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12/12/2023, 09:16 Émotions et discours - Le ressentiment : raisonnement, pathos, idéologie - Presses universitaires de Rennes

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Émotions et discours | Michael Rinn

Le ressentiment :
raisonnement, pathos,
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idéologie OPENEDITION SEARCH

Marc Angenot
p. 83-97

Texte intégral

Le raisonnement antisémite
1 Relisons, pour entamer l’analyse et la caractérisation avec un cas de figure des plus
typique, l’inépuisable Édouard Drumont et la douzaine de livres à succès qu’il publia
contre la « France juive » entre 1886 et 1914 et extrayons-en une manière récurrente de
raisonner, une certaine logique propre. Que dit en somme Drumont ? Vous réussissez
dans cette société moderne où nous, qui sommes la majorité pourtant, nous, Français
catholiques de vieille souche, ne sommes pas en état de nous imposer, de vous
concurrencer – donc vous avez tort car la logique sociale qui permet et favorise votre
succès est illégitime et méprisable. Et plus vous réussirez et nous échouerons, plus vous
manifesterez votre scélératesse et mieux nous serons moralement justifiés de vous haïr.
Le monde moderne, dégradé, est à l’image de l’« âme juive », car seuls des individus
congénitalement pervers peuvent y réussir. Ce qui explique notre échec, et fait de cet
échec notre gloire – Umwertung der Werte – tout en légitimant notre vengeance
prochaine contre ces métèques qui tiennent le haut du pavé, plat qui, selon la sagesse des
Nations, se mange froid. Cette manière de raisonner forme un idéaltype argumentatif, le
type d’une logique du ressentiment. Parlant de rhétorique, on parle avant tout de façons
d’argumenter ; or, on le sait bien, les antisémites de jadis et de naguère argumentaient et
raisonnaient énormément (et ils convainquaient ainsi de façon fulgurante les esprits
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prédisposés), souvent ils semblaient raisonner même un peu trop. Dès le xixe siècle,
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leurs adversaires n’hésiteront pas à rapprocher la logique antisémitique de ce que les
manuels de psychiatrie d’autrefois appelaient simplement la « folie raisonnante1 ».
2 Il y a deux sens au mot de « ressentiment » : au sens courant, ce mot qualifie des
mentalités, des états d’esprit (« ressentiment » est alors proche de frustration, rancœur,
convoitise, envie, désir de vengeance…) Mais, au sens philosophique et socio-historique
– trouvant sa source chez Søren Kierkegaard puis chez Friedrich Nietzsche et chez Max
Scheler, il concerne des « morales », des idéologies, des mises en discours et en « visions
du monde ».
3 Ce qui me fait problème dans la plupart des traités classiques de rhétorique, ce n’est pas
la présentation, impeccablement aristotélicienne, de la rhétorique comme techniques
complémentaires du logos et du pathos (et de l’ethos), c’est la banale disjonction même
pathos/logos.Cette disjonction est scolaire et peu opératoire. Les plus subtils théoriciens
montrent bien que les deux se confondent tout le temps et intimement et qu’il faudrait
analyser en bloc, comme le suggérait le titre de Théodule Ribot au début du siècle passé,
une Logique des sentiments2. Les mouvements de pathos et les « vérités du sentiment »
ne forment pas une catégorie à part de l’analyse du discours ni ne forment un
supplément stylistique au logos. Ils ne sont pas séparables des schémas cognitifs et des
raisonnements, lesquels ont toujours une « dimension » affective. Ce n’est donc pas par
hasard que la notion de ressentiment, qui désigne dans le langage ordinaire un état
d’âme, « rancœur », « rancune », devient ou plutôt s’analyse chez Nietzsche et Scheler
comme un type argumentatif et herméneutique, fondateur d’une « morale » et
d’idéologies politiques modernes. La « logique des sentiments », inséparable de la
logique des intérêts dans la vie sociale, c’est toute la logique.
4 Nietzsche, grand connaisseur de la rhétorique grecque, démonte la « généalogie de la
morale », chrétienne et puis sécularisée, comme une sophistique au service du

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ressentiment des faibles contre les puissants. Cette morale du ressentiment s’appuie sur
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quelques paralogismes : que la supériorité acquise dans ce monde terraqué est un indice
de bassesse « morale », que les valeurs que les dominants reconnaissent sont ipso facto
méprisables et que toute situation subordonnée, infériorisée donne droit au statut de
victime, que tout échec, toute impuissance à prendre l’avantage dans ce monde se
« transmue » en mérite et va se légitimer en griefs. Ainsi, l’homme du ressentiment
raisonne-t-il, il dévide même, lui aussi, de longs raisonnements, mais il le fait en partant
d’un axiome : ce monde où je sens ma faiblesse et souffre de mes difficultés n’est pas le
vrai. Les valeurs immanentes au monde sont des impostures aux yeux d’un Arbitre
transcendant que je vais invoquer. Le rapprochement doit se faire ici entre position de
ressentiment et « gnose » au sens que donne à ce mot, en l’appliquant aux idéologies
totalitaires modernes, Éric Vœgelin3. C’est la dimension « gnostique », dénégatrice de ce
monde, œuvre d’un démiurge mauvais, qui sert de porte d’entrée éventuelle au
ressentiment dans certaines idéologies d’extrême gauche. La transvaluation, l’inversion
des valeurs, Umwertung aller Werte, au cœur du ressentiment, est d’origine judéo-
chrétienne, montre Nietzsche. On perçoit en effet le rapport direct entre les idéologies
séculières du ressentiment et la « pensée religieuse » en Occident comme telle, c’est-à-
dire comme déclassement de ce monde sublunaire, – distorsion du rapport du moi à ce
monde par l’invocation d’un Autre Monde, d’un autre ordre des choses plus vrai que le
cours des choses.

Pathos et logos
5 Le ressentiment est à la fois pathos et logos ; la disjonction classique du pathos et du
logos est immédiatement inadéquate – comme elle l’est à mon sens à l’étude de tout
phénomène discursif. Mais quel rapport entre pathos et logos, entre frustration et
argumentation ? Se connaître des mérites non reconnus, se heurter à des obstacles qui
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bloquent l’épanouissement de votre potentiel, se révolter contre l’injustice de cette


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situation, – il n’y a pas de ressentiment dans ceci ! Mais évidemment, il faudrait pouvoir
distinguer (et c’est malaisé) cette sorte de prise de conscience de son inversion
fallacieuse qui consiste à conclure : je n’arrive à rien, donc j’ai des mérites ; d’autres
réussissent où j’échoue, donc leur réussite est due à des avantages escroqués à mon
détriment.
6 Le ressentiment classe, juge, raisonne et interprète, mais il le fait avec sa souffrance, ses
griefs remâchés, ses déceptions, ses haines. Il argumente pour transmuer cette
souffrance brute en une vision du monde consolante, pour divertir cette souffrance,
détourner le traumatisme vers des convictions moins débilitantes : pitié pour les siens,
sentiment de son mérite prouvé par ses échecs mêmes, haine désormais légitimée des
victorieux et des possédants, iconoclasie des valeurs des Autres. Il connaît le monde à
travers sa douleur et sa frustration ; il n’argumente pas pour clarifier son rapport au
monde, mais pour anesthésier sa peine originelle. L’idéologue du ressentiment se place
donc face à un monde jugé imposteur et oppresseur en cultivant des griefs. Le grief
remâché devient son mode exclusif de contact avec le monde, tout s’y trouve rapporté, il
sert de pierre de touche, de grille herméneutique. Il donne une raison d’être et un
mandat social qui permettent cependant de ne jamais sortir de soi-même. Le grief
détermine une sorte de privatisation des universaux éthiques et civiques et formule un
programme pour l’avenir comme liquidation d’un immense contentieux accumulé dans
le passé.
7 Bien entendu, en dehors de ses tortueux raisonnements, la pensée du ressentiment se
reconnaît aussi à des éléments extra-dialectiques, c’est-à-dire à des « mythes » de
prédilection. Dénégatrice et suspicieuse, cette pensée est grande consommatrice et
productrice de certaines sortes, bien connues, de « mythes » : mythe du Complot, de la
Conspiration scélérate, mythes des Origines, de l’Enracinement, mythe du Vengeur à

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naître parmi les Siens. On perçoit l’effet persuasif de tels mythes : ils sont conçus pour
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contribuer à une Grande explication de ce mundus inversus, de ce monde à l’envers où
moi et les miens n’avons pas notre juste place.
8 Le mouvement fondateur du ressentiment est le refus de l’autre, une pulsion de repli
contre la diversité sentie comme sourde à la communauté des griefs ; je citerai une seule
fois Nietzsche en un passage bien connu : « La morale des esclaves oppose dès l’abord un
“non” à ce qui ne fait pas partie d’elle-même, à ce qui est “différent” d’elle, à ce qui est
son “non-moi” : et c’est ce non qui est son acte créateur. » En valorisant ses valeurs
« propres », la tribu de ressentiment exalte le mérite qu’il y a à se restreindre et à se
refermer sur son contentieux à l’égard du monde extérieur en se purifiant de la diversité.
9 Le ressentiment est, certes, dans tout ceci, une argumentation de protestation et
d’émancipation, mais c’est une voie d’émancipation radicalement aliénée. Pierre
Bourdieu aux Règles de l’art4, le dit fort bien : « Le ressentiment est une révolte soumise.
La déception, par l’ambition qui s’y trahit, constitue un aveu de reconnaissance. Le
conservatisme ne s’y est jamais trompé : il sait y voir le meilleur hommage rendu à
l’ordre social, celui du dépit et de l’ambition frustrée. »

Ressentiment et transvaluation
10 Je reviens à mon idée d’un type spécifique de raisonnement. Le ressentiment se définit
comme un mode de production des valeurs, comme un positionnement « servile » à
l’égard des valeurs prédominantes, mais c’est une position qui cherche à se fonder par la
voie de raisonnements têtus, d’argumentations retorses et qui ne se sépare pas de ceux-
ci. D’où l’importance qu’il y a de reconstituer les figures-clés d’une rhétorique du
ressentiment. Cette rhétorique sert deux fins concomitantes : en démontrant la situation
présente des siens comme injustice radicale, comme dol, elle cherche à persuader de
l’inversion des valeurs et à expliquer la condition misérable des siens en renvoyant ad
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alteram partem tous les échecs essuyés. Seconde finalité : il s’agit de valoriser la position
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victimale et le mode d’être du dominé ; et de dévaloriser les valeurs que chérit le
dominant et qui vous sont inaccessibles en les montrant à la fois (cette simultanéité est
déjà paralogique si la logique repose sur le principe de non-contradiction) comme
chimériques, arbitraires, ignobles, usurpées et causatrices de préjudice.
11 L’essence du ressentiment, selon Nietzsche et ses successeurs, réside en une
transmutation des valeurs, c’est-à-dire transmutation des stigmates, des échecs, des
signes où les Autres voient votre faiblesse et votre « servilité », en valeurs. Au cœur de la
« sophistique » du ressentiment, on trouve une axiologie renversée, retournée : la
bassesse et l’échec sont indices du mérite et la supériorité séculière, les instruments et
produits de cette supériorité, sont condamnables par la nature des choses car usurpés à
la fois et dévalués au regard de quelque transcendance morale que le ressentiment se
construit. Si le succès « séculier » n’est aucunement, en bonne logique, la preuve
nécessaire du mérite, la sophistique du ressentiment tire de cette proposition la thèse
que l’insuccès ici-bas est au contraire un indice probant dudit mérite.
12 C’est un paralogisme par les conséquences qui conduit les démagogies du ressentiment à
la recherche ou l’invention d’un autre système de valeurs, de rationalité, de morale, etc.
que celui dont se réclament ceux qu’on présente comme les dominants. De deux choses
l’une en effet. Ou bien, au bout du compte, les valeurs réinventées par les idéologues des
prétendus opprimés ne seront à l’examen qu’un retapage des valeurs présentées par les
dominants comme universelles – aboutissement des plus fâcheux, car ce serait concéder
au dominant une certaine légitimité et une certaine humanité, une capacité d’avoir
jusqu’à un certain point pensé au nom de tous – et cela indiquerait en outre que la
différence narcissique du peuple ressentimentiste n’est pas aussi essentielle et spécifique
qu’il la présente. Ou bien, et ce serait déjà beaucoup mieux, les valeurs propres au groupe
victimisé prendront le contrepied des prédominantes. – La question restant de voir si ces

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contre-règles, contre-raisons et contre-morales (qui prouveront au groupe qui les adopte


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qu’il avait été dépossédé de ses biens axiologiques propres) vont permettre à ce groupe
de faire son chemin dans le monde et de concurrencer victorieusement l’adversaire… Or,
de la génétique mitchourino-lyssenkiste dans la « science prolétarienne » stalinienne, au
mythe de la Femme-sorcière congénitalement immunisée contre la raison et la science
des phallocrates (dans le féminisme dit radical de la fin des années 1970), aux
dénonciations islamistes des sciences et des techniques du Grand Satan tout d’un tenant
avec ses mœurs perverses, dans tous ces cas et bien d’autres qui encombrent le siècle
révolu, les dénégations auxquelles conduisent ces raisonnements fallacieux n’ont guère
servi, en fin de compte et sauf erreur, le combat des groupes qui sont passé à l’acte et ont
cherché à appliquer dans le réel leur transmutations des valeurs.
13 Il y a en fait un double procès de transvaluation auquel travaillent les idéologies du
ressentiment : l’un construit comme alibi légitimateur, transcendant à l’ordre du monde
et à ses méchants, permet ce renversement qui montre que l’état d’échec du victimisé est
– transcendantalement – un mérite ; l’autre, découlant du repli identitaire, du
narcissisme frustré, légitimant exclusivement ce qui est propre aux « siens », disant non
et encore non aux valeurs du monde « extérieur » et sacralisant le programme de
rancune à l’égard des « autres ».
14 Le succès est le mal, l’échec, la vertu : voici, ramenée à une formulette, toute la
« généalogie de la morale ». Nul ne peut régner innocemment, disait Saint-Just : le
dominant, tout bénéficiaire du Système est toujours un scélérat puisqu’il est coupable de
tous les maux du seul fait d’occuper une position avantagée et d’y trouver profit. Le
dominé, s’il est dépouillé de ses droits, est en droit du moins de lui demander des
comptes. « Sexe fort ! s’exclame la fouriériste Clara Vigoureux vers 1840, c’est vous qui
régnez sur toute la terre, c’est à vous que je viens demander compte du mal qui désole la
terre5. » L’axiologie de ressentiment, nourrie de rancunes parfois fort légitimes, fort

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réelles en tout cas, vient radicaliser, hyperboliser et surtout moraliser la haine qu’on
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éprouve du dominant6.
15 Sans doute, la pensée du ressentiment et la haine des privilégiés qui l’accompagne sont-
elles des moyens d’échapper à la « simple » et passive rancœur jointe au mépris de soi.
La haine du dominant est inséparable de la survalorisation du dominé et la fonction
mobilisatrice de celle-ci est souvent directement déchiffrable. C’est ce qu’avait bien
montré Albert Memmi dans son Portrait du colonisé7. On peut penser qu’il n’y a pas
d’oppression « objective » qui ne soit tentée de tirer parti de son état d’infériorisation et
de la conscience partielle qu’elle en prend pour ajouter à ses « justes revendications »
tous les sujets possibles de plainte contre tous et chacun, contre la fatalité et la longue
durée – « ayant bien sujet d’accuser la nature… » – et surtout, mais de façon travestie,
contre ellemême, contre le groupe opprimé et la haine de soi que comporte la condition
servile où il se trouve placé et que l’aliénation intériorisée, autant que les bénéfices
secondaires qui accompagnent le ressentiment, contribueront à perpétuer.

Ressentiment et persuasion
16 Le ressentiment ratiocineur, carburant au pathos, ne veut pas vraiment convaincre le
monde extérieur, il sait qu’il n’y a guère de chances. Le ressentiment dévide ses
raisonnements non pour convaincre les « autres » – dont il n’attend rien de bon – mais
pour ressasser sa vérité particulière aux oreilles des siens et dissuader de toute velléité
critique les membres de sa tribu qui seraient tentés de raisonner par eux-mêmes ou qui
pourraient avoir des doutes. Le ressentiment a simplement horreur des objectivations
venues de l’extérieur qui sont « insensibles » à sa « spécificité ». Il faut toujours lui
rendre hommage d’abord, tenir compte de son hypersensibilité, de ses susceptibilités
d’écorché. Quand l’homme du ressentiment accepte de parler à quelqu’un à qui il a

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supposé d’abord de la bonne volonté, il finit par devoir dire, défrisé : « Vous ne pouvez
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pas nous comprendre décidément ! »
17 Dans les discours de ressentiment fonctionne une dialectique éristique sommaire, c’est-
à-dire quelque chose comme L’Art d’avoir toujours raison(titre d’un opuscule de
Schopenhauer8), d’être inaccessible à l’objection, à la réfutation comme aux antinomies
qu’on décèle chez vous, le tout formant un dispositif inexpugnable et aussi une réserve
inusable : on n’a jamais gagné, il demeure toujours des torts anciens qui n’ont pas été
corrigés, des cicatrices qui rappellent le passé et ses misères, le ci-devant groupe
dominant est toujours là, hostile et méprisant, et – si on n’est pas parvenu à s’en
débarrasser totalement, à l’annihiler par quelque « solution finale » – il conserve
toujours quelque avantage qui en font l’obstacle infini à la bonne image qu’on voudrait
avoir de soi et des siens.
18 Il y a quelque chose de « diaboliquement » simple dans les raisonnements de
ressentiment. Dans la logique ordinaire, les échecs ouvrent la possibilité de revenir sur
les hypothèses de départ et de les corriger. C’est d’ailleurs la règle d’or de la méthode
scientifique… Dans le ressentiment, les échecs ne prouvent rien, au contraire, ils
confortent le système, ils se transmuent en autant de preuves surérogatoires qu’on avait
raison et que décidément « les autres » vous mettent encore et toujours des bâtons dans
les roues. Un système où les démentis de l’expérience ne servent jamais à mettre en
doute les axiomes, mais les renforce est un système inexpugnable par structure. Et un
système inexpugnable « pose problème » au regard des « bases de la discussion »
indispensables à la raison communicationnelle.

Ressentiment et idéologies
19 Le ressentiment, cette sorte de logos guidé par une passion misérable, est alors ceci
même contre quoi, depuis les Lumières et jusqu’à l’épuisement actuel de la modernité,
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les pensées du progrès, les grands militantismes sociaux, les programmes des Grands
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récits émancipateurs ont eu à lutter. La modernité est à définir alors comme cette
période révolue marquée par des tentatives constantes et dans une large mesure
victorieuses de tenir le ressentiment en respect, de le « dépasser dialectiquement », de le
re-transmuer en autre chose. La modernité entendue sur les deux siècles de sa durée
comme pensée des Lumières, des droits de l’homme, pensée de la citoyenneté, comme
idéologie « bourgeoise » du progrès, idéologie positiviste de la science, mais aussi essor
des doctrines socialistes : dans toute une diversité de dispositifs en conflit – en dépit du
fait qu’ils découlent de la même logique de dépassement.
20 Le ressentiment a été et demeure une composante de nombreuses idéologies tant de
droite – nationalisme, antisémitisme – que de gauche, s’insinuant dans certaines
expressions du socialisme, du féminisme, des militantismes minoritaires. Pensée de
l’inversion des valeurs, tournée vers un passé mythique, ressassant des griefs, rancunière
et suspicieuse à l’égard de tous ces « autres » qui ne sauraient comprendre assez votre
« différence », le ressentiment est à la source des démagogies nationalistes et des
idéologies identitaires qui progressent dans le monde. Le ressentiment actuel n’est pas
une idée neuve en Europe, ni en Amérique. C’est le retour d’un refoulé. La dynamique du
ressentiment ne se comprend que sur la longue durée de l’histoire moderne. Mais il y a
aussi, dans cette histoire moderne, des dispositifs « antiseptiques » de rationalisme,
d’universalité, d’émancipation qui ont joué mais, dans certaines conjonctures comme
celle que nous vivons, ils se retrouvent débordés par le reflux du ressentiment toujours
sous-jacent.

Ressentiment et réaction
21 En gros, le ressentiment est coextensif aux militantismes réactionnaires. Il subsiste
parmi nous, dans une longue persistance depuis le Syllabus du Pape Pie IX un antique
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ressentiment de droite avec des connotations cléricales. Oscillant entre la nostalgie d’un
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Ordre révolu, l’angoisse devant la modernité, la rancune et la dénégation, la grande
production idéologique antimoderniste de droite a cherché à re-fétichiser la religion, la
tradition, la nation, la famille, à réinstituer dans le symbolique tout ce que dans le réel, le
« progrès » du marché capitaliste a eu pour vocation fatale de déstabiliser et de mettre
bas. Il y a d’ailleurs dans toute idéologie du ressentiment, de forme conservatrice ou
pseudo-progressiste, une dénégation crispée de ce qui est en train de s’opérer dans le
« monde réel ». Face à la déterritorialisation, à une évolution sans fin ni cesse qui dissout
des territoires symboliques et d’antiques enracinements, le ressentiment cherche à
restituer des fétiches, des stabilités, des identités. L’idéologie de ressentiment de droite
aboutit dans l’ordre déontique à des exigences de « réarmement moral ».
22 Le rapprochement entre la pensée conspiratoire et ce ressentiment de droite s’impose.
Les idéologies du ressentiment sont de grandes fabulatrices de thèses de conspiration.
Les adversaires qu’elles se donnent passent leur temps à ourdir des trames, ils n’ont de
cesse de tendre des rêts – et comme ces menées malveillantes ne sont guère confirmées
par l’observation directe, il leur faut supposer une immense conspiration secrète et se
convaincre de son existence aussitôt l’hypothèse envisagée. Comme le mouvement
politique et social fondé sur le ressentiment s’empêtre dans ses propres contradictions,
qu’il subit la « malencontre du réel » et que ses revendications et rancœurs demeurent
peu intelligibles à l’extérieur, cette conspiration universelle se confirme constamment à
ses yeux. La vision conspiratoire du monde va de pair avec le raisonnement du
ressentiment : du fait que certains sont vus en position avantagée et sont objets d’envie,
on leur prête un malfaisant projet de domination (il ferait beau voir que leur succès soit à
quelque égard innocent !), un but ultime d’hyperdomination, de dépouillement total des
désavantagés.

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Nationalismes
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23 Le ressentiment forme le substrat idéologique des nationalismes des xixe et xxe siècles, –
pas les chauvinismes de grande puissance, bien entendu : celui des petites entités
ethniques traînant le souvenir d’avoir été méprisées et brimées. Le nationalisme envisagé
surtout comme séparatisme, comme besoin de sécession pour se retrouver entre soi,
comme fantasme de n’avoir plus à se comparer sur le terrain de l’adversaire historique et
dans ses termes, selon la logique qui a assuré son succès. Les groupes ethniques ne se
définissent pas à l’origine par une identité collective pleine (mais ils s’affairent à se
bricoler un moi collectif), mais par un manque, une frustration collectivement éprouvée.
Tout nationalisme prétend faire la promotion d’une indicible identité sacrée collective,
d’une plénitude de différences admirables, d’une particularité pleine au nom de laquelle
il justifie ses revendications politiques. Or, on sait qu’à l’analyse cette singularité plénière
et sacrale n’apparaît jamais que comme l’éversion de griefs et de rancœurs perpétués et
partiellement maquillés auxquelles la communauté est d’autant plus attachée qu’y
renoncer reviendrait à perdre ce qui lui tient lieu d’« âme ». Le ressentiment est premier,
il est ce qui soude la communauté idéologique, la tribu identitaire dont la cohésion ne
résulte que du ressassement collectif de griefs et de rancunes. Le ressentiment fait les
idéologies nationalistes et identitaires, il les engendre, il les soutient, il en constitue
l’ultime recours : voici ma thèse.
24 Quoi que le prétendu dominant et ennemi héréditaire ait pu faire ou fasse, la rhétorique
nationaliste le lui tiendra à grief. Cherche-t-il à imposer ses valeurs, sa bienfaisance, il a
tort, il fait preuve de condescendance et complote pour priver le peuple du ressentiment
de son identité. Leur interdit-il l’accès auxdites valeurs, il a encore tort. Prétend-il
s’occuper d’eux, il s’immisce. Demeure-t-il indifférent et les laisse-t-il vivre à leur guise,
il les méprise. Aucune attitude ne peut satisfaire l’idéologie de ressentiment laquelle ne

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cherche qu’à retrouver en toutes circonstances des preuves de la malveillance des autres
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à son endroit.
25 Une des grandes revendications du ressentiment communautariste, c’est le droit de
persister dans son « essence », le droit de n’avoir pas à ajouter à la douleur d’une
position sans gloire, la douleur additionnelle d’avoir à s’adapter au cours du monde et la
perspective de « disparaître ». La peur de disparaître qu’avouent pour « leur » peuple les
partis nationalistes, les politiques de persistance, de perpétuation à l’identique et de
« containment » du monde extérieur qu’ils cherchent à imposer aux « leurs » ne sont que
l’expression de la peur d’avoir à renoncer à ce ressentiment qui les soude. Les
nationalismes comportent un rêve d’étanchéité.
26 Ce qui frappe encore dans les idéologies nationalistes, c’est leur rapport morbide au
temps : l’avenir est conçu non comme ouverture, dépassement, mais comme épuration
des comptes rancuniers que l’on entretient avec un certain passé. Le ressentiment
nationaliste est fatalement tourné vers le passé (quoiqu’inscrivant sa rhétorique sur un
avenir compensatoire) et c’est un passé à mémoire longue, plein de reproches remâchés,
du souvenir d’offenses qui se perdent dans la nuit des temps dont chaque génération
réactive le grief car son identité tient à ces manquements, à ces mortifications, –
aggravés par transmission, et pleins d’explications ad hoc des échecs de son propre
groupe, échecs jamais assumés. Rien ne se « pardonne » (car pardonner supposerait de
se concevoir sujet à part entière), rien ne se surmonte, on traîne après soi un lourd faix,
un passé qui s’immisce dans tout action présente et qui interdit de jamais en avoir fini.
Dans ce ressentiment fonctionne un paralogisme temporel analogue à celui que Proust
prête à Swann jaloux d’Odette : la joie de se figurer anticipativement le plaisir qu’on aura
quand on n’aimera plus et qu’on sera vengé enfin par le regret que les avanies qu’elle
vous a fait subir inspireront à l’aimée – sans comprendre que ce jour-là on sera devenu
un autre et indifférent à une revanche qui sera devenue sans saveur.

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Ressentiment à gauche
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27 Mais les logiques du ressentiment se sont insinuées à divers moments à gauche, ou plus
précisément dans ce que l’on situe à l’extrême gauche. Il est difficile, mais non
impossible de distinguer dans certaines idéologies – les unes réactionnaires, les autres
posant pour progressistes – la logique du ressentiment et la volonté d’ordre dans un cas,
de justice et d’émancipation dans l’autre, derrière quoi elle se dissimule ou à laquelle elle
se mêle. On a pu analyser le parasitage des programmes de justice sociale par les
sophismes du ressentiment et ceci semble un moyen décisif de critique des dérapages
pernicieux occasionnels du socialisme comme du féminisme et d’autres idéologies de
critique sociale – que ce soit, dans l’ordre du discours, la critique oratoire du
manichéisme – qui est une figure du ressentiment – du camp de la vertu et du camp des
bourreaux, des victimes innocentes contrastées aux exploiteurs scélérats (à quoi s’oppose
la connaissance ésotérique du social qui énonce ce qu’exactement Karl Marx pose en
axiome dans la préface du Capital, qu’il « ne s’agit de personnes qu’autant qu’elles sont
la personnification de catégories économiques… »), ou, par voie d’application, la critique
des politiques concrètes fondées sur l’Umwertung der Werte accompagnée de la
dénégation des effets pervers qu’entraîne le renversement volontariste des valeurs.
28 De fait, nul ne l’ignore, les dynamiques de l’égalité peuvent être entachées de
ressentiment : elles se développent entre l’appétition vers une justice émancipatrice et le
ressentiment de l’égalisation « par le bas », de la revanche sociale, du truquage des règles
du jeu pour empêcher, au prix de la léthargie économique et par toutes sortes de moyens
vexatoires, que des distances ne se constatent ou ne se creusent. Il y a, vieille comme le
monde moderne, une sophistique de l’égalité : l’égalité comme « lit de Procuste » qui est
celle qu’affectionnent les réclamations du ressentiment, qu’on nomme aussi
l’« égalisation par le bas » qui flatte l’inversion de valeurs et apaise la rancune des
abaissés. Il y a la justice dite parfois « plébéienne » comme obligation de rentrer dans le
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rang et de « faire comme tout le monde », justice pour qui toute liberté individuelle et
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toute différence sociale sont suspectes de faire tort à la masse égalitaire. On rencontre
aussi dans les idéologies radicales une conception de la justice comme punition des
autres, qui seront « mis à votre place » tandis que vous prendrez la leur – imposition
d’une inversion de rôle, réalisation du mundus inversus comme vengeance du dominé.
« Le désir de vengeance est la plus importante des sources du ressentiment », écrit Max
Scheler9. Mais c’est une vengeance différée par le cuisant sentiment de son incapacité à
prendre naturellement l’avantage, vengeance exacerbée par de la rancœur.
29 On peut lire alors un dépassement du ressentiment plébéien de l’ouvrier exploité dans ce
qui s’est désigné comme le « socialisme scientifique » : dépassement formulé dans le
mandat donné au prolétariat, à la classe salariée transfigurée – telle qu’en elle-même
enfin l’Histoire la changeait – en Prolétariat, d’émanciper prochainement l’humanité
tout entière « sans distinction de classe, de race ou de sexe », selon les termes du
Programme minimum du Parti ouvrier (guesdiste) en 1881, programme revu par Karl
Marx. Il faut peut-être déceler ici un socialisme des intellectuels cherchant à doter
Caliban d’une image sublime qui lui permettait de dépasser son ressentiment frustre et
barbare, c’est-à-dire de le mettre au service d’une modernisation étatiste et planiste. Il
fallait opposer au ressentiment spontané des masses laborieuses un mandat sublime
d’émancipation de l’humanité qui mettait en fait celles-ci au service d’un projet rationnel
de modernisation productiviste. C’est ce que l’anarchiste polonais Vaclav Makhaiski
dénomma en effet au tournant de ce siècle le « socialisme des intellectuels » (auquel il
opposait le purement ouvrier anarcho-syndicalisme)10.
30 Mais Makhaiski transposait une autre formule polémique fameuse. Le leader de la
Sozialdemokratie allemande, August Bebel avait dit en une formule condamnatrice face
à quelque chose qui menaçait du dedans le socialisme, formule qui ne manquait pas de
justesse : « l’antisémitisme, c’est le socialisme des imbéciles ! » Il le disait bien :

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l’antisémitisme qui rongeait l’extrême gauche allemande (et française) à la fin du xixe
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siècle, était une sorte de socialisme, quelque chose qui y ressemblait, mais transposé en
une autre clef cognitive. Il n’y avait pas entre les deux idéologies, socialisme et
antisémitisme, une différence de contenu, de cible ou d’objet de haine, mais une
discordance de manière de penser et comme on disait à cette époque, de « mentalité ».
L’antisémitisme, c’était quelque chose comme la lutte des classes, mais pensée d’une
manière « imbécile », gothique, barbare, pensée en une transposition agressivement
archaïque par des esprits noncontemporains – ungleichzeitig. Le ressentiment, dirais-je
pour généraliser, cela a été et c’est le patriotisme des imbéciles, c’est le féminisme des
imbéciles, c’est l’écologisme des imbéciles, et on pourrait continuer. Derrière l’amour des
faibles, lisez la haine des forts, suggérait Nietzsche ; transposons ceci pour un certain
écologisme geignard : derrière l’amour de la nature « violée », lisez la haine des humains
productifs et de leurs industries dans tous les sens de ce dernier mot.

L’essence du populisme
31 Michel Wieviorka, dans un livre paru en 1993, La démocratie à l’épreuve, Nationalisme,
populisme, ethnicité11 analyse la concomitance entre la montée des nationalismes dans la
conjoncture actuelle et les progrès de cette sorte de démagogie plus diverse qu’on
regroupe sous le nom de « populisme ». Dans la perspective de cet essai, je voudrais
proposer le paramètre du ressentiment comme critère propre de la notion de populisme
en le montrant du même coup logiquement proche, contigu des nationalismes de
ressentiment. Je vois comme le trait typique du populisme le fait pour les doctrinaires de
cette sorte de mouvements de prétendre « revenir au peuple, renouer avec les valeurs
profondes du peuple », mais pour capter dans ledit « peuple » et donner force, non aux
ferments de révolte et à l’appétit de progrès qui pourraient s’y cultiver, mais justement à
ce qu’on peut y trouver et y cultiver sélectivement de ressentiment spontané :
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ressentiment du bon sens « populaire » à l’égard de la domination des intellectuels (des


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« eggheads », les têtes en forme d’œuf, disent les populistes américains), des techniciens
(des « technocrates »), des experts d’État dont les compétences font ombrage aux
« sagesses » des masses et dévaluent celles-ci, ressentiment des routines à la petite
semaine, « improductives », et des bonnes vieilles traditions plébéiennes à l’égard des
modernisations et « rationalisations » qui harassent et déstabilisent, ressentiment à
l’égard de ces inintelligibles arts et littératures d’avant-garde qui ne plaisent qu’aux
« grosses tête » et aux « snobs ». Ressentiment à chaque coup de ceux qui sont attachés à
un ordre de valeurs populaires à l’égard des valeurs qui d’en haut, de la capitale, de
l’appareil d’État, viennent les dévaluer, les déclasser12.

Le ressentiment aujourd’hui
32 Un vaste marché du ressentiment s’est ouvert dans les sociétés occidentales de la fin du
xxe siècle. Marché de bon rendement, avec une large clientèle de désillusionnés à la
recherche d’illusions retapées et de rancunes inépuisables. Dans les sociétés
développées, sociétés éclatées en lobbies suspicieux, obsédées par des revendications
identitaires – on a parlé de néo-tribalisme – infléchissant la pensée du droit pour la
ramener à un marché criard de « droits à la différence », formées de groupes entretenant
des différends appuyés sur des contentieux insurmontables et sur une réinvention
rancunière de « passés » à venger, le ressentiment (re) devient envahissant. Tout ceci me
semble se produire en raison de l’effondrement des utopies de progrès et de dépassement
des litiges vers une idée de justice et de réconciliation rationnelle. La refondation de
l’identité des groupes sur du ressentiment est concomitante de cette « Fin des utopies »
qui formaient la connaissance de soi à l’horizon d’un devenir-autre.Je vois dans les
retours du ressentiment et de ses sophismes quelque chose qui vient colmater les trous
béants, boucher les vides dans une conjoncture qui dépossède les esprits de tout projet
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d’espérance commune à partager et rend suspicieux à l’égard de la démocratie et de l’état


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de droit. Dans un tel contexte, le ressentiment identitaire apparaît comme un nouvel
opium des peuples : quelque moyen artificiel et passager d’apaiser de grandes douleurs,
de rediriger ses émotions frustrées vers des fantasmes consolateurs. On assiste à un repli
de l’intelligible collectif sur des « positions préparées à l’avance », celles de l’homogène
censé chaleureux, du gemeinschaftlich qui absolutise ses limites. Face à la privatisation
néo-libérale de grands pans des économies et à la globalisation des grandes puissances
transnationales auxquelles ils laissent le champ libre, les dépossédés et les frustrés
réagissent en privatisant et en muant en absolus – faible rétorsion – leurs mœurs, leurs
valeurs et leurs mini-cultures13.
33 Certaines sociétés occidentales – ceci frappe aux États-Unis – semblent en passe de
devenir des sociétés de différends (selon le concept de Jean-François Lyotard) où les
litiges et les griefs des uns et des autres ne cherchent surtout plus à se transcender vers
une règle de justice ou vers un compromis collectif. Le ressentiment, comme il a toujours
fait, se donne un projet d’avenir, mais c’est un avenir pour les « siens » et un avenir de
« règlement de comptes » avec divers antagonistes héréditaires. La formule
d’« absolutisme culturel » est de Rhoda Howard, sociologue ontarienne : elle substitue
une juste formulation à ce que l’on persiste à présenter comme le « relativisme
culturel ». L’absolutisme culturel définit une tendance néo-féodale à l’absolutisation
autarcique d’axiologies « tribales ». L’« absolutisme culturel » fait de son expérience, de
son ignorance et de celles des siens la mesure de toutes choses. Bonne occasion de
répéter la maxime de Vico : L’uomo ignorante si fá regola dell’universo.Il s’agit bien
d’expliquer encore et toujours la fausse conscience et l’idéologie par des intérêts, mais il
ne s’agit pas ici d’intérêts tangibles, plutôt d’intérêts psychiques à collectivement
maquiller, déguiser, transmuer… Intérêts psychiques – parfois sentis comme vitaux – à
« renverser » dans l’idéologie les rapports qu’on a, de fait, avec les autres14.

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34 On peut constater ainsi, dans le cours du temps, un déportement axiologique ; on peut


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prévoir le triomphe de l’idée même de la droite nationale (barrésienne et
maurrassienne), idée qui s’est revêtue de nos jours des haillons du progressisme : quelle
est cette idée ? Que la valeur éthique fondamentale est la culture et les traditions d’un
groupe déterminé et que celles-ci engendrent des droits collectifs suprêmes. On assiste à
une réinvention féodaliste du droit des personnes par le néo-ressentiment : des droits
qui ne sont reconnus qu’attachés à une glèbe et soumis à une allégeance, à un aveu
d’appartenance, droits qui sont mérités par ceux qui se réclament d’abord d’une
protection identitaire et à ce prix. Précondition de l’obtention de droits très fâcheuse
pour les déviants, les atypiques et les agnostiques de toutes les Identités.

Ressentiment et désenchantement
35 En longue durée, la démarche de ressentiment a toujours opéré – dans le fictif, dans le
dénégateur – en réaction au désenchantement, Entzauberung – ce concept central de
Max Weber. Les idéologies du ressentiment sont intimement liées aux vagues d’angoisse
face à la modernité, à la rationalisation, à la séculanisation et à la déterritorialisation. La
mentalité de la Gemeinschaft [Tönnies], homogène, chaude et stagnante, ayant tendance
à tourner à l’aigre dans les sociétés ouvertes et froides, rationnelles-techniques.
Entzauberung :le ressentiment qui recrée une solidarité entre pairs rancuniers et
victimisés et valorise le repli communautaire, – gemeinschaftlich, – apparaît comme un
moyen de réactiver à peu de frais de la chaleur, de la communion dans l’irrationnel
chaleureux alors qu’on se trouve confronté à des mécanismes de développement sociaux
et internationaux anonymes et froids, des « monstres froids » incontrôlables, lesquels ne
permettent justement pas de tactique ni de réussite collectives.

Notes
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1. Pas un livre sur l’antisémitisme qui ne se laisse aller une fois ou l’autre, sans prétention de rigueur
nosographique évidemment, mais parce que c’est tout à fait suggestif au passage, OPENEDITION SEARCH
à étiqueter tel thème de
propagande, tel argument conspiratoire des antisémites de « paranoïaques » et autres aménités. Un
« paranoïaque », tel était Édouard Drumont, juge Michel Winock dans une note en bas de page au début
de son Édouard Drumont & Cie : « Paranoïaque ? Peu importe ; il est lu, célébré, on le prend au sérieux. »
Certainement l’historien n’a aucune intention de se substituer au psychiatre post mortem et il sait que
« l’homme Drumont » dans son temps n’apparut pas plus pathologique que la plupart de ses
contemporains (ce qui n’est pas en soi un critère décisif). Ce que Michel Winock veut dire, ce qu’il veut
évoquer, c’est ceci même dont je parle : l’antisémite ce n’est pas seulement quelqu’un qui a des convictions
politiques odieuses, une vision obsessionnelle et haineuse de certain groupes sociaux, c’est quelqu’un qui,
dans ses pamphlets et ses brochures, s’est mis à raisonner et qui raisonne même énormément, mais de
façon bizarre…
2. Paris, Alcan, 1904.
3. Le philosophe austro-américain Éric Vœgelin a postulé, en s’appuyant notamment sur les travaux de
Norman Cohn et de Henri de Lubac sur les Joachimites, un pattern de conscience gnostique qui serait à
suivre en continuité depuis l’Antiquité avec des épisodes de latence relative. Le type a en effet réémergé
périodiquement jusqu’à nous. La gnose apparaît ainsi en longue durée, non pas tant comme une doctrine
ou un système datés, ni comme une stricte tradition continue, mais comme « une attitude permanente de
l’esprit humain dans son effort de saisie du monde ». La gnose part de la croyance que ce monde a été
façonné par un Démiurge ignare et méchant et non par Dieu. Elle rejette en bloc le monde terraqué, monde
de misère et d’injustice, monde chaotique aussi, du côté du Mal et du Désordre et le sépare d’un Dieu bon,
absent, dont les justes peuvent se rapprocher par la « connaissance ». Il n’est pas à propos par ailleurs
d’identifier gnose et religion ou églises. Il suffit de noter que cette forme de pensée a toujours été suspecte
aux églises établies et, notamment, au catholicisme qui a poursuivi les gnoses antiques et médiévales
comme des hérésies d’inspiration diabolique ainsi que le fulminèrent Eusèbe de Césarée et Irénée de Lyon.
Les Églises sacralisent le maintien d’un Ordre universel, les gnoses tracent l’itinéraire pour sortir d’un
désordre scélérat.
4. Minuit, 1992, p. 39.
5. Parole de providence, Paris, Bossange, 1834, p..

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6. Sans doute, la pensée du ressentiment et la haine des privilégiés qui l’accompagne sont-elles des moyens
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d’échapper à la « simple » et passive rancœur, jointe au mépris de soi. La haine légitimée SEARCH est
du dominant
inséparable de la survalorisation du dominé et la fonction mobilisatrice de celle-ci est souvent directement
déchiffrable.
7. Paris, Buchet-Chantal, 1957 et nombreuses rééditions.
8. Réédité récemment : Strasbourg, Circé, 1990.
9. L’Homme du ressentiment, Paris, Gallimard, 1970, p. 16.
10. Le socialisme des intellectuels, Paris, Seuil, 1979.
11. Paris, La Découverte, 1993.
12. Parlant de valeurs, je note que ce n’est pas par hasard que le grand mouvement populiste agraire du
dernier tiers du xixe siècle aus États-Unis a eu pour thème et motif de mobilisation la protestation des
classes rurales du Mid-West et Far-West contre une dévaluation : la démonétisation de l’argent décrétée
par Washington, le choix de l’or comme encaisse de référence, décision technocratique et modernisatrice
qui ruinaient certaines régions et dévaluaient un certain mode de vie.
13. On pourrait faire apparaître aussi dans la conjoncture présente des contagions. Le ressentiment
« s’attrape ». Au contact de minorités stigmatisées, résolues à se plaindre indéfiniment sans perspectives
de négociation rationnelle, les groupes relativement privilégiés se mettent à se chercher un contentieux à
leur opposer… et le trouvent. On a vu apparaître au cours des années 1980 en Amérique du Nord des
mouvements masculinistes, calquant, singeant un à un les griefs du féminisme, montrant le malheureux
mâle, opprimé, asservi par les femmes, victimisé tout autant qu’elles et remâchant lui aussi ses griefs.
14. Le ressentiment n’est certes pas la seule forme récurrente de « fausse conscience » (je reviens à ce
concept travaillé jadis par Joseph Gabel). Il faudrait le confronter par exemple avec la conscience
malheureuse qui lui est complémentaire. Pour une analyse d’un avatar en idéologies contemporaines de ce
type argumentatif, on peut se référer au Sanglot de l’homme blanc de Pascal Bruckner (Paris, Seuil, 1983)
qui étudie les raisonnements culpabilistes dans le militantisme tiers-mondiste, en parallèle au
ressentiment qui, lui, peut apparaître comme le raisonnement au service de la rancune. Le ressentiment
forme une position affective et cognitive qui se complète ainsi d’autres « formes simples » d’idosyncrasies
raisonnantes : rationalité restreinte des technocrates, cynisme des repus, conservatisme opposant
invinciblement ce qui est à ce qui pourrait être, « darwinisme social » (transfigurant la « lutte pour la vie »
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en principe légitimant la violence sociale), mais aussi doubles jeux, mauvaise conscience et conscience
malheureuse (assez propre aux dominants-dominés), puritanisme de l’âme « pure OPENEDITION
», phobiesSEARCH
sociales de
différentes origines.

Auteur

Marc Angenot
Du même auteur

Colins et le socialisme rationnel, Presses de


l’Université de Montréal, 1999
L’histoire des idées, Presses universitaires de
Liège, 2014
19. L’ennemi du peuple et l’agent de l’histoire :
1800-1914 in Argumentation et discours
politique, Presses universitaires de Rennes,
2003
Tous les textes
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition
Books, sauf mention contraire.

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ANGENOT, Marc. Le ressentiment : raisonnement, pathos, idéologie In : Émotions et discours : L'usage
des passions dans la langue [en ligne]. Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2008 (généré le 12
décembre 2023). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/pur/30425>. ISBN :
9782753546752. DOI : https://doi.org/10.4000/books.pur.30425.

Référence électronique du livre


RINN, Michael (dir.). Émotions et discours : L'usage des passions dans la langue. Nouvelle édition [en
ligne]. Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2008 (généré le 12 décembre 2023). Disponible sur
Internet : <http://books.openedition.org/pur/30405>. ISBN : 9782753546752. DOI :
https://doi.org/10.4000/books.pur.30405.
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Émotions et discours
L'usage des passions dans la langue

Ce livre est recensé par


Luce Albert, Questions de communication, mis en ligne le 23 janvier 2012. URL :
http://journals.openedition.org/questionsdecommunication/265 ; DOI :
https://doi.org/10.4000/questionsdecommunication.265

Émotions et discours
L'usage des passions dans la langue

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