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PRO/PROSE MAGAZINE


OUVERTURES

La forensic linguistics ou comment résoudre des affaires


criminelles grâce aux sciences du langage ?

Par Stacy Blin.

Ce mois-ci, nous vous emmenons au pays de la linguistique, qui est la science s’attachant à l’étude du
langage. Et plus précisément, nous souhaiterions vous initier à un domaine bien particulier de la
linguistique appliquée que nos ami.e.s anglophones appellent forensic linguistics. Nous espérons que
cet article saura vous montrer que la linguistique n’est pas qu’une affaire de professeur.e.s
d’université et autres théoricien.ne.s, mais qu’elle peut être au contraire intéressante, fascinante et
surtout présente dans notre vie quotidienne.

Définition et précisions terminologiques :

La forensic linguistics consiste en l’application de techniques linguistiques dans le cadre d’une enquête
criminelle dans laquelle des données langagières peuvent constituer des preuves potentielles. Il s’agit d’une
technique d’investigation largement employée depuis les années 1970-1980, notamment dans les pays
anglophones. Bien qu’elle soit également pratiquée dans des pays francophones comme le Canada, il
semblerait qu’il n’y ait pas encore eu de véritable consensus terminologique quant à la traduction du terme
anglais. Le dictionnaire TERMIUM Plus® du Bureau de la traduction du gouvernement du Canada donne les
équivalents « linguistique judiciaire », « linguistique légale » ou encore « linguistique forensique ». De ces
trois termes, notre préférence va plutôt à celui de « linguistique judiciaire » car nous estimons qu’il reflète
bien l’aspect d’enquête criminelle et de justice qu’on ne retrouve pas d’une manière aussi marquée dans les
deux autres.

Le travail des linguistes au sein d’une enquête criminelle :

« La linguistique n’est pas tant l’étude de ce que les gens disent, mais de comment ils le disent ». Cette
citation de Carole Chaski, linguiste américaine et principale conceptrice du logiciel ALIAS (Automated
Linguistics Identification and Assessment System) qui sert à identifier l’auteur.e d’un document, résume en
quelques mots le travail des linguistes chargé.e.s d’aider à résoudre une affaire criminelle.
En effet, il faut savoir qu’à l’instar de notre ADN ou de notre voix, notre façon de parler et d’écrire
constituent une véritable carte d’identité de notre personne. Tout aussi singulier et unique que puissent l’être
nos empreintes digitales, notre langage (écrit et oral) renseigne aussi bien sur notre sexe, que notre âge,
notre race, notre genre, notre pays d’origine ou encore notre classe sociale. C’est ainsi qu’au sein d’une
communauté langagière, chacun.e des locuteur.trice.s possède un sociolecte (manière de parler propre à un
groupe social) et un idiolecte (utilisation du langage propre à un individu) qui va constituer son style et se
manifester par des tics linguistiques quant aux choix lexicaux, syntaxicaux et grammaticaux particuliers
pour ce qui est du langage écrit, ainsi que pour ce qui est de la prononciation et des intonations singulières
pour la langue orale.

Tel sera donc le travail des linguistes : aider à identifier l’auteur.e d’une production écrite ou orale à l’aide de
différentes techniques et outils. Un travail qui peut parfois prendre une importance considérable, « l’élément
linguistique [pouvant] s’avérer déterminant dans le déroulement et le dénouement d’un litige juridique
quelconque ».[1]

© The New Yorker

Forensic stylistics (stylistique judiciaire) :

La stylistique consiste en l’étude des variations et des particularités au sein du langage écrit. Le principe
fondamental de la stylistique nous indique que chaque personne présente une certaine régularité dans son
style d’écriture et que cette même homogénéité permet de la distinguer d’une autre. En effet, tout comme
deux personnes ne parlent pas exactement de la même manière, elles n’écriront pas non plus tout à fait de la
même manière. Ainsi, nous pourrions postuler que la stylistique est l’étude de d’idiolecte d’un individu
donné qui sera constitué, du moins pour l’écrit, des variations orthographiques, du vocabulaire, de la
grammaire, ainsi que de la phraséologie (collocations, expressions idiomatiques). Il représentera donc
l’ensemble des choix langagiers (souvent inconscients) faits habituellement par l’individu en question. Il
pourra s’agir d’une préférence entre différentes formes acceptables (exemples : I gave you my heart ou I gave
my heart to you) ou déviantes de la norme (exemple : I be chillin’ today) et donc considérées en principe
comme des erreurs.

En stylistique judiciaire, toute production écrite peut constituer une potentielle preuve si tant est qu’elle est
liée d’une manière ou d’une autre à une enquête ; cependant, les textes types étudiés par les linguistes sont le
plus souvent des demandes de rançons, des lettres de menaces ou encore des lettres de suicide.

Ainsi, appliquée au domaine judiciaire, la stylistique sert avant tout à identifier l’auteur.e d’un texte. Pour ce
faire, les linguistes combinent l’aspect qualitatif (étude des formes utilisées et de la manière dont elles sont
utilisées) avec l’aspect quantitatif (le nombre de fois que ces formes reviennent au sein du texte) en se
focalisant sur trois éléments en particulier : le vocabulaire et la grammaire ainsi que, dans une moindre
mesure, la ponctuation.

Il va de soi que ces choix linguistiques sont fortement marqués par différents paramètres sociologiques et
géographiques. Ainsi, selon l’âge (awesome! ou amazing! pour un.e jeune locuteur.trice ; wicked! ou brilliant!
pour un.e locuteur.trice plus âgé.e), le sexe, le milieu d’origine, le pays (harbour ; sceptical pour un.e
Britannique ; harbor ; skeptical pour un.e Américain.e), voire la région (le substantif billabong, spécifique de
l’anglais australien ; la préposition outwith ou le substantif lassie, particularités de l’anglais écossais), les
productions langagières des locuteur.trice.s varieront plus ou moins fortement. C’est pourquoi la
sociolinguistique, qui étudie les variations langagières en fonction de paramètres sociologiques, sera
également utile pour une analyse stylistique et linguistique approfondie.

Forensic phonetics (phonétique judiciaire) :

Avant de nous attarder sur la phonétique appliquée au domaine judiciaire, rappelons dans un premier temps
ce qu’est la phonétique de manière générale. La phonétique, sous-domaine de la linguistique, est l’étude des
sons du langage humain et donc de l’oral. La phonétique peut être considérée de deux points de vue : l’aspect
physiologique, qui va s’intéresser à la dimension physique de la production langagière (comment l’appareil
phonatoire humain va produire les sons, par exemple), ainsi que l’aspect acoustique, qui étudiera les
propriétés acoustiques des sons, comme la fréquence, l’intensité, la durée, le rythme, l’intonation, la prosodie
ou encore le timbre. C’est cet angle en particulier qui nous intéressera ici.

Étant donné l’ère numérique dans laquelle nous vivons, les expert.e.s ont de plus en plus recours à la
phonétique et à ses outils dans le domaine judiciaire ; les enregistrements audio et les vidéos constituant de
plus en plus de preuves potentielles au cours d’une enquête.

Le ou la phonéticien.ne pourra aider à l’identification des sons et pourra déterminer à l’aide de ses
instruments de mesure si, au cours d’une conversation enregistrée, le ou la suspect.e a prononcé le mot
bombe ou pompe (les cordes vocales vibrent d’une manière plus ou moins intense selon que l’on prononce un
[b] ou un [p]), dont le sonagraphe (qui permet de représenter les sons sur un tracé appelé sonagramme) est le
principal utilisé. Les renseignements donnés par cet appareil portent sur la fréquence, la durée et l’intensité ;
il s’agit donc d’un analyseur très efficace de la parole et des sons. Il pourra aider le ou la linguiste à apporter
des éclaircissements quant au contenu d’une conversation enregistrée de mauvaise qualité ou alors à
identifier la voix d’une personne parmi une liste de suspect.e.s par exemple. Pour aider à l’identification
d’une voix, le ou la linguiste rassemblera une grande quantité de documents sonores de l’accusé.e. Il ou
elle comparera ces données avec l’enregistrement audio sur lequel est présente cette voix mystère et pourra
établir (ou non) un lien entre la voix du ou de la suspect.e et celle de l’enregistrement.

Un exemple concret : l’affaire Ted Kaczynski (The Unabomber)[2] :

Comme nous l’avons dit précédemment, chacun.e d’entre nous possède ses petits tics et habitudes
langagières. Notre manière d’écrire, mais aussi d’employer tel ou tel mot, phrase ou expression dans un
contexte donné représente en quelque sorte notre signature linguistique. Le cas de l’Unabomber[3] – qui fut
d’ailleurs l’une des affaires les plus complexes à traiter du FBI – illustre bien cela. Aux Etats-Unis, à la fin des
années 1970, un inconnu commence à envoyer des colis piégés à plusieurs compagnies aériennes, à des
professeurs d’université et chercheurs en informatique. Les bombes continueront d’être envoyées pendant
plusieurs années, faisant trois mort.e.s et vingt-trois blessé.e.s, et l’affaire ne sera toujours pas élucidée au
milieu des années 1990. En septembre 1995, le terroriste fait parvenir à divers médias un manifeste (intitulé
Industrial Society and Its Future) qui décrit, en quelques 35 000 mots, les pensées de son auteur quant aux
nouvelles technologies, qu’il abhorrait et estimait dangereuses (raison pour laquelle les bombes étaient
envoyées à des personnes représentant le progrès technologique). Il exige la publication du manifeste dans
une revue ou un journal réputé, sans quoi ses attaques ne cesseront pas. Après la publication dudit
manuscrit dans deux grands journaux américains (le New York Times et le Washington Post), le FBI reçut
divers appels de personnes (dont le frère du terroriste !) qui prétendaient avoir reconnu le style d’écriture du
coupable. En analysant la syntaxe, le choix des mots, ainsi que d’autres éléments linguistiques (longueur des
phrases, richesse lexicale etc.), le FBI parvint à réduire la liste des suspects puis réussit finalement à en
conclure (en procédant à des comparaisons entre divers écrits) qu’il s’agissait de Ted Kaczynski, un ex-
professeur de mathématiques vivant depuis quelques années en marge de la société. Les préférences de
l’Unabomber pour certains mots (tels que chimerical et anomic, deux mots rarement employés) et expressions
(You can’t eat your cake and have it too, variante peu courante et donc singulière de l’expression habituelle
You can’t have your cake and eat it) étaient bien marquées et le soin qu’il avait apporté à la rédaction de son
manuscrit (qui comportait des annotations typographiques et aucune erreur) firent que les expert.e.s-
linguistes purent assez facilement démasquer le criminel. Bien que l’avocat de la défense tenta d’argumenter
que les mots utilisés étaient courants, très souvent utilisés (et que cela ne signifiait donc rien), le FBI prouva
que la combinaison de ces expressions et mots au sein d’un même texte était rare. Le juge estima que les
preuves apportées étaient suffisantes pour inculper Kaczynski, qui fut arrêté en 1996, puis condamné en
1998 à la prison à perpétuité.

Pour aller plus loin : Après la théorie, place à la pratique ! Nous vous proposons de visionner deux
vidéos dans lesquelles vous pourrez voir de manière plus concrète que l’intervention d’expert.e.s en
linguistique peut s’avérer cruciale dans la résolution d’affaires criminelles :

La première est un épisode de l’émission télévisée Les Enquêtes Impossibles qui s’intitule « Une lettre trop
parfaite » :

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Ou découvrez l'une de ces
vidéostrouvée
La seconde est un extrait d’une émission de la BBC :

UK Forensic Linguistics case

L’article que vous venez de lire s’est proposé de vous présenter succinctement deux sous-domaines de
la linguistique judiciaire (à savoir la forensic stylistics et la forensic phonetics). Il faut savoir
cependant que l’utilité de la linguistique en justice ne se limite pas aux enquêtes criminelles (et donc
n’intervient pas seulement dans le domaine pénal), mais qu’on peut également faire appel à
l’expertise des linguistes dans le civil pour des cas de plagiat ou encore d’ambiguïté sémantique,
lexicale ou grammaticale dans des documents juridiques par exemple. Nous espérons que cet article
vous aura plu et vous aura surtout prouvé (restons dans la terminologie judiciaire) et démontré
l’importance que peut prendre la linguistique dans la résolution d’enquêtes criminelles…
[1] TOUSIGNANT, C; LA HAYE, R. La linguistique en cour de justice. Sillery (Québec) : Presses de l’Université
du Québec. 1990.

[2] Si cette affaire vous intéresse, sachez que Netflix a sorti en 2017 une mini-série inspirée par cette histoire
et intitulée Manhunt: Unabomber.

[3] Nom de code utilisé par le FBI avant de connaître l’identité du terroriste. Le terme Unabomber provient
de la combinaison des lettres et mots suivants : UNiversity and Airline BOMBER.

Bibliographie :

COULTHARD, M.; JOHNSON, A. The Routledge Handbook of Forensic Linguistics. Routledge. 2010.

COULTHARD, M.; JOHNSON, A.; WRIGHT, D. An Introduction to Forensic Linguistics. Language in Evidence,
2nd edition. Routledge. 2007.

MCMENAMIN, G. Forensic Linguistics: Advances in Forensic Stylistics. Boca Raton: CRC Press. 2002.

TOUSIGNANT, C; LA HAYE, R. La linguistique en cour de justice. Sillery (Québec) : Presses de l’Université du


Québec. 1990.

Sitographie :

The New Yorker, « Words on Trial », Jack Hitt, 2012 : https://www.newyorker.com/magazine/2012/07/23/words-


on-trial (https://www.newyorker.com/magazine/2012/07/23/words-on-trial)

Wikipédia, article sur la linguistique judiciaire : https://en.wikipedia.org/wiki/Forensic_linguistics


(https://en.wikipedia.org/wiki/Forensic_linguistics)

Wikipédia, article sur Ted Kaczynski : https://en.wikipedia.org/wiki/Ted_Kaczynski


(https://en.wikipedia.org/wiki/Ted_Kaczynski)

PRO/P(R)OSE MAGAZINE25/02/201829/07/2018# FÉVRIER, # STACY BLIN

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