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scientifique
Cette note est la version développée de la fiche que je vous ai joint dans le
mail. Ayant à effectuer une lecture critique d’article scientifique – exercice
qui me semble au moins aussi formateur que le traditionnel exposé. Les
premières années universitaires sont essentiellement vouées à l’acquisition
de connaissances et de méthodes : on apprend beaucoup de choses, mais
pas toujours comment se comporter face aux savoirs tels qu’ils sont élaborés
par les auteur-e-s, mis à disposition par les bibliothèques et par le web,
transmis par les enseignant-e-s. Or on pourrait presque soutenir que c’est
lorsque l’on se met à décortiquer les produits (au sens premier du terme)
académiques, lorsque l’on cherche à passer de « ce qui est dit » à
« comment l’auteur-e a fait pour le dire », que l’on commence à devenir
historien-ne, sociologue, économiste, géographe, démographe ou encore
anthropologue. Dès le master, c’est vous qui serez en situation de produire de
la connaissance, et, au fond, c’est sur le même type de critères que ceux qui
s’imposent aux chercheurs-ses de métier que votre travail sera examiné.
Le premier point à aborder est simple : qui est l’auteur-e ? Cela paraît une
évidence, mais on oublie souvent que la recherche est faite par des hommes
et femmes et non par une abstraction lointaine (« des scientifiques ont
montré que »…). Au-delà de l’identité du rédacteur, ce qui importe, c’est son
statut (enseignant-e–chercheur-se (université), chercheur-se ou ingénieur-
e3 (organismes de recherche, autres institutions ayant un département
recherche), post-doctorant-e…) et son rattachement institutionnel
précis (institution, laboratoire, équipe…), ses thèmes de recherche et surtout
le fait qu’il/elle soit ou non spécialiste du domaine traité dans le texte étudié.
Ces renseignements ne doivent pas biaiser votre lecture en vous chargeant
d’a priori positifs (effet d’autorité) ou négatifs. Il s’agit surtout de savoir si
l’auteur-e appartient à la communauté scientifique, avec ce que cette
appartenance fournit comme garanties minimales de professionnalisme
(possession de diplômes, recrutement et évaluation par les pairs, inscription
dans une économie du « crédit académique », c’est-à-dire dans un milieu où
le besoin de reconnaissance se traduit par la nécessité de faire du bon
travail… . Évidemment, cela ne suffit pas. Et évidemment, rien n’empêche par
principe un-e chercheur-se non-professionnel-le d’offrir une contribution
essentielle à un champ de connaissance donné. Le critère essentiel reste bien
la rigueur et la scientificité du travail mené.
Lorsque vous lisez un article et que vous le passez au crible, il est essentiel
de bien identifier de quelle revue il est extrait. Vous acquerrez au fil de vos
études une sorte de culture du paysage éditorial, et saurez par exemple
que Sociologie, SociologieS et la Revue française de sociologie sont trois
revues tout-à-fait distinctes. L’existence ou non d’un comité de lecture, le
degré de légitimité de la revue, et surtout ses orientations théoriques sont
autant d’éléments à prendre en considération. L’irruption depuis quelques
années de l’open access fait l’objet de débats intenses : vous croyiez peut-
être jusqu’ici que les auteur-e-s d’articles étaient payé-e-s pour leur tâche, un
peu comme les pigistes, ou si vous préférez les feuilletonistes du XIXe siècle,
ce qui n’est heureusement pas le cas. Vous saurez désormais que certain-e-s
auteur-e-s payent, et parfois très cher (le coût étant en général supporté par
le laboratoire), pour voir leurs articles publiés dans ces revues électroniques,
avec des procédures d’expertise accélérées… et parfois pas d’expertise du
tout. Connaître les différents modèles de libre accès, dont certains sont
parfaitement légitimes, savoir ce qu’est une mise en ligne d’article sur le
mode « archive ouverte » (ex : HAL-SHS), constituent une nécessité.
Pour qu’une enquête scientifique soit digne d’intérêt il faut qu’elle repose sur
un objet construit de manière raisonnée, une problématique féconde et,
même si elles ne sont pas toujours indiquées noir sur blanc, sur
des hypothèses de départ (le dispositif de recherche étant une mise à
l’épreuve de leur validité). À vous de les repérer, et d’apprécier leur richesse
et leur pertinence. Lorsque des économistes d’aujourd’hui cherchent à évaluer
l’impact des cycles menstruels sur les comportements économiques ou les
préférences sociales, vous êtes en droit de vous interroger, même si le
protocole expérimental peut paraître impressionnant… Une problématique
s’inscrit dans un cadre théorique de référence, ou tout au moins un cadre
d’analyse lui-même issu d’un courant, d’une « école », au minimum d’un
corps de concepts et/ou de méthodes. On parvient à deviner ce cadre via
différents indices (auteur-e-s cité-e-s, vocabulaire utilisé…), le laboratoire
d’appartenance étant pour les connaisseurs une indication forte, mais surtout
en observant la liste des références bibliographiques.
les sources imprimées (la « littérature primaire »), ainsi que les
images, œuvres audiovisuelles, etc.
les archives, c’est-à-dire tous les documents bruts conservés sans
finalité de publication (ajoutons, pour certaines époques, les matériaux
archéologiques)
les entretiens oraux (témoignages, récits d’expérience ou de vie…) et
observations in situ
les données statistiques (statistiques publiques, enquêtes originales)
L’usage qui est fait de ce corpus relève-t-il bien d’une démonstration logique,
conforme aux règles d’ « administration de la preuve » (l’auteur-e prouve-t-
il/elle ce qu’il/elle affirme?) ? Cette question vous conduit à vous pencher
attentivement sur la démarche mise en œuvre : analyse documentaire,
croisement d’informations, classement ou élaboration d’une typologie,
traitements statistiques, réalisation de cartes, etc. Il est difficile de détailler
davantage cet aspect qui se prête moins aux remarques transversales. L’idée
sur laquelle on pourrait insister est la suivante : nul n’est compétent sur tous
les sujets, dans toutes les disciplines, capable d’émettre un avis sur toutes
les techniques existant pour transformer des données en résultats… mais on
ne doit jamais pour autant se laisser intimider par un texte. Le caractère
rigoureux ou au contraire approximatif, limpide ou confus, riche ou creux
d’une démonstration peut être assez facilement repéré par un-e non-
spécialiste un tant soit peu exercé. L’honnêteté intellectuelle, la prudence
quand elle s’impose, le refus des outrances et des règlements de compte,
laissent généralement présumer le sérieux d’une étude. Un article publié par
le sociologue Mathieu Ichou dans la Revue française de sociologie est selon
moi un excellent exemple17 . La transparence de la démarche, la capacité à
se situer dans un débat scientifique sensible (tout en le désamorçant) et à
expliquer simplement une méthode sophistiquée, le sens de la nuance, n’ont
pas pour seul effet de rendre un propos plus convaincant. Ils permettent aussi
de clarifier les points d’opposition, de mieux poser les problèmes, de faire
évoluer les controverses au lieu de les figer, etc. Cela nous amène au dernier
stade, celui de la « discussion ».
Discuter le texte
Les questions plus pointues sont de divers ordres. Le texte est-il plutôt
classique ou novateur sur plan empirique (connaissances), méthodologique ou
théorique (questions générales) ? Y a-t-il des biais d’analyse flagrants ou
des « oublis » évidents (ex : l’auteur-e n’a pas mentionné une thèse
contradictoire, a évoqué mais déformé les arguments adverses, a occulté un
fait établi qui fragiliserait ses arguments, etc.)? Des aspects factuels,
méthodologiques, interprétatifs ou plus théoriques sont-ils en contradiction
avec ce que l’on peut savoir par ailleurs ? Quelles sont les limites de
l’étude et comment pourrait-on y remédier ? Ne pas développer ces éléments
de discussion ne vous interdit pas d’y réfléchir de votre côté. En osant
exprimer vos commentaires, même brefs, il n’est pas impossible que vous
fassiez découvrir à vos enseignant-e-s des choses qu’ils/elles n’avaient pas
vues.