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Comment lire intelligemment une publication

scientifique
Cette note est la version développée de la fiche que je vous ai joint dans le
mail. Ayant à effectuer une lecture critique d’article scientifique – exercice
qui me semble au moins aussi formateur que le traditionnel exposé. Les
premières années universitaires sont essentiellement vouées à l’acquisition
de connaissances et de méthodes : on apprend beaucoup de choses, mais
pas toujours comment se comporter face aux savoirs tels qu’ils sont élaborés
par les auteur-e-s, mis à disposition par les bibliothèques et par le web,
transmis par les enseignant-e-s. Or on pourrait presque soutenir que c’est
lorsque l’on se met à décortiquer les produits (au sens premier du terme)
académiques, lorsque l’on cherche à passer de « ce qui est dit » à
« comment l’auteur-e a fait pour le dire », que l’on commence à devenir
historien-ne, sociologue, économiste, géographe, démographe ou encore
anthropologue. Dès le master, c’est vous qui serez en situation de produire de
la connaissance, et, au fond, c’est sur le même type de critères que ceux qui
s’imposent aux chercheurs-ses de métier que votre travail sera examiné.

L’objectif est de former des esprits capables de discernement, aptes à ne pas


confondre une thèse séduisante et une démonstration étayée. Pour que la
lecture d’un texte scientifique soit vraiment profitable, il faut se déprendre de
l’attitude passive du consommateur d’information (tendance tout-à-fait
naturelle au demeurant) pour adopter une démarche active et critique au bon
sens du mot : soumettre les « productions humaines à un examen éclairé et
un jugement équitable » pour le dire comme dans l’ Encyclopédie de Diderot et
d’Alembert.

Je propose de découper l’exercice en trois grandes étapes :

1. présentation du cadre et du contexte de la publication ;


2. analyse de la démarche scientifique ;
3. discussion critique.

On pourrait presque se donner comme objectif, en tant qu’étudiant-e, de


maîtriser le mieux possible l’un de ces trois savoir-faire à la fin de chaque
année du premier cycle universitaire. Voici quelques indications pour
comprendre de quoi il retourne. Pour illustrer mon propos, j’ai agrémenté les
explications d’exemples puisés, assez arbitrairement, dans mes souvenirs de
lectures. Il y aurait sans doute bien des façons de compléter ou d’amender
ces diverses suggestions.

Présenter le cadre et le contexte de publication

Le premier point à aborder est simple : qui est l’auteur-e ? Cela paraît une
évidence, mais on oublie souvent que la recherche est faite par des hommes
et femmes et non par une abstraction lointaine (« des scientifiques ont
montré que »…). Au-delà de l’identité du rédacteur, ce qui importe, c’est son
statut (enseignant-e–chercheur-se (université), chercheur-se ou ingénieur-
e3 (organismes de recherche, autres institutions ayant un département
recherche), post-doctorant-e…) et son rattachement institutionnel
précis (institution, laboratoire, équipe…), ses thèmes de recherche et surtout
le fait qu’il/elle soit ou non spécialiste du domaine traité dans le texte étudié.
Ces renseignements ne doivent pas biaiser votre lecture en vous chargeant
d’a priori positifs (effet d’autorité) ou négatifs. Il s’agit surtout de savoir si
l’auteur-e appartient à la communauté scientifique, avec ce que cette
appartenance fournit comme garanties minimales de professionnalisme
(possession de diplômes, recrutement et évaluation par les pairs, inscription
dans une économie du « crédit académique », c’est-à-dire dans un milieu où
le besoin de reconnaissance se traduit par la nécessité de faire du bon
travail… . Évidemment, cela ne suffit pas. Et évidemment, rien n’empêche par
principe un-e chercheur-se non-professionnel-le d’offrir une contribution
essentielle à un champ de connaissance donné. Le critère essentiel reste bien
la rigueur et la scientificité du travail mené.

Savoir de quel type de publication relève le texte est de la plus grande


importance. A-t-on affaire à une étude empirique originale (article de
recherche publié dans une revue scientifique, mémoire, thèse de
doctorat…), nourrie de sources brutes et d’un rapport direct au « terrain » ?
À un essai ou une synthèse critique, essentiellement appuyés sur des travaux
préexistants (matériaux de seconde main) ? À une note (critique) de
lecture6 ? À un manuel ou un ouvrage de synthèse destiné aux étudiant-e-s
(cf. les collections du type « Que sais-je ? », « Repères », etc.) ? À un texte
de vulgarisation scientifique ou visant un lectorat étendu (cf. les « quatre
pages » comme Insee Première ou Population et sociétés) ?… On n’attend
pas la même chose de ces différentes catégories d’écrits, et on n’apprécie pas
non plus leur qualité de la même manière. Le genre « essai » est souvent
déprécié par les chercheurs qui se méfient du manque d’ancrage empirique
mais certains ouvrages de cette catégorie, parce qu’ils élargissent la réflexion
et prennent de la hauteur, sont reconnus comme des livres majeurs 7 . Le vrai
problème concerne surtout les produits marketing dont les signataires
peuvent être de pures créations médiatiques ou, parfois, de membres de la
communauté académique délaissant le travail ingrat du « terrain » au profit
de gains plus rapides et éventuellement plus matériels. Généralement, un
rapide coup d’œil à la bibliographie permet de se faire une idée du temps
passé à écrire l’ouvrage en question.

Lorsque vous lisez un article et que vous le passez au crible, il est essentiel
de bien identifier de quelle revue il est extrait. Vous acquerrez au fil de vos
études une sorte de culture du paysage éditorial, et saurez par exemple
que Sociologie, SociologieS et la Revue française de sociologie sont trois
revues tout-à-fait distinctes. L’existence ou non d’un comité de lecture, le
degré de légitimité de la revue, et surtout ses orientations théoriques sont
autant d’éléments à prendre en considération. L’irruption depuis quelques
années de l’open access fait l’objet de débats intenses : vous croyiez peut-
être jusqu’ici que les auteur-e-s d’articles étaient payé-e-s pour leur tâche, un
peu comme les pigistes, ou si vous préférez les feuilletonistes du XIXe siècle,
ce qui n’est heureusement pas le cas. Vous saurez désormais que certain-e-s
auteur-e-s payent, et parfois très cher (le coût étant en général supporté par
le laboratoire), pour voir leurs articles publiés dans ces revues électroniques,
avec des procédures d’expertise accélérées… et parfois pas d’expertise du
tout. Connaître les différents modèles de libre accès, dont certains sont
parfaitement légitimes, savoir ce qu’est une mise en ligne d’article sur le
mode « archive ouverte » (ex : HAL-SHS), constituent une nécessité.

Les tours d’ivoire n’existent pas et toute publication s’inscrit, explicitement


ou non, dans une époque traversée par des débats sociaux, sociétaux,
politiques, dont les débats scientifiques sont pour la plupart
indissociables.Pour réaliser une analyse de lecture satisfaisante, vous serez
donc souvent amené à effectuer quelques recherches sur ce contexte de
publication – sans aller nécessairement jusqu’à transformer l’exercice en
commentaire de document historique.Cela amènera à mieux saisir le texte,
parfois même à lire entre les lignes.

Résumer en un ou deux paragraphes le contenu de la publication, en mettant


en relief son argument principal et/ou ses principaux résultats, est une bonne
façon de conclure la première étape avant de passer à la seconde.

Analyser la démarche scientifique

On entre désormais dans le cœur de l’analyse, disons dans l’étude « interne »


de la publication. Chaque auteur-e a son propre style malgré le caractère
relativement codifié de l’écriture académique : l’exposition de la démarche
adoptée et des ressources mobilisées est, selon les cas, plus ou moins
formalisée. Le facteur disciplinaire est à cet égard assez déterminant : la
santé publique et l’épidémiologie tendent à imposer la norme de rédaction dite
« IMRAD » (pour Introduction, Method, Results and Discussion ) mais les
sciences humaines restent dans l’ensemble rétives à l’idée d’une telle
standardisation des articles, propice au formatage de l’écriture sinon de la
pensée. Il faut donc parfois, pour recomposer les étapes d’un raisonnement,
être capable de s’abstraire de la lecture ligne à ligne. Notons qu’en général,
les études de type « quantitatif » (surtout en économie et en démographie)
reposent sur des protocoles un peu plus normés que les travaux
« qualitatifs ».

Pour qu’une enquête scientifique soit digne d’intérêt il faut qu’elle repose sur
un objet construit de manière raisonnée, une problématique féconde et,
même si elles ne sont pas toujours indiquées noir sur blanc, sur
des hypothèses de départ (le dispositif de recherche étant une mise à
l’épreuve de leur validité). À vous de les repérer, et d’apprécier leur richesse
et leur pertinence. Lorsque des économistes d’aujourd’hui cherchent à évaluer
l’impact des cycles menstruels sur les comportements économiques ou les
préférences sociales, vous êtes en droit de vous interroger, même si le
protocole expérimental peut paraître impressionnant… Une problématique
s’inscrit dans un cadre théorique de référence, ou tout au moins un cadre
d’analyse lui-même issu d’un courant, d’une « école », au minimum d’un
corps de concepts et/ou de méthodes. On parvient à deviner ce cadre via
différents indices (auteur-e-s cité-e-s, vocabulaire utilisé…), le laboratoire
d’appartenance étant pour les connaisseurs une indication forte, mais surtout
en observant la liste des références bibliographiques.

La question des (res)sources empiriques utilisées est sans conteste la plus


importante à aborder. Si vous êtes en début de cursus, c’est sur cette
dimension que vous focaliserez tout particulièrement votre attention.
Contrairement au journaliste, l’auteur-e, en sciences humaines, cite ses
sources. Il/elle le fait au fil du texte, généralement selon un système de notes
(de bas de page ou de fin), souvent après avoir présenté ces sources en
introduction ou en première partie. Ces dernières sont ensuite inventoriées en
fin d’ouvrage. Les matériaux de base de la recherche peuvent être de
plusieurs natures. Si je les présente d’un seul tenant, c’est que l’évolution de
la transdisciplinarité a contribué à estomper les spécificités propres à chaque
discipline ou sous-discipline (caricaturalement : archives pour les historiens,
entretiens ou observation participante pour les socio-ethnographes, bases
statistiques pour les démographes, les économistes ou les sociologues
quantitativistes, etc.). De façon très synthétique et nécessairement
incomplète on peut distinguer :

 les sources imprimées (la « littérature primaire »), ainsi que les
images, œuvres audiovisuelles, etc.
 les archives, c’est-à-dire tous les documents bruts conservés sans
finalité de publication (ajoutons, pour certaines époques, les matériaux
archéologiques)
 les entretiens oraux (témoignages, récits d’expérience ou de vie…) et
observations in situ
 les données statistiques (statistiques publiques, enquêtes originales)

L’usage qui est fait de ce corpus relève-t-il bien d’une démonstration logique,
conforme aux règles d’ « administration de la preuve » (l’auteur-e prouve-t-
il/elle ce qu’il/elle affirme?) ? Cette question vous conduit à vous pencher
attentivement sur la démarche mise en œuvre : analyse documentaire,
croisement d’informations, classement ou élaboration d’une typologie,
traitements statistiques, réalisation de cartes, etc. Il est difficile de détailler
davantage cet aspect qui se prête moins aux remarques transversales. L’idée
sur laquelle on pourrait insister est la suivante : nul n’est compétent sur tous
les sujets, dans toutes les disciplines, capable d’émettre un avis sur toutes
les techniques existant pour transformer des données en résultats… mais on
ne doit jamais pour autant se laisser intimider par un texte. Le caractère
rigoureux ou au contraire approximatif, limpide ou confus, riche ou creux
d’une démonstration peut être assez facilement repéré par un-e non-
spécialiste un tant soit peu exercé. L’honnêteté intellectuelle, la prudence
quand elle s’impose, le refus des outrances et des règlements de compte,
laissent généralement présumer le sérieux d’une étude. Un article publié par
le sociologue Mathieu Ichou dans la Revue française de sociologie est selon
moi un excellent exemple17 . La transparence de la démarche, la capacité à
se situer dans un débat scientifique sensible (tout en le désamorçant) et à
expliquer simplement une méthode sophistiquée, le sens de la nuance, n’ont
pas pour seul effet de rendre un propos plus convaincant. Ils permettent aussi
de clarifier les points d’opposition, de mieux poser les problèmes, de faire
évoluer les controverses au lieu de les figer, etc. Cela nous amène au dernier
stade, celui de la « discussion ».

Discuter le texte

J’ai évoqué en introduction le principe d’une acquisition graduelle des


compétences. Il n’y a pas lieu d’exiger d’un-e étudiant-e en premier semestre
de licence qu’il/elle se lance dans une « discussion » hyper-technique qui
nécessiterait des années de spécialisation. Être capable de dire si le texte
vous a paru clair, convaincant et surtout intéressant (et en quoi) est déjà une
première forme d’appropriation. Mieux encore, vous pouvez indiquer ce que la
lecture vous a apporté : vous sentez-vous un peu plus savant après cette
lecture ? Avez-vous l’impression d’avoir revu grâce à celle-ci certaines idées
reçues ou clichés (ou l’article reste-t-il lui-même prisonnier d’un certain
nombre d’a priori ?) ? Dire en quoi le texte étudié s’insère dans votre
enseignement ou peut le compléter est peut-être ce qu’il y a de plus utile.

Les questions plus pointues sont de divers ordres. Le texte est-il plutôt
classique ou novateur sur plan empirique (connaissances), méthodologique ou
théorique (questions générales) ? Y a-t-il des biais d’analyse flagrants ou
des « oublis » évidents (ex : l’auteur-e n’a pas mentionné une thèse
contradictoire, a évoqué mais déformé les arguments adverses, a occulté un
fait établi qui fragiliserait ses arguments, etc.)? Des aspects factuels,
méthodologiques, interprétatifs ou plus théoriques sont-ils en contradiction
avec ce que l’on peut savoir par ailleurs ? Quelles sont les limites de
l’étude et comment pourrait-on y remédier ? Ne pas développer ces éléments
de discussion ne vous interdit pas d’y réfléchir de votre côté. En osant
exprimer vos commentaires, même brefs, il n’est pas impossible que vous
fassiez découvrir à vos enseignant-e-s des choses qu’ils/elles n’avaient pas
vues.

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