérêt : cela s’appelle la casuistique. taines catégories, la première les rentiers
quelques variables macroéconomiques Revenons à la question qui nous occupe: et les financiers, la seconde les salariés et
qui suffiraient à décrire l’état de celle-ci. comment sortir de la crise ? On peut au les industriels. Les choix de nos gouverne-
Et ce n’est pas tout ! Il ne s’agit pas seu- moins signaler un progrès de la pensée éco- ments révéleront (si ce n’est déjà fait) leurs
lement de comprendre, on veut aussi agir. nomique : plus personne ne croit à la loi de préférences. I
Mais les états de la société sont complexes, Say, suivant laquelle l’offre crée sa propre
et il est bien rare qu’une politique écono- demande. D’où viendra donc la demande ? Ivar EKELAND est professeur d’économie.

DÉVELOPPEMENT DURABLE

Le « charbon vert » est-il vraiment vert ?


Ce matériau qui piège le carbone doit faire ses preuves.
Richard ESCADAFAL, Antoine CORNET et Martial BERNOUX

A
lors que la concentration du L’idée est née d’observations effectuées c’est-à-dire entre 400 et 500°C, et en quasi-
dioxyde de carbone augmente dans les années 1960 sur les terras pre- absence d’oxygène. Diverses techniques de
dans l’atmosphère, diverses tasde l’Amazonie centrale. Ces terres noires, pyrolyse produisent des gaz (dioxyde et
techniques visant à piéger ce bien plus fertiles que la moyenne des sols monoxyde de carbone, hydrogène, méthane),
gaz sont à l’étude. L’une d’elles consiste à pro- amazoniens, ont entre 500 et 2 500 ans. dont certains sont combustibles et réutili-
duire et enfouir du biochar (pour bio-char- Elles résultent de l’accumulation de matière sables, et du biochar. Ce dernier a l’avantage
coal), ou charbon vert. Il s’agit d’une forme de organique mélangée à des résidus de de résister à la décomposition. Ainsi, la fabri-
charbon végétal, non pas du charbon de bois, combustion produits par des communau- cation et l’utilisation du biochar laisse-
mais un produit poreux et stable. Incorporé tés amérindiennes. raient échapper dans l’air beaucoup moins
dans les sols, il aurait deux vertus : il piége- On sait aujourd’hui obtenir un carbone de gaz à effet de serre que des résidus végé-
rait de grandes quantités de carbone durant stable comparable à celui des terras pretas taux se décomposant sur le sol ou enfouis.
des centaines d’années, tout en améliorant et incorporable aux sols. Pour ce faire, on Avant d’utiliser le biochar à grande échel-
les propriétés agronomiques des sols. brûle des résidus végétaux par pyrolyse, le, il nous faut lever plusieurs incertitudes.

16] Développement durable © Pour la Science - n° 399 - Janvier 2011


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Opinions

Les effets bénéfiques observés sur quel- s’inquiètent des éventuels effets biolo-
ques sols pauvres d’Amazonie le sont-ils giques du biochar incorporé dans les sols.
aussi sur d’autres terres ? En effet, la pyrolyse produit des composés
Lorsque la pyrolyse des résidus végé- aromatiques polycycliques, dont certains
taux est conduite dans une installation bien sont toxiques et seraient piégés dans le
contrôlée, les expériences réalisées ont charbon vert. Par manque d’expérimenta-
confirmé que le bilan est bien «carbone néga- tions à long terme, on ignore la destinée de
tif » : le biochar piège plus de carbone que ce ces résidus toxiques dans les sols et leur
qu’aurait permis le processus naturel de impact biologique.
décomposition des mêmes matières orga- Une autre question a trait aux effets
niques, et la fraction de dioxyde de carbone concurrentiels du biochar. Les régions sèches,
et d’autres gaz à effet de serre relâchée dans aux sols souvent pauvres, sont celles qui
l’atmosphère est donc plus faible. Quant au en auraient le plus besoin. Cependant, fabri-
bilan énergétique, il reste à déterminer, car quer sur place du biochar impliquerait de cul-
tiver des plantes dédiées à la production de
biomasse, ce qui concurrencerait les cultures
PRODUIRE DU BIOCHAR alimentaires, ou bien d’utiliser les résidus
risque-t-il de concurrencer des récoltes. Or ces derniers sont souvent
les productions alimentaires? utilisés pour nourrir le bétail. De plus, là où
la fertilité des sols a baissé, les agronomes
l’enfouissement du biochar exige un labou- proposent d’enfouir les résidus végétaux,
rage mécanique qui consomme inévitable- fumiers et composts pour stimuler la vie bio-
ment de l’énergie fossile. logique des sols ; produire du biochar ris-
Toutefois, ses bilans carbone et énergéti- querait de concurrencer cette pratique.
que ne valent que si le biochar n’a pas d’effets On pourrait certes imaginer que les
négatifs sur les sols, ou mieux s’il les amé- régions excédentaires en résidus verts
liore. Or il est difficile de déterminer globale- (pailles de riz, bagasses de canne à sucre,
ment ses propriétés agronomiques. Le produit tiges de maïs, etc.) produisent le biochar.
peut être obtenu à partir de diverses matières Mais il faudrait alors le transporter jusqu’aux
premières organiques, pas seulement végé- zones utilisatrices. En sus du processus
tales: ses qualités varient donc. de fabrication lui-même, les bilans carbone
Des mesures ont confirmé que, en com- et énergétique tenant compte de la collecte,
paraison de sols enrichis par de la matière du conditionnement, du transport et de la
organique, des sols contenant du biochar distribution seraient-ils encore positifs ?
augmentent la diffusion des éléments nutri- Selon nous, le biochar n’est sans doute
tifs vers les plantes et la biomasse micro- pas la solution que certains ont cru voir,
bienne. Mais ces effets agronomiques varient mais un des moyens qui, bien utilisés, peu-
beaucoup selon les matières premières qui vent contribuer à une gestion durable des
ont été pyrolysées. Au Congrès mondial 2010 terres et de l’environnement, tout en assu-
de science des sols, qui s’est tenu à Brisbane rant une amélioration de la production agri-
en août 2010, une vingtaine de communi- cole. Des recherches de terrain sont encore
cations ont évoqué des effets tant positifs indispensables pour s’en assurer. I
que négatifs, ou non concluants.
Le plus souvent, au début de son utili- Richard ESCADAFAL, Antoine CORNET
sation, le biochar améliore les sols pauvres, et Martial BERNOUX sont chercheurs
à l’IRD et membres du Comité scientifique
mais certaines études ont mis en évidence français de la désertification
des effets négatifs à plus long terme. Ainsi, (www.csf-desertification.org)
certains charbons verts hydrophobes ren- F. G. A. Verheijen et al., Biochar application
dent la surface des sols imperméable, favo- to soils - A critical scientific review of effects
risant le ruissellement et l’érosion. D’autres on soil properties, processes and functions,
Office of the Official Publications
nuisent aux populations de vers de terre. of the European Communities,
Par ailleurs, plusieurs équipes de recherche Luxembourg, 149 pp., 2010.

© Pour la Science - n° 399 - Janvier 2011 Développement durable [17


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Opinions

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Faut-il complètement décharger une batterie ?


Pour améliorer sa durée de vie, oui. Mais pour augmenter
ses performances, ce n’est pas utile.
Patrice SIMON et Mathieu MORCRETTE

L
es batteries occupent aujour- consommés par une réaction dite de réduc- De même, complètement chargée, l’électrode
d’hui une place importante dans tion de son matériau actif. Durant la décharge, négative fonctionne dans un domaine de
la vie quotidienne (téléphones, la tension de l’accumulateur – ou différence potentiels où l’électrolyte n’est pas stable
ordinateurs portables, etc.). de potentiels des deux bornes – diminue. Lors et se réduit : une couche dite de passiva-
On aimerait tous utiliser des batteries plus de la recharge, la réaction n’est pas sponta- tion se forme à la surface de l’électrode.
performantes. Or l’autonomie et la durée de née: de l’énergie est nécessaire pour rame-
vie des batteries dépendent de la technique ner les matériaux actifs à leur état initial.
et des matériaux utilisés. Mais leurs per- Maintenir un accumulateur «rechargé»
Batteries lithium-ion
formances changent-elles selon la façon ou ne s’en servir que lorsqu’il est peu chargé La croissance de cette couche a deux effets:
dont on les utilise ? n’est pas anodin. Quand les matériaux d’élec- elle augmente la résistance interne de la
Une batterie comprend plusieurs accu- trodes sont en permanence rechargés, s’ils batterie, ce qui diminue sa puissance, et elle
mulateurs électrochimiques (ou piles rechar- sont stables et n’évoluent pas dans le temps, consomme des ions lithium, ce qui réduit sa
geables) branchés en série ou en parallèle. cela ne pose pas de problème. Mais pour les capacité. Ainsi, le vieillissement de l’accu-
Un accumulateur fournit et stocke l’énergie accumulateurs utilisant des électrodes posi- mulateur dépend de l’état de charge dans
grâce à la transformation chimique de maté- tives en nickel par exemple, à l’état chargé, lequel est stockée la batterie. Plus le matériau
riaux «actifs», qui échangent des électrons. le matériau actif est sous forme d’oxy- actif de l’électrode négative est conservé sous
Il est formé de deux électrodes composées hydroxyde de nickel de type bêta (β-NiOOH). sa forme réduite, plus il y a de réactions de
chacune d’un collecteur métallique de cou- Ce composé peut être réduit et oxydé un grand dégradation formant la couche de passivation.
rant – qui transporte les électrons –, recou- nombre de fois, ce qui confère à la batterie Et la température amplifie ces phénomènes.
vert d’un matériau actif fonctionnant à un une grande durée de vie. Mais quand le Une couche de passivation apparaît aussi
potentiel électrique donné. L’électrode posi- β-NiOOH est maintenu à haut potentiel, il se sur les électrodes positives en oxyde de cobalt
tive a le potentiel le plus élevé et est reliée à transforme en plusieurs semaines en une lithié des batteries fonctionnant à 3,9 volts.
la borne positive de l’accumulateur ; l’élec- structure différente, nommée α-NiOOH. Or ce En revanche, les nouveaux accumulateurs
trode négative a le potentiel le plus faible. composé ne se décharge que partiellement. lithium-ion qui fonctionnent à plus faible
Les électrodes sont immergées dans Garder cette batterie en état de charge élevée potentiel (3,5 volts), avec une électrode posi-
un liquide (ou un gel), nommé électrolyte, qui diminue donc sa durée de vie. Y a-t-il une solu- tive en phosphate de fer lithié (LiFePO4), ne
contient des ions. Quand l’accumulateur est tion? Décharger tous les mois la batterie au forment pas cette couche de passivation.
débranché, les électrodes ne sont pas connec- nickel évite la formation de cette phase Ainsi, une décharge complète ne resti-
tées par un circuit externe et les électrons ne indésirable. C’est ce qui était recommandé tue pas les propriétés initiales de la batterie
circulent pas. Dès que l’on branche un appa- avec les batteries nickel-cadmium, qui ne sont lithium-ion. Mais une batterie déchargée régu-
reil aux bornes de l’accumulateur, les élec- plus utilisées par le grand public. lièrement vieillira moins vite, car le risque de
trodes tendent à égaliser leur potentiel en Qu’en est-il du plus populaire des accu- formation des couches de passivation dimi-
échangeant des électrons. La continuité élec- mulateurs à lithium-ion ? Dans ce système, nue, et ce, d’autant plus que sa tempéra-
trique s’établit et un flux d’électrons est pro- les matériaux utilisés ne sont pas tous stables ture reste basse (environ 20 °C). ■
duit à l’électrode négative: le matériau actif aux potentiels de fonctionnement de l’ac-
se transforme en libérant des électrons selon cumulateur. Par exemple, l’aluminium, le col- Patrice SIMON est professeur en sciences
une réaction d’oxydation. Ces électrons tra- lecteur de courant de l’électrode positive, des matériaux à l’Université Paul Sabatier
de Toulouse, dans le Laboratoire CIRIMAT.
versent l’appareil, l’alimentant au passage, et s’oxyderait s’il n’y avait pas une couche pro- Mathieu MORCRETTE dirige le Laboratoire
arrivent à l’électrode positive où ils sont tectrice de fluorure d’aluminium très stable. de réactivité et chimie des solides, à Amiens.

18] Opinions © Pour la Science - n° 399 - Janvier 2011


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COURRIER DES LECTEURS


Pour réagir aux articles : courrier@pourlascience.fr
fr ou directement sur les pages correspondantes du site www.pourlascience.fr

. PYREX ET DILATATION.  RÉPONSE D’ALAIN LÉGER pond à un autre univers que celui de l’entrée, et
Dans la dernière rubrique Idées de physique À ma connaissance, aucun satellite de planète qu’il est impossible de rejoindre celui-ci en retra-
(Le verre : attention, fragile ! Pour la Science extrasolaire n’a à ce jour été mis en évidence. versant le trou de ver. Cela étant, les trous de
n° 398, décembre 2010, En revanche, il n’est pas certain qu’une grande vers sont des objets fondamentalement instables,
http://bit.ly/pls398_idphys), les auteurs variabilité des saisons et du climat soit un fac- et il est très peu probable de réussir à en pro-
évoquent le pyrex, « trois fois moins dilatable teur si négatif pour l’émergence de la vie. Les duire un d’une taille et d’une durée de vie macro-
que le verre usuel ». Qu’est-ce que le pyrex, grandes étapes évolutives ont souvent été liées scopiques. Il semble donc qu’il y ait des raisons
et à quoi est due cette propriété ? à des catastrophes, qui ont ouvert de nouveaux indépendantes des paradoxes temporels qui
Georges Wattelse environnements pour les êtres vivants. En empêchent les trous de ver d’exister.
témoigne par exemple la catastrophe survenue
 RÉPONSE DE JEAN-MICHEL COURTY il y a 65 millions d’années qui a décimé les dino-
Le verre standard est un verre sodocalcique, com- saures et permis l’essor des mammifères.
posé de 72 % de silice, 13 % de soude et 5 % de
chaux. Le pyrex est en revanche un verre borosi- . TROUS DE VER ET VOYAGE TEMPOREL.
licate, formé de 80 % de silice, 13% d’anhydride L’article Peut-on créer une machine à remonter
borique, 4 % de soude et 3 % d’alumine. Quelles le temps ? (Pour la Science n° 397,

A. Riazuelo/IAP/UPMC/CNRS
sont les conséquences de ces différences de com- novembre 2010, http://bit.ly/pls397_davies)
position ? Le composant principal du verre stan- présente un voyage relativiste du type
dard, la silice, constitue le réseau matériel de base, « jumeaux de Langevin » comme un voyage
tandis que la soude est un fondant, qui diminue dans le temps. Ne s’agit-il pas plutôt
la température de fusion: de 1730°C pour la silice d’un simple écart de temps propre ? Un trou de ver permet en théorie de voyager
pure, on peut descendre à 1 400 °C. L’ajout de Par ailleurs, avec une machine à voyager dans le temps.
soude augmente le coefficient de dilatation. dans le temps, une partie du système
Dans le pyrex, l’anhydride borique est lui disparaît pour réapparaître à une autre . À QUOI SERT LA TORRÉFACTION ?.
aussi un oxyde formateur, ou vitrifiant (il peut for- époque. L’énergie totale du système n’est L’article Les « décas » contiennent-ils
mer un verre tout seul). Son point de fusion est pas conservée. Cette violation des lois de la caféine ? (Pour la Science n° 398,
de 2 300 °C, mais il a aussi les propriétés d’un de la thermodynamique n’élimine-t-elle pas décembre 2010, http://bit.ly/pls398_cafe)
fondant en abaissant la température de fusion la possibilité d’une machine à remonter suscite chez moi la question suivante :
de la silice. Il réduit le coefficient de dilatation. le temps ? Qu’en est-il dans le cas d’un trou pourquoi torréfie-t-on le café ?
Quant à expliquer pourquoi ce changement d’élé- de ver, comme décrit dans l’article ? Armand Liégeois
ment a cet effet, il faudrait examiner de près les Pierfranck Pelacchi
potentiels interatomiques (voir Contraction ther-  RÉPONSE DE MICKAËL NAASSILA
mique, Pour la Science n°371, septembre 2008,  RÉPONSE D’ALAIN RIAZUELO Torréfier le café consiste à faire griller les grains
http://bit.ly/pls371_idphys). Comme l’indique l’encadré de Marc Lachièze-Rey pour en révéler tous les arômes. La réaction chi-
accompagnant l’article de Paul Davies, le temps mique de Maillard, ou caramélisation, détermine
. L’OBLIQUITÉ DES SUPER-TERRES. qui passe peut, d’un point de vue sémantique, la constitution de ces arômes. La torréfaction est
L’article Des super-Terres accueillantes être appelé un voyage dans le futur. La théorie responsable du goût du café, et plus elle est longue,
(Pour la Science n° 396, octobre 2010, de la relativité nous dit que ce voyage est certes plus le café sera corsé.
http://bit.ly/pls396_superterres) évoque sans retour, mais qu’il peut s’effectuer à des On peut acheter des grains non torréfiés,
un équilibre de l’atmosphère des exoplanètes vitesses différentes. de couleur verte; ils prendront une teinte blonde,
telluriques en fonction de leur tectonique Concernant les trous de ver, ce sont des brune ou noire selon la durée de torréfaction. Une
et de la convection dans leur manteau. objets relativement bien décrits par les lois phy- torréfaction courte donnera un café acide ; plus
Est-ce que l’obliquité a été intégrée dans siques et il n’y a pas de problème de conserva- longue, le café gagnera en amertume. Les
les modèles ? En effet, la stabilisation tion de l’énergie, puisque si la masse du trou de grains sont habituellement chauffés à environ
de l’obliquité et la régularité des saisons ver augmente quand le voyageur y pénètre, 200 °C pendant une vingtaine de minutes. Cer-
qui en découle semblent être un facteur elle va décroître à une autre époque – antérieure tains cafés bon marché sont chauffés une dizaine
important pour le développement de la vie. ou postérieure – quand le voyageur en ressort. de minutes à environ 800 °C. Le café sera ensuite
A-t-on déjà détecté des exoplanètes avec En revanche, les problèmes classiques de cau- consommé après au moins un ou deux jours de
un satellite qui, comme la Lune avec la Terre, salité du type « paradoxe du grand-père » res- repos. Les grains verts peuvent être conservés
stabilise leur obliquité ? tent d’actualité. On peut évacuer ce paradoxe en plusieurs années, mais le café torréfié craint l’hu-
Yannick Michaud supposant que la sortie du trou de ver corres- midité et la lumière.

© Pour la Science - n° 399 - Janvier 2011 Opinions [19


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Matière noire, énergie sombre, cosmologie, univers, physique des particules, supersymétrie, wimps, super-wimps, galaxie naine, interaction faible

Cosmologie

Mark Trodden et Jonathan Feng

1. TELLE CETTE TERRE CACHÉE derrière


un des piliers de la nébuleuse de l’Aigle (mon-
tage), un monde à part entière de matière noire
pourrait être dissimulé à nos yeux.
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L e 23 septembre 1846, Jonathan Gott-


fried Galle, directeur de l’Obser-
vatoire de Berlin, reçoit une lettre
qui va changer le cours de l’histoire de l’as-
tronomie. Elle émane d’un Français, Urbain
les ; il s’agirait en somme d’un univers
entier, discrètement imbriqué dans le nôtre.
Ces idées tranchent avec la vision qui
a longtemps prévalu, à savoir que la
matière noire et l’énergie sombre sont les
LES AUTEURS

Le Verrier, qui a étudié le mouvement substances les plus indifférenciées du cos-


Mark TRODDEN est codirecteur
d’Uranus et en a conclu que sa trajectoire mos. Depuis que les astronomes ont ima- du Centre de cosmologie
perturbée ne peut s’expliquer que par l’at- giné l’existence de la matière noire, dans des particules à l’Université
traction gravitationnelle d’un objet encore les années 1930, ils considéraient qu’elle de Pennsylvanie, aux États-Unis.
non observé. Galle pointe cette nuit-là son était avant tout une forme de matière Jonathan FENG est professeur
de physique à l’Université
télescope dans la région indiquée par Le inerte. Les observations suggèrent que sa de Californie à Irvine.
Verrier, et découvre la planète Neptune. masse représente environ six fois celle de
Un scénario semblable, où les astro- toute la matière ordinaire. Les galaxies et
nomes observent des mouvements céles- les amas de galaxies seraient enchâssés
tes anormaux, en déduisent la présence dans des « halos » géants de matière noire.
de matière inobservée et partent à sa Pour qu’une telle quantité de matière
recherche, se rejoue aujourd’hui en cos- échappe à la détection directe, elle doit être
mologie. Dans cette version, la planète constituée de particules interagissant à
Uranus est remplacée par des étoiles et des peine avec la matière ordinaire ou avec le
galaxies au mouvement anormal, et des rayonnement, ainsi qu’entre elles. Ces par-
substances qui ont jusqu’à présent échappé ticules ne feraient qu’exercer une force gra-

La matière noire, qui représente un quart


du contenu de l’Univers, pourrait former
un monde riche et complexe en soi,
imbriqué dans le nôtre.

à l’observation, nommées faute de mieux vitationnelle sur la matière ordinaire, dite L’ E S S E N T I E L


« matière noire » et « énergie sombre », baryonique. Les astronomes pensent que
jouent le rôle de Neptune. Les anomalies les halos se sont formés assez tôt dans l’his- ✔ L’Univers semble
observées fournissent quelques indices toire de l’Univers, et qu’ils ont alors attiré contenir une forme
sur ces deux acteurs. La matière noire sem- la matière ordinaire. Celle-ci ayant un riche inconnue de matière,
ble constituée d’amas de particules invi- éventail d’interactions possibles, elle s’est appelée « matière noire »,
sibles qui remplissent inégalement l’espace, assemblée en structures de plus en plus qui ne se manifeste
tandis que l’énergie sombre est uniformé- complexes, tandis que la matière noire, que par son influence
ment répartie et semble intégrée à la trame inerte, restait dans son état primitif. gravitationnelle.
de l’espace lui-même. Les scientifiques
n’ont pas encore réussi à observer sans
Quant à l’énergie sombre, son seul rôle
semble être d’accélérer l’expansion de
✔ Les principaux
candidats au titre
ambiguïté ces protagonistes invisibles, l’Univers, et selon tous les indices dont
de matière noire
mais des indices prometteurs, tels que des nous disposons, elle n’a pas évolué durant
sont des particules
signaux dans les détecteurs de particu- toute l’histoire cosmique.
massives interagissant
les, s’accumulent. La perspective que la matière noire
très peu, dénommées WIMP.
Après sa découverte, Neptune s’est puisse être intéressante n’est pas tant un
La matière noire est ainsi
révélée être une planète fascinante en elle- développement de l’astronomie que de
considérée comme inerte.
même. En sera-t-il de même de la matière la physique des particules. Les physiciens
noire et de l’énergie sombre ? Les scienti- des particules ont pour habitude de décou- ✔ La matière noire
J. Hester et P. Scowen, University of Arizona and NASA/ESA

fiques envisagent de plus en plus sérieu- vrir des formes de matière inconnues à pourrait cependant être
sement que la matière noire, en particulier, partir du comportement de la matière plus complexe que prévu :
ne soit pas juste un paramètre d’ajuste- connue, et leurs observations sont indé- elle pourrait interagir avec
ment nécessaire pour rendre compte du pendantes des phénomènes cosmiques. elle-même ou avec d’autres
mouvement de la matière visible, mais bel Dans le cas de la matière noire, tout formes d’énergie
et bien un pan caché de l’Univers, doté a commencé par la découverte de la dés- par le biais de forces
de sa propre et riche « vie intérieure ». La intégration bêta au début du XXe siècle. inconnues. De quoi former
matière noire pourrait être constituée de Le physicien italien Enrico Fermi a cher- un monde à part,
toute une panoplie de particules incon- ché à expliquer le phénomène en postu- avec sa propre complexité.
nues interagissant via des forces nouvel- lant l’existence d’une nouvelle interaction

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gétiques qui se sont alors déroulées en ont


à la fois créé et détruit. L’évolution du
nombre de WIMP dépend de deux effets
contraires liés à l’expansion cosmique.
D’une part, le refroidissement du cosmos
a réduit la quantité d’énergie disponi-
ble, si bien que le nombre de WIMP créées
a dû décroître. Mais, d’autre part, la
dilution des particules a réduit la fré-

Max Planck Institute for Astrophysics/Heidelberg Institute for Theoretical Studies


quence des collisions jusqu’à ce qu’elles
cessent complètement. À ce point, une
dizaine de nanosecondes après le Big
Bang, le nombre de WIMP s’est figé. L’Uni-
vers n’avait plus l’énergie nécessaire pour
en créer, ni la densité suffisante pour en
détruire par collisions.
Étant donné la masse attendue des
WIMP et l’intensité de leurs interactions,
qui détermine la fréquence à laquelle elles
s’annihilent mutuellement, les physiciens
peuvent calculer combien il devrait en res-
ter aujourd’hui. Chose étonnante, ce nom-
bre est compatible avec celui requis pour
2. PAR L’INTERMÉDIAIRE DE LA GRAVITÉ, la matière noire domine l’Univers et sculpte le réseau rendre compte de la matière noire cosmi-
des galaxies. Des recherches récentes suggèrent que la matière noire pourrait également exer- que aujourd’hui, dans la limite de la pré-
cer d’autres forces. Cette image de la simulation Millenium représente la répartition de matière cision des mesures. Coïncidence ? En
dans une région d’environ 1,2 milliard d’années-lumière de largeur. tout cas, l’existence de ces particules, moti-
vée par une énigme centenaire de la phy-
fondamentale, et de nouvelles particules tifs du LHC , le grand collisionneur de sique des particules, expliquerait avec
médiatrices de cette force. Cette force était hadrons du CERN, à Genève, est de met- élégance les observations cosmologiques.
similaire à l’interaction électromagnéti- tre en évidence ces particules, qui
que, et ses médiateurs, aux photons, mais
avec une différence clef. Contrairement
devraient avoir des masses comparables
à celles des bosons W et Z. De fait, selon
Des particules faibles
aux photons, dépourvus de masse et donc les physiciens, des dizaines de particu- et inertes
très mobiles, Fermi pensait que les nou- les de ce type attendent peut-être d’être Autre argument en faveur des WIMP : elles
velles particules devaient être lourdes. découvertes : une pour chacune des par- sont inertes. D’après les calculs, près d’un
Leur masse limiterait leur portée et expli- ticules connues, à en croire les théories milliard de ces particules ont traversé votre
querait pourquoi cette force passe ina- dites supersymétriques qui tentent d’uni- corps depuis que vous avez commencé à
perçue, hormis son action sur les noyaux fier les interactions fondamentales. lire cet article, sans aucun effet visible,
atomiques. Pour reproduire les taux Parmi ces particules hypothétiques se sauf chance extraordinaire. On estime
observés de désintégration bêta, les par- trouve une famille désignée par le terme qu’en un an, environ une seule WIMP en
ticules médiatrices devaient être environ de WIMP (Weakly Interacting Massive Par- moyenne va interagir avec un noyau
100 fois plus massives que le proton, ticles, ou particules massives interagissant atomique de vos cellules.
soit environ 100 gigaélectronvolts en uni- faiblement – wimp signifie également Pour espérer détecter des événements
tés d’énergie. « mauviette » en anglais). Leur nom vient aussi rares, les physiciens ont conçu des
du fait que ces particules ne sont sensibles détecteurs qui mettent en jeu de grands
La piste qu’à l’interaction faible. Étant indifféren-
tes aux interactions électriques et magné-
volumes de liquide ou d’autres matériaux,
surveillés sur de longues périodes. Par ail-
de la supersymétrie tiques qui dominent notre monde, elles leurs, les astronomes cherchent dans la
La force imaginée par Fermi est aujourd’hui sont totalement invisibles et n’ont prati- Galaxie des sursauts de rayonnement éner-
nommée interaction faible, et les particu- quement aucun effet sur les particules nor- gétique qui traduiraient l’annihilation de
les médiatrices sont les bosons W et Z, males. En d’autres termes, ce sont des WIMP . Une troisième façon de trouver
découverts dans les années 1980. Ce ne sont candidates idéales pour la matière noire. ces particules serait de les créer directe-
pas des particules de matière noire, mais Mais ces particules sont-elles assez ment au LHC, ou dans d’autres expérien-
leurs propriétés suggèrent l’existence de nombreuses pour représenter l’énorme ces sur Terre (voir l’encadré page 26).
matière noire. En effet, leur masse élevée quantité de matière noire observée ? Au vu des efforts aujourd’hui consa-
laisse penser que quelque chose agit sur Comme toutes les particules, les WIMP crés à la recherche des WIMP, on pourrait
elles, des particules inconnues qui leur auraient été produites peu après le Big penser que ces particules sont les seules
font « prendre du poids ». L’un des objec- Bang. Les collisions de particules éner- candidates plausibles pour la matière noire.

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CE QUI SE CACHE DU CÔTÉ OBSCUR


Les observations astronomiques
ont révélé l’existence dans l’Univers MATIÈRE BARYONIQUE : 4 %
d’un type de matière et d’une forme La matière ordinaire, dont sont composés
d’énergie invisibles, dont la nature les atomes, peut exercer et subir toutes
est encore inconnue. les forces fondamentales connues
de la nature. C’est tout ce que
nous pouvons voir de façon directe.

ÉNERGIE
SOMBRE :
73%
MATIÈRE
La matièreNON pourrait n’être: 23 %
noireBARYONIQUE
Elle n’est sensible qu’à une partie
des forces connues, ainsi qu’à
des interactions qui lui sont propres.

Matière chaude
Certaines formes
de matière, comme
les neutrinos, naissent
avec une vitesse
comparable à celle
de la lumière.

Matière froide
Certaines formes QUINTESSENCE
de matière, à leur Forme dynamique d’énergie
création, se déplacent qui pourrait avoir été induite
à faible vitesse. par les interactions ÉNERGIE DU VIDE
avec la matière. L’espace vide recélerait
Auto-interaction en fait une énergie
Les particules colossale, due
pourraient interagir aux fluctuations
entre elles beaucoup quantiques.
plus fortement qu’avec
la matière ordinaire.

Particules Matière noire inerte


supersymétriques Ces particules très
Le principe peu réactives sont
de supersymétrie les principales candidates
fait naturellement pour la matière noire.
apparaître des
particules inédites.

Matière noire miroir


Chaque particule
ordinaire aurait
un double.
GRAVITÉ
Interactions cachées INTERACTION
Sauf mention contraire, les illustrations sont de Bryan Christie

(scénario sans WIMP) FAIBLE


Les particules noires pourraient GRAVITÉ
être sensibles à des versions
« noires » des interactions
électromagnétique
et faible.
Super-WIMP
Ces particules résultant
de la désintégration
des WIMP ne seraient WIMP Axions
pas sensibles Particules massives Ces particules encore plus légères
à l’interaction faible. interagissant faiblement, et interagissant plus faiblement
via la gravité que les neutrinos résoudraient
et l’interaction faible. un problème lié à l’interaction forte.

© Pour la Science - n° 399 - Janvier 2011 Cosmologie [23


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Big Bang auraient alors mis longtemps à s’immobi-


liser, retardant d’autant la formation des
1 nanoseconde
après le Big Bang galaxies – qui nécessite dans un premier
temps l’apparition de concentrations de
10 nanosecondes matière noire. Ce délai aurait laissé moins
après le Big Bang
Création de temps à la matière pour s’agréger au
et destruction centre des galaxies avant que l’expan-
de particules
de matière noire sion cosmique ne la dilue. La densité au
centre des halos de matière noire devrait
donc révéler s’ils sont constitués de
WIMP ou de super-WIMP. De plus, la
Destruction
de particules désintégration des WIMP en super-
de matière noire WIMP aurait dû produire des photons
Univers en expansion ou des électrons, qui auraient détruit
une partie des noyaux atomiques
Temps légers en les percutant. De fait, on
dispose d’indications que l’Univers
contient moins de lithium qu’attendu, et
l’hypothèse des super-WIMP est l’une des
explications possibles de ce désaccord.
Le scénario des super-WIMP inspire
également de nouvelles expériences d’ob-
servation. Par exemple, les WIMP n’étaient
pas nécessairement « noires » au départ :
3. COMPTER LES SURVIVANTS. Dans l’Univers primordial chaud et dense, des particules de
matière noire telles que les WIMP étaient créées et détruites par collision en proportions égales. elles portaient peut-être une charge élec-
Avec la dilatation de l’espace, l’énergie pour donner naissance à de nouvelles particules de matière trique. Elles se seraient désintégrées si rapi-
noire vint à manquer ; leur nombre a alors diminué. Par la suite, les survivantes ont été si diluées dement en super-WIMP que cette charge
par l’expansion que les collisions ont cessé de les détruire. La quantité de matière noire survi- éventuelle n’aurait pas affecté l’évolu-
vante prédite par le modèle des WIMP est en accord avec les observations. tion du cosmos ; en revanche, elle les ren-
drait très voyantes si le collisionneur
LHC parvenait à en créer. Avec la même
Est-ce vraiment le cas ? En fait, des déve- charge qu’un électron, mais une masse
loppements récents en physique des par- 100 000 fois supérieure, une telle particule
✔ BIBLIOGRAPHIE ticules ont mis en lumière d’autres laisserait des traces spectaculaires de son
J. Feng, Dark matter candidates possibilités. Ces travaux suggèrent que les passage dans les détecteurs !
from particle physics and WIMP ne seraient que la partie émergée de
methods of detection, Annual
Reviews of Astronomy and
l’iceberg, et que sous la surface, tout un
univers, avec ses propres forces et parti-
Des galaxies, étoiles
Astrophysics, vol. 48,
pp. 495-545, août 2010. cules de matière, pourrait se cacher. et planètes noires ?
arxiv.org/abs/1003.0904 L’une de ces pistes met en jeu des La principale leçon des modèles de super-
particules qui interagissent encore moins WIMP est qu’il n’y a aucune raison, ni théo-
M. Trodden, Modern cosmology
and the building blocks avec la matière que les WIMP. Dans ce rique ni observationnelle, que la matière
of the universe, Penn Alumni scénario, les WIMP formées dans la pre- noire soit aussi ennuyeuse que les astro-
Weekend, 15 mai 2010. mière nanoseconde de l’histoire cosmique nomes l’imaginent généralement. Une fois
www.sas.upenn.edu/home/news/
troddenandabbate/trodden.html étaient peut-être instables. Elles se seraient admise la possibilité de particules cachées
désintégrées en particules de masse com- ayant des propriétés qui vont au-delà du
J. Feng, What’s the matter ? parable, mais qui ne sont pas soumises à scénario classique des WIMP, il est natu-
The search for clues in our cold, l’interaction faible : la gravité serait leur rel d’envisager tout l’éventail des possibi-
dark universe, Pagels memorial
public lecture, 14 juillet 2010. seul lien avec le reste de la matière. On lités. Y aurait-il tout un zoo de particules
vod.grassrootstv. org/ les nomme les super-WIMP. invisibles ? Y aurait-il un univers invisible
vodcontent/9251-1.wmv Les super- WIMP constituent peut- qui soit une réplique du nôtre, contenant
A. Silvestri et M. Trodden, être la matière noire de l’Univers actuel. des versions invisibles des électrons et des
Approaches to understanding Dans ce cas, nous ne pourrons pas les protons, versions se combinant pour for-
cosmic acceleration, Reports observer directement. Cependant, nous mer des atomes et des molécules «noires»,
on Progress in Physics, vol. 72, pourrions déduire leur existence de leur qui eux-mêmes se lient pour former des
n° 9, 096901, septembre 2009.
arxiv.org/abs/0904. 0024 influence sur la forme des galaxies. Lors planètes noires, des étoiles noires et des
de leur création, les super-WIMP se seraient galaxies noires ?
Commentez cet article sur déplacées à une vitesse non négligeable L’existence éventuelle d’un univers
fr www.pourlascience.fr par rapport à celle de la lumière. Elles caché a été évoquée dès 1956 par les lau-

24] Cosmologie © Pour la Science - n° 399 - Janvier 2011


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réats du prix Nobel de physique Tsung- NOUVE AU T YPE DE MATIÈRE NOIRE tion faible cachée ou, plus étonnamment,
Dao Lee et Chen Ning Yang, puis, plus à une version cachée de l’électromagné-
récemment, par de nombreux autres scien- Les super- WIMP ont été le premier type tisme, ce qui signifie que la matière noire
tifiques, dont Robert Foot et Raymond Vol- de particules proposé pour enrichir le pourrait émettre de la « lumière noire ».
kas, de l’Université de Melbourne en modèle WIMP de matière noire. Leur nom Cette « lumière » nous serait bien
Australie. L’idée de ces derniers est que ce est ironique : elles sont encore plus « noires » sûr invisible, et la matière noire reste-
que les WIMP . Elles n’interagissent avec
qui nous apparaît comme de la matière rait cachée. Tout de même, des interac-
la matière ordinaire que par le biais
noire est en réalité la trace d’un monde tions nouvelles pourraient avoir des effets
de l’interaction gravitationnelle.
caché qui est le miroir du nôtre. Et en ce notables. Par exemple, elles pourraient
moment même, des physiciens et astrono- entraîner une déformation des halos de
mes invisibles de l’univers noir se deman- matière noire qui se rencontrent. Les
dent peut-être en quoi consiste leur astronomes ont recherché ce phénomène
« matière noire » dont ils observent les Baryons WIMP Super-WIMP dans le célèbre amas du Boulet (Bullet
effets, et qui serait en fait notre Univers ! Gravitation Cluster), formé de deux amas de galaxies
Cependant, des observations élémen- qui se sont traversés. Les observations
taires indiquent que cet éventuel univers Force électro- montrent que la collision n’a pas, ou
magnétique
caché ne peut être une réplique exacte de très peu, perturbé la répartition de la
Interaction
notre monde visible. En premier lieu, la faible matière noire. Les éventuelles interac-
matière noire est six fois plus abondante Interaction tions cachées ne peuvent donc pas être
que la matière ordinaire. Par ailleurs, si forte très intenses. Les chercheurs continuent
elle se comportait comme la matière ordi- Interactions d’étudier d’autres systèmes.
naire, les halos galactiques se seraient apla- sombres Des interactions noires permettraient
éventuelles
tis pour former des disques comme celui également aux particules de matière noire
de la Voie lactée, avec des conséquences Dans le modèle des WIMP (à gauche), ces par- d’échanger de l’énergie et de la quan-
gravitationnelles significatives, qui n’ont ticules amorcent directement la formation tité de mouvement, processus qui ten-
pas été observées. Enfin, l’existence de par- des galaxies. Dans le scénario des super-WIMP drait à homogénéiser les halos et les
ticules cachées identiques aux nôtres aurait (à droite), les WIMP se désintègrent en super- conduirait à adopter une forme sphéri-
WIMP, qui forment les germes galactiques
influé sur l’expansion cosmique et la que (alors que l’interaction avec la
avec un retard par rapport au modèle des WIMP.
nucléosynthèse primordiale, en modifiant matière baryonique tendrait à les apla-
notamment la quantité d’hydrogène et tir). Ce processus d’homogénéisation
d’hélium dans l’Univers primordial ; les devrait être particulièrement prononcé
mesures de la composition de l’univers pour les galaxies naines, de très petites
visible l’excluent. Toutes ces considéra- galaxies satellites de galaxies massives,
tions discréditent l’hypothèse d’un uni- où la matière noire représente jusqu’à
vers miroir de matière noire. 90 pour cent de la masse totale. L’obser-
Les WIMP Les WIMP vation que les galaxies naines sont sys-
se forment se forment
tématiquement plus sphériques que leurs
La lumière noire cousines massives serait un signe révé-
Cela dit, de nouveaux indices suggèrent lateur de l’interaction de la matière noire
qu’il pourrait effectivement exister diffé- par le biais de forces nouvelles. Les astro-
rentes particules invisibles interagissant nomes viennent seulement de démarrer
via de nouvelles forces. Dans l’une des les études nécessaires.
voies explorées par nous et d’autres cher- Les premières Les WIMP se
protogalaxies désintègrent
cheurs, il a été montré que le même cadre apparaissent en super-WIMP
supersymétrique qui conduit aux WIMP La matière noire
autorise des scénarios alternatifs dépour- couplée
vus de WIMP, mais présentant de multi-
ples autres types de particules. Dans
à l’énergie sombre
certains de ces modèles, ces particules Une autre possibilité intéressante est que
interagissent les unes avec les autres au Les galaxies Premières la matière noire interagisse avec l’éner-
moyen de nouvelles forces « noires » sup- se forment protogalaxies gie sombre. La plupart des théories exis-
posées. Nous avons calculé que de telles tantes traitent ces deux entités de façon
forces modifieraient les vitesses de créa- indépendante, mais il n’y a pas de rai-
tion et d’annihilation de matière noire dans son particulière pour qu’elles le soient
l’Univers primordial, mais il resterait effectivement. Des physiciens commen-
suffisamment de particules pour rendre cent à envisager comment la matière noire
compte de la matière noire actuelle. Les galaxies Les galaxies et l’énergie sombre pourraient interagir.
Ces modèles prédisent que la matière continuent se forment Ils espèrent en particulier que le couplage
d’évoluer tardivement
noire pourrait être sujette à une interac- entre les deux entités atténue certaines

© Pour la Science - n° 399 - Janvier 2011 Cosmologie [25


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C O M M E N T V O I R L’ I N V I S I B L E
usqu’à présent, tout ce que l’on sait de la matière noire découle de pas facile : la matière noire est par définition insaisissable. La plupart
J ses effets gravitationnels sur la matière visible. Mais on doit la détec-
ter de façon directe pour découvrir de quoi est constituée cette
des efforts sont concentrés sur les WIMP. Les trois principales straté-
gies de recherche concernent l’annihilation, la diffusion et la produc-
matière qui représente le quart du contenu de l’Univers. Cela ne sera tion de ces particules.

Observations physiques
ANNIHILATION DÉTECTION DIRECTE PRODUCTION
Quand deux WIMP se rencon- La matière noire de notre De la matière noire pourrait
trent, elles s’annihilent l’une galaxie devrait continuelle- être créée dans le grand col-
l’autre en émettant des élec- ment traverser la Terre. À de lisionneur de hadrons du
trons, des positrons (ou antiélectrons) et des rares occasions, une WIMP peut heurter un CERN, le LHC. La création de matière noire
neutrinos. Ces annihilations ne doivent pas noyau atomique et la faire reculer. Les est une annihilation « à l’envers » : si la
être trop fréquentes, sinon il ne resterait plus énergies de recul prédites sont infimes, mais matière noire peut s’annihiler en particules
aucune WIMP à l’heure actuelle. Les expé- à la portée de détecteurs sensibles. En refroi- ordinaires, elle doit aussi, par symétrie, pou-
riences en cours sont assez sensibles pour dissant les atomes, on peut ralentir leur vi- voir être produite à partir de collisions de
détecter l’annihilation d’une minuscule frac- brations naturelles et ainsi faciliter la dé- particules usuelles telles que des protons.
tion des WIMP. tection d’un recul. L’énergie déposée par une L’observation de collisions dans lesquelles
Des détecteurs embarqués en ballon et WIMP serait une clef pour identifier les pro- de l’énergie et de la quantité de mouvement
des satellites ont recherché le témoignage des priétés de la matière noire. Deux expérien- semblent disparaître serait un indice fort
électrons et des positrons.L’année prochaine, ces, DAMA et CoGeNT, ont revendiqué la dé- que des particules inertes ont été produites,
le spectromètre AMS cherchera des positrons tection d’un signal (ci-dessous), mais d’au- et se sont échappées sans que le détecteur
depuis la Station spatiale internationale.D’au- tres,comme XENON et CDMS,n’ont rien trouvé. ne les enregistre. Le LHC, conçu pour extir-
tres observatoires,comme l’expérience Super- La sensibilité de ces expériences et de leurs per les secrets du monde subatomique, pour-
Kamiokande au Japon et IceCube en Antarc- successeurs s’améliore rapidement, ce qui rait mettre au jour la forme de matière la
tique, étudient les neutrinos. promet des résultats pour bientôt. plus répandue dans l’Univers.

Expériences qui prétendent avoir détecté des particules de matière noire


EXPÉRIENCE CDMS DAMA CoGeNT PAMELA
Signification Recherche cryogénique Matière noire Technologie Neutrino Plateforme pour l’Exploration
de la matière noire (DArk MAtter) au Germanium Antimatière et Matière
(Cryogenic Cohérent et l’Astrophysique
Dark Matter Search) des noyaux Légers
Lieu Mine Soudan Laboratoire souterrain Mine Soudan Embarquée sur
dans le Minnesota de Gran Sasso en Italie un satellite russe
Observations Deux événements Variation annuelle Événements de recul Excès de positrons
de recul du nombre d’événements
de recul
Arguments en faveur Signal direct de la matière Signal statistiquement Sensible aux faibles Signal direct d’annihilation
de la détection noire attendu significatif événements de recul de matière noire attendu
Arguments contre Signal statistiquement Apparemment exclu Des événements Des sources astrophysiques
la détection non significatif. par les autres résultats nucléaires normaux expliqueraient le signal
Il s’agirait d’un bruit expliqueraient
instrumental. le signal

Les expériences SuperCDMS, XENON XENON, MAJORANA XENON, MAJORANA Spectromètre Magnétique
à venir Démonstrateur Démonstrateur Alpha

Observations astronomiques
L’amas du Boulet est l’un des indices les plus convaincants dont
disposent les astronomes pour étudier le comportement de la matière
noire. Il s’agit de deux amas de galaxies entrés en collision. La collision
n’a pas affecté les étoiles des galaxies (image visible) parce qu’à cette
échelle, elles représentent de minuscules cibles, mais les nuages de gaz
intergalactiques se sont percutés et ont émis des rayons X (en rose).
La matière noire (en bleu) trahit sa présence par son effet
gravitationnel, qui déforme l’image des sources situées en arrière-plan.
Elle est restée couplée à la matière visible, ce qui suggère
NASA

que ses particules interagissent très peu entre elles.

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difficultés de la cosmologie. Par exem- galaxies satellites déchiquetées par leurs tes sur les modèles proposés, et en exclure
ple, la densité de l’énergie sombre est voisines massives, telle la galaxie naine une large classe.
environ le triple de celle de la matière du Sagittaire, disloquée par la Voie lac- Tous ces résultats négatifs semblent
noire. Mais pourquoi pas mille ou un mil- tée. Les astronomes pensent qu’une part décourageants. Cependant, les arguments
lion de fois plus ? Cette coïncidence de la matière noire et de la matière ordi- théoriques en faveur d’un univers sombre
dans les ordres de grandeur pourrait s’ex- naire de la Galaxie du Sagittaire se déver- complexe sont maintenant si séduisants
pliquer si la matière noire entraînait d’une sent dans notre galaxie. M. Kamionkowski que de nombreux chercheurs seraient sur-
façon ou d’une autre l’émergence de et M. Kesden ont calculé que si les for- pris si la matière noire se révélait n’être
l’énergie sombre. ces agissant sur la matière noire sont au finalement qu’une nuée indistincte de
Le couplage avec l’énergie sombre moins quatre pour cent plus intenses WIMP. La seule matière que nous connais-
permettrait aussi aux particules de ou plus faibles que celles agissant sur la sions un tant soit peu, la matière visible,
matière noire d’interagir par des méca- matière ordinaire, alors les deux compo- est formée d’un riche spectre de particu-
nismes différents de ceux de la matière santes devraient se séparer progressi- les aux interactions multiples, détermi-
ordinaire. Des modèles récents autori- vement dans des proportions détectables. nées par d’élégants principes de symétrie
sent, voire imposent, que l’énergie som- Jusqu’à présent, cependant, les don- sous-jacents. Pourquoi la matière noire et
bre exerce sur la matière noire une force nées ne montrent aucun signe de cette l’énergie sombre devraient-elles être dif-
différente de celle qu’elle exerce sur la séparation, donc de ce couplage entre férentes ? Nous avons certes peu de chan-
matière ordinaire. Sous l’influence de cette matière noire et énergie sombre. ces de rencontrer des étoiles ou des
force, la matière noire aurait tendance à Une autre idée est que le couplage planètes noires ; mais tout comme il nous
s’éloigner de la matière ordinaire avec entre la matière noire et l’énergie som- est désormais difficile de nous représen-
laquelle elle est mêlée. bre modifierait la croissance des struc- ter le Système solaire sans Pluton et la cein-
En 2006, Marc Kamionkowski, de tures cosmiques, qui dépend intimement ture de petits corps glacés qui gravitent
l’Institut de technologie de Californie, de la composition de l’Univers, y compris encore plus loin, il se pourrait qu’un jour
et Michael Kesden, de l’Institut d’astro- de sa composante sombre. Nous-mêmes nous ne puissions plus concevoir l’Uni-
physique théorique de Toronto, ont sug- et d’autres équipes avons récemment uti- vers sans une contrepartie sombre aussi
géré de rechercher cet effet dans des lisé cet effet pour déterminer des contrain- complexe que fascinante. ■

© Pour la Science - n° 399 - Janvier 2011 Cosmologie [27


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Crocodiles, alligator, crocodilien, archosaure, comportement, signaux acoustiques, bioacoustique, communication, neuro-éthologie, embryon, jeune, oiseaux

Éthologie

Les crocodiles communiquent par différentes vocalisations,


émises notamment au moment de l’éclosion des œufs.
Les circuits cérébraux et les processus neurophysiologiques
sous-jacents sont proches de ceux rencontrés chez les oiseaux.

D ans l’imaginaire collectif, les cro-


codiles sont de dangereux survi-
vants des époques préhistoriques
où ils dominaient avec les dinosaures le
règne du vivant. Il est vrai que crocodiles
modes de communication, et qui sont
portées à un haut degré de perfectionne-
ment, comparable à ce que l’on observe
chez les oiseaux.
Ainsi, toutes les espèces de crocodiles
Pour comprendre le rôle de ces com-
munications sonores, il faut étudier la
structure des signaux, leur mode de
production, comment l’information audi-
tive est traitée par le cerveau, et analy-
et dinosaures ont un ancêtre commun, et – en fait de crocodiliens, car toutes ne sont ser les interactions des individus. Jusque
forment avec les ptérosaures de l’ère méso- pas de vrais crocodiles – émettent des voca- récemment, on ne savait pas grand-chose
zoïque et les oiseaux passés et actuels le lisations et utilisent un répertoire de signaux de la bioacoustique des crocodiliens.
groupe des Archosaures. Cette image d’Épi- acoustiques dans diverses situations, en par- Même si nombre de questions demeu-
nal ignore des aspects tout aussi essen- ticulier lorsque les jeunes et les adultes sont rent, des études récentes, tant en capti-
tiels de la biologie des crocodiles : leurs en contact, ainsi qu’au moment des para- vité que sur le terrain, permettent d’en
interactions sociales, qui impliquent divers des nuptiales et de la défense du territoire. décrire les grandes lignes.

La communication acoustique d
1. LES CROCODILIENS SONT DES ARCHOSAURES,
comme les oiseaux actuels, les ptérosaures et les dinosaures éteints.
Sans disposer du registre vocal des oiseaux, leur communication
acoustique permet notamment aux jeunes de synchroniser l’éclosion
des œufs et d’attirer la mère.

© Shutterstock/Trevor kelly
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© Shutterstock/Trevor kelly
des crocodiles Nicolas Mathevon et Amélie Vergne

Nous exposerons les principaux traits est subdivisé en trois familles : les alliga-
du comportement social des crocodiliens, toridés (les alligators, du genre Alligator, L’ E S S E N T I E L
en particulier les soins aux jeunes et l’im- et les caïmans, des genres Caiman, Paleo-
portance qu’ont les signaux acoustiques suchus et Melanosuchus), les crocodylidés ✔ Chez les crocodiles,
pour la vie sociale. Nous montrerons com- (les crocodiles Crocodylus et Osteolaemus, les alligators et le gavial,
ment il a été possible de décrypter les rôles et les faux gavials, Tomistoma) et les gavia- les individus interagissent
des sons émis par les jeunes à l’éclosion lidés (une seule espèce, le gavial du Gange, par des vocalisations
et pendant les premières semaines de leur Gavialis gangeticus). Ces différentes espè- variées, par exemple lors
vie (voir la figure 1). Enfin, nous résume- ces ne vivent que dans les régions tropi- des parades nuptiales ou
rons ce que l’on sait du traitement de cales et subtropicales (voir l’encadré page 30). lorsqu’ils sont menacés.
l’information sonore chez les crocodiliens. Les crocodiliens interagissent lorsqu’ils
sont en concurrence pour des ressources,
✔ Les cris des embryons
matures permettent
tels un partenaire sexuel, un territoire ou
Un groupe ancien, de la nourriture, et lorsqu’une hiérarchie
de synchroniser
les éclosions d’une même
limité aux tropiques s’établit dans une population, les mâles
couvée et incitent la mère
les plus grands et les plus agressifs deve-
à aider ses jeunes
La lignée crocodilienne est vieille de nant les dominants du groupe.
à s’extraire de leur coquille.
240 millions d’années (genres Protosuchus Les comportements sociaux et repro-
et Hesperosuchus). Seules 23 espèces de cro- ducteurs se ressemblent chez toutes les ✔ Bien que le cerveau
codiliens vivent aujourd’hui, pâle reflet espèces. La défense du territoire, particu- des crocodiliens
d’un groupe beaucoup plus diversifié au lièrement marquée chez les mâles en ressemble à celui
© Shutterstock/Trevor kelly

Mésozoïque (245 à 65 millions d’années). période de reproduction, se traduit par des des oiseaux, il reste
Cet ordre de reptiles – on parle aujourd’hui postures particulières et des vocalisations, à comprendre comment
de sauropsides, la classe qui rassemble les souvent des rugissements. En général, il traite les informations
Archosaures, les tortues, les sphénodon- les espèces habitant les marais établissent auditives.
tes et les squamates (serpents et lézards) – des territoires bien définis, tandis que les

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DES ANIMAUX CL A SSÉS EN TROIS FAMILLES


es crocodiles vivent dans les zones
L
tropicales et subtropicales.
L’Amérique comporte quatre espèces
de crocodylidés (telle Crocodylus
intermedius) et sept d’alligatoridés
(dont Alligator mississippiensis et le caïman
noir Melanosuchus niger). L’Afrique compte
trois espèces de crocodylidés (telle

© Shutterstock/Spectral-Design
C. niloticus), l’Asie sept (telles C. palustris
et le faux gavial, Tomistoma schlegelii),
une espèce d’alligatoridés (A. sinensis) Alligatoridés
et un gavialidé (Gavialis gigantecus). Crocodylidés
L’Australie ne compte que deux crocodylidés Gavialidés
(C. porosus, C. johnsoni).
© Shutterstock/ William Silver

© Shutterstock/Milan Vasicek
© Shutterstock/Karl W.

ALLIGATORIDÉS (alligators CROCODYLIDÉS (crocodiles et faux gavial, GAVIALIDÉS


et caïmans ; 4 genres, 8 espèces) 3 genres, 14 espèces) (1 espèce : le gavial du Gange)
Caractères distinctifs : Museau ovale; Caractères distinctifs : Museau long Caractères distinctifs : Museau long
4e dent de la mandibule invisible quand et triangulaire ; la 4e dent et étroit, yeux proéminents,
la gueule est fermée. Chez les caïmans, de la mandibule est visible quand dents égales.
une crête osseuse sépare les yeux. la gueule est fermée. Taille : Jusqu’à 7 mètres pour le mâle.
Taille : 1,5 à 3,5 mètres (alligators) ; Taille : 1,5 à 7 mètres selon l’espèce. Régime alimentaire : Crustacés,
2 à 7 mètres (caïmans). Régime alimentaire : Crustacés, batraciens, surtout poissons,
Régime alimentaire : Insectes, poissons, batraciens, serpents, petits mammifères.
crustacés, mollusques, batraciens, tortues, oiseaux aquatiques, Reproduction : Maturité sexuelle
serpents, tortues, oiseaux aquatiques. mammifères. vers 10 ans ; fécondation interne.
Reproduction : Maturité sexuelle Reproduction : Maturité sexuelle Longévité : 29 ans en captivité ;
vers 10 à 12 ans ; fécondation interne. vers 10 à 15 ans ; fécondation interne. inconnue dans la nature.
Longévité moyenne : 35-50 ans. Longévité moyenne : 70 à 100 ans. Particularités : Menacé d’extinction.

espèces de rivière sont plus grégaires. claquements rapides de la tête à la sur-


Les femelles ne semblent pas associées à face de l’eau et projections d’eau par les
un mâle gardien d’un territoire particulier. narines. Des postures et des contacts com-
LES AUTEURS Elles peuvent elles-mêmes établir des muniquent d’autres informations, ren-
hiérarchies, c’est-à-dire des structures où forcées sans doute par des sécrétions
une femelle tient rang de dominante sur odorantes émises par des glandes muqueu-
les autres femelles, et elles défendent alors ses situées sous la mâchoire inférieure et
un territoire qu’elles utiliseront pour dépo- au niveau du cloaque. Ainsi, chez l’alli-
ser leurs œufs. gator du Mississippi, les deux sexes ter-
Nicolas MATHEVON est minent généralement la parade en se
professeur à l’Université frottant le dos l’un contre l’autre. Peut-être
de Saint-Étienne et membre
de l’Institut universitaire
Vibrations de parade cela permet-il de synchroniser la produc-
de France (IUF). Il dirige l’Équipe Durant la parade nuptiale, qui peut durer tion des spermatozoïdes et des ovules.
de neuro-éthologie sensorielle une heure, trois étapes se succèdent: mâles Après l’accouplement, mâle et femelle
(ENES) du Centre de neurosciences
Paris-Sud (CNRS UMR 8195). et femelles émettent des rugissements et se séparent. Seule la mère semble s’oc-
Amélie VERGNE a soutenu des grondements, le couple se forme, puis cuper des œufs, puis prodiguer des soins
en 2009 sa thèse de doctorat sur chaque sexe émet des signaux visuels, tac- aux nouveau-nés. Contrairement aux
la bioacoustique des crocodiles, tiles et olfactifs, et des signaux auditifs : oiseaux, elle ne couve pas les œufs, mais
à l’Université de Saint-Étienne.
Elle est postdoctorante vibrations de basse fréquence qui se pro- élabore un nid : un tumulus de végétation
à l’Université de Montpellier. pagent sur de longues distances dans l’eau; (chez les alligators par exemple), ou un

30] Éthologie © Pour la Science - n° 399 - Janvier 2011


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creux dans le sable (chez le crocodile du ✔ BIBLIOGRAPHIE cris : les cris d’éclosion, les cris de contact,
Nil, Crocodylus niloticus). Plusieurs dizai- les cris de détresse et les cris de menace
nes d’œufs se développent dans le nid A. Vergne et al., Acoustic (voir l’encadré page 32).
communication in crocodilians :
durant deux à trois mois (84 à 90 jours from behaviour to brain, Les cris d’éclosion sont émis quelque
chez le crocodile du Nil). Il est possible, Biological Reviews, temps avant (cris de pré-éclosion), pen-
dans le cas des alligators, que la fermen- vol. 84, pp. 391-411, 2009. dant et immédiatement après la rupture
tation de la végétation des nids tumulus L. Fougeirol, Crocodiles, de la coquille (cris de post-éclosion). En
produise de la chaleur, propice à l’incu- La Martinière, 2009. comparant les cris de pré- et de post-éclo-
bation des œufs, en particulier en forêt sion de crocodiles du Nil, nous avons
dense où la lumière solaire manque (cette A. Vergne et N. Mathevon, trouvé qu’ils diffèrent : les premiers sont
Crocodile egg sounds signal
température d’incubation est importante, hatching time, Current Biology, plus courts et plus graves que les seconds.
car elle détermine le sexe des jeunes). Chez vol. 18, R513-R514, 2008. Par des expériences de play-back, où l’on
les espèces grégaires, tel le crocodile du émet les signaux sonores enregistrés préa-
A. Vergne et al., Parent-offspring
Nil, un grand nombre de femelles se communication in the Nile lablement, nous avons montré qu’ils font
partagent les zones de nidification. Chez Crocodile Crocodylus niloticus : do bouger les autres embryons du nid et les
les espèces plus solitaires, tel le caïman newborns’calls show an individual poussent eux-mêmes à émettre des cris.
noir (Melanosuchus niger), les nids sont signature ?, Naturwissenschaften, On peut donc faire l’hypothèse que les cris
vol. 94, pp. 49-54, 2007.
plus dispersés. de pré-éclosion permettent de synchroni-
ser les éclosions d’une même couvée, et
L’éclosion régulée qu’ils informent la mère de l’état de déve-
loppement des embryons. Cette fonction
par des cris ✔ SUR LE WEB est également observée chez les oiseaux,
La mère reste à proximité du nid pen- en particulier les espèces nidifuges, dont
dant toute la période d’incubation. Elle www.cb.u-psud.fr/index.html les jeunes quittent le nid après l’éclosion.
assiste les nouveau-nés en train d’éclore www.iucncsg.org/ph1/modules/ Effectivement, nous avons montré que
en creusant avec ses pattes antérieures, Home/ les cris de pré-éclosion provoquent une
dégageant les débris recouvrant les œufs. réaction de la part de la mère (voir la figure2).
www.crocodilian.com
Elle les transporte ensuite à l’eau en les Nous avons travaillé au zoo « La Ferme
saisissant délicatement dans sa gueule. www.lafermeauxcrocodiles.com aux Crocodiles» de Pierrelatte, dans la val-
Les jeunes restent près de leur mère pour lée du Rhône. Là, chaque année, plu-
www.lesanimauxmusiciens.fr/ sieurs femelles du crocodile du Nil
une durée variable – quelques semaines arte/crocodiles.html
à quelques mois en fonction des espè- établissent des nids qu’elles surveillent
ces – et apprennent seuls à se nourrir. Dans
certains cas, il semble que les jeunes puis-
sent être chassés du nid par leur mère avant
que la portée suivante n’éclose. Ce sont
parfois des événements naturels, telle la
crue de la rivière, qui séparent la mère et
ses petits. En principe, les individus d’âge
différents ne partagent pas les mêmes habi-
tats, limitant ainsi l’impact du canniba-
lisme (il arrive cependant qu’un mâle tue
et dévore un jeune).
Dans les années 1960 et 1970, les
zoologistes britanniques et américains
David Lee, Hugh Cott et Howard Camp-
bell ont montré que, comme les oiseaux,
les jeunes crocodiliens émettent des
signaux acoustiques dans l’œuf, quelques
heures, voire quelques jours, avant
Nicolas Mathevon et Amélie Vergne

d’éclore, et surtout durant les premières


semaines après l’éclosion. La propension
à vocaliser diminue ensuite avec l’âge et
varie beaucoup selon les espèces : les alli-
gators adultes sont ainsi plus loquaces
que les crocodiles. 2. UNE MÈRE CROCODILE CREUSE LE SABLE en réponse à des cris d’embryons émis
Comme chez les oiseaux, le répertoire par un haut-parleur enterré à la place des œufs. Les cris d’éclosion, produits peu avant
vocal des jeunes est limité. Il peut être et pendant la sortie de l’œuf, permettent aux embryons d’éclore tous en même temps
divisé en quatre grandes catégories de et à la mère de s’occuper simultanément de ses nombreux petits.

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LE RÉPERTOIRE VOC AL DES CROCODILES


es différents signaux sonores émis par les Les embryons matures encore dans l’œuf ces comparables. L’animal passe des vocali-
L crocodiliens peuvent être analysés à l’aide
de spectrogrammes. Chaque cri comprend une
émettent des cris de pré-éclosion (a) tandis
que les nouveau-nés produisent des sons de
sations de pré-éclosion aux cris de menace
en modulant la fréquence fondamentale et
fréquence fondamentale (ligne colorée la plus post-éclosion, de structure acoustique simi- en changeant la répartition de l’énergie consa-
basse) modulée dans le temps (axe horizontal), laire. Les cris de pré-éclosion sont cependant crée à chaque harmonique.
accompagnée d’une série harmonique compo- plus courts et plus graves. Lors des parades et pour garder leur ter-
sée de multiples de la fondamentale (lignes Après l’éclosion, les petits crocodiliens ritoire, mâles et femelles rugissent dans une
du dessus). Les couleurs représentent l’inten- émettent des cris de contact (b) et des cris de gamme de fréquences plus élevées (e). Les
sité du son, le rouge correspondant à la plus détresse (c) vers leur mère, ainsi que des cris mères grognent aussi pour attirer leurs petits
forte, le bleu à la moins élevée. de menace (d) dans des gammes de fréquen- (spectrogramme non représenté ici).

a b c d
4

e
15

Fréquence (en kilohertz)


Nicolas Mathevon et Amélie Vergne

0
Temps (en seconde)

pendant les trois mois que dure l’incuba- Cette expérience montre que les cris émettent un troisième type de vocalisations,
tion, d’avril à juin. À la fin de cette période, de pré-éclosion des embryons de croco- des cris de détresse, dont la structure acous-
chacune des dix femelles testées a d’abord diles du Nil informent la mère et l’inci- tique est une variante de celle des cris de
été éloignée de son nid afin que l’on puisse tent à ouvrir le nid : ils déclenchent les contact. Ces cris sont cependant marqués
enterrer un haut-parleur en lieu et place premiers soins aux jeunes. Cette interven- par une modulation de fréquence plus pro-
des œufs, à 50 centimètres de profon- tion de l’adulte dès l’éclosion est vrai- noncée, une bande passante plus large, avec
deur. Toutes les femelles, à l’exception semblablement cruciale pour la survie des un renforcement de l’énergie des fréquen-
d’une seule, sont revenues sur leur nid petits. Les cris de post-éclosion renforcent ces aiguës, et un son plus intense.
en moins de cinq minutes. ce comportement maternel : une fois la Pour tester sur le terrain la valeur bio-
Au bout de 20 minutes, les femelles coquille brisée, la mère porte les petits à logique des cris de contact et des cris de
entendaient successivement deux séries l’eau en les tenant dans sa gueule. détresse, nous avons étudié avec Thierry
de stimulus acoustiques : des cris de pré- Aubin, qui dirige l’Équipe communications
éclosion préalablement enregistrés
auprès d’œufs en couveuse, et des bruits
Des cris de contact acoustiques au Centre de neurosciences
Paris-Sud, et Peter Taylor, herpétologue
de même durée et dans la même bande aux cris de détresse américain, des familles de caïmans noirs,
de fréquences. L’ordre de présentation Hors de l’œuf et durant les premières au Guyana (ancienne Guyane britannique).
des deux séries de sons variait, afin que semaines de leur vie, les jeunes crocodi- Le caïman noir est le plus grand vertébré
la moitié des femelles écoute d’abord liens émettent des cris de contact dans d’Amérique du Sud, atteignant sept mètres.
les cris, et l’autre moitié les bruits. diverses situations, lorsque les animaux Une famille se compose d’une mère et de
Toutes les femelles ont réagi aux s’alimentent ou quand ils se déplacent sa couvée, entre une vingtaine et une cin-
cris de pré-éclosion en effectuant un mou- en groupes. Brefs et peu intenses, ces quantaine de nouveau-nés. En général, les
vement de la tête ou d’une partie du cris ont une structure acoustique sem- petits sont groupés près de la rive, tandis
corps, tandis que seules quatre d’entre blable à celle des cris d’éclosion : leurs fré- que la mère reste immobile à quelques dizai-
elles ont réagi aux bruits. Elles ont été quences sont modulées et occupent une nes de mètres de là, ne tolérant la présence
toutes beaucoup plus rapides à répon- large bande passante. d’aucun autre caïman noir dans le secteur.
dre aux cris. Huit femelles se sont même Lorsque les jeunes sont menacés, s’ils Nous avons enregistré les cris de contact
mises à creuser le sable. sont saisis par la queue par exemple, ils spontanés des petits d’abord en l’absence

32] Éthologie © Pour la Science - n° 399 - Janvier 2011


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de perturbation extérieure. Puis nous avons ont une courte portée et servent proba- Les sons des dinosaures
reproduit une attaque de prédateur en les blement de signal de menace.
saisissant par la queue afin d’enregistrer Ces différents signaux acoustiques ✔ La plupart des Archosaures
leurs cris de détresse (ce court stress n’a rapprochent indéniablement les croco- modernes (oiseaux et crocodiliens)
aucune conséquence sur la survie des jeu- diliens des oiseaux, les autres reptiles prennent soin de leurs petits et
nes). L’analyse des signaux dans ces deux étant beaucoup plus avares de sons (quel- échangent des informations sonores.
situations a confirmé que les cris de contact ques serpents et lézards en produisent Les jeunes sollicitent leurs parents
et de détresse ont des structures acousti- ponctuellement, de même que les tortues par des cris. D’après l’observation
ques différentes. Mais on peut passer gra- à l’occasion de l’accouplement). Leur des fossiles, les soins parentaux
duellement d’un type de cri à l’autre. existence, ainsi que celles des soins paren- existaient peut-être aussi chez
Puis nous avons testé les réactions de taux chez les crocodiliens et les oiseaux, les dinosaures. On a retrouvé
la mère et des jeunes à l’écoute de ces cris. pourrait donc avoir été héritée d’un ancê- dans des nids des œufs, parfois
Un haut-parleur, positionné sur la berge à tre commun qui aurait vécu il y a plus de des jeunes, associés à un adulte.
une dizaine de mètres des petits, émettait 200 millions d’années. On ne sait hélas De plus, des données anatomiques
soit une série de cris de contact, soit une rien de ses comportements ! Des fossi- suggèrent que certains dinosaures
série de cris de détresse, soit une série de les suggèrent cependant que, dans plu- communiquaient par des sons.
bruits de même durée et de même bande sieurs lignées de dinosaures, les adultes Ainsi, la crête osseuse frontale
passante que les cris, mais sans structure restaient près du nid. Les soins paren- de certains hadrosaures constituait
harmonique définie. taux, voire la communication acoustique, un résonateur efficace capable
pourraient avoir été communs à tous d’émettre de puissants signaux
Un riche répertoire les Archosaures.
Produire des cris est une chose, les
sonores. Soins parentaux
et communication acoustique
de signaux vocaux entendre pour en tirer un sens en est une représentent donc peut-être
En réponse aux cris de contact, tous les autre. Les capacités auditives des croco- une caractéristique générale
groupes de jeunes se sont approchés du diliens restent mal connues. Des mesures du groupe des Archosaures.
haut-parleur. L’émission de cris de détresse
n’a provoqué aucun déplacement. En
revanche, les jeunes ont eux-mêmes émis
des cris de détresse. Les mères n’ont pas
réagi aux cris de contact ; mais lorsque le Télencéphale
haut-parleur émettait des cris de détresse, Cervelet
elles se précipitaient vers la berge, parfois
en rugissant puissamment. Les jeunes cro-
codiliens disposent donc d’un répertoire
de signaux vocaux qui détermine des com- Lobe optique Bulbe
portements adaptés à la situation de la part olfactif
de leur fratrie et de leur mère. Cerveau d’oiseau
Nous l’avons signalé, les crocodiliens Cerveau de crocodile
adultes vocalisent beaucoup moins que Lobe optique
© Shutterstock/Jason Maehl

leurs jeunes. Ils émettent cependant des Cervelet Télencéphale


sons dans divers contextes, principalement
les parades nuptiales, la défense du terri- Bulbe
toire et les soins aux jeunes. Les deux sexes olfactif
rugissent lors des parades sexuelles et pour CVD
défendre le territoire contre un autre cro-
codilien. Ces signaux portent à plus d’un
kilomètre. Les mâles rugissent plus puis- NA NM NOS
samment, avec des variations individuel-
NL
les qui suggèrent qu’elles portent des
informations sur la taille ou la masse de
l’individu, à destination des concurrents C ll l ciliées
Cellules
et des partenaires potentiels. de la cochlée
Après l’éclosion des œufs, la mère émet 3. LE CERVEAU DES CROCODILES est construit sur le même modèle que celui des oiseaux.
des grognements qui attirent les juvéniles En réponse aux stimulations auditives, les cellules ciliées de l’oreille interne envoient des signaux
et leur permettent de la suivre. Les femel- électrophysiologiques à deux aires du mésencéphale, les noyaux cochléaires angulaire (NA)
et magnocellulaire (NM). Par l’intermédiaire de divers relais, les informations auditives sont
les produisent aussi des sifflements intégrées au niveau de la crête ventriculaire dorsale (CVD) du cerveau antérieur (télencéphale),
lorsqu’elles doivent défendre leur nid ou homologue de l’aire auditive primaire des mammifères. Le noyau laminaire (NL) et celui de l’olive
lorsqu’elles interagissent avec des mâles. supérieure (NOS) jouent peut-être un rôle dans la localisation des sons, mais leurs connexions avec
Ces sifflements, dont l’intensité est faible, d’autres aires (pointillés) ne sont pas connues.

© Pour la Science - n° 399 - Janvier 2011 Éthologie [33


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COM M E N T LE S C RO CODILIE NS P RODUIS E N T DE S S ONS la membrane basilaire de la cochlée. Les


petites cellules, les plus nombreuses, occu-
n son est une onde de rinx des oiseaux. Dans le mo- les crocodiles possèdent une
U pression qui se propage
dans l’air ou l’eau. Il est carac-
dèle « instrument à percus-
sion », une structure rigide se
valve palatale, sorte d’exten-
sion de l’arrière de la langue
pent une position différente que les gran-
des sur la membrane basilaire, et sont
sensibles surtout aux hautes fréquences.
térisé par sa fréquence (un son déforme, telle la timbale des qui empêche l’eau d’envahir la
Ainsi, la base de la membrane basilaire,
peut être aigu ou grave), son cigales, ou frotte contre une gorge lorsque l’animal ouvre
qui comprend surtout des petites cellules,
amplitude et ses caractéristi- autre, tels la râpe et le grat- la gueule en plongée. Cette
est plus sensible aux hautes fréquences
ques temporelles (modulations toir des grillons. structure joue aussi proba-
que l’apex de la membrane, qui contient
de fréquence et d’amplitude). Contrairement aux mam- blement un rôle dans la pro-
La production d’une onde mifères et aux oiseaux, les cro- duction sonore : son ouverture
plus de grandes cellules.
sonore nécessite un « instru- codiles ne semblent pas avoir augmente en effet considéra- Cette organisation dite tonotopique
ment » qui fait vibrer l’air ou de structure différenciée dé- blement l’intensité des voca- existe aussi chez les oiseaux, mais la tran-
l’eau. Chez les animaux, deux diée à la production des sons. lisations émises. sition entre les deux types de cellules est
systèmes existent. Dans le mo- Les vocalisations semblent cau- Les cris des embryons, qui alors plus graduelle, rendant une discri-
dèle « instrument à vent », sées par le passage de l’air à exigent aussi que de l’air soit mination morphologique plus difficile. On
un souffle d’air, le plus sou- travers la glotte, les muscles mis en vibration,seraient quant recourt donc, chez les oiseaux, à une
vent respiratoire, fait vibrer faisant varier la tension des pa- à eux rendus possibles par l’en- classification fonctionnelle : les grandes
des membranes : les cordes vo- rois pour contrôler la fréquence trée d’air dans l’œuf quelques cellules envoient des informations au cer-
cales des mammifères, le sy- et la durée du son. De plus, jours avant l’éclosion. veau et en reçoivent, alors que les petites
cellules sont uniquement émettrices.

Un cerveau d’oiseau
Autre ressemblance entre les deux grou-
pes d’Archosaures : le cerveau des cro-
codiliens et celui des oiseaux sont
comparables anatomiquement. Cepen-
dant, les hémisphères cérébraux des
oiseaux ainsi que le cervelet et les lobes
optiques sont proportionnellement plus
gros, et les bulbes olfactifs plus petits
que ceux des crocodiles (voir la figure 3).
Comme chez les oiseaux, le nerf audi-
tif, dont les terminaisons sont connec-
tées aux cellules ciliées de la cochlée, se
projette sur deux régions cérébrales du
mésencéphale, les noyaux cochléaires
angulaire et magnocellulaire. Comme l’a
USFWS

prouvé l’électrophysiologie, l’organisa-


tion de ces deux aires est elle aussi tono-
topique : selon leur position, leurs
électrophysiologiques ont montré que le « paupières d’oreille » contrôle l’ouver- neurones sont activés par des messages
crocodile du Nil est sensible à une bande ture du conduit auditif, qui se ferme en cochléaires nés de la réception de telle
de fréquences relativement large (de 100 plongée comme les clapets des narines. ou telle fréquence sonore.
à 10 000 hertz environ), avec un pic de sen- L’oreille moyenne transmet les vibrations La tonotopie se retrouve à l’échelon
sibilité entre 800 et 1 500 hertz. Ce pic est sonores jusqu’au liquide de l’oreille supérieur. Par l’intermédiaire de divers
adapté à la détection des vocalisations des interne. Comme chez les oiseaux, l’oreille relais, les afférences auditives du mésen-
jeunes, dont l’amplitude maximale est ne présente qu’un seul osselet. De même, céphale auditif se projettent sur le cerveau
généralement autour de 900 hertz. les deux groupes ont un canal interau- antérieur, ou télencéphale, au niveau d’un
Les crocodiliens entendent grâce à ral qui connecte les deux oreilles moyen- noyau nommé crête ventriculaire dorsale.
une oreille de structure comparable à nes entre elles et aux voies respiratoires. L’électrophysiologie a révélé que cette
celle des vertébrés supérieurs, notam- Il faciliterait la localisation des sons. région contient des neurones sensibles aux
ment des oiseaux. Elle se subdivise en De même que chez les mammifères, stimulations sonores et qu’elle présente
trois régions : externe, moyenne et l’oreille interne des crocodiles et des elle aussi une tonotopie : les fréquences
interne. Placée au niveau de l’œil, elle oiseaux présente deux types de cellules des sons y sont représentées spatialement.
permet au crocodile de nager en ne lais- sensorielles ciliées, responsables de la De ce fait, la crête ventriculaire dorsale
sant émerger que ses oreilles, ses yeux et réception des ondes sonores et de leur peut être considérée comme l’équivalent
ses narines. L’oreille externe est adap- transformation en message nerveux : des fonctionnel de l’aire auditive primaire
tée à une vie amphibie : une paire de petites et des grandes cellules, placées sur du cortex des mammifères.

34] Éthologie © Pour la Science - n° 399 - Janvier 2011


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Par ailleurs, en plus des informations Outre les crocodiliens et les oiseaux, Pour atteindre cet objectif, nos connais-
auditives, la crête ventriculaire dorsale d’autres sauropsides, les mammifères, les sances sur les communications acoustiques
des crocodiliens reçoit des informations amphibiens et même les poissons sont des crocodiles doivent être approfondies.
visuelles et sensorielles en provenance d’au- connus pour communiquer par des sons. Nous avons d’ores et déjà montré que les
tres régions de l’organisme. Chaque moda- Certaines espèces sont des spécialistes des vocalisations des crocodiles peuvent coder
lité sensorielle se projette dans une région communications acoustiques et ont déve- une information liée à l’état émotionnel, via
particulière de la crête ventriculaire. loppé des répertoires composés de sons les cris de détresse. L’identité de l’espèce
Malgré ces connaissances, beaucoup variés, voire des capacités de transmission ainsi que des informations telles que la taille
reste à faire pour comprendre le fonction- culturelle pour les oiseaux chanteurs, cer- et le sexe semblent aussi portées par les cris
nement cérébral des crocodiliens. Là encore, tains primates et l’homme. D’autres, des adultes. En revanche, l’analyse acous-
le cerveau des oiseaux peut servir de réfé- comme les amphibiens et les poissons, uti- tique montre que l’identité individuelle
rence pour avancer. On sait ainsi que, chez lisent un nombre réduit de signaux. ne peut pas être codée par les cris des
les oiseaux, deux circuits de neurones paral- juvéniles. Avec un répertoire vocal somme
lèles partent des deux noyaux cochléaires
du mésencéphale. Le premier traite les
Un maillon toute limité, le système de communica-
tion acoustique des crocodiles semble bien
aspects temporels des signaux acoustiques, de l’histoire évolutive moins complexe que celui de la plupart des
et le second intègre informations temporel- Bien que cette diversité soit communé- oiseaux. Cette impression méritera d’être
les et informations de fréquence. On ignore ment expliquée par des contraintes phy- revue lorsque notre connaissance de la bio-
si pareille distinction peut être faite chez les logénétiques sur l’appareil vocal et la acoustique des crocodiles aura progressé.
crocodiliens. Par ailleurs, dans le cerveau circuiterie cérébrale, ainsi que par le degré Des études expérimentales tant au labo-
des oiseaux, l’aire équivalente de la crête de complexité de la vie sociale (une vie ratoire que sur le terrain permettent de relier
ventriculaire dorsale, nommée champ L, est sociale complexe exige de fortes aptitu- les comportements des animaux à leurs
connectée à des aires auditives «secondai- des à échanger des informations), un supports neurophysiologiques. Les résul-
res» du télencéphale, tel le «High Vocal Cen- tableau complet des systèmes de com- tats que nous avons exposés représentent
ter » des oiseaux chanteurs. Ces aires munication vocale des vertébrés reste à la première étape du chemin à parcourir
secondaires n’ont pas encore trouvé leurs dresser pour comprendre l’histoire évo- pour comprendre la communication sociale
homologues chez les crocodiliens. lutive de ces processus. chez les crocodiliens. ■

© Pour la Science - n° 391 - Décembre 2010 Éthologie [35


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génome humain, séquençage, projet génome humain,médecine personnalisée, variations génétiques fréquentes, variations génétiques rares, cartographie, ADN, ARN, épigénétique, ADN poubelle, diabète,

Médecine

Génome et médecine :
la révolution
retardée Stephen Hall

Dix ans après le séquençage du génome humain,


la médecine personnalisée promise se fait attendre.
Les biologistes sont aujourd’hui divisés sur la raison
de ce retard et sur l’orientation des recherches à venir.

I l y a dix ans, alors que le séquençage


du génome humain fournissait ses
premiers résultats, l’enthousiasme
était à son comble : biologistes et non-spé-
cialistes rêvaient déjà aux promesses médi-
L’ E S S E N T I E L
 Lorsqu’en 2000,
ne soit déchiffrée, une armée de puis-
santes technologies de séquençage et de
cartographie des bases de données était
mise en œuvre pour identifier les gènes
clés impliqués dans les fléaux médicaux
un premier séquençage
cales de l’énorme projet Génome humain, du génome humain fut de l’humanité.
lancé en 1990 à grands frais – trois mil- publié, une médecine plus Aujourd’hui, l’enthousiasme est re-
liards de dollars. En annonçant, durant personnalisée semblait tombé. Désillusionnée, la communauté
l’été 2000, la première ébauche du « livre pouvoir en découler scientifique est divisée. Le problème ne tient
de la vie», le président américain Bill Clin- en une dizaine d’années. pas tant au projet Génome humain lui-même:
ton avait lui-même prédit que le projet le séquençage du génome humain a bou-
Génome humain allait « révolutionner le  Nous en sommes leversé le rythme des découvertes en bio-
diagnostic, la prévention et le traitement cependant encore loin logie, révélé le rôle de l’ADN que l’on
de la plupart des maladies humaines, aujourd’hui. qualifiait de « poubelle » – ces séquences
sinon toutes ». qui ne codent pas de protéines – et même
Un an auparavant, Francis Collins, alors
 Pour certains détecté des traces d’ADN de l’homme de
généticiens, la stratégie
directeur de l’Institut américain de recher- Neandertal dans notre génome.
actuelle – la recherche
che sur le génome humain et peut-être le Les promesses médicales tant atten-
de variations fréquentes
plus fervent adepte du projet, imaginait déjà dues sont cependant loin d’avoir été
sur le génome entier
la « médecine personnalisée » susceptible tenues. Le cancérologue Robert Weinberg,
de patients – est à revoir.
d’émerger du projet vers 2010 : des tests de l’Institut Whitehead de recherche
D’autres pensent qu’il faut
génétiques seraient disponibles, révélant biomédicale à Cambridge, aux États-Unis,
juste un peu plus de temps.
pour chacun, d’après son génome, le risque estime que les apports pour la génomi-
de maladie cardio-vasculaire, de cancer et  De nouvelles méthodes que du cancer ont été très modestes com-
autres maladies, bientôt suivis de mesures d’étude du génome parés aux ressources investies. Harold
préventives et de traitements sur mesure. devraient bientôt réconcilier Varmus, ancien directeur de l’Institut amé-
Avant même que la première séquence les deux camps. ricain de la santé (NIH), a récemment écrit
complète des « lettres » de l’ADN humain dans le New England Journal of Medicine

36] Médecine © Pour la Science - n° 399 - Janvier 2011


pls_399_p000000_hall.xp_mnc0612 6/12/10 16:39 Page 37

bète,

dies, et le domaine n’a été qu’effleuré. Tri-


butaire des progrès techniques, la révolu-
tion médicale a juste pris du retard.
De l’autre côté, un nombre croissant de
biologistes dénoncent les failles de la stra-
tégie. Dans une étude vivement débattue,
parue en avril 2010 dans la revue Cell, les
généticiens Mary-Claire King et Jon McClel-
lan, de l’Université de Washington, ont sou-
tenu que la majorité des variations
fréquentes n’ont pas permis d’établir de
correspondance biologique avec une mala-
die et n’ont pas d’utilité clinique en ce qui
concerne le pronostic ou le traitement.
Là où les uns célèbrent les progrès
réalisés jusqu’ici, les autres ne constatent
que des échecs et s’interrogent sur la direc-
tion à prendre. Nous allons voir que parmi
eux, s’appuyant sur le succès récent d’une
étude plus ciblée sur le risque de maladie
cardio-vasculaire, certains prônent une
recherche moins systématique, fondée
sur l’analyse de variations génétiques rares.
D’autres rappellent que l’environnement
des gènes influe sur leur expression, et qu’il
doit être pris en compte.

Traquer les variations


fréquentes du génome
Quand elle fut avancée dans les an-
nées 1990, l’hypothèse des variations fré-
quentes paraissait raisonnable : dans
une logique évolutionniste, il semblait
plausible que certaines maladies humai-
© Images.com/Corbis

nes résultent de quelques variations géné-


tiques fréquentes.
Un gène est une séquence d’ADN qui
code une protéine. Une variation de ce gène
ALORS QUE NOMBRE DE GÉNÉTICIENS se sont lancés dans la recherche systématique des est une mutation (un changement de « let-
variations génétiques fréquentes associées aux maladies, certains s’interrogent sur l’effica- tres» dans la séquence normale) qui modi-
cité et la pertinence de cette approche. fie soit la partie de l’ADN codant la protéine,
soit l’ADN adjacent qui régule la vitesse et
que la plupart des changements récents nes variations étaient plus souvent asso- le moment de l’expression du gène, c’est-
observés dans la pratique médicale résul- ciées à certaines maladies. Ils pensaient à-dire de la synthèse de la protéine. Les
tent de découvertes qui ont précédé le que la découverte de ces variations per- protéines effectuent de nombreuses tâches
décryptage du génome humain. mettrait de comprendre comment la sen- dans les cellules ; des défauts dans leur
Peut-être était-il déraisonnable d’at- sibilité à des maladies telles que le diabète fonction ou leur concentration peuvent
tendre une révolution de la médecine en de type 2 et l’athérosclérose se transmet interrompre des interactions essentielles
une décennie. Toutefois, derrière la décep- d’une génération à la suivante. Cette hypo- au bon fonctionnement des cellules et de
tion se pose une question : et si la straté- thèse, dite des variations fréquentes, n’a l’organisme, c’est-à-dire à la santé. Selon
gie adoptée pour découvrir les causes pas porté ses fruits. Cela signifie-t-il qu’elle Eric Lander, directeur de l’Institut Broad
génétiques des maladies était mauvaise ? est mauvaise ? de recherche en médecine génomique, à
Cette stratégie consiste à rechercher, dans Cette question divise la communauté Cambridge, aux États-Unis, l’explosion
l’ADN des gènes, de légères variations qui, médicale. D’un côté, des spécialistes du rapide de la population humaine, il y a des
prises ensemble, pourraient augmenter, génome insistent sur le fait que la stratégie dizaines de milliers d’années, a permis à
chez un individu, le risque de contracter des variations fréquentes est bonne: durant de nombreuses variations de se figer dans
telle ou telle maladie. Pendant longtemps, les trois dernières années, on a découvert le génome humain. À cause de ce verrouil-
les scientifiques ont supposé que certai- de nombreux indices génétiques de mala- lage, certains généticiens pensaient que les

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variations fréquentes (c’est-à-dire celles permettait pas une telle approche et l’hy-
qui apparaissent chez au moins cinq pour pothèse des variations fréquentes offrait un
cent d’une population donnée) seraient raccourci tentant pour découvrir les gènes
assez faciles à trouver ; en outre, seul un impliqués dans les maladies.
petit nombre d’entre elles détermineraient Guidés par l’hypothèse des variations
notre sensibilité à l’hypertension, aux fréquentes, les spécialistes du génome com-
pathologies mentales et autres affections mencèrent à programmer des études à
répandues. Ces variations, ainsi que les pro- grande échelle, connues sous le nom d’étu-
téines et voies métaboliques associées, des d’association sur le génome entier.
auraient alors constitué autant de cibles thé- Ces études reposaient sur la recherche,
rapeutiques potentielles. parmi des repères dans l’ADN dénommés
polymorphismes nucléotidiques simples
ou SNP (prononcé « snips », pour single
DES ÉTUDES D’ASSOCIATION PORTANT SUR 2,2 MILLIONS nucleotide polymorphisms), de variations
de SNP chez plus de 10 000 personnes ont permis génétiques fréquentes importantes dans la
d’identifier 18 SNP associés à la maladie, maladie. Présents sur l’ensemble des chro-
mais ces sites n’expliquent que six pour cent mosomes, les SNP sont des sites de l’ADN
(pas forcément à l’intérieur de gènes) où
de la transmission héréditaire de la maladie. une seule lettre du code de l’ADN peut
différer d’un individu à l’autre. Il s’agissait
Dès le début, cependant, ce programme d’examiner de nombreux SNP variant sou-
n’a pas fait l’unanimité. En 1993, paraph- vent d’une personne à l’autre, pour détec-
rasant les propos de Léon Tolstoï sur la ter les versions fréquemment présentes chez
famille dans son roman Anna Karénine, Ken- les personnes présentant des affections par-
neth Weiss, un biologiste évolutionniste de ticulières. Les SNP ainsi associés statistique-
l’Université d’État de Pennsylvanie, met- ment à une maladie conduiraient alors les
tait en garde sur l’étendue et la complexité chercheurs à des variations génétiques adja-
de la tâche : « Les familles en bonne santé centes (héritées en même temps que
le sont toutes de la même façon ; les famil- les SNP), qui pourraient expliquer l’asso-
les malades le sont chacune à leur façon. » ciation avec la maladie.
En d’autres termes, il y a autant de signa-
tures génétiques que de personnes mala-
des. Pour K. Weiss, les variations fréquentes
La grande déception
n’ont probablement que de très petits effets Ce programme nécessitait cependant l’éta-
biologiques; si elles provoquaient de puis- blissement d’un « atlas » des SNP humains
sants effets délétères, la sélection naturelle fréquents. Au cours de la dernière décen-
les aurait éliminées, leur porteur ayant dis- nie, les biologistes ont collecté des nom-
paru avant de se reproduire. La sensibi- bres croissants de SNP pour guider leur
lité à des maladies complexes résulterait recherche des origines génétiques des
plutôt de l’héritage de mutations rares vec- maladies ; cette collecte a commencé avec
trices de maladies, qui se compteraient le SNP Consortium en 1998 (qui a carto-
peut-être en centaines, voire en milliers, graphié ces repères sur chaque chromo-
chez chaque individu. L’argument n’avait some humain) et s’est poursuivie avec le
cependant pas convaincu grand monde. projet HapMap (qui a répertorié des com-
Pour départager les opposants, il aurait binaisons de SNP appelées haplotypes).
fallu pouvoir séquencer le génome entier Durant les cinq dernières années, des
de personnes malades et de sujets en bonne études d’association sur le génome entier
santé et identifier, à l’aide de puissants ordi- de dizaines de milliers de patients et de
nateurs, les variations apparues dans l’ADN sujets témoins ont recherché des SNP asso-
des personnes malades, et non chez les sujets ciés à des maladies parmi des centaines
témoins. À une époque où l’on n’étudiait de milliers de SNP fréquents.
le rôle d’un gène dans une maladie que si C’est là qu’est né le désaccord. E. Lan-
des données biologiques avaient par ail- der et d’autres chercheurs acclament la
leurs suggéré son influence, ces comparai- découverte de SNP fréquents associés à des
sons systématiques auraient jeté la lumière maladies : ils y voient une porte ouverte
sur tous les coupables présents dans l’ADN, sur d’importantes pistes médicales. Une
quels qu’ils soient, notamment sur ceux dont avalanche d’articles publiés par d’énormes
on ne suspectait pas l’importance aupara- consortiums de génomique viennent de
vant. Mais il y a dix ans, la technologie ne révéler des centaines de SNP fréquents

38] Médecine © Pour la Science - n° 399 - Janvier 2011


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LE PRINCIPE DES ÉTUDES DU GÉNOME


La plupart des recherches sur l’implication des gènes dans les maladies sont fondées sur l’hypothèse que les fauteurs
de troubles pourraient être des variations de l’ADN fréquemment présentes dans la population humaine. Selon certains
chercheurs, cependant, ce raisonnement est erroné.

Le point de départ
Le projet Génome humain a permis d’identifier la séquence de paires de nucléotides (les constituants
élémentaires de l’ADN) du génome humain à partir de l’ADN de plusieurs volontaires. Une paire
individuelle est composée d’un nucléotide (A, C, T ou G) sur un brin de la double hélice d’ADN
et du nucléotide complémentaire sur le brin opposé (C s’apparie toujours avec G, et A avec T).
Des recherches complémentaires ont révélé de nombreux « polymorphismes nucléotidiques
simples », les SNP, sites sur les chromosomes où une paire de nucléotides peut différer
d’une personne à une autre (ci-dessous). Ces recherches ont permis d’identifier des SNP
« fréquents », c’est-à-dire qui varient chez de nombreuses personnes.

Noyau
Hélice d’ADN

Chromosome
1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 Gènes

13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 X Y
Le génome humain est réparti en 22 chromosomes non sexuels
Cellule et deux chromosomes sexuels (XX ou XY). Chaque être humain
hérite d’un jeu de 23 chromosomes de chaque parent.

Paire de nucléotides

Nucléotide

SNP

Individu 1

Individu 2

Individu 3

ADN simple brin Individu 4

Études et résultats
Les chercheurs espéraient identifier des variations génétiques
responsables de maladies importantes en comparant les nucléotides Allèle SNP associé Variation génétique
de SNP fréquents parmi les génomes de personnes atteintes à une maladie voisine
ou non d’une maladie donnée. Les variations au niveau d’un SNP
Malade
– les «allèles» – et les gènes adjacents codant des protéines
ont tendance à se transmettre ensemble; en traquant les allèles Malade
des SNP particulièrement fréquents chez des personnes atteintes
d’une maladie donnée, les chercheurs s’attendaient donc à repérer Malade
des variations génétiques fréquentes importantes pour la maladie. Sain
Ces études d’association sur le génome entier ont permis d’associer
de nombreux allèles de SNP à des maladies particulières. Sain
Bryan Christie

Néanmoins, jusqu’ici, les variations trouvées n’ont en général


expliqué qu’une faible part du risque de maladie.

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associés à des maladies telles que la schi- études actuelles d’association sur le un grand nombre de gènes distincts peu-
zophrénie, le diabète de type 2, la mala- génome entier). L’idée principale de son vent provoquer la même maladie ; par ail-
die d’Alzheimer et l’hypertension ; dans hypothèse est la suivante : les variations leurs, la majorité des mutations ayant un
une récente apparition à la télévision amé- génétiques ayant des effets importants sur impact élevé sont rares ; enfin, nombre
ricaine, F. Collins a affirmé que, pour pres- la maladie ont tendance à être rares, de variations génétiques rares constituent
que 1 000 de ces variations génétiques alors que les variations fréquentes exer- de nouvelles données par rapport à l’en-
fréquentes, les scientifiques ont compris cent presque toujours des effets négligea- semble des gènes connus. Les variations
comment elles influent sur le risque de bles ou neutres. rares identifiées chez les patients pour-
maladie et ont adapté en conséquence les Le même argument apparaît dans raient ainsi conduire à des voies molécu-
traitements du diabète, du cancer et des l’étude déjà mentionnée de M.-C. King et laires spécifiques liées à une maladie
maladies cardio-vasculaires. J. McClellan. M.-C. King (qui a trouvé des particulière et la compréhension de ces
D’autres soulignent toutefois que les centaines de variations rares dans les gènes voies pourrait suggérer de nouvelles inter-
données n’ont pas été très utiles jusqu’ici BRCA1 et BRCA2 responsables du cancer ventions thérapeutiques.
pour prédire le risque de maladie. Dans familial du sein) et J. McClellan (qui a lui À l’appui, les partisans de la recher-
le diabète de type 2, par exemple, note aussi trouvé de nombreuses variations che des variations rares citent les travaux
David Goldstein, directeur du Centre rares contribuant à la génétique de la schi- de Helen Hobbs et Jonathan Cohen, du
d’étude de la variation du génome de l’Uni- zophrénie) proposent un nouveau modèle Centre médical de l’Université du Sud-
versité Duke, à Durham, aux États-Unis, pour comprendre les maladies complexes. Ouest du Texas. H. Hobbs et J. Cohen se
des études d’association portant sur Selon eux, la plupart de ces maladies concentrent sur des patients présentant
2,2 millions de SNP chez plus de 10000 per- sont « hétérogènes », c’est-à-dire que de des formes extrêmes de la maladie: ils sup-
sonnes ont permis d’identifier 18 SNP asso- nombreuses mutations différentes dans posent que le caractère extrême de la mala-
ciés à la maladie, mais ces sites n’expliquent
que six pour cent de la transmission héré-
ditaire de la maladie et fournissent très L E S S T R A T É G I E S A LT E R N A T I V E S
peu d’informations sur les causes de la Plusieurs scientifiques recherchant les influences héréditaires sur les maladies
maladie. Pour lui, l’hypothèse des varia- militent pour des stratégies qui ne s’appuient pas sur l’analyse statistique massive
tions fréquentes et des maladies couran- de SNP fréquents : la recherche de variations génétiques rares, mais aussi l’étude
tes appartient sans conteste au passé. de l’influence de l’environnement des gènes sur leur expression.
D’autres saluent le projet HapMap, Protéines fonctionnelles qui coopèrent
sans lequel personne n’aurait su que la pour accomplir une tâche
stratégie de création d’une carte des ha- Gène 1 Gène 2
plotypes… ne donne pas de résultat. À SAIN
l’Université d’Oxford, en Grande-Breta-
Exon
gne, le généticien Walter Bodmer, un des
premiers à proposer le projet Génome Protéine endommagée
Mutation génétique
humain dans les années 1980 et un pion-
nier des études d’association, affirme que MALADE
la recherche de variations génétiques
fréquentes est une impasse, car il est quasi
impossible de déterminer les effets biolo- Protéine endommagée
giques de ces variations, et donc leur Mutation génétique
MALADE
rôle dans les maladies.

La piste
des variations rares Mutation génétique MALADE
La remise en cause de l’hypothèse des
variations fréquentes est plus qu’une sim-
Protéine endommagée
ple contestation. Elle suggère au moins
une autre manière de résoudre ce que La recherche de variations génétiques rares
beaucoup appellent le problème de la Certains chercheurs avancent que des mutations rares dans des gènes contribuent
probablement davantage à la maladie que des variations génétiques de SNP fréquents. Même si
« transmission héréditaire manquante »,
chaque personne est malade à cause d’une seule mutation rare, il est possible que nombre de
du moins à court terme. W. Bodmer, par ces mutations affectent des gènes codant des protéines qui coopèrent pour accomplir quelque
exemple, encourage les scientifiques à s’in- tâche importante dans l’organisme. L’identification des gènes touchés devrait suggérer des
téresser aux variations génétiques rares moyens de compenser la perturbation d’une telle voie. Une façon de trouver des mutations rares
(pour lui, une variation rare est une muta- importantes consiste à séquencer entièrement et comparer tous les fragments codant des
tion présente chez moins de deux pour protéines (les exons) dans les gènes de personnes malades et saines (ci-dessus). Cette
cent de la population – une fréquence bien méthode dite de séquençage des exomes est déjà mise en œuvre dans plusieurs laboratoires.
inférieure à la résolution de la plupart des

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die est dû à des variations génétiques rares humain entre Craig Venter, fondateur de la
perturbant fortement la biologie, varia- Société biotechnologique Celera Genomics,
tions qui devraient par conséquent appa- et les scientifiques du NIH, H. Hobbs et
L’ A U T E U R
raître avec netteté. En outre, s’appuyant J. Cohen ont rejoint un projet intitulé Dal-
sur les connaissances en biologie, ils sélec- las Heart Study visant à découvrir les cau-
tionnent les gènes qui seront examinés ses des maladies cardio-vasculaires.
chez ces personnes. Enfin, ils séquencent J. Cohen, un physiologiste sud-africain, étu-
les gènes candidats en cherchant, d’un diait le métabolisme du cholestérol (sa syn-
individu à l’autre, des variations subtiles thèse et sa dégradation) depuis de nom-
particulièrement influentes d’un point breuses années. H. Hobbs, docteur en
de vue fonctionnel. Dans cette approche, médecine, avait mené des recherches dans
ils n’utilisent pas les associations de SNP ; le laboratoire de Michael Brown et Joseph
de fait, cette méthode peut certes indiquer Stephen HALL Goldstein, lauréats du prix Nobel de phy-
l’environnement génétique d’un gène lié est journaliste scientifique siologie et médecine en 1985 pour leur
à la maladie – la région du génome où il à New York. travaux sur le métabolisme du cholestérol;
se trouve –, mais rarement le gène lui- ces travaux avaient débouché sur le déve-
même (voir l’encadré page 39). loppement d’une classe aujourd’hui répan-
Leur histoire a elle aussi commencé dix due de médicaments hypocholestérolé-
ans plus tôt. En 2000, alors que tous les re- miants, les statines.
gards étaient rivés sur la course à la pre- H. Hobbs et J. Cohen ont orienté leur
mière ébauche de séquençage du génome recherche selon une «intuition» biologique
qui prenait à contrepied la plupart des stra-
tégies contemporaines d’étude du génome.
Ils ont recruté quelque 3500 résidents du
comté de Dallas (dont la moitié étaient
Chercher au-delà des gènes
Les études des SNP et la recherche de variations rares se concentrent sur les variations des des Afro-Américains), qu’ils ont soumis à
séquences de gènes codant des protéines et, par conséquent, sur les variations des protéines des bilans médicaux complets. Ils ne se sont
impliquées dans la maladie (a). Toutefois, d’autres processus peuvent perturber la synthèse pas seulement intéressés au génome (même
d’une protéine sans modifier la séquence d’ADN qui la code, et prédisposer ainsi des personnes s’ils ont collecté l’ADN de chacun), mais ont
à des maladies. Deux de ces processus sont décrits ici : les balises chimiques (en bas) et les recueilli des mesures précises de nombreux
brins d’ARN transcrits à partir d’ADN non codant (c). facteurs susceptibles de contribuer aux
Protéine anormale maladies cardio-vasculaires : paramètres
a biologiques du sang (y compris les concen-
Mutation trations de cholestérol dans le sang), méta-
bolisme, graisse corporelle, fonction
cardiaque, épaississement des artères (éva-
b Protéine normale lué à l’aide de techniques élaborées d’ima-
ARN messager gerie) et influences de l’environnement. En
Ribosome deux ans, ils ont constitué une base de don-
c nées volumineuse et détaillée de traits phy-
siques individuels, que les généticiens
appellent des phénotypes.

ƒ Un brin d’ARN transcrit à partir d’ADN qui Variations rares


ne code pas de protéine (c, en rose)
Gène peut perturber la synthèse d’une
protéine en se fixant à l’ARN messager
et cœur : un succès
ARN polymérase et en bloquant ainsi sa traduction. Ils ont ensuite entamé l’étude génomique
des personnes présentant des phénotypes
Balise régulatrice particulièrement spectaculaires, notamment
avec des concentrations élevées ou faibles
de lipoprotéines de haute densité (HDL, sou-
vent appelées le «bon cholestérol») ou de
‚ La synthèse d’une protéine (séquence lipoprotéines de faible densité (LDL, le «mau-
en bleu) a lieu lorsqu’une enzyme, „ Des balises chimiques sur l’ADN, tels des vais cholestérol») dans le sang.
l’ ARN polymérase, transcrit un gène en ARN groupes méthyle (CH3), peuvent réduire Ils ont d’abord étudié les personnes pré-
messager, qui est lu ou traduit en protéine ou accroître la transcription. Ces balises
par des ribosomes (b). Si une version peuvent se transmettre de génération en sentant de très faibles concentrations de
mutante du gène est transcrite en ARN, génération dans les cellules germinales HDL dans le sang, un état qui augmente le
Bryan Christie

la protéine résultante sera anormale (a). et influer sur la sensibilité à la maladie. risque de maladie cardio-vasculaire.
Connaissant trois gènes impliqués dans des

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troubles rares du métabolisme du choles- lipoprotéines, les LDL. Leur approche a des concentrations de LDL dans le sang
térol, ils ont comparé les séquences de ces été particulièrement fructueuse lorsqu’ils et une réduction surprenante de 88 pour
gènes chez ces patients avec celles de sujets ont analysé les séquences d’ ADN du cent du risque de maladie cardio-vascu-
ayant des concentrations élevées de HDL gène PCSK9, connu pour être impliqué laire. Chez les Américains blancs, une
dans le sang. Ils ont ainsi découvert plu- dans le métabolisme du cholestérol : deux mutation dans le même gène réduit la
sieurs variations rares associées à des mutations qui inactivaient le gène cor- concentration de LDL de 15 pour cent et le
concentrations de HDL extrêmement bas- respondaient aux faibles concentrations risque de maladie cardio-vasculaire de
ses. Ils ont également indiqué que des muta- de LDL. En analysant des données collec- 47 pour cent. Parmi les centaines d’études
tions dans les gènes touchés «contribuent tées dans des populations du Mississippi, d’association sur le génome entier, rares
de façon significative» aux valeurs faibles de Caroline du Nord, du Minnesota et sont celles qui ont permis d’identifier
de HDL dans la population générale. du Maryland sur une période de 15 ans, des gènes ayant un effet aussi important
H. Hobbs et J. Cohen ont ensuite porté H. Hobbs et J. Cohen ont déterminé que sur le risque d’une maladie.
leur attention sur des personnes de l’étude les Afro-Américains portant l’une ou l’au- Des sociétés pharmaceutiques testent
de Dallas qui présentaient de très fai- tre des mutations inactivant le gène PCSK9 déjà des molécules qui inactivent le
bles concentrations de l’autre classe de présentent une réduction de 28 pour cent gène PCSK9 ou perturbent la voie molécu-

E n ma r c h e v e rs la m é d e c i n e p e rs o n na l i s é e
usqu’en 2000,année de l’annonce inattendue notre conception de la gènes plus ou moins responsables voies physiopathologiques, d’axes
J officielle du séquençage d’une pre-
mière version du génome humain,
susceptibilité individuelle aux mala-
dies. Auparavant, nous avions une
de la maladie d’un individu donné.
C’est grâce à l’analyse des variations
de recherche totalement inattendus,
de pistes thérapeutiques nouvelles
l’identification des gènes impliqués vision héritée des approches men- fréquentes que nous sommes arri- qu’au cours des dix dernières années
dans des voies physiopathologi- déliennes de la génétique et des vés à ce constat. Les découvertes du XXe siècle.
ques et la compréhension de la sus- bases pasteuriennes de la causalité, dans ces domaines ne peuvent plus Aujourd’hui,les progrès des tech-
ceptibilité aux maladies progressaient pour lesquelles une affection devait être le fait de quelques chercheurs niques du séquençage intégral et la
lentement. L’accès public à la être liée à une ou plusieurs muta- isolés. Pour continuer à avancer, il baisse attendue des coûts nous per-
séquence du génome humain et la tions dans un gène qui devait jouer mettent d’aborder efficacement cette
montée en puissance de la bio-infor- un rôle majeur dans la maladie.Donc, complexité. Le séquençage du gé-
matique ont transformé le quoti- légitimement, nous pouvions pen- nome complet d’un individu devrait
dien des chercheurs et permis ser que la connaissance exhaustive bientôt coûter moins de 1000euros
d’effectuer,parfois en quelques jours de la séquence du génome humain et chacun pourra bientôt avoir la sé-
et dans certains cas totalement «in nous permettrait de « lire » presque quence complète de son génome dans
silico », ce qui nécessitait autrefois directement les bases de la prédis- son dossier médical.Déjà les premiers
plusieurs mois,voire plusieurs années. position aux maladies. Aussi, dans tests génétiques accompagnant la
Simultanément, depuis le milieu des l’euphorie de l’annonce du séquen- prescription ciblée de médicaments
années 1990, les ingénieurs se sont çage, de nombreux chercheurs se sont en cours d’approbation par les
emparés des outils de la recherche sont-ils plu à imaginer, avec les agences de régulation ; il est possi-
moléculaire des biologistes pour les connaissances qui étaient les leurs ble de calculer à partir de données
miniaturiser et les « industrialiser », à ce moment-là, les conséquences génomiques des scores de risque tout
Agilent technologies

entraînant un effondrement considé- de ces travaux sur notre vie quoti- au long de la vie pour certaines af-
rable des coûts des expériences. dienne, et parfois même se sont-ils fections fréquentes et d’en tirer les
La conjonction de ces deux mou- aventurés à donner des échéances conclusions préventives qui s’impo-
vements, sans précédent dans la pour leur réalisation. Détail d’une puce à ADN. Chaque sent;la convergence des informations
recherche biomédicale, a permis de Le séquençage du génome point coloré correspond à l’ana- cliniques, comportementales, géno-
passer d’une vision « séquentielle » humain et l’accès aux outils à haut lyse d’un brin d’ADN. miques,voire protéomiques,permet-
et linéaire du génome à une accé- débit nous ont permis de nous ren- tent de diagnostiquer plus précoce-
lération « parallèle » et globale de dre compte que les modèles sim- nous faut réunir des consortiums tou- ment certaines affections telle la
sa compréhension. En ce sens, la plistes que nous avions construits jours plus grands de chercheurs maladie d’Alzheimer ; des sociétés
révolution annoncée du séquençage atteignaient leurs limites.Là où nous collaborant à l’échelle des continents, commerciales vous proposent même
du génome humain est déjà derrière recherchions les effets de quelques comme les scientifiques de la phy- déjà ces services sur Internet. La
nous et totalement intégrée dans gènes majeurs sur des pathologies sique des particules savent le faire médecine personnalisée frappe à
la réflexion des chercheurs les plus ou des traits fréquents, nous avons depuis des décennies. notre porte et nous n’avons que peu
créatifs du monde entier. Et la pro- trouvé des dizaines, voire des cen- Mais le constat de cette com- de temps en tant que médecins ou ci-
chaine révolution sera celle de l’ana- taines,de gènes à effet faible au plan plexité a mis à mal les prédictions toyens pour nous préparer à son irrup-
lyse des volumes gigantesques de individuel, mais influents pour une que certains avaient pu faire il y a tion dans notre vie quotidienne.
données ainsi produits. population.Il n’existe pas «un gène» dix ans. Certes nous n’avons pas
Comme tous les grands progrès du diabète, de l’hypertension ou de encore achevé la cartographie détail- Philippe Amouyel,
en sciences, le séquençage du la maladie d’Alzheimer,mais de mul- lée de la susceptibilité aux maladies, UMR744 INSERM, Université Lille 2,
génome humain a modifié de façon tiples variations dans de multiples mais nous avons découvert plus de Institut Pasteur de Lille

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laire que le gène affecte, afin de faire bais- présentes sur l’ADN et qui ne modifient pas
ser la concentration de LDL et le risque de la séquence (balises dites épigénétiques)
maladie cardio-vasculaire dans la popula- influent sur l’expression des gènes et
tion générale. Le gène PCSK9 fait désormais peuvent être modulées par des facteurs
partie des dix premières cibles de presque environnementaux au cours d’une vie.
toutes les sociétés pharmaceutiques. L’ADN ainsi balisé peut même se transmet-
Reconnaissant le faible effet des gènes tre à la descendance.
identifiés à l’aide de la méthode des varia- En d’autres termes, la définition même
tions fréquentes et encouragés par le suc- d’un gène est tributaire de multiples niveaux
cès des travaux de H. Hobbs et de J. Cohen, de complexité. Ce que l’on supposait être
D. Goldstein et sa collègue Elizabeth Cirulli une relation simple, à sens unique et de point
ont récemment proposé d’intensifier la à point entre les gènes et les caractères, est
recherche de variations rares importantes
en médecine. L’une des idées, par exem-
ple, consiste à séquencer et à comparer des
UNE NOUVELLE GÉNÉRATION DE TECHNIQUES
«exomes» entiers chez des personnes choi- de séquençage rapides et peu coûteuses permettra
sies avec soin. L’exome rassemble les frag- bientôt de comparer des génomes entiers et apaisera
ments de gènes chromosomiques qui
codent des protéines (les exons) et les
le débat «variation fréquente» versus «variation rare ».
régions adjacentes qui régulent l’activité
des gènes ; il ne comprend pas les sec- devenu un « problème génotype-phéno-
tions d’ADN situées entre les exons ou entre type», où la connaissance de la séquence
les gènes. E. Cirulli et D. Goldstein sug- codant telle protéine ne suffit plus à expli-
gèrent aussi de rechercher ces variations quer l’expression d’un caractère.
rares dans des familles touchées par une Dans des expériences sur animaux,
maladie ou chez des personnes partageant Joseph Nadeau, directeur du développe-
un même caractère extrême, chez qui des ment scientifique à l’Institut de biologie
différences significatives de l’ADN pour- des systèmes à Seattle, a suivi plus de
raient être identifiées plus facilement. 100 caractères biochimiques, physiologi-
Ces travaux sont déjà en cours dans ques et comportementaux ayant subi des
de nombreux laboratoires, dont celui de modifications épigénétiques et a constaté
M.-C. King. Le séquençage d’exomes est que certains changements avaient été trans-
cependant une stratégie bouche-trou, en mis sur quatre générations.
attendant qu’un séquençage de génomes J. Nadeau dispose en outre de preuves
entiers fiable et de faible coût soit dispo- expérimentales que la fonction d’un gène
nible, probablement d’ici trois à cinq ans. donné dépend parfois de la constellation
particulière de variations génétiques qui
l’entourent – un effet d’ensemble qui apporte
L’importance une nouvelle dimension aux explications  BIBLIOGRAPHIE
de l’environnement génétiques de la maladie. Selon J. Nadeau,
E. T. Cirulli et D. B. Goldstein,
des gènes cela suggère que pour certaines maladies ,
on peut remonter à un très grand nombre
Uncovering the roles of rare
variants in common disease
Parmi les sceptiques, outre les partisans de de gènes dans un même réseau ou une through whole-genome
la recherche sur les variations rares, quel- même voie métabolique, dont les effets sequencing, Nature Reviews
ques voix courageuses soutiennent qu’avec dépendent des variations génétiques por- Genetics, vol. 11, pp. 415-425, 2010.
les séquences d’ADN et les protéines, on tées par les personnes considérées; la pré- J. McClellan et M.-C. King,
ne connaît que la partie émergée de la bio- sence d’une variation génétique peut par Genetic heterogeneity in human
logie humaine. La génétique classique, exemple exacerber ou contrebalancer l’ef- disease, Cell, vol. 141,
pp. 210-217, 2010.
disent-elles, ne rend peut-être pas compte fet d’un autre gène associé à la maladie.
de la complexité moléculaire des gènes et Nous ne connaissons pas encore le W. G. Feero et al., Genomic medicine
de leur rôle dans la maladie. On sait poids de ces aspects dans la contraction – an updated primer, New England
Journal of Medicine, vol. 362, n°21,
aujourd’hui que les vastes domaines de d’une maladie. En attendant, une nouvelle pp. 2001-2011, 2010.
l’ADN qui ne codent pas de protéines, autre- génération de techniques de séquençage
fois écartés comme ADN «poubelle», dis- rapides et peu coûteuses permettra bien- T. A. Manolio et al., Finding the
simulent d’importantes régions régulatrices. tôt de comparer des génomes entiers et missing heritability of complex
diseases, Nature, vol. 461,
Certaines séquences d’ADN produisent de apaisera le débat « variation fréquente » pp. 747-753, 2009.
petits fragments d’ARN capables d’inter- versus « variation rare ». Mais aujourd’hui,
férer avec l’expression des gènes, par exem- personne ne prédit un calendrier de mira- Génome humain et médecine,
Dossier Pour la Science, n°46, 2005.
ple. De plus, des « balises » chimiques cles médicaux. I

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mimétisme, signaux honnêtes, communication, humaine, créativité, gestes, non verbaux, groupes, charisme, foules

Psychologie

Les signaux
non verbaux de la
Alex Pentland

L ’important n’est pas ce que l’on


dit, mais la façon dont on le dit. Lors
d’une conversation, les mimiques
ou l’intonation sont des facteurs qui
influent sur l’issue de l’échange, sans
Divers signaux sociaux – par exemple les mimiques,
les intonations ou la fluidité du discours – participent
à la création des liens sociaux et à la persuasion.
que les protagonistes en aient conscience. Ils favorisent la cohésion du groupe et la prise de décision.
Des décennies de recherches en psycho-
logie sociale ont révélé la capacité sur-
prenante que les hommes ont de « lire » Apparu récemment dans l’évolution
autrui à livre ouvert. des hominidés, le langage se serait ancré
Imaginez des situations où l’on éva- dans les mécanismes anciens de signalisa- L’ E S S E N T I E L
lue des enseignants, où l’on sélectionne tion des primates. Les ancêtres de l’homme
des candidats pour un emploi, et où ont probablement utilisé ces signaux non  Les gestes,
l’on observe un jury en train de prendre verbaux avant que le langage n’existe, afin les mimiques et la façon
une décision. Des psychologues ont mon- de former des stratégies communes pour de s’exprimer constituent
tré que des sujets observant ces scènes trouver des ressources, prendre des déci- ce que l’on nomme
prédisent correctement l’issue des diffé- sions et coordonner l’action des groupes. des signaux honnêtes.
rentes situations dans 70 pour cent des
cas en moyenne.
 Ils participent
Comment est-ce possible ? Je pense
Des signaux honnêtes à l’échange entre
les personnes et influent
que la capacité de l’homme à « lire » l’autre Connaître l’influence que ces mécanismes
sur son issue.
commence avec ce que l’on nomme en bio- de signalisation ont aujourd’hui permet-
logie les « signaux honnêtes ». D’un point trait aux scientifiques de mieux com-  Grâce à des
de vue évolutif, toutes les espèces sociales prendre la structure et la fonction des enregistrements
développeraient des signaux honnêtes, réseaux sociaux. Par exemple, les signaux de signaux sociaux,
c’est-à-dire un système de communica- honnêtes augmenteraient la motivation les spécialistes étudient
tion fiable coordonnant le comportement d’une équipe créative, et cette incitation leur impact sur la formation
entre individus. Ces signaux compren- serait contagieuse. Et par empathie et et la productivité
nent notamment des gestes, des expres- mimétisme, ils favoriseraient la cohésion de groupes humains.
sions et des cris. Ils sont non seulement des groupes familiaux, professionnels,
des indices fiables, ils ont aussi la parti- sociaux, sportifs, etc.  Ces signaux honnêtes
cularité de changer le comportement ou Quand nous observons une conver- favoriseraient
les pensées des personnes qui les reçoi- sation entre deux personnes, nous pou- la créativité des groupes
vent, ces changements étant alors béné- vons identifier plusieurs exemples de et motiveraient les foules.
fiques pour la personne qui les émet. signaux honnêtes. Avec mes collègues, nous

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1. CHARLES DE GAULLE, en 1958 lors de sa


visite officielle dans le Sud de l’Algérie, avait un dis-
cours sans nul doute important. Mais les aspects
non verbaux de son intervention, notamment ses
© Manuel Litran/Corbis

gestes et ses intonations – ce que l’on nomme les


signaux sociaux –, étaient essentiels à sa capa-
cité à motiver les foules.

© Pour la Science - n° 399 - Janvier 2011 Psychologie [45


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Ces signaux naissent dans le système


nerveux. On pense que le mimétisme
repose sur les neurones miroirs, un réseau
qui serait particulièrement important chez
l’homme. Les neurones miroirs s’activent
quand on observe autrui agir, ce qui
permet de se mettre à sa place. Par
exemple, les nouveau-nés imitent les
expressions faciales de leurs parents, mal-
gré les limitations de leur coordina-
tion (voir la figure 2).
En outre, la motivation d’une per-
sonne est liée à l’état de son système
nerveux autonome, qui assure certaines
fonctions sans que l’on en ait conscience,
par exemple la respiration ou la fuite
devant un danger. Quand on doit agir
rapidement, par exemple dans des situa-
© Shutterstock/HASLOO

tions menaçantes ou urgentes, de fuite ou


de combat, ce système commande les réac-
tions de l’organisme.
Au contraire, on a tendance à être apa-
2. LES NEURONES MIROIRS, localisés dans le gyrus frontal inférieur et le lobe pariétal infé- thique et peu réactif quand l’activité du
rieur, jouent un rôle notable dans la signalisation sociale, notamment l’imitation. Ils permet-
tent aux individus de se représenter les actions d’autrui et de ressentir ses émotions, ce qui système nerveux autonome est faible,
favorise l’empathie. par exemple lors d’une dépression. Il existe
en effet entre le fonctionnement du sys-
tème nerveux autonome et le niveau d’ac-
étudions surtout quatre composantes de riales. Dans de nombreuses situations, tivité de l’organisme un lien si fort que
cette signalisation humaine. Le mimétisme, nous avons observé qu’environ 40 pour celui-ci est utilisé pour évaluer la gravité
c’est-à-dire le fait d’imiter de façon automa- cent de la variabilité des résultats peut d’une dépression.
tique une personne lors d’une conversa- être expliquée par des modèles de trai- Comment les signaux sociaux inter-
tion; il en résulte des échanges inconscients tement de l’information sociale fondés agissent-ils avec le langage ? En géné-
de sourires, d’interjections et de hoche- sur les signaux honnêtes. Cette part est ral, l’évolution tend à conserver tout
ments de tête. L’excitation suscitée par l’in- importante et comparable à celle que système utile. Soit de nouvelles struc-
térêt et la motivation. L’influence d’une représente l’influence des gènes sur le tures sont construites et les capacités anté-
personne sur une autre, que nous évaluons comportement d’un individu. rieures conservées, soit les structures
en estimant dans quelle mesure une per- anciennes sont intégrées dans les nou-
sonne conduit une autre à imiter sa façon
de parler. Et la fluidité de la parole et du
La bonne humeur velles. Lorsque les capacités langagières
de l’homme ont commencé à apparaître,
mouvement, qui est perçue comme une est contagieuse les mécanismes de signalisation non ver-
forme d’expertise (voir l’encadré page 47). Les signaux honnêtes influent sur des acti- bale ont vraisemblablement été inté-
Pour mesurer l’impact de ces signaux vités importantes, telles la négociation, la grés au nouveau système, le langage.
sociaux, nous avons développé des outils prise de décision et la direction d’un Alors comment les anciens mécanismes
qui enregistrent en temps réel des conver- groupe. En fait, ils permettent aux psy- de signalisation continuent-ils à mode-
sations. Ce sont des badges électroniques, chologues de prédire le comportement ler la société humaine moderne ? Et quelle
des smartphones et d’autres dispositifs humain. Par exemple, si un membre d’un est la portée de ces mécanismes ?
électroniques. Ces instruments nous per- groupe est heureux, les autres seront plus Le psychologue et économiste améri-
mettent de quantifier le rôle que les méca- positifs et motivés : la bonne humeur est cano-israélien Daniel Kahneman et le pion-
nismes de signalisation sociale jouent contagieuse. Qui plus est, cet effet de conta- nier américain de l’intelligence artificielle
dans la prise de décision (ce que nous gion rend les individus plus enclins à Herb Simon, tous deux lauréats d’un prix
nommons le reality mining). En exami- prendre des risques et renforce les liens. Nobel d’économie, ont opté pour un modèle
nant les signaux échangés entre deux per- De même, les personnes ont tendance de l’esprit humain où ce dernier fonctionne,
sonnes ou dans de petits groupes (sans à s’imiter inconsciemment. Ce compor- d’une part, sur un mode automatique et
tenir compte des mots utilisés ni des pro- tement de mimétisme augmente l’empa- inconscient et, d’autre part, sur un mode
tagonistes), nous prédisons par exemple thie et la confiance mutuelle. Ainsi, les attentif, réfléchi et conscient.
l’issue de rencontres de speed-dating (des négociations durant lesquelles nous obser- On pense que le mode automatique
rencontres rapides pour sélectionner des vons un fort mimétisme sont les plus effi- correspond à l’ancien système, c’est-à-
partenaires potentiels), d’entretiens d’em- caces, quel que soit celui qui commence dire aux capacités mentales des êtres
bauche et même de négociations sala- à copier les attitudes de l’autre. humains primitifs : être rapide, efficace

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pour les échanges et les associations, mais nous prendrions les habitudes gestuelles naient des détecteurs infrarouges, des
peu apte au raisonnement abstrait. En et langagières de nos parents et de nos puces de localisation, des accéléromètres
conséquence, les capacités de communi- amis. L’utilisation des semblables pour (pour mesurer les mouvements corpo-
cation des hommes primitifs se limitaient acquérir des automatismes est un autre rels), et des enregistreurs captant la tona-
probablement à des signaux et à des gestes indice de la façon dont les anciens hommes lité et le rythme des voix. Nous avons
simples. Bien que ce système engendre tiraient profit de la signalisation sociale montré que la cohésion des groupes
de nouveaux comportements, via l’ex- pour prendre de meilleures décisions. prédisait la productivité, celle-ci aug-
périence et le mimétisme, il se limite à L’apprentissage par imitation des sem- mentant avec le degré de cohésion.
des associations de perceptions senso- blables a des conséquences. Nous avons L’homme est un animal social, et ses
rielles élémentaires (des signaux auditifs constaté que la cohésion entre employés connexions avec les pairs ont une impor-
ou visuels par exemple). améliore à la fois la productivité et la satis- tance vitale. Plus un groupe est soudé, plus
Le mode conscient aurait permis à faction. La cohésion est dans ce cas défi- les protagonistes se soutiennent et parta-
l’homme de dépasser ce fonctionnement nie par les liens que les semblables gent des connaissances, des attitudes et
associatif. D. Kahneman suppose même entretiennent. En d’autres termes, la des habitudes de travail.
que les limitations du mode inconscient meilleure façon d’augmenter la producti- Mais est-il profitable d’être confiné
auraient stimulé l’évolution du mode vité des travailleurs serait de leur accorder dans les croyances de ceux qui l’entou-
attentif. De plus, les capacités linguistiques plus de temps autour de la machine à café! rent ? Pour répondre à cette question,
nées de cette évolution ont favorisé la pro- voyons d’abord comment les mécanismes
pagation de nouveaux comportements
dans les groupes humains.
Soudés, de signalisation sociale permettent à un
individu de décider s’il doit se laisser
L’une des conclusions surprenantes de donc plus performants guider par ses semblables ou suivre
nos études sur la signalisation sociale dans Dans une étude réalisée à Chicago, nous une voie différente.
des situations quotidiennes est que les avons utilisé des badges électroniques En théorie, la façon la plus simple
croyances et les actions sont contrôlées par pour suivre la signalisation sociale et les et la plus efficace d’intégrer des préfé-
les attitudes et les actes d’autrui, et non conversations de spécialistes en techno- rences individuelles dans un groupe
par la logique ou les arguments. Ainsi, logie de l’information. Les badges conte- repose sur un « marché aux idées ». Au

LES SIGNAUX HONNÊTES


LE MIMÉTISME L’EXCITATION
L’imitation inconsciente Les mouvements indiquant
d’une autre personne de la motivation et de l’intérêt

© Shutterstock/nmedia, Monkey Business Images, Yuri Arcurs, iofoto, Dmitriy Shironosov

L’INFLUENCE LA FLUIDITÉ
La façon dont La facilité et l’expertise
un individu oriente avec lesquelles
la façon de parler d’un autre une personne s’exprime
es auteurs étudient quatre composantes de la signalisation humaine individu sur un autre correspond à la façon dont il conduit autrui à
L dans des groupes d’individus. Le mimétisme est le fait de copier
par réflexe une personne ; les protagonistes échangent sans le savoir
parler de la même façon que lui. Et la fluidité de la parole et des gestes
représente une forme d’expertise. Avec ces signaux honnêtes, les cher-
des sourires, des gestes et des interjections similaires. L’excitation cheurs en sciences sociales prédisent avec succès les résultats des
représente l’intérêt et la motivation d’une personne. L’influence d’un échanges entre individus.

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partenaires pour résoudre de nouveaux


problèmes. La nature du problème déter-
mine qui seront les meilleurs associés
pour réagir vite. Les hommes forment-
ils, rapidement, des groupes de parte-
naires définis par les problèmes de la
vie quotidienne ?
Pour tester cette idée, nous avons
étudié la signalisation sociale et les inter-
actions de 81 résidents d’une université
américaine pendant l’élection présiden-
tielle de 2008. Quand la politique était le
sujet de prédilection, les étudiants modi-
fiaient leurs groupes d’amis et passaient
davantage de temps avec ceux qui parta-
© Shutterstock/lidiatt

geaient la même tendance, excluant ceux


qui défendaient des opinions opposées.
En revanche, les échanges sans face-à-face
– via le téléphone ou Internet – restaient
lieu d’avoir un seul bulletin de vote par 3. LES ABEILLES, ESPÈCES SOCIALES, utili- inchangés; ces derniers ne transmettraient
personne, les individus peuvent expri- sent plusieurs signaux sociaux et de communi- pas aussi bien les signaux sociaux.
mer les bénéfices qu’ils attendent des cation. Par exemple, elles font une danse pour
annoncer à leur communauté la découverte d’une
diverses possibilités. On peut considé-
rer ces attentes comme des paris et uti-
nouvelle source de nourriture. Il s’agit d’une confi- Danser pour décider
guration de communication particulière, d’un
liser la théorie des probabilités pour individu vers le groupe. La danse permet aussi De plus, la façon dont les étudiants for-
pondérer les paris selon les avantages au groupe de prendre des décisions, selon un maient des groupes de semblables prédi-
attendus. Ainsi, on sélectionne l’action schéma de communication de groupe à groupe. sait leur intérêt pour l’élection présidentielle,
pour laquelle les bénéfices sont les plus Quand il s’agit de trouver un nouveau site pour leur position politique et même leur vote.
élevés et l’on minimise les risques. le nid, une danse recrute des exploratrices qui Quand des personnes sont confrontées à
vont examiner un endroit. Quand un nombre suf-
Il est intéressant de remarquer com- des décisions importantes, elles essaient de
fisant d’exploratrices signale le même site, un
ment les hommes se servent incons- consensus est atteint, et l’essaim se déplace en former des groupes soudés, ce qui permet
ciemment des signaux sociaux pour créer masse vers le nouveau nid. à la signalisation sociale de renforcer les
un marché aux idées. Chacun parie sur idées et les attitudes.
l’une des actions suggérées en mon- Les signaux honnêtes influent sur le
trant un certain intérêt – via l’intonation comportement du groupe. Modifient-ils
de la voix ou les mouvements par des capacités humaines plus complexes ?
exemple. Ensuite, les membres du groupe Voyons ce que les abeilles peuvent nous
ajoutent les signaux et sélectionnent l’op- apprendre des flux d’information dans
tion qui a la signalisation la plus posi- une espèce sociale. On sait que les abeilles
tive. Cette méthode de prise de décision L’ A U T E U R ouvrières recherchent de bonnes sources
ne requiert pas le langage. Les partici- de nourriture ; quand elles retournent à
pants indiquent seulement au reste du la ruche et qu’elles veulent en signaler
groupe dans quelle mesure ils sont inté- une, elles utilisent une danse pour indi-
ressés par chaque possibilité, et ils sont quer la distance et la direction de la nour-
ensuite capables de décoder la signali- riture. Mais les abeilles agissent de même
sation combinée du groupe. pour prendre une décision de groupe (voir
Cette stratégie est mise en œuvre par la figure 3).
les abeilles et les singes sociaux quand ils En effet, quand une colonie d’abeilles
décident de déplacer le groupe. C’est aussi doit décider de la meilleure position du
Alex PENTLAND est professeur
ce qui se passe dans certaines réunions au Massachusetts Institute nid, elle utilise une forme de marché
de travail : les « Hum », « Ah » et « Mm » of Technology, aux États-Unis, aux idées. La colonie envoie quelques
et les postures suggèrent comment les pro- où il dirige le Laboratoire exploratrices pour étudier l’environne-
des dynamiques humaines
cessus de prise de décision tirent aujour- du Media Lab. ment. Celles qui reviennent en ayant
d’hui profit de ces mécanismes anciens. trouvé des sites possibles signalent leur
Mais les défis auxquels sont confron- découverte par une danse particulière.
tés les individus changent avec le temps. © American Scientist De nouvelles exploratrices sont alors
En conséquence, les mécanismes de signa- envoyées vers les sites les plus promet-
lisation sociale doivent permettre à cha- teurs. Ce cycle d’exploration et de signa-
cun de choisir rapidement les bons lisation sociale continue jusqu’à ce qu’un

48] Psychologie © Pour la Science - n° 399 - Janvier 2011


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grand nombre d’exploratrices indiquent contres. Les équipes chargées de créer de des problèmes complexes. Le mode de
le même site ; quand le consensus est nouvelles campagnes de marketing pré- pensée inconscient fonctionnerait mieux
atteint, la ruche se déplace en masse sentaient deux schémas de communica- quand l’esprit logique n’interfère pas; c’est
vers le nouveau nid. tion. Dans le premier, elles se plaçaient le cas par exemple pendant le sommeil
Deux mécanismes sont mis en avant au centre de multiples flux de commu- ou quand on laisse une question en sus-
dans ce processus de prise de décision nication, pour favoriser la découverte. pens. Au contraire, la pensée consciente
des abeilles : la découverte et l’assimila- Dans le second, la plupart des conversa- apporte des informations précieuses pour
tion de l’information. Ceux-ci sont essen- tions avaient lieu au sein de l’équipe. détecter des problèmes et mettre en œuvre
tiels pour toute organisation, mais ils ont Au contraire, les membres des équipes des plans d’action.
des exigences différentes. Les abeilles, de production parlaient surtout à des
quant à elles, alternent entre des réseaux
de communication d’un individu vers
membres d’autres groupes.
Une deuxième étude a montré que
Le charisme ou l’art
le groupe, qui favorisent la découverte, les équipes créatives entretenaient des de motiver les foules
et des réseaux connectés, de groupe à réseaux de communication sociale plus Si l’utilisation des mécanismes de signa-
groupe, plus efficaces pour le partage et variés, ce qui stimulait leur créativité. En lisation sociale est positive pour prendre
l’assimilation de l’information. Des d’autres termes, l’oscillation entre décou- des décisions, ce ne serait pas une bonne
groupes – d’abeilles ou d’hommes – qui verte et assimilation de l’information ren- démarche pour apprendre de nouveaux
varient dans leur structure de commu- forcerait la créativité. Pour quelles raisons? comportements. En effet, elle ne sélec-
nication selon les besoins optimisent à Une façon d’interpréter ces résul- tionne que les positions consensuelles,
la fois la découverte et l’assimilation. tats est que cette oscillation apporte à un et n’est pas sensible aux options nou-
groupe de nouvelles informations à inté- velles ou inhabituelles. Elle engendre des
grer dans leur mode de pensée habi- groupes stables et conservateurs. Cette
Différents systèmes tuel. Comme ce dernier utilise des résistance au changement soulève une
de communication associations plutôt que le raisonnement, question importante : les mécanismes de
favorisent la créativité il trouverait inconsciemment des analo-
gies nouvelles, c’est-à-dire créatives. Il
signalisation sociale ont-ils facilité la
transmission de nouvelles habitudes
Nous avons montré que ce genre d’os- prendrait connaissance d’une nouvelle véhiculées par des individus issus
cillation entre découverte et assimilation situation, la laisserait « mûrir » et pro- d’autres communautés ?
est une caractéristique des équipes de per- poserait ensuite des solutions inspirées Oui, notamment par le phénomène de
sonnes créatives. Nous avons suivi des des informations partagées. charisme. Personne n’a vraiment défini
employés de la division marketing d’une On sait que les mécanismes cognitifs le charisme, mais tous s’accordent sur
banque allemande, en enregistrant la inconscients sont parfois plus efficaces que ses caractéristiques. Le charisme est bien
signalisation sociale lors de leurs ren- les mécanismes conscients pour résoudre plus que le choix correct des mots ou des

COM M E N T M E S U R E R L A SIGN A LIS ATION NON V E R BA LE ?

Management Développement Ventes Assistance Service


technique clientèle

Échanges directs
Échanges par courriels

’enregistrement en temps réel des interactions sociales exige des sus, ainsi que les communications par courriers électroniques, indi-
L outils adéquats, qui ont pu être réalisés grâce aux progrès faits en
électronique et en traitement de l’information. Des badges électroniques,
quées en bleu, sont utilisées pour représenter les échanges dans une
organisation. Cet exemple provient des observations réalisées dans
créés par les auteurs (en haut), enregistrent la tonalité de la voix d’une une banque allemande où les employés développaient une campagne
personne, sa posture et ses gestes, ainsi que sa position par rapport de publicité. L’étude a montré peu d’échanges entre l’équipe de mana-
Alex Pentland

aux autres personnes. Des smartphones (en bas) déterminent aussi la gement et développement et les membres du service clientèle, qui auraient
proximité entre individus. Les données acquises, décrites en vert ci-des- sans doute eu des informations utiles à communiquer.

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gique et dynamique. Inconsciemment,


vous vous dites : « Je ne connais pas
grand-chose au sujet, mais à l’évidence
c’est un expert… J’en déduis que ce
doit être un bon projet. » Ce style de pré-
sentation correspond à notre définition
du charisme, car il est efficace pour
convaincre des personnes d’envisager de
nouveaux comportements.
Dans une autre étude, nous avons
observé des cadres qui suivaient une for-
mation pour lancer un projet commercial.
Le style des cadres prédisait la façon
dont le projet de leur équipe serait perçu
à la fin du cours. Le cadre le plus efficace
© Underwood & Underwood/CORBIS

est celui que nous appelons le « connec-


teur charismatique » : la personne circule
dans la foule, écoute beaucoup, s’exprime
avec fluidité et dirige le cours des conver-
sations par ses questions.
Plus les équipes avaient de connec-
4. LE CHARISME permet à un individu d’apporter de nouvelles idées dans un groupe. Gandhi, teurs charismatiques dans leur groupe,
leader du mouvement d’indépendance de l’Inde, était charismatique. Lors d’un voyage en Angle- plus elles étaient bien perçues lors du lan-
terre en 1931, il a rendu visite aux travailleurs de la ville industrielle de Darwen dans le Lanca- cement du projet. Qui plus est, leurs
shire, où le boycott par l’Inde des biens manufacturés en coton pesait sur l’industrie locale. Pourtant, membres travaillaient mieux ensemble :
il y a été accueilli chaleureusement. les discussions étaient plus équitables, cha-
cun pouvait s’exprimer, et tout le monde
arguments; c’est une capacité inhabituelle participait activement. Ces deux caracté-
à convaincre autrui d’essayer un nouveau ristiques – le charisme et le fait d’être un
comportement (voir la figure 4). Selon cette bon connecteur – vont souvent ensemble.
définition, les personnes qui savent lan- Nous avons observé que les personnes qui
cer des projets, former des équipes per- ont le style de parole le plus influent sont
formantes et réussir dans ce type d’activités aussi les meilleurs connecteurs.
sont charismatiques.
 BIBLIOGRAPHIE Nombre de facettes du charisme L’homme dépend
impliqueraient la signalisation sociale.
M. Buchanan, Secrets signals : Nous avons constaté qu’un certain style de son entourage
does a primitive, non-linguistic d’interaction sociale – que nous avons Nos recherches suggèrent que le com-
type of communication drive
people’s interactions ?, Nature, identifié par un traitement informatique portement des individus dépend bien plus
vol. 457, pp. 528-530, 2009. de la voix et des gestes des participants – de leur réseau social qu’on ne l’imagine.
prédit bien si une personne est capable L’immersion dans le réseau social envi-
I. D. Couzin, Collective cognition
in animal groups, Trends d’influer ou non sur le comportement ronnant est une caractéristique de tout être
in Cognitive Sciences, vol. 13, d’autrui dans diverses situations. humain. Les réflexes inconscients de coor-
pp. 36-43, 2009. Considérons par exemple notre étude dination sociale permettent aux hommes
A. Pentland et T. Heibeck, sur le lancement de projets commerciaux. de fusionner en groupes différents selon
Honest signals : how they shape Lors de cette étude, un groupe de cadres le problème rencontré. Et, en retour, ces
our world, MIT Press, 2008. se réunissait pour une tâche importante. groupes influent sur les activités et les
Chacun présentait un projet commer- façons de se comporter de tout un chacun.
M. Iacoboni et J. C. Mazziotta,
Mirror neuron system : basic cial au groupe, et le groupe choisissait En outre, plusieurs études montrent
findings and clinical applications, ensuite les meilleures idées. En analysant que les personnes intégrées dans des
Annals of Neurology, vol. 62, les signaux des cadres, nous avons pré- groupes de semblables sont plus heu-
pp. 213-218, 2007.
dit les projets commerciaux que choisi- reuses, résilientes et satisfaites. Le style de
raient les cadres. signalisation du connecteur charismatique
Ce qui est tout à fait sensé. Imagi- serait le facteur le plus important pour
nez que vous assistiez au lancement d’un favoriser le succès d’un groupe, en créant
projet commercial sur un produit nou- une humeur positive contagieuse, en aug-
veau. Bien que vous ne connaissiez rien mentant la confiance en soi et dans les indi-
au sujet, la présentation de l’orateur est vidus du groupe, et en encourageant une
fluide et claire. De plus, l’orateur est éner- meilleure participation de chacun. I

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1. LE TUNNEL DE LAVE DE FERLIR, ci-des-


sus, se trouve dans le champ de lave de Lei-
tahraun en Islande. Ce passage resserré
présente des « dents de requin », des struc-
tures sculptées par les gaz qui circulent
dans le tunnel en fin de cycle éruptif. Ci-contre,
le tunnel de lave islandais de Búri, qui est en
ce point précis aussi large et haut qu’un tun-
nel de métro. Les parois sont marquées des
traces laissées par d’anciennes coulées de
lave. Au sol, la lave cordée (de type pahoehoe)
conserve, figée, ses lignes d’écoulement.

56] Géologie © Pour la Science - n° 399 - Janvier 2011


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Les tunnels de
Les laves assez fluides s’écoulent
en créant des tunnels sur les flancs
du volcan. Ces tubes se vident à la fin
des éruptions, laissant des galeries pleines
de curieuses structures de lave solide.
Ils sont nombreux en Islande. lave Michel Detay et Björn Hróarsson

C onnaissez-vous les « tunnels de


lave » ? Ces structures apparaissent
sur les flancs de certains volcans,
au sein d’épanchements de lave qui refroi-
dissent et se solidifient en surface, tandis
Pour que des tunnels de lave se for-
ment, il faut que la lave soit peu visqueuse
et coule sans interruption. Les tunnels se
forment en général préférentiellement là
où le débit de la coulée est le plus élevé.
L’ E S S E N T I E L
✔ Un tunnel de lave
se crée par refroidissement
que de la lave s’écoule en leur cœur. Quand Si toutes ces conditions sont réunies,
des couches externes
ces artères volcaniques cessent d’être ali- les coulées se solidifient en surface, tan-
d’une coulée de lave fluide.
mentées, elles se vident et laissent des gale- dis que de véritables torrents de lave cir-
ries, nommées tunnels de lave. Comment culent en leur sein dans une sorte de ✔ Un tel tunnel peut
se forment ces structures ? C’est ce que tuyauterie volcanique. Cette dernière s’or- atteindre plusieurs
nous expliquerons ici, tout en illustrant ganise en un réseau comparable à celui dizaines de kilomètres
leurs caractéristiques avec les spectaculai- d’artères dont les parois seraient ignifu- de longueur.
res tunnels de lave islandais. gées par la solidification de la lave. Lors-
La formation des tunnels de lave exige que l’éruption prend fin, la lave déjà émise ✔ Les laves pauvres
des coulées de lave fluide, donc très chau- continue à progresser au sein de ces drains en silice susceptibles
des (1 100 à 1 200 °C). Les laves de ce type naturels et finit par laisser un vaste ensem- d’être assez fluides
sont basaltiques, donc pauvres en silice ble de cavités tubulaires enfouies parfois pour former des tunnels
(moins de 50 pour cent). On les rencontre jusqu’à 50 mètres sous la surface. se rencontrent surtout
sur les points chauds, des zones qui, Il arrive que les mêmes tunnels cana- sur les volcans
comme Hawaï ou l’Islande, connaissent lisent le flux de lave de plusieurs érup- de points chauds.
un fort volcanisme parce que la tempéra- tions successives. Quand la lave a refroidi,
ture du manteau terrestre sous-jacent y est et si un accès est créé par un effondrement ✔ Parmi les 200 volcans
Sauf mention contraire, l’iconographie est de Michel Detay

actifs à l'Holocène
plus élevée qu’ailleurs. du toit ou des travaux de terrassement,
(derniers 10 000 ans)
Les volcanologues en distinguent le tunnel devient visitable. Les plus célè-
en Islande, 50 pour cent
deux types, désignés par des termes bres de ces cavités volcaniques se trouvent
ont des tunnels de lave.
hawaïens : les laves aa, qui sont pauvres aux États-Unis, et plus particulièrement
en silice, très chaudes et créent des sur- à Hawaï qui a le plus long tunnel mono- ✔ Des tunnels de lave
faces rugueuses en refroidissant, et les tube connu. Alors que le dénivelé cou- existent aussi sur les autres
laves pahoehoe, qui sont très pauvres en vert par ce tunnel est de 1 102 mètres, il a planètes du Système
silice, très chaudes et créent des surfaces été exploré sur 65,5 kilomètres ! En Aus- solaire et leurs satellites.
cordées orientées dans le sens de l’écou- tralie, le système de tunnels de lave de
lement de la coulée en refroidissant. Undara a, pour sa part, été exploré sur une

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2. LES STALACTITES DE GLACE


de cette salle du tunnel de Búri
colorent la lumière, créant par
là une atmosphère féerique.

3. DEUX LUCARNES DONNENT ACCÈS AU TUNNEL DE LAVE du Víõgelmir, Hulduhellir, ce qui signifie la grotte cachée. Ainsi, le Víõgelmir apparaît comme
gigantesque tunnel long de 1 585 mètres et dont le volume est de la seule partie accessible d’un réseau de tunnels qui pourrait être beaucoup
148 000 mètres cubes. C’est l’un des plus vastes connus sur Terre. Des étu- plus vaste. Les volcanologues parlent à ce propos de tunnels anastomosés,
des géophysiques par magnétométrie et par radar à pénétration de sol ont c’est-à-dire connectés entre eux comme le réseau des artères et celui des
mis en évidence une extension de son réseau souterrain. Mais pour l’heure, veines. D’autres réseaux de tunnels de lave interconnectés sont connus. Le
aucun passage vers le tunnel attenant n’a été découvert. Long de 1,2 kilo- plus vaste est celui du volcan de Undara, en Australie, où quelque 50 tun-
mètre, l’impénétrable tunnel de lave attenant à celui du Víõgelmir a été nommé nels ou sections de tunnels ont été découverts.

58] Géologie
Discipline © Pour la Science - n° 399 - Janvier 2011
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LES AUTEURS

Michel DETAY et Björn HRÓARSSON


sont volcanospéléologues.
Björn a publié plusieurs ouvrages
consacrés aux tunnels
de lave islandais.

longueur cumulée totale de 160 kilomè-


tres. En Islande, les tunnels de lave de Sur-
tshellir-Stefánshellir (« la grotte du feu
géant », 3 500 mètres de long), de Íshellir
(500 mètres de long) et Víõgelmir sont
les plus connus. Jusqu’au XIX e siècle,
Surtshellir était l’un des seuls tunnels de
lave connus. Víõgelmir est l’un des 30 plus
grands tunnels de lave du monde : son
volume atteint 148 000 mètres cubes pour
une longueur de 1 585 mètres et un dia-
mètre allant jusqu’à 27 mètres.
Contrairement aux grottes calcaires
qui sont en perpétuelle évolution, les tun-
nels de lave se forment au cours d’une
éruption et restent ensuite figés dès que
la lave s’est refroidie. Cependant, comme
les grottes calcaires, ils renferment des
structures comparables aux concrétions,
mais d’une tout autre origine. À l’instar
de leurs homologues de calcite, ces spé-
léothèmes volcaniques peuvent être d’une
rare beauté.
Ainsi, on trouve dans les tunnels de
lave des «lavacicles». Ces structures créées
en fin d’éruption, lorsque le tunnel se vide
et que des gaz à haute température circu-
lent, prennent la forme de tubes, de «dents
de requin » (voir la figure 1) ou d’hélicti-
tes, c’est-à-dire des constructions filifor-
mes évoquant des vermicelles tordus.
Les stalactites tubulaires sont les plus
fréquentes. Elles se sont formées après
que la lave a cessé de couler. Elles résul-
tent d’une extrusion, à travers des trous
dans la paroi du tunnel, d’un magma par-
tiellement cristallisé en train de subir une
4. LES SPÉLÉOTHÈMES ET AUTRES STALACTITES DE LAVE du tunnel du Jörundur res- baisse de température qui le fait passer
semblent à des chandeliers qui seraient sortis des forges du sculpteur suisse Alberto Giaco- de 1 070 °C à 1 000 °C. En raison de ces
metti. De fait, leur aspect métallique décline les tonalités gris argenté de l’étain, celles rosées
du cuivre, celles gris bleuté du zinc, et parfois les tons jaunes et chatoyants de l’or. Ces conditions de formation, la densité et les
structures, qui peuvent atteindre 130 centimètres de haut, se sont formées peu après l’érup- compositions minéralogique et chimique
tion : les parois, en se refroidissant, ont extrudé de nombreuses gouttes de lave qui, telle la des lavacicles sont légèrement différen-
cire d’une bougie, se sont refroidies en édifiant de proche en proche ces « chandeliers ». tes de celles des laves qui leur ont donné

© Pour la Science - n° 399 - Janvier 2011 Géologie [59


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5. CETTE EXCEPTIONNELLE COULÉE MULTICOLORE est probablement crée à l’ascension d’une falaise de plusieurs centaines de mètres de haut,
unique au monde. Elle superpose des coulées de couleurs orange, rouge, sont nécessaires pour atteindre l’entrée du tunnel de Ferlir à partir de la
jaune et verte. Des jets de lave successifs, des vitesses de refroidisse- route la plus proche. L’autre difficulté est que le tunnel a une structure
ment et des états d’oxydation différents expliqueraient sa formation. Située labyrinthique en plusieurs étages, correspondant à plusieurs phases
dans le tunnel de Ferlir, elle n’a été observée que par une vingtaine de per- d’écoulement de la lave dans l’édification du système. Un plan est
sonnes à ce jour, tant elle est difficile d’accès au sein de son labyrinthe nécessaire pour se reconnaître dans cet obscur dédale, qui constitue l’un
volcanique; en outre, trois heures de marche, dont une bonne heure consa- des plus complexes réseaux de tunnels de lave de l’Islande.

60] Géologie © Pour la Science - n° 399 - Janvier 2011


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6. TUNNELS DE LAVE EFFONDRÉS sur Pavo-


nis Mons, la Montagne du paon, l’un des trois
grands volcans boucliers situés sur l'équateur
de Mars (ci-contre). Les flancs du Pavonis Mons
culminent à 14 058 mètres au-dessus du
niveau de référence martien, et ont une incli-
naison moyenne de quatre degrés. C’est sur
ces pentes douces que des tunnels de lave
effondrés ont été repérés sur une photo
prise par la sonde Mars Express en octo-
bre2004. Ci-dessous, un tunnel de lave lunaire
dans la zone Nord de l’océan des Tempêtes,
large d’environ 40 kilomètres. Clairement visi-

ESA/DLR/FU Berlin (G. Neukum)


ble, son tracé est caractérisé par la présence
de nombreux effondrements. Il est à noter que
les conditions de gravité de la Lune ont favo-
risé la formation de tunnels de lave larges et
profonds de centaines de mètres.

✔ BIBLIOGRAPHIE
M. Detay et A.-M. Detay, Islande -
splendeurs et colères d’une île,
Belin, 2010.
14th International Symposium
on Vulcanospeleology,
Undara & Victoria, Australie,
août 2010, actes édités par
la National Speleology Society.
Björn Hróarsson, Íslenskir hellar.
Vaka-Helgafell (Edda - útgáfa),
672 pages, 2006.
NASA/Lunar and Planetary Institute

R. A. Corsaro et al., Formation


of lava stalactites in the master
tube of the 1792-1793 flow field,
Mt Etna (Italy), American
Mineralogist, vol. 90,
pp. 1413-1421, 2005.

naissance. Le même processus d’extru- est très rarement accordée, même à des ont par ailleurs découvert dans une région
sion conduit, lors du dégazage de la fins purement scientifiques. connue sous le nom de « Désert des cri-
lave, à la formation sur les parois du Ces mesures de protection se compren- mes » des traces d’occupation de cer-
tunnel de ce qui ressemble à des coulu- nent, car elles portent sur des raretés tains tunnels par des hors-la-loi dès le
res de colle sur un tube percé. Quant aux géologiques. Parmi les 200 volcans actifs Xe siècle (siècle de la colonisation scandi-
« dents de requin », il s’agit de structures à l'Holocène (derniers 10 000 ans) en nave). De même, les Polynésiens d’Ha-
communes et nombreuses, formées par la Islande, 50 pour cent d'entre eux ont des waï ont utilisé certains tunnels de leur
lave fluide encore accrochée au toit du tunnels de lave. Comme nous l’avons indi- île comme lieux d’habitation, de culte, ou
tunnel lorsque celui-ci se refroidit. qué, on en trouve aux États-Unis (Hawaï), comme nécropoles.
Les volcanospéléologues islandais ont en Australie, en Islande, mais aussi aux Les hydrogéologues étudient aussi les
très tôt pris conscience de la beauté, îles Canaries, à la Réunion, en Corée et tunnels de lave qui drainent les aquifères
mais aussi de la fragilité, des spéléothè- en Italie. En Islande, plus de 500 tunnels volcaniques, et les biologistes s’intéressent
mes volcaniques qui ornent les tunnels de sont connus. Et, chose notable, des tun- à leurs bactéries extrêmophiles. Enfin, les
lave de leur pays, et ils ont poussé leurs nels de lave ont été repérés sur la Lune, tunnels de lave extraterrestres sont bien
autorités à les protéger. Une loi islandaise sur Mars, sur Vénus, sur Mercure et sur repérés par ceux qui préparent la conquête
organise cette protection depuis 1974, tan- Io, le satellite de Jupiter (voir la figure 6). du Système solaire : ils pourraient consti-
dis que les tunnels de lave abritant les plus Aujourd’hui, les volcanologues conti- tuer de providentiels habitats pour
belles formations ne sont visitables nuent d’étudier les tunnels de lave et leurs l’homme de l’espace, qui redeviendrait
qu’avec une autorisation officielle, laquelle spéléothèmes. Les archéologues islandais ainsi un homme des cavernes… ■

© Pour la Science - n° 399 - Janvier 2011 Géologie [61


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Cellules souches, cellules souches pluripotentes induites, CSPi, iPSC, pluripotence, reprogrammation, différenciation, embryon, thérapie cellulaire, éthique, virus

Biologie cellulaire

L’ A U T E U R

Konrad HOCHEDLINGER,
professeur de biologie
régénérative à l’Université
Harvard, à Cambridge
(États-Unis), est chercheur
à l’Institut Harvard
sur les cellules souches,
à l’Institut médical Howard
Hughes et à l’Hôpital général
du Massachusetts.

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Konrad Hochedlinger

L’ E S S E N T I E L Reprogrammer des cellules d’organismes adultes pourrait


✔ Sous l’action leur conférer un pouvoir thérapeutique comparable
de certaines protéines, à celui des cellules souches issues d’embryons.
des cellules issues
d’organismes adultes se
transforment en cellules
souches pluripotentes
induites.

✔ Comme les cellules


souches embryonnaires,
J e me souviens encore de l’excitation
qui m’a gagné alors que je scrutai
des cellules en culture au micros-
cope, un matin de l’automne 2006. Elles
s’étaient divisées dans une boîte de Petri
en recherche. Les chercheurs devaient aussi
faire face aux controverses politiques et
éthiques ayant trait à l’utilisation d’em-
bryons humains, ainsi qu’aux revers scien-
tifiques et aux faux espoirs suscités par des
ces cellules peuvent pendant près de trois semaines. Je les avais recherches qui n’avaient pas abouti.
se transformer colorées au moyen des marqueurs fluo- Était-ce aussi facile de remonter l’hor-
en n’importe rescents que l’on utilise pour montrer loge interne d’une cellule de mammifère et
quelle cellule. qu’une cellule embryonnaire est capable de la faire revenir à un état embryon-
d’engendrer n’importe quel tissu, une qua- naire? Tous les spécialistes des cellules sou-
✔ On ignore comment lité nommée pluripotence. Or les cellules ches étaient surpris par les résultats japonais
Bryan Christie Design

des cellules « adultes » que j’observais, issues de souris adultes, et quelque peu sceptiques. Mais ce matin
remettent à zéro émettaient la lueur caractéristique des cel- de 2006, j’ai pu observer de moi-même ce
leur horloge interne lules embryonnaires: elles semblaient donc que produisait la «recette» de S. Yamanaka,
et quel est leur réel avoir rajeuni. et j’ai commencé à changer d’avis.
pouvoir thérapeutique. À l’époque, Shinya Yamanaka et ses Rapidement, d’autres scientifiques ont
collègues de l’Université de Kyoto venaient reproduit ces résultats, confirmant et per-
de révéler que quelques gènes ajoutés dans fectionnant ainsi la technique de produc-
des cellules cutanées de souris suffisaient tion des cellules souches pluripotentes
à les transformer en cellules ayant induites. Aujourd’hui, ces cellules font l’ob-
un comportement de cellules sou- jet de nombreuses recherches : on espère
ches embryonnaires. Ils les avaient qu’elles contribueront au traitement de
nommées iPSC (Induced Pluripotent maladies que l’on ne sait pas guérir, comme
Stem Cells), soit cellules souches plu- le diabète de type 1, la maladie d’Alzhei-
ripotentes induites (CSPi, ou encore cel- mer et la maladie de Parkinson. Qu’une
lules IPS). Depuis plusieurs années, on cellule puisse prendre une forme embryon-
s’efforçait de comprendre et de contrô- naire sous l’influence de quelques gènes
ler le potentiel des cellules souches ou protéines a également changé notre
embryonnaires afin de produire des tissus conception du développement et de l’iden-
« sur mesure » utilisables en médecine et tité des cellules dans un organisme. Pour

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comprendre ces espérances et ces inter- ment des tumeurs. Il y a quelques années,
rogations, il faut revenir à ce qui rend l’em- la seule façon d’inverser l’horloge du déve-
bryon si spécial. loppement consistait à injecter le noyau
Les études actuelles sur les cellules d’une cellule, contenant son matériel géné-
souches pluripotentes induites reposent tique, dans un œuf non fécondé prélevé
sur des techniques et des concepts déve- sur un autre individu et dont le noyau, et
loppés depuis une trentaine d’années chez par conséquent l’ADN, avait été retiré. Cette
les mammifères. Au cours du dévelop- technique de clonage somatique, aussi
pement embryonnaire, les cellules devien- nommée transfert nucléaire de cellule
nent de plus en plus spécialisées et de somatique, a été développée dans les
moins en moins aptes à changer de fonc- années 1950 avec des noyaux provenant
tions : elles se différencient. de cellules embryonnaires d’amphibiens.
Puis elle a connu un renouveau à
Le pouvoir primordial Types cellulaires partir de 1996 avec le clonage de cellules
issues d’organismes adultes, aboutissant
Ce n’est que pendant une brève période, ✔ Une cellule totipotente peut à la brebis Dolly, premier mammifère né
tout au début du développement, lors- donner n’importe quel type de cellule, par clonage d’un noyau cellulaire (d’au-
que l’embryon compte quelques cellules, y compris ceux des tissus extra- tres mammifères avaient été clonés aupa-
que ces dernières peuvent se diviser embryonnaires, tel le placenta, ravant par scission d’embryon). Par cette
jusqu’à former un individu complet, ce qui assurent la survie de l’embryon méthode, l’hybride ADN-œuf formé se
qui définit la totipotence (voir l’encadré ci- dans l’utérus maternel. Seuls développe en un jeune embryon à partir
contre). L’extraction de ces cellules et leur exemples : l’ovocyte fécondé (œuf), duquel peuvent être extraites des cellu-
mise en culture produisent des cellules et les cellules du jeune embryon au les embryonnaires pluripotentes. Ainsi, la
souches embryonnaires, ou cellules ES. stade huit cellules (morula). cellule adulte subit un processus de repro-
On peut aussi les obtenir à partir de la
masse cellulaire interne d’embryons au
✔ Une cellule pluripotente grammation cellulaire.
peut engendrer n’importe quel type
stade 100 cellules, les blastocystes. Ces
cellules sont dites pluripotentes : elles
de cellule, sauf ceux des tissus extra- Au-delà du clonage
embryonnaires. Les cellules souches
peuvent se diviser en n’importe quel type Depuis que l’on a isolé les premières cel-
embryonnaires de la masse interne
cellulaire de l’organisme (soit 220 types lules souches embryonnaires humaines,
de l’embryon au stade blastocyste
chez l’homme), mais ne peuvent former en 1998, le transfert nucléaire paraissait
(100 cellules) en sont le meilleur
un individu complet. être le moyen idéal pour obtenir des cel-
exemple.
Chez un embryon à un stade plus lules pluripotentes à volonté. On pensait
avancé de son développement, les cellu- ✔ Une cellule multipotente pouvoir obtenir ainsi toutes sortes de
les souches se sont spécialisées au point peut engendrer plusieurs types cellules différenciées susceptibles de rem-
de ne pouvoir engendrer que des cellules cellulaires d’un même tissu. placer des tissus lésés. Toutefois, les bio-
spécifiques, telles celles des muscles ou de C’est le cas des cellules souches logistes n’ont jamais réussi à produire des
l’os. Ces cellules souches sont dites mul- adultes. cellules souches embryonnaires humaines
tipotentes. Chez un adulte, cette multi- par clonage somatique.
potence existe encore dans les cellules ✔ Une cellule différenciée Au Japon, en 2006, le groupe de
souches qui réapprovisionnent les tissus a une identité figée. Son évolution S. Yamanaka a alors proposé une autre
en cellules matures. Par exemple, les cel- est verrouillée : elle ne peut pas don- méthode: au lieu d’introduire du matériel
lules souches sanguines se divisent en per- ner des cellules d’un autre type. génétique d’un organisme adulte dans un
manence pour former 12 différents types ovocyte, pourquoi ne pas faire l’inverse,
de cellules sanguines et immunitaires, et c’est-à-dire transférer dans une cellule
les cellules souches cutanées renouvellent «adulte» des gènes actifs uniquement dans
la peau et les cheveux toutes les deux à l’embryon, afin de reprogrammer cette cel-
trois semaines. Les autres cellules « adul- lule dans un état pseudo-embryonnaire?
tes » sont différenciées et ne peuvent se Les chercheurs japonais ont d’abord
diviser qu’en cellules du même type. identifié 24 gènes différents qui s’expri-
En effet, chez les mammifères, dans les ment dans les cellules pluripotentes, mais
conditions normales, la dédifférenciation sont silencieux dans les cellules adultes.
d’une cellule, c’est-à-dire son retour à un Introduits dans des cellules cutanées à
type plus primitif, est impossible. Les cel- l’aide de rétrovirus modifiés, ces gènes ont
lules cancéreuses représentent la seule effectivement transformé des cellules cuta-
exception à cette règle : elles peuvent être nées en cellules pluripotentes. Après des
moins différenciées que le tissu au sein expériences complémentaires, l’équipe
duquel elles sont apparues. De surcroît, japonaise a trouvé que seuls quatre gènes
certaines se divisent indéfiniment, et for- étaient nécessaires pour produire des

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Jeune embryon
(blastocyste, 5-6 jours)
a

I N V E R S E R L’ H O R L O G E B I O L O G I Q U E
ormalement, seules les cellules d’un tout jeune embryon ou les cellu-
N les de la masse interne d’un embryon de quelques jours (a) sont plu-
ripotentes, c’est-à-dire capables de se différencier en n’importe quelle
Masse
interne

cellule de l’organisme adulte. Dans un embryon plus âgé (b), les cellules for-
ment des lignées de tissus spécifiques : elles deviennent multipotentes. Dans
l’organisme adulte, les cellules souches (c) sont plus spécialisées ; elles se différencient
par exemple en cellules cutanées (d et e). Les cellules somatiques adultes (f) sont définitivement différen- b
ciées : elles ont acquis une identité verrouillée. La reprogrammation de cellules somatiques adultes en cellu-
les souches pluripotentes induites (g) déroge à cette règle. Elle remonte leur horloge interne pour les ramener
à un état pluripotent (grande flèche orange).

g f Cellules engagées
Cellules dans la différenciation
sanguines d
Cellules Cellules
musculaires cutanées
Reprogrammation
Cellules
cutanées e c

Cellules souches Cellules matures


pluripotentes induites
Cellules souches
Cheveux adultes

Cellules pluripotentes
Cellules multipotentes

Tami Tolpa
Cellules différenciées

cellules souches pluripotentes : les gènes Une promesse pluripotentes n’est pas sans poser problè-
Oct4, Sox2, Klf4 et c-Myc. Ils codent des mes, à commencer par le contrôle de leur
protéines qui s’associent pour réprimer
thérapeutique qualité et de leur innocuité. Bien que les
l’expression d’autres gènes. On s’est aperçu ✔ Des neurones ont été créés colonies de cellules souches induites puis-
par la suite que d’autres combinaisons de à partir de cellules pluripotentes sent ressembler à des cellules souches
protéines associant Oct4 et Sox2 ont le induites, dérivées de cellules embryonnaires sous un microscope, et pré-
même effet, sans que l’on comprenne par cutanées de patients parkinsoniens. senter les mêmes marqueurs moléculaires,
quels mécanismes. Prélever des cellules somatiques ainsi que je l’avais observé en 2006, la
adultes, c’est-à-dire différenciées, preuve sans équivoque de leur pluripo-
tence exige des tests fonctionnels: peuvent-
Crise d’identité et les convertir en cellules à l’état
elles vraiment faire tout ce dont est capable
embryonnaire, puis en n’importe quel
Plusieurs équipes indépendantes, dont la type de cellule, permet d’étudier une cellule embryonnaire pluripotente ?
mienne, ont reproduit ces résultats. Elles les mécanismes de diverses Des colonies de cellules souches embryon-
ont reprogrammé en cellules souches plu- maladies, de tester des médicaments naires peuvent contenir des cellules qui ne
ripotentes induites une dizaine de types et de produire des tissus sont pas véritablement pluripotentes. Il
différents de cellules d’organismes adul- susceptibles de réparer des lésions. pourrait en être de même dans des colo-
tes chez quatre espèces animales. D’autres nies de cellules induites.
H. Kim et L. Studer, Sloan-Kettering Institute

vont certainement suivre. Quels sont les tests permettant d’éva-


Pour les spécialistes des cellules sou- luer la pluripotence des cellules sou-
ches, cette découverte est sensationnelle, ches ? Le premier vise à vérifier si elles
car elle évite les complexités techniques du peuvent se différencier in vitro en un grand
clonage « thérapeutique » et la plupart nombre de types tissulaires, quand elles
des contraintes éthiques et légales associées sont exposées aux facteurs de dévelop-
à la recherche sur l’embryon humain. pement appropriés ; le deuxième examine
Cependant, ce nouveau type de cellules si les cellules, une fois injectées sous la

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DES PROGRÈS RAPIDES VERS LE RA JEUNISSEMENT CELLUL AIRE


n 2006, au Japon, l’équipe de Shinya Yamanaka a montré qu’un ensem- avec des cellules animales et humaines. Ils travaillent aujourd’hui à le
E ble de seulement quatre gènes véhiculés par un rétrovirus peut
transformer des cellules cutanées de souris adultes en cellules souches
réitérer plus simplement ou plus sûrement, et à rendre les méthodes de
transformation plus efficaces. Les principales étapes de ces recherches,
pluripotentes. De nombreux chercheurs ont répété depuis ce résultat ainsi que les méthodes testées, sont présentées dans ce tableau.

Gènes de Cellule cutanée de souris Virus non intégratif


reprogrammation
Transfection Gènes
de reprogrammation
ADN
Rétrovirus
modifié
ADN

Rétrovirus

Cellules souches
pluripotentes
.2007-2008.
.2006. D’autres chercheurs reproduisent
Shinya Yamanaka et ses collègues utilisent Cellules souches le résultat de S. Yamanaka avec des cellules
des rétrovirus modifiés pour introduire quatre gènes pluripotentes murines et humaines. Ils montrent aussi
normalement exprimés chez l’embryon dans l’ADN que l’introduction des gènes de reprogrammation
de cellules cutanées de souris. Ces gènes à l’aide de certains virus, tels les adénovirus, dont
reprogramment alors les cellules cutanées le génome ne s’intègre pas de façon permanente
en cellules souches pluripotentes induites. dans l’ADN cellulaire, produit là encore des cellules
souches pluripotentes.

peau de souris, peuvent former un téra- ger, George Daley et leurs collègues de l’Uni- embryons développaient des tumeurs, qui
tome, une tumeur composée de plusieurs versité Harvard, entre autres, ont identi- résultaient d’une activité résiduelle des
types de cellules, étrangers à la région où fié des combinaisons de gènes qui gènes apportés par les rétrovirus.
ils apparaissent ; le troisième test, le plus s’expriment dans des cellules cutanées au Les rétrovirus (tel le VIH) ne sont pas
rigoureux, vérifie si elles sont capables cours de leur lente progression (en trois sûrs, car leurs gènes s’intègrent dans le
de contribuer au développement de tous semaines environ) vers le stade pluripo- génome des cellules hôtes et peuvent y
les types cellulaires du souriceau, y com- tent. Ces profils d’expression, caractérisés être activés. De plus, selon l’endroit du
pris de ses cellules germinales (d’où pro- par des marqueurs fluorescents, les diffé- génome où ils s’insèrent, les gènes viraux
viennent les cellules sexuelles). rencient des cellules de la même colonie risquent d’interrompre la séquence d’un
Alors que les cellules souches embryon- qui ne deviendront jamais pluripotentes. gène et de déclencher des modifications
naires passent en général tous ces tests avec cancéreuses. De nombreuses équipes ont
succès, ce n’est pas le cas de nombreuses
cellules souches induites. Une analyse plus
Les dangers donc mis au point des méthodes évitant
des insertions permanentes de gènes dans
détaillée des cellules défectueuses a révélé des rétrovirus le génome hôte.
des anomalies: les virus, vecteurs des gènes Pour des raisons éthiques, les scientifiques Dans mon laboratoire, nous avons uti-
de reprogrammation, ne sont souvent ne peuvent réaliser sur un embryon humain lisé un type modifié d’adénovirus, un des
pas correctement inactivés ; de plus, des le test de pluripotence le plus décisif, le troi- agents du rhume commun chez l’homme,
gènes importants du génome des cellules sième : ils ne peuvent lui injecter des cel- pour transférer les gènes de reprogram-
de la peau ne s’expriment pas correcte- lules souches induites. Il est donc essentiel mation dans des cellules des souris. Ce type
ment. Il en résulte des cellules ayant perdu de s’assurer que les cellules souches humai- de virus ne s’intègre pas dans le génome
leur identité de cellules cutanées sans avoir nes produites répondent aux deux autres cellulaire et ne persiste dans les cellules que
acquis celle de cellules pluripotentes. De critères de pluripotence, notamment l’inac- le temps de les convertir en cellules sou-
telles cellules partiellement reprogram- tivation totale des rétrovirus potentielle- ches. Lorsque nous injectons les cellules plu-
mées ne peuvent être considérées comme ment néfastes utilisés pour introduire les ripotentes ainsi obtenues dans des embryons
d’authentiques cellules pluripotentes. gènes de reprogrammation. L’équipe de de souris, elles s’incorporent facilement aux
Comment distinguer alors une «bonne» S. Yamanaka a en effet découvert qu’un tissus, et ne dégénèrent pas en tumeurs lors-
cellule souche induite d’une «mauvaise»? tiers des souris obtenues en injectant des que l’animal est adulte. Toutefois, cette
Ces deux dernières années, Thorsten Schlae- cellules souches induites de souris dans des méthode reste à confirmer.

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MARQUEURS DES GÈNES


EXPRIMÉS
De reprogrammation
Protéines
de reprogrammation D’identité
des cellules cutanées
De pluripotence

Cellule cible 9e au 15e jours : Échec


de la reprogrammation

1er jour : Activation


des gènes
Gènes de reprogrammation Cellules souches de reprogrammation
pluripotentes
9e au 15e jours : 21e jour : Colonie
Déroulement de de cellules souches
la reprogrammation pluripotentes induites

.2009-2010.
On cherche à identifier, à l’aide de marqueurs
.2008-2009. fluorescents (points colorés), les différents
On obtient des cellules souches pluripotentes profils d’expression des gènes qui caractériseraient
en utilisant des rétrovirus porteurs de trois les cellules adultes se transformant (en bas)
gènes de reprogrammation, puis seulement ou ne réussissant pas à se transformer (en haut)
de deux, ou même en introduisant seulement en cellules souches pluripotentes. De là dérivent
les protéines correspondantes. des marqueurs de la pluripotence (points rouges et violets).

Tami Tolpa
En fait, les chercheurs espèrent pou- lors d’un infarctus ? Convertir des cellu- ches adultes de la moelle osseuse pour trai-
voir produire un jour des cellules souches les adultes d’un malade en cellules pluri- ter des déficits immunitaires et la bêta-tha-
pluripotentes induites sans utiliser de potentes, puis les faire se différencier en lassémie. Il reste à prouver que cette
virus, simplement en exposant des cel- cellules fonctionnelles permettrait de technique est applicable aux cellules sou-
lules d’organismes adultes à une associa- disposer de « pièces de rechange » qui ne ches pluripotentes.
tion de substances qui reproduisent les seraient pas rejetées par le système immu- De récentes expériences menées chez
effets des gènes de reprogrammation. nitaire du malade. En outre, les cellules la souris suggèrent que traiter des trou-
Sheng Ding, de l’Institut de recherche cutanées, aisément accessibles, pourraient bles génétiques par des cellules souches
Scripps, en Californie, Douglas Melton, être utilisées pour produire toutes sortes induites est réalisable. Rudolf Jaenisch, de
de l’Université Harvard, et d’autres bio- de cellules, notamment celles qui sont dif- l’Institut de technologie du Massachusetts,
logistes ont identifié des molécules qui se ficiles à atteindre dans certains organes, a montré en 2007 que de telles cellules peu-
substituent à chacun des quatre gènes comme le cerveau ou le pancréas. vent guérir l’anémie falciforme (ou dré-
de reprogrammation, chaque substance panocytose) chez l’animal. Dans cette
activant une cascade moléculaire au sein
d’une cellule. Lorsque les quatre substan-
Une nouvelle maladie, due à la mutation du gène codant
la chaîne bêta de l’hémoglobine, les glo-
ces sont testées ensemble, elles ne suffi- thérapie génique bules rouges ont une forme de faucille, et
sent pas, cependant, à produire des cellules Autre piste prometteuse : il devient envi- sont moins élastiques et plus fragiles que
pluripotentes. Le bon mélange et les sageable de prélever des cellules cutanées la forme normale. R. Jaenisch et ses collè-
concentrations correctes de substances chez un patient atteint d’une maladie géné- gues ont d’abord reprogrammé des cel-
n’ont pas encore été trouvés. tique, de les transformer en cellules sou- lules cutanées de souris en cellules souches.
La vraie question, bien entendu, est ches pluripotentes induites, de réparer ou Ils y ont ensuite remplacé le gène respon-
la suivante : pourra-t-on utiliser des cellu- de corriger in vitro les mutations respon- sable de la maladie par une version non
les souches induites pour obtenir des cel- sables de la maladie, puis de faire se dif- mutée et ont conduit les cellules réparées
lules susceptibles de réparer des lésions : férencier les cellules ainsi « réparées » en à se transformer en précurseurs des glo-
les neurones perdus dans la maladie de cellules du tissu atteint et, enfin, d’intro- bules rouges. Après transplantation à
Parkinson, les constituants de la moelle duire ces dernières dans l’organisme. Une des souris anémiques, les précurseurs sains
épinière endommagés par un traumatisme approche de thérapie génique a déjà été ont produit des globules rouges nor-
ou les cellules du tissu cardiaque détruit utilisée avec succès sur des cellules sou- maux et fonctionnels. En principe, cette

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méthode pourrait s’appliquer à toute autre trophie spinale (une maladie génétique
pathologie dont le gène muté en cause a mortelle, qui affecte les neurones inner-
été identifié. vant les muscles) et de dysautonomie fami-
Les approches actuelles consistant à liale (une maladie génétique qui altère le
pousser des cellules souches embryonnai- développement du système nerveux péri-

A. Meissner, Harvard, Univ. et M. Wernig, Stanford Univ.


res ou des cellules souches induites à se phérique). Après transformation, les cel-
transformer en cellules matures, différen- lules obtenues en culture reproduisaient
ciées, ne permettent pas encore d’éliminer à l’identique les anomalies observées chez
les cellules souches immatures occasionnel- les patients.
les, risquant de produire une tumeur. Ainsi, Il est ainsi envisageable d’étudier l’évo-
quand on transplante à des rats des neuro- lution de cellules «malades» dans une boîte
nes issus de cellules souches induites et pro- de Petri, avec l’avantage d’un approvision-
ducteurs de dopamine (les cellules lésées nement quasi inépuisable en nouvelles cel-
dans la maladie de Parkinson), certains déve- lules, car les cellules souches induites
loppent des tératomes cérébraux. Déterminer le vrai peuvent être maintenues indéfiniment dans
Il n’est pas déraisonnable, néanmoins, potentiel des cellules un milieu de culture approprié.
d’estimer que ces obstacles seront vaincus
d’ici une dizaine d’années. La valeur des ✔ Pour savoir si des cellules La mémoire
cellules souches pluripotentes induites se souches de souris sont pluripotentes,
révélera peut-être même plus tôt. L’étude le meilleur test consiste à en injecter de l’état somatique
et le traitement de nombreuses maladies dans un jeune embryon de souris De plus, ces modèles cellulaires permet-
où des tissus sont endommagés, tels le dia- après les avoir marquées par tront peut-être d’identifier de nouveaux
bète de type 1, les maladies d’Alzheimer et une substance fluorescente. Il faut médicaments. Ainsi, lorsque C. Svendsen
de Parkinson, sont limités, car on ne peut alors que ces cellules s’intègrent et L. Studer ont exposé leurs cultures cel-
prélever in vivo les tissus lésés pour les étu- dans l’organisme de la souris en lulaires à des molécules potentiellement
dier ou les cultiver. À défaut d’être rapi- développement, comme c’est le cas thérapeutiques, les « symptômes » cellu-
dement utilisables en thérapeutique, ces ici (en vert vif, ci-dessus). Cette laires de chaque maladie ont partiellement
cellules pourraient contribuer à «modéli- méthode étant inapplicable chez diminué. Ce principe pourrait s’appliquer
ser» ces maladies. l’homme, on cherche des méthodes à de nombreuses autres pathologies que
Ainsi, Clive Svendsen, de l’Univer- alternatives capables de vérifier l’on ne sait pas traiter.
sité du Wisconsin à Madison, et Lorenz la pluripotence des CSPi humaines. La conversion de cellules somatiques
Studer, du Centre Sloan-Kettering de New en cellules souches et la transformation de
York, ont tous deux obtenu des cellules ces dernières en cellules de divers types
souches induites à partir de cellules pré- utilisables en thérapie deviendront-elles
levées chez des patients atteints d’amyo- un jour suffisamment efficaces pour être

DES CELLULES SUR MESURE ?


Les cellules souches pluripotentes induites permettront-elles de guérir des maladies ? Dans un premier temps, permettront-elles d’améliorer les
modèles des maladies et de tester des médicaments potentiels in vitro ? Peut-être d’ici 20 ans saura-t-on les préparer pour réparer une lésion.

APPLICATION. ÉTAT D’AVANCEMENT.

MODÉLISER UNE MALADIE • On a engendré 14 types de cellules, notam-


On transforme des cellules sou- ment des neurones lésés dans la maladie de
ches induites en cellules Parkinson ou des cellules pancréatiques endom-
du tissu lésé. Puis on étudie magées par le diabète.
W. Collins Deepak Srivastava, Gladstone Int. of Cardiovascular Disease

l’évolution des cellules • On a pu atténuer des symptômes de l’amyo-


malades ainsi obtenues trophie spinale et de la dysautonomie familiale
et les effets de médicaments. dans des modèles cellulaires.

• Ce type de thérapie ne sera pas disponible


avant une dizaine d’années.
THÉRAPIE CELLULAIRE • Des neurones dérivés de cellules souches
On convertit des cellules induites ont été greffés à des rats pour
souches induites obtenues traiter une forme de la maladie de Parkinson.
à partir de cellules prélevées • Des précurseurs sanguins porteurs des
chez un malade en cellules gènes correcteurs de l’anémie falciforme
Colonie de cellules souches pluripotentes induites saines que l’on peut lui injecter. ont guéri la maladie chez des souris.

68] Biologie cellulaire © Pour la Science - n° 399 - Janvier 2011


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Les c e l l u l es s o u c h es p l u r i p o te ntes : q u e l l es a pp l i ca ti o n s ?
es cellules souches pluripotentes, ces cellules pour modéliser in vitro quasi immortelles les cellules souches
L qu’elles soient d’origine embryon-
naire ou dérivées in vitro grâce à la
certaines pathologies,ce qui pourrait
contribuer à la découverte de nou-
et les cellules cancéreuses.
Ajoutons que les applications
par leurs parents à la recherche,il vise
d’abord à vérifier l’innocuité du trai-
tement chez six patients atteints d'in-
technique de reprogrammation,pos- veaux médicaments. d’une découverte scientifique met- suffisance cardiaque.
sèdent deux caractéristiques uni- Premier élément incitant à la pru- tent en général de nombreuses an- Ces thérapies innovantes repo-
ques : elles sont capables de dence,l’étude des cellules souches in- nées avant de gagner le chevet du sent sur l’obtention de cellules sou-
s’autorenouveler indéfiniment, et duites reste indissociable de la recher- patient.Ainsi,c’est seulement 12 ans ches par dizaines de millions, dans
elles peuvent potentiellement se dif- che sur les cellules souches embryon- après leur découverte que les cellu- des conditions de sécurité sanitaire
férencier en n’importe quel type cel- naires, car ces dernières constituent les souches embryonnaires humai- optimales. Cela nécessite une in-
lulaire. Ces propriétés ont fait passer les seuls exemples connus et bien étu- nes font l’objet de leurs premières dustrialisation des procédés qui est
le concept d’une médecine régéné- diés de la pluripotence chez l’homme. études cliniques. Deux essais vi- portée en France par des leaders
rative « personnalisée » du champ Cette recherche dépend donc d’un sant à tester l’innocuité de la pro- émergents dans le domaine,telles les
de la science-fiction à celui du pos- cadre réglementaire qui devrait être cédure sont menés depuis l’automne sociétés de biotechnologie MAbgène,
sible. Quatre ans après leur décou- révisé en France en 2011. 2010 par les entreprises américai- à Alès, et Ectycell, à Romainville. Au
verte (un délai extrêmement court De plus,avant d’envisager d’uti- nes Geron et Advanced Cell Techno- terme de ces études cliniques préli-
en recherche), plus de 800 articles liser des cellules pluripotentes indui- logies. Ils concernent le traitement minaires,qui prendront plusieurs an-
scientifiques ont été publiés dans tes en thérapeutique humaine,il nous de lésions de la moelle épinière et nées,il sera peut-être possible d’élar-
le monde sur les cellules souches plu- faut comprendre précisément,par des d’une dégénérescence de la rétine, gir l’application médicale de ces mé-
ripotentes induites,reflétant le dyna- travaux de recherche fondamentale, la maladie de Stargardt. thodes… à condition que leur coût
misme international de ce nouveau le processus de reprogrammation qui En France, l’équipe de Philippe ne constitue pas un frein supplémen-
domaine de recherche. permet de les obtenir.Des études lon- Ménasché et Michel Pucéat,de l’Unité taire à leur utilisation chez l’homme.
Il convient néanmoins de rester gues et coûteuses seront nécessai- INSERM Thérapie cellulaire en patho-
prudent quant aux progrès thérapeu- res pour en tirer le meilleur parti.Cette logie cardio-vasculaire,à l’Hôpital eu- Frank Yates,
tiques présagés par ces avancées. recherche aura toutefois un autre ropéen Georges Pompidou, à Paris, Enseignant-chercheur
Comme l’indique Konrad Hochedlin- intérêt: elle mènera probablement à a aussi débuté un essai clinique, en à Sup'Biotech, Plate-forme
ger,d’autres applications des cellules des découvertes dans d’autres domai- novembre 2010. Utilisant des cellu- cellules souches,
souches induites sont réalisables à nes,telle la cancérologie en raison des les souches issues d’embryons conçus Unité INSERM 935, AP-HP,
plus court terme, telle l’utilisation de mécanismes communs qui rendent par procréation assistée et donnés Université Paris-Sud, Villejuif

employées à grande échelle ? Il est difficile sible de déterminer pour quelles appli- ✔ BIBLIOGRAPHIE
de l’affirmer aujourd’hui. Il reste en effet cations les cellules induites peuvent
de nombreuses questions ouvertes. Par être efficaces, en les comparant aux cel- S. Yamanaka et H.M. Blau,
Nuclear reprogramming
exemple, on a montré que les cellules lules embryonnaires. En outre, comme to a pluripotent state
souches induites ont une « mémoire » de l’utilisation de cellules embryonnaires, by three approaches, Nature,
leur passé, ce qui pourrait limiter leur plu- les cellules souches induites soulèvent vol. 465, pp. 704-712, 2010.
ripotence. Cette mémoire est due à un mar- des questions éthiques. En effet, elles peu- K. Kim et al., Epigenetic memory
quage chimique, dit épigénétique, de l’ADN vent potentiellement être utilisées pour in induced pluripotent stem cells,
et des protéines qui lui sont associées. créer in vitro des spermatozoïdes ou des Nature, vol. 467, pp. 285-290, 2010.
Or des résultats obtenus en 2010 sug- ovules, qui pourraient faire l’objet de déri- M. Stadtfeld et K. Hochedlinger,
gèrent que cette mémoire influe sur la capa- ves. Néanmoins, l’état des connaissances Induced pluripotency : history,
cité des cellules souches induites à se actuelles ne permet pas de procéder à mechanisms, and applications,
développer en un type cellulaire ou en un de telles expériences. Genes Dev., vol. 24,
pp. 2239-2263, 2010.
autre. Il semble toutefois qu’en cultivant Ces réserves éthiques mises à part, la
les cellules souches induites suffisamment découverte des cellules souches pluripo- W. Li et S. Ding, Small molecules
longtemps, la mémoire épigénétique s’es- tentes induites, ainsi que l’avènement du that modulate embryonic stem
cell fate and somatic cell
tompe, ce qui rétablit sa pluripotence. clonage somatique auparavant, constituent reprogramming,
Ces travaux soulignent que le processus indéniablement une des grandes avancées Trends Pharmacol. Sci.,
de reprogrammation, par lequel quel- récentes de la recherche en biologie. Est vol. 31, pp. 36-45, 2010.
ques gènes inversent le destin d’une cel- ainsi réfuté le dogme d’une identité cel-
lule mature, reste encore mystérieux et qu’il lulaire verrouillée par la différenciation.
est nécessaire de le décrypter avant d’amor- L’identité d’une cellule adulte peut chan- ✔ SUR LE WEB
cer une application thérapeutique des ger par le jeu de quelques interrupteurs
http://www.cira.kyoto-u.ac.jp/e/
cellules souches induites sur l’homme. génétiques. Pour ma part, je pense que
http://www.hsci.harvard.edu/
Paradoxalement, répondre à ces ques- les cellules souches pluripotentes induites
bouleverseront la médecine aussi profon- http://www.istem.eu/
tions nécessitera de continuer à utiliser
des cellules embryonnaires comme réfé- dément que les vaccins et les antibiotiques http://www.stempole-idf.com/
rence de pluripotence. Il sera alors pos- l’ont fait au XXe siècle. ■ http://pfcs.free.fr

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Imagerie
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La microscopie électronique 4D pro-


Pilotée par de brèves impulsions laser, met d’éclaircir des questions dans des
la microscopie électronique offre domaines très divers, par exemple la rela-
tion entre le comportement macroscopi-
la possibilité de filmer les rouages que des matériaux et leur comportement
à l’échelle atomique, le fonctionnement
internes d’une cellule vivante des machines nanoscopiques ou micros-
ou une nanomachine en action. copiques, le repliement des protéines ou
l’organisation de molécules biologiques
en structures plus grandes, processus cru-
Ahmed Zewail ciaux dans le fonctionnement des cellu-
les vivantes. Et l’on peut en attendre de
nombreuses applications, comme la
conception de nanomachines ou de nou-

L ’œil humain a ses limites. Nous som-


mes incapables de voir les objets
beaucoup plus fins qu’un cheveu
(une fraction de millimètre) ou de résou-
dre des mouvements plus rapides qu’un
veaux types de médicaments.
La microscopie 4D a beau être une tech-
nique de pointe s’appuyant sur des lasers
perfectionnés et des concepts issus de la
physique quantique, on peut comprendre
clignement d’œil (un dixième de seconde). une bonne partie de ses principes de
Les progrès de l’optique et de la micros- base en revenant sur la façon dont les scien-
copie nous ont permis de dépasser ces limi- tifiques ont développé l’animation photo-
tes et d’obtenir des images spectaculaires, graphique image par image, il y a plus
telles la micrographie d’un virus ou la pho- d’un siècle.
tographie stroboscopique montrant une Dans les années 1890, le Français
balle de fusil au moment précis où elle perce Étienne-Jules Marey a étudié les mouve-
le verre d’une ampoule électrique. Mais si ments rapides en plaçant entre l’objet en
l’on nous montrait un film représentant la mouvement et une plaque photographi-
danse des atomes, nous pourrions penser que un disque en rotation percé de fen-
être face à un dessin animé, une vision d’ar- tes, ce qui produisait une succession de
tiste ou quelque autre simulation. prises de vue similaire à un film moderne.
Marey a entre autres étudié comment

L’ E S S E N T I E L Figer le mouvement un chat qui tombe se redresse de façon à


retomber sur ses pattes. La chute et les
des atomes mouvements des pattes duraient moins
 La microscopie Au cours des dix dernières années, mon d’une seconde, laps de temps trop court
électronique dite équipe à l’Institut de technologie de Cali- pour que l’on voie à l’œil nu ce qui se passe.
quadridimensionnelle fornie (ou Caltech) a développé une nou- Une autre approche, la photographie
produit des « films » velle forme d’imagerie, capable de révéler stroboscopique, utilisait de brefs éclairs lumi-
de processus qui se les mouvements ayant lieu à l’échelle neux pour saisir des événements qui se pro-
déroulent sur des durées des atomes et sur des intervalles de temps duisent sur des échelles de temps beaucoup
très brèves, de l’ordre aussi brefs qu’une femtoseconde, soit un trop courtes pour des obturateurs mécani-
de la femtoseconde millionième de milliardième de seconde. ques : chaque éclair rend visible, durant
(10–15 seconde). Comme la technique permet d’observer un bref instant, un objet qui se déplace dans
 La technique aussi bien dans l’espace tridimensionnel le noir. Au milieu du XXe siècle, l’Américain
construit chaque image que dans le temps, et qu’elle se fonde sur Harold Edgerton a fait progresser cette tech-
du film à partir le vénérable microscope électronique, je nique en développant des systèmes électro-
de milliers de clichés l’ai nommée microscopie électronique qua- niques capables de produire avec fiabilité
individuels pris dridimensionnelle (4D). une succession de flashs dont la durée est
à des instants Nous avons ainsi pu visualiser des de l’ordre de la microseconde.
précisément définis. phénomènes tels que la vibration de L’expérience du chat qui tombe néces-
cantilevers (étroites lames dont une extré- site des temps d’obturation ou des éclairs
 Son domaine mité est libre) larges de quelques mil- stroboscopiques suffisamment brefs pour
d’applications est vaste liardièmes de mètre, les oscillations de que les photographies montrent claire-
et inclut notamment feuillets d’atomes de carbone dans du gra- ment l’animal malgré son mouvement.
Bryan Christie Design

la science des matériaux, phite, et la transformation de la matière Supposons que le chat se soit redressé une
les nanotechnologies d’un état à un autre. Nous avons égale- demi-seconde après avoir été lâché. À cet
et la médecine. ment visualisé des protéines et des cel- instant, sa vitesse de chute atteint cinq mètres
lules isolées. par seconde. En utilisant des éclairs d’une

Imagerie [71
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milliseconde, on est sûr que le centre de inférieure à un angström. Les atomes se neuse étant des centaines de fois supé-
masse du chat ne parcourt pas plus de déplacent souvent à des vitesses d’envi- rieure aux distances interatomiques.
cinq millimètres durant chaque exposition, ron un kilomètre par seconde dans ces Les électrons accélérés servent depuis
et que ce mouvement n’introduira qu’un transformations. Pour les observer avec longtemps à produire des images à l’échelle
léger flou. Pour décomposer la manœuvre une définition supérieure à 0,1 angs- atomique, comme dans les microscopes
acrobatique en dix images, les clichés doi- tröm, il faut donc des éclairs dont la durée électroniques, mais seulement avec des
vent être pris toutes les 50 millisecondes. ne dépasse pas dix femtosecondes. objets fixes et des durées d’exposition de
Mais pour observer le comportement l’ordre de la milliseconde ou plus. Les films
d’une molécule, quelles doivent être la à l’échelle atomique que nous cherchions
durée et la fréquence des éclairs strobos-
À la femtoseconde près à faire nécessitaient la résolution spatiale
copiques ? De nombreux changements Dès les années 1980, les chercheurs utili- d’un microscope électronique, mais avec
de structure des molécules ou des maté- saient des impulsions laser de l’ordre de des impulsions d’électrons très brèves,
riaux correspondent au déplacement d’ato- la femtoseconde pour chronométrer des de l’ordre de la femtoseconde. Les paquets
mes sur quelques angströms seulement processus chimiques faisant intervenir des d’électrons qui «illuminent» l’objet à visua-
(un angström est égal à 10–10 mètre, soit atomes en mouvement. Mais il ne s’agis- liser sont nommés impulsions sondes.
0,1 nanomètre). L’observation d’un tel sait pas de suivre la position des atomes : Un autre problème est le chronométrage
mouvement exige une précision spatiale c’était impossible, la longueur d’onde lumi- du mouvement, c’est-à-dire bien définir

LE MICROSCOPE ÉLECTRONIQUE QUADRIDIMENSIONNEL


Source d’électrons
Un microscope électronique classique enregistre des images statiques
d’un échantillon nanoscopique en envoyant un faisceau d’électrons
à travers l’échantillon et en le focalisant sur un détecteur. Avec
des impulsions à un seul électron, un microscope électronique 4D
produit des séquences d’images à intervalles de temps très courts,
de l’ordre de la femtoseconde (10–15 seconde).

Impulsion laser 1
génératrice d’électrons Une impulsion d’horloge (par exemple une impulsion
laser dont la durée est d’une femtoseconde)
déclenche à un instant zéro bien défini le processus
que l’on veut étudier.
2
2 Une impulsion laser génératrice d’électrons
est créée au même instant que l’impulsion d’horloge,
mais elle est ensuite retardée d’une durée contrôlée.
1 Impulsion d’horloge
3 3 Une impulsion contenant un unique électron
Échantillon
traverse l’échantillon à l’instant T, bien déterminé
par rapport à l’instant zéro.

4 Des lentilles magnétiques conduisent l’électron


Impulsion ayant traversé l’échantillon à un point déterminé
à un seul électron sur une matrice de capteurs CCD, qui l’enregistre sous
la forme d’un seul pixel. Ce dernier fera partie des pixels
définissant l’image du film pour l’instant T.

Lentille Images à un seul pixel, pour l’instant T


magnétique
4
+ + + + ... =

Dispositif
à transfert Images à un seul pixel, pour l’instant T+ ⌬T
de charge (CCD)

+ + + + ... =
George Retseck

Images du film

72] Imagerie © Pour la Science - n° 399 - Janvier 2011


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l’instant où le mouvement débute. Nous lèle avec le chat n’est plus valable. En porelle, parce que les répulsions mutuelles
n’obtiendrons pas d’images utiles si tou- effet, si tout se passait comme prévu, Marey des électrons disloquent l’impulsion. Dans
tes les impulsions sondes prennent des cli- pouvait boucler son expérience en faisant les années 1980, Oleg Bostanjoglo, à Berlin,
chés avant que le mouvement commence tomber un chat une fois. Et cela n’avait est parvenu à faire de l’imagerie avec des
ou après qu’il ait fini. Pour la photogra- pas d’importance que la série d’expositions impulsions ne contenant que 100 millions
phie du chat, l’enregistrement démarre débute 10 ou 17 millisecondes après le lâcher d’électrons, mais les résolutions ne dépas-
quand on lâche le chat. Pour un enregis- du chat. En revanche, dans le cas de la saient pas quelques nanosecondes et quel-
trement ultrarapide, une impulsion fem- microscopie ultrarapide, on peut être amené ques micromètres (amenées ensuite en deçà
toseconde de déclenchement, nommée à sonder des millions d’atomes ou de molé- du micromètre par d’autres chercheurs).
impulsion d’horloge, initialise le proces- cules pour chaque impulsion d’horloge, ou Mon équipe s’est attaquée à ce défi
sus ou le matériau à étudier. à construire des images en répétant une en développant l’imagerie à un seul élec-
Même en contrôlant le départ de l’im- expérience des milliers de fois. tron, qui prolongeait nos travaux précé-
pulsion sonde et le chronométrage, le Imaginons que Marey n’ait pu pho-
problème de la synchronisation demeure. tographier qu’une mince bande verticale
Dans les expériences ultrarapides, le paral- du champ de vision à chaque lâcher de Chaque impulsion sonde
chat. Pour construire la série de clichés
complets du chat qui tombe, il aurait dû
contient un seul électron
a d
répéter l’expérience de nombreuses fois, et sa contribution
en enregistrant le long d’une bande ver-
ticale légèrement décalée à chaque fois. est donc un simple « point
Pour que les différentes bandes se com- de lumière » dans le film.
binent bien et forment une image com-
plète qui ait un sens, il aurait fallu qu’il
b e prépare le chat pour le mettre dans la dents sur la diffraction électronique
même configuration initiale à chaque ultrarapide. Chaque impulsion sonde
chute, et qu’il synchronise soigneusement contient un seul électron et sa contribu-
le lâcher avec les ouvertures de l’obtura- tion est donc un simple «point de lumière»
teur de la même façon à chaque fois (la dans le film final. Pourtant, grâce au
technique exigerait aussi que le chat bouge chronométrage minutieux de chaque
de façon identique à chaque fois. Je sup- impulsion et à une autre propriété, la
c f pose qu’à cet égard les molécules sont plus «cohérence» de l’impulsion, les nombreux
California Institute of Technology

fiables que les chats !). points s’additionnent pour former une
La précision des configurations de image adéquate de l’objet.
départ doit être d’une fraction de la taille Une prouesse similaire est parfois mise
du chat, et la synchronisation doit être d’une en avant comme l’une des bizarreries de
précision supérieure aux durées d’obtu- la mécanique quantique: des électrons qui
ration. Dans le même esprit, en imagerie passent un par un à travers un système de
Un cantilever large de 50 nanomètres, ultrarapide d’atomes et de molécules, la deux fentes créent chacun un petit point
en alliage de nickel et de titane, lumineux en un endroit aléatoire d’un
configuration initiale doit être définie
oscille après avoir été excité
par une impulsion laser. avec une résolution inférieure à l’angström, écran de détection ; mais tous les points
Les cases bleues font ressortir et le chronométrage relatif des impulsions s’additionnent pour former des motifs pré-
le mouvement. Le film complet d’horloge et de sonde doit être précis à envi- visibles alternant ombre et lumière, carac-
(voir «Sur le Web») est réalisé ron une femtoseconde près. Le chrono- téristiques des interférences d’ondes.
avec une image toutes les dix nanosecondes. métrage des impulsions sondes est obtenu L’imagerie à un seul électron était la
L’étude de ces oscillations permet de déduire en envoyant l’une ou l’autre de ces impul- clef de la microscopie électronique ultra-
les propriétés mécaniques de l’objet étudié.
sions sur une trajectoire de longueur ajus- rapide en 4D. Nous étions désormais capa-
table. Pour une impulsion se propageant bles de filmer des molécules et des
à la vitesse de la lumière, fixer la longueur matériaux réagissant à diverses sollicita-
Chaque image du nanofilm est construite de la trajectoire avec une précision de un tions, comme autant de chats effrayés se
en répétant ce processus des milliers de fois micromètre correspond à fixer la synchro- contorsionnant dans l’air.
avec le même retard, et en combinant nisation relative avec une précision de L’une de nos premières cibles fut le gra-
tous les pixels des clichés isolés. 3,3 femtosecondes. phite, dont sont faites les mines des crayons
Les chercheurs peuvent également utiliser Un autre problème majeur et fondamen- à papier. Nous avons choisi le graphite en
le microscope dans d’autres modes, tal restait à surmonter avant de pouvoir partie parce que c’est un matériau assez
par exemple avec une seule impulsion filmer avec des électrons. Contrairement exceptionnel, utilisé dans des environne-
à plusieurs électrons par image,
selon le type de film souhaité. Le mode aux photons, les électrons sont chargés et ments aussi extrêmes que le cœur des réac-
à un seul électron fournit les résolutions se repoussent mutuellement. En regrou- teurs nucléaires, et parce qu’il a des cousins
spatiale et temporelle les plus fines. per un grand nombre dans une impulsion tout aussi remarquables, tels les nanotu-
détériore la résolution spatiale comme tem- bes de carbone.

© Pour la Science - n° 399 - Janvier 2011 Imagerie [73


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L A PIERRE DE ROSETTE NANOSCOPIQUE


Impulsion Impulsion
électronique laser La microscopie quadridimensionnelle de nanocristaux de graphite,
certains ne dépassant pas quelques couches atomiques d’épaisseur,
a fait ses preuves dans trois modes d’imagerie différents, et a permis
d’accéder à diverses données sur le matériau. Les études ont examiné
comment les nanocristaux réagissaient à une impulsion laser
Nanocristal qui les frappe perpendiculairement.
de graphite
Image
DISPOSITIF GLOBAL
Atome de carbone

1 Les motifs de diffraction ont révélé


le mouvement des couches atomiques
du cristal. Ces couches sont poussées
les unes contre les autres par l’impact
de l’impulsion laser, puis rebondissent dans
les picosecondes suivantes. Des oscillations
verticales s’ensuivent durant plusieurs
centaines de picosecondes.
Temps 0 0,5 picoseconde 10 picosecondes

Surface
a du cristal b
2 Les images du nanocristal ont permis
de mesurer ces oscillations en différents sites
de l’échantillon. Sur quelques dizaines
de microsecondes, le mouvement initialement
chaotique du cristal (a, suggéré ici par les flèches)
a évolué en un mouvement de battement
coordonné de l’ensemble du cristal (b).

Électron du microscope

3 Des mesures de l’énergie perdue par les électrons du microscope Graphène


dans les collisions avec les électrons du graphite ont indiqué
que les liaisons entre les atomes de carbone se sont mises
à ressembler aux liaisons carbone-carbone au sein du diamant durant
le rapprochement des couches atomiques, et devenaient plus Collision avec
semblables aux liaisons carbone-carbone du graphène (une seule un électron
d’une liaison
couche d’atomes de carbone) lors de l’écartement des couches. carbone-carbone

Des images de film montrent le nanocristal de graphite qui oscille


comme une peau de tambour après avoir été frappé par une impulsion laser.
Les images couvrent une zone large de 24 micromètres à des intervalles Mesure de l’énergie
de 0,25 microseconde (une image sur cinq du film). Un subtil gondolement de l’électron
par un spectromètre
de la surface du graphite produit les bandes sombres, qui se déplacent lorsque
les oscillations font onduler la surface. Les cases rouges ont été rajoutées
pour guider l’œil (le film peut être vu sur le Web).
California Institute of Technology
George Retseck

74] Imagerie © Pour la Science - n° 399 - Janvier 2011


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Le graphite est constitué d’atomes de aux forces de compression et d’étirement L’ A U T E U R


carbone chimiquement liés en un motif exercées dans cette direction. Imaginons
hexagonal, formant des feuillets qui évo- que le cristal de graphite soit un empile-
quent un grillage à poulailler. Des liaisons ment de plaques métalliques rigides reliées
relativement faibles tiennent les feuillets par des ressorts et que l’impulsion laser
empilés ensemble. Quand un crayon à soit une grosse masse qui frappe la pla-
papier écrit, le passage de la mine sur le que du dessus: nous avons mesuré les pro-
papier arrache des morceaux de graphite, priétés des ressorts.
qui adhèrent à la feuille. Ces résidus com-

Caltech
portent de minuscules quantités du maté-
riau le plus solide que connaisse la science:
Tambour de graphite Ahmed ZEWAIL, lauréat du prix
Nobel de chimie en 1999,
du graphène, c’est-à-dire des feuillets L’analogie avec les plaques métalliques est est professeur de chimie
uniques d’atomes de carbone, dont les cher- raisonnable tant que notre « caméra » fait et directeur du Centre de biologie
cheurs étudient assidûment les propriétés un zoom poussé. Mais si la caméra effec- physique pour les sciences
et les technologies ultrarapides
électroniques (le graphène a fait l’objet du tue un zoom arrière, elle visualise une plus à l’Institut de technologie
prix Nobel de physique 2010). De plus, grande partie du minuscule cristal de de Californie, aux États-Unis.
quand on soumet du graphite à des pres- graphite. La masse frappe alors seulement
sions extrêmes, ses atomes se réarrangent une région de la plaque métallique supé-
pour former du diamant, l’une des subs- rieure, et il devient apparent que les pla-
Instant initial
tances les plus dures connues. ques se tordent, la compression et la
Afin d’étudier la réponse du graphite dilatation se propageant en ondes circu-
aux chocs mécaniques, nous avons pris des laires autour du point d’impact.
cristaux nanométriques de ce matériau (cer- Lorsque nous zoomons davantage
tains ne dépassant pas quelques nanomè- encore en arrière et que nous filmons
tres d’épaisseur, soit quelques feuillets plus lentement, une autre dynamique
atomiques) et nous les avons bombardés encore apparaît. Nous constatons que l’im-
avec d’intenses impulsions laser femtose- pulsion laser imprime un mouvement
conde, qui ont servi d’impulsions d’horloge d’oscillation à l’ensemble du cristal 200 femtosecondes
pour notre microscope. Chaque impul- (d’épaisseur nanométrique), comme une
sion laser rapprochait momentanément peau de tambour frappée par une baguette.
les couches atomiques les unes des autres, Nous avons observé que dans les pre-
ce qui déclenchait un mouvement d’oscil- mières microsecondes après l’impulsion
lation vertical (voir l’encadré page ci-contre). laser, le mouvement du cristal semblait
chaotique, mais le temps passant, le cris-
Voir vibrer tal tout entier adoptait une oscillation réso-
nante bien définie : il battait la mesure !
les couches atomiques
Cal
2 000 femtosecondes

ifor
Pour ces oscillations, la propriété qui
nia
Ins
Notre microscope électronique envoyait détermine la fréquence de résonance est
titu
te
alors ses électrons à travers ces couches oscil- l’élasticité des plans de graphite, leur
of T
lantes de graphite pour produire deux types réaction à l’étirement et à la compression ech
nol
ogy
d’images: une image dans l’espace réel (pour dans le plan. Nous avons trouvé que le gra-
ainsi dire une photographie de la surface phite résiste très bien à la déformation au
du graphite) ou une figure de diffraction, sein des plans atomiques, beaucoup mieux
qui est un motif régulier de taches lumineu- qu’il ne résiste aux mouvements de com-
ses dont la configuration renseigne sur la pression ou de séparation de ces feuillets. UN COLIBACILLE (la bactérie Escherichia coli)
disposition des atomes et leurs distances Les résultats s’expliquent en considérant a été visualisé par microscopie électronique à
mutuelles dans le réseau cristallin. En par- que les liaisons chimiques entre les ato- champ proche photo-induite. Une impulsion laser
ticulier, nous pouvions suivre les couches mes de carbone dans chaque couche sont d’une femtoseconde a créé un champ électroma-
gnétique évanescent dans la membrane de la cel-
qui oscillaient verticalement grâce au mou- beaucoup plus fortes que les liaisons entre
lule au temps zéro. En ne recueillant que les
vement des taches de la figure de diffrac- couches adjacentes. électrons du microscope ayant gagné de l’éner-
tion. Les fréquences d’oscillation allaient Certes, les études de gros échantil- gie par l’intermédiaire de ce champ, la technique
d’environ 10 à 100 gigahertz (10 10 à lons de graphite avaient déjà fourni des produit une image à fort contraste et haute
1011 cycles par seconde). Aucune expérience données similaires sur l’élasticité du gra- résolution spatiale de la membrane (en haut). Les
d’imagerie n’avait auparavant permis d’ob- phite, mais l’information que nous avons isocontours en fausses couleurs représentent l’in-
server des oscillations aussi rapides. obtenue nous en dit davantage. Elle apporte tensité enregistrée. La méthode peut enregistrer
des événements à des échelles de temps très
À partir de nos mesures, nous avons des éléments de réponse à deux types de
courtes, comme on le voit avec l’atténuation nota-
déterminé l’élasticité du graphite perpen- questions fondamentales pour compren- ble du champ après 200 femtosecondes (au
diculairement au plan des atomes, c’est- dre le comportement des matériaux à milieu). Au bout de 2000femtosecondes, le champ
à-dire caractérisé la réponse du matériau l’échelle nanométrique. Jusqu’à quelle a disparu (en bas).

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échelle de longueur la description de la subs- line passer du réseau cubique centré au les en biologie, où il faut non seulement
tance en tant que matériau continu, doté de réseau cubique à faces centrées, transfor- connaître les différentes structures molé-
propriétés telles que l’élasticité, reste-t-elle mation intervenant dans de nombreuses culaires et cellulaires impliquées, mais
valable? Ensuite, peut-on extrapoler le com- applications industrielles à haute tempé- aussi leur dynamique : comment une pro-
portement aux échelles atomiques pour rature, notamment la production de l’acier. téine se replie, comment elle reconnaît
déduire les propriétés macroscopiques, En chauffant le fer de la température d’autres molécules, quel rôle joue l’eau qui
connues, d’un matériau? ambiante à près de 1 500 kelvins en une l’entoure, et ainsi de suite. Certaines fonc-
nanoseconde environ, nous avons vu deux tions biologiques font intervenir des éta-
Vers le diamant processus dynamiques se dérouler. Tout
d’abord, de petits grains de la phase cubi-
pes ultrarapides. Par exemple, dans la
vision chez l’homme comme dans la pho-
ou vers le graphène que à faces centrées se sont formés en cer- tosynthèse chez les plantes, des photons
Pour le graphite, nous avons trouvé que tains endroits du cristal, relativement de lumière déclenchent des processus dont
même des échantillons nanoscopiques lentement (à l’échelle de la nanoseconde), la durée est à l’échelle de la femtoseconde.
(quelques douzaines de couches atomiques à partir du mouvement incohérent des ato-
d’épaisseur) se comportent de façon éton-
namment semblable au matériau macros-
mes de fer. Ensuite, ces régions de la nou-
velle phase se sont étendues à la vitesse
Voir les molécules
copique. Cette description resterait-elle du son, ce qui signifie que le processus ne se déformer
valable près de la limite du graphène? mettait que quelques picosecondes Bien que de nombreuses protéines fonc-
Les films du graphite que j’ai décrits (10–12 seconde) pour gagner l’ensemble tionnent (ou dysfonctionnent) à des échel-
jusqu’ici reposaient tous sur des collisions du fer brûlant. Cette transformation à les de temps beaucoup plus longues, les
électrons-échantillon où les électrons ne propagation rapide implique le déplace- mouvements atomiques et moléculaires
perdent pas d’énergie, comme des balles ment de nombreux atomes de manière coor- des premières femtosecondes peuvent
en caoutchouc qui rebondissent sur quel- donnée, un curieux type d’« émergence » déterminer si ces macromolécules se replie-
que chose de dur. Parfois, cependant, un d’un changement à grande échelle à par- ront correctement en une structure utile,
électron sonde peut perdre de l’énergie en tir d’innombrables mouvements nanos- ou bien en une autre qui, par exemple,
excitant un électron d’un atome de carbone. copiques sous-jacents. La compréhension intervient dans la maladie d’Alzheimer.
La quantité d’énergie perdue dépend du de ce phénomène conduira peut-être à de Une étude du repliement des protéines
type de liaison dans laquelle l’électron de meilleures façons de manipuler le fer et illustre le type de technique nécessaire et
l’atome est impliqué. Une technique éprou- l’acier (et de nombreux autres matériaux) les résultats possibles. Mes collègues et moi-
vée, connue sous le nom de spectroscopie dans les processus industriels. même avons étudié la rapidité avec laquelle
des pertes d’énergie, peut mesurer de tel- L’une des applications les plus intéres- une petite longueur de protéine se replie
les pertes ; les spectres d’énergie enregis- santes de la microscopie électronique ultra- en un tour d’hélice lorsqu’on chauffe l’eau
trés fournissent de l’information sur les rapide 4D est l’observation en temps réel où la protéine est immergée (on trouve
liaisons dans un matériau et sur les élé- du fonctionnement de nanosystèmes et de des hélices dans d’innombrables protéines).
ments chimiques qui le composent. microsystèmes. Par exemple, nous avons Nous avons trouvé que les hélices courtes
se forment plus de 1000 fois plus vite que
ne le prévoyaient les chercheurs: en quel-
L’UNE DES APPLICATIONS LES PLUS INTÉRESSANTES ques centaines de picosecondes à quelques
de la microscopie électronique ultrarapide 4D nanosecondes, et non en plusieurs micro-
est l’observation en temps réel du fonctionnement secondes comme on le pensait générale-
ment. Savoir qu’un repliement aussi rapide
de nanosystèmes et microsystèmes. a lieu peut modifier notre compréhension
des processus biochimiques, notamment
En utilisant cette méthode avec notre obtenu des images des oscillations réso- ceux impliqués dans les maladies.
microscope électronique ultrarapide, nous nantes de cantilevers nanoscopiques (voir Avec notre technique 4D, l’imagerie
avons montré qu’au cours de la phase de l’encadré page 74), ce qui n’avait pas été réa- biomédicale repose souvent sur la cryomi-
compression, les liaisons au sein du gra- lisé auparavant pour des mouvements de croscopie électronique, qui consiste à plon-
phite ressemblaient de plus en plus à cel- si haute fréquence. À partir de nos résul- ger rapidement dans de l’éthane liquide
les caractéristiques du diamant. Dans la tats, nous avons déterminé un ensemble (qui bout à –89°C) un échantillon baignant
phase de dilatation, les liaisons des ato- de quantités caractérisant les cantilevers dans de l’eau. L’eau gèle alors en formant
mes de surface ressemplaient à celles du et leur mouvement, et nous avons vu qu’ils un solide vitreux qui ne diffracte pas les
graphène. La spectroscopie des pertes fonctionnaient de façon cohérente jusqu’à électrons et ne gâte donc pas les images (ni
d’énergie classique est beaucoup trop lente 1011 oscillations. Les chercheurs peuvent l’échantillon lui-même!) comme le font les
pour observer ces changements. utiliser ces données pour tester les modè- cristaux de glace ordinaires. Nous avons
Mon équipe a maintenant procédé à les théoriques qui guident la conception ainsi obtenu des images de cellules bacté-
des études en microscopie 4D sur un cer- des systèmes microélectromécaniques et riennes et de cristaux de protéines. Par la
tain nombre de matériaux autres que le gra- nanoélectromécaniques. suite, nous espérons regarder se replier et
phite. Avec le fer, nous avons fait des images La microscopie électronique ultrara- se déplier des protéines immergées ainsi
de diffraction pour voir la structure cristal- pide 4D a aussi des applications potentiel- dans de l’eau vitreuse: une impulsion laser

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REGARDER LES PROTÉINES SE REPLIER


En adaptant une technique nommée cryo-imagerie, les cher- laser fera fondre la glace autour de l’échantillon, entraînant le
cheurs espèrent faire de la microscopie quadridimension- dépliage de la protéine dans l’eau tiède. Le film enregistrera
nelle de processus biologiques tels que le repliement des le repliement de la protéine lors du rapide refroidissement et
protéines. La protéine sera tenue par de la glace vitreuse du regel de l’eau. La protéine pourrait être ancrée au substrat
(non cristalline). Pour chaque cliché du film, une impulsion pour la maintenir dans la même position pour chaque cliché.
Protéine repliée
préparée dans de
la glace vitreuse Impulsion laser La protéine
rapidement gelée se déplie
Glace vitreuse
Une petite région
de la glace fond

L’eau regèle
en glace vitreuse,
la protéine
se replie
George Retseck

d’horloge engendrera une hausse de la tem- des images de membranes de cellules bac-
pérature pour faire fondre la minuscule tériennes et de vésicules de protéines avec  SUR LE WEB
gouttelette d’eau qui entoure la protéine, une résolution de l’ordre de la femtose- Les vidéos de microscopie
laquelle se dépliera, puis se repliera rapi- conde et du nanomètre. électronique relatives à cet article
dement quand l’eau se refroidira et regè- peuvent être vues sur :
www.scientificamerican.com/blog/
lera ; la molécule sera alors prête pour
une nouvelle impulsion d’horloge.
Bientôt l’attoseconde? post.cfm?id=nanomovies-ultrafast-
electron-micro-2010-08-11
Cette même approche nous permet- Ces dernières années, Ferenc Krausz, de
trait de visualiser la dynamique des flagel- l’Université Ludwig Maximilian de
les de bactéries et des bicouches d’acides Munich, Paul Corkum, de l’Université  BIBLIOGRAPHIE
gras dont sont constituées les membra- d’Ottawa, et d’autres ont ouvert le domaine
A. H. Zewail et J. M. Thomas,
nes des cellules. Comme avec nos études de l’attoseconde (10–18 seconde) aux étu- 4D Electron Microscopy :
sur le graphite, la spectroscopie ultrara- des optiques à l’aide d’impulsions laser Imaging in Space and Time,
pide des pertes d’énergie devrait permet- extrêmement brèves. Pour l’imagerie élec- Imperial College Press, 2010.
tre de cartographier les modifications au tronique à cette échelle de temps, nous D. J. Flannigan, B. Barwick
niveau des liaisons. En enregistrant l’image avons proposé plusieurs dispositifs et nous et A. H. Zewail, Biological imaging
avant que le biosystème ne bouge ou se travaillons maintenant à leur réalisation, with 4D ultrafast electron
désintègre, nous devrions obtenir des ima- en collaboration avec Herman Batelaan de microscopy, PNAS, vol. 107(22),
pp. 9933-9937, 2010.
ges plus nettes qu’il n’est actuellement pos- l’Université du Nebraska à Lincoln.
sible avec la cryomicroscopie. La microscopie électronique est une A. H. Zewail, Four-dimensional
Très récemment, mon équipe a fait technique très puissante et polyvalente. electron microscopy, Science,
vol. 328, pp. 187-193, 2010.
la démonstration de deux nouvelles tech- Elle fonctionne dans trois domaines dis-
niques. Dans la première, la « microsco- tincts : les images de l’espace réel, les figu- F. J. Garcia de Abajo, Microscopy :
pie électronique ultrarapide à faisceau res de diffraction et les spectres d’énergie. photons and electrons team up,
convergent », l’impulsion électronique est En intégrant la quatrième dimension, le Nature, vol. 462, p. 861, 2009.
focalisée et ne sonde qu’un seul site, temps, nous transformons les images J. M. Thomas, A revolution in
nanoscopique, de l’échantillon. L’autre, immobiles en films, grâce auxquels nous electron microscopy, Angewandte
la « microscopie électronique ultrarapide pouvons observer le comportement de la Chemie International Edition,
vol. 44(35), pp. 5563-5566, 2005.
à champ proche photo-induite » a produit matière, des atomes aux cellules. I

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,
Créationnisme, géocentrisme, bible, religion, relativité, big bang

Science et société

La Terre au centre de l’Univers, une conception aberrante


au XXIe siècle ? Pas pour les mouvements créationnistes,
qui s’acharnent à nier les acquis de l’astronomie en conflit
avec leurs convictions religieuses.

Alexandre Moatti

L ’existence de courants création-


nistes, mouvements religieux qui
contestent la théorie darwinienne
de l’évolution née il y a 150 ans, est bien
connue. Leur noyau dur se trouve aux
pensent que le Soleil tourne autour de la
Terre et distordent les résultats de la
science actuelle pour appuyer leurs
convictions et leurs théories.
L’expérience de Michelson et Mor-
jours donné un résultat négatif, confirmant
la théorie de la relativité.
Pourtant, les géocentristes utilisent
l’expérience de Michelson et Morley en
l’interprétant très différemment. Si son
États-Unis, mais l’envoi à tous les collèges ley, en 1887, en est un premier exemple. résultat est négatif, c’est parce que la vi-
français, en 2007, du volumineux livre illus- Par la mesure des interférences obtenues tesse de la Terre autour du Soleil est nulle :
tré du fondamentaliste turc Harun Yahya lors de deux trajets lumineux perpendi- l’expérience confirme donc que la Terre
a montré que l’Europe n’était pas à l’abri culaires (l’un dans le sens Nord-Sud, est immobile ! Pour eux, la relativité res-
de telles influences. l’autre dans le sens Est-Ouest, celui du treinte a été inventée de toutes pièces
Le créationnisme se limite-t-il à la déplacement terrestre), l’expérience aurait comme une échappatoire au géocentrisme,
contestation de la théorie de l’évolution dû mettre en évidence sur le trajet Est- pour éviter de reconnaître la « faillite » du
des organismes vivants ? En fait, non. Ouest une vitesse de la lumière diminuée système héliocentrique de Copernic.
Toutes les sciences ayant trait à une de la vitesse de rotation de la Terre autour
« genèse » – origine de la vie (biologie,
paléontologie), origine et constitution de
du Soleil. Il n’en fut rien. Ce résultat néga-
tif a été expliqué en 1905 par la théorie
Le géocentrisme
la Terre (géologie), origine de l’Univers de la relativité restreinte d’Einstein, qui n’est pas mort
(astronomie et astrophysique) – connais- stipule notamment que la vitesse de la Les premiers écrits du géocentrisme
sent des courants créationnistes plus ou lumière dans le vide est une constante moderne sont parus au début des
moins marqués. C’est le cas de l’astrono- absolue, indépendante de l’observateur années 1920, quand précisément le grand
mie que l’on examinera dans cet article. et de son mouvement. public commence à entendre parler de
L’une des principales facettes du créa- L’expérience de Michelson et Morley la relativité. Depuis, de nombreuses avan-
tionnisme en astronomie est la version a été répétée depuis un siècle avec des cées scientifiques se sont ajoutées à la
moderne du géocentrisme. Ses adeptes dispositifs de plus en plus précis, et a tou- théorie d’Einstein. Ainsi, les années 1920-

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1940 ont été fertiles pour la cosmologie : conception, la Terre est fixe et ne tourne
confirmation de l’existence d’autres pas sur elle-même ; elle a été créée le pre-
galaxies que la Voie lactée, découverte du mier jour de la Genèse, et le Soleil et la
mouvement de fuite de ces galaxies, hypo- Lune sont « les grands luminaires » créés
thèse du Big Bang. le quatrième jour.
Par ailleurs, la physique nucléaire Le géocentrisme fort se rattache au
(notamment avec les premières fusions Young Earth Creationism, créationnisme
d’éléments légers réalisées en laboratoire radical de certains mouvements évangé-
en 1932) a donné une explication plausible liques américains qui prônent une confor-
à l’énergie des étoiles et du Soleil. Jusque- mité totale au texte biblique, défendant
là, il n’y avait pas de modèle physique « l’inerrance biblique » – c'est-à-dire l’im-
(nature de l’énergie stellaire) ou cosmo- possibilité pour la Bible de se tromper.
logique (modèle de formation de l’Uni- Pour eux, l’âge de la Terre est de 6 000 ans
vers) capable d’expliquer un âge ancien environ (celui du Soleil est de… 6 000 ans
de la Terre. Encore à la fin du XIXe siècle, moins trois jours !) ; certains vont même
le physicien William Thomson (1824-1907), jusqu’à dater le premier jour de la Créa-
dit lord Kelvin, proposa un modèle de tion au dimanche 23 octobre 4004 avant
contraction gravitationnelle pour expli- notre ère, suivant la théologie de l’évêque
quer l’énergie des étoiles, mais cela don- anglican James Ussher (1582-1656). L’ E S S E N T I E L
nait un âge stellaire de quelques dizaines Sur le continent américain, un pion- ✔ Les mouvements
de millions d’années tout au plus, en nier du géocentrisme moderne est Wal- créationnistes s’attaquent
contradiction avec les observations ter van der Kamp (1913-1998), fondateur aux conceptions
d’étoiles toujours plus lointaines. du Bulletin of the Tychonian Society (devenu astronomiques qui gênent
À partir des années 1920-1930, la phy- en 1991 The Biblical Astronomer), qui s’ap- leurs convictions
sique nucléaire et les observations astro- puie sur le modèle datant du XVIe siècle religieuses.
nomiques ont ainsi fourni un cadre de l’astronome danois Tycho Brahe, où les
conceptuel solide, où l’âge de l’Univers planètes tournent autour du Soleil qui lui- ✔ Certains mouvements
et du Soleil se compte en milliards d’an- même tourne autour de la Terre. Gerardus s’accrochent à une lecture
nées. L’astrophysique a alors rejoint la géo- Bouw (né en 1944) a pris la suite de Van littérale de la Bible
logie uniformitariste du Britannique der Kamp. Tous deux ont pour point com- et à un géocentrisme
Charles Lyell (suivant laquelle la Terre a mun d’être des protestants d’origine néer- radical.
été façonnée par des forces persistant sur landaise ayant émigré l’un au Canada
de longues périodes de temps, et non par anglophone, l’autre aux États-Unis. ✔ D’autres tentent
des événements catastrophiques) et la théo- plus habilement d’intégrer
à leurs argumentations
rie de l’évolution de Darwin. Il s’en est
dégagé un modèle cohérent qui attribue
Vieilles lunes contre les récentes découvertes
au Système solaire et à la Terre un âge d’en- science «séculière» de l’astronomie.
viron 4,5 milliards d’années.
C’est donc à partir de 1920 que l’idée
Mais au-delà de ces exemples presque cari-
caturaux de géocentrisme radical, il existe
✔ Ces courants
exploitent la moindre
d’un Univers ancien s’est imposée dans le un courant créationniste en astronomie
interrogation ou le moindre
grand public, idée fondée sur les sciences mené par des «instituts de recherche» cou-
débat sur des points
de la Terre (géologie), de la vie (biologie vrant les sciences de la vie, de la Terre et
scientifiques pour appuyer
et paléontologie) et de l’Univers (astro- de l’Univers, tels que la Creation Research
leurs thèses.
physique et cosmologie). Mais c’est aussi Society (créée en 1963 dans le Missouri),
à cette époque que se sont cristallisés divers l’Institute for Creation Research (créé en 1972
fondamentalismes opposés à l’évolution, à Dallas), ou une scission de ce dernier,
quelle qu’elle soit. Notamment, en 1925, Answers in Genesis (très actif sur Internet,
le « procès du Singe » a vu s’opposer depuis Hebron dans le Kentucky).
en 1925, dans le Tennessee, aux États-Unis, Les « vieilles lunes » – si l’on peut s’ex-
partisans de la théorie de l’évolution et primer ainsi – de ces mouvements sont
adversaires, qui ne pouvaient admettre assez classiques. L’existence des éclipses
une parenté entre l’homme et le singe. de Soleil totales comme celle des éclipses
C’était à la même époque qu’est réap- annulaires sont présentées comme un
paru le géocentrisme. miracle. Car si la Lune était plus proche
Les courants créationnistes en astro- de la Terre, il n’y aurait que des éclipses
nomie qui nous intéressent ici sont très totales et pas d’éclipses annulaires, et si
divers, comme en biologie. Le « géocen- elle était plus éloignée, ce serait le contraire.
trisme fort » est soutenu par les mouve- La Lune aurait été donc placée à l’en-
ments les plus fondamentaux. Selon cette droit idéal, à diamètre apparent égal à celui

© Pour la Science - n° 399 - Janvier 2011 Science et société [81


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L’ A U T E U R du Soleil, afin que l’homme puisse obser- galaxies s’éloignent de nous, donc nous
ver les deux phénomènes. sommes au centre de l’Univers. Là encore,
L’existence de planétariums dans les la conclusion est fausse: l’argument serait
musées de science, avec leur voûte étoi- valable pour un observateur situé sur n’im-
lée qui tourne, est vue comme une confir- porte quelle galaxie, qui verrait toutes les
mation de la fixité de la Terre. Le fait que autres galaxies s’éloigner de lui.
les astronomes fassent les calculs d’éclipses Le rayonnement de fond diffus cos-
dans un repère géocentrique est interprété mologique fait l’objet d’un traitement ana-
comme une défiance de leur part envers logue. Comme il est isotrope (en première
le modèle héliocentrique qu’ils prônent, approximation), les géocentristes y voient
Alexandre MOATTI, ingénieur sur le thème «croyez ce que je dis, ne croyez une confirmation supplémentaire que la
en chef du Corps des mines, pas ce que je fais »… Il est pourtant plus Terre est bien au centre de l’Univers.
est notamment directeur
de la publication de sites publics logique, pour un phénomène observé
(www.science.gouv.fr
et www.bibnum.education.fr),
sur Terre et pour des calculs qui seraient
sinon bien plus complexes, de se rame-
Le principe
ainsi qu’auteur de livres
de vulgarisation et du blog
ner à un repère dont la Terre est le centre ! anthropique détourné
www.maths-et-physique.net. Cependant, hors ces vieilles lunes, Dans le même ordre d’idées, des travaux
Il enseigne à l’EHESS (École certains de ces mouvements créationnistes récents de Jacques Laskar, de l’Observa-
des hautes études en sciences cherchent à intégrer les résultats de la science toire de Paris, sur l’existence de dyna-
sociales, à Paris).
moderne. Par exemple, on retrouve la miques chaotiques dans le Système solaire
relativité utilisée cette fois-ci comme appui sont interprétés comme donnant tort à la
au géocentrisme. Le repère absolu newto- mécanique céleste déterministe de Laplace,
nien n’existe plus, le Soleil tourne lui-même et donc à la loi de Newton qui régit le mou-
autour du centre de la Galaxie qui se rap- vement de la Terre autour du Soleil.
proche elle-même d’autres galaxies, l’Uni- Un autre détournement porte sur le
vers n’a pas de centre : les créationnistes principe anthropique. Dans sa version
font alors ironiquement remarquer que si scientifique, c’est une forme de raisonne-
le système héliocentrique de Copernic et la ment qui a permis d’obtenir de remar-
gravitation de Newton correspondaient à quables résultats. Ainsi, le cosmologiste
la réalité, les «astronomes traditionnels» britannique Fred Hoyle avait conjecturé
(«séculiers», lit-on parfois) auraient ren- que, puisque la vie existe, il devrait exis-
forcé ces théories plutôt que les abandon- ter une raie spectrale spécifique du car-
ner au profit de la relativité d’Einstein. bone dans les étoiles, témoin de la synthèse
Même si les bases du raisonnement de cet élément ; or cette raie a été décou-
ne sont pas fausses, les conclusions qu’en verte peu après. Le principe anthropique
tirent les créationnistes sont erronées, car est réinterprété par les créationnistes
rien dans l’astrophysique moderne ne remet comme un principe à caractère métaphy-
la Terre au centre de l’Univers! On constate sique, selon lequel l’apparition de la vie
ici la capacité d’adaptation d’un mouve- n’est pas due au hasard, mais constitue
ment qui, en 1920, rejetait la relativité et la finalité de l’évolution cosmique, fruit
aujourd’hui l’utilise à son profit. Cette adap- du « dessein intelligent ».
tabilité se retrouve dans d’autres champs L’intégration et la réinterprétation des
✔ BIBLIOGRAPHIE scientifiques: ainsi, l’Intelligent Design est observations et données de la science récente
un mouvement créationniste qui ne rejette se manifestent aussi dans la théorie de «l’ap-
A. Moatti, Einstein, Un siècle pas la théorie de l’évolution, mais la déva- parence de vieillesse» que les créationnistes
contre lui, Odile Jacob, 2007.
lorise en prétendant qu’elle ne suffit pas à utilisent dans d’autres champs (par exemple
P. A. Taguieff, La foire expliquer la complexité humaine; seul un en paléontologie pour les fossiles). Com-
aux illuminés, Mille et une nuits, «dessein intelligent» serait à même de le ment se fait-il qu’il y ait des galaxies dis-
2005.
faire. La théorie communément admise tantes de milliards d’années-lumière alors
J. Dubessy et G. Lecointre (relativité, évolution) est ainsi ingérée par que l’Univers a, selon eux, été créé il y a
(sous la dir. de), Intrusions le créationnisme, voire intégrée à son propre quelque 6000 ans? Tout simplement parce
spiritualistes et impostures corpus doctrinal. que, toujours selon les créationnistes, l’Uni-
intellectuelles en sciences,
Syllepse, 2001. On est aussi étonné par l’utilisation vers a été créé avec sa «lumière en transit»!
de résultats astrophysiques récents. Ainsi, Expliquons ce que cela signifie.
D. Lecourt, L’Amérique entre le CESHE (Cercle d’études scientifiques et Reprenons leur analogie : imaginez
la Bible et Darwin, PUF, 1992.
historiques, un cercle créationniste et catho- Adam dans le jardin d’Éden, que voyez-
J. Rostand, Science fausse lique intégriste franco-belge) interprète la vous? Plutôt un homme d’âge mûr, disons
et fausses sciences, Gallimard, récession des galaxies de la façon suivante: 20-30 ans, pas un bébé ni un enfant… il
1958.
l’Univers est en expansion, toutes les vient pourtant d’être créé. Prenons main-

82] Science et société © Pour la Science - n° 399 - Janvier 2011


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tenant une étoile pas trop lointaine – car Le credo de


il est encore difficile d’accommoder notre
perception aux galaxies distantes de plu-
The Biblical Astronomer
sieurs milliards d’années-lumière – par ✔ Chaque numéro de The Biblical
exemple Proxima du Centaure, à quatre Astronomer contient une page
années-lumière. Pour qu’Adam voie sa présentant le « credo » de cette
lumière dès le premier soir, il faut que la publication. En voici quelques extraits
lumière de l’étoile ait été créée « en tran- significatifs, traduits de l’américain.
sit », c’est-à-dire venant d’une direction
« [Cette revue] est fondée
donnée (censée représenter la position
sur la prémisse que la seule information
de l’étoile), avec un rayon ayant déjà
absolument fiable sur l’origine
parcouru quatre années-lumière moins un
et le but de tout ce qui existe
jour. Appliqué à Adam, comme à Proxima
et se produit est donnée par Dieu,
du Centaure ou aux galaxies les plus
notre Créateur et Rédempteur,
lointaines, c’est le scénario de «l’apparence
dans [...] la Sainte Bible [...]. Toute
de vieillesse », avec laquelle Dieu aurait
entreprise scientifique qui n’accepte
créé l’homme et les éléments.
pas cette révélation d’en haut sans
Évidemment, les créationnistes en astro-
réserves, littéraires, philosophiques
nomie abominent la description de l’homme
ou autres, nous la rejetons
comme «poussière d’étoiles» ou «enfant
et la considérons comme condamnée
du Soleil»: cette image, donnée par certains
d’avance en raison de ses prémisses
astrophysiciens à propos de l’origine du car-
infondées.
bone dans l’Univers (cet élément est formé
Nous croyons que la création
par une étoile en fin de vie, et est par ailleurs LA COUVERTURE d’un des numéros s’est déroulée en six jours
à la base de l’ADN des organismes vivants), du trimestriel The Biblical Astronomer, édité
par Gerardus Bouw, qui vit dans l’Ohio.
de 24 heures et que le monde
est totalement récusée, puisqu’elle va à l’en-
ne date pas de plus de 6 000 ans
contre de la création.
environ. [...] La Bible nous apprend
autre, comme dans la « science séculière ».
que la Terre ni ne tourne
Exploiter la moindre La vulgarisation scientifique sur les résul-
tats non contestés est aussi très présente
quotidiennement autour d’elle-même
interrogation dans les revues et sites Internet création-
ni n’effectue une révolution
annuelle autour du Soleil [...].
En fait, si l’astrophysique fait l’objet de nistes: elle tend à valorise le lecteur comme
[Elle] est absolument
tentatives de réinterprétations création- l’auteur, et à crédibiliser ce dernier.
immobile dans l’Univers. »
nistes, c’est parce qu’elle fait écho à la théo- Mais ce qui frappe le plus quand on
rie de l’évolution en biologie, que certains étudie ces mouvements, c’est la façon dont
ont du mal à accepter. L’homme «descend» ils utilisent à leur profit la moindre inter-
du singe (vision caricaturale encore véhi- rogation de la science actuelle. Dès qu’ap-
culée par les anti-évolutionnistes ; en fait, paraît une hypothèse ou une observation
la biologie moderne affirme seulement que qui semble aller à l’encontre de la théorie
l’homme et le singe ont un ancêtre com- communément admise (telle que le Big
mun), mais le singe lui-même trouve son Bang en astronomie), dès que plusieurs
origine dans le carbone des étoiles… interprétations existent pour expliquer un
De même, des axes de recherche impor- phénomène, dès que les scientifiques
tants comme les planètes extrasolaires et sont en débat sur un point, les création-
l’existence éventuelle de la vie hors du Sys- nistes exploitent cette discorde pour
tème solaire, quelle que soit sa forme, appuyer leurs thèses. Pourtant, cette dis-
sont considérés comme inutiles par les corde apparente ne fait que refléter la façon
mouvements créationnistes. La vie ne sau- dont, depuis bien longtemps, la science
rait exister que sur Terre où Dieu l’a créée. fonctionne et progresse.
Une autre caractéristique des mou- Ces mouvements religieux, qui ten-
vements créationnistes est leur imitation tent d’utiliser la science à leur profit, repré-
du monde scientifique professionnel : eux sentent un danger pour les rapports entre
aussi ont leurs colloques, revues, socié- la science et la société. Ils contestent les
tés savantes, programmes de «recherche», acquis de plusieurs décennies ou siècles
etc., jusqu’aux réfutations internes. L’as- d’efforts déployés par les scientifiques
trophysicien créationniste Russel Hum- pour comprendre le monde dans lequel
phreys donne ainsi son point de vue nous vivons ; mais aussi, plus inquiétant,
épistémologique en affirmant qu’il est bon ils remettent profondément en cause la
qu’une théorie créationniste en chasse une démarche et le débat scientifiques. ■

© Pour la Science - n° 399 - Janvier 2011 Science et société [83


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Sous-thème

REGARDS
HISTOIRE DES SCIENCES

Le port antique de Pharos toujours submergé


Au début du XXe siècle, un ingénieur français redécouvrit le port antique de Pharos,
à Alexandrie. Depuis, ses travaux sont tombés dans l’oubli... de même que le port.
Aude PIVIN et Josquin DEBAZ

L
’ancienne île de Pharos, à Alexan- jour, les chercheurs qui s’intéressent au port politain parisien, achète un terrain au gou-
drie, est un lieu d’une grande antique se fondent donc sur les descrip- vernement égyptien en 1906 pour un vaste
richesse. On en connaît aujour- tions du site laissées par Gaston Jondet, projet immobilier et donne naissance à la ville
d’hui la partie Est grâce à l’équipe sous la forme d’articles, d’un mémoire et d’Héliopolis, dans la banlieue du Caire. Alexan-
de l’archéologue français Jean-Yves Empe- de quelques notes parus entre 1908 et 1921. drie est devenue une ville cosmopolite où se
reur, qui a sorti de l’eau en 2002 le célèbre rassemble désormais une élite culturelle et
phare. On connaît moins la partie Ouest, Les premières artistique. Le romancier britannique Edward
où se trouve le port submergé. Il a été décou- Morgan Forster, qui y travaille pour la Croix-
vert au début du XXe siècle par un ingénieur descriptions du port Rouge en 1916 et 1917, s’intéresse au patri-
français des ponts et chaussées, Gaston Quand, au tout début du XXe siècle, Gaston moine égyptien et écrit un livre sur la ville,
Jondet (1866-1957), alors qu’il était en poste Jondet arrive en Égypte, sous domination bri- Alexandria, qu’il décrit en détail. C’est dans ce
à Alexandrie. Ses travaux d’une extrême pré- tannique depuis 1882, le pays est en plein contexte colonial et moderniste que Gaston
cision ont mis au jour le dessin du port essor économique et culturel: d’importants Jondet, alors conducteur des ponts et chaus-
antique de l’île, mais l’ingénieur et sa décou- capitaux étrangers ont été investis et l’in- sées au service de navigation de la Seine en
verte sont tombés dans l’oubli après une dustrie se développe sous l’influence colo- France, obtient son détachement à Alexan-
mise en cause professionnelle et politique niale de la Grande-Bretagne et d’autres drie en 1897 et redécouvre, en tant qu’ingé-
en Égypte. Depuis, personne n’a pu fouiller pays comme la France. L’Égypte dispose déjà nieur auprès du Service des phares et balises,
les fonds marins de la partie Ouest : aucun d’un réseau ferroviaire depuis 1856 reliant le port antique submergé de Pharos.
permis d’explorer n’a été délivré malgré Alexandrie au Caire. Le baron belge Édouard Le port antique était situé, avant sa sub-
les requêtes de quelques scientifiques. À ce Empain, constructeur notamment du métro- mersion, à l’Ouest du delta du Nil et se déta-
chait en avant de la côte basse à l’endroit où
Alexandrie fut bâtie. Il permettait aux marins
d’accoster et constituait apparemment un
très bon poste d’observation dans l’Antiquité.
Homère (VIIIe siècle avant notre ère) fut le pre-
mier à en donner une description, dans le
chant IV de l’Odyssée : « Il y a, en avant de
G. Jondet, Les ports submergés de l’ancienne île de Pharos, 1916

l’Égypte, dans la mer aux nombreuses houles,


une île qu’on appelle Pharos ; elle n’est éloi-
gnée que d’une pleine journée de marche d’un
vaisseau creux, s’il a en poupe le souffle de

1. LE PORT ANTIQUE DE PHAROS s’étendait


jusqu’au fort Qaitbay, sur la pointe Est de l’île.
Néanmoins, les autorités du début du XXe siècle
n’hésitèrent pas à détruire le mur Est du fort
pour enraciner un brise-lames (ci-contre) : à
l’époque, la protection du site pour son étude
passait après les projets de construction.

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Regards

G. Jondet, Les ports submergés de l’ancienne île de Pharos, 1916


2. LE PLAN DES OUVRAGES MARITIMES
(en rouge)retrouvés par l’ingénieur Gaston
Jondet aux abords de l’ancienne île de
Pharos, publié dans son mémoire Les
ports submergés de l’ancienne île de Pha-
ros (1916). Dans l’Antiquité, l’île n’était reliée
à la mer que par une digue érigée par l’homme
au IIIe siècle avant notre ère, l’heptastade.
Le phare d’Alexandrie se situait à la place
du fort Qaitbay, à l’extrémité Est de l’île.

la brise fraîche ; et là se trouve un port au décrit les fonds, les sables, les murs et, dans
bon mouillage, d’où on lance vers la haute mer la rade, les influences des marées, courants
les nefs bien équilibrées, quand elles ont et vents sur les récifs et les côtes. Il établit
fait leur provision à l’aiguade profonde.» aussi que la dépression naturelle des fonds
Après Homère, le géographe grec Stra- permettait le mouillage de flottes considé-
bon (Ier siècle avant notre ère) évoqua l’île et rables dans d’excellentes conditions et que
le port dans son ouvrage Géographie : « Une les bateaux au mouillage disposaient d’un
distance de 150 stades sépare la bouche vaste espace pour leurs préparations, à l’abri
canopique de l’île de Pharos. On désigne sous du vent. Ses observations sur la rade
LES AUTEURS
ce nom un simple îlot de forme oblongue et d’Alexandrie, accompagnées d’un important
tellement rapproché du rivage qu’il forme travail de collation de cartes du site, consti-
avec lui un port à double ouverture. [...] La tuent une description exceptionnelle des
pointe qui termine la petite île de Pharos n’est fonds autour de l’île de Pharos.
elle-même qu’un rocher battu de tous côtés
Aude PIVIN est journaliste
par les flots. Sur ce rocher s’élève une tour à Une découverte et traductrice. Josquin DEBAZ
plusieurs étages, en marbre blanc, ouvrage
merveilleusement beau, qu’on appelle aussi abandonnée est historien des sciences,
chercheur au sein du Groupe
le Phare, comme l’île elle-même. » Jondet fréquente un cercle assez large d’écri- de sociologie pragmatique
Jondet semble avoir été le premier à vains et d’universitaires en Égypte et ses tra- et réflexive, à l’École
des hautes études en sciences
redécouvrir le port depuis l’Antiquité. Ses vaux sont connus du milieu scientifique et sociales (EHESS), à Paris.
travaux de reconnaissance, menés à l’aide littéraire. Ils ont même des retentissements
de lunettes d’eau (tubes optiques de en France. Son travail est notamment reconnu
quelques mètres de long) et de sondes, lui par la Société de géographie de Paris, qui lui
permettent d’établir des relevés topogra- décerne le prix Jules Girard. La revue Le
phiques et hydrographiques clairs et pré- Mercure de France signale en 1913 l’article
cis. Il détaille la configuration du port, sa de Jondet paru dans le Bulletin de la Société
situation exacte dans la rade et ses dimen- d’archéologie d’Alexandrie. Forster qualifie
sions. Il retrouve un grand brise-lames. Il d’« inégalées » toute sa série de vues et de

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Regards

D e la l u n e t te d ’ea u a u p ro f i l d u p o r t a nti q u e
ous avons essayé, dans nos tieusement coté de leur section ; il graphie générale, relevé des phique et il nous a fourni des résul-
«
N recherches, de déterminer,
partout où il a été possible de le faire,
ne pouvait en être de même à l’ex-
térieur, au phare de Ras-el-Tin, où
ouvrages, auraient encore été bien
incomplets si nous n’avions dressé
tats particulièrement intéressants,
car nous avons pu préciser les condi-
la situation exacte des ouvrages et la mer est toujours agitée, mais les l’hydrographie des abords actuels tions de navigabilité et d’accès au
des restes d’ouvrages submergés dimensions principales ont été rele- de Pharos ou plutôt de la partie occi- port de Pharos ainsi que la profon-
que nous avons découverts. Pour vées avec toute la précision que per- dentale de l’île où se trouvent les deur des mouillages. »
exécuter cette reconnaissance, nous mettaient d’atteindre les conditions travaux les plus importants. Ce relevé Gaston Jondet, Les ports
employions la lunette d’eau qui est de nos recherches. […]. Cepen- hydrographique était le contrôle et submergés de l’ancienne île

G. Jondet, Les ports submergés de l’ancienne île de Pharos, 1916


d’un usage courant dans les travaux dant tous ces renseignements, topo- le complément du relevé topogra- de Pharos, 1916
maritimes. Les ouvrages reconnus,
leur situation était repérée au
tachéomètre et rapportée à des
bases d’opération […]. Les parties
les mieux conservées des ouvrages
et aussi les mieux abritées […] ont
été dégagées avec soin par les sca-
phandriers des sables et des végé-
tations qui les recouvraient, et nous UNE COUPE DU PORT D’ALEXANDRIE établie par Jondet. L’ingénieur a déterminé la situation des ouvrages
avons pu dresser un croquis minu- submergés en utilisant la lunette d’eau, un instrument alors d’usage courant dans les travaux maritimes.

cartes du port, et en reproduit même deux de grands travaux portuaires, mais mourra
dans son livre Alexandria, paru en 1922. dans l’oubli, le 11 février 1957, à Paris, et le
La carrière de Jondet à Alexandrie est souvenir de sa découverte s’éteindra avec lui.
cependant brusquement écourtée. Il avait Par cette découverte, Jondet a pourtant
obtenu du gouvernement français un congé retrouvé l’héritage de civilisations majeures
 BIBLIOGRAPHIE
illimité pour entrer au service du gouverne- du passé. En particulier, il était persuadé que
G. Jondet, Les ports submergés ment égyptien et travaillait en qualité d’in- l’île était connue d’Alexandre le Grand. Avant
de l’ancienne île de Pharos, 1916. génieur adjoint au port d’Alexandrie. Il avait de créer Alexandrie, l’empereur avait visité
Version électronique sur :
http://www.lib.uchicago.edu/cg-bin/ même été promu au poste d’ingénieur en l’île, mais l’avait jugée trop petite pour ses
eos/eos_title.pl?callnum=DT57.I6 chef des ports et phares en Égypte. Mais projets, et Pharos avait été supplantée par
en 1923, le vent tourne suite à de sévères le nouveau port, souligne l’ingénieur dans
S. A. Morcos, Early discoveries
of submarine archaeological sites accusations à son encontre. Les informations son mémoire. Néanmoins, de nombreux ves-
in Alexandria, dans M. H. Mostafa sont rares à ce sujet, comme sur sa vie avant tiges de constructions ont été exhumés sur
et al. (eds.), Underwater et après son passage en Égypte. On sait seu- l’île, qu’il énumère avec des descriptions pré-
Archaeology and coastal
management. Focus on Alexandria, lement que le ministre de France au Caire a cises : citernes, nécropoles, chambres funé-
UNESCO, pp.33-45, 2000. informé le ministère des Affaires étrangères raires, que l’on aperçoit aux basses eaux,
que Jondet était impliqué par une commis- surtout quand elles sont claires.
S. A. Morcos et N. Tongring, Gaston sion d’enquête dans l’affaire dite « des tra-
Jondet. The discoverer of the
vaux du port de Suez ».
ancient harbor of Alexandria.
A sketch of his public life, L’expert accuse Jondet de sérieuses négli-
Un site en sursis
Bulletin de la Société gences, et l’ingénieur est suspendu de ses Dans l’introduction de son mémoire, Jon-
d’Archéologie d’Alexandrie,
vol. 46, pp. 179-182, 2000. fonctions le 20 juillet 1924. Son honorabilité det insiste sur l’intérêt archéologique et his-
ne pouvant être mise en doute, on lui impose torique du site : « Nous avons retrouvé, au
J.-Y. Empereur, Alexandrie une retraite anticipée, la plus faible des sanc- Nord-Ouest et au Sud de l’ancienne île de
redécouverte, Fayard, 1998.
tions, mais ses recherches sur le port antique Pharos, les restes submergés de travaux
de Pharos sont aussitôt interrompues ; le maritimes grandioses qui prouvent d’une
25 avril 1925, il quitte définitivement l’Égypte. manière incontestable l’existence de ports
Il s’impliquera ensuite dans les activités antiques [...]. Lorsqu’on examine l’ampleur
coloniales françaises en Nouvelle-Calédonie de ce projet et qu’on songe à la témérité
et aux Nouvelles-Hébrides, toujours autour de son exécution, il semble bien qu’il a été

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Regards

dicté par une puissance souveraine ser- actuelle ressemble au statu quo. En 1992,
vie par une incomparable largeur de vues ; le ministre égyptien de la Culture avait été
la facilité de ses chenaux d’accès désignait alerté sur la menace immobilière qui pesait
ce port comme l’aboutissement logique des sur le site entier, Est et Ouest. L’Institut fran-

G. Jondet, Les ports submergés de l’ancienne île de Pharos, 1916


routes de la mer et sa création s’imposait çais d’archéologie orientale avait alors
au génie réalisateur capable de conquérir diligenté, dès 1994, une mission archéo-
et de garder la maîtrise de la Méditerranée.» logique spécialiste des ruines helléniques
Dès 1916, il appelle à approfondir le site, sur les vestiges de l’île de Pharos. Le phare
le port étant loin d’avoir révélé tous ses et l’heptastade, la digue qui reliait l’île à la
secrets selon lui: «Il reste à remplir un vaste côte, en sont sortis magnifiés quelques
programme de recherches que nos moyens années après. En revanche, la protection
ne nous permettent pas de réaliser ; et il de la partie Ouest n’est toujours pas assu-
serait désirable qu’il fût établi sur la base rée et personne n’a pu authentifier les théo-
de nos travaux avec un développement ries de Jondet. Seule une coopération
capable d’apporter la pleine lumière sur internationale entre archéologues per-
les richesses archéologiques, aujourd’hui mettrait d’entreprendre aujourd’hui des
3. PHOTOGRAPHIE PRISE PAR JONDET du
submergées, dont nous n’avons pu donner haut du phare de Ras-el-Tin, à la pointe Ouest du fouilles approfondies pour mettre enfin au
qu’un aperçu forcément incomplet. » quartier du même nom (et donc à l’opposé de jour le port antique de l’île de Pharos et confir-
Rien, cependant, n’a été entrepris depuis l’ancien phare). Le bateau échoué est situé juste mer l’extraordinaire richesse de la partie du
sur la partie Ouest du site. Et la situation au-dessus de l’ancien quai de débarquement. site encore submergée. I

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mathématiques

REGARDS

LOGIQUE & CALCUL

Persuader de son savoir sans le transmettre


En concevant la démonstration comme une discussion entre deux personnes
et non plus comme un cours magistral, les preuves sans transfert de connaissance
accomplissent de petits miracles.
Jean-Paul DELAHAYE

Q
u’est-ce que démontrer tion consiste à passer en revue la suite de logique mathématique modélisée avec les
en mathématiques ? La formules en s’assurant que les règles du systèmes formels. Elle a été introduite en
question paraît élé- jeu formel ont bien été respectées. Trou- informatique théorique il y a un peu plus
mentaire et l’on imagine ver une démonstration est difficile, car les d’une vingtaine d’années par Shafi Gold-
que, puisque les mathé- règles du système formel créent une explo- wasser, Silvio Micali et Charles Rackoff.
maticiens se la posent sion combinatoire de possibilités. Vérifier Elle y joue un rôle de plus en plus important,
depuis plus de deux millénaires, ils doi- une démonstration est facile, car il s’agit en particulier dans le domaine des appli-
vent savoir ce que cela signifie. En réa- d’un travail mécanique de contrôle qu’on cations cryptographiques. Notons que l’ar-
lité, ce n’est pas si simple et l’on va voir peut, en principe, confier à une machine. ticle qui introduit cette notion et qui est
que des perspectives nouvelles ont été considéré aujourd’hui comme l’un des
créées par l’informatique théorique et la Des preuves plus importants de l’histoire de l’informa-
cryptographie : nous progressons encore tique a été refusé trois fois !
dans notre compréhension de la variété dites interactives Il existe plusieurs variantes de la notion
des démonstrations mathématiques et Les mathématiciens n’écrivent pas de preuves de preuve interactive, chacune ayant son
dans l’analyse de leur capacité. formelles détaillées, car ce serait long et intérêt et nous en donnerons l’idée avec des
La logique mathématique a donné une pénible, mais seulement des esquisses de exemples. Non seulement c’est amusant,
réponse précise si on limite la question aux preuves formelles. Cela ne change pas fon- mais cela nous force à réfléchir avec un
démonstrations écrites qu’un mathémati- damentalement la situation, car à partir de œil neuf à l’idée de démonstration et aux
cien soumet sur une feuille à un autre mathé- ce qu’ils écrivent, on peut produire les preuves rôles qu’y jouent le calcul, le hasard et l’in-
maticien qui en contrôle l’exactitude. La formelles complètes. D’ailleurs, des pro- teraction. De plus, c’est utile !
notion de système formel mise au point à grammes informatiques aident à le faire si L’idée fondamentale est que trouver
la fin du XIXe siècle et au début du XXe consti- l’on y tient absolument. Retenons que trou- des preuves sera parfois difficile, mais que
tue cette réponse universellement admise ; ver une preuve est un travail difficile, alors les vérifier sera toujours assez facile. Cette
c’est la forme aboutie de la méthode axio- que la vérifier est mécanisable. fois, non seulement une machine pourra
matique dont l’origine se trouve chez Euclide. Cette conception classique – une pro- faire la vérification, mais elle pourra la faire
Des règles parfaitement précises de position, un contrôle – n’est cependant pas rapidement. La différence avec les sys-
manipulation des formules sont fixées ainsi celle dont le professeur ou le conférencier tèmes formels de la méthode axiomatique
que des axiomes, le tout représentant les fait l’expérience : il interagit avec ses élèves classique vient du fait qu’il y aura plusieurs
connaissances évidentes et collectivement ou auditeurs. Pour lui, prouver un énoncé échanges, et non un seul comme dans le
acceptées sur le domaine mathématique mathématique, c’est les convaincre de cas d’une démonstration écrite qu’un
auquel on s’intéresse. Tout cela définit un manière parfaite ou en laissant un doute mathématicien soumet à un confrère. Le
système formel. Trouver une démonstra- infinitésimal que l’énoncé qu’il leur présente « prouveur », celui qui propose un énoncé
tion consiste alors à écrire une suite de for- est vrai, et plusieurs échanges de paroles mathématique E et veut persuader de sa
mules telle que chacune est un axiome ou sont parfois nécessaires, échanges qui justesse, et le « vérifieur », le personnage
le résultat de l’application d’une des règles varient d’un auditoire à l’autre. Cette idée qu’il faut convaincre de la justesse de E,
de manipulation. Vérifier une démonstra- de preuve interactive n’est pas celle de la échangent de façon répétée des infor-

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Regards

mations. À l’issue de leur dialogue, le


vérifieur est certain que E est exact avec
1. Le d é m o n d e Q u i s q ua te r e t G u i l l o u
un risque d’erreur négligeable. Dans le cas b
a
des preuves sans transfert de connais-
sance (on dit aussi « à divulgation nulle »),
le vérifieur n’aura rien appris de plus que
la vérité de E, et en particulier, il ne sera
pas capable de persuader quelqu’un d’autre
de la justesse de E.

Un dialogue
prouveur-vérifieur c d
L’idée est que trouver des preuves est
plus difficile que les vérifier : le prouveur dis-
pose d’une capacité de calcul aussi grande
qu’il le souhaite, alors que le vérifieur ne dis-
pose que d’une capacité de calcul limitée.
J.-M. Thiriet

On supposera ainsi que les calculs que le


vérifieur mène de son côté sont d’une taille
majorée par un polynôme en la variable T e démon de Jean-Jacques portes A et B. La boîte est alors Vincent et le jeu est répété
qui représente la taille des données de L Quisquater et Louis Guillou
est inspiré du célèbre démon
totalement opaque et Patrick
peut écouter les injonctions de
20 fois de suite. Cette fois, Vin-
cent consent : « Je suis main-
l’énoncé mathématique E. Nous dirons sim-
plement : le vérifieur dispose d’une capa- de Maxwell et d’une idée de Vincent à l’extérieur. À cet tenant convaincu, tu connais
cité de calcul polynomiale. Le nombre Quisquater et Guillou qui instant, la porte centrale entre le secret de la porte. Au bout
d’échanges entre le prouveur et le véri- illustre ce qu’est une preuve les deux compartiments est de 20 essais, si tu procédais au
fieur est lui aussi majoré par un polynôme interactive sans transfert de ouverte (b). Patrick se place hasard sans connaître le secret
connaissance. dans l’un des deux comparti- de la porte, tu n’aurais qu’une
dépendant de T : il faut que la vérification
Deux pièces A et B sont ments de son choix. Le méca- chance sur 220 (environ un mil-
puisse se faire globalement en un temps
séparées par une porte de com- nisme de la porte centrale lion) de ne jamais avoir été
raisonnable, sinon le vérifieur n’a aucun inté-
munication ne pouvant être fonctionne et ferme la porte coincé, car il aurait fallu que
rêt à dialoguer avec le prouveur. franchie que si l’on compose centrale. Vincent choisit alors, 20 fois de suite tu te places
Dernier point : le hasard sera souvent un code secret. Un clavier de en tirant éventuellement à pile dans le compartiment que j’ai
utilisé pour organiser le dialogue, car les chaque côté de la porte permet ou face, une des portes et choisi, avant même que je le
questions posées par le vérifieur doivent de saisir cette information et demande à Patrick de sortir par choisisse. »
être inattendues. Du fait de l’introduction déclenche l’ouverture. Le code celle-ci (c). Patrick, après Vincent, à l’issue des
de ce hasard, la certitude que le vérifieur secret pourrait être les deux fac- quelques secondes, franchit la 20 succès de Patrick, est donc
aura de la vérité de E, une fois les échanges teurs premiers d’un grand porte centrale si c’est néces- certain que celui-ci connaît le
terminés, ne sera pas absolue. Cependant, nombre entier. saire, puis sort par la porte que secret de la porte centrale. Le
le risque d’erreur (le vérifieur se laisse En plus de la porte centrale lui a indiquée Vincent (d). protocole utilisé est une preuve
convaincre à tort de la justesse de E) à secret, chaque compartiment Vincent dit : « Oui c’est interactive et Vincent, à l’issue
décroît exponentiellement avec la durée possède sa propre porte vers bien, mais cela ne suffit pas à des 20 essais, n’a rien appris sur
des échanges. Cela signifie que si cinq l’extérieur : porte A et porte B. me convaincre, il se peut que le secret de la porte. Si ce secret
minutes d’échanges laissent un risque Dès qu’une des portes vers l’ex- sans avoir à franchir la porte est la factorisation d’un grand
térieur est ouverte, la porte cen- centrale tu sortes du bon côté nombre entier N, il sait juste
d’erreur de 1 pour 1000, alors une durée
trale se débloque. Patrick parce que, par chance, tu étais que N est composé, mais ne sait
double (dix minutes) ne laissera qu’un
connaît le code de la porte et dans le bon compartiment. » rien sur les facteurs de N. Il
risque de 1 pour 1 000 000 et une durée veut en convaincre Vincent, Patrick lui répond « Eh bien, dispose de la preuve que N est
triple (un quart d’heure) ne laissera qu’un mais il ne veut pas lui com- recommençons. » On recom- composé, mais aucune infor-
risque de 1 pour 1 000 000 000. On com- muniquer le secret. mence le petit jeu. Patrick réus- mation sur la preuve que N est
prend que cela équivaut en pratique à Au départ, les trois portes sit à nouveau à sortir par la composé ne lui a été transmise.
une certitude pour le vérifieur ; d’ailleurs, sont ouvertes (a). Patrick entre porte que lui indique Vincent. Le protocole est une preuve sans
dans les applications en cryptographie, on dans la « boîte ». On ferme les Ce n’est pas encore assez pour transfert de connaissance.
néglige ce risque rendu aussi petit qu’on

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Regards

le veut. À propos de ce risque probabiliste


2 . L’ id e nti f i ca ti o n d es g ra p h es accepté, n’oubliez pas qu’un adulte en
graphes R1 et R2 ne sont pas isomorphes, France, quel que soit son âge, a une pro-
a bA B
il réussit à déterminer l’origine de R (avec babilité supérieure à un milliardième de
les nœuds non changés) et il transmet mourir dans la minute.
e f
E F alors sa réponse à Vincent (le graphe R Un exemple de protocole à divulgation
d c
vient de R2 par exemple), lequel connaît nulle est le « Démon de Quisquater et
H G l’origine de R et vérifie donc que Patrick Guillou » (voir la figure 1). Le prouveur, ici
ne se trompe pas. le démon de l’histoire, au fur et à mesure
h G1 g D G2 C Si cette opération n’est effectuée qu’une que se déroulent les échanges avec le
seule fois, il se peut que R1 et R2 soient iso- vérifieur, réussit à persuader ce dernier de
morphes (auquel cas Patrick a une chance sa capacité à ouvrir une porte secrète. Après
eux graphes sont identiques (ou iso-
D morphes) s’ils ont le même nombre
de nœuds et d’arcs, avec la même topo-
sur deux de donner le bon résultat).
En revanche, si la même série d’opé-
une vingtaine d’échanges, le vérifieur n’a
plus aucun doute sur la capacité du prou-
rations est menée 20 fois de suite, alors la
logie (constitués de fils élastiques, on peut veur à ouvrir la porte, mais ne dispose d’au-
probabilité pour que, par chance, Patrick ou
superposer les nœuds, comme pour les cune information qui lui permettrait de
celui qui répond à sa place ait répondu 20fois
deux graphes G1 et G2). de suite correctement n’est plus qu’un l’ouvrir lui-même.
On donne ici un protocole où un prou- millionième. En effectuant l’opération 30 fois, On peut aussi donner des exemples
veur montre à un vérifieur que deux le risque pour Vincent d’être dupé passe à purement mathématiques (voir les figures2
graphes donnés ne sont pas isomorphes un milliardième. Il s’agit d’un protocole qui et 3). Ils illustrent la nature de ces preuves
sans lui détailler les calculs compliqués répond à nos souhaits: le vérifieur fait peu interactives où un vérifieur se convainc d’un
qu’il a dû faire pour démontrer leur non- énoncé E, parfois sans avoir rien appris
isomorphisme. Le problème du non-iso- d’autre que la justesse de E.
b
morphisme de graphes est dans la L’utilité de ces protocoles de preuve
classe IP : un prouveur peut convaincre a sans transfert de connaissance concerne
un vérifieur en dialoguant avec lui. principalement la sécurité informatique.
Patrick (le prouveur) doit convaincre R1 c
L’authentification y trouve là une méthode
Vincent (le vérifieur ), qui ne le croit pas e sûre et idéale. Le détenteur d’un secret
sur parole, que les deux graphes R1 et R2 d E qui atteste de son identité (il a, par
auxquels ils s’intéressent ne sont pas iso- a
morphes. Patrick a pu se convaincre du exemple, créé ce secret) réussit, grâce
c
non-isomorphisme en faisant autant de aux preuves interactives sans transfert
calculs qu’il le souhaite, car aucune limite e de connaissance, à démontrer à un inter-
R2
aux calculs du prouveur n’est imposée dans locuteur qu’il connaît bien le secret sans
un protocole de preuve interactive. d pour autant le divulguer, ce qui permet la
Patrick pourrait transmettre à Vincent b réutilisation de ce secret pour une authen-
e b
les calculs lui ayant permis de savoir que tification ultérieure. Les cartes à puce ban-
R1 et R2 ne sont pas isomorphes, mais Vin- caires, par exemple, mettent en œuvre de
cent ne veut ni faire de longs calculs ni lire a
R tels protocoles.
et contrôler de longues preuves. Il veut
être convaincu rapidement et de façon
fiable que les deux graphes ne sont pas d c Pouvoir des preuves
isomorphes, sans qu’un intrus puisse le Il arrive qu’un domaine mathématique ne
berner. Voici comment ils s’y prennent. puisse pas constituer un « un système for-
Vincent permute le nom des nœuds de calculs, et se trouve convaincu avec une mel », car l’ensemble des vérités mathé-
de l’un des graphes, R1 ou R2, sans dire à assurance aussi grande qu’il veut que R1
matiques associées est trop complexe pour
Patrick sur quel graphe il a opéré (voir le et R2 ne sont pas isomorphes.
dessin). Il obtient ainsi un graphe R qu’il À l’issue des échanges, Vincent n’a qu’on puisse les démontrer toutes auto-
transmet à Patrick en lui demandant si rien appris, car la réponse que lui a don- matiquement. D’après le théorème d’in-
R provient de R1 ou de R2. Le fait d’avoir née le prouveur était connue de lui avant complétude de Gödel, c’est le cas de
changé les noms des nœuds rend mécon- que le prouveur lui réponde : il s’agit d’un l’arithmétique : la structure de l’ensemble
naissable le graphe transformé. Si Patrick protocole interactif de preuve sans trans- des formules vraies d’arithmétique est trop
n’est pas un imposteur et que les deux fert de connaissance. subtile pour se laisser enfermer dans un
système formel. Cela signifie que même s’il

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Regards

existe des moyens classiques pour écrire


des démonstrations d’arithmétique (et
3 . La 3 - c o l o r ia bi l it é
les transmettre à un vérifieur), aucun de
3
ces moyens ne vaut pour l’ensemble des
1
vérités arithmétiques : tout système for-
1
mel possible pour l’arithmétique en laisse 2
échapper. Le pouvoir des preuves classiques 2
est limité et c’est le sens profond des résul-
tats d’incomplétude.
3 3
De la même façon, n’importe quel 1 1

domaine mathématique n’est pas sus- 3 2


A B C D
ceptible de donner lieu à un protocole de
preuve interactive ou à un protocole de ans l’exemple considéré ici, Patrick pré- du graphe que Patrick connaît. Il s’agit d’un
preuve sans transfert de connaissance.
L’identification précise des domaines
D tend qu’un certain graphe G est 3-colo-
riable, c’est-à-dire qu’on peut en colorier les
protocole sans transfert de connaissance.
Bien sûr, l’opération de masquage des
mathématiques permettant ces types de nœuds avec trois couleurs (rouge, bleu, jaune) nœuds par les jetons doit être réalisée numéri-
démonstrations a bien sûr été l’objectif des de telle façon que deux nœuds reliés par un quement dans les protocoles informatiques. Cela
chercheurs. Ce qu’ils ont découvert les a arc du graphe soient toujours de couleur dif- est rendu possible par les fonctions à sens unique,
étonnés, car un grand nombre de domaines férente (dessin A). Nous dirons qu’un tel fonctions telles qu’on calcule facilement f(x)
mathématiques sont concernés, et bien coloriage est correct. quand on connaît x, mais qu’il est très coûteux
plus qu’on ne l’imaginait au départ. Nous Au hasard, Patrick associe des numéros d’inverser : calculer x quand on connaît f(x)
allons présenter cet état de l’art auquel les aux trois couleurs, par exemple 1 = rouge, demande un temps non polynomial.
chercheurs sont arrivés en 2011. Même si 2 = jaune, 3 = bleu (dessin B). Il inscrit sur les Le procédé numérique de masquage des
cela semblera parfois un peu abstrait, il nœuds du graphe les numéros correspondant nœuds se fait de la manière suivante :
nous faut parler en termes de classes de au coloriage correct qu’il connaît et recouvre – Patrick associe à chaque nœud un nombre x
les numéros de petits jetons qui masquent les dont la valeur modulo 3 du chiffre des centaines
complexité et utiliser quelques sigles éso-
numéros inscrits (dessin C). Ensuite, Patrick (par exemple) est la couleur du nœud dans le
tériques : P, NP, PSPACE, IP, ZK. C’est le
ne touche plus au graphe ni aux jetons. Cela coloriage correct en trois couleurs qu’il connaît.
prix de la précision.
constitue de sa part un engagement. – Patrick indique à Vincent la valeur f(x)
Le paramètre important sera toujours Vincent choisit alors un arc du graphe et et l’ensemble de ces f(x) constitue l’engage-
la taille T de l’énoncé mathématique E que soulève les deux jetons des extrémités de l’arc ment de graphe par Patrick.
le prouveur tente de faire accepter au véri- choisi (dessin D). S’ils sont de même couleur – Vincent ne peut en déduire aucun x donc,
fieur. Quand on parle de temps de calcul ou (même numéro), il en déduit que Patrick triche ne peut pas exploiter l’information que lui trans-
d’espace nécessaire pour le calcul, on le en prétendant connaître un coloriage correct met Patrick pour reconstituer le coloriage du
fait toujours en se référant à cette taille T à trois couleurs. Sinon, il dispose d’un indice graphe que Patrick connaît. Dit autrement, Vin-
des énoncés E. Quand on dit par exemple que Patrick connaît peut-être un coloriage cent ne peut pas soulever les jetons pour voir
qu’un algorithme A réalise un calcul en espace correct. En effet, si Patrick n’en connaissait pas, le coloriage du graphe.
polynomial, cela signifie qu’il existe un poly- au moins l’un des arcs sur le graphe qu’il a – Quand Vincent veut contrôler un arc par-
nôme P(T), par exemple P(T) = T3 + 2T + 9, engagé serait incorrect et Vincent aurait pu ticulier du graphe, Patrick indique à Vincent
tel que A utilise moins de P(T) mémoires tomber dessus. La probabilité pour qu’un impos- les valeurs x1 et x2 des nombres qu’il a asso-
(mesurées en bits ou en octets) pour trai- teur se fasse repérer par Vincent est supé- ciés aux deux extrémités de l’arc choisi. Vin-
ter un énoncé E dont la taille, mesurée en rieure à 1/K, où K est le nombre d’arcs du graphe. cent contrôle que cela correspond à deux
En répétant un certain nombre de fois le couleurs différentes (il évalue la valeur du chiffre
nombre de symboles, est T.
protocole (numérotation des couleurs, numé- des centaines de x1 et de x2 modulo 3), et que
Envisageons successivement divers
rotation des nœuds du graphe, engagement du Patrick n’a pas triché : il calcule f(x1) et f(x2) et
domaines mathématiques et les protocoles
graphe par Patrick, choix d’un arc par Vin- compare les valeurs obtenues avec ce que Patrick
de preuves associés, ainsi que les classes cent), Vincent rend la probabilité que Patrick a indiqué en engageant son graphe.
de complexité qui correspondent. soit un imposteur aussi petite qu’il le sou- Le protocole décrit ici est très puissant en
La classe de complexité P est la classe haite, puisque (1 – 1/K)n tend vers 0 quand réalité et, sous réserve qu’il existe des fonctions
des problèmes que le prouveur peut trai- n tend vers l’infini. à sens unique, il permet de déduire un proto-
ter en temps polynomial. Comme le vérifieur Un instant de réflexion montre que lors cole sans transfert de connaissance pour tout pro-
dispose aussi de cette puissance de calcul, du déroulement de ce protocole, Vincent n’ap- blème de la classe NP (et pas seulement pour le
tout échange est inutile : le vérifieur, face prend strictement rien concernant le coloriage problème du 3-coloriage d’un graphe).
à un problème de la classe P, fait le calcul

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Regards

4 . Q u e l q u es c la ss es d e c o m p l e x it é
P : Les problèmes de type P sont exemple le vérifieur contrôle qu’un le vérifieur est convaincu de ce que Z K : Notée ainsi pour zero-know-
résolubles rapidement (en temps graphe est 3-coloriable en vérifiant veut lui prouver le prouveur, par ledge, ZK est la classe des pro-
polynomial). Le vérifieur n’a qu’à que le coloriage transmis par le exemple que deux graphes ne sont blèmes que l’on sait traiter avec
calculer pour vérifier l’affirmation prouveur est correct. pas isomorphes (voir la figure 2). des protocoles sans transfert de
du prouveur. connaissance.
I P : Dans ce type de problèmes, P S PA C E : Problèmes que l’on
N P : Les problèmes NP sont dif- le prouveur, qui dispose d’une capa- résout en utilisant une quantité de M I P : Même définition que la
ficiles à résoudre pour le prou- cité de calcul illimitée, dialogue mémoire polynomiale en fonction classe IP, sauf que le vérifieur
veur, mais il est facile pour le avec un vérifieur qui ne dispose de la taille des données et sans dialogue ici avec plusieurs prou-
vérifieur de contrôler que la solu- que d’une capacité de calcul poly- qu’aucune limite en temps de cal- veurs, lesquels ne dialoguent pas
tion proposée est correcte. Par nomial. À l’issue de leurs échanges, cul ne soit imposée. entre eux.

nécessaire et c’est tout. Déterminer si un mathématiques pour lesquels il existe des été résolue par Adi Shamir en démontrant
nombre est premier est un problème assez systèmes traditionnels de preuve mathé- que IP = PSPACE (nous allons expliquer
difficile en apparence, mais, grâce à un résul- matiques avec vérifieur polynomial : le prou- cette égalité), ce qui a constitué un coup
tat de 2002, on connaît des algorithmes veur calcule (parfois longuement), il transmet de tonnerre dans le domaine de l’étude des
polynomiaux qui le traitent et le problème sa preuve et le vérifieur la contrôle en temps classes de complexité.
de la primalité est donc dans P. Si un énoncé polynomial. Pour l’instant, aucune interac-
dit « N est un nombre premier », le vérifieur tion répétée n’a été nécessaire. L’interaction accroît
fait seul le calcul nécessaire. La classe IP est celle des domaines
mathématiques où un protocole d’échange le pouvoir des preuves
interactif permet à un prouveur de La classe PSPACE est la classe des pro-
La coloriabilité convaincre le vérifieur de la vérité d’une blèmes que l’on peut résoudre sans qu’au-
est un exemple affirmation. Cette fois, il y aura plusieurs cune limite sur le temps de calcul ne soit
Un graphe étant donné, il est parfois pos- échanges entre le prouveur et le vérifieur, imposée, mais où on limite la mémoire uti-
sible de le colorier avec trois couleurs et des appels au hasard seront peut-être lisable pour mener le calcul : la mémoire
sans que deux nœuds reliés par un arc du utiles. Le problème du non-isomorphisme doit être polynomiale en fonction de la taille
graphe soient de la même couleur. Avec de graphes (voir la figure 2) est dans la des données. Démontrer que IP = PSPACE
quatre couleurs, c’est toujours possible pour classe IP, car un tel protocole existe. fut donc vraiment la mise en évidence
un graphe dessiné sur un plan d’après un Ce problème n’est pas connu comme que les protocoles interactifs sont plus puis-
théorème (le « théorème des quatre cou- appartenant à NP : en effet, il semble impos- sants que les protocoles sans interaction.
leurs », qui porte sur le problème équiva- sible qu’un algorithme puisse vérifier rapi- Le lien entre IP et PSPACE est surprenant,
lent du coloriage des cartes de géographie, dement que deux graphes ne sont pas car la classe PSPACE n’avait a priori pas de
énoncé en 1852 et démontré en 1976). isomorphes, comme c’est le cas du vérifieur raison d’être identique à la classe IP défi-
Savoir si un graphe est 3-coloriable est un des problèmes NP. Il semble donc que la nie sans mention de la capacité de mémo-
problème de la classe NP (Nondeterminis- classe IP soit plus grande que NP et que l’in- risation. C’est en découvrant des résultats
tic Polynomial). Cela signifie que trouver teraction répétée offre la possibilité de faire de ce type que les mathématiciens ont le
(travail du prouveur) un tel coloriage, s’il des démonstrations que la transmission sentiment de mettre au jour des vérités
existe, peut demander énormément de cal- d’une information sans dialogue ne permet profondes sur le monde des nombres et
culs, mais que contrôler (tâche du vérifieur) pas. Lorsque le vérifieur ne dispose que d’un des structures abstraites.
si un coloriage proposé convient (deux temps de calcul polynomial, les preuves tra- Une autre question était posée, cruciale
nœuds reliés sont toujours coloriés diffé- ditionnelles des mathématiques seraient pour la cryptographie: que peut-on faire avec
remment) sera facile et rapide (polynomial). moins puissantes que les preuves interac- un protocole de preuve sans transfert de
On ne sait pas démontrer que la classeP tives. Le professeur ou le conférencier dis- connaissance? On note ZK (pour zero-know-
est différente de la classe NP (P ⫽ NP ?). pose d’un pouvoir de persuasion supérieur ledge) les problèmes ou domaines mathé-
On pense que NP est bien plus grande au mathématicien isolé qui communique matiques qu’on peut traiter avec des
que P et que, par exemple, le problème de par un seul document écrit. protocoles sans transfert de connaissance.
la 3-coloriabilité est dans NP, mais pas dans P. Qu’y a-t-il dans la classe IP, apparem- On sait aujourd’hui que, contrairement à toute
La classe NP est la classe des problèmes ment plus grande que NP ? La question a attente, ZK = IP = PSPACE : tout ce qui peut

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Regards

être démontré par un protocole de preuve avec l’autre tentent en dialoguant chacun L’ A U T E U R
interactive peut l’être par un protocole de de leur côté avec le vérifieur de le convaincre
preuve sans transfert de connaissance ! de la vérité d’un énoncé E.
L’article signé de sept auteurs (M. Ben- Ce résultat ne s’appuyant pas sur une
Or, O. Goldreich, S. Goldwasser, J. Håstad, conjecture non démontrée s’écrit
J. Kilian, S. Micali, P. Rogaway) qui annon- MIP = NEXPTIME : la classe MIP des pro-
çait ce résultat porte un titre frappant : blèmes dont une multitude de prouveurs
Everything provable is provable in zero- agissant pour convaincre un vérifieur est
knowledge. Toutefois, le résultat n’est la même que la classe NEXPTIME des pro-
démontré qu’en supposant vraie la conjec- blèmes qu’un vérifieur disposant d’une puis-
Jean-Paul DELAHAYE
ture selon laquelle il existe des fonctions à sance exponentielle en temps de calcul peut est professeur à l’Université
sens unique. Pour ces fonctions x → f(x), traiter. Puisque la classe NEXPTIME est vrai- de Lille et chercheur
le passage de x à f(x) est facile (il ne ment très grande, cela signifie que la force au Laboratoire d’informatique
demande qu’un calcul polynomial), alors de l’interaction se montre redoutable. fondamentale de Lille (LIFL).
que retrouver x quand on connaît f(x) Cela nous conduit donc à ajouter un
demande un long et difficile calcul. échelon à l’échelle des classes de com-
La conjecture affirmant l’existence de plexité, où 債 est le symbole de l’inclusion
fonctions à sens unique implique la conjec- au sens large :
ture P ⫽ NP et il est peu probable qu’elle P 債 NP 債 PSPACE = IP 債 MIP = NEXPTIME.
soit rapidement démontrée. Il existe cepen-
dant plusieurs exemples de fonctions dont Inutile de faire appel ✔ BIBLIOGRAPHIE
on pense qu’elles sont à sens unique et
qu’on utilise dans les protocoles crypto- à plus de deux témoins O. Goldreich,
Computational Complexity.
graphiques. La plus simple est la multipli- Le fait que deux prouveurs font mieux qu’un A Conceptuel Perspective,
cation : il est facile de calculer le produit seul a une interprétation assez naturelle, Cambridge University Press, 2008.
M ⫻ N = P à partir des entiers premiers M connue des policiers qui interrogent sépa- O. Goldreich, Probabilistic proof
et N, mais personne ne connaît de méthode rément les témoins d’une affaire louche. Le systems : a primer, Foundations
rapide pour retrouver M et N à partir de l’en- vérifieur (le policier) qui se méfie et ne veut and Trends in Theoretical Computer
Science, vol. 3(1), 1-91, 2007.
tier P (même si nous savons que M et N se laisser convaincre d’une assertion E que
sont des nombres premiers et que la décom- si elle est vraie compare ce que le prouveur 1 O. Goldreich, Foundations
position est unique). (le témoin 1) et le prouveur 2 (le témoin 2) of Cryptography, vol. 1 et 2,
Cambridge University Press,
Leonid Levin a récemment fait faire un disent. Il s’assure que ce qu’on lui raconte est 2001, 2004.
progrès important à cette énigme. Il a pro- bien cohérent et il tend des pièges aux
posé une fonction dont il a démontré qu’elle témoins dont les récits doivent coïncider ou L. Guillou, Histoire de la carte
était à sens unique sous la seule condition au moins se compléter sans se contredire. à puce du point de vue
d’un cryptologue,
qu’il existe au moins une fonction à sens Chose amusante et à nouveau inatten- Actes du Septième Colloque
unique. Autrement dit : ou bien la fonction due, un vérifieur échangeant des informa- sur l’Histoire de l’Informatique
qu’il propose est à sens unique, ou bien il tions avec deux prouveurs a autant de et des Transmissions, 2004 :
www.aconit.org/histoire/colloques/
n’existe aucune fonction à sens unique. pouvoir que s’il échangeait des informations colloque_2004/guillou.pdf
Malgré l’utilisation d’une conjecture non avec trois prouveurs ou plus. Disposer de
résolue, le résultat ZK = IP est remarquable. plus de deux témoins n’augmente pas le L. Levin, The tale
of one-way function, 2003 :
Il ne signifie pas que tout protocole inter- pouvoir de l’enquêteur mathématicien ! http://arxiv.org/abs/cs/0012023
actif est sans transfert de connaissance, Il est passionnant de voir comment
mais que s’il existe un protocole interactif, la cryptographie moderne, en envisageant J.-J. Quisquater et L. Guillou,
How to explain zero-knowledge
alors on sait comment en concevoir un qui des protocoles utiles et cruciaux pour le protocols to your children,
soit sans transfert de connaissance. bon fonctionnement de notre monde Advances in Cryptology - Crypto '89,
Peut-on se débarrasser de l’hypothèse numérique, et en essayant de les com- Springer-Verlag, pp. 628-631, 1990.
sur des fonctions à sens unique ? Une prendre mathématiquement, a réussi à S. Goldwasser, S. Micali et Ch. Rackoff,
réponse positive a été donnée à la condi- donner un sens précis à des idées natu- The knowledge complexity
tion de prendre en compte un nouveau type relles mais restées vagues, et a conduit of interactive proof systems,
de preuves où deux prouveurs (deux confé- à renouveler notre conception de la cer- SIAM Journal of Complexity,
vol. 18, pp. 186-209, 1989.
renciers) ne pouvant pas communiquer l’un titude mathématique. ■

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REGARDS

ART & SCIENCE

Les hommes sans cou


Une statuette de Papouasie-Nouvelle-Guinée représente un étrange individu
dépourvu de cou : elle correspond à un syndrome rarement décrit...
Philippe CHARLIER

D
ans la région du Moyen- Ce dysfonctionnement se traduit en
Sepik, au Nord de la Papoua- pratique par une fusion avec atrophie des ver-
sie-Nouvelle-Guinée, vivent tèbres cervicales, responsable d’un cou court
les Iatmul, une population (ou absent) et d’une sévère limitation de l’am-
d’environ 10 000 individus. Ils ont notam- plitude de rotation et de flexion de la tête. En
ment été étudiés par les ethnologues amé- conséquence, l’implantation des cheveux
ricains Margaret Mead et Gregory Bateson au niveau de la nuque est basse. D’autres ano-
dans les années 1930, époque à laquelle malies physiques de la colonne vertébrale
le peuple papou abandonna ses traditions peuvent apparaître, mais elles sont incons-
anthropophagiques ! tantes: scoliose (une déformation sinueuse
Dans cette région, plus précisément dans de la colonne vertébrale dans les trois plans
le village de Kraimbit, le marchand d’art David de l’espace) et spina bifida (absence de fer-
Godreuil a récemment collecté une statuette meture postérieure du canal vertébral, pou-
en bois polychrome, d’une vingtaine de vant entraîner une hernie de la moelle à travers
centimètres de hauteur environ ; elle appar- cette déhiscence de la paroi).
tient désormais à une collection privée. Le D’autres pathologies accompagnent par-
personnage représenté est un ancêtre mytho- fois ce syndrome : position anormale de cer-
logique stylisé (un homme adulte, compte tains os de la ceinture scapulaire (omoplates
tenu de sa barbe fournie), dont les jambes et clavicules), surdité, malformations du
sont en partie fléchies. Mais sa principale cœur, des reins ou d’autres parties du sque-
particularité est d’avoir une tête directement lette... Ainsi, le syndrome de Klippel-Feil se
posée sur le tronc: son cou est limité à la por- traduit par une diversité de symptômes. En
tion congrue, voire absent. Est-ce une figure outre, on connaît des formes à transmission
de style ou le témoignage d’une pathologie ? récessive et d’autres à transmission domi-
La question se pose en effet, car le nante : parmi les deux versions du gène, la
cas est bien documenté. Cette anomalie, normale et l’anormale, la première s’exprime
bien que rarissime (elle concerne un indi- dans le cas récessif (la maladie ne se déclare
vidu sur 50 000 naissances), est connue pas) et la seconde dans le cas dominant.
des généticiens. Héréditaire, elle a été dé- Si la description de cette maladie est ré-
crite dès 1912 par les médecins parisiens cente (moins d’une centaine d’années),
Maurice Klippel et André Feil, puis systé- les premiers témoignages de son existence
matisée par ce dernier en 1919 dans le cadre sont notablement plus anciens. Des sque-
de sa thèse de fin d’études intitulée L’ab- lettes présentant cette anomalie ont été
sence et la diminution des vertèbres cer- identifiés lors de fouilles archéologiques. Ils
vicales (étude clinique et pathogénique) ; sont étonnamment centrés dans le monde
le syndrome de réduction numérique cer- grec: un cas dans l’ossuaire de la grotte néo-
vicale. On parle désormais de syndrome de lithique d’Alépotrypa, dans le Péloponnèse
Klippel-Feil, connu aussi sous le nom KFS (un individu caractérisé par une fusion con-
ou syndrome des hommes sans cou. génitale des 2e et 3e vertèbres cervicales) ;

94] Art et science © Pour la Science - n° 399 - Janvier 2011


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Regards

les ossements d’une femme de Saqqarah,


en Égypte, datés de l’époque ptolémaïque
(la période de domination grecque qui s’étend
de la fin du IVe à celle du Ier siècle avant notre
ère) ; ou encore ceux d’un homme et d’une
femme de 25 à 30 ans (vraisemblable-
ment frère et sœur) enterrés dans la même
tombe au sein du camp romain de Corinthe,
près d’Athènes.
Toujours dans ce contexte chrono-cul-
turel, une statuette hellénistique provenant
de Smyrne (l’actuel Izmir, en Turquie) repré-
sente un individu atteint de cette anoma-
lie : sa tête repose directement sur le tronc,
sans aucun segment de cou visible. L’œuvre
est exposée au musée du Louvre, à Paris.
La statuette de Papouasie-Nouvelle-
Guinée atteste donc de l’existence d’un
deuxième foyer d’expression de la maladie qui
s’ajoute au «noyau grec». L’ancêtre mytho-
logique était-il porteur d’une telle anomalie?
L’a-t-il transmise aux générations suivantes?
Ou ne s’agit-il pas que d’un code artistique
visant à rapprocher l’homme de l’animal?
Dans la région de collecte, plusieurs
mythes fondateurs sont attestés, fondés sur
l’eau : ancêtres créés d’un trou creusé dans
la glaise, survivance miraculeuse à une inon-
dation, paradis et enfers séparés par une
morsure de crocodile, etc. On ignore exacte-
ment à quel individu, mythique ou historique,
se réfèrent exactement ces statuettes.

Philippe CHARLIER travaille au Service


de médecine légale et d’anatomie/cytologie
pathologiques, à l’Hôpital universitaire
Raymond Poincaré (AP-HP, UVSQ), à Garches.
Ph. Charlier, Les monstres humains.
Les malformations humaines
dans l’Antiquité, Paris, Fayard, 2009.

© Pour la Science - n° 399 - Janvier 2011 Art et science [95


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REGARDS

IDÉES DE PHYSIQUE

Les figures du skate


Les pratiquants du skate semblent défier les lois de la physique.
En réalité, ils s’en servent avec beaucoup de subtilité.
Jean-Michel COURTY et Édouard KIERLIK

O
bserver un skateur en action skateur se penche d’un côté, par exemple haut). Puis, en s’appuyant sur les roues
sur sa planche à roulettes du côté droit de la planche, en inclinant cette arrière, le skateur fait pivoter son corps et
est toujours impressionnant. dernière. L’effet de ce déplacement du corps la planche de, par exemple, 60 degrés vers
Pour un physicien, ce senti- vers la droite est d’exercer sur le sol une la droite. La réaction du sol que l’on vient
ment se double de perplexité. Comment le poussée perpendiculaire à l’axe de la de mentionner a alors une composante diri-
skateur fait-il pour se propulser vers l’avant gée selon l’axe de la planche, qui contribue
sans appuyer le pied sur le sol ? Comment à son accélération.
s’élève-t-il de plus en plus haut sur une Dès que les roues avant finissent de
rampe en « demi-tuyau » ? Et, encore plus pivoter et touchent le sol, le skateur bloque
fort, comment saute-t-il avec son skate en la rotation, incline son corps vers la gauche,
donnant l’impression qu’il ne fait qu’un avec relève l’avant de son skate et pivote cette
la planche alors que ses pieds, simplement fois de 60 degrés vers la gauche. En pour-
posés sur la planche, ne peuvent que pous- suivant les rotations de 60 degrés alter-
ser cette dernière vers le bas ? nativement vers la gauche et la droite,
Pour répondre à ces questions, analy- rythmées par le tic-tac des contacts des
sons trois des mouvements de base du ska- roues au sol, le skateur avance le long de
teur: le «tic-tac», la «pompe» et le «ollie». la direction médiane.
À chaque fois, le skateur accélère au
moment où les roues touchent le sol, car
Tic-tac en zigzags la réaction du sol, perpendiculaire à l’axe
2 6
Montons sur un skateboard, une planche du skate, est dirigée en partie vers l’avant.
en bois d’environ 80 centimètres de long sur 5 Cette force a aussi une composante per-
Dessins de Bruno Vacaro

une vingtaine de large. Comment, sans pendiculaire à la direction moyenne de


moteur, démarrer et avancer ? La solution 1 3 7 déplacement, mais les impulsions suc-
de facilité est de faire comme avec une trot- cessives d’un côté puis de l’autre l’annu-
4
tinette, en plaçant l’un des pieds sur la planche lent en moyenne ; en revanche, les accé-
et en poussant le sol vers l’arrière avec l’autre: 1. SANS PRENDRE D’ÉLAN, un skateur peut lérations vers l’avant s’ajoutent et le skateur
si la chaussure ne glisse pas sur le sol, ce se mettre en mouvement et avancer en zigzags gagne de la vitesse.
le long d’une direction moyenne. Ce « tic-tac »
dernier exerce en réaction une force dirigée Et lorsqu’il va assez vite, le skateur n’a
est réalisé en penchant le corps alternative-
vers l’avant qui nous propulse. C’est d’ailleurs ment d’un côté et de l’autre de la planche, tout plus besoin de lever les roues avant pour
ainsi que nous marchons, grâce au frotte- en faisant pivoter cette dernière d’un côté changer de direction. Il lui suffit d’incliner
ment entre le pied et le sol. puis de l’autre d’un certain angle par rapport à la planche sur le côté ; les articulations
Il est toutefois possible d’avancer sans la direction moyenne du mouvement. La force des roues entraînent alors une rotation de
mettre pied à terre, à condition d’adapter de réaction du sol (flèche rouge) garde alors leur axe autour de la verticale, d’où un vira-
une composante le long de la direction médiane
le schéma poussée-réaction : les roues se ge. Les impulsions latérales du skateur sont
et entretient le mouvement.
mettront à tourner si l’on exerce une pous- alors semblables à celles du tic-tac et
sée le long de l’axe de la planche. La méthode planche, dirigée vers la gauche (et vers le s’additionnent vers l’avant. Ce mouve-
consiste à zigzaguer (voir la figure 1). Pre- bas). En réaction, le sol exerce sur la planche ment s’apparente à une reptation, un peu
mière étape : initialement immobile, le une force dirigée vers la droite (et vers le comme font les serpents pour avancer.

96] Idées de physique © Pour la Science - n° 399 - Janvier 2011


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Regards

Pour réaliser des acrobaties, le skateur 2. DANS UNE RAMPE EN DEMI-TUYAU,


peut s’élancer dans une rampe, un double- un skateur peut accroître son énergie
totale en s’accroupissant dans la partie
tremplin courbe en forme de demi-tuyau plate et en se redressant dans la courbe
(half-pipeen anglais). L’une des figures favo- ascendante. Dans la partie courbe,
rites des skateurs est de s’élever de plus en la force centrifuge s’ajoute au poids.
plus haut en montant alternativement d’un Le travail de la force nécessaire pour
côté, puis de l’autre (voir la figure 2). se redresser est alors supérieur à celui
qu’il serait sur la partie plate.
Par conséquent, l’énergie totale
« Pomper » pour (potentielle et cinétique) du skateur
augmente, ce qui lui permet de monter
monter la pente un peu plus haut à chaque fois
Avec la vitesse acquise, plus question qu’il attaque la pente.
d’accélérer en poussant avec le pied ou en
effectuant un tic-tac: en s’inspirant des mou- logie entre le mouvement en demi-arc de
vements sur une balançoire, le skateur cercle du skateur et celui d’un enfant sur une
« pompe ». Autrement dit, il s’accroupit lors- balançoire est flagrante : la « pompe » (s’ac-
qu’il est dans le plat, entre les deux montées, croupir et se lever) suit le rythme des plie- LES AUTEURS
et se redresse dans la partie courbe. ments-dépliements des jambes.
Pourquoi ces changements de posi-
tion permettent-ils au skateur de monter de Ollie : sauter
plus en plus haut ? Lorsqu’il est au sommet
de sa trajectoire, le skateur a acquis de l’éner- en gardant la planche
Jean-Michel COURTY
gie potentielle de pesanteur. En redescen- Le tic-tac et la pompe sont des techniques et Édouard KIERLIK
dant, cette énergie est convertie en énergie apparues rapidement après l’invention du sont professeurs de physique
cinétique qui atteint son maximum dans skate. Mais il a fallu attendre la fin des à l’Université Pierre
et Marie Curie, à Paris.
le plat. S’il ne fait rien, cette énergie ciné- années 1970 et un adolescent américain Leur blog: http://idphys.free.fr
tique sera reconvertie en énergie potentielle de 15 ans, Allan « Ollie » Gelfand, pour révo-
et le skateur s’élèvera à la même hauteur, lutionner la discipline et inventer un mou- Retrouvez les articles de
et même un peu moins si l’on tient compte
des pertes dues aux frottements.
vement à l’origine de tout le skate moderne.
L’ollie est un saut qui permet de monter sur
fr J.-M. Courty et É. Kierlik sur
www.pourlascience.fr
Que se passe-t-il lorsque le skateur des trottoirs ou en descendre, franchir une
s’abaisse et se redresse ? Dans le plat, bosse ou passer par-dessus un fossé.
la force exercée par ses jambes est égale Lors d’un ollie, les spectateurs ont
à son poids. S’il se baisse et se relève aus- l’impression que la planche est tirée vers
sitôt dans cette partie de la rampe, le gain
d’énergie est nul, car le travail absorbé
lorsque les jambes se replient compense
celui fourni lorsqu’elles se déplient
(même amplitude des forces, mais
déplacements opposés).
En revanche, si le skateur se
redresse en entamant la montée,
la force centrifuge due à la cour-
bure de la piste vient s’ajouter au
poids : dans cette étape, les jambes
exercent une force plus élevée,
donc fournissent un travail supé-
rieur au travail absorbé quand il s’est baissé.
3. LE OLLIE EST UN SAUT où la planche accompagne les pieds du skateur, ce qui permet de fran-
Le skateur voit donc son énergie totale chir les obstacles en gardant la planche. Le skateur pousse sur ses jambes pour sauter, mais, en
augmenter. Il monte alors plus haut, et même temps, donne une forte impulsion (flèche bleue) sur l’arrière de la planche, tout en soule-
ainsi de suite jusqu’à ce que les gains d’éner- vant son pied situé à l’avant. Cela fait pivoter la planche, qui se soulève (flèche noire) en même
gie soient compensés par les pertes. L’ana- temps que son passager, grâce à la réaction exercée par le sol (flèche rouge).

© Pour la Science - n° 399 - Janvier 2011 Idées de physique [97


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Regards

 BIBLIOGRAPHIE le haut par le skateur et reste comme collée à plat et qui pirouette lorsqu’on frappe sur
à ses pieds. Pourtant, le skateur est en simple ses dents, le skate décolle du sol. Lorsque
M. Kunesch et A. Usunov, appui! Comment réalise-t-il cet exploit? Par- le skateur commence à s’élever, le centre
Tic-tac : accelerating
a skateboard from rest without tant d’une position accroupie sur la planche, de gravité de la planche poursuit son mou-
touching an external support, il pousse fortement sur ses jambes. S’il ne vement vers le haut et les roues arrière
European Journal of Physics, fait rien d’autre, il va décoller et la manœuvre décollent.
vol. 31, pp. S25-S36, 2010.
se limitera sans doute à retomber adroite- Il « suffit » alors d’accompagner et de
E. C. Frederick et al., ment sur le skate sans tomber. contrôler le mouvement de la planche avec
Biomechanics of skateboarding : Afin de ne pas sauter seul, toute l’as- les pieds : si la coordination est bonne, le
Kinetics of the ollie,
Journal of Applied Biomechanics, tuce consiste, après cette première impul- skateur et sa planche quittent le sol à l’unis-
vol. 22, pp. 33-40, 2006. sion, à appuyer fortement avec le pied sur son, en donnant l’impression qu’ils sont
la queue de la planche, derrière les roues solidaires ou que la planche soulève son
postérieures, et à soulever simultanément propriétaire. Cela se poursuit, après une
l’autre pied, situé à l’avant. Il en résulte un jolie trajectoire parabolique, jusqu’à l’at-
couple qui fait pivoter la planche autour de terrissage.
l’axe des roues arrière et qui relève son nez. Trottoirs, bornes et autres équipements
Ce mouvement communique au centre de ne constituent alors plus des obstacles
gravité de la planche une vitesse dirigée pour le skateur, mais des occasions de
vers le haut. Comme une fourchette posée déployer sa virtuosité. I

98] Idées de physique © Pour la Science - n° 399 - Janvier 2011


LA SÉLECTION DE
Des livres à o~rir ou à s’o~rir
Au nom de l’infini • Jean-Michel Kantor, Loren Graham
Peut-on parler de mathématiques, de religion, de politique dans un même
ouvrage ? Oui, et c’est le défi qu’ont relevé le mathématicien Jean-Michel Kantor
et l’historien des sciences Loren Graham, du MIT.
Ce livre touchera même ceux que les mathématiques laissent indifférents, voire
effraient. Les auteurs éclairent les liens étroits entre la vie – avec ses plaisirs
et ses drames – et l’œuvre de ces hommes et ces femmes qui ont marqué
le XXe siècle par leur créativité en mathématiques.
075107 • 288 pages • 24 euros

Les mathématiciens • Collectif


Autant artistes que scientifiques, les mathématiciens sont en proie à leurs passions,
leurs interrogations, leurs doutes, leurs tourments, leurs angoisses, et la hantise
de la beauté. « Nul ne peut être mathématicien s’il n’a une âme de poète », disait
Sophie Kowalevskaia. Les mathématiciens doivent faire preuve de rigueur
et de ténacité, mais surtout d’inventivité. Maudissant chaque jour leur impuissance
à faire reculer les frontières du savoir, ils s’émerveillent pourtant, regardant
derrière eux, de l’ampleur du chemin parcouru.
075109 • 280 pages • 24 euros

La physique buissonnière • Jean-Michel Courty, Édouard Kierlik


La nature est pleine de surprises pour qui veut bien s’aventurer hors des sentiers
battus.Passionnés de physique et curieux de sciences, les auteurs vous invitent
à une promenade sur ces chemins de traverse. Avec eux, laissez-vous surprendre
par un phénomène que vous avez déjà côtoyé sans même le remarquer.
Suivez-les pour découvrir et comprendre cette physique du quotidien.
075105 • 160 pages • 22 euros

Maux d’artistes • Sebastian Dieguez


Existe-t-il des liens cachés entre une œuvre d’art – une peinture, une sculpture,
une composition musicale ou une œuvre littéraire – et une maladie de l’esprit
que présentait son auteur ? Examinant divers chefs-d’œuvre avec un regard
de psychologue, neurologue, voire de psychiatre, Sebastian Dieguez analyse
plus d’une vingtaine d’œuvres : Dostoïevski, Monet, De Chiricho, Proust,
Van Gogh, etc.
075101 • 176 pages • 25 euros

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REGARDS

SCIENCE & GASTRONOMIE

Croyances alimentaires
La croyance en la vertu des simples est... simpliste.
Le chou chinois contient des antioxydants... mauvais pour la santé !

J.-M. Thiriet
Hervé THIS

D
ans un temps où – rien n’a Les pharmaciens taïwanais ont étudié acides gras libérés sont parfois « insatu-
changé depuis Rome – le pain les composés phénoliques du chou chi- rés », avec des doubles liaisons entre des
et les jeux sont bien plus nois et, particulièrement, les cryptochinones. atomes de carbone. D’où les notations
présents que les sciences L’une d’entre elles, nommée infectocaryone, d’oméga-3 ou oméga-6, selon la position
dans les médias, dans un temps où l’on est extrêmement toxique. Autrement dit, ce des doubles liaisons. Ces divers acides gras
confond expertise et notoriété, n’est-il pas composé phénolique est antioxydant, certes, ont des effets physiologiques différents
rafraîchissant de revenir à des études solides, mais c’est un poison violent ! L’ingéniosité selon les tissus, et, comme pour les poly-
quantitatives, des croyances et des doutes? humaine en fera sans doute un médicament, phénols, il serait très hasardeux de décla-
Examinons ainsi les supposés bienfaits mais, en attendant, évitons-le. rer qu’ils sont bons pour la santé, même
des «antioxydants» prônés dans des publi- « Bon pour la santé » est ainsi une s’ils ont des actions bénéfiques sur des tis-
cités et dans des livres dont le succès dépasse expression aussi galvaudée que « Démon- sus particuliers (et en doses appropriées).
le mérite. Dans le Journal of Natural Products, tré scientifiquement». Cette dernière expres- Les acides gras de type oméga-3 semblent
Tsung-Hsien Chou et ses collègues de la Faculté sion est hasardeuse, parce que la science associés à un risque réduit de maladies
de pharmacie de Taïwan font état de leurs produit des théories, qui ne sont que des cardio-vasculaires, et les acides gras de
études de tels composés dans le chou chinois, modèles réduits de la réalité, et elle ne fait type oméga-6 ont d’autres intérêts... mais
Cryptocarya chinensis. qu’améliorer lentement les modèles qu’elle méfions-nous des corrélations : ce ne sont
Une idée simpliste de la nutrition et de propose. D’ailleurs, la science est faite de pas des causalités !
la toxicologie assimile les composés anti- réfutations, souvent dramatiques, mais qui, Alors quels corps gras consommer ? De
oxydants à des produits « bons pour la cependant, conduisent à d’extraordinaires l’huile d’olive ? Il n’a jamais été montré, par
santé », et nombre de marchands d’orviétan moyens d’action sur le monde. une étude prospective –et non seulement des
laissent croire que des extraits de raisin, ou Revenons à « Bon pour la santé ». Une corrélations – qu’une telle huile ait un effet
de myrtilles, etc, seraient bénéfiques « puis- certaine publicité simplificatrice laisse croire réel sur la durée de vie. Il n’y a qu’une éven-
qu’ils » contiennent des composés anti- que les huiles et graisses contiennent des tuelle corrélation; au mieux, on dispose d’in-
oxydants de type polyphénolique. « acides gras » et que certains de ces der- dications pour des études prospectives.
Les fruits et les légumes contiennent niers sont particulièrement bons pour la santé. N’écoutons pas les gourous et consom-
certes des composés phénoliques, tels les Or huiles et graisses ne contiennent pas plus mons de tout en quantités modérées en évi-
pigments bleus des mûres, myrtilles, les pig- d’acides gras que l’eau ne contient de dihy- tant les toxicités avérées. Désolé, la règle
ments rouges des fraises, framboises, etc. drogène et de dioxygène. L’eau est faite est plus complexe que l’injonction « Mangez
Oui, bien des composés phénoliques sont anti- d’atomes d’oxygène et d’hydrogène, mais ces des carottes » ! ■
oxydants... Mais pourquoi seraient-ils béné- atomes ont une tout autre organisation que
fiques ? Les chimistes savent se méfier de dans les molécules d’oxygène et d’hydrogène Hervé THIS dirige le groupe INRA
cette classe, trop hétérogène pour être par- gazeux. De même, l’huile n’est pas composée de gastronomie moléculaire
faitement honnête. Par exemple, les urushiols d’acides gras, mais de molécules de trigly- au Laboratoire de chimie
d’AgroParisTech. Il est aussi
sont des polyphénols toxiques présents dans cérides, assemblages de parties de trois acides directeur scientifique
les plantes de la famille des Anacardiacées. gras et d’une partie de glycérol –des assem- de la Fondation Science & Culture
D’ailleurs, pourquoi les composés phénoliques blages qui ont des propriétés chimiques bien Alimentaire (Acad. des sciences).
des plantes seraient-ils bénéfiques? La vogue différentes des composés initiaux.
naturaliste fait oublier que la plupart des végé- Ce qui est exact, c’est que la digestion Retrouvez les articles
taux ne sont pas comestibles! décompose les triglycérides, et que les fr www.pourlascience.fr
de Hervé This sur

© Pour la Science - n° 399 - Janvier 2011 Science & gastronomie [101


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À LIRE

nées et les jugements hâtifs sont les manie ». En d’autres termes, elle ces médecins humanistes sur les-
 BIOLOGIE
plus nombreux. L’auteur fait très a quelques obsessions, des idées quels plane la figure tutélaire d’Es-
Darwin n’est pas justement remarquer que Darwin, originales, s’exprime de façon quirol, ne vont-ils pas briser cet-
celui qu’on croit entre L’Origine des espèces en 1859 grandiloquente et s’imagine par- te logique ? Non, car une méca-
Patrick Tort – où une seule phrase mentionne fois être qui elle n’est pas. Pour au- nique implacable se met en branle:
Le Cavalier Bleu, 2010 explicitement l’origine des êtres hu- tant, elle n’a rien fait… Transfé- «Enfermée parce que malade, ma-
(188 pages, 18 euros). mains – et la Filiation de l’homme rée comme indigente à la Salpê- lade parce que refusant l’enfer-
en1871, ne s’est pratiquement pas trière, puis dans divers asiles de mement ; placée parce qu’agitée,

B eaucoup d’idées reçues cir-


culent autour des grands
hommes de science, mais
Darwin est probablement celui qui
en a suscité le plus. Cela ne sau-
exprimé sur les conséquences de
ses idées en ce qui concerne l’es-
pèce humaine.
Pendant plus de dix ans,
d’autres que lui ont appliqué à leur
province, elle sera internée 14 an- agitée parce que placée.» Pour au-
tant, l’auteur instille le doute chez
ceux qui penseraient Hersilie sai-
ne d’esprit et simple victime de
la famille et de l’asile. N’était-
rait étonner, compte tenu de l’im- manière le concept d’évolution à elle pas aussi victime de cette
pact qu’a eu sa théorie de l’évo- l’espèce humaine, arrivant souvent sorte de délire obsessionnel, fa-
lution par sélection naturelle sur à des conceptions qui n’avaient rien bulateur et revendicatif dont on
notre vision de la place de l’hom- à voir avec celles de Darwin. Ce l’accusera ?
me dans la nature. Et il faut bien dernier ne peut être tenu pour La personnalité ambiguë
dire que la plupart des idées reçues responsable des dérives qui s’en d’Hersilie et, à travers elle, l’éter-
sur Darwin sont des idées fausses. sont suivies, contrairement à ce que nelle question de la frontière entre
L’auteur en passe une douzaine en voudraient faire croire certains anti- normalité et folie n’atténuent ce-
revue dans ce livre, pour s’inscri- darwinistes. Il suffit souvent de pendant pas le scandale de son in-
re en faux contre elles. Non, tout confronter non seulement les idées ternement abusif. Même si l’arse-
Darwin n’est pas dans Lamarck, de Darwin, mais aussi sa vie même nal législatif et les pratiques sont
contrairement à ce qu’ont voulu à ces allégations pour constater nées. À sa libération, toujours in- aujourd’hui devenus autres, l’af-
croire quelques biologistes français combien elles sont erronées. Pré- soumise, elle rédige ses mémoires, faire Rouy trouve des échos in-
un peu chauvins. Non, l’évolution tendre que Darwin a justifié l’escla- obtient des dédommagements, ré- quiétants dans certains dossiers
selon Darwin n’est pas due au seul vage, c’est oublier qu’il venait clame avec l’appui de la presse noirs de l’internement arbitraire,
hasard – la sélection naturelle est d’une famille fortement engagée de gauche et de Gambetta la ré- dérives toujours possibles de l’hos-
le contraire même du hasard. Non, en faveur de l’abolition de cette forme des maisons d’aliénés, ces pitalisation sans consentement
Darwin ne prétend pas que l’hom- pratique, et que lui-même, en ayant « nouvelles Bastilles ». dont aucun citoyen, après tout, ne
me descend du singe – en tout cas constaté les méfaits au cours du Le calvaire, puis le combat, peut assurer qu’il est à l’abri.
pas d’un singe actuel. voyage du Beagle, s’est constam- de cette femme artiste nous en-
. Jean-Claude Dupont.
C’est au sujet des applications ment élevé contre elle avec vigueur, traînent dans un hallucinant
Université d’Amiens
à l’homme de la théorie darwi- notamment durant la Guerre de voyage au cœur de l’asile du
nienne que les interprétations erro- Sécession. XIX e siècle. Restant à distance,
ne cédant jamais à une empa-
. Eric Buffetaut.
thie aveugle pour son héroïne,
CNRS, Laboratoire de géologie  NUTRITION
de l’École normale supérieure Yannick Ripa, d’une écriture froi-
de et élégante, dévoile en histo- Mon assiette,
rienne et de façon méthodique ma santé,
le processus complexe de ce qui ma planète
 NEUROSCIENCES arriva à Hersilie Rouy. Pierre Weill
À ceux qui prendraient l’en- Plon, 2010
L’affaire Rouy fermement de Rouy pour une (278 pages, 18,90 euros).
Yannick Ripa simple « étourderie », selon le mot
Tallandier, 2010
(295 pages, 27 euros).
de l’administration, elle démontre
qu’il est conforme à une fonction
politico-sociale de l’asile, à une D irecteur du producteur
d’aliments pour bétail Va-
lorex, l’auteur est aussi un

H ersilie Rouy, excellente pia-


niste, est internée en 1854
à Charenton à la demande
de son demi-frère pour « mono-
certaine idée de la folie féminine,
et que l’histoire d’Hersilie est au
fond celle d’un enfermement or-
dinaire. Mais ces hommes lucides,
agronome féru de recherche. Il s‘est
déjà fait remarquer pour son livre
Tous gros demain ? (Plon, 2007), où
il raconte l’histoire de la nutrition,

102] À lire © Pour la Science - n° 399 - Janvier 2011


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À l i r e

l’objectif est de restaurer une alimen-


 CLIMATOLOGIE
Brèves
tation riche en oméga-3 tout en fa-
vorisant une agriculture durable. Changement FAITS ET MÉCANISMES
climatique : DE L’ÉVOLUTION BIOLOGIQUE
Le cas des oméga-3 et omé-
ga-6, ces acides gras essentiels in- Les savoirs Louis Allano et Alex Clamens
dispensables au corps humain, est et les possibles Ellipses, 2010, (365 pages, 28 euros).
en effet exemplaire. Le rapport Jérôme Chappellaz, ouvelle version d’un ou-
entre ces deux types d’acides orien-
te nombre de fonctions essentielles,
Olivier Godard,
Sylvestre Huet,
N vrage de 2000 destiné aux
étudiants et aux enseignants, ce
dont la capacité à stocker ou dé- Hervé Le Treut livre passe en revue les grands
stocker l’énergie sous forme de La Ville Brûle, 2010 thèmes de la biologie de l’évo-
graisse. Comme ils sont exclusi- (240 pages, 20 euros). lution, dont le trait commun
vement d’origine végétale, l’hom- est la spéciation. Revisitant cer-
tains points considérés comme acquis,

afin d’expliquer pourquoi l’obé-


me doit les puiser dans son ali-
mentation. Un excès d’oméga-6
entraîne une augmentation du vo-
lume des adipocytes, et stimule les
voies de signalisation cellulaires
V oici un nouveau genre d’ou-
vrage: une discussion mise
en livre. L’entreprise est or-
chestrée par Isabelle Joncour, as-
trophysicienne, qui est la directri-
telle l’évolution graduelle des équidés, il
illustre bien la diversité des mécanismes
pouvant expliquer les faits évolutifs.

sité menace alors que nous man- capables d’exprimer les gènes de ce de la collection dont fait partie
geons de moins en moins… Dans la lipogenèse. Une fois exprimés, le livre. Cette façon particulière AU NOM DE L’INFINI
cet ouvrage, il pousse une idée ces gènes se transmettent à travers donne ici un texte vivant, acces-
Jean-Michel Kantor,
simple, mais complexe à mettre les générations, renforçant la com- sible et instructif. Loren Graham
en œuvre : et si, en soignant notre posante génétique de l’obésité. Après l’échec retentissant de la Belin, 2010
corps, nous soignions la planète, Pour leur part, les oméga-3 ont des conférence des parties de la conven- (285 pages, 24 euros).
et réciproquement ? effets inverses. tion cadre des Nations unies sur les
n grand mysticisme a sous-tendu la
Certaines maladies, notam-
ment métaboliques, sont de plus
Dans notre alimentation, d’où
proviennent les oméga-6 ? Essen-
changements climatiques de Co-
penhague en décembre 2009, cette
U naissance de l’École de mathématique
de Moscou. Les deux auteurs, l’un ma-
en plus fréquentes. Pourtant, au- tiellement du maïs et du soja qui contribution étaye bien la discus- thématicien, l’autre historien des sciences,
cune autre époque que la nôtre n’a constituent la base de l’alimenta- sion publique sur le « réchauffe- reconstituent la naissance religieuse de
été aussi prolixe en conseils dié- tion du bétail, et donc par voie ment planétaire», car chacun des l’une des plus prestigieuses écoles de ma-
tétiques, en hygiène de vie pré- de conséquence de tous les pro- auteurs est un connaisseur de l’un thématiques du monde, puis son déve-
ventive et en traitements médica- duits dérivés de l’élevage. Idéale- des volets du débat. Deux d’entre loppement sous les Soviets malgré les
menteux efficaces… Si les millions ment, le ratio oméga-6/oméga-3 eux, Hervé Le Treut et Jérôme persécutions. Un document touchant.
de diabétiques, d’obèses, de car- doit être de 4 dans l’alimentation ; Chappellaz, sont respectivement
diaques et de cancéreux profitent les mesures montrent qu’il avoi- climatologue et glaciologue. Sylves-
de ces avancées, il n’en reste pas sine aujourd’hui 20. Le comble est tre Huet, journaliste scientifique
SCORPIONS DU MONDE
moins que leur nombre a quasi- sans doute que des voix scienti- parisien bien connu, connaît la
ment doublé en 20 ans…Cette ca- fiques exhortent le consommateur Roland Stockmann et Eric Ythier
tastrophe sanitaire suggère qu’en à un végétarisme «citoyen», à base N.A.P. Éditions, 2010,
matière de santé publique, nous d’huiles de palme, de tournesol, (570 pages, 75 euros).
nous trompons d’objectif. de soja et de maïs, très riches en es petits scorpions jaunes sont
Or, avec un réseau de cher-
cheurs ( INRA , CNRS , INSERM ,
saturés et oméga-6. Ce n’est donc
pas la viande en tant que telle qui
«L mortels, les noirs inoffensifs»: si
vous voulez dépasser ces clichés erro-
CERNh, Universités), Pierre Weill est néfaste pour la santé, c’est bien nés, consultez ce guide où plus de 350es-
a contribué à montrer par l’expé- la façon dont on la produit. Vous pèces sont décrites et illustrées (parmi
rience l’efficacité en termes de san- n’êtes pas convaincu ? Consultez quelque 1 900 espèces de scor-
té d’une chaîne alimentaire «revi- alors la riche bibliographie scien- pions au total). Cet ouvrage bien-
sitée ». Comment ? En y réintro- tifique du livre, qui retrace toute venu expose aussi la biologie de
duisant «à la main» la biodiversité la démarche expérimentale à la base ces animaux et la question des
qui caractérisait les modes de pro- de ce qui est exposé. envenimations, sans oublier les
conseils pour leur élevage ni les
duction traditionnels. Les résultats
. Bernard Schmitt. mythes qui leur sont associés.
de ces études l’ont conduit à créer
CERNh, Lorient
la filière Bleu-Blanc-Cœur, dont

© Pour la Science - n° 399 - Janvier 2011 À lire [103


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À l i r e

Brèves question sous son angle politique, non seulement du temps des cen-
NATURE DU MONDE et Olivier Godard est un écono- turions, mais qu’il l’est toujours
DESSINS D’ENFANTS miste au fait des nombreux rap- au temps des scooters !
ports entre climat, énergie et crois- L’auteur conteste en effet l’idée
Hélène Pagezy et al. (sous la dir.)
CTHS, 2010 (259 pages, 27 euros).
sance. Chacun apporte donc son que le latin serait mort avec ceux
éclairage sur la problématique du dont il était la langue maternelle.
essine-moi ta nature.
D C’est ce que des anthro-
pologues ont demandé à des
changement climatique et sur le
fameux climate gate, l’imbroglio
On n’a pas cessé de l’écrire et de
le parler jusqu’à aujourd’hui. La
scientifique et médiatique qui a littérature latine postérieure à
enfants de 11 régions du mon-
égratigné l’image du Groupe d’ex- Rome est infiniment plus vaste que
de – Sibérie, Groenland, Guya-
ne, Gabon, Syrie… Décryptés au regard perts intergouvernemental sur celle écrite par les Romains. Elle
de leur contexte socioculturel et écolo- l’évolution du climat (GIEC) depuis reste en majeure partie inexplorée,
gique, ces dessins, rassemblés ici, offrent qu’en 2007, il a partagé le prix No-ce qui contribue à donner l’illusion
un beau voyage où l’on apprend autant bel de la paix avec Al Gore. que le latin est mort depuis long-
sur les modes de vie que sur la sensibi- Notons cependant que dans ce temps. Par ailleurs, Rome a voulu
lité des enfants à leur environnement. livre comme ailleurs, le débat est créer, comme avaient fait les Grecs,
posé dans une logique strictement un corpus classique servant de mo- nombreux à l’utiliser qu’ils finis-
onusienne. Depuis l’origine des Na- dèle définitif. Elle y est si bien sent par influer sur son évolution.
tions unies, en effet, la notion de parvenue, au Ier siècle avant notre De même, la norme du latin a fait
ANDES PRÉCOLOMBIENNES modernité étatique à l’occidentale ère, que, pour beaucoup de nous débat entre des auteurs dont il
Adine Gavazzi et Beatrice Velarde ainsi que la logique de la science la littérature latine se réduit à Ci- n’était pas la langue maternelle.
Hazan, 2010 (328 pages, 59 euros). économique occidentale sont ins- céron, Virgile et Horace. Cela ren- Le latin a montré une éton-
es auteurs de cet ouvrage magni- crites dans le système internatio- force l’illusion que le latin a cessé nante aptitude à servir tous les
L fiquement illustré privilégient une
approche fonctionnelle
nal, où elles semblent constituer
le modèle universel de ce qu’est
de vivre depuis. buts. Langue de l’administration
Quand deux savants du Moyen sous l’Empire romain (le grec étant
des vestiges architec- censé être un développement dé- Âge échangeaient en latin, ils étaient la langue littéraire). Langue sco-
turaux andins. Où l’on sormais... «durable». Or l’effet de indifférents au fait que l’Empire ro- laire à l’initiative de Charlemagne
comprend comment, au serre et la question écologique à main avait disparu. Un peu com- qui, quoiqu’étant de langue ger-
fil des millénaires, les me un Coréen, aujourd’hui, ap- manique, y a vu un moyen d’uni-
l’échelle planétaire ne faisaient pas
contraintes naturelles et partie des affaires internationales prend l’anglais des affaires sans fier un empire où se multipliaient
la diversité humaine ont lors de la fondation des Nations se soucier du fait qu’il vit loin de les métropoles nouvelles. Langue
façonné ces constructions à part.
unies… Peut-être faudrait-il pro- tout pays anglophone. L’auteur vantée pour son élégance jusqu’au
longer ces discussions en évoquant multiplie d’éclairantes comparai- XIXe siècle, mais vantée ensuite
de nouveaux points de vue? sons entre l’expansion du latin et pour sa rigueur, lorsque se ré-
KALUCHUA celle d’autres langues. Par exemple, pandaient les enseignements scien-
.Jacques Grinevald.
le grec ancien est resté mille ans tifiques. Langue de résistance
Michel de Pracontal IHEID, Université de Genève
langue internationale, alors que la des nationalistes polonais et hon-
Seuil, 2010
(190 pages, 17 euros).
domination des Hellènes a duré les grois, au XIXe siècle, qui ne vou-
12 ans du règne d’Alexandre le laient pas parler la langue des oc-
’existence de cultures ani- Grand: les langues internationales cupants (le russe en Pologne, l’al-
L males est déniée tant par
les sciences de la vie, qui négligent la di-
 LINGUISTIQUE
La grande
ne sont pas la transposition lin- lemand en Hongrie), etc.
guistique pure et simple de rap- Ce livre intelligent montre que
mension culturelle, que par les sciences histoire du latin ports de forces politiques ou éco- s’intéresser au latin aide à com-
humaines, qui ignorent les travaux de
Jürgen Leonhardt nomiques. La question de savoir prendre certains aspects du mon-
l’éthologie. Pourtant, elle semble désor-
CNRS éditions, 2010 qui dicte la norme s’est posée pour de actuel. En cela, oui, le latin
mais bien documentée. Ce livre, clair et
(382 pages, 25 euros). le latin, comme aujourd’hui pour reste vivant.
vivant, en donne de nombreux exemples
chez divers singes, les baleines, les pin-
l’anglais. Ceux dont l’anglais n’est
. Didier Nordon.
sons, les mésanges... Le titre est un hom-
mage aux Japonais, pionniers des re-
cherches sur les cultures animales: kalu- M algré l’allure de péplum pas la langue maternelle sont si
arborée par l’image de
couverture, ce livre, éru-
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fr www.pourlascience.fr
chua est le terme anglais culture prononcé dit, demande un effort. L’ana-
et plus d’informations sur :
à la japonaise. chronisme de la couverture si-
gnifie que le latin était vivant

Imprimé en France – Maury Imprimeur S.A. Malesherbes – Dépôt légal 5636 – JANVIER 2011 – N° d’édition 077399-01 – Commission paritaire n° 0907K82079 du 19-09-02 –
Distribution : NMPP – ISSN 0 153-4092 – N° d’imprimeur I01/160 531 – Directrice de la publication et Gérante : Sylvie Marcé.
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