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Le droit pénal du chèqueau Maroc:

essai de pénologie socio-contextuelle

par Taoufik Abousinan FADHIL


Magistrat détaché au Ministère de la justice

» Il faut éclairer l’histoire par les lois et les lois par l’histoire «
Montesquieu, « De l’esprit des lois », 1748

La législation pénale du chèque au Maroc vient de boucler un siècle de son histoire en


date du 1er avril 2018.

En effet, six ans après l’instauration du Protectorat français au Maroc, et suite à la


promulgation du dahir formant code des obligations et contrats qui prévoyait déjà les
prémices d’une législation « civile » du chèque dans ses articles 325 à 3341, les premiers
jalons du droit pénal du chèque furent transposés en 1918 depuis la législation de la puissance
protectrice2 vers celle de l’Etat protégé3. Il s’agissait de réprimer certaines pratiques qui se
traduisaient par un nombre considérable d’incidents de paiement, plus particulièrement celles
qui consistaient à détourner le chèque de sa fonction d’instrument de paiement pour en faire
un instrument de crédit. De réformes en refontes, en passant par un bon nombre de
replâtrages, cette législation s’est graduellement enrichie et renforcée, par sédimentation, au
fur et à mesure de l’apparition de situations et comportements que le législateur a jugé bon de
punir. Des trois infractions initialement prévues en 1918, et qui intéressaient exclusivement le
tireur, le catalogue répressif a été substantiellement élargi pour inclure sans exception toutes
les parties concernées par la transmission et la garantie du paiement du chèque, dont les
établissements de crédit eux-mêmes, et aboutir ainsi à une véritable inflation pénale4.

1 Articles abrogés par l’article 76 du dahir du 19 janvier 1939 (28 kaada 1357) formant nouvelle législation sur
les payements par chèques. B.O. n° 1383 bis du 28 avril 1939, p. 582.
2 Loi française du 2 août 1917 tendant à réprimer la remise en payement de chèques sans provision préalable ou
avec provision insuffisante
3 Dahir du 16 mars 1918 (2 djoumada II 1336) complétant les articles 325, 326 et 330 du Dahir formant Code
des Obligations et Contrats, sur les payements par chèque ; B.O. n° 284 du 1er avril 1918, p. 314. Rappelons que
cette modification reprenait quasi littéralement le libellé de l’ancienne version de l’article 7 du projet de loi
française de 1861.
4 L’actuel code de commerce compte pas moins de dix-huit infractions relatives à l’usage irrégulier du chèque.

1
Il s’agit néanmoins d’une date anniversaire susceptible de passer sous silence du fait
que cette législation est profondément enracinée et ancrée dans les mœurs à un tel point
qu’elle est perçue, aussi bien dans l’imaginaire des juristes, des praticiens du droit que dans
celui des profanes, comme remontant à la nuit des temps. Cette vision extra-séculaire jouera
d’ailleurs un rôle prépondérant dans la remarquable longévité de cette législation et
contribuera à justifier son maintien jusqu’à aujourd’hui.

Néanmoins, Il faut admettre que les raisons qui ont déclenché le processus et les faits
sociaux ayant contribué à la criminalisation de l’usage irrégulier du chèque par le législateur,
demeurent malheureusement mal connus, ou du moins pas assez explicités par la doctrine. Il
est étonnant de constater la rareté, ou du moins le caractère non exhaustif des études sur
l’évolution de cette législation au Maroc ainsi que sur les causes historiques ayant justifié son
instauration au sein de la doctrine juridique marocaine. Rareté qui contraste pourtant avec
l’abondance des travaux et recherches consacrés aux problématiques juridiques et
économiques soulevées par l’usage du chèque.

Mais la pauvreté de la « récolte » ne nous a nullement découragé dans notre entreprise


ambitieuse. Il ne s'agit pas d'une étude approfondie de l’évolution de la législation pénale au
Maroc. Une étude aussi fastidieuse étant impossible dans le cadre limité de cet essai, en raison
de l’ampleur des réformes et refontes intervenues en la matière, et des différents
comportements incriminés correspondant à une pléthore d’infractions qu’il serait vain de citer
toutes et qu’il n’est pas possible de traiter dans leur ensemble. Aussi, cet essai sera-t-il
uniquement consacré aux raisons pour lesquelles cette législation a été instaurée, l'esprit dont
elle procède ainsi que les objectifs qu'elle se fixe. En d’autres termes, cette étude se propose
d’offrir un aperçu général de la genèse du droit pénal du chèque, de préciser son rapport étroit
avec la législation dont il tire son origine et de tâcher enfin de présenter sous un jour clair ses
caractères essentiels quant à la politique criminelle qu'il était censé poursuivre.

Dans cette étude, nous serons forcés à faire des va-et-vient entre la législation
française et le droit marocain en la matière. Nous serons également contraints de faire des
allers et retours dans le temps afin de mieux cerner l’évolution du droit pénal du chèque. Une
telle méthode peut sembler a priori déroutante et désordonnée pour ceux habitués à l’ordre
chronologique, mais en fait elle s’impose d’elle-même et se révèle incontournable, étant
donné les liens historiques et politiques qui unissent les législations des deux pays, et dans la
mesure où il convient de chercher aussi bien dans le contexte juridique, économique et social
de la France que dans celui du Maroc du début du XXe siècle les causes et les facteurs
historiques principaux qui expliquent l'évolution du droit pénal du chèque, à savoir les idées,
l'opinion publique, les structures et les processus économiques et les rapports de pouvoir qui
ont abouti à l’option répressive en matière d’usage irrégulier du chèque.

Et comme nous allons le constater par la suite, les législations qui se sont succédé sur
la question traduisaient toutes un attachement lyrique et dogmatique à la criminalisation de
l’usage irrégulier du chèque, tout en entretenant les confusions les plus regrettables et en
enchaînant les prétextes les plus fallacieux.

2
Première partie Un contexte historique particulier

Pour bien comprendre ce que représente aujourd’hui la législation pénale du chèque, il


convient de dresser une rétrospective des circonstances dans lesquelles elle a vu le jour, afin
de mieux l’ancrer dans son historicité et de la recadrer dans les mouvements et
transformations politiques, économiques, législatifs, sociaux et culturels qui ont touché son
environnement originel.

1. Un contexte colonial

Historiquement, et selon un ancien directeur de banque au Maroc, l’usage du chèque


en tant que moyen de paiement aurait été introduit pour la première fois au Maroc vers la fin
du XIX siècle5. L’usage du chèque était déjà fort répandu dans les grands centres urbains du
Protectorat français au Maroc et tendait à s’amplifier de jour en jour. Son succès est la preuve
de la pénétration des banques françaises et étrangères antérieurement même à l’établissement
du Protectorat en 19126, qui était devenu un champ de compétition entre les groupes
capitalistes métropolitains7.

Quelques années plus tard, ironie du sort, tout commença par un chèque8.

Tout le monde s’accorde à admettre comment le Protectorat français au Maroc a


marqué d’une empreinte très fortement originale – pour ne pas dire au fer rouge – la
législation pénale du chèque au Maroc. Et comme pour le reste des colonies, pays de
protectorat et territoires sous mandat dépendant du ministère des colonies françaises, le
législateur de la puissance protectrice faisait preuve d’« invasion juridique »9 en faisant passer
de force et en généralisant l’application du droit pénal français du chèque au sein du nouvel
arsenal juridique marocain.

Bien évidemment, la greffe de cette législation étrangère ne pouvait faire l’objet


d’aucune forme de débat, et encore moins de concertation, étant donné les circonstances
politico-législatives de l’époque caractérisées par le statut du Sultan du Maroc10 dont le rôle se
limitait à sceller les projets de lois qui lui étaient présentés à travers les dahirs qu’il
promulguait. C’est ainsi que furent greffées dans l’arsenal juridique marocain, à paliers
successifs et durant quatre décennies au moins, les différentes lois françaises relatives à la
5 Félix NATAF témoigne dans son ouvrage « Le crédit et la banque du Maroc » (Paris, 1929) que vers la fin du
XIXe siècle, un commerçant fassi acceptait déjà des chèques émis par des touristes étrangers au moment où les
commerçants les plus réputés en refusaient l’usage.
6 Annuaire économique et financier 1918-1919 (Protectorat Français au Maroc), 1919.
7 Hubert BONIN « La Compagnie algérienne levier de la colonisation et prospère grâce à elle (1865-1939) » in
Revue française d’histoire d’outre-mer, tome 87, n°328-329, 2e semestre 2000
8 « Lyautey tenait le chèque, Moulay Hafid l’acte d’abdication. Pendant un instant, ils tinrent chacun un bout
des papiers échangés, chacun craignant de lâcher le sien tant que l’autre ne lui serait pas donné », in « Les
secrets du Maroc espagnol: l'épopée d'Abd-el-Khaleq Torrès » Jean WOLF, Eddif-Balland, 1994
9 Mohieddine AMZAZI, « «Essai sur le système pénal marocain », Centre Jacques-Berque, Collection
Description du Maghreb , Rabat, 2013
10 En l’occurrence, le Sultan Moulay Youssef Ben Hassan

3
répression de l’usage irrégulier du chèque et les amendements y afférents. Après cinq années
de législation dénuée de tout aspect répressif, et suite à une loi française du 2 août 1917, les
premiers jalons de la législation pénale du chèque au Maroc furent posés 11, par l’instauration
de peines d’emprisonnement et d’amendes à l’encontre de trois types de comportements
significatifs12.

Cependant, il faut remarquer que cette législation pénale embryonnaire avait été
insérée maladroitement au sein de la première réglementation relative au chèque, elle-même
noyée dans les nombreuses dispositions du Dahir formant Code des obligations et contrats13.

2. Un temps de guerre

L’instauration du droit pénal du chèque a débuté dans un contexte de guerre. Une fois
le Protectorat mis en place, le Maroc connut une période de guerre coloniale dite de
pacification14 marquée par une farouche résistance qui s’étendit sur quasiment un quart de
siècle.

Mais, en réalité, ce contexte de belligérance locale n’avait aucune incidence sur


l’instauration de cette législation au Maroc. Les causes sont plutôt à rechercher dans le
premier conflit mondial qui se prolongeait et commençait à coûter cher aux finances
publiques de la puissance protectrice, contrainte de faire usage de nouveaux dispositifs peu
utilisés à l’époque que sont le chèque et le virement, et ce dans le but de juguler toutes les
ressources disponibles vers la défense nationale et de limiter la circulation des billets et du
numéraire. En France, comme un peu partout en Europe dans les pays impliqués dans la
Première Guerre Mondiale, les dommages qui en découlèrent ont dû mobiliser
d’innombrables opérations bancaires effectuées en vue de leur règlement, en grande partie par
chèques.

3. Contexte politique
11 Dahir du 16 mars 1918 (2 djoumada II 1336) complétant les articles 325, 326 et 330 du Dahir formant Code
des Obligations et Contrats, sur les payements par chèque ; B.O. n° 284 du 1er avril 1918, p. 314. Rappelons que
cette modification reprenait quasi littéralement le libellé de l’ancienne version de l’article 7 du projet de loi
française de 1861. Voir note n° 8
12 Chèque émis sans provision préalable et disponible ; retrait de tout ou partie de la provision après émission de
chèque ; escompte de chèque non ou insuffisamment provisionné
13 L’insertion de dispositions pénales dans un corpus normatif d’essence civile constituait manifestement une
inelegantia juris, un véritable désordre et défaut d'harmonie du droit.
14 « La pacification du Maroc 1907-1934 », publications du Comité de l’Afrique Française, Paris, 1936

4
Du côté de la puissance protectrice, cette période fut marquée par une grande
instabilité politique en France. Sous la présidence de Raymond Poincaré, la gestion de
l’exécutif en France entre les deux années 1916 et 1917 fut confiée à pas moins de trois
gouvernements qui n'hésitèrent pas à remettre purement et simplement en cause les grands
principes du libéralisme dans le but d’une nécessaire adaptation aux contraintes de guerre
mondiale par la mise en place d’une économie fortement empreinte de dirigisme15. Les
cinquième et sixième gouvernements Aristide Briand et le gouvernement Alexandre Ribot ont
été amenés, pendant le contexte particulier de la Grande Guerre et tout comme leurs
prédécesseurs, à intervenir dans la conduite de l’économie et à établir de véritables pratiques
dirigistes16. Par surcroît, les circonstances de guerre entraînèrent en France une situation
extrême qui se traduisit par l’établissement d’un régime d’exception 17 à partir du 2 août 1914,
lequel régime était inévitablement caractérisé par une législation d’exception18.

D’un autre côté, sous le règne agité du Sultan Moulay Youssef ben Hassan, les
pratiques dirigistes établies par la puissance protectrice se répercutèrent fatalement dans la
législation du chèque de l’Etat protégé, qui passa, pour ainsi dire, comme une lettre à la poste.

4. Une conjoncture économique précaire

Les circonstances de la Première Guerre mondiale avaient fortement influé aussi bien
sur la conjoncture économique de la puissance protectrice que de celle de l’Etat protégé. Un
contexte marqué par une cherté de la vie particulièrement notable au Maroc19, et par
conséquent, une recrudescence des incidents de paiement alors même que la bancarisation et
l’implantation bancaire n’étaient pas encore aussi développées qu’elles ne le sont devenues
actuellement. En effet, de nombreux incidents de paiement furent répertoriés et un grand
nombre de clients d’établissements bancaires implantés au Maroc, notamment à Casablanca,
furent amenés à retirer leurs fonds. Le phénomène des chèques émis sans contrepartie de leur
provision, parallèlement à l’explosion des lettres de change dites de complaisance, prenait une
ampleur de plus en plus considérable, si bien que les porteurs d’effets impayés ne trouvaient
aucun moyen pour recouvrer leurs créances si ce n’est de demander la faillite du débiteur 20.
Les statistiques contemporaines marocaines indiquaient que les formalités de protêt

15 Et ce alors même que l’expression « économie dirigiste » ne fut introduite qu’après les années 1930. Voir
également Olivier DARD, « L’Etat et l’économie en France au XXe siècle », in Revue Projet, Dossier « Marché,
acteurs et règles du jeu », 2001/2 n° 266, Publications de C.E.R.A.S
16 Adolphe DELEMER, « Le bilan de l’étatisme », Paris, Payot, 1922.
17 Pierre RENOUVIN, « Les formes du gouvernement de guerre », Paris, PUF, 1925.
18 Jean-Claude FARCY, « Droit et justice pendant la Première Guerre mondiale. L’exemple de la France »,
article publié dans la revue « Ler História », dans le dossier : «I Guerra Mundial, Globalização e Guerra Total»
n° 66, 2014
19 Marcel et Laurent RIGOTARD, « Le développement économique du Maroc : le Maroc en 1917 », Melun,
1919
20 Omar DOUMOU, « Evolution de l’infraction de chèque sans provision », Actes de la seconde conférence sur
l’activité judiciaire et bancaire, « Le chèque sans provision, entre les problèmes contemporains et les
perspectives d’avenir » (en arabe), Institut National des Etudes Judiciaires et Groupement Professionnel des
Banques du Maroc, 20 et 21 juin 1988, Rabat, 1988

5
enregistrées pendant les seules deux années 1913 et 1914, étaient de 3499, et qu’elles avaient
atteint le nombre de 4108 entre 1914 et 191521.

5. Origine de l’initiative législative

Il s’agit ici de rechercher l’entrepreneur de morale 22 à l’origine de la criminalisation de


l’usage irrégulier du chèque.

C’est ainsi qu’en France, l’initiative législative en matière de criminalisation de


l’usage irrégulier du chèque fût d’abord gouvernementale. L’idée d’assortir la législation du
chèque de sanctions pénales remonte en fait à 1861, à un moment où le gouvernement
français, soucieux de propager l'usage des comptes courants et des chèques, décida d’instituer
une commission d’enquête spéciale chargée d’étudier la question d’après les avis éclairés des
représentants des principaux établissements de crédit23. Elle a germé pour la première fois
dans l’esprit des rédacteurs du projet de loi française sur les chèques, qui prévoyait dans son
article 7 que l'émission d'un chèque sans provision préalable et le retrait de la provision après
la délivrance du chèque, étaient punis, en cas de mauvaise foi, des peines prononcées par
l’article 405 de l’ancien code pénal français de 1810 relatif à la répression de l’escroquerie.
Les rédacteurs du projet estimaient qu’il convenait de protéger l'intérêt privé de la mauvaise
foi et de l'insolvabilité, et que la menace d'une peine pouvait réaliser cette protection, et
devenait dès lors d'une utilité incontestable et que nul ne pourrait contester la nécessité d'une
répression pénale en la matière24. Cependant cette disposition fût repoussée car la commission
chargée de l’étude du projet de loi n’était visiblement pas convaincue par la nécessité d’une
criminalisation, jugeant l’article 7 du projet comme étant «dangereux et inutile», qu'il ne
fallait pas dans ce cas créer une pénalité spéciale, que le maintien de cette disposition exposait
le tireur à de trop grands dangers, et qu’en définitive la loi allait manquer son but qui était de
développer l’usage du chèque25.

Une cinquantaine d’années plus tard, plus précisément en 1916, l’initiative législative
refit surface, mais cette fois au sein de l’Assemblée Nationale. Elle exprimait clairement
l’objectif poursuivi et le souci déclaré par certains parlementaires de mettre un terme au
développement endémique du fléau des chèques impayés. Ceci s’explique d’autant plus que,
face aux évènements, au contexte de guerre mondiale précédemment évoqué, à la pression de
l’opinion, la sécurité et la crédibilité des opérations par chèque ont commencé à devenir des
enjeux électoraux étroitement liés à la problématique du respect de l’institution du chèque.
Cette initiative a été introduite sous forme de proposition de loi tendant à réprimer la remise
en payement de chèques sans provision préalable ou avec provision insuffisante, déposée à la
Chambre des députés le 11 juillet 1916 par MM. André Hesse et André Honnorat,

21 Ibid
22 Le concept d’« entrepreneur moral » (créateur et défenseur de norme) a été forgé par Howard S. BECKER,
dans son ouvrage « Outsiders Studies in the Sociology of Deviance » New York, The Free Press. 1963.
23 Edmond LE MERCIER, « Étude sur les chèques », Paris, 1874
24 Jassuda BEDARRIDE, «Commentaire de la loi du 14 juin 1865 sur les chèques», Paris, 1874
25 Rapport de Alfred Darimon, annexé à la séance du Sénat en date du 26 avril 1865, cité par Jassuda
BEDARRIDE, op. cit.

6
respectivement députés de la Charente-Inférieure et des Basses-Alpes appartenant au groupe
radical et radical-socialiste.

A ce stade, et pour essayer de déceler les motivations de cette option répressive


naissante, il nous a semblé utile de consulter les travaux préparatoires du projet de loi
française du 2 août 1917. A la lecture des comptes rendus des débats parlementaires en France
entre les années 1916 et 1917, l’on constate d’après le rapport présenté par le sénateur Antony
Ratier26, que cette initiative parlementaire était considérée comme un réel progrès. Ainsi, tout
en considérant que le chèque s’acclimatait en France avec « …une trop grande lenteur… », le
rapport précisait que la criminalisation de l’émission de chèque sans provision ou
insuffisamment provisionné se justifiait par le fait que le porteur d'un chèque n'était pas
protégé contre la fraude, et qu’il s’avérait nécessaire que ce dernier puisse avoir une garantie :
l’assurance de trouver provision.

Néanmoins, la lecture desdits travaux nous a permis de nous rendre compte du


caractère laconique et impromptu de cette initiative législative française de 1917, du fait
qu’elle ait été discutée et adoptée dans l’urgence et dans un contexte de guerre mondiale et de
dirigisme économique, et qu’elle n’ait suscité aucune opposition ni même un réel débat sur le
fond27. Ceci est d’autant plus curieux que cette nouvelle législation contenait des dispositions
décisives et radicales, alors que d’autres propositions de lois débattues au même moment
avaient suscité des débats passionnés et ayant traîné en longueur28.

Quoiqu’il en soit, la loi une fois adoptée, promulguée et généralisée dans les colonies
et protectorats français, le lobby bancaire peinait difficilement à cacher sa satisfaction face à
l’aboutissement de cette initiative parlementaire29. Ce qui est parfaitement compréhensible
comme nous le verrons plus loin.

6. Rôle du secteur bancaire

26 Rapport fait au nom de la commission chargée d'examiner la proposition de loi, présenté par Antony Ratier
sénateur de l’Indre, in Documents Parlementaires – Sénat, année 1917, annexe n° 126, Sénat, séance du 31 mars
I917. p. 243.
27 Sénat, Session ordinaire de 1917, séance du 22 juin 1917, Journal Officiel du 23 juin 1917, p.610
28 Notamment la proposition de loi relative à l’extension de la capacité civile des syndicats professionnels,
Sénat, Session ordinaire de 1917, séance du 22 juin 1917, Journal Officiel du 23 juin 1917, p.610 à 623
29 « Nous espérons que ces dispositions législatives rassureront les Commerçants et les inciteront à accepter
plus aisément les paiements par chèques », Compte rendu de l’assemblée générale des actionnaires de la Banque
de France du 31 janvier 1918

7
Le secteur bancaire faisait la promotion du chèque en tant qu’instrument de paiement
permettant d’éviter le transport de numéraire en cette période délicate d’insécurité et de
précarité économique. Pour bien illustrer nos propos, en 1916, le Comptoir National
d’Escompte de Paris (CNEP)30, chef de file des groupes intervenant au Maroc31, allait jusqu’à
caresser la fibre patriotique des titulaires de comptes en clamant que l’utilisation des comptes
courants et des chèques était une contribution à l’effort de guerre32 !

Dans le même sens, la Banque de France prescrivait à ses agents, quelques mois avant
la fin de la Première Guerre Mondiale, » …de poursuivre, par tous les moyens de persuasion
en leur pouvoir, une propagande, dont on peut attendre une appréciable réduction de la
circulation fiduciaire… «, tout en leur indiquant » …pour que la propagande soit efficace… «
de »…l'exercer d'une manière pratique auprès du Commerce local et des Administrations
diverses…et rechercher dans quelle mesure le chèque ou le virement peuvent être substitués,
dans chaque cas, aux espèces « 33.

Une année plus tard, les établissements de crédits semblaient se conformer aux
prescriptions de la Banque centrale française. Le Comptoir National d’Escompte de Paris
mettait l’accent sur la propagande constante poursuivie auprès « …des administrations
publiques, des officiers ministériels, des grandes sociétés et associations qui devraient…
inciter le public à un emploi plus fréquent du chèque et du virement… «34.

De ce qui précède, il ressort que le secteur bancaire dissimulait à peine son activité de
lobbying dans le but de la promotion de l’usage du chèque. Il n’est donc pas étonnant que ce
même lobby pourrait avoir œuvré activement dans les coulisses de l’élaboration du droit pénal
du chèque. Comment peut-il en être autrement, surtout lorsqu’on sait qu’une première
ébauche du droit pénal du chèque avait déjà été proposée en 1861 par des représentants du
secteur bancaire français35, qu’au début du XXe siècle la diplomatie française à Tanger
reconnaissait sans détour l’unité des intérêts des banques et de la politique de la puissance
protectrice36, et que le lobby des établissements de crédit était le premier, pour ne pas dire le
seul, à tirer profit d’une législation qui redore le blason d’un des instruments les plus utilisés
par la clientèle des banques. Nous y reviendrons en seconde partie de cette étude.

Seconde partie Des arguments conjoncturels et biaisés

30 Selon l’Annuaire économique et financier 1918-1919 (op. cit.), et avant même l’avènement du protectorat
français au Maroc, le CNEP y disposait déjà de trois succursales : Tanger, Casablanca et Mogador (actuelle
Essaouira).
31 Michel PONIATOWSKI, « Mémoires », éditions Plon/Le Rocher (Paris), 1997, p. 243.
32 Un prospectus commercial du CNEP, daté de juillet 1916 et portant l’intitulé suivant : « Éviter d’immobiliser
du numéraire, utiliser le chèque, c’est contribuer à la Défense nationale», était destiné à être largement diffusé
auprès de la clientèle des entreprises et des particuliers, et présentait les avantages du chèque tant pour le tiré que
pour le tireur (Archives historiques BNP Paribas)
33 Compte rendu de l’assemblée générale des actionnaires de la Banque de France, 31 janvier 1918
34 Assemblée générale ordinaire du 28 avril 1919, Rapport présenté par le conseil d’administration, situation au
31 décembre 1918
35 Cf. supra paragraphe 5
36 Saint-René TAILLANDIER, cité par Charles-André JULIEN in « Le Maroc face aux impérialismes - 1415-
1956 », Édition Jeune Afrique, 1978.

8
Le droit pénal du chèque au Maroc est un composant important de l’arsenal législatif
antérieur à l’indépendance du pays, et dont l’impact sur la société marocaine alimente la
circulation d'images et de clichés qui ne correspondent ni en fait ni en droit. Nous essaierons
donc de poser le problème de la manière suivante : découvrir la forme de rationalité qui,
depuis le début du XXe siècle, sous-tendait et continue à sous-tendre l'idée que l’option
répressive représente le seul et unique moyen pour punir les infractions en matière de chèque.
Nous essayerons ici de faire le point sur un certain nombre d’idées reçues à ce propos.

1. La question de la commercialité

Une idée reçue et relativement répandue sur laquelle se basait la loi française de 1917,
et par la même le dahir de 1918, reposait essentiellement sur un faux postulat : que le chèque
était l’apanage exclusif des commerçants. C’est d’ailleurs sur la base du même postulat erroné
que la commission chargée de l’étude du premier projet de loi française en 1861 en avait
écarté l’ancienne mouture de l’article 7 parce que jugée inutile et dangereuse37.

Ce dogme véhiculé par le secteur bancaire selon lequel les dispositions pénales allaient
rassurer les commerçants et les inciter à accepter plus facilement les paiements par chèques 38,
a suffisamment nourri l’imaginaire collectif de l’époque pour que soient facilement acceptée,
rigoureusement défendue et longuement maintenue l’option répressive en matière d’usage
irrégulier du chèque. Néanmoins, cette idée reçue a été largement et rapidement battue en
brèche par la démocratisation sans cesse croissante du chèque, dès lors que le chèque est un
titre dont l’usage est ouvert aussi bien aux commerçants qu’aux non-commerçants 39, et que la
grande majorité des paiements par chèque sont effectués par des non-commerçants.

Ceci étant, cet argumentum ad populum ajouté à l’influence de la doctrine française du


début du XXe siècle40 et moyen-orientale41, ont fini par déteindre sur les rédacteurs de l’actuel
code de commerce, qui sont allés jusqu’à classer le chèque au sein du Livre III consacré aux
effets de commerce, au Titre III (articles 159 à 328) suite à la lettre e change et au billet à
ordre. Une classification maladroite défendue par certains auteurs marocains 42 et susceptible

37 Voir infra Première partie, paragraphe 5


38 Compte rendu de l’assemblée générale des actionnaires de la Banque de France du 31 janvier 1918
39 Hassania CHERKAOUI, « Droit Commercial », 1ere édition 2001
40 Charles LYON-CAEN & Louis RENAULT, « Traité de droit commercial », Tome quatrième, 4ème édition,
Paris, 1907
41 Notamment les auteurs égyptiens tels que Hassan SADEK AL MARSAFAWI (« Des infractions relatives au
chèque » (en arabe), Alexandrie, 1983), Ali GAMAL EDDIN AWAZ (« Les effets de commerce », 1995),
Mustapha MAGDI HARJA (« Les infractions relatifs au chèque, à l’escroquerie et à l’abus de confiance », en
arabe, 1997), Ali ALBAROUDI (« Effets de commerce et faillite », en arabe, 2002), ainsi que de nombreux
auteurs libanais et syriens considèrent le chèque comme faisant partie intégrante des effets de commerce.
42 Notamment Ahmed CHOUKRI SBAI (« Précis des effets de commerce, Le chèque et autres moyens de
paiement », en arabe, tome 2, 1ère édition, 1998), Mohamed LAFROJI (« Les infractions relatives au chèque »,
en arabe, Casablanca, n° 2, 2005), Mohammed CHAFII (« Les effets de commerce à la lumière du nouveau code

9
d’entretenir la confusion à propos de la réelle fonction du chèque. Une classification qui
s’avère d’autant plus erronée, puisque les nuances entre le chèque et les divers effets de
commerce semblaient être comprises et mises en œuvre dès 1913, lorsque le législateur du
Protectorat français transposa sa législation relative au chèque au sein des dispositions du
DOC, tout en introduisant les règles relatives à la lettre de change et au billet à ordre dans le
code de commerce de 1913. Cette même logique semblait avoir été respectée sur le plan
international à travers l’application de la Convention relative à l’unification du droit en
matière de chèques43, par la consécration d’un régime spécifique au chèque en vertu du dahir
de 1939, tout en sachant que la lettre de change et le billet à ordre faisaient l’objet d’une autre
convention spécifique signée un an plus tôt à Genève44. Dès lors, il ressort clairement que
depuis longtemps une distinction stricte était opérée entre le chèque et les autres effets de
commerce auxquels il s’apparente.

Cette idée est même indirectement contredite par l’article 9 du code de commerce,
dans la mesure où le chèque, contrairement à la lettre de change et au billet à ordre, n’est pas
commercial par la forme45. Certaines décisions de jurisprudence ne considèrent d’ailleurs pas
le chèque comme étant un effet de commerce46, quoique le législateur ait classé le chèque
parmi ces derniers.

2. A la recherche de la crédibilité perdue

Il n’est guère de formule plus fréquemment utilisée et exaltée dans le discours des
défenseurs de l’option répressive que celle de « crédibilité du chèque », en raison notamment
des effets des sanctions pénales sur les usagers du chèque, en l’occurrence l’effet dissuasif à
l’encontre du tireur et l’effet tranquillisant vis-à-vis du bénéficiaire.

Bien entendu, l’impunité qui a précédé l’option répressive ainsi que les mauvaises
habitudes des usagers du chèque l’ayant détourné de sa fonction instrumentaire exclusive,
conduisirent à la banalisation de l’insolvabilité, à la multiplication des incidents de paiement
auprès des établissements bancaires et à la perte de la confiance en ce moyen de paiement.

Cet argument choc, qui a constitué depuis un siècle le motif déterminant de l’option
répressive, suscite néanmoins un bon nombre de questionnements, d’un point de vue
purement chronologique et historique. De quelle confiance s’agit-il au juste ? De celle que le
chèque avait perdue juste avant d’être criminalisé pour la première fois au Maroc en 1918 ?
Ou de celle qu’il a de nouveau perdue durant l'entre-deux-guerres ? Ou alors de celle qu’il a

de commerce », en arabe, 1ère édition, 1998), et Mohammed HARTI (« Les effets de commerce en droit
marocain », en arabe, Casablanca, 1996)
43 Convention portant loi uniforme sur les chèques conclue à Genève le 19 mars 1931
44 Convention portant loi uniforme sur les lettres de change et billets à ordre conclue à Genève le 7 juin 1930
45 Contrairement à l’opinion défendue par le professeur Ahmed CHOUKRI SBAI selon laquelle le chèque
constitue « …un effet de commerce quelle que soit la qualité de ses usagers, ainsi que le caractère des actes ou
des transactions à l’occasion desquels il a été tiré ». (op. cit.),
46 Cour d’Appel commerciale de Marrakech, Arrêt n° 388 en date du 29/03/2007, Dossier 1447/2006 (en
arabe): « On entend par effets de commerce les titres dont le paiement est subordonné à un certain délai, tel la
lettre de change et le billet à ordre, à l’exception du chèque qui suppose une provision disponible lors de son
établissement ».

10
perdue pendant les premières années de l’indépendance fraîchement recouvrée du Maroc ? A
moins qu’il ne s’agisse de la confiance disparue depuis l’entrée en vigueur du code pénal
unifié de 1963 jusqu’à l’adoption du code de commerce en 1996 ?

En réalité, le véritable problème qui amoindrissait la crédibilité et la sécurité des


chèques à l’époque résidait dans la faiblesse de l’implantation bancaire en 1918 47, ce qui
rendait difficile la présentation en paiement des chèques et nécessitait souvent pour les
bénéficiaires de longs et coûteux déplacements. Mais la perte de crédibilité du chèque était
surtout due au fait qu’il était impossible pour les bénéficiaires de vérifier en temps réel si les
comptes étaient provisionnés ou non, lorsqu’on sait que le paiement des chèques entrainait
des mouvements continus de fonds au niveau des comptes courants dont la mise à jour
aboutissait à des résultats provisoires et incomplets. Et lorsqu’elles étaient possibles, de telles
vérifications accusaient des lenteurs considérables, étant donné que les sociétés-mères des
établissements bancaires de l’époque étaient localisées à l’étranger, et du fait du caractère
rudimentaire et archaïque des moyens de communication du début du XXe siècle. Bien
entendu, ces contraintes n’étaient pas exclusives au secteur bancaire, mais constituaient
néanmoins un non-dit suscitant la méfiance et la suspicion chez les usagers du chèque, et par
la même la motivation déterminante de l’option répressive.

Ceci étant, nous pouvons aisément constater à partir du nombre de réformes et de


refontes dont a fait l’objet le droit pénal du chèque pendant un siècle, et du regain de sévérité
enregistré à chaque phase législative, que le maintien de l’option répressive n’a pas permis
d’éradiquer, ou du moins d’endiguer, le phénomène en constante recrudescence des chèques
impayés, ce qui a eu pour conséquence inattendue de diminuer davantage la crédibilité du
chèque plutôt que de l’augmenter ou de la renforcer.

Et c’est à partir de ce constat qu’il nous apparait que l’idée de crédibilité défendue par
les promoteurs de l’option répressive ne résidait pas - et ne réside toujours pas - là où ils ont
bien voulu nous le faire croire pendant un siècle. Nous avons l’intime conviction que la
confiance ou la crédibilité, sans cesse décriées pour justifier une répression de plus en plus
sévère, ne résident pas dans le chèque lui-même. Il n’y a donc pas lieu de s’étonner que le
droit pénal du chèque ait été instrumentalisé en vue de garantir davantage la crédibilité ainsi
que la réputation des établissements de crédit, plutôt qu’une quelconque fiabilité ou sécurité
d’un simple instrument de paiement, contrairement aux motivations exprimées par les
promoteurs originels de l’option répressive, et sans cesse ressassées par les défenseurs de
cette dernière depuis bientôt un siècle. On comprend dans ces conditions que ce n’était pas –
et que ce n’est toujours pas - de la crédibilité du chèque dont il a été question, mais plutôt
celle de la profession bancaire ainsi que de la confiance devant être accordée par les clients à
leurs banques. En conséquence, nous n’hésiterons pas à considérer qu’il s’agit surtout de la
crédibilité du système financier dans sa globalité.

3. Un usage plus répandu

47 Annuaire économique et financier 1918-1919 & 1920-1921 - Protectorat français au Maroc

11
Un autre faux postulat sur lequel repose l’option répressive consiste dans le fait que les
sanctions pénales allaient favoriser et augmenter l’emploi du chèque de manière graduelle48.

En réalité, cette assertion échappe à la logique car il semblerait que c’est plutôt
l’inverse qui soit vrai, étant donné que les sanctions pénales, proprement dites et de par leur
caractère foncièrement dissuasif, sont susceptibles de restreindre considérablement l’usage du
chèque. La démocratisation du chèque ne résulte donc pas des sanctions pénales instaurées
depuis 1918, mais essentiellement de la coïncidence de trois types de facteurs :

D’abord, on peut affirmer que la démocratisation du chèque en France et dans ses


colonies est un résultat inattendu de la Grande Guerre de 1914, car c’est bien à cause de ce
contexte de guerre et du processus rapide de bancarisation qui s’en est suivi que le chèque a
connu une démocratisation sans cesse croissante et un usage de plus en plus répandu49.

Ensuite, le développement de l’implantation bancaire a joué un rôle clé dans le


processus de démocratisation du chèque. De sept établissements bancaires ayant 44
succursales réparties inégalement dans les grands centres urbains du Maroc du temps du
Protectorat50, nous sommes passés un siècle plus tard à 19 banques et 6 283 guichets bancaires
répartis à travers l’ensemble du territoire national51.

Enfin, le phénomène sans cesse en croissance de bancarisation de la société 52, qui est
une conséquence directe de l’implantation bancaire, a conduit peu à peu à une généralisation
de l’emploi du chèque, les particuliers ayant à leur disposition et dans leur voisinage
immédiat, des établissements bancaires leur ouvrant des comptes courants, lesquels comptes
sont par excellence le siège du paiement par chèque. C’est d’ailleurs l’évidence même : un
usage plus répandu des chèques est obligatoirement subordonné à l’existence d’établissements
bancaire53.

4. Confusion regrettable avec la monnaie

Nous allons tâcher de faire voir dans ce qui va suivre combien l'importance factice
attribuée ici au chèque en tant que substitut à la monnaie a contribué à semer la confusion
dans les esprits, à désorienter les consciences, et à susciter le souhait de répression.
48 Albert TROULLIER, « Étude sur le commerce franco-américain », Bulletin mensuel de la Société de
législation comparée, n° 3-4, mars-avril 1918
49 Livret de l’exposition « Les banques dans la Grande Guerre – Archives inédites », conçue dans le cadre de la
commémoration de la Grande Guerre et réalisée par le groupe de travail Banques 14-18 au sein de l’Association
des archivistes français, à partir des fonds d’archives de cinq établissements bancaires et du Centre des archives
économiques et financières, 2015.
50 Avec une concentration notable dans l’axe Tanger – Rabat – Casablanca (Annuaire économique et financier
1918-1919, op. cit).
51 Sans compter les autres organismes assimilés (Rapport Bank Al-Maghrib, Implantation Bancaire 2016, p. 3)
52 Le taux de bancarisation actuel qui s’élevait à 34% en 2004 (Khalid HAMMES, « Prospective Maroc 2030,
Le système financier marocain », rapport établi pour le compte du Haut-Commissariat au Plan, mai 2006)
équivaudrait actuellement à 69% selon le dernier rapport de Bank Al Maghrib relatif à la supervision bancaire
(2016)
53 Omar DOUMOU, Article précédemment cité.

12
« Le chèque, on l’a répété cent fois, c’est de l'argent », affirmait déjà en 1865 le
député Alfred Darimon, rapporteur de la commission chargée d’examiner le projet de loi
française concernant les chèques54. Le sénateur M. Pouyer-Quertier, tout aussi affirmatif,
déclarait: « Le chèque ne représente qu'une seule chose, de l'argent55«.

Ces affirmations simplistes et naïves, résument à elles seules la conception ancestrale


qui perdure chez les usagers du chèque jusqu’à l’heure actuelle, celle consistant à assimiler le
chèque à un billet de banque et à lui conférer par là même un rôle qu’il ne peut assumer ni en
droit ni en économie : celui de suppléer ou remplacer la monnaie ayant cours légal. Cette
conception prise pour « argent comptant » a également pesé de son poids sur le maintien de
l’option répressive. Une confusion grossière qui revient à considérer le chèque comme du
numéraire, et à ne faire aucune distinction entre la monnaie à proprement parler et le moyen
permettant de mettre cette monnaie en mouvement 56. L’actuel code de commerce a même
conforté cette évidence en disposant que le paiement par chèque est libératoire57.

Cependant, la doctrine juridique française a contribué à la survivance et


l’enracinement de cette croyance tenace, au point que certains auteurs ont longtemps cru en
l’idée selon laquelle le chèque représente l’égal des espèces métalliques et des billets de
banque et qu’il peut s’y substituer, en raison de la fonction para monétaire qu’il exerce, tout
en méconnaissant le fait que le paiement par chèque ne produit pas l’effet libératoire de la
monnaie mais qu’il matérialise plutôt un acheminement vers le paiement, sans oublier qu’il
n’est pas revêtu du cours légal58.

A ce propos, la doctrine marocaine subit encore une fois l’influence de la doctrine


moyen-orientale, elle-même visiblement influencée par les attendus d’un célèbre arrêt de la
cour de cassation judiciaire égyptienne considérant que le paiement par chèque équivaudrait
au paiement en espèces59. Ce qui n’est pas étonnant, puisque déjà en 1933, un parlementaire
égyptien avait présenté une proposition de loi relative à la répression de l’émission de chèque
sans provision, arguant du fait que les chèques étaient assimilables aux billets de banque 60.
D’ailleurs, il est particulièrement remarquable que le libellé de l’expression « le chèque se
substitue à la monnaie dans les transactions commerciales » soit littéralement repris par une
grande partie des auteurs dans les pays arabes61. Rares parmi eux ont souligné le fait que la
monnaie devait être soigneusement distinguée de l’instrument de paiement censé la faire
circuler62. A ce propos, le professeur Chakib El Oufir met en exergue cette distinction

54 Rapport annexé à la séance du 26 avril 1865, cité par Jassuda BEDARRIDE, op. cit.
55 Cité par Charles LYON-CAEN et Louis RENAULT, op. cit.
56 Helmut CREUTZ, « Le syndrome de la monnaie. Vers une économie de marché sans crise », Paris,
Economica, 2008
57 Quoique l’article 293 du code de commerce concerne l’effet libératoire du paiement fait sur des exemplaires
du chèque, on peut en déduire que la même règle s’applique à propos de l’original du chèque.
58 J. JENTGEN, « Etudes sur le droit cambiaire : Préliminaires à l’introduction au Congo belge d’une
législation relative au chèque », Bruxelles, 1945
59 Cour de cassation égyptienne, Arrêt en date du 19 décembre 1960, publié dans l’Encyclopédie de
jurisprudence et de doctrine des pays arabes (en arabe) : "‫سحبء الشيكء وتسليمهء للمسحوبء عليهء كالوفاءءبالنقود‬
‫"سواء بسواء‬
60 Cité par Hassan SADEK AL MARSAFAWI op. cit.
61 « ‫» الشيك يقوم مقام النقود في المعاملت التجارية‬
62 Ahmed CHOUKRI SBAI (op.cit.), considère d’un côté que le chèque est un « substitut » de la monnaie, et
souligne, quelques chapitres plus tard, que le chèque n’a d’effet libératoire qu’après son paiement.

13
pourtant évidente en dégageant le paradoxe législatif visant à donner au chèque une fonction
monétaire tout en luttant farouchement contre ladite fonction63.

Par effet domino, la jurisprudence marocaine n’est malheureusement pas en reste 64, et
ce alors même que la jurisprudence du temps du Protectorat 65 distinguait nettement entre la
monnaie et le chèque, en considérant que la remise d’un chèque n’avait ni effet libératoire ni
novatoire66.

Par ailleurs, l’erreur de raisonnement et d’interprétation ayant enclenché le processus


de criminalisation de l’usage irrégulier du chèque est due en grande partie à la conception
économique du chèque entretenue aussi bien par la doctrine que par les divers acteurs des
milieux financiers, qui en fait une monnaie scripturale67.

Une confusion relayée également par l’aspect comptable du chèque, dans la mesure où
les entreprises et plus généralement les bénéficiaires de chèques considèrent le chèque, de leur
propre point de vue, comme étant purement et simplement de la monnaie, du début jusqu’à la
fin, en l’inscrivant au débit d’un compte de trésorerie d’où il ne bougera pas68.

Un amalgame d’autant plus amplifié par la psychologie des usagers lambda du chèque,
notamment les tireurs qui, en remettant un chèque, éprouvent une pseudo sensation de
libération, et se sentent violemment bousculés dans leur confort financier lorsqu’ils affrontent
les réclamations et les remontrances des bénéficiaires de chèques impayés. Certains tireurs
vont même jusqu’à faire preuve de résistance obstinée, malgré leur solvabilité, persuadés
d’avoir honoré leur créance par la seule remise du chèque et qu’il serait de ce fait hors de
question d’honorer une seconde fois la même créance, toujours selon leur propre
raisonnement erroné.

5. Assimilation fautive à d’autres types d’infractions

Résultat direct du postulat consistant à assimiler le chèque à la monnaie, un autre


amalgame sur lequel s’était basée la législation pénale du chèque et sur lequel elle semble
continuer à se baser, est matérialisé par une analogie hasardeuse opérée entre l’émission de
chèque sans provision notamment et d’autres infractions contre les biens.

C’est ainsi que la loi française du 2 août 1917 prévoyait un renvoi inexplicable aux
sanctions réprimant l’abus de confiance, elles-mêmes prévues à l’article 463 de l’ancien code

63 Chakib EL OUFIR, « La fonction instrumentale du chèque ou la persévérance dans la protection d’un


mythe », in « Le nouveau code de commerce », Actes de la journée d’études organisée par le Centre marocain
des études juridiques, Rabat, 5 juillet 1996, Collection Journées d’études, 1997
64 Cour d’appel commerciale de Fès, arrêt n° 179 en date du 14-02-2012, dossier n° 2016/2011
65 Arrêt de la Cour d’appel de Rabat, 8-V 1951, publié dans la Gazette des tribunaux du Maroc. Concernant
l’absence d’effet novatoire, voir article 305 du code de commerce
66 Ahmed CHOUKRI SBAI estime à ce propos que si la remise d’un chèque constituait novation, la créance
originaire serait éteinte en application de l’article 319 du dahir formant code des obligations et contrats (op.cit.),
67 Helmut CREUTZ, op. cit.
68 Helmut CREUTZ, op. cit.

14
pénal français de 1810. Renvoi que le dahir du 16 mars 1918 ne reproduisit pas en
mentionnant expressément les sanctions applicables69.

Plus surprenante est l’affirmation de Jules Valery, qui est allé jusqu’à comparer le
paiement effectué par la remise d’un chèque sans provision avec celui fait à travers l’usage de
monnaie contrefaite ou falsifiée, et à le considérer même encore plus dangereux que ce
dernier70. De même que considérait le sénateur M. Pouyer-Quertier que le chèque remis en
l’absence de fonds disponibles constituait purement et simplement de la fausse monnaie71.

Au Maroc, le dahir du 25 mai 1927 renvoyait de son côté aux peines prévues pour
l’escroquerie à l’article 405 de l’ancien code pénal français de 1810 72, dans la mesure où, pour
les rédacteurs de la loi française du 12 août 1926, dont ledit dahir est la reproduction, les
sanctions prévues pour l’abus de confiance avaient été jugées trop faibles 73. A ce sujet,
Jassuda Bédarride estimait que si l’émission d’un chèque sans provision ne constituait ni un
vol, ni un larcin, ni une filouterie, elle pouvait fort bien être assimilée à l’escroquerie, et que
l’émission d’un chèque non provisionné constituait la consommation du délit 74. Dans le même
sens, Ahmed Choukri Sbai conçoit que le tireur qui émet un chèque non provisionné fait
croire à la victime en l’existence de la provision, et qu’un acte aussi dangereux et susceptible
de détourner la fonction du chèque, constitue indéniablement l’essence même du délit
d’escroquerie, étant donné les incidences que ce dernier est susceptible d’engendrer vis-à-vis
des intérêts aussi bien privés que publics75. Il ajoute même que si le législateur a criminalisé
ce genre de comportement, c’est justement en vue de réprimer les actes frauduleux et
d’escroquerie.

D’ailleurs, le législateur du Maroc indépendant assimilait toujours aussi fautivement


l’infraction d’émission de chèque sans provision à l’escroquerie, dans la mesure où les deux
infractions coexistaient – et continuent à coexister - dans l’intitulé de la section II (De
l'escroquerie et de l'émission de chèque sans provision) du chapitre IX (Des crimes et délits
contre les biens) du titre premier (Des crimes, des délits correctionnels et des délits de police)
du livre III (Des diverses infractions et de leur sanction) du code pénal unifié de 1963. Et en
allant plus loin dans l’assimilation fautive, les articles 543 et 544 du code pénal que l’on peut
valablement considérer comme étant tacitement abrogés par le code de commerce de 1996,
prévoyaient des sanctions relatives à l’usage irrégulier du chèque par le renvoi à celles
prévues en matière d’escroquerie.

En fin de compte, ces différences de qualifications juridiques ne sont que le résultat de


l'importance de la valeur économique que revêt le chèque aux yeux des défenseurs de l’option
répressive. Il y a donc lieu de croire que dans leur pensée ces infractions ont été mises sur la
même ligne parce qu'ils estimaient retrouver dans l’usage irrégulier du chèque la même
immoralité et la même connotation frauduleuse caractéristiques desdites infractions.

69 Deux mois à deux ans d’emprisonnement et amende ne pouvant excéder le double de la valeur nominale du
chèque, ni être inférieure au quart de cette valeur
70 Jules VALERY, « Des Chèques en droit français », traité théorique et pratique, Paris, Librairie Générale De
Droit Et De Jurisprudence, 1936
71 Cité par Charles LYON-CAEN et Louis RENAULT, op. cit.
72 Emprisonnement d'un an au moins et de cinq ans au plus, et d'une amende de cinquante francs au moins et de
trois mille francs au plus
73 Maurice PATIN, « La législation pénale du chèque », Revue de science criminelle et de droit pénal comparé,
n° 4, octobre-décembre 1949
74 op. cit.
75 op. cit.

15
Mais en fait, toutes ces confusions ne signifient qu’une seule chose : que le système
économique et politique, lorsqu’il est intervenu au niveau de l’usage irrégulier du chèque, ne
s’embarrassait guère des subtilités et distinctions juridiques existant entre ces diverses
catégories d’infractions envisagées ci-dessus.

6. Apologie lyrique de l’option répressive

La législation pénale du chèque est très vite apparue comme une réponse énergique et
radicale à un problème complexe et en constante recrudescence : le phénomène des chèques
impayés, que les promoteurs de cette législation pensaient éradiquer ou du moins juguler par
une action brutale. La somme des arguments conjoncturels précédemment étudiés et sur
lesquels s’étaient appuyés les entrepreneurs de morale en 1917, ainsi que des louanges
prosaïques, exaltées, glorifiantes et presque dogmatiques, a conduit à un attachement de plus
en plus solide à une option répressive prétendument salvatrice.

C’est ainsi que Jules Valery n’a pas manqué de faire valoir que l’ensemble de la
législation pénale du chèque constituait des infractions de lèse-crédit, que l’option répressive
était largement justifiée car elle évite de discréditer le chèque et par là même que ce dernier
soit de moins en moins utilisé. Ils est allé jusqu’à considérer que le fait d’émettre un chèque
sans provision intéressait l’ordre public, et que les chèques devaient inspirer confiance vis-à-
vis de leurs utilisateurs, et qu’en conséquence la sévérité des sanctions pénales à l’encontre
des comportements susceptibles de diminuer ladite confiance s’expliquait, avec raison, par la
nécessaire prévention et répression de la fraude dans le but avoué de doter cet instrument de
paiement « …d’une garantie propre à lui valoir la confiance du public 76». Jean Percerou
estimait de son côté que les sanctions pénales de la loi française de 1917 n’étaient pas
suffisantes, et que les dispositions de la loi française de 1926 venues enrichir la liste des
comportements punissables en matière de chèque et renforcer les pénalités encourues
l’avaient « utilement » complétées77. Tandis que Maurice Patin pensait que le libéralisme qui
prévalait avant 1917 ne correspondait plus aux exigences contemporaines impliquant un usage
plus développé et plus sécurisé du chèque et que les sanctions pénales en la matière
s’avéraient nécessaires78.

Dans le même sens, et dans le dessein clairement affiché de défendre bec et ongle le
nécessaire maintien de l’option répressive, des auteurs marocains n’ont pas hésité à user
d’arguments religieux. Ahmed Khamlichi considère que les dispositions pénales sont
nécessaires pour qu’une plus grande confiance soit accordée au chèque, et dans le but de punir
plus efficacement les » titulaires de comptes manipulateurs et dupeurs qui ne détiennent pas
le moindre dirham et encore moins la simple pellicule d’un noyau de datte 79 «, selon une
formule clairement inspirée du Saint Coran80. De son côté, Ahmed Choukri Sbai estime que

76 Op. cit.
77 Jean PERCEROU, « Traité élémentaire de droit commercial », Huitième édition, Paris, 1931
78 Article précédemment cité
79 Traduit de l’arabe, « Droit pénal spécial », (en arabe) tome 2, deuxième édition, 1986
80 Une référence au verset 13 de la Sourate Fater du Saint Coran

16
» …la répression pénale est et demeure un mode réaliste et juridique en vue de limiter la
recrudescence de l’infraction d’émission de chèque sans provision et autres infractions
relatives au chèque, si ce n’est de l’éradiquer définitivement, conformément au Hadith selon
lequel » Le prince intimide davantage que n’intimide le Coran81 « «.

Enfin, signalons que l’option répressive n’est pas idéalisée uniquement par la doctrine
juridique. Elle l’a surtout été par les représentants du secteur bancaire, qui l’ont âprement
défendue et plaidé pour son maintien en de nombreuses occasions , notamment El Hadi
Chaibainou82, qui à l’occasion de l’entrée en vigueur de l’actuel code de commerce, en a
souligné le caractère novateur et a précisé que l’objectif en matière de chèque sans provision
serait de «… prévenir et dissuader avant de réprimer… » et de « … réhabiliter la crédibilité
du chèque en tant qu'instrument de paiement»83. Le même Chaibainou qui ne démords pas de
ses dires et persiste à soutenir mordicus l’inéluctabilité de la répression et à mettre l’accent sur
son rôle considérable dans la diminution du fléau des chèques sans provision84.

Conclusion

Tels sont donc les soubassements, un peu confus et désordonnés, du droit pénal du
chèque au Maroc.

Au terme de ce parcours généalogique sur la criminalisation de l’usage irrégulier du


chèque, qu’avons-nous constaté ?

81 Extrait de l’exposé du professeur CHOUKRI SBAI «A propos de l’avant-projet réglementant le chèque »,


Actes de la seconde conférence sur l’activité judiciaire et bancaire, « Le chèque sans provision, entre les
problèmes contemporains et les perspectives d’avenir », (En arabe) op. cit.
N.B. : "‫"يعز بالسلطانءمال يعز بالقرآن‬
Ces paroles attribuées par erreur au prophète de l’Islam, que la prière et la paix soient sur lui, ont été rapportées
en fait au troisième des califes dits éclairés Othmân ibn Affân.
82 El Hadi CHAIBAINOU, « Pour la crédibilité du chèque au Maroc, aspects technique informatiques et
juridiques », Casablanca, Edition DATA press, 1992
83 Propos recueillis par Seddik MOUAFFAK, « Nouvelle circulaire de Bank Al Maghrib sur le paiement par
chèque, Au bout du chéquier, la prison », Maroc Hebdo n° 308 du 31 janvier 1998.
84 « La politique pénale au Maroc : Réalité et perspectives », Actes des assises nationales organisées par le
ministère de la justice, Meknès, les 9, 10 et 11 décembre 2004, 1ère édition, publications de l’Association de
diffusion de l’information juridique et judiciaire (A.D.I.J.J.), Collection des colloques et des journées d’études,
numéro 4, 2005.

17
De ce qui précède, il découle que l’option répressive en matière d’usage irrégulier du
chèque, aujourd’hui centenaire, d’apparence constante, irréversible et indépassable, s’est
avérée prosaïque et étroitement dépendante du contexte historique dans lequel la législation
pénale du chèque a été instaurée.

C’est dire que l’option répressive en matière d’usage irrégulier du chèque n’était pas,
originellement, une initiative découlant d’une quelconque politique criminelle, mais qu’elle
était davantage l’expression bien visible d’une politique économique. Une politique résultant
d’une conjoncture d’un autre temps, prônant un interventionnisme étatique et utilisant le droit
pénal en vue de la garantie d’obligations contractuelles, dans le but d’assurer le changement
d’un certain nombre de comportements, pour la plupart des actes relevant d’une gestion
purement maladroite, par le biais de l’effet dissuasif des sanctions pénales.

Dès lors, force est de constater que le contexte historique dans lequel le droit pénal du
chèque avait vu le jour ne permettait à aucune entreprise de réflexion et de pensée d’en servir
de fondement logique. La criminalisation de l’usage irrégulier du chèque se basait sur au
moins cinq postulats de départ qui étaient sans nul doute légitimes, rationnels et péremptoires
du temps où ils étaient débattus, et d'une logique qui, théoriquement, ne laissait place qu’à très
peu de commentaires pour les mentalités du début du XXe siècle, mais apparaissent
aujourd’hui comme étant largement anachroniques et dépourvus de cohérence. Le droit pénal
du chèque apparait donc comme le résultat d’un bon nombre de confusions, délibérées ou
non, et constitue de ce fait le siège de l’un des plus grands décalages entre le droit et le fait.
Les promoteurs de l’option répressive avaient résolument une appréhension faussée du
chèque, en choisissant de privilégier une façon de raisonner simpliste ayant abouti à la mise
en œuvre mécaniste d’une option répressive qui s’est révélée incapable de brider les
comportements relevant de l’usage irrégulier du chèque.

Nous avons l’impression que les problématiques suscitées par la criminalisation de


l’usage irrégulier du chèque depuis 1918 jusqu’à l’heure actuelle, n'ont jamais été
réexaminées à fond. Depuis maintenant bientôt un siècle, l’on assiste à la redondance des
questionnements, des discours, des contradictions, des critiques, des exigences, qui nous
conforte dans notre conviction que rien n'avait changé et que rien ne changera jamais tant que
cette criminalisation sera maintenue sur la base d’arguments contextuels et anachroniques.

On peut dire que dans le processus historique, jamais le législateur marocain ne s’est
trouvé face à un défi aussi grand et aussi riche en enjeux que celui que constitue le maintien
anachronique du droit pénal du chèque au sein de l’arsenal juridique, car il faut bien admettre
que la répression s’est avérée ineffective, et que par un effet pervers cette épée de Damoclès a
fini par encourager le recours aux chèques de garantie pour aboutir en fin de compte à une
recrudescence galopante des chèques impayés.

Et à une époque où les législations comparées relatives au chèque se sont défaites petit
à petit des sanctions pénales pour entamer un processus de dépénalisation à un rythme de plus
en plus rapide, nous continuons au Maroc de suivre un modèle désormais révolu au sein de la
législation d’origine à partir de laquelle le droit pénal du chèque s’est essentiellement inspiré.

Il apparaît alors clairement que la commémoration du centenaire du droit pénal du


chèque au Maroc n’est pas un événement banal et qu’elle représente une occasion pour
rouvrir le débat sur une éventuelle dépénalisation de l’usage irrégulier du chèque et de nous

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interroger par conséquent sur l’opportunité ou non de maintenir une option répressive d’une
remarquable longévité et persistance.

En définitive, l’impuissance manifeste de la criminalisation, qui est somme toute une


réaction davantage radicale et émotionnelle que rationnelle, à remédier au contentieux généré
par l’usage irrégulier du chèque, nous mène à nous poser les questions suivantes : Que faire
pour endiguer ce raz-de-marée toujours montant ? Pourrait-on envisager une réaction non-
pénale à ce phénomène sans cesse en expansion ? Comment expliquer cette difficulté à sortir
du compromis pénal ? Qu’est ce qui résiste ou fait obstacle à la sortie du pénal ou à la
recherche d’une approche véritablement alternative en la matière ? Quelles stratégies et
quelles priorités devrons-nous adopter à l’avenir pour dépasser un siècle de criminalisation au
bilan catastrophique ?

Autant de questionnements auxquels nous nous efforcerons de donner des réponses,


tout en étudiant l’opportunité du maintien de l’option répressive, et ce dans le cadre d’une
prochaine étude.

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