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L'heure du souper étant venue, M. de G... M... ne se fit pas attendre longtemps.

Lescaut était avec


sa sœur dans la salle. Le premier compliment du vieillard fut d'offrir à sa belle un collier des bracelets et des
pendants de perles, qui valaient au moins mille écus. Il lui compta ensuite, en beaux louis d'or, la
somme de deux mille quatre cents livres, qui faisaient la moitié de la pension. Il assaisonna son présent de
quantité de douceurs dans le goût de la vieille Cour Manon ne put lui refuser quelques baisers ; c'était
autant de droits qu'elle acquérait sur l'argent qu'il lui mettait entre les mains. J'étais à la porte, où je
prêtais l'oreille, en attendant que Lescaut m'avertît d'entrer.

Il vint me prendre par la main, lorsque Manon eut serré l'argent et les bijoux, et me conduisant vers
M. de G... M..., il m'ordonna de lui faire la révérence. J'en fis deux ou trois des plus profondes. « Excusez,
monsieur lui dit Lescaut, c'est un enfant fort neuf. Il est bien éloigné, comme vous voyez, d'avoir des
airs de Paris; mais nous espérons qu'un peu d'usage le façonnera. Vous aurez l'honneur de voir ici souvent
monsieur ajouta-t-il, en se tournant vers moi ; faites bien votre profit d'un si bon modèle. »

Le vieil amant parut prendre plaisir à me voir Il me donna deux ou trois petits coups sur la joue, en
me disant que j'étais un joli garçon, mais qu'il fallait être sur mes gardes à Paris, où les jeunes gens se
laissent aller facilement à la débauche. Lescaut l'assura que j'étais naturellement si sage, que je ne parlais
que de me faire prêtre, et que tout mon plaisir était à faire de petites chapelles. Je lui trouve de l'air de
Manon, reprit le vieillard en me haussant le menton avec la main. Je répondis d'un air niais : « Monsieur,
c'est que nos deux chairs se touchent de bien proche ; aussi, j'aime ma sœur Manon comme un autre moi
même.
- L'entendez-vous ? dit-il à Lescaut, il a de l'esprit. C'est dommage que cet enfant-là n'ait pas un peu
plus de monde. - Ho ! monsieur, repris-je, j'en ai vu beaucoup chez nous dans les églises, et je crois
bien que j'en trouverai, à Paris, de plus sots que moi. - Voyez, ajouta-t-il, cela est admirable pour un
enfant de province.
Abbé Prévost , Manon LESCAUT, 1731
Explication
Introduction
L’abbé Prévost est un écrivain du dix-huitième siècle qui mène à bien des
égards une vie aussi aventureuse que le héros de Manon Lescaut. Dans ce
roman-mémoires, sorte de récit rétrospectif fictif, Prévost se charge avec
malice de moquer l’hypocrisie des mœurs de son époque. Le roman est
construit autour d’un narrateur qui prétend avoir rencontré un personnage dont
il prend en note le récit.

Dans cet extrait, le jeune chevalier se rend complice de Manon Lescaut et de


son frère. Ces deux personnages usent des charmes de Manon pour dépouiller
un aristocrate aussi vieux que lubrique. C’est le repas du soir, la combine est
sur le point d’aboutir. Le jeune chevalier joue sa partition dans le stratagème.

Problématique

On cherchera à montrer comment pointe le moraliste dans une scène théâtrale


et comique.

Plan

I – Une transaction commerciale → « serré l’argent et les bijoux »


II – Une présentation trompeuse → « de petites chapelles ».
III – Le vieillard dupé

I – Une transaction commerciale


L’heure du souper étant venue, M. de G M ne se fit pas attendre longtemps.

La dimension du comique de caractère apparaît d'emblée. Dès « l’heure du


souper », le vieillard se présente. La litote (= dire peu pour en suggérer
beaucoup) « ne se fit pas attendre longtemps » permet d’insister sur la
précipitation du personnage. Cette hâte peut avoir deux causes : soit son
appétit pour la nourriture, soit pour Manon.

Lescaut était avec sa sœur dans la salle.

Il s’agit d’une mise en scène : chacun joue son rôle, deux comédiens sont déjà
au plateau et préparent l’entrée de l’un des personnages côté cour tandis que
l’autre entre côté jardin.

Le premier compliment du vieillard fut d’offrir à sa belle un collier, des


bracelets et des pendants de perles qui valaient au moins mille écus.
Le vieillard entre en scène en faisant son « compliment » à Manon.

Le compliment consiste en principe en un discours destiné à louer une


personne estimée ou aimée. Ici, en guise de discours, l’aristocrate parle avec
sa fortune. On passe ainsi brutalement du registre abstrait (le compliment, la
périphrase « sa belle ») au plus concret par une accumulation de biens
précieux : il s’agit d’un zeugme qui produit là aussi un effet comique.

Il lui compta ensuite en beaux louis d’or la somme de deux mille quatre cents
livres, qui faisaient la moitié de la pension.

La périphrase « sa belle » désignant Manon trouve son écho dans les « beaux
louis d’or ». Il est manifeste que Manon fait l’objet d’une transaction
commerciale. Cette forte somme faisant de plus « la moitié de sa pension », il
s’agit ici d’un acompte.

Il assaisonna son présent de quantité de douceurs dans le goût de la vieille


cour.

Douceurs est ici un terme polysémique. Dans un premier sens, ce substantif au


féminin pluriel désigne les propos galants adressés à une femme. On peut donc
imaginer les galanteries ciselées propres à la haute société que le vieillard
distribue au fur et à mesure qu’il offre ses biens à Manon. Le second sens est
une connotation du repas issue du contexte : il « assaisonne » de
galanteries, comme s’il dévorait la jeune femme du regard.

Manon ne put lui refuser quelques baisers ; c’était autant de droits qu’elle
acquérait sur l’argent qu’il lui mettait entre les mains.

Le caractère prostitutionnel de la relation est encore plus marqué par la


dimension transactionnelle : . La focalisation pourtant mérite d’être étudiée,
car elle traduit davantage le point de vue de des Grieux, cherchant à se
rassurer en se convainquant que Manon ne « put lui refuser ». Pour le lecteur
ou la lectrice, la situation est bien moins évidente au regard des actions du
personnage.

J’étais à la porte, où je prêtais l’oreille en attendant que Lescaut m’avertît


d’entrer.

Des Grieux est placé dans la position d’un complice : il fait le guet, attend
qu’on le fasse entrer comme dans une comédie. En attendant, il prête l’oreille
comme un voleur.

Il vint me prendre par la main, lorsque Manon eut serré l’argent et les bijoux

La mise en scène est achevée quand le frère de Manon vient prendre Des
Grieux « par la main », comme s’il était un enfant. Le verbe « serrer »
possède un sens figuré, il désigne le fait de mettre à l’abri. Manon dissimule la
fortune qu’elle a extorquée à l’aristocrate avant de poursuivre le jeu.
II – Une présentation trompeuse
et me conduisant vers M. de G M, il m’ordonna de lui faire la révérence. J’en
fis deux ou trois des plus profondes. Le véritable maître de la cérémonie est
Lescaut, qui organise comme un metteur en scène les déplacements des
personnages. Ayant amené Des Grieux, le voilà qui « ordonne » de faire la
révérence. À noter également que Des Grieux en fait le récit avec un superlatif
sur un ton badin : il ne se souvient guère s’il en fait deux trois : mais c’est
toujours trop : le jeune chevalier est dans une outrance caricaturale.

« Excusez, monsieur, lui dit Lescaut, c’est un enfant fort neuf. Il est bien
éloigné, comme vous le voyez, d’avoir des airs de Paris ; mais nous espérons
qu’un peu d’usage le façonnera.

Lescaut introduit Des Grieux sous les traits d’un jeune naïf : un « enfant fort
neuf ». La mystification se poursuit avec un demi-mensonge : Lescaut le
brosse en provincial et mauvais courtisan.

Vous aurez l’honneur de voir ici souvent monsieur, ajouta-t-il en se tournant


vers moi ; faites bien votre profit d’un si bon modèle. »

Lescaut adopte un ton professoral, en proposant ironiquement à Des Grieux de


s’inspirer du « modèle » que constituerait l’aristocrate. Il s’agit d’une flatterie
qui permet de s’attirer les grâces de l’amant. En indiquant que « monsieur »
viendra « souvent », Lescaut apparaît dans un même mouvement sous les
traits d’un souteneur qui exploite Manon.

Le vieil amant parut prendre plaisir à me voir. Il me donna deux ou trois petits
coups sur la joue

Lescaut a vu juste : le vieillard est séduit par le personnage du jeune naïf


qu’on lui présente, car il le met en valeur. On trouve ici en écho aux révérences
les tapes sur la joue qui, en plus de se montrer particulièrement infantilisantes,
forment un écho aux « deux ou trois révérences ». Ainsi, l’impression d’une
transaction est encore renforcée par la symétrie des gestes.

en me disant que j’étais un joli garçon, mais qu’il fallait être sur mes gardes à
Paris, où les jeunes gens se laissent aller facilement à la débauche.

La tirade rapportée au discours indirect se révèle comique, dans la mesure où


elle révèle l’hypocrisie et l’inconséquence du personnage, qui aurait pu
s’appliquer utilement le conseil d’éviter la « débauche ».

Lescaut l’assura que j’étais naturellement si sage, que je ne parlais que de me


faire prêtre, et que tout mon plaisir était à faire des petites chapelles.

La tirade de Lescaut est de nouveau ironique. La proposition subordonnée


circonstancielle de conséquence « si sage… que » permet de mettre en
évidence l’outrance du personnage, d’autant plus que le loisir décrit consiste à
faire « des petites chapelles ». Au-delà de la connotation ironique de
« petites », construire des chapelles est une expression désignant un jeu
enfantin. Lescaut rassure le vieil amant en lui indiquant le contraire du réel en
lui indiquant que Des Grieux est trop candide pour constituer un rival. Il flatte
ainsi l’intelligence de l’amant tout en savourant le jeu de dupes auquel il se
livre.

III – Le vieillard dupé


« Je lui trouve de l’air de Manon, » reprit le vieillard en me haussant le
menton avec la main.

L’amant est prompt à tomber dans le piège qui lui est tendu, imaginant un lien
de parenté inexistant. Il continue de se montrer paternel par sa gestuelle alors
même qu’il est joué.

Je répondis d’un air niais : « Monsieur, c’est que nos deux chairs se touchent
de bien proche ; aussi j’aime ma sœur comme un autre moi-même.

Prenant un « air niais », Des Grieux se coule dans le personnage. Il lance


alors une réplique ironique par son double-sens. « Nos deux chairs se touchent
de bien proche » est en effet une litote adressée à ses complices, tout en
pouvant être comprise par l’aristocrate comme il souhaite l’entendre. Cela
permet à Des Grieux de formuler une déclaration d’amour à Manon sans être
compromis.

– L’entendez-vous ? dit-il à Lescaut ; il a de l’esprit. C’est dommage que cet


enfant-là n’ait pas un peu plus de monde.

C’est un passage cruel, puisque le vieillard va jusqu’à complimenter le jeune


homme, ne comprenant que l’un des sens de l’énonciation. Il regrette que Des
Grieux n’ait pas de relation pour l’appuyer dans la bonne société parisienne.

– Ho ! monsieur, repris-je, j’en ai vu beaucoup chez nous dans les églises, et je


crois bien que j’en trouverai à Paris de plus sots que moi. – Voyez, ajouta-t-il,
cela est admirable pour un enfant de province. »

Des Grieux fait un bon mot, indiquant qu’il a déjà vu « du monde » dans les
églises de province : il se comporte de nouveau comme un « niais ». Dans le
même temps, cet épisode lui permet de produire une allusion au futur, sous
forme d’une prolepse, à quelqu’un de « sot » à Paris, nouvelle façon de
moquer le vieillard.

Toute notre conversation fut à peu près du même goût pendant le souper.

Dans cette dernière phrase, rédigée dans un style narrativisé, permet de


produire une ellipse à dimension comique, laissant le soin au lecteur de
s’imaginer le ridicule de la scène.
Conclusion
Dans cet extrait de Manon Lescaut, le lecteur est rendu complice du mauvais
tour joué par le trio à un vieillard qui s’apprête à acheter les faveurs d’une
jeune femme. Le plaisir de cette scène presque théâtrale ne se départit pas
d’une certaine cruauté à l’égard du vieil homme.

Toute notre conversation fut à peu près du même goût, pendant le souper Manon, qui était
badine, fut sur le point, plusieurs fois, de gâter tout par ses éclats de rire. Je trouvai l'occasion, en
soupant, de lui raconter sa propre histoire, et le mauvais sort lui le menaçait. Lescaut et Manon
tremblaient pendant mon récit, surtout lorsque je faisais son portrait au naturel ; mais l'amour-
propre l'empêcha de s'y reconnaître, et je l'achevai si adroitement, qu'il fut le premier à le trouver
fort risible. Vous verrez que ce n'est pas sans raison que je me suis étendu sur cette ridicule scène.

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