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Pour une réforme radicale de l’islam dans un monde devenu pluriel.

Des idées nouvelles


chez Tariq Ramadan

Philippe de Briey

Une des grandes questions qui se pose dans le monde contemporain est celle des
rapports entre religion et politique, et sous-jacente, celle des rapports entre l’universel et le
particulier, l’absolu et le relatif, le Sens et les chemins divers qui y mènent, la foi et la raison,
la Révélation et les sciences humaines. On est là dans des questions de grande actualité que
Tariq Ramadan traite à un niveau philosophique général dans les chapitres 2 et 3 de son livre
L’autre en nous. Pour une philosophie du pluralisme » (Paris, Presses du Chatelet, 2009,
280p.) et à un niveau théologico-juridique dans Islam. La réforme radicale, Ethique et
libération, (Paris, Presses du Chatelet, 2008, 418p.). L’ouverture manifestée par ces deux
livres récents pourra étonner des lecteurs, tellement cet auteur a été assimilé de manière
sommaire à un penseur conservateur et radical. C’est pourquoi nous aurons recours ici à
beaucoup de citations, pour rester au plus près de ses positions. Chacun pourra vérifier dans
les livres mêmes. Ce qui paraît certain, c’est que ces derniers livres témoignent d’une
importante évolution de sa pensée sur plusieurs points essentiels dans la confrontation entre la
pensée islamique et la modernité1.

1. Pour une philosophie du pluralisme dans l’ouvrage : L’autre en nous.

Les chemins de l’universel


Aujourd'hui, écrit Tariq Ramadan, on s’interroge beaucoup de l’universel, en ces
temps de relativité générale, de perte de repères, on cherche une forme d’absolu, de référence
transcendante pour des valeurs et des principes. Pour ceux qui croient en Dieu, l’universel
s’exprime à partir de leur Voie religieuse, pour les autres, c’est à partir des données sensibles,
de la raison, de l’intuition, des archétypes etc.
L’universel appelle à choisir un chemin, mais à reconnaître la « nécessité essentielle –
quasi ontologique – des autres chemins. L’existence d’autres vérités est nécessaire » (à ma
liberté) (p.33). « Les traditions mystiques et soufies ne cessent de rappeler la diversité des
chemins (...) La pluralité des voies n’entame en rien la nature de la vérité essentielle. (...)
L’absolu n’est pas relatif aux chemins qui y mènent. Tout n’est pas relatif » (34). Il faut donc
« se méfier de soi et de ses tendances à penser que sa route est la seule voie qui soit ».
« Que veut dire, par exemple, pour la conscience musulmane et plus largement
croyante, cette affirmation-révélation : ‘Si Dieu l’avait voulu, Il aurait fait de vous une seule
communauté’, si ce n’est la reconnaissance fondamentale de la diversité... » (35).
Malheureusement, « La quête de l’universel s’est trop souvent transformée en une
propriété close et exclusive, en un instrument de pouvoir et de domination à l’origine de
guerres et de morts, de croisades, de « jihad » offensifs et expansionnistes, de conversions

1
Sur la pensée de Tariq Ramadan on lira avec intérêt l’analyse détaillé de Gregory Braun, Islam et modernité. La
pensée de Tariq Ramadan, Québec, ed. Bellarmin, 2010. Cet ouvrage dont nous n’avons pas eu connaissance
avant la rédaction de ces pages, permet d’approfondir les sujets traités ici.

1
forcées, de missions civilisatrices, de colonisations et tant d’autres misères et horreurs » (37-
38)

L’esprit dogmatique
L’esprit dogmatique consiste à « s’approprier l’universel, s’en attribuer le monopole,
puis établir une hiérarchie des valeurs, des civilisations et des cultures ». L’homme y
emprunte « le point de vue de Dieu ou de l’absolu. Toutes les religions ou les spiritualités
courent le risque de cette dénaturation ». (38)
Certains tenants de la voie de la seule raison tombent aussi dans le dogmatisme, alors
même qu’ils admettent la pluralité des points de vue. Mais, pensent-ils, un seul chemin mène
au sommet : le leur… les autres sont « victimes de l’aliénation » (Feuerbach). En politique,
Fukuyama pense qu’on est à « la fin de l’histoire » avec l’Occident en éclaireur qui accède au
sommet de l’évolution humaine avant les autres…
Néanmoins, l’esprit religieux ou l’être de foi est sans doute « le plus exposé à la
tentation de parler pour/ou à la place de Dieu », comme le montre l’Histoire. Mais beaucoup
d’esprits religieux ont été « tellement conscients de ce risque inquisiteur ou totalitaire qu’ils
n’ont eu de cesse de mettre en évidence les valeurs de la diversité, l’écoute, le refus déterminé
de la contrainte et le respect de la multiplicité des religions, des voies et des points de vue »
(40-41).

Universel partagé
Tariq Ramadan avance enfin un point très intéressant : « il n’existe d’universel que
partagé». « Il faut considérer l’universel comme cet espace commun auquel parviennent
plusieurs routes, plusieurs religions, et la raison, et le cœur, et les sens. Ne jamais s’approprier
le centre en niant la légitimité des points de vue. Il importe de se savoir toujours en route
depuis la périphérie, où tout est forcément multiple, où ma vérité a besoin de celle des
autres… (44).
« Seules sont vraiment universelles les valeurs partagées au centre (...) Il ne s’agit pas
d’intégrer des systèmes, des valeurs et des cultures à d’autres, mais de déterminer avec
humilité des espaces d’intersection où l’on se rencontre, à égalité d’être et de légitimité. (...)
véritable révolution copernicienne (...) ce qui ne veut pas dire accepter l’inacceptable, mais
s’armer d’un amour lucide et curieux, sans illusion, plein d’espérance : résolument universel,
en quête de partage » (à égalité) (45).
En conclusion, il semble clair que T. Ramadan dans cet ouvrage, loin de défendre la
supériorité de l’islam sur les autres religions ou convictions, invite au contraire au dialogue
entre elles dans l’humilité, l’ouverture, et dans la conviction que leur pluralité est une richesse
à partager.
C’est là une base solide et même indispensable pour la réussite d’une démocratie
pluraliste. Une telle perspective exclut certainement qu’une partie de la population, même
majoritaire, impose ses valeurs, sa loi aux autres.
Mais alors, quel statut donne-t-il à la religion au sein de cette démocratie pluraliste
dont il se déclare un partisan déterminé ? Ceci est abordé au chapitre 3 de son livre.

Foi et raison
On sait à quel point, rappelle Tariq Ramadan, foi et raison se sont opposées dans
l’affaire Galilée. La leçon à retenir est que la foi doit admettre une certaine autonomie de la

2
raison et accepter de se laisser questionner par la science et la philosophie. Mais de son côté,
la science et la philosophie doivent reconnaître la légitimité des questions de la foi qui portent
sur le pourquoi des choses et sur les finalités [c-à-d. au « pour quoi ? »]. Que ce soit dans le
taoïsme, le bouddhisme ou les religions monothéistes, « Il n’est jamais question de savoir
pour dominer mais, au contraire, pour accéder par la foi, par le cœur, au sens profond de
Tout… La foi est un souffle, un élan, une adhésion, une croyance sans raison (et/ou avec
toutes les raisons du monde) qui projette partout du sens et, toujours, du sacré » (50).
« Si la foi risque d’enchaîner la raison à un ordre imposé par un système de pensée ou
une religion, il est clair que, a contrario, une raison libre et libérée du questionnement du sens
et des finalités peut exercer son pouvoir … sans limite et sans éthique. L’époque
contemporaine nous apprend non seulement que le risque est réel, mais que les excès sont
déjà patents. « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme », affirmait Rabelais (53-54).
« Ainsi la foi (qui est confiance et conviction) et la raison (qui est observation et
analyse) ne devraient pas s’opposer en termes d’autorité quant aux savoirs, mais au contraire,
se compléter en termes de référence quant à l’action »… « impératif mariage, nécessaire
harmonie ». « On trouve d’ailleurs dans la tradition légale islamique une différence d’ordre et
de méthodologie entre les sphères du credo (‘aqîda) et des pratiques cultuelles (‘ibadât) d’une
part, et celle des affaires sociales (mu’âmalât) d’autre part » (59).
Et Tariq Ramadan ajoute : « C’est très exactement cette problématique qui est au cœur
de la question de l’autorité politique. (...) Le principe de distinction est fondamental, la
séparation est multidimensionnelle et globale » (« entre l’ordre de la foi et celui de la
rationalité, la vérité révélée et imposée et la vérité rationnelle et négociée ») (60). Donc, ni
étouffement de la raison par le dogme, ni étouffement des questions de sens, d’éthique et de
finalités par une pure logique scientifique ou politique.
Pour le dire autrement : le non croyant aura toujours une grande difficulté, ou même
une impossibilité d’accepter le principe même qui est au cœur de toutes les religions, à savoir
qu’il y a un domaine du réel qui lui échappera toujours : le ‘pour quoi ?’ des choses et le
‘comment se fait-il qu’il y a quelque chose et non pas rien ?’. C’est pourquoi T. Ramadan
établit une distinction entre l’ordre de la foi et celui de la rationalité. Il s’appuie pour cela sur
les traditions religieuses, mais aussi sur « un grand nombre de philosophes contemporains », à
commencer par Kant qui, contre Descartes, distinguait la raison pure et la raison pratique.
Quant aux religions, « L’islam, comme les spiritualités qui l’ont précédé, comme
l’hindouisme et le bouddhisme et – de façon plus explicite encore – comme le judaïsme,
établit une distinction implicite des ordres et une catégorisation explicite des méthodologies
distinguant les sphères et les autorités ». De même, « les enseignements de la foi chrétienne et
le salut par Jésus apportent la bonne nouvelle de la rédemption possible par la grâce et
l’amour qui sont foi et fusion » (61). S’il faut donc éviter que la foi « muselle la raison au
nom d’un sens ou d’un système déterminé a priori », il faut tout autant éviter que
« l’autonomie de la raison analytique et technicienne et de sa logique scientifique et/ou
politique empêche tout questionnement sur le sens, l’éthique et les finalités »(60)
Pour le premier aspect, T. Ramadan n’hésite pas ici à prendre l’exemple très
controversé de la théorie de l’évolution. « la religion ne doit pas interférer dans les
hypothèses, les méthodes, les théories et les savoirs scientifiques : le big-bang ou la théorie de
l’évolution ne peuvent être réfutées au moyen de « preuves » créationnistes promues par les
lectures les plus littéralistes des textes religieux » (62).
« La foi doit reconnaître la capacité de la raison à produire une morale rationnelle et
laïque », mais aussi bien « la raison doit considérer la légitimité du cœur, de la conscience et
de la foi à croire à un ordre et à des finalités antérieurs à ses observations et ses hypothèses.
Dès lors, la distinction des ordres est admise (foi et raison, religion et science) et il est inutile
de débattre, voire de se disputer, sur la hiérarchie des vérités premières (dogmes ou
3
postulats) et sur la nature de l’autorité reconnue (la logique rationnelle ou la révélation) ».
« S’il est impossible de s’accorder sur l’origine, les sources, les hiérarchies et les méthodes, il
est possible de le faire sur les finalités nécessaires ». Que la foi ou la spiritualité se réfère à
une morale en amont… et que la raison analytique autonome produise une éthique rationnelle
en aval n’est pas un problème en soi : cela doit permettre aux deux horizons de se rencontrer
et de participer à la production de cet universel partagé (...) » (62-63).
« L’harmonie doit donc se penser a posteriori : il s’agit de penser ensemble (à partir de
nos références multiples) les finalités de notre agir sur le monde. De même, nous devons
élaborer de façon plurielle et collectivement les valeurs et principes constitutifs de l’éthique
appliquée… L’harmonie de soi à soi, de soi au monde est la finalité ultime, et les sens, le cœur
et la raison doivent respectivement jouer leur partie dans la symphonie générale. Les futiles
disputes sur les sources et l’origine nous font perdre de vue les convergences nécessaires
quant à l’éthique et aux fins » (63-64).
Mais, concrètement, comment ces principes vont-ils pouvoir s’appliquer, en particulier
dans le débat entre les lois de l’islam et les lois humaines décidées par des parlements censés
représenter la volonté et la conviction de la population ? Cette question est étudiée dans un
autre livre récent de Tariq Ramadan : Islam. La réforme radicale. Ethique et libération.

2. Pour une réforme radicale

Un chapitre important de son livre Islam, la réforme radicale, intitulé : « Société,


éducation et pouvoir » (p. 337-378) permet de voir le positionnement récent de T. Ramadan
sur la question des relations entre le droit musulman et le droit séculier. C’est dans cet
ouvrage que l’on peut noter une évolution importante de sa pensée à ce sujet.
Les sources du droit (p. 337-339)
Une question préliminaire importante est de savoir quelles sont les sources du droit. La
réponse de Tariq Ramadan est formelle: ce ne sont pas seulement le Coran et la Sunna, mais
aussi l’univers, l’histoire, les sociétés humaines. De plus, la Sharîa elle-même ne doit pas être
considérée seulement comme le code musulman qui régit des comportements permis ou
interdits, mais comme la Voie, le chemin conduisant vers une vie éthique.
Une première conséquence de cette prise de position, c’est la nécessité de réévaluer qui
détient l’autorité dans la communauté islamique. Ramadan affirme clairement : ce ne sont pas
seulement les ulémas (c-à-d. les « savants », mot utilisé en islam pour désigner les
théologiens). Nous verrons combien il est critique à leur égard. C’est que pour lui, « il y a un
état de crise profond et généralisé des musulmans dans le monde », y compris au niveau de la
pensée qui peine à se renouveler. Il y a dans les pays dits « musulmans » (en réalité à majorité
musulmane, écrit-il) un « délitement des institutions politiques et une paralysie de la société
civile, parce que les anciennes catégories de la pensée islamique ne suffisent plus ».
Il faut désormais « construire des ponts entre le Livre révélé et le Livre de l’univers, entre
les savants du Texte 2 et ceux du contexte, entre l’univers islamique de référence et les autres
religions ou civilisations ». Cela ne veut pas du tout dire se couper des sources scripturaires et
de la tradition, mais penser la cohérence du message global et de ses finalités supérieures avec
un monde devenu global et les problématiques telles que la démocratie, la citoyenneté, etc.
Il faut donc un débat entre les juristes religieux (fuqaha) et les politiques, les penseurs, les
experts en sciences humaines, et il faut en outre consulter les gens ordinaires, écouter leurs
2
T. Ramadan utilise le terme « Texte » avec T majuscule pour parler des sources de la révélation. Il fait ainsi
référence au Coran et au Hadith sans qu’il soit possible de voir s’il fait référence aux deux ou s’il donne plus de
poids au Coran.

4
questions et propositions, afin de créer un nouveau leadership, une pensée collective critique
et constructive à partir de la base.

Religion et politique (p.340-345)


Tariq Ramadan conteste les formules simplistes selon lesquelles en Occident la religion est
tout à fait séparée de la politique, et qu’en islam on ne ferait, au contraire, pas de distinction
entre les deux. En fait, elles sont toujours en relation, en Orient comme en Occident. La vraie
question est le type de relations entre elles et quel est le sens exact de la « séparation de la
religion et de l’Etat » et d’où vient l’autorité : de l’institution religieuse se basant sur les
textes révélés, ou de l’institution politique démocratique élue par le peuple ?
Pour Ramadan, il n’est pas juste de dire que l’islam s’oppose à la séparation des deux
domaines: dès le début, les ulémas ont distingué les ordres du Credo et de la pratique rituelle
(al-aqida et al-ibadat) où il faut suivre les textes, et les affaires sociales (al-mu’amalat)
laissées à la liberté humaine. « La confusion des ordres se réalise quand l’esprit épris des
vérités divines se mue en esprit dogmatique et désire imposer ses vérités à la collectivité
sociale et politique ». (p.341). (3) Dans la sphère des affaires sociales, « tout le champ du
possible est ouvert jusqu’aux limites de ce qui est formellement interdit par les Textes ou le
consensus des savants ». Mais, « dans ce dernier champ, seules des orientations larges et des
principes généraux orientent l’intelligence de l’homme… à la lumière des finalités
supérieures. La porte est donc grande ouverte à l’intelligence humaine, à sa créativité… ».
(p.343).
Car, nous l’avons vu, le pluralisme politique ne peut pas s’accommoder de lois venant de
dogmes d’une religion particulière. C’est un espace où le pouvoir est l’objet d’une
négociation ouverte entre les membres de la collectivité qui acquiert sa légitimité par des
procédures de consultation institutionnalisées. (p.341).
Cependant, depuis la colonisation, le monde musulman a été tellement obsédé de s’opposer
à l’Occident qu’il lui paraissait impératif de s’opposer à la sécularisation, au pluralisme
religieux, à la démocratie, car il y voyait des instruments de désislamisation. Mais il a nié
ainsi le champ ouvert à l’intelligence, à la créativité, à la diversité des modèles d’organisation
sociale, économique et politique. (p.344).
Le rôle de la religion est d’ordre éthique : « instituer un respect des finalités supérieures et
de l’éthique dans tous les domaines : en politique, en économie, dans la communication, de la
citoyenneté etc. », donc empêcher « la disparition de la référence éthique des domaines de la
politique, de la rationalité et de l’autorité négociée », « le divorce fou de la politique d’une
part et des finalités morales d’autre part » (p.345).

Sphère publique, sphère privée et droits (p. 345-351)


L’important n’est pas que la société soit conforme à un modèle islamique illusoire, mais
que les finalités morales de l’islam soient respectées. Et ceci doit être négocié avec les autres
composantes de la société. Il n'y a donc pas de modèle politique islamique à imposer. Ce qui
compte, c’est que soit respectée l’égalité des droits, la dignité, la justice, les convictions de
tous, y compris l’exercice de leur pratique et l’expression de leur éthique dans la sphère
publique. C’est pourquoi un espace public neutre ne peut pas interdire à ses membres leur
libre quête de cohérence avec leurs convictions religieuses, ce serait de l’oppression et de la

3
Il note par ailleurs que « l’esprit dogmatique et fermé n’est pas absent de l’intelligence de certains penseurs,
autoproclamés « rationalistes »… ou de certains défenseurs des laïcités française ou turque… avec leurs vérités
indiscutables, leurs espaces sacrés… »

5
discrimination. Cela revient au concept de citoyenneté, à condition de le penser sans exclusion
des non-citoyens. (4)

Lois, pouvoirs et société civile (p. 352-356)


Le problème est que les fuqaha ont réduit la sharîa à un corps de lois à appliquer, appelé
« la loi islamique ». Cela a commencé déjà avec ash-Shâfii. Or, à l’origine les savants y
intégraient l’environnement social et l’intérêt commun (al-maslaha).
Car ce qui compte, ce sont les finalités supérieures qu’on peut tirer des textes. Tariq
Ramadan les énumère : le bien et l’intérêt communs de la population, le respect de la vie, de
la dignité et de la paix (notamment la paix sociale…), le bien-être, la connaissance, l’égalité,
la liberté, la justice, la solidarité : ces principes sont les fondements de l’éthique islamique.
Il faut y ajouter des objectifs plus spécifiques tels que l’éducation, la santé, le travail, le
voisinage etc. ainsi que, sur le plan collectif, l’Etat de droit, le pluralisme des religions et des
cultures etc.
Il n’y a donc pas de forme préétablie de modèle social et politique« islamique », versus un
« modèle occidental ». Car l’histoire évolue et les lois doivent s’adapter à cette évolution
sociale : arrêtons donc d’idéaliser le passé et de sacraliser la pensée des ulamâ : cela produit
l’immobilisme social et politique, l’étouffement de l’esprit par la lettre, le formalisme
religieux. Certains ont même refusé le concept de démocratie, jugé trop occidental !... Le seul
critère doit être la fidélité à la Voie, dans l’ouverture à toutes les expériences et idées
intéressantes, d’où qu’elles viennent.
En fait, l’étude des finalités supérieures met en évidence cinq principes fondateurs : l’Etat
de droit, la citoyenneté égalitaire, le suffrage universel, la délégation maîtrisée du pouvoir, et
la séparation des pouvoirs. Les sociétés musulmanes devraient donc entrer dans un tel
processus de démocratisation
Selon Tariq Ramadan, il y a là plus qu’une simple adaptation, il y a une nécessité de
transformation radicale et de déplacement du centre de gravité de l’autorité, qui doit passer
par le questionnement critique des femmes et des hommes ordinaires et la recherche collective
de solutions.

Le code pénal islamique (hudûd) et le moratoire (p.356-361)


En 2005, écrit T. Ramadan :
« nous avons lancé un appel international pour un moratoire sur la peine de mort, les
châtiments corporels et la lapidation dans le monde musulman… Pendant les sept années qui
avaient précédé l’appel, j’en avais parlé en privé avec un certain nombre de savants qui
trouvaient le plus souvent l’argumentaire intéressant, juste et constructif. », mais quand
l’appel a été lancé, « le silence des uléma a été quasi général, à l’exception du Conseil d’Al-
Azhar qui a dénoncé le sens de l’appel »… Les responsables du site islamonline ont
hâtivement assimilé cette démarche à un point de vue « occidental » et les savants et les
responsables d’organisations islamiques ont souvent réagi avec virulence… Certains ont
même affirmé que l’appel était une attaque contre la sharîa produite par un esprit « trop
occidentalisé » ou « désireux de plaire à l’Occident »… Certains nous ont sorti de l’islam, des
portes ont été fermées et des organisations ont cessé de nous inviter… ». (p.356-357)
Ces réactions, ajoute Tariq Ramadan, ont été « incroyablement révélatrices ».

4
En note,Tariq Ramadan remarque que cette notion est quasi absente dans les pétromonarchies et qu’aucun
immigrant, même né là-bas depuis longtemps, ne peut l’obtenir.

6
L’appel s’appuie sur la méthodologie classique de la jurisprudence (usül al-fiqh) pour
poser trois questions fondamentales : que disent vraiment les textes ? quelles sont les
conditions nécessaires à leur application ? Dans quel contexte social ?
Les premières victimes de l’application littérale de ces textes dans la société musulmane
sont les femmes et les pauvres : exécutés, ou lapidés, ou corporellement châtiés. Ce sont de
pures injustices à l’égard de personnes qui n’ont pas les moyens de se défendre. Au nom des
finalités supérieures du Message (le respect de la vie, de la dignité, de l’égalité, de la justice),
il faut arrêter cela et ouvrir le débat.
Ce qui vicie le débat, dit Ramadan, c’est la crainte de réactions populaires émotives ou de
perdre la face devant l’Occident. Alors, on se tait sous prétexte que « ce n’est pas une
priorité » ou que c’est tout à fait marginal (ce qui est statistiquement discutable).
Tout ceci montre bien, conclut-il, la nécessité d’une réforme radicale. « Au-delà de la
question des hudûd, c’est l’essence même de la fidélité au Message de l’islam qui est en jeu
ici ».
Du côté occidental, ajoute-t-il, on s’est scandalisé que ce n’était qu’un moratoire… mais
quand M. Chirac a proposé un moratoire sur la peine de mort, on a applaudi et même voté le
moratoire aux Nations Unies… (p. 360-361). (5)
En fait, quand on considère les résistances opposées à la proposition de Ramadan dans le
monde musulman, on peut situer la position de Ramadan et comprendre qu’il lui était difficile
de proposer davantage qu’un moratoire, en vue de lancer le débat sur la question et, espérait-
il, aboutir à la décision de ne plus appliquer ces ‘hudud’.

Pouvoirs et contre-pouvoirs (p. 371-377)


T. Ramadan critique certains pouvoirs islamiques qui continuent à rêver d’un « Etat
islamique » purifié des scories occidentales ou qui continuent à penser à l’une ou l’autre
forme de califat. D’autres organisations, n’ayant pas compris à quel point le monde a changé
depuis le temps des colonisations, sont obsédées par l’acquisition du pouvoir politique. Or,
l’époque d’aujourd'hui est marquée par la puissance des multinationales et le rôle déterminant
des médias, de sorte que l’autorité politique n’est plus le lieu des décisions majeures.
Alors, quelle est l’alternative ? Tariq Ramadan commence par dire que « les savants du
texte et du contexte » doivent travailler ensemble (c-à-d. les religieux et les sociologues,
historiens etc.), que « les clivages gauche-droite, laïque-islamiste ne sont plus opérants »,
qu’il faut « abandonner le discours victimaire selon lequel l’islam serait l’éternelle victime de
tous ». Il s’en prend aussi à la gestion politicienne de certains leaders idéologiques ou
populistes du mouvement altermondialiste qui veulent surtout le pouvoir. Alors ?
Il faut plutôt susciter des mouvements dans la société civile qui impulsent un mouvement
général de conscientisation éthique, de mobilisation multidimensionnelle, de résistance aux
propagandes, de réconciliation avec la complexité, et finalement de résistance au nom du sens
et d’appel à l’action au nom des finalités supérieures. (p. 376-377).
Par exemple, il est inutile de dénoncer les guerres et de promouvoir un pacifisme béat, il
faut « dénoncer le business de la guerre et promouvoir une rigoureuse et profonde éthique de
la paix ». Cela demande compétence et réalisme.

Ethique et universel
5
Cfr le communiqué de presse de Tariq Ramadan du 7 octobre 2007, intitulé « Le noble moratoire de Jacques
Chirac, l’ignoble moratoire de Tariq Ramadan ? ». La résolution proposée ensuite par l’Italie a été votée par
l’Assemblée des Nations Unies en décembre 2007, malgré le refus des gouvernements « musulmans »...

7
Ramadan prend encore davantage ses distances avec l’islam politique quand il affirme que
le soufisme représente - malgré des déviations superstitieuses ou spiritualistes éthérées dans
certaines confréries - l’essence de la mystique musulmane qui est le cœur des enseignements
islamiques. Il désire remettre à l’honneur cette éducation spirituelle, ce jihad contre notre ego,
pour ne pas tomber dans une religion formaliste et pour réconcilier l’islam avec la quête
universelle, la sharîa avec la mystique et le soufisme avec l’éthique de l’action dans le monde.
Il préconise donc un dialogue entre les ulama (théologiens attitrés), les scheiks (maîtres de
confréries) et les penseurs. Il estime que ce dialogue est inexistant, ce qui laisse la place libre
à des mouvements soufis farfelus qui se jouent de la crédulité des gens.

Dialogues (p.392-398)
Depuis longtemps les musulmans ne savent plus se mettre d’accord intellectuellement pour
quelque chose, mais seulement émotionnellement contre un ennemi potentiel, une provocation
ou une attaque, par exemple contre le pape à Ratisbonne, les caricatures danoises, la guerre en
Irak ou la politique israélienne. « Ces manifestations populaires, si excessives dans le monde
musulman… disent davantage sur des sociétés ou le débat critique est absent, où la société
civile est muselée (et parfois habilement instrumentalisée pour jeter son dévolu sur l’étranger,
sur l’Occident), où le formalisme hypocrite est institutionnalisé… Il en va de même en ce qui
concerne la guerre en Irak ou l’opposition à la politique de répression du gouvernement
israélien… Pas de débats de fond entre les courants de pensée, pas de dialogue critique ou de
stratégie à long terme » (p. 392-393). Ces divisions empêchent des débats sur le rapport aux
textes fondateurs, sur les questions concrètes de l’époque contemporaine ou sur la diversité
au sein de l’islam.
Il déplore de même « l’absence ou la pauvreté de la contribution musulmane à cette
entreprise du dialogue entre les civilisations et les cultures. En s’appuyant sur les finalités
éthiques, on devrait voir émerger une approche collective, critique et constructive, de la
notion même de ‘dialogue’ et de son ‘sens’ ».
A la place de cette réflexion fondamentale, il y a seulement « des réflexions idéalistes sur
la communauté de valeurs et le respect de la diversité ». (p.393). On se contente souvent, de
chaque côté, « de comparer ‘ses’ valeurs idéales avec les défaillances et les
dysfonctionnements que l’on constate dans les sociétés de ‘l’autre’… Il importe de s’engager
dans une véritable analyse critique et autocritique qui mesure le fossé séparant nos valeurs de
nos pratiques » (p.395).
Le dialogue requiert en effet une attitude d’humilité et une volonté de cohérence et
d’autocritique, ainsi que le respect de l’autre, sans condescendance, « en comprenant
qu’aucune civilisation ne s’est réalisée sans l’influence des autres et que nulle société ne
respecte parfaitement ses idéaux ». Ramadan y insiste particulièrement : « Un dialogue
approché avec humilité, un souci de cohérence et d’autocritique et le respect de l’autre sont de
nature à permettre de dépasser les envolées lyriques et inconsistantes pour ramener les
protagonistes aux vraies questions relatives au dialogue intra, aux questions sociales,
politiques et économiques» et ne pas « faire l’impasse sur les questions sensibles » (p. 397) (6)
Le dialogue interreligieux est également crucial, mais les uléma ne l’ont pas mené comme
il faut : « l’attitude intellectuelle qui consiste à penser l’universel islamique dans l’exclusivité
et l’altérité, la construction caricaturale d’un Occident imaginaire, la propension au
formalisme évitant l’autocritique, la focalisation sur les règles issues du Livre révélé sans
appréhender comme il se doit le Livre de l’univers, la négligence des finalités et des objectifs

6
Evoquant plusieurs rencontres internationales, T.R. reconnaît « le caractère si positif et riche de ces
rencontres », mais pointe du doigt « le potentiel danger de transformer ces rencontres en prétexte pour ne pas
aborder les questions politiques et économiques fondamentales ». (p.397, note 1.)

8
supérieurs qui transforme la sharîa en un système clos et statique de lois à appliquer presque
littéralement, etc., toutes ces distorsions empêchent le monde musulman d’appréhender les
problèmes dans leur complexité et leur profondeur. Elles l’empêchent surtout de tirer un réel
parti de la rencontre critique et constructive avec ‘l’autre’ » pour, grâce à ce miroir, se
construire l’un l’autre. « Une réforme radicale des intelligences s’impose donc » (p.398-399).

En conclusion
Avec les deux livres ici présentés, nous estimons que Tariq Ramadan se lance
véritablement dans un changement de paradigme dans l’interprétation même de la sharîa. il se
rend parfaitement compte que le paradigme des écoles classiques de jurisprudence (les quatre
« écoles » hanafite, malékite, shafi’ite et hanbalite) est périmé et que les musulmans « n’ont
pas les moyens aujourd'hui de formuler des perspectives nouvelles pour l’avenir, de devenir
une force de proposition pour réformer le monde dans lequel nous vivons » (p.50).
Dans le chapitre « Etude de cas », il en offre de multiples exemples tels que l’héritage des
filles (« suffit-il de répéter la norme ‘définitive et indiscutable’ sans se préoccuper du contexte
et ainsi cautionner des injustices patentes ? Faut-il au contraire revoir l’application des Textes
ou suspendre leur mise en vigueur ?» (p. 295) ou les réformes techniques de la finance
islamique qui ne remettent pas en cause l’essence du système et les finalités supérieures de
l’activité économique, « mais qu’au contraire elles confirment tant dans sa philosophie de la
rentabilité productiviste que dans sa domination globale » (p. 316).
Comme pour le marché du « halal » aux objectifs « productivistes, mercantilistes et
matérialistes », le label dit islamique permet surtout l’ouverture de nouveaux marchés.
« On s’intéresse peu à la dilapidation des ressources naturelles, à l’exploitation des
hommes, des femmes et des enfants, au traitement indigne des animaux ; tout ce qui compte
en définitive tient au caractère licite du produit » (p.24).
De même le statut des « dhimmis » (« protégés ») « ne correspond plus aux réalités et aux
structures sociopolitiques contemporaines » (p.351), de même que le concept d’« Etat
islamique » (p.354, note 1). Il faut réfléchir aujourd'hui aux finalités supérieures à partir de
concepts tels que la citoyenneté ou la démocratie.
Ce que propose Tariq Ramadan, ce n’est rien moins qu’une « nouvelle géographie des
sciences du droit et de la jurisprudence » : il ne s’agit plus d’adapter les lois religieuses
anciennes, mais de chercher à transformer le monde, avec tous les humains de bonne volonté,
en se fondant sur les principes supérieurs de l’éthique.
Il s’agit « d’interroger non pas seulement la pratique du Fiqh, mais plus fondamentalement
les sources et les fondements de ce droit » (p.50). Il faut donc attacher autant d’importance au
contexte (l’univers et les signes) qu’aux textes fondateurs : ce sont les deux Révélations
(p.117).
Au lieu du formalisme qui règne à ses yeux dans les communautés musulmanes à cause
des ulémas, il recommande un approfondissement et une éducation spirituels, et par
conséquent le dialogue avec le soufisme, gardien de la mystique musulmane qui est le cœur
des enseignements islamiques.
En fait, Ramadan entend bien rester fidèle à la grande tradition, au Coran et à la Sunna,
mais pour lui, la fidélité même exige un effort constant d’ijtihad, càd de réinterprétation des
Textes. Il se réfère en cela à deux notions classiques de l’islam : le tajdîd (réforme,
renouveau) et l’islâh (assainissement, rénovation). « La première renvoie en priorité à la
relation aux Textes, alors que la seconde concerne surtout la réforme du contexte humain,
spirituel, social ou politique » (p.24) et prend en compte la maslaha (intérêt général). Les
deux notions appellent à un renouvellement de la lecture, de la compréhension et de
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l’application des Textes à la lumière des différents contextes historico-culturels. « Les sources
scripturaires (le Coran et la Sunna) restent les références premières, et les fondements de la
foi et de la pratique demeurent ce qu’ils sont ». Mais, contrairement à tous ceux qui jugent
toute innovation (bida’) interdite, Ramadan affirme que « il n’existe pas de fidélité aux
principes islamiques à travers les âges sans évolution, sans réforme, sans renouvellement de
l’intelligence et de la compréhension ». (p.23)
Par exemple, « la pudeur est prescrite aux musulmans mais, aux yeux des littéralistes, il
n’y aurait qu’une seule façon d’être pudique (et donc en accord avec les prescriptions
islamiques) : il faut imiter le Prophète, ses compagnons et les salaf, et s’habiller comme ils
s’habillaient, avec les mêmes vêtements qu’ils portaient (...) Ainsi, s’habiller d’une autre
façon serait une bida, une de ces innovations coupables condamnées par le Prophète lui-
même ». (p.32)
Ramadan s’oppose en fait à tous ceux qui refusent de distinguer « ce qui est immuable
(thâbit) dans la Révélation, absolu et transhistorique, et ce qui est sujet au changement, relatif
à l’évolution du temps et aux changements d’environnement (mutaghayyir) ». Les fondements
(al-usûl) sont absolus : les six piliers de la foi (‘aqîda) et les cinq piliers de la pratique, de
même que les obligations ou les interdits moraux (comportementaux, alimentaires, etc.). Mais
le contexte de vie doit être pris en compte pour déterminer les modalités contextuelles et les
conditions d’application –forcément changeantes – de ces prescriptions transhistoriques
« dans le domaine des affaires sociales et pour tout ce qui a trait aux cultures et aux coutumes
locales » (p.29-30). (7)
Bien sûr, certains intellectuels musulmans, très minoritaires et sans doute trop en avance
sur leur temps, vont plus loin, en analysant l’histoire même des Textes et de la constitution
progressive (et humaine et donc marquée par la culture des deux premiers siècles) de la Sharîa
et du Fiqh. Mais ils sont peu acceptés. Tariq Ramadan reste dans un positionnement plus
classique au niveau de la dogmatique, en ne remettant pas en question le contenu même de la
Sharîa, mais seulement certaines interprétations de celle-ci.
Cependant, par rapport aux autorités officielles de l’islam et à la majorité des musulmans
aujourd'hui, ses propositions de réforme nous semblent plus avancées que ses textes antérieurs
et il ne ménage pas ses critiques de la position de la majorité des oulémas, car il entend
affronter les défis énormes que la modernité pose aux croyances culturelles ancestrales. C’est
pourquoi il nous paraît regrettable que, à cause d’une campagne systématique de dénigrement
en Occident et en particulier dans le monde francophone, beaucoup omettent de le lire et
d’aller l’écouter avec un minimum d’ouverture et sans a priori. Ne manque-t-on pas ainsi une
occasion unique de dialogue et de confrontation avec les idées qui ne sont pas celles d’un seul
homme, mais de nombreux musulmans et musulmanes en Occident ?

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Cette prise en compte du contexte ne remet-elle pas discrètement en question l’importance accordée parfois à
d’autres pratiques non citées, telles que le port du foulard ? L’auteur n’aborde pas ici cette question brûlante,
même dans son chapitre sur les femmes (p.267-301) pourtant très développé.

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