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Romain Descendre

ENS de Lyon / IUF / UMR 5206 ‘Triangle’

SOUVERAINETÉ, GOUVERNEMENTALITÉ,
RAISON D’ÉTAT ET POPULATION :
MICHEL FOUCAULT ET LA PENSÉE POLITIQUE DU XVIe SIÈCLE

dans : Foucault et la Renaissance, Actes du colloque international des 13-16 mars


2012 (Université Toulouse Le Mirail), à paraître chez Classiques-Garnier.

C’est à partir du milieu des années 1970, au moment où il se consacre à la


généalogie des technologies de pouvoir, que Foucault est conduit à
e
considérer différents aspects de la pensée politique du XVI siècle. Il le fait
dans le cadre de ses cours au Collège de France de 1976 – « Il faut défendre
la société » – et de 1978 – Sécurité, territoire, population –, ainsi que dans
un certain nombre de conférences données à l’étranger, aux États-Unis et au
Brésil notamment, ou encore dans le volume italien Microfisica del potere,
publié chez Einaudi en 1977, lequel connut un extraordinaire succès de
librairie dans une conjoncture politique péninsulaire particulièrement
mouvementée1. L’évolution de la pensée de Foucault durant ces années
charnière est bien connue, qui oppose à une conception traditionnelle du
pouvoir conçue dans les termes juridiques de la souveraineté une pensée des
technologies disciplinaires tout d’abord et des dispositifs de sécurité ensuite,
en passant par une analyse des conceptions guerrières de la politique dans le
cours de 1976, et aboutissant enfin aux concepts de gouvernementalité et de
biopolitique dans les cours de 1978 et 19792.
Son approche généalogique le conduit à développer des thèses
toujours novatrices, souvent paradoxales, parfois intenables. Cette approche
trouvant avant tout sa raison d’être dans des questionnements politiques
immédiatement contemporains (quelle forme de résistance adopter face au
pouvoir à l’issue de l’intense période que furent les « années 68 » ?), il
serait déplacé de se draper dans un savoir de spécialiste de la Renaissance
pour mener une charge contre de telles thèses. Et ce d’autant plus qu’elles
sont exprimées comme des « interventions », des « pistes » rendant compte
de recherches en cours, ce qui leur donne un statut de vérité sensiblement
différent de celui des livres3. Il faut d’ailleurs s’interroger sur le fait que

1
Michel Foucault, Microfisica del potere : interventi politici, éd. Alessandro Fontana et
Pasquale Pasquino, Turin, Einaudi, 1977 ; « Il faut défendre la société ». Cours au Collège
2
Sur tous ces sujets, voir les travaux de Michel Senellart (notamment « Michel Foucault:
gouvernementalité et raison d’État », La Pensée Politique, 1, 1993, p. 276-303, et « Le
problème de la raison d'État de Botero à Zuccolo (1589-1621) », in Figures italiennes de la
rationalité, éd. Christiane Menasseyre et André Tosel, Paris, éditions Kimé, 1997, p. 153-
189), ainsi que sa « Situation des cours » dans STP, p. 381-411, laquelle porte également
sur M. Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France, 1978-1979, éd.
Michel Senellart, Paris, Gallimard-Seuil, 2004 [dorénavant NBP].
3
Que les cours aient pris forme de livres ne doit pas nous faire oublier cet avertissement,
formulé le 15 février 1978 : « Tout ceci, ces réflexions sur la gouvernementalité, cette très
vague esquisse du pastorat, ne prenez pas ça pour argent comptant, bien entendu. Ce n’est
pas du travail achevé, ce n’est même pas du travail fait, c’est du travail en train de se faire,

2
Foucault n’ait pas jugé bon de transformer en livre cette « histoire du
pouvoir », qu’il n’ait pas voulu lui accorder toute son autorité. Hormis les
pages figurant à la fin de La Volonté de savoir4, le seul « livre » qu’il a bien
voulu publier sur ces questions le fut à l’étranger et comportait un sous-titre
fort clair qui permettait de le soustraire au champ d’une production plus
strictement scientifique : le titre complet du recueil italien était
« Microphysique du pouvoir : interventions politiques ». Il est significatif
que le cours de 1976, Il faut défendre la société, dont le volume édité chez
Einaudi reproduisait les deux premières leçons, ait pu être désigné comme
une forme d’intervention politique. Ajoutons enfin que les cours présentent
une pensée in fieri, un travail de recherche en cours d’élaboration. De cela,
il faut se souvenir pour éviter deux écueils : celui qui reviendrait à donner à
ces textes une valeur de canon interprétatif définitif, comme celui qui
consisterait, à l’inverse, à tenter de les disqualifier au nom de l’exactitude
historique.
Reste que pour mieux comprendre ces « interventions », il n’est pas
inutile de s’arrêter sur une série de points qui posent problème lorsque,
comme c’est souvent le cas aujourd’hui, ils sont repris par l’historiographie
de la pensée politique, juridique et sociale. Parmi les nombreuses questions
mobilisées par Foucault dans les cours et les interventions évoquées, trois au
moins méritent d’être développées dès lors que l’on interroge les

avec tout ce que cela peut comporter bien sûr d’imprécisions, d’hypothèses – enfin c’est
des pistes possibles, pour vous si vous le voulez, pour moi peut-être », STP, p. 139. Sur le
statut intellectuel des cours, les usages auxquels ils donnent lieu et leur publication, voir
Christian Del Vento et Jean-Louis Fournel, « L’édition des cours et les “pistes” de Michel
Foucault. Entretiens avec Mauro Bertani, Alessandro Fontana et Michel Senellart »,
Laboratoire italien, 7, 2007 (« Philologie et politique »), p. 173-198 [en ligne :
http://laboratoireitalien.revues.org/144 ]
4
M. Foucault, Histoire de la sexualité, I, La Volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976.

3
interprétations et les usages foucaldiens de la pensée politique de la période
dite « renaissante » :

1- Le droit et la théorie de la souveraineté.


Ces interventions sont construites sur l’opposition explicite du type de
pouvoir tour à tour mis en évidence (qu’il soit disciplinaire, sécuritaire ou
gouvernemental) au modèle dit de « la souveraineté ». Or si cette opposition
est tenable à titre heuristique, à titre historique elle l’est beaucoup moins
que ne veut bien le dire Foucault. La « souveraineté » foucaldienne est une
catégorie extraordinairement dés-historicisée qui, au surplus, va jusqu’à
désigner indifféremment des objets et des périodes hétérogènes.

2- Machiavel.
Foucault entend penser le pouvoir sans Machiavel, il ne cesse de le dire.
Pour employer une expression qu’il utilise lui-même au sujet de l’anti-
machiavélisme de la seconde partie du XVIe siècle, Machiavel est pour lui un
« point de répulsion », autant que le sont les théories juridiques 5 . La
difficulté est que l’on peut cependant trouver chez Machiavel bien des
éléments dont Foucault n’est prêt à dater l’apparition que beaucoup plus
e
tard, dans le courant du XVII siècle. Le cas machiavélien est chez lui
exemplaire d’une tendance à maintenir une stricte étanchéité entre un long
bloc constitué par le Moyen Âge et la Renaissance et, d’autre part, ce qu’il a
longtemps appelé « l’âge classique » et consent alors à appeler l’époque
« moderne ».

3- La raison d’État et le concept de population.


5
STP, 1er fév. 1978, p. 93.

4
En France, Foucault est le premier à mettre en évidence toute l’importance
de la dimension européenne de la raison d’État à la fin du XVIe siècle, et plus
ses origines italiennes, dépassant ainsi le livre d’Étienne Thuau qui
présentait une généalogie purement française et dix-septiémiste de la raison
d’État6. En faisant de la raison d’État italienne, née en 1589 avec Botero, la
figure inaugurale de la gouvernementalité étatique, Foucault lui accorde une
place de premier plan dans le domaine de l’histoire politique occidentale,
parfaitement analogue, suggère-t-il, à celle de la révolution copernicienne
dans le domaine de l’histoire scientifique 7 (une place qui contribue
paradoxalement à amoindrir plus encore le rôle historique de Machiavel).
De sorte qu’il en vient presque à remettre en cause ce qu’il avait présenté
comme un fait historique incontestable, à savoir que la « population », en
e
tant qu’objet de savoir et de gouvernement, n’apparaitrait qu’au XVIII

siècle. On peut se demander jusqu’à quel point Foucault aurait modifié ses
e
positions s’il avait eu connaissance d’un texte qui, dès le XVI siècle, avait
élaboré une théorie de la population du type de celles qu’il ne datait que du
e
XVIII siècle.

6
Étienne Thuau, Raison d’État et pensée politique à l’époque de Richelieu, Paris, Armand
Colin, 1966.
7
« Cette raison d’État, au sens plein, au sens large qu’on a vu apparaître dans le texte de
Botero, cette raison d’État, elle a immédiatement été perçue à l’époque même comme une
invention, comme une innovation en tout cas, et qui avait le même caractère tranchant et
abrupt que la découverte, cinquante ans auparavant, de l’héliocentrisme, que la découverte
de la loi de la chute des corps un peu après etc. Autrement dit, cela a bien été perçu comme
une nouveauté. Ce n’est pas un regard rétrospectif, comme celui qui serait apte simplement
à dire : tiens, il s’est passé finalement là quelque chose qui est sans doute important. Non.
Les contemporains eux-mêmes, c’est-à-dire pendant toute cette période fin XVIe-début
e
XVII , tout le monde a perçu qu’on avait affaire là à une réalité ou à quelque chose en tout
cas, à un problème qui était absolument nouveau. », STP, 8 mars 1978, p. 245.

5
Avant d’entrer dans le détail, remarquons que la question de la
périodisation est centrale dans chacun des trois points ici abordés. En dépit
d’une évolution très nette de sa réflexion depuis l’Histoire de la folie à l’âge
classique et Les mots et les choses – passage de l’archéologie à la
généalogie, abandon du modèle de l’épistémè au profit des dispositifs de
savoir-pouvoir –, subsiste l’établissement d’une coupure, le surgissement
e
d’une « nouveauté », dont la datation est relativement précise : le XVII
e
siècle ou, au plus tôt, la fin du XVI siècle8. C’est sur cette période que
Foucault fait porter le plus volontiers son enquête généalogique sur les
formes contemporaines du pouvoir, une enquête qui le mène à refuser toute
espèce d’autonomie à la « Renaissance » politique9.

Le rejet du modèle juridique de la souveraineté

Ce rejet repose avant tout sur l’identification du droit au roi. La nécessité de


court-circuiter le savoir juridique et la souveraineté procède de la décision
de faire apparaître un autre type de pouvoir que celui de la domination
centralisée du monarque. Car, dit Foucault, « depuis le Moyen Âge,
l’élaboration de la pensée juridique s’est faite essentiellement autour du
pouvoir royal » 10 . Ce n’est là qu’un postulat, certainement pas une
affirmation démontrée : la renaissance et le développement, dans le cadre

8
Dans la leçon du 8 mars 1978, Foucault insiste sur la dimension charnière des décennies
1580-1660.
9
Mais avec le cours Sécurité, Territoire, Population s’opère aussi un déplacement radical,
qui aura des incidences profondes sur les travaux ultérieurs, vers la période bien plus
ancienne de l’apparition des pastorales antiques et chrétiennes. De ce point de vue, les
oscillations et les incertitudes que laissent apparaître ces cours en matière de périodisation
ne sont peut-être pas tout à fait étrangères à ce dernier déplacement foucaldien : de la
politique moderne à l’éthique ancienne.
10
IFDS, 14 janv. 1976, p. 23.

6
universitaire, de la pensée juridique au Moyen Âge se sont d’abord et
surtout déployés dans un contexte qui n’était certes pas celui du pouvoir
royal mais, d’une part, celui de l’Église de la réforme grégorienne, d’autre
part celui des comuni envisagés dans leur rapport à l’Empire11. Mais le
rapport de Foucault au droit reste incompréhensible si l’on ne prend pas en
considération ce postulat, qu’il n’interroge jamais et qui est sans doute
tributaire de la figure très française du roi de justice12. C’est en particulier le
cas de son affirmation d’une incompatibilité du pouvoir disciplinaire avec le
modèle de la souveraineté.
Si « le discours de la discipline est étranger à celui de la loi », c’est
d’abord parce que le pouvoir disciplinaire s’exercerait sur les corps alors
que le pouvoir souverain s’exercerait sur la terre.

La souveraineté dans le droit public, du Moyen Âge au XVIe siècle, ne s’exerce pas
sur les choses, elle s’exerce d’abord sur un territoire et, par conséquent, sur les
sujets qui y habitent13.

11
Au sein d’une très vaste bibliographie sur ces sujets, on pourra se reporter à deux
ouvrages de référence : Francesco Calasso, Medioevo del diritto. 1, Le fonti, Milan, Giuffrè,
1954 ; Harold J. Berman, Droit et révolution, trad. Raoul Audouin, Aix-en-Provence,
Librairie de l’Université d’Aix-en-Provence, 2002 (trad. de Law and revolution : the
formation of the Western legal tradition, Cambridge-Londres, Harvard university press,
1983).
12
Il faut bien admettre qu’il arrive à Foucault, comme à bon nombre d’intellectuels
français, d’universaliser des phénomènes ou des processus appartenant en propre à
l’histoire de France. La chose est particulièrement évidente dans sa vision du droit et de la
souveraineté.
13
STP, 1er fév. 1978, p. 99. Voir aussi IFDS, 14 janv. 1976, p. 32-33 : « Ce type de pouvoir
là s’oppose exactement, terme à terme, à la mécanique de pouvoir que décrivait ou que
cherchait à transcrire la théorie de la souveraineté. La théorie de la souveraineté est liée à
une forme de pouvoir qui s’exerce sur la terre et les produits de la terre, beaucoup plus que
sur les corps et sur ce qu’ils font ».

7
Affirmation banale, mais contraire à toute la tradition juridique médiévale.
« Souveraineté » est un terme qui n’existe pas en droit médiéval : pour les
glossateurs et les commentateurs, la souveraineté n’est, fondamentalement,
que la iurisdictio, le pouvoir de dire le droit et, conséquemment, de le faire
appliquer14. Or la juridiction ne s’applique pas sur un territoire, mais sur des
communautés. Les cités ou les royaumes ne sont pas définis par la
territorialité, mais en tant qu’assemblées de citoyens, de familles, de
collectivités constituées ou encore de sujets. C’est précisément parce que la
souveraineté ne s’exerce pas sur des choses (la iurisdictio n’est pas le
dominium, ou proprietas, qui relève du droit privé), qu’elle ne peut pas
s’exercer sur la terre mais seulement sur des communautés de personnes. Et
cela reste encore le cas dans la première grande théorisation du pouvoir
e
souverain, proposée par Bodin à la fin du XVI siècle : la « Republique » y
est bien définie comme « droit gouvernement de plusieurs mesnages, et de
ce qui leur est commun, avec puissance souveraine15 ». Qu’elle soit conçue
comme faculté de dire le droit (iurisdictio), d’établir des lois (legislatio) ou
comme pur pouvoir de commandement (imperium), la souveraineté au
Moyen Âge et à la Renaissance ne s’applique pas au territoire, mais aux
hommes. Dès lors, se résout aisément l’opposition postulée par Foucault
entre pouvoir souverain et pouvoir disciplinaire – ce dont atteste par ailleurs
l’œuvre de Bodin : par sa réactualisation d’un modèle antique de censure
(qu’il ne se refuse pas à confier aux autorités ecclésiastiques), le juriste

14
Pietro Costa, Iurisdictio. Semantica del potere politico nella pubblicistica medievale
(1100-1433), Milan, Giuffrè, 1969 (rééd. 2002) ; Bruno Paradisi, « Il pensiero politico dei
giuristi medievali », in Storia delle idee politiche economiche e sociali, L. Firpo (dir.),
Turin, UTET, II, 2, 1983, p. 211-366.
15
Jean Bodin, Les six livres de la République, Paris, Jacques Dupuy, 1583 (1576), p. 1.

8
angevin conçoit bien une technologie disciplinaire directement greffée sur
sa théorie de la souveraineté16.
La façon dont Foucault oppose systématiquement à la souveraineté
les différentes figures du pouvoir qu’il valorise – discipline, lutte des races,
sécurité, gouvernementalité –, semble reposer sur deux malentendus. Un
premier malentendu consiste à assigner le discours juridique de la
souveraineté au « modèle romain », comme il le dit lors du cours de 1976.
De quoi s’agit-il ? Non pas, comme on pourrait s’y attendre, du droit romain
impérial codifié sous le règne de Justinien, mais de la fonction politique de
l’historiographie et du droit, qui aurait toujours été la même, sur une très
longue période englobant l’Antiquité et le Moyen Âge, jusques et y compris
e
le XVI siècle, à savoir le renforcement du pouvoir souverain. Les choses
e
changeraient seulement à partir du XVII siècle et de l’époque « moderne »
marquée par l’apparition d’une conception du pouvoir modelée sur la
guerre, ayant pour fonction de lutter contre le souverain, faisant ressurgir
l’arbitraire de son établissement originaire et retrouvant ainsi les droits
bafoués des nobles ou, plus tard, des bourgeois. Un tel schéma
historiographique n’accorde aucune espèce de réalité à une catégorie telle
que celle de « Renaissance » (ce qui en soi n’a certes rien de choquant). Une
phrase comme celle-ci le montre parfaitement :

À la limite, on pourrait dire que quand naît le grand discours sur l’histoire de la
lutte des races [ie au XVIIe siècle], l’Antiquité finit – et par Antiquité je veux dire

16
Michel Senellart, « Census et censura chez Bodin et Obrecht », Il Pensiero Politico, 2,
1997, p. 250-266 ; Romain Descendre, « ’Connaître les hommes’, ’soumettre les
consciences’, ’voir toute chose’. Censure, vérité et raison d’Etat en Italie au tournant des
e e
XVI et XVII siècles », Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, LXX, 2, 2008, p. 301-
325.

9
cette conscience de continuité que l’on avait, encore tard dans le Moyen Âge, avec
l’Antiquité17.

e e
Tant et si bien que la césure, située aux XVI -XVII siècles, entre une très
longue période, courant de l’Antiquité au Moyen Âge tardif, et l’époque
« moderne », permettrait de différencier radicalement

une société dont la conscience historique était encore de type romain, c’est-à-dire
encore centrée sur les rituels de la souveraineté et sur ses mythes [et] une société
de type, disons, moderne (puisqu’on n’a pas d’autres mots, et que le mot moderne
est évidemment vide de sens) – société dont la conscience historique n’est pas
centrée sur la souveraineté et le problème de sa fondation, mais sur la révolution,
ses promesses et ses prophéties d’affranchissements futurs18.

Ici, donc, une souveraineté qui serait le propre de la conscience antique et


médiévale.
Un second malentendu provient de ce que dans bien d’autres
passages, la « souveraineté » évoquée par Foucault signifie tout autre
chose : non plus le « modèle romain », dominant depuis l’Antiquité
e
jusqu’au XVI siècle, d’un droit dont la fonction essentielle aurait été le
renforcement du pouvoir souverain, mais, bien au contraire, le

17
IFDS, 28 janv. 1976, p. 65. Domine aujourd’hui dans une large partie de
l’historiographie une interprétation de l’humanisme et de la Renaissance comme conscience
d’une rupture avec l’Antiquité, grâce à l’antiquaire et à l’historicisation des textes rendue
possible par la philologie, alors que le Moyen Âge aurait été caractérisé par un sentiment de
continuité. Par le biais d’une prise en considération de l’histoire de l’historiographie,
Foucault définit donc une autre périodisation reposant sur un « continuum historico-
politique » qui n’apparaîtrait qu’au XVIIe siècle. C’est là encore une vision très « franco-
centrée » : l’historiographie communale puis républicaine en Italie est déjà ancrée dans
cette problématique de la lutte entre groupes ennemis et associe l’écriture de l’histoire à un
positionnement qui repose sur l’opposition entre les groupes qui occupent le pouvoir et
ceux qui en sont exclus.
18
Ibid., p. 69-70.

10
contractualisme et le jusnaturalisme des XVIIe-XVIIIe siècles définis, du point
de vue du sujet, par l’assujettissement à un souverain qui devient pour sa
part la source de tout pouvoir et de toute loi19. Dans ce cas, le malentendu
ne porte pas seulement sur la caractérisation du droit et de la souveraineté
propres à une époque (Foucault décrit en fait ce qui est au fondement du
positivisme moderne, l’identification du droit à la loi étatique comme pure
expression de la volonté souveraine), mais aussi sur le fait qu’il généralise
cette vision du droit à tout ce qu’il désigne par « souveraineté », c’est-à-dire,
aussi bien, au « modèle romain » et au « droit public, du Moyen Age au XVIe
siècle ».
La « souveraineté » de Foucault correspond donc avant tout à une
construction conceptuelle à fonction négative. Si ce contre-modèle a
finalement peu de choses à voir avec les figures historiques de la
souveraineté qu’il prétend pourtant viser, c’est que sa raison d’être n’est pas
« historienne » mais politique : il s’agit de montrer, en 1976, que « ce n’est
pas en recourant à la souveraineté contre la discipline que l’on pourra
limiter les effets mêmes du pouvoir disciplinaire20 », ou encore, en 1978,
que ce n’est pas en se servant du droit que l’on réussira à contrer les

19
« La théorie de la souveraineté entreprend nécessairement de constituer ce que
j’appellerais un cycle, le cycle du sujet au sujet, de montrer comment un sujet – entendu
comme individu doté, naturellement (ou par nature), de droits, de capacités, etc. – peut et
doit devenir sujet, mais entendu cette fois comme élément assujetti dans un rapport de
pouvoir », IFDS, 21 janvier 1976, p. 37 ; « la théorie de la souveraineté présuppose le
sujet ; elle vise à fonder l’unité essentielle du pouvoir et elle se déploie toujours dans
l’élément préalable de la loi », ibid., p. 38 ; « Le schéma des juristes, que ce soit celui de
Grotius, de Pufendorf ou celui de Rousseau, consiste à dire : “Au début, il n’y avait pas de
société, et ensuite est apparue la société, à partir du moment où est apparu un point central
de souveraineté qui a organisé le corps social, et qui a permis ensuite toute une série de
pouvoirs locaux et régionaux” », « Les mailles du pouvoir » (1976), dans M. Foucault, Dits
et Écrits, Paris, Gallimard, 1994, vol. 3, p. 187.
20
IFDS, 21 janv. 1976, p. 35.

11
dispositifs de sécurité. De façon alors tout à fait hypothétique, Foucault
formule le souhait d’un droit délié du pouvoir d’État :

dans la recherche d’un pouvoir non disciplinaire, ce vers quoi il faudrait aller ce
n’est pas l’ancien droit de la souveraineté ; ce serait dans la direction d’un nouveau
droit, qui serait anti-disciplinaire, mais qui serait en même temps affranchi du
principe de la souveraineté21.

Or qu’est-ce qu’un droit affranchi du principe de la souveraineté ? Sinon un


droit qui n’est pas conçu comme simple expression de l’État, comme loi
produite par le législateur, c’est-à-dire par le détenteur de la souveraineté ?
La prise en charge du droit par l’État est le propre de la modernité juridique.
Un droit affranchi de la souveraineté, c’est en quelque sorte ce que l’Europe
a connu au Moyen Âge (et peut-être aussi ce que nous commençons à
connaître aujourd’hui, à la faveur de l’actuelle pluralité des ordres
juridiques qui conduit à imaginer une nouvelle forme de ius commune 22) :
e
le droit médiéval, celui-là même qui était encore dominant au XVI siècle
jusqu’à Bodin au moins, loin d’être la simple expression du pouvoir
souverain, était considéré comme un ordre supérieur auquel le souverain
était tenu de se conformer et qui, dans ses manifestations positives –
coutumes, statuts municipaux, lois, normes diverses et enchevêtrées –,
constituait un ordre juridique fondamentalement pluriel. En réalité, le droit

21
Ibidem.
22
Voir P. Grossi, L’Europe du droit, Paris, Seuil, 2011 et Gustavo Zagrebelsky, Intorno
alla legge. Il diritto come dimensione del vivere comune, Turin, Einaudi, 2009. Mais aussi,
dans le domaine français, Mireille Delmas-Marty, Pour un droit commun, Paris, Le Seuil,
1994. Pour une réflexion articulant le rapport entre droit et souveraineté sur une très longue
période, du Moyen Âge à nos jours, voir Diego Quaglioni, La Sovranità, Rome-Bari,
Laterza, 2004

12
que Foucault rejette est bien moins « l’ancien droit de la souveraineté » que
le droit appartenant en propre à la souveraineté étatique moderne.

Machiavel, « point de répulsion »

C’est l’assimilation de la pensée machiavélienne aux théorisations


juridiques de la souveraineté qui conduit Foucault à rejeter le penseur
florentin hors des différents dispositifs de pouvoir qu’il met tour à tour en
lumière.

Pour Machiavel, l’objet, en quelque sorte la cible du pouvoir, ce sont deux choses,
c’est d’une part un territoire, et d’autre part les gens qui habitent ce territoire. En
ceci d’ailleurs, Machiavel ne fait rien d’autre que reprendre pour son usage propre
et les fins particulières de son analyse un principe juridique qui est celui même par
lequel on caractérisait la souveraineté.

Un tel rejet présente plusieurs difficultés. Ainsi, dans le cas de la généalogie


des conceptions de la politique comme guerre continuée par d’autres
moyens – cette inversion du théorème de Clausewitz dont Foucault, en
1976, voit la naissance dans la lutte des races aux XVIIe-XVIIIe siècles –, il est
difficile de ne pas reconnaître une certaine importance à Machiavel.

Mais chez Machiavel le rapport de force était essentiellement décrit comme


technique politique à mettre entre les mains du souverain. Désormais, le rapport de
force est un objet historique que quelqu’un d’autre que le souverain – c’est-à-dire
quelque chose comme une nation (à la manière de l’aristocratie ou plus tard de la
bourgeoisie, etc.) – peut repérer et déterminer à l’intérieur de son histoire. Le

13
rapport de force, qui était un objet essentiellement politique, devient maintenant un
objet historique, ou plutôt un objet historico-politique23.

C’est bien sûr faire bon marché de toute la dimension historiographique de


l’œuvre de Machiavel, qui inclut de façon incontestable la dimension
conflictuelle dans le récit historico-politique : contrairement à ce que dit
Foucault, chez le Florentin autant que chez Boulainvilliers « le rapport de
force […] est la substance même de l’histoire »24.
Dans le cas de la généalogie de la gouvernementalité naissant avec
les théories de la raison d’État, élaborée en 1978, la difficulté d’évincer
Machiavel vient pour Foucault de l’obligation de constater que le Florentin
« est au centre du débat ». Foucault explique la chose ainsi : si la définition
d’un art de gouverner « se dit à travers » Machiavel, elle « ne passe pas par
lui » (et il ajoute que ce n’est pas un phénomène unique : « après tout, notre
Machiavel à nous, de ce point de vue-là, c’est bien Marx 25 »). Car

23
IFDS, 18 fév. 1976, p. 145.
24
En revenant sur cette question la semaine suivante, Foucault consent à prendre en
considération la dimension historiographique de l’œuvre de Machiavel mais ne modifie pas
sa position : « en se donnant pour objet un pouvoir qui était essentiellement relationnel et
non adéquat à la forme juridique de la souveraineté, en définissant donc un champ de forces
où se joue la relation de pouvoir, Boulainvilliers prenait pour objet du savoir historique cela
même dont Machiavel avait fait l’analyse, mais en termes prescriptifs de stratégie – d’une
stratégie vue du côté seulement du pouvoir et du Prince. On dira que Machiavel a fait autre
chose que donner au Prince des conseils […] dans la gestion et l’organisation du pouvoir ;
et qu’après tout le texte lui-même du Prince est plein de références historiques. On dira
aussi que Machiavel a fait des Discours sur la première décade de Tite-Live, etc. Mais, en
fait, chez Machiavel, l’histoire n’est pas le domaine dans lequel il va analyser des relations
de pouvoir. L’histoire, pour Machiavel, c’est simplement un lieu d’exemples, une sorte de
recueil de jurisprudence ou de modèle tactique pour l’exercice du pouvoir. L’histoire, pour
Machiavel, ne fait jamais qu’enregistrer des rapports de force et des calculs auxquels ces
rapports ont donné lieu. En revanche, pour Boulainvilliers […], le rapport de force et le jeu
du pouvoir, c’est la substance même de l’histoire. », IFDS, 25 fév. 1976, p. 150-151.
25
Pour incidente qu’elle soit, la remarque n’en est pas moins révélatrice : Foucault s’est
plusieurs fois expliqué sur le fait qu’il entendait appliquer à la politique et à la domination
des schèmes d’explication irréductibles à la pensée de Marx ; on peut de ce point vue faire
l’hypothèse que son rapport à Machiavel n’est pas très éloigné.

14
l’important est de bien voir qu’« il n’y a pas d’art de gouverner chez
Machiavel », mais simplement la question de sa domination personnelle, du
renforcement du pouvoir du prince sur son territoire et sa population26.
Pourquoi, donc, une telle obstination à évincer ou réduire la figure
de Machiavel, obstination que l’on pourrait illustrer par bien d’autres
exemples27 ? Plusieurs réponses sont possibles ; si l’une s’impose d’elle-
même, dans la mesure où elle procède de la logique même du discours du
philosophe, les autres ne peuvent être avancées qu’à titre d’hypothèses.
Foucault est gêné par Machiavel en raison du fait qu’il a fondu en un
seul et même paradigme la pensée machiavélienne et les théories de la
souveraineté, comme imposition d’un pouvoir sur le territoire. Dès lors,
accepter de faire de Machiavel celui qui eut l’idée que la politique serait la
guerre continuée par d’autres moyens, ou accepter de le prendre pleinement
en compte dans les généalogies du pouvoir disciplinaire, des dispositifs
sécuritaires ou de la gouvernementalité, ce serait revenir sur le principe
selon lequel la genèse comme la nature de ces pouvoirs seraient distincts,
alternatifs voire opposés au modèle théorique de la souveraineté.
Mais deux hypothèses supplémentaires peuvent être proposées.
Foucault tenait à tracer une histoire de la rationalité politique européenne
qui ne s’appuie pas sur des auteurs considérés comme canoniques par
l’histoire de la philosophie. C’est d’ailleurs une constante dans son œuvre,
dont il s’est plusieurs fois expliqué et qui se comprend bien dans le cadre
d’une démarche généalogique qui entend se démarquer aussi bien de

26
STP, 8 mars 1978, p. 248-249.
27
Voir IFDS, p. 19 (« mettre de côté ceux qui passent pour les théoriciens de la guerre dans
la société civile et qui ne le sont absolument pas à mon sens, c’est-à-dire Machiavel et
Hobbes ») ; STP, p. 67 (loin d’ouvrir la modernité politique, Machiavel sanctionne la fin
d’un âge, « il marque le sommet d’un moment dans lequel le problème était bien celui de la
sûreté du Prince et de son territoire. ») ; STP, p. 93-96.

15
l’histoire de la philosophie que de l’histoire des idées. C’est sans doute
pourquoi il développe aussi une analyse de Hobbes – plus argumentée et
plus convaincante que ses remarques éparses sur Machiavel – refusant au
philosophe anglais le statut de théoricien de la guerre dans la politique.
Machiavel et Hobbes ont en quelque sorte le statut de ces universaux face
auxquels Foucault entend exercer son « doute hyperbolique ». Les
philosophes n’auraient jamais pensé le pouvoir que dans les termes de la
souveraineté (c’est encore le cas de Rousseau, lui aussi contourné).
La seconde hypothèse concerne à nouveau les questions de
périodisation. On peut en effet se demander si la difficulté supplémentaire
posée par Machiavel, tout particulièrement concernant cette question de
l’importation du modèle guerrier dans la théorie politique et
l’historiographie, ne tient pas à sa précocité au regard d’un schéma
historiographique fondé sur une rupture située au XVIIe siècle ou, au plus tôt,
à la fin du XVIe siècle. Comme si Foucault, bien qu’il n’employât plus alors
la notion très française d’« âge classique », continuait à lui rester fidèle. On
a bien là une périodisation qui nie toute existence autonome à la
« Renaissance »28.

28
Le désintéressement de Foucault pour la Renaissance apparaît aussi dans des passages où
Foucault attribue au XVIIIe siècle le mérite de « la première fois » s’agissant de concepts
employés depuis au moins deux siècles. Voir par exemple IFDS, 3 mars 1976, p. 173 :
« chez Boulainvilliers, vous voyez apparaître, je crois pour la première fois, à l’intérieur
d’un discours historique articulé, l’idée d’une histoire cyclique ». Pour peu que l’on songe
au modèle polybien de l’anacyclose et à sa reprise dans les textes historiographiques de
Machiavel ou de Louis Le Roy, l’affirmation peut laisser perplexe.

16
Raison d’État et population

Cette périodisation apparaît quelque peu modifiée dans le cours Sécurité,


territoire, population, du moins dans un premier temps. L’introduction de la
problématique du pastorat, placée à l’origine de la gouvernementalité,
e
conduit Foucault à donner au XVI siècle une place centrale : l’art politique
de gouverner prend le relais du pastorat, qui a subi une crise majeure sous le
coup de multiples « contre-conduites » dont la plus puissante est dirigée par
Luther29. Dans le cadre de cette généalogie de l’État à partir du problème du
gouvernement, il est frappant qu’à cette périodisation articulée autour du
e
XVI siècle soit associé un retour « au principe de causalité traditionnel »30 :
Foucault s’inscrit ici dans une démarche plus proche de la sociologie
historique et fait de la Réforme la cause principale, dans le cadre d’une plus
large « constitution ou composition des effets31 », d’une intensification du
pastorat religieux d’une part et du « développement de la conduction des
hommes » dans le domaine politique d’autre part. Il associe cependant à
cette analyse un schéma se rattachant à l’histoire des sciences : la
« gouvernementalisation de la res publica » est parfaitement contemporaine
d’une « dégouvernementalisation de l’espace ». Il fait ainsi le diagnostic
d’une conjonction entre la fondation de l’épistémè classique et l’apparition
de la raison d’État comme gouvernementalisation politique32.
Il n’y a pas là qu’une affaire de dates. Foucault place la raison d’État
sur le degré le plus élevé de l’échelle d’importance des événements de

29
STP, leçons des 22 févr. et 1er mars 1978.
30
« Comme il faut tout de même rendre à la causalité et au principe de causalité
traditionnel un minimum d’hommages […] », STP, 8 mars 1978, p. 233.
31
Ibid., p. 244.
32
Ibid., p. 240-245.

17
l’histoire intellectuelle : comme on l’a vu, il en fait un phénomène du même
ordre, dans le domaine politique, que la révolution copernicienne dans le
domaine scientifique. Concernant cette thèse, deux points sont à souligner,
relatifs une fois encore aux questions de périodisation.
Le premier point concerne l’idée selon laquelle par le
développement d’un art de gouverner proprement étatique, la raison d’État,
celle de Botero en particulier, constituerait une nouveauté absolue, en
rupture complète avec le double modèle de la souveraineté et du prince
machiavélien. C’est là une question qui implique de distinguer deux aspects.
Le premier aspect relève du contexte polémique d’apparition de l’œuvre de
Botero. Il ne fait aucun doute que celle-ci s’oppose très explicitement aussi
bien à Machiavel qu’aux juristes français d’obédience « politique »,
théoriciens de la souveraineté. S’ensuit-il pour autant que l’art de gouverner
propre à la raison d’État présente une nouveauté absolue par rapport à
Machiavel d’une part, par rapport aux théories de la souveraineté d’autre
part ? Non, bien sûr ; on peut dire, schématiquement, que la raison d’État
emprunte à la pensée machiavélienne son propre langage pour contrer les
effets anti-ecclésiastiques de l’hégémonie nouvelle de la pensée de la
souveraineté33. Par ailleurs, l’art de gouverner propre à la raison d’État
développe des pans entiers de la réflexion gouvernementale déjà proposés
par ce théoricien de la souveraineté qu’était Bodin, lesquels étaient eux-
mêmes pensés à partir des textes de Machiavel (pensons notamment à la
censure comme forme de gestion de la population au livre IV chapitre 1 ; au
célèbre chapitre 5 du livre V « S’il est bon d’armer et aguerrir les subjects,
fortifier les villes et entretenir la guerre », et même, plus largement, à

33
R. Descendre, L’État du Monde. Giovanni Botero entre raison d’État et géopolitique,
Genève, Droz, 2009.

18
l’ensemble des livres IV et V de la République). Acceptons cependant de ne
pas tenir compte des divers échanges et emprunts qui lient étroitement ces
textes, et plaçons-nous au niveau d’analyse qui intéressait plus directement
Foucault en reprenant son idée d’une souveraineté, celle des juristes comme
celle de Machiavel, qui ne serait pas autre chose que l’application du
pouvoir du prince à un territoire. Affirmer qu’une grande révolution, dans
l’histoire de la rationalité politique, aurait été provoquée par la raison d’État
et sa gouvernementalité propre, non seulement sans Machiavel et les
premiers théoriciens modernes de la souveraineté mais contre eux, c’est
passer à côté du fait que la figure politique de la gouvernementalité (la
raison d’État) n’a pu se développer que parce qu’était désormais conçue
cette nouvelle forme de souveraineté étatique. En effet, si le développement
d’une gouvernementalité étatique devient possible avec la raison d’État,
c’est bien parce que l’État peut désormais être conçu sur le mode impératif
d’un pur pouvoir de « commandement sur les hommes », selon les mots de
Machiavel (s’il y a une conception de la « souveraineté » chez Machiavel,
on ne la trouve pas définie autrement que comme « imperio sopra gli
uomini »34) ; c’est bien, aussi, parce que la souveraineté peut désormais être
conçue comme pur pouvoir de légiférer, et parce que la loi n’est désormais
pas autre chose que la volonté du souverain, comme le veut Bodin ; c’est
bien, enfin, parce que, de façon plus inquiétante, l’État peut être désormais
défini comme « dominio fermo sopra i popoli », comme l’écrit Botero. Les
mots comptent, ici : pour Botero, l’État est une « domination » (ou une
« seigneurie », les deux traductions sont possibles) « solide » – et non pas
un « gouvernement » –, laquelle ne se manifeste pas dans les formes de la

34
Machiavel, De principatibus – Le Prince, éd. J.-L. Fournel, J.-C. Zancarini, G. Inglese,
Paris, PUF, 2000, rééd. 2014, I, 1, p. 78-79.

19
35
loi . À l’inverse, Bodin définit lui la République comme un
« gouvernement », plus exactement comme un « droit gouvernement ».
Fonder en termes historiques, comme le fait Foucault, une stricte opposition
entre un pouvoir conçu comme « gouvernementalité » à un autre pensé
comme « souveraineté » ou comme « domination » ne laisse pas d’être
problématique dès lors que le premier théoricien de la souveraineté, Bodin,
définit son objet comme un « gouvernement » et que le premier théoricien
de l’art de gouverner selon la raison d’État, Botero, définit le sien comme
« domination ».
Le second point à développer concerne la nouveauté de l’objet
« population ». Objet toujours ciblé mais pas toujours atteint, affecté d’un
certain nombre de flottements.
Dans le cours du 25 janvier 1978, il rend compte des mécanismes de
sécurité du XVIIIe siècle, qui se « branchent », avec les physiocrates, sur des
processus désormais perçus comme « naturels », touchant à la fois les
richesses et la population. Foucault évoque ainsi l’apparition d’ « un
personnage politique absolument nouveau » :

un personnage politique absolument nouveau, […] et qui n’avais pas existé, qui
n’avait pas été perçu, reconnu en quelque sorte, découpé jusque là, ce personnage
qui fait une entrée remarquable, et d’ailleurs très tôt remarquée, au XVIIIe siècle,
c’est donc la population36.

Même si la population avait déjà pu être visée comme élément de la force


e
des États (dans la pensée politique du XVI siècle), comme principe de

35
G. Botero, De la raison d’État (1589-1598), éd. et trad. P. Benedittini et R. Descendre,
intr. R. Descendre, Paris, Gallimard, 2014.
36
STP, 25 janv. 1978, p. 69.

20
e
puissance économique (dans le mercantilisme et le caméralisme du XVII

siècle), ce n’est qu’avec les physiocrates qu’elle serait considérée

comme un ensemble de processus qu’il faut gérer dans ce qu’ils ont de naturel et à
partir de ce qu’ils ont de naturel37.

Une fois encore, la question du souverain apparaît négativement, comme


« point de répulsion » : les analyses que les auteurs du XVIIIe siècle font des
processus naturels propres à la population

montre[nt] à l’évidence que, dans cette pensée là, la population n’est donc pas
cette espèce de donnée primitive, de matière sur laquelle va s’exercer l’action du
souverain, ce vis-à-vis du souverain. La population, c’est une donnée qui dépend
de toute une série de variables qui font donc qu’elle ne peut pas être transparente à
l’action du souverain, ou encore que le rapport entre la population et le souverain
ne peut pas être simplement de l’ordre de l’obéissance ou du refus de l’obéissance,
de l’obéissance ou de la révolte38.

La population échappe ainsi par définition à l’action volontariste du


souverain, au rapport commandement-obéissance ou à l’ordre de la loi : elle
apparaît comme un phénomène naturel que l’on va pour la première fois
étudier en tant que tel, et qui va être l’objet de cette nouvelle forme de
pouvoir qu’est la gouvernementalité et des dispositifs de sécurité qui
l’accompagnent. En tout état de cause, ce « nouveau sujet collectif » qu’est
e
la population n’apparaîtrait qu’au XVIII siècle et resterait « absolument
étranger à la pensée juridique et politique des siècles précédents39 ».

37
Ibid., p. 72.
38
Ibid., p. 73.
39
Ibid., 18 janv. 1978, p. 44.

21
Ce n’est qu’après avoir posé ces prémices que Foucault opère un
saut généalogique qui le conduit au pastorat puis à la raison d’État. Dès lors,
il est amené à reconsidérer différemment la question de la population,
apportant des modifications qui illustrent bien son avertissement initial
signalant le caractère provisoire d’une recherche en train de se faire entre un
cours et l’autre. Il affirme dans un premier temps l’absence complète de la
« notion de population » dans l’analyse de la raison d’État40. Quelques
pages plus loin, pourtant, pointe le risque d’une palinodie. La raison d’État
propose essentiellement l’émergence d’un savoir de l’État, partant du
principe que ce que le prince doit connaître, c’est l’État lui-même. D’où la
naissance de la statistique, impliquant une connaissance de la population qui
semble être en quelque sorte déjà inscrite dans la raison d’État41. Si bien
qu’il est possible de dire que l’idée de population est déjà centrale, bien
qu’elle ne soit que « légèrement esquissé[e]42 », « implicite », pas encore
« entré[e] dans le prisme réflexif43 ». Une étape ultérieure serait franchie
avec la science de la police, même si là encore

la seule manière dont la population était prise en considération, c’était d’y voir,
premièrement, le facteur nombre : y a-t-il assez de population ? Et la réponse était
toujours : il n’y en a jamais assez44.

À la fin du cours, Foucault confirme ce qui était son point de vue initial :
e
seuls les économistes physiocrates du XVIII siècle auraient isolé cet objet,

40
Ibid., 15 mars 1978, p. 266.
41
Ibid., p. 280.
42
Ibid., p. 283.
43
Ibid., p. 284.
44
Ibid., 5 avril 1978, p. 352.

22
en distinguant sa dynamique propre, permettant de penser la possibilité
d’une régulation spontanée de la population45.
L’exemple le plus emblématique de cette toute nouvelle analyse de
la population, aux yeux de Foucault, est ce qu’il désigne comme « le
fameux aphorisme de Mirabeau » qui dit, en 1756,

que la population ne variera jamais au-delà et ne peut en aucun cas aller au-delà
des limites qui lui sont fixées par les quantités de subsistances46.

Or il y a là un problème. Non point parce que l’on trouverait déjà ce


principe de l’autorégulation démographique déterminé par le rapport entre
population et subsistances chez des auteurs contemporains de Mirabeau,
notamment chez Cantillon un an auparavant47. Mais parce que ce principe
avait déjà été parfaitement théorisé, plus d’un siècle et demi auparavant, par
Botero lui-même, dans ses Causes de la grandeur des villes48 (1588). Le
raisonnement de Botero s’appuyait sur un postulat : tout lieu connaîtrait une
stabilisation démographique à partir d’un certain seuil de population. Le
modèle permettant d’expliquer les raisons de cet arrêt démographique
inéluctable consistait dans l’articulation de deux concepts empruntés au
langage scolastique de la philosophie naturelle : la vertu générative
(capacités de reproduction) considérée dans son rapport à la vertu nutritive
(capacités de subsistance). Si la première reste potentiellement identique, la
seconde est nécessairement limitée, les ressources terrestres n’étant pas
infinies. De ce fait, il est inévitable que la population cesse de croître à un

45
Ibid., p. 353 et 359-360.
46
Ibid., 25 janv. 1978, p. 73.
47
Ibid., note 20 p. 85.
48
Giovanni Botero, Des causes de la grandeur des villes, éd., trad. et postface de
R. Descendre, Paris, Éditions Rue d’Ulm, 2014.

23
moment donné, du moins tant que la vertu nutritive n’est pas accrue par de
nouvelles sources d’approvisionnement49. Ce sont bien les subsistances qui
constituent la mesure de la population. Par rapport au théorème de Mirabeau
(ou de Cantillon), seuls certains termes diffèrent : Botero parle de « vertu
nutritive », mais aussi de « subsistance » ; en revanche il ne parle pas de
« population » (du moins pas dans ce sens), mais de « peuple », de « gens »,
de « genre humain » ou de « nombre des hommes ». Il faudrait cependant
être aveugle pour ne pas voir ici une conception de la population considérée
comme un sujet ayant sa dynamique propre50.
Sur un plan général, l’articulation foucaldienne entre savoirs et
dispositifs de pouvoir, entre pensée politique, pratiques de gouvernement et
généalogie des sciences humaines et sociales est riche de développements
ultérieurs. On nourrira cependant quelques doutes sur le réemploi des
notions de « souveraineté » (au sens foucaldien) et de
« gouvernementalité », comme s’il s’agissait de catégories
historiographiques allant de soi quand il s’agit en fait d’outils théoriques
forgés par Foucault afin de tracer une histoire de la rationalité politique qui

49
« Pour répondre à la question proposée, disons que l’on peut aussi bien la poser pour tout
le genre humain : en effet, s’étant multiplié à partir d’un homme et d’une femme, jusqu’à
remplir, il y a déjà trois mille ans, les provinces de terre ferme ainsi que les îles de la mer,
comment se fait-il que, depuis trois mille ans jusqu’à aujourd’hui, cette multiplication ne
s’est pas poursuivie ? Mais résolvons le doute pour les villes, car cela le résoudra aussi pour
l’univers. Disons donc que l’augmentation des villes procède pour partie de la vertu
générative des hommes, pour partie de la vertu nutritive de ces villes. La vertu générative
reste, sans aucun doute, toujours la même, au moins depuis trois mille ans : en effet, les
hommes sont aujourd’hui aussi aptes à la génération qu’ils l’étaient aux temps de David et
de Moïse. C’est pourquoi, si ne se présentait aucun autre empêchement, la propagation des
hommes augmenterait sans fin et la croissance des villes n’aurait pas de limite. Et si celle-ci
ne se poursuit pas, il faut bien dire que cela procède d’un défaut de nourriture et de
subsistance. », G. Botero, Des causes de la grandeur des villes, III, 2, p. 65.
50
Pour un développement plus ample, voir R. Descendre, « Les villes et le Monde.
Comparatisme géographique et théorie de la croissance urbaine au début de l’âge
moderne », dans G. Botero, Des causes de la grandeur des villes, p. 107-161.

24
entendait se passer de la figure de l’État. Quant à la question plus spécifique
de la population, le fait même que le premier penseur de la raison d’État, qui
plus est un « mercantiliste », soit allé bien plus loin que ne l’avait imaginé
Foucault, dans le sens même de la construction d’une idée naturaliste de la
population, doit conduire à reconsidérer non seulement les thèses du
philosophe – celle, en particulier, d’un lien nécessaire et indissociable entre
le sujet « population » et la « sécurité » comme forme de gouvernement –
mais aussi le lieu commun en vertu duquel la notion de population serait
inconcevable avant le XVIIIe ou, au plus tôt, avant la seconde moitié du XVIIe
siècle 51 . On ne confondra pas, pour notre part, l’« invention » ou la
« naissance » d’une notion avec la généralisation de son usage.

Du « pouvoir disciplinaire » au « souci de soi », la trajectoire


théorique de Foucault dans les années soixante-dix et quatre-vingt était
animée d’un même esprit critique, consistant à cultiver « l’art de n’être pas
tellement gouverné52 », à partir d’une enquête conjointe sur les formes de
domination et de gouvernementalité et sur les formes de résistance ou
« contre-conduites » auxquelles elles ont donné lieu. Après s’être donné
pour objet la guerre intérieure (lutte des races), la gouvernementalité
étatique, le pastorat, la biopolitique et le libéralisme, c’était en fin de
compte à une généalogie du gouvernement des individus qu’il se livrait à

51
Un lieu commun répandu chez les démographes qui se sont penchés sur l’histoire de leur
discipline. Je pense notamment à Hervé Le Bras, L’invention des populations : biologie,
idéologie et politique, Paris, Odile Jacob, 2000 et Naissance de la mortalité : l’origine
politique de la statistique et de la démographie, Paris, Gallimard-Seuil, 2000, mais aussi à
un historien qui a travaillé dans le sillage de Foucault : Jean-Claude Perrot, Une histoire
intellectuelle de l’économie politique, Paris, EHESS, 1992.
52
M. Foucault, « Qu’est-ce que la critique ? (Critique et Aufklärung) » (conférence du 27
mai 1978), Bulletin de la Société française de philosophie, 84, 2, avril-juin 1990, p. 35-53
(citation p. 38).

25
partir du cours de 1980, Du gouvernement des vivants, la pensée de la
résistance changeant ainsi de terrain, du politique à l’éthique et du moderne
à l’antique 53 . Les « interventions politiques » sous-jacentes à cette
trajectoire furent déterminantes, tant pour les analyses de Foucault que pour
les concepts qu’il forgeait ou remobilisait. « Souveraineté »,
« gouvernementalité », « raison d’État », « pastorat », « sécurité »,
« population », « biopolitique », ces notions étaient avant tout les différents
éléments de la « boite à outils » qu’il mettait à la disposition de tous ceux
qui voudraient bien s’en servir, selon la célèbre métaphore à laquelle il avait
recours pour définir son travail. Ces « outils » ont ouvert des portes donnant
accès à des voies incontestablement nouvelles. Mais la plus grande
prudence s’impose dès l’instant où l’on en fait des catégories d’analyse pour
l’histoire de la pensée.

53
M. Foucault, Du gouvernement des vivants. Cours au Collège de France, 1979-1980, éd.
Michel Senellart, Paris, Gallimard-Seuil, 2012.

26

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