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Dossier de TD n°3

Le budget de l’Union européenne, la coordination des politiques économiques


et le policy-mix européen

Contenu du dossier

Document 1 – Le budget de l’Union européenne (source : Commission européenne)


Document 2 - Cadre financier pluriannuel 2021-2027, cadre financier pluriannuel 2014-2020
et comparaison entre les cadres financiers pluriannuels 2007-2013 et 2014-2020 (source :
Commission européenne)
Document 3 – « Le « "policy-mix" dans la zone euro », Julien Licheron et Sébastien
Pommier, Idées économiques et sociales, n°148, 2007 (extraits).
Document 4– « Coordination des Politiques Economiques en Europe », Laurence Boone,
Revue d’Economie Financière, n°103, 2011, (extraits).
Document 5 – « Le Policy-mix de la zone euro. Un équilibre intrinsèquement instable »,
Pierre Jaillet, Institut Jacques Delors, Policy Paper n° 291, Juin 2023.

Questions :

1. Dans quelle mesure le budget européen répond-il aux rôles attribués à la politique budgétaire par
R. Musgrave (allocation, redistribution et stabilisation économique) ? Vous traiterez cette question
en vous appuyant sur le document 1.
2. Commentez les différents cadres financiers pluriannuels 2021-2027, 2014-2020, 2007-2013 (cf.
document 2).
3. Quelles sont les deux approches de la coordination des politiques économiques ? Expliquez (cf.
document 3).
4. Caractérisez la coordination des politiques économiques avant la crise financière de 2007-2008.
Distinguez la coordination des politiques conjoncturelles de la coordination des politiques
structurelles. Quel type de coordination l’Europe a-t-elle privilégié ? Vous prendrez en compte le
document 4 et 5 pour répondre aux questions.
5. Caractérisez le policy-mix de la zone euro. Est-il efficace ? (cf. document 5).

1
Document 1 – « Le budget de l’Union européenne »
L'élaboration et le contrôle du budget de l'Union européenne répondent à des règles strictes, qui
placent le pouvoir décisionnel entre les mains des Etats membres au travers du Conseil de l'Union
européenne, et du Parlement européen. Pour l'année 2023, le budget de l'Union européenne est établi
à 168,64 milliards d'euros en crédits pour paiement. Il représente 1,03% du RNB des pays
membres. Et, en crédits pour engagement, il s'élève à 186,61 milliards d'euros, soit 1,14% du RNB
européen.

Définis à l’origine par les traités de Paris (1951) et de Rome (1957), les mécanismes budgétaires ont
été modifiés à plusieurs reprises. A partir de 1970 et encore plus avec le traité de Lisbonne de 2009,
les pouvoirs du Parlement européen en matière budgétaire se sont progressivement accrus. Depuis
1988 sont définies des "perspectives financières" qui fixent un plafond et la composition des
dépenses pour une période pluriannuelle. Le cadre financier pluriannuel est actuellement renouvelé
tous les 7 ans.

Négocié dans la douleur pendant deux ans, le cadre financier pluriannuel pour la période 2014-2020
a ainsi fait l'objet d'un accord politique au Conseil le 19 juin 2013. Il a ensuite été définitivement
adopté le 19 novembre 2013 par le Parlement européen à 537 voix pour (conservateurs, libéraux et
socialistes), 126 contre (gauche radicale et verts) et 19 abstentions. Il fixe un budget de 908,4
milliards d'euros de crédits de paiements (ce qui est effectivement déboursé) sur 7 ans.
Le cadre financier pluriannuel 2021-2027, s’élevant à 1074,3 milliards d’euros, a été approuvé par
le Parlement européen (548 voix pour, 81 contre et 66 abstentions), le 16 décembre 2020, après plus
de deux ans et demi de négociations. Il est par ailleurs pour la première fois assorti d'un plan de
relance de 750 milliards d'euros supplémentaires sur 3 ans pour faire face à l'impact économique de
la pandémie de coronavirus.
Le Parlement européen a également voté le calendrier juridiquement contraignant de mise en place
des différentes ressources propres destinées à rembourser l'emprunt consenti pour financer le plan
de relance (contribution plastique en 2021, quotas d'émission carbone à partir de 2023, taxe
numérique à partir de 2024, taxe sur les transactions financières à partir de 2026...). Le cadre
financier pluriannuel 2021-2027 est entré en application le 1er janvier 2021.

Le budget de l'UE est établi selon un certain nombre de principes et doit être nécessairement
équilibré. Il obéit à huit grands principes : unité, universalité, annualité, équilibre, spécialité, bonne
gestion financière, transparence, unité de compte.

Les principes budgétaires

• Unité et vérité budgétaire : un document unique rassemble l'ensemble des recettes et dépenses de
l'Union européenne. Toutes les recettes et les dépenses des Communautés et de l'Union doivent être
inscrites au budget ;

• Universalité : d'une part, il est impossible d'affecter les recettes à des dépenses précises (règle de
non-affectation), d'autre part, les montants des recettes et des dépenses doivent apparaître dans le
détail (règle de non-contraction) ;

• Annualité : le budget est voté pour un an (l'exercice budgétaire commence le 1er janvier pour
s'achever le 31 décembre) et doit prendre en compte les programmes d'intervention prévus sur
plusieurs années. En principe, les crédits non utilisés à la fin d'un exercice budgétaire sont annulés.
Mais le règlement fixe certaines conditions selon lesquelles ils peuvent être reportés pour l'exercice
suivant ;

2
• Equilibre : les prévisions de recettes doivent être égales à celles des dépenses ;

• Spécialité des dépenses : elles sont destinées à un but spécifique et ne peuvent être utilisées à
d'autres fins. Chaque crédit est donc affecté à une dépense spécifique. Le budget est structuré en
sections, titres, chapitres, articles et postes et les crédits sont précisément répartis, tout en prévoyant
une certaine flexibilité de gestion pour les institutions ;

• Principe de bonne gestion financière : Des objectifs vérifiables sont mis en œuvre selon des
principes d'efficacité, d'économie et d'efficience. Les institutions doivent ensuite réaliser des
évaluations ex-ante et ex-post conformément aux orientations définies par la Commission
européenne ;
• Principe de transparence : l'établissement et l'exécution du budget ainsi que la reddition des
comptes doivent respecter le principe de transparence. Cela se traduit notamment par la publication
du budget et des budgets rectificatifs au Journal officiel de l'Union européenne. Cette publication
est effectuée dans un délai de deux mois après la date de l'arrêt définitif du budget par le Parlement
européen ;

• Principe d'unité de compte : l'euro est l'unité de compte pour l'ensemble des opérations concernant
le budget. Dans certaines conditions précisées par le règlement financier, certaines opérations
peuvent être effectuées dans les monnaies nationales.

Crédits pour engagement et crédits pour paiement

Le principe d'annualité du budget signifie le rattachement des opérations à un exercice annuel de


façon à faciliter le contrôle de l'activité de l'exécutif européen. Toutefois, il est souvent nécessaire
de mener des actions pluriannuelles. Dans ce cas, on fait appel à la notion de crédits dissociés, qui
se décomposent entre crédits d'engagement et crédits de paiement.

Les crédits pour engagement correspondent aux montants que l'UE s'engage, une année donnée, à
dépenser pendant l'exercice en cours, ainsi que lors des exercices ultérieurs pour les actions
pluriannuelles.

Les crédits pour paiement couvrent les dépenses prévues pour l'année budgétaire, et celles engagées
lors des exercices précédents, mais qui n'ont pas encore été payées.

L'écart entre les crédits d'engagement et les crédits de paiement représente le décalage dans le temps
entre le moment où les engagements sont contractés et le moment où les paiements correspondants
sont liquidés.

Les ressources du budget de l’UE

Le budget est financé par différents types de ressources, l'Union européenne ne prélevant aucun
impôt elle-même.

La ressource "RNB", pour "revenu national brut", est la principale manne financière de l'Union
européenne puisqu'elle alimente 64% environ du budget en 2023 (107,9 milliards d’euros en
crédits pour paiement). Chaque Etat membre verse ainsi une contribution calculée en fonction de
son poids économique. Autrement dit, les contributions des États membres de l’UE au budget de
l’UE sont calculées sur la base de leur puissance économique relative, mesurée par leur revenu
national brut (RNB), ce qui garantit la solidarité et l’équité des recettes du budget de l’UE.

3
Les ressources propres traditionnelles (RPT) constituent 12,8% des recettes totales en 2023
(21,6 milliards d’euros). Elles se composent de droits de douane perçus sur les importations en
provenance de pays tiers et de droits de douane perçus sur les importations dans l'UE de produits
en provenance de pays tiers et de taxes sur les importations de produits agricoles couverts par la
Politique agricole commune.
La ressource TVA contribue à 12,27% des recettes en 2023 (20,7 milliards d’euros). Il s'agit
d'un taux uniforme, pour tous les Etats membres, à l'assiette harmonisée selon les règles de l'UE.
La ressource plastique est fondée sur la part d’emballages plastiques non recyclés. Elle
n’existe que depuis le 1er janvier 2021. Elle contribue à 3,79% des recettes en 2023 (6,4
milliards d’euros).

5,81 % du budget de 2023 provient de la contribution du Royaume-Uni (9,8 milliards d’euros).


En effet, les Britanniques doivent honorer leurs engagements passés en application de l’accord de
retrait entré en vigueur le 31 janvier 2020.

Enfin, le reste (1,3%) provient de taxes versées par le personnel de l'UE sur ses rémunérations,
de contributions de pays tiers à certains programmes européens, d'amendes infligées aux
entreprises qui enfreignent les règles de concurrence ou d'autres lois, ainsi que du solde de
l'exercice précédent (2,2 milliards d’euros).

Mécanismes de correction

Ils ont été conçus pour compenser les contributions de certains États membres considérées
comme excessives :
 Le Royaume-Uni est remboursé à hauteur de 66 % de la différence entre sa contribution
et ce qu'il reçoit en retour du budget. Le coût de ce rabais est réparti entre les États
membres proportionnellement à leur contribution calculée en fonction du RNB.
Cependant, l’Allemagne, les Pays-Bas, l’Autriche et la Suède, qui ont estimé que leurs
contributions respectives au budget étaient trop élevées, ne versent que 25 % de la part
prévue pour financer la correction en faveur du Royaume-Uni.
 Pour la période 2014-2020 uniquement, le Danemark, les Pays-Bas et la Suède
bénéficient de réductions brutes de leur contribution annuelle calculée en fonction du
RNB s'élevant respectivement à 130 millions d'euros, 695 millions d'euros et 185 millions
d'euros (exprimés en prix de 2011). L’Autriche bénéficie d'une réduction brute de sa
contribution annuelle de 30 millions d’euros en 2014, de 20 millions d’euros en 2015 et
de 10 millions d’euros en 2016.
 Pour la période 2014-2020 uniquement, les taux d'appel réduits sur la TVA pour
l'Allemagne, les Pays-Bas et la Suède sont établis à 0,15 %.

Le départ du Royaume-Uni de l’UE conduit à la disparition du rabais budgétaire dont bénéficiait


celui-ci. Il en va de même des rabais sur le rabais britannique accordés à certains États membres.
Les rabais liés aux taux d’appel réduits de la ressource propre fondée sur la taxe sur la valeur
ajoutée et les réductions forfaitaires des contributions basées sur le revenu national brut ont
expiré automatiquement fin 2020.
Bien que le « rabais britannique » introduit en 1984 ne s’applique plus, le Danemark,
l’Allemagne, les Pays-Bas, l’Autriche et la Suède continueront de bénéficier de corrections
forfaitaires pendant la période 2021-2027.

4
Que finance le budget ?
Le budget de l’UE est ventilé en cinq rubriques : 1) croissance intelligente et inclusive. Cette
rubrique comprend deux sous-rubriques : compétitivité pour la croissance et l’emploi d’une part et
cohésion économique, sociale et territoriale d’autre part. 2) croissance durable – ressources
naturelles. 3) sécurité et citoyenneté. 4) l’Europe dans le Monde. 5) Administration.

Depuis 2021, le cadre financier 2021-2027 dans lequel s’insère le budget 2023, prévoit une
répartition du budget de l’Union en sept rubriques :
- rubrique 1 : marché unique, innovation et numérique
- rubrique 2 : cohésion, résilience et valeurs
- rubrique 3 : ressources naturelles et environnement
- rubrique 4 : migrations et gestion des frontières
- rubrique 5 : sécurité et défense
- rubrique 6 : voisinage et monde
- rubrique 7 : administration publique européenne.

5
Budget 2023 de l’UE (en milliards d’euros)

6
Document 2 : Les cadres financiers pluriannuels et le plan de relance de l’UE

7
Cadre financier pluriannuel 2021-2027 et le plan de relance de l’UE (Next Generation EU)

Source : Commission européenne. Tous les montants sont exprimés en milliards d’euros.

Détail des montants du plan de relance de l’UE :

Source : Commission européenne. Tous les montants sont exprimés en millions d’euros, prix constants.

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9
10
Document 4 :

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Document 5

Le Policy- ÉCONOMIE &

mix de la
FINANCE

POLICY PAPER N°291


JUIN 2023

zone euro #uem


#zoneeuro
#unionpolitique

Un équilibre intrinsèquement instable1


Introduction Pierre Jaillet
Chercheur associé,
En l’absence d’union politique, le Traité sur l’Union économique et monétaire politique économique
européenne (UEM)2 définit un modèle original de Policy-mix où les politiques budgé- et monétaire
taires restent une prérogative des États membres alors que la politique monétaire européenne
unique est déléguée à la Banque centrale européenne, institution fédérale indépen-
dante au centre de l’Eurosystème. Dans cette configuration inédite, les interactions
entre la politique monétaire centralisée et les politiques budgétaires coordonnées
sous régime intergouvernemental se sont dès le départ révélées complexes et
l’équilibre du Policy-mix intrinsèquement instable, au gré des évènements qui ont
marqué son évolution.3

Un autre élément important, sur le plan institutionnel, est que la politique moné-
taire unique concerne (par construction) la seule zone euro, alors que le cadre de
coordination économique (incluant en particulier les règles budgétaires) englobe
toute l’Union européenne. Ce hiatus n’a jamais été levé et s’oppose à la définition et
à l’exercice d’un Policy-mix spécifique à la zone euro4.

1 Pierre Jaillet, Chercheur associé, Institut Jacques Delors et Institut des relations internationales et
stratégiques (IRIS), Professeur à IRIS sup. L’auteur remercie Thierry Chopin, Johannes Lindner et
Sébastien Maillard pour leurs remarques sur une version préliminaire du texte.
2 Cf. Traité sur l’Union européenne (TUE), 1993.
3 Pour une synthèse des questions théoriques posées par le modèle, voir Kempf, 2019.
4 La reconnaissance en 2007 par le Traité de Lisbonne de l’Eurogroupe, réunissant de façon « infor-
melle » les ministres des Finances de la zone euro, a plutôt conforté ce modèle intergouvernemen-
tal de coordination sans apporter de réponse à ce hiatus institutionnel.

1 • Institut Jacques Delors • Policy Paper

15
Ce Policy paper revient dans un premier temps sur les faiblesses du volet écono-
mique de l’UEM, son « talon d’Achille », pour reprendre les termes de Jacques Delors
(2003). Il passe ensuite en revue les différentes phases du Policy mix de la zone
euro, de 1999 à la grande crise financière de 2008-2009 et à la crise de la zone
euro qui l’a suivie, puis de l’engagement de la BCE en 2012 à préserver à tout prix
l’intégrité de la zone monétaire à la dominance budgétaire culminant lors de la crise
du Covid, avant que le choc d’inflation de 2021-2022 n’impose un revirement de la
politique monétaire et un rééquilibrage du Policy-mix. Enfin, la dernière section de
l’article revient brièvement sur les propositions (comme celles récemment avan-
cées par la Commission de l’UE), visant à améliorer la gouvernance économique de
la zone euro.

I Les limites et l’échec d’un modèle de coordination économique


a minima
La coordination budgétaire de l’UEM devait à l’origine reposer sur trois élé-
ments complémentaires : la prévention des externalités liées aux divergences de
politiques et aux dettes publiques excessives ; l’efficacité des stabilisateurs auto-
matiques nationaux (en l’absence de transferts et d’un budget communautaires) ; la
cohérence et la visibilité, enfin, des orientations macroéconomiques de la zone.
Dans l’hypothèse où ces conditions étaient réunies, encore fallait-il, pour éviter les
conflits de Policy-mix, assurer un dialogue régulier entre les autorités budgétaires
et monétaires. Or les premières en attendaient surtout des conditions financières
favorables, alors que les secondes s’y prêtaient avec réticence, au nom de leur
indépendance5. À cet égard, une conviction assez partagée à l’origine était que ce
modèle introduisait un biais en faveur du volet monétaire de l’UEM. D’autres res-
ponsables, à l’inverse, jugeaient que ce modèle était viable, sous réserve que les
États membres respectent les règles du jeu communes (Issing, 2006). L’expérience
des deux premières décennies de l’UEM a cependant montré que ce modèle incom-
plet de Policy-mix portait le risque d’une surcharge de la politique monétaire, la
BCE se trouvant régulièrement dans la position inconfortable de pompier de ser-
vice, d’assureur en dernier ressort de l’intégrité de la zone euro (et souvent de bouc
émissaire…).

Ces contraintes institutionnelles ont abouti à un cadre budgétaire a minima, de


nature essentiellement « prudentielle », qui a très vite montré ses limites (Jaillet et
Pfister, 2022) :

• Les règles de déficit n’ont souvent pas été respectées et les dettes publiques, sauf
exceptions, sont sorties de la trajectoire de réduction requise de 1/20 par an, en
dépit de la baisse continue des charges d’intérêt liée à la politique de la BCE après
2012 ;
• La surveillance communautaire n’a pas su prévenir les dérives du crédit et les désé-
quilibres extérieurs des États membres ayant conduit à la crise de 2010-2012 ;
• Les marchés n’ont pas joué le rôle stabilisateur attendu en complément des règles
budgétaires, les taux souverains se calant sur ceux des pays du cœur avant d’at-
teindre lors de la crise des niveaux déraisonnables ;
• La règle du no bail-out a dû être contournée, avec la mutualisation contingente des
risques par les institutions intergouvernementales créées lors de crise de la zone
euro (FESF et MES), et de façon implicite par la mobilisation par la BCE de divers
instruments (voir infra.) visant à préserver l’intégrité de la zone euro ;

5 D’autres dirigeants de la BCE soutenaient toutefois qu’une banque centrale indépendante et légi-
time pouvait se permettre d’avoir face à elle une contrepartie politique forte dans l’intérêt de l’UEM
(Bini Smaghi, 2010)

2 • Institut Jacques Delors • Policy Paper

16
• L’interdiction de financement « monétaire »6 des États est devenue purement
fictive avec la mise en œuvre en 2014 du QE — quantitative easing — de la BCE.

En outre, ce régime n’a jamais débouché sur des orientations communes de poli-
tique économique pour la zone euro, un fiscal stance cohérent face au monetary
stance de la BCE, et non la simple somme des politiques budgétaires agrégées. Cela
aurait supposé que les États membres se plient à un arbitrage communautaire et à
un principe de symétrie de leurs ajustements macroéconomiques.

Plusieurs facteurs expliquent cet échec. On peut d’abord faire justice d’arguments
fréquemment avancés, comme la supposée « complexité » d’un dispositif reposant
en réalité sur quelques règles simples, ou son caractère abusivement coercitif, alors
que certains pays ont pu régulièrement s’en abstraire quand d’autres s’y confor-
maient sans difficulté. Il semble en revanche que le bouclier de l’euro et la politique
ultra-accommodante de la BCE (à partir de 2013) aient créé une sorte d’aléa de
moralité peu propice au respect par les États membres d’une règle de « bonne
conduite » excluant les comportements de cavalier seul. En outre, la pertinence des
seuils de référence de 3 % et 60 % a été mise en cause (Blanchard, 2021), la norme
de dette publique apparaissant irréaliste pour nombre de pays après la crise finan-
cière et la crise du Covid-19. Enfin, l’objectif de moyen terme portant sur le solde
structurel, variable-clé pour évaluer l’orientation discrétionnaire des politiques
budgétaires, a été critiqué pour sa complexité supposée et il a été généralement
négligé7.

Il ne faut pas négliger les facteurs économiques. Ainsi l’euro n’a pas entraîné la
dynamique durable de la convergence réelle attendue à sa création. Les écono-
mies du Sud ont perdu l’essentiel du terrain gagné avant la crise de 2010-2012 et
les revenus par habitant divergent entre les grandes économies de la zone8. Les
échanges intracommunautaires stagnent et, trente ans après la mise place du
marché unique, l’euro circule dans un espace bancaire et financier toujours frag-
menté. Or, sans partage des risques publics (par le biais de transferts entre États ou
d’un budget communautaire) ni diversification adéquate des risques privés (favo-
risant une allocation plus optimale de l’épargne vers les investissements dans la
zone), l’amortissement des cycles et des chocs incombe essentiellement aux États
membres, disposant d’inégales marges de manœuvre. Les carences du marché
unique contribuent ainsi aux difficultés du cadre budgétaire et du Policy-mix de la
zone euro.

6 Ce concept de financement monétaire est très ambigu. Il se réfère dans le Traité aux seuls finan-
cements directs des gouvernements, sous forme d’avances de trésorerie des banques centrales
aux Trésors ou d’achats de titres publics à l’émission. En fait, l’essentiel du financement monétaire
s’effectue par le biais des achats de titres d’État sur le marché secondaire par la banque centrale,
qui les porte ensuite à son bilan.
7 Cet objectif se fonde sur les estimations des écarts de production sujettes à révisions. Cependant
ces dernières, de l’ordre de 0,5 point de PIB pour les principaux pays de la zone euro, apparaissent
de second ordre au regard aux dérives budgétaires des États membres vis-à-vis de leurs engage-
ments européens.
8 Le revenu par habitant a ainsi fléchi de plus de 10 % en France, Italie et Espagne, par rapport à celui
de l’Allemagne entre 2010 et 2019 (Data Bank -Banque mondiale)

3 • Institut Jacques Delors • Policy Paper

17
II Jusqu’à la crise de 2010-2012, une phase de (relative)
dominance monétaire
Il était dans l’ordre des choses que la structure, le mandat et la politique d’objectifs
de la BCE dérivent du modèle de la Bundesbank ; une concession à l’Allemagne de la
part des partenaires, en contrepartie du sacrifice du deutschemark, monnaie-pivot
du Système monétaire européen. De fait, l’organisation fédérale de l’Eurosystème,
sa gouvernance (Directoire de la BCE doté de prérogatives étendues), son statut
d’indépendance et naturellement son mandat prioritaire de stabilité des prix, décal-
quaient le modèle de la Bundesbank. À sa création, la BCE a d’ailleurs opté pour une
stratégie combinant un « premier pilier monétaire » assorti d’une norme de 4,5 %
pour la croissance de l’agrégat M3 et un « second pilier de stabilité des prix » (« un
taux d’inflation inférieur à 2 % »). En 2003, cependant, la cible d’inflation a été pré-
cisée (« (…) un taux d’inflation inférieur à, mais proche de 2 % à moyen terme »),
(BCE, 2003), l’agrégat M3 étant relégué au rang d’indicateur. L’héritage monéta-
riste de la Bundesbank était définitivement soldé. Enfin, dans le cadre de sa revue
stratégique de 2021, la BCE a annoncé que sa cible d’inflation de 2 % à moyen terme
serait désormais symétrique et qu’elle tolérerait des écarts négatifs et positifs.

De 1999 à la crise de l’euro de 2010-2012, la politique monétaire est neutre ou légè-


rement restrictive. Le principal taux directeur de la BCE est ainsi toujours supérieur
à l’inflation, elle-même proche de 2 % en moyenne (voir graphique), et le taux d’in-
térêt réel à court terme est significativement positif. La BCE semble alors suivre une
règle de Taylor minimisant les écarts à sa cible d’inflation et à la croissance poten-
tielle, avec un taux neutre autour de 1,5 %. La politique budgétaire agrégée des
États membres est quant à elle légèrement restrictive jusqu’en 2007. Elle devient
stimulante et contracyclique lors de la crise financière et ce jusqu’en 2010 (EU Com-
mission, 2023). Au total, le Policy-mix de la zone euro apparaît assez équilibré sur
cette période, masquant la dérive des dettes privées et souveraines des économies
dites « périphériques » de l’UEM ayant pour contrepartie les déséquilibres de leurs
comptes courants conduisant en 2010 à la première grande crise de la zone euro.

Observons qu’au cours de cette période, la BCE montre une forte réactivité quand
l’inflation dépasse sa cible. Ainsi, tout en alimentant largement la liquidité bancaire
en soutien du crédit lors de la crise financière, elle relève ses taux directeurs en
juin 2008, lorsque l’inflation dépasse 4 %, puis à nouveau en avril et juillet 2011
lorsqu’elle atteint 3 %, et ce, en pleine crise de la zone euro. Ces mesures ont alors
été critiquées, y compris par certains responsables politiques, au motif que la
BCE surréagissait à un choc d’offre (la hausse du prix du pétrole et des produits
alimentaires) alors que les politiques budgétaires nationales et les ressources com-
munautaires étaient fortement mobilisées. Cet épisode figure comme le premier
conflit de Policy-mix de l’histoire de l’UEM.

4 • Institut Jacques Delors • Policy Paper

18
Graphique 1. Taux directeurs de la BCE et inflation dans la zone euro

12 12
Taux de la facilité de prêt marginal

Taux de la facilité de dépôt


10 10
Taux des opérations principales de
refinancement
Taux interbancaire au jour le jour
8 EONIA/ESTR 8
Inflation
taux de pourcentage annualisé

6 6

4 4

2 2

0 0

-2 -2

En lançant en 2010 son premier programme d’achat de titres (SMP – Securities


market program), la BCE a pourtant contribué à réduire le risque de fragmentation
de la zone euro. Mais ce programme a été jugé trop timoré : les achats (limités à 15
Mds d’euros par mois pour un montant final de 200 Mds) étaient stérilisés pour ne
pas interagir avec la politique monétaire (se distinguant à cet égard du futur QE,
visant à réduire les primes de terme). Le SMP n’en a pas moins constitué la première
incursion de la BCE hors de son mandat prioritaire de maintien de la stabilité des
prix ; de même que la création la même année du Fonds européen de stabilité finan-
cière (FESF), sous l’égide des États membres, fut la première entorse au principe de
no bail-out du Traité.

Le fait est que ces mesures n’ont pas apaisé les tensions sur les marchés des dettes
souveraines, dans un contexte de dissensions politiques sur la gestion de la crise. Au
début de l’été 2012, les spreads s’étaient dangereusement élargis, les taux italiens
et espagnols à 10 ans approchant 7 % (le taux grec dépassant 20 % !). Des niveaux
clairement incompatibles avec la soutenabilité des dettes de ces pays, alors que les
marchés, au-delà de l’hypothèse d’un Grexit, spéculaient sur l’éclatement de la zone
euro au risque de l’engager dans une spirale auto-réalisatrice. La solidarité commu-
nautaire devait prendre une nouvelle dimension.

5 • Institut Jacques Delors • Policy Paper

19
III 2012-2019 - Revirement du Policy-mix et nouvelles pressions
budgétaires
En juillet 2012, Mario Draghi engage la BCE à préserver l’intégrité de la zone euro
(« Whatever It takes »)9. Deux mois plus tard, les États membres créent le Méca-
nisme européen de stabilité –MES–, fusionné avec le FESF et doté d’une capacité
d’intervention de 700 Mds d’euros. Ces deux actions douchent la spéculation et
ramènent les taux souverains à des niveaux raisonnables (autour de 4 % en Espagne
et en Italie). Elles ouvrent aussi une ère nouvelle du Policy-mix de l’UEM : les États
membres passent implicitement à la trappe la règle du no bail-out et la BCE assume
explicitement son rôle d’assureur en dernier ressort de l’intégrité de la zone euro.

Cependant, la BCE est confrontée de 2012 à 2016 à une baisse inédite de l’inflation,
qui passe transitoirement en dessous de 0 % (l’inflation sous-jacente se stabilisant
autour de 1 %). Le phénomène est en partie liée à la forte baisse du prix du pétrole,
qui passe de 110 à 40 $ le baril entre 2012 et 2016, mais aussi, de façon structurelle,
à l’incidence de l’expansion du commerce mondial (Diev et al., 2021)10. Cependant
la BCE (comme la plupart des banques centrales de l’OCDE), privilégie les facteurs
cycliques et le risque de déflation lié au creusement des écarts de production et
s’engage alors dans une politique monétaire exceptionnellement stimulante. Elle
abaisse ses taux directeurs à la limite du taux zéro, puis mobilise des instruments
« non conventionnels » combinant le refinancement quasi-illimité et à faible coût du
système bancaire et le lancement de programmes d’achats massifs de titres publics
et privés (quantitative easing). Le QE de la BCE est lancé en janvier 2015 (sept ans
après celui de la Fed et au moment où cette dernière commence à le réduire), alors
que s’amorce la reprise de l’économie, que se résorbent les écarts de production de
la zone euro (de -3,5 % à +1,5 % entre 2013 et 2019) et que l’inflation remonte vers
la cible de 2 % (voir graphique). Il entraîne une chute spectaculaire des taux à long
terme (le taux nominal de l’OAT 10 ans, par exemple, s’établit en moyenne à 0,3 %
entre 2015 et 2019, et devient négatif cette année-là) ; une aubaine pour les États
membres, qui voient leurs contraintes de soutenabilité de leurs dettes publiques
fortement assouplies.

Peut-on parler ici de dominance budgétaire sur le Policy-mix de la zone euro ? Il


serait plus juste de dire que la plupart des États membres ont alors optimisé l’orien-
tation ultra-accommodante la politique monétaire pour conduire eux-mêmes des
politiques budgétaires modérément procycliques, plutôt que de reconstituer leurs
marges de manœuvre contracycliques, lesquelles se révèleront ultérieurement très
insuffisantes face au choc majeur de la pandémie en 2020. Les gouvernements
n’auront alors pas d’autre choix que de solliciter les concours massifs de la banque
centrale (ECB, 2021).

9 « Within our mandate, the ECB is ready to do whatever it takes to preserve the euro. And believe
me, it will be enough » (Mario Draghi, President of ECB, Speech at The Global Investment Conference,
London; July 26, 2012.
10 Ces deux explications ne sont pas antagoniques. La croissance du commerce mondial (notamment
sous l’impulsion de la Chine, optimisant son entrée dans l’OMC en 2001) a fortement pesé sur
les prix des produits importés, les coûts de production et contribué au creusement des écarts de
production sur la même période, (d’ailleurs aussi caractérisée par l’aplatissement de la courbe de
Phillips).

6 • Institut Jacques Delors • Policy Paper

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IV La crise du Covid-19, une dominance budgétaire imposée dans
l’urgence
Le choc systémique de la crise sanitaire a fait chuter de 6,1 % le PIB de la zone euro en
2020, suscitant des plans de soutien budgétaires portant les déficits publics à 7 % du
PIB en moyenne, avec de fortes disparités (entre 9 et 10 % du PIB en France et en Italie,
par exemple, moins de 4 % en Allemagne et aux Pays-Bas…) reflétant des stratégies
spécifiques face à la pandémie. Le Pacte de stabilité et de croissance fut suspendu
jusqu’en 2023 (puis 2024, après le déclenchement de la guerre en Ukraine).

Globalement, les gouvernements de la zone euro ont amorti près de 90 % du choc de la


pandémie (Fatton et Ponton, 2021). Avec le recul, la question se pose de la pertinence
d’une réponse aussi massive et décidée dans l’urgence pour compenser (et même
parfois au-delà) les pertes de revenus d’activité des ménages et des entreprises. Les
États ont ainsi joué un rôle inédit d’assureur tous risques d’un choc macroécono-
mique sans qu’aient été évaluée ex ante son incidence sur les différentes catégories
de ménages ou de secteurs d’activité. Les aides, le plus souvent non ciblées, ont ainsi
suscité des effets d’aubaine et de redistribution en faveur de ménages à hauts revenus
ou d’entreprises peu ou pas affectées par la crise, réduisant leur utilité économique et
sociale. En outre, du fait du confinement et des contraintes d’offre, une large fraction
d’entre elles a été stérilisée (le taux d’épargne des ménages passe ainsi de 13 à 20 %
entre 2019 et 2020), avant d’alimenter l’inflation à la sortie de la pandémie et lors de
la guerre en Ukraine.

Ce « quoiqu’il en coûte » inégalement partagé, a entraîné un gonflement inédit de 13


points de PIB des dettes publiques entre 2019 et 2021. Face à la mobilisation budgé-
taire, la BCE, tout en maintenant ses taux à zéro (et même à -0,50  % pour sa facilité
de dépôt, devenu de facto son principal taux directeur), s’est contentée dans un pre-
mier temps d’accroitre ses refinancements à taux réduits (TLTRO-III) et d’annoncer
le 12 mars 2020 qu’elle relevait de 120 Mds ses achats de titres. La présidente Chris-
tine Lagarde, en réponse à la question de savoir ce que ferait la BCE, si les spreads
sur la dette publique augmentaient dans les pays les plus fragilisés par la pandémie,
déclarait le même jour que la BCE « (…) was not here to close the spreads », estimant
que cela ne relevait pas de sa mission11. Cette déclaration, formellement conforme à
son mandat, suscita un tollé sur les marchés et chez certains dirigeants européens.
Le 20 mars 2020, elle rectifiait le tir et annonçait le lancement du PEPP (Pandemic
Emergency Purchase Program) de 750 Mds d’euros, porté à 1.350 Mds en juin puis
à 1.850 Mds en décembre (soit près de 16 % du PIB de la zone euro), s’ajoutant aux
programmes de QE ; un back stop financier de grande envergure, allant au-delà delà
des plans de soutien budgétaires annoncés (et offrant aux gouvernements de subs-
tantielles avances de trésorerie).

La BCE validait ainsi ex ante, sans réserve ni dialogue préalable, un activisme bud-
gétaire et une envolée des dettes publiques justifiés à maints égards mais dont
l’efficacité économique et sociale était en certains points discutable. Ce transfert
massif au bilan de la BCE des « dettes Covid », qualifiées par certains observateurs et
responsables politiques de dette perpétuelle n’ayant pas vocation à être remboursée,
peut être assimilée à une mutualisation implicite. À ce stade, la notion de Policy-mix
n’avait plus guère de pertinence. La BCE tenait le rôle d’agence de financement des
trésors de la zone euro, dans une posture s’apparentant à la « monnaie-hélicoptère »
ou plus exactement à la Modern Monetary Theory, où la fonction de la banque centrale
se réduit à régler les additions que lui présentent l’État (Drumetz et Pfister |2022].

11 « My point number two has to do with more debt issuance coming down the road depending on the
fiscal expansion that will be determined by policymakers. Well, we will be there, as I said earlier on,
using full flexibility, but we are not here to close spreads. » Christine LAGARDE, « Statement at CNBC
Interview, after Press Conference with Luis GUINDOS Vice-President ECB ; Frankfurt am Main, 12
march 2020.

7 • Institut Jacques Delors • Policy Paper

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V 2021-2022 - Choc d’inflation et rééquilibrage du Policy-mix de
la zone euro
Cette situation ne pouvait qu’être transitoire. Au-delà du risque juridique lié à
son mandat et son statut d’indépendance12, la BCE s’est vue confrontée à un choc
d’inflation dont les prémices étaient perceptibles dès l’été 2021, en relation avec
les contraintes d’offre affectant le marché mondial des biens manufacturés et les
tensions apparues sur les marchés du travail. L’inflation de la zone euro est ainsi
passée de 2 à 5 % entre juin et décembre 2021 avant d’accélérer vivement après le
déclenchement de la guerre en Ukraine, pour atteindre un pic de 10 % en octobre
2022, l’inflation sous-jacente réagissant avec décalage pour s’établir à 3 % à la fin
de 2021 et dépasser ensuite 5 %.

Le Policy-mix de la zone euro était alors confronté au dilemme suivant : soutenir


l’activité (et le pouvoir d’achat) ou lutter contre l’inflation. Les gouvernements,
sous la pression politique et sociale (et des calendriers électoraux) ont naturelle-
ment arbitré en faveur de la première option et décidé –sans réelle coordination
et en ordre dispersé– de nouvelles mesures de soutien en faveur des ménages et
les entreprises13. Dans un premier temps, la BCE resta l’arme aux pieds, imputant
la résurgence de l’inflation à l’envolée des prix de l’énergie importée, supposée se
résorber au bout d’un an sans incidence durable sur l’inflation sous-jacente et les
anticipations. Dans ses prévisions de mars 2022, elle prévoyait ainsi le retour de
l’Indice des Prix à la Consommation Harmonisé (IPCH) vers sa cible de 2 % dès 2023
(chiffre révisé depuis à plus de 5,3 %).

Cette erreur de diagnostic (il est vrai très partagée) a pu être imputée à une confiance
excessive des banques centrales dans la solidité de l’ancrage nominal et dans leur
crédibilité, après une décennie de faible inflation (Reis, 2022). Elle explique l’éton-
nante inertie de réaction de la BCE, qui n’a relevé ses taux qu’à partir de juillet 2022,
alors que l’inflation importée s’était déjà diffusée dans la formation des prix internes
et les anticipations. La BCE (comme la Fed, qui ne l’a devancée que de quatre mois),
a ainsi poursuivi pendant un an, à contre-temps, une politique très accommodante
et son principal taux directeur (à 3,75 % en mai 2023, est encore en deçà d’une
inflation supérieure à 7 % (et qui, selon ses propres prévisions, ne reviendrait vers
sa cible de 2 % qu’en 2025).

Ce début de normalisation des taux directeurs s’est toutefois combinée avec le


retrait du refinancement bancaire à taux privilégiés et avec la fin du QE et l’amorce
d’un quantitative tightening, la BCE réduisant ses réinvestissements dans le cadre du
programme d’achats de titres publics – APP – de 15 Mds d’euros par mois à compter
de mars 2023 avant d’y mettre fin en juillet 2023. L’incidence de ces mesures s’est
fait sentir sur le coût du crédit et les taux obligataires à partir de l’été 2022.

Le choc d’inflation a ainsi entrainé un début de rééquilibrage du Policy-mix de la


zone euro par rapport à la situation extrême du pic de la crise du Covid-19, sans tou-
tefois régler la question de sa cohérence (Schnabel, 2023), car l’inflexion prudente
de la politique monétaire unique s’oppose désormais à des politiques budgétaires

12 En mai 2020, la cour constitutionnelle de Karlsruhe (en opposition avec la Cour européenne de
justice), a mis en cause les achats de titres publics de la BCE dans le cadre du QE en invoquant un
défaut de « proportionnalité » et le risque de conflit avec son objectif prioritaire de stabilité des prix.
Sans contester le PEPP, elle souligna qu’il avait un caractère exceptionnel.
13 Au-delà des facteurs liés à la diversité des mix énergétiques, ces divergences de politiques budgé-
taires ont contribué à la disparité inédite des taux d’inflation (de 6 % en France à plus de 10 % en
Allemagne et plus de 20 % dans certains pays de l’Est et du Nord de l’Europe au pic de l’inflation en
octobre 2022).

8 • Institut Jacques Delors • Policy Paper

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toujours stimulantes 14. L’attitude de la BCE dénote elle-même une certaine ambiva-
lence. D’un côté, elle doit conforter une crédibilité écornée par son rôle de trésorier
inconditionnel des États dans la crise et par l’inertie de sa réaction face à l’inflation.
De l’autre, elle doit veiller à la soutenabilité des dettes souveraines fragilisées par le
double choc de la pandémie et de la guerre en Ukraine.

La solution choisie pour concilier ces deux préoccupations a été d’annoncer en juillet
2022 (le jour même de la première hausse de ses taux directeurs) la création d’une
nouvelle facilité contingente, l’Instrument de Protection de la Transmission (BCE
|2022]), appellation un peu contournée pour désigner un nouvel outil anti-frag-
mentation qui s’apparente à l’ancien SMP (cf. supra). L’IPT pourra être activé pour
acheter de façon sélective des titres souverains en cas de « dynamique de marché
injustifiée » entravant l’efficacité des canaux de transmission de la politique moné-
taire unique et menaçant l’intégrité de la zone euro15. Si certaines ambigüités
planent autour de cet instrument (évaluation des spreads « injustifiés », condi-
tions de déclenchement, interactions avec la politique monétaire, etc.), sa création
a suffi à calmer les tensions sur les taux souverains apparues en anticipation du
relèvement des taux (et à apaiser les récriminations surjouées d’observateurs et
de responsables politiques, accusant la BCE d’entrainer la zone euro dans la réces-
sion…).

VI Les conditions d’un véritable Policy-mix de la zone euro

La BCE ne pourra pas éternellement colmater les brèches du volet économique de


l’UEM, alors que les États membres et les autorités européennes semblent se réfu-
gier dans un déni de réalité, qu’il s’agisse des dysfonctionnements du marché unique,
de l’hétérogénéité économique et financière croissante de la zone ou des failles du
cadre de la coordination économique. Certes, la Commission a récemment proposé
une réforme du cadre budgétaire suspendu jusqu’en 2024 en raison de la pandémie
et de la crise ukrainienne (EU Commission, 2022 et 2023). L’objectif affiché est de
le rendre plus simple et plus flexible afin de favoriser sa « réappropriation » par les
États membre (Eisl, 2022). Ces derniers établiraient ainsi leurs propres cibles de
dépenses compatibles avec des trajectoires nationales « plausibles » de réduction
des dettes. Outre les incertitudes et ambiguïtés liées à leurs modalités techniques
de mise en œuvre16, il n’est pas évident que ces règles se révèlent in fine moins com-
plexes, plus lisibles et mieux respectées que le cadre actuel (Jaillet et Pfister, 2023).

Dans la négociation qui s’est ouvertes en 2023 entre les États membres, le risque
est aussi de fournir à certains d’entre eux les arguments pour s’opposer à de nou-
velles avancées dans la voie du programme Next Generation EU (NGEU), qu’ils
n’accepteront qu’en contrepartie d’un cadre budgétaire crédible. À cet égard, les

14 Selon les projections de la Commission européenne, le solde structurel des administrations pu-
bliques se maintiendraient autour de -3,5 % du PIB de la zone euro en 2022 et 2023.
15 Cet instrument complète des instruments existants, notamment les Opérations monétaires sur
titres (OMT), qui n’ont jamais été mobilisées depuis leur création en 2012 et sont soumises à une
conditionnalité spécifique.
16 Elles concernent en particulier la variable opérationnelle de dépenses primaires (nette des allo-
cations de chômage –par essence cycliques– bien qu’elle soit supposée non corrigée du cycle),
des trajectoires nationales de dette publique fixées à des horizons incertains, ou même du statut
des valeurs de référence de 3 % et 60 %, maintenues sans que leur rôle soit clairement explicité.
S’agissant de la gouvernance, les recettes proposées pour muscler le dispositif (réduire les sanc-
tions financières ou inviter des ministres « déviants » à venir s’expliquer au parlement européen),
apparaissent peu crédibles. En outre, la question de la responsabilité démocratique et du rôle des
parlements (européen et nationaux) est laissée à l’écart, la Commission préférant promouvoir celui
de comités d’expert ou de « sages » dont les avis, sans doute utiles, ne pèsent guère face aux gou-
vernements.

9 • Institut Jacques Delors • Policy Paper

23
réactions politiques aux propositions de la Commission témoignent que les clivages
habituels demeurent, notamment entre l’Allemagne et la France17. Or le NGEU ou
les programmes du même type, notamment préconisés par Enrico Letta, même s’ils
ne concernent pas spécifiquement la zone euro et au-delà du rôle crucial joué pour
amortir le choc de la pandémie, peuvent contribuer à renforcer le volet économique
de l’UEM et indirectement favoriser un meilleur équilibre de son Policy-mix. D’une
part, le NGEU constitue un véritable game changer, au sens où il matérialise une
première avancée décisive vers un véritable budget fédéral et la prise en charge par
la communauté de dépenses d’investissement susceptibles de bénéficier non seule-
ment aux États-membres mais à l’ensemble de l’économie européenne. D’autre part,
cet instrument a aussi vocation à contrecarrer les forces centrifuges qui s’exercent
sur l’économie de la zone euro depuis 2010. Or, comme nous l’avons vu plus haut,
l’hétérogénéité structurelle croissante de la zone euro explique pour une large part
les divergences d’orientation de politiques budgétaires nationales, ce qui complique
la tâche de la politique monétaire unique et contribue au déséquilibre du Policy-mix.

Notons que les récentes propositions de la Commission, supposées concerner « la


gouvernance économique » se cantonnent en réalité à la révision du seul cadre
budgétaire, éludant la question d’une refonte en profondeur du volet économique
de l’UEM. L’ambition des autorités européennes se situe ainsi en retrait par rap-
port à diverses propositions avancées dans un passé pas si lointain. Sans remonter
au rapport McDougall, qui préconisait dès 1977 une capacité d’orientation et de
stabilisation budgétaire pour l’UE, citons les multiples initiatives convergentes
émanant de diverses autorités ou instances européennes et dont la portée dépas-
sait largement la question des règles budgétaires (cf. notamment le « Rapport des
cinq présidents » de juin 2015, le « Réflexion Paper on the Deepening of the EMU »
présenté par la commission en mai 2017, ou encore la « Résolution du Parlement
européen sur la capacité budgétaire de la zone euro » de P. Bérès & R. Böge de
février 2017), sans oublier les diverses contributions émanant des milieux acadé-
miques, du secteur privé, des think tanks ou même du FMI.

Sans revenir dans le détail sur toutes ces contributions, il est utile de mettre en
exergue leurs principales préconisations de réforme du volet économique de l’UEM :
(i) L’optimisation des procédures de surveillance, moins soumises aux pressions
intergouvernementales ; (ii) La nécessité de dégager une orientation commune de
politique économique (le « fiscal stance » face au « monetary stance ») ; (iii) La
mise en place d’un instrument spécifique de pilotage et de stabilisation économique
complétant l’action contracyclique des États membres ; (iv) des procédures forma-
lisées de gestion des crises ; (v) Une représentation commune de la zone euro dans
les enceintes internationales pour les sujets relevant de sa pertinence.

L’exercice de ces nouvelles compétences entraineraient un profond changement


de nature de la coordination économique, d’un modèle intergouvernemental à un
modèle plus fédéral. Il supposerait au minimum la création d’un budget spécifique
de la zone euro doté d’objectifs, d’une gouvernance et de ressources propres, ainsi
que la mise en place d’une réelle autorité économique, c’est-à-dire le renforcement
du rôle de l’Eurogroupe et l’élargissement de ses prérogatives, aujourd’hui confi-
nées pour l’essentiel à la représentation et à la coordination. Le règlement du PSC
devrait aussi être modifié pour que les États de la zone euro disposent de leurs
propres règles de coordination (lesquelles concernent aujourd’hui tous les pays
de l’UE). Dans la même logique, le parlement européen, s’agissant des questions

17 Ainsi, le 26 avril 2023, le ministre allemand Christian Lindner déclarait que les propositions de la
Commission « ne répondaient pas aux exigences de l’Allemagne », alors le ministre français Bruno
Le Maire se disait ferment opposé à toute règle automatique (comme celle obligeant par exemple
un État à réduire son déficit de 0,5 % lorsqu’il est supérieur à 3 %).

10 • Institut Jacques Delors • Policy Paper

24
relatives au Policy-mix de la zone euro, devrait pouvoir délibérer et éventuellement
voter en formation « zone euro ».

Il ne faut pas minimiser les conditions institutionnelles à la mise en œuvre de ce


modèle de coordination économique, lui-même préalable à la mise en œuvre d’un
Policy-mix plus cohérent et équilibré que celui en vigueur depuis l’entrée dans
l’UEM. À cet égard, il est peu probable que la voie de la Coopération renforcée » évo-
quée par la Commission dans son Livre blanc de mars 2017 puisse intégrer tous
les éléments d’une refonte du volet économique de l’UEM. La méthode intergou-
vernementale utilisée avec succès à l’occasion de la création du MES en 2012, par
exemple, est sans doute envisageable pour renforcer pour le rôle de l’Eurogroupe18,
mais elle n’autorise pas la création d’un budget spécifique de la zone euro, laquelle
supposerait de réviser les Traités, selon des modalités à déterminer19.

Face aux crises, les autorités européennes ont jusqu’à présent toujours trouvé les
solutions d’urgence (comme la création du MES ou plus récemment le lancement
du programme NGEU). Mais ces avancées décisives relèvent davantage d’expé-
dients que de solutions pérennes. Or l’Europe et la zone euro seront inévitablement
confrontées dans l’avenir à d’autres crises graves, liées notamment à la transition
climatique et énergétique, dans un contexte d’instabilité géopolitique croissante,
alors que les finances publiques des États membres disposent de marges de
manœuvre réduites et qu’il n’existe à ce stade aucun consensus en faveur d’une
extension de capacités budgétaire fédérales.

La BCE apparaît aujourd’hui, à défaut, comme la seule institution européenne apte à


internaliser par son action les externalités liées aux politiques des États-membres,
dans un rôle d’assureur en dernier ressort de l’UEM à la limite de son mandat et
de ses prérogatives institutionnelles. En l’absence d’un véritable interlocuteur
économique fédéral, le Policy-mix de la zone euro restera peu lisible et instable,
susceptible de basculer au gré des événements d’une dominance budgétaire à une
dominance monétaire.

If there is a need, there is a will. Là est bien la question, car si la révision des Traités
fondateurs est incontestablement un chantier lourd et complexe, le principal obs-
tacle à une réforme en profondeur de la gouvernance économique de la zone euro
réside en premier lieu dans l’absence de convergence des positions des États-
membres et de volonté politique commune, alors que les instances européennes
semblent s’être résignées à un statu quo intrinsèquement instable.

Références

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Delors J. 2003. « L’État de l’Union européenne », Discours – cinquantième anniver-

18 Rien n’interdit par exemple selon le protocole 14 du TUE Le cumul des fonctions de Commissaire
économique et de Président de l’Eurogroupe.
19 La procédure ordinaire (Art.48 du TUE) est a priori plus lourde mais peut être adoptée après un vote
à la majorité simple, alors que la procédure simplifiée (Art.48.6 du TUE) suppose l’unanimité.

11 • Institut Jacques Delors • Policy Paper

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Directeur de la publication : Sébastien Maillard •


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