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Les exigences du symptôme

ÉDITORIAL........................................................................................................................................................... 3
L’exigence du symptôme dans le réel Marie-Hélène Briole ............................................................................ 3
L’ORIENTATION LACANIENNE ...................................................................................................................... 5
Psychanalyse pure, psychanalyse appliquée et psychothérapie Jacques-Alain Miller..................................... 5
ENSEIGNEMENT ............................................................................................................................................... 22
Ce que sert (serre) la psychanalyse Éric Laurent ........................................................................................... 22
LA PASSE............................................................................................................................................................ 32
L’intime, l’extime, le discours psychanalytique Pierre-Gilles Guéguen ....................................................... 32
Démenti et extimité Patrick Monribot ........................................................................................................... 36
L’intime, l’extime, le psychanalyste Marie-José Asnoun .............................................................................. 38
Le sentiment Marie-Hélène Roch................................................................................................................... 41
Le répons du partenaire Dominique Laurent ................................................................................................. 44
LES EXIGENCES DU SYMPTÔME.................................................................................................................. 49
L’extimité du symptôme Jean-Louis Gault.................................................................................................... 49
Le noyau du symptôme Dominique Miller..................................................................................................... 52
L’ouverture du symptôme Philippe La Sagna ................................................................................................ 57
L’identification au symptôme à la fin de la cure Esthéla Solano-Suarez....................................................... 61
Démon de midi et poussée constante Serge Cottet ......................................................................................... 65
Du symptôme dans la psychose non déclenchée Jean-Claude Maleval......................................................... 69
Le hors-sujet du moi du symptôme Philippe Lacadée.................................................................................... 74
L’intempérante Rose-Paule Vinciguerra........................................................................................................ 78
LOGIQUE LACANIENNE ................................................................................................................................. 82
L’abord de la femme par l’homme : un chemin logique Pierre Naveau ........................................................ 82
ÉTUDE ................................................................................................................................................................. 86
Les deux «riens» de l’anorexie Massimo Recalcati........................................................................................ 86

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ÉDITORIAL
L’exigence du symptôme dans le réel message vers le symptôme comme jouissance. C’est
Marie-Hélène Briole d’ailleurs le chemin suivi par Freud, depuis la
découverte du symptôme hystérique comme
La notion de symptôme analytique est d’autant plus interprétable jusqu’à la réaction thérapeutique
importante qu’elle seule nous permet de différencier négative, le masochisme primordial et la pulsion de
la psychanalyse de toute autre pratique se référant à mort. Il y a, dans le symptôme, une part pulsionnelle
la psychopathologie. Aujourd’hui, on entend trop qui se satisfait de façon close, du fait même de
souvent parler d’anorexie, de boulimie, de satisfaire à la répétition. Freud soulignait déjà
toxicomanie ou de dépression, comme s’il existait l’exigence pulsionnelle présente dans le symptôme.
des catégories capables de définir un ensemble «Le sujet est heureux», insiste Lacan dans
d’individus par ce dont ils souffrent. Face à cette Télévision. Cela indique que le symptôme comme
objectivation du symptôme qui s’inscrit dans une analytique, mis en forme au champ de l’Autre, est un
politique d’identification, il est fondamental de mensonge, soit que «le symptôme a structure de
soutenir la définition du symptôme analytique qui fiction» 3. Non seulement le symptôme n’est pas tout
concerne le singulier d’un sujet dans sa relation à signifiant, mais il est jouissance comme sens joui du
l’Autre. La constitution du symptôme analytique sujet. Seul l’acte de l’analyste peut ouvrir un trajet
suppose donc d’aller au-delà des phénomènes et des au-delà du sens, car «… ce n’est pas l’effet de sens
apparences du symptôme dont se nourrit la plainte, qui opère dans l’interprétation, mais l’articulation
pour l’articuler aux signifiants décisifs délivrés par dans le symptôme des signifiants (sans aucun sens)
le sujet dans son adresse à l’analyste. Le symptôme qui s’y sont trouvés pris.» 4 Ce qui distingue
analytique exige alors le déchiffrage. effectivement la psychanalyse pure de la
«Au commencement de la psychanalyse est le thérapeutique, c’est qu’elle ne s’en tient pas au
transfert». Cette phrase de Lacan a permis à Jacques- symptôme, mais qu’elle suppose la traversée du
Alain Miller de définir avec exactitude l’orientation fantasme. Aller vers la jouissance suppose une
clinique qui est la nôtre, dans un texte qui fait transgression, puisqu’il s’agit de traverser le
désormais référence 1 : «Le virage par quoi l’Autre fantasme en allant au-delà du symptôme. Comment
comme lieu du signifiant est érigé par le patient est-ce que le hors-sens du fantasme fait sens dans le
comme sujet supposé savoir conduit à ce que Freud symptôme de façon chaque fois particulière ? C’était
avait isolé dans son abord du cas Dora : une mise en déjà la question soulevée par J.-A. Miller dans son
forme du symptôme.» Cette nécessaire mise en Cours de 1982-83, intitulé «Du symptôme au
forme met l’accent sur le vouloir dire du symptôme, fantasme, et retour». Dès lors qu’on considère que le
qui était en attente d’une rencontre contingente avec symptôme a aussi une exigence dans le réel, toute la
un destinataire qui puisse l’entendre, afin d’en difficulté est d’articuler le sens avec le réel qui, par
délivrer le sens. Ce moment, J.-A. Miller l’a nature, l’exclut.
souligné, n’est pas d’ouverture mais de fermeture. Le dernier enseignement de Lacan introduit, avec
Du fait même que le sujet l’articule pour l’analyste, celle de parlêtre, la notion de sinthome – ce qui
il va en boucher la béance : à cette place de la permet d’aborder une version nouvelle du
rencontre traumatique, va venir la croyance au symptôme, qui inclut la jouissance du fantasme.
symptôme. Lacan a été captivé par le nœud borroméen à partir
La manière dont se situe l’analyste à l’égard du du moment où il a situé la psychanalyse comme
symptôme et de son interprétation est ce qui décide hors-sens. C’est un renversement de perspective qui
de l’entrée en analyse, mais aussi de la sortie. permet d’apercevoir l’enjeu de la psychanalyse.
L’enjeu est de taille, puisque la fin de la cure en C’est aussi une mise en question radicale de toute la
dépend : «La formalisation métaphorique du théorie psychanalytique, jusqu’à la passe.
symptôme répond, au début de l’analyse, à la Le symptôme, défini comme un savoir qui ne cesse
traversée du fantasme qui en scande la fin. Elle tient pas de s’écrire, est-il pour autant un savoir dans le
à son embrayage sur le discours analytique, par où il réel ? Cette interrogation, récurrente dans le dernier
vient à s’accoupler au sujet supposé savoir dont enseignement de Lacan, fut développée par J.-A.
l’effet lui est offert plus pur par l’analyste.» 2 Miller en 1997 dans son Séminaire de Barcelone,
Au cours de son enseignement, Lacan a déplacé puis à Madrid : «La question porte sur la possibilité
l’accent qu’il avait mis sur le symptôme comme logique ou conceptuelle de penser un sens dans le

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réel. Elle est d’autant plus aiguë que la notion même


de réel exclut le sens. […] Le sens dans le réel est
possible dans la clinique sous transfert, mais c’est
une voie de mirage.» 5
Comment, alors, penser l’impensable du sens dans le
réel ? Lacan, à partir de la solution borroméenne, a
ouvert plusieurs possibilités permettant
d’appréhender, voire de nouer ensemble le savoir, le
sens et le réel. Il n’a pas choisi. Ce sont autant de
voies de recherche qui se proposent à nous et qu’il
s’agit maintenant d’explorer.
1 Miller J.-A., «C. S. T», Ornicar n°29, Paris, Navarin Seuil, 1984, pp. 142 à
147.
2 Ibid.
3 Miller J.-A., «Réflexions sur l’enveloppe formelle du symptôme», Actes de
l’ECF, Paris, 1986, p. 69.
4 Lacan J., «Position de l’inconscient», Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 842.
5 Miller J.-A., «Le symptôme : savoir, sens et réel», Le symptôme-charlatan,
Paris, Seuil, 1998, pp. 57-58.

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L’ORIENTATION LACANIENNE
«L’abord du réel est étroit. sinon la bonne, du moins qui ait chance de tenir le
Et c’est de le hanter, que la psychanalyse se coup un petit moment. C’est aujourd’hui ces
profile.» considérants que j’apporte.

Point de capiton
Psychanalyse pure, psychanalyse appliquée et Je parlerai sans doute un peu plus tard contre la
psychothérapie notion du point de capiton, dans la perspective qui
Jacques-Alain Miller m’est apparue. Cela se justifie en effet de prendre
des distances d’avec le repérage si constant que nous
pouvons prendre sur ce que nous appelons, par la
métaphore que Lacan a choisie, l’illustration du
I Le distinguo psychanalyse/psychothérapie point de capiton, et qui renvoie à un mécanisme
signifiant tout à fait précis.
Ce que j’ai néanmoins là bougé, essayé de tramer –
Le fardeau que j’ai lié sur vos épaules – et aussi sur fort simple, en définitive –, comporte pour moi
les miennes, croyez-le bien – ne faut-il pas que je le précisément quelque chose d’un point de capiton,
dénoue, de nous ? * c’est-à-dire m’a donné un point de vue que, bien sûr,
J’ai en effet fait peser sur nous au premier trimestre si je vois bien ce qui le préparait, je n’avais pas. Je
le poids d’un rappel insistant, celui de la différence n’avais pas centré comme je vais essayer de vous le
entre la psychanalyse pure et la psychanalyse communiquer aujourd’hui, de la façon la plus
appliquée – appliquée, ai-je ajouté, à la simple, et en laissant ce qui peut être de l’ordre de la
thérapeutique. 1 construction pour plus tard.
Le fait que la différence entre psychanalyse pure et
1. Un rappel
psychanalyse appliquée à la thérapeutique ne soit
Énoncé d’un diagnostic pas faite, conduit à des confusions, nous a conduit à
des confusions pratiques, à la position de faux
Ce rappel était motivé par une conjoncture, la nôtre, problèmes, et surtout de fausses solutions qui
une conjoncture où cette différence m’est apparue s’esquisseraient, bref, nous a conduit à un certain
comme n’étant pas faite, et n’étant pas même nombre d’embrouilles pour placer comme il
considérée, repérée, posée. convient ce que nous faisons dans la pratique.
En même temps, c’est un fait que ce rapport de deux Encore faut-il situer à sa place la confusion qui
termes opposés, classiques dans la psychanalyse et importe vraiment. Quelle est-elle ? Ce n’est pas tant
au-delà, mais un peu désuets, ont produit un la confusion de la psychanalyse pure et de la
embarras, même une souffrance, et, comme on a pu psychanalyse appliquée à la thérapeutique. Cette
l’écrire, un certain sentiment de flottement. confusion-là a une portée limitée, pour autant que,
Je l’ai pris en compte. Je l’ai pris en compte très dans ces deux cas, si l’on admet qu’ils se
sérieusement. distinguent, il s’agit de psychanalyse. La confusion
Si tranché que je l’aie fait, si posé, et appuyé sur une qui importe vraiment est celle qui brouille, au nom
évidence et sur tous nos classiques, je n’avais conçu de la thérapeutique, ce qui est psychanalyse et ce qui
ce rappel que comme le premier pas d’un problème à ne l’est pas.
résoudre, comme l’énoncé d’un diagnostic.
J’ai donc cherché à l’attraper de la bonne façon. La L’enjeu essentiel
bonne façon, à mon gré, ce n’est pas par
Si nous resserrons l’objectif, pour être précis, il ne
l’institution, par la classification, ce n’est pas au
faudrait pas que la psychanalyse, dans sa dimension
point où le problème se pose, en y impliquant ce qui
ou son usage, son souci thérapeutique, fût attirée,
fait accord ou dynamique des psychanalystes entre
chahutée, et même mortifiée, par cette espèce de
eux.
non-psychanalyse que l’on décore du nom de
Le point sur lequel je dirigeais ma visée, c’est la
psychothérapie. Ce qu’il faudrait, c’est que la
psychanalyse comme pratique. C’est de là que j’ai
psychanalyse appliquée à la thérapeutique reste
attendu et travaillé à chercher une issue qui soit,

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psychanalytique et qu’elle soit sourcilleuse sur son cette demande par la parole et par l’écoute, et en
identité psychanalytique. plus, comme on dit, comme on disait depuis
Pour fixer les idées, je l’écrirai ainsi : longtemps, qui s’inspirent de la psychanalyse –
`ψa pure/ψa appliquée (à la th.)// ψothérapie formule sacramentelle et réglementaire dans une
Je marque que la différence que j’ai rappelée de certaine aire. Si nous allons jusqu’au bout, il y a des
psychanalyse pure et de psychanalyse appliquée était formes qui se disent conformes à la psychanalyse, et
faite pour retentir sur la différence des deux par allons jusqu’au bout du bout, qui se disent la
rapport à la psychothérapie. Mon rappel avait en fait psychanalyse.
pour visée d’exiger beaucoup de la psychanalyse
appliquée à la thérapeutique, c’est-à-dire d’exiger Un semblant de la psychanalyse
qu’elle soit psychanalyse, qu’elle ne cède pas sur
être psychanalyse – sous prétexte de thérapeutique, Il n’est pas excessif, au moins à titre exploratoire, de
se laisser entraîner à franchir cette limite, cette formuler le problème en ces termes : que la
différence. psychanalyse a produit, a nourri, a encouragé son
C’est au point que, dans la même veine, très simple, propre semblant, et que ce semblant désormais
il apparaît bien que l’enjeu essentiel – et dans la l’enveloppe, la transit, la vampirise. Je dis
conjoncture, l’enjeu essentiel de la partie que nous vampiriser parce que l’on pourrait donner à cette
jouons aujourd’hui –, c’est la psychanalyse histoire un style de conte gothique à la Edgar Poe,
appliquée à la thérapie, à savoir qu’elle reste quelque chose comme «Le psychanalyste et son
psychanalyse, qu’elle soit l’affaire du psychanalyste, double». Une fois que l’on aurait mis en évidence
qu’elle soit la psychanalyse comme telle en tant les ressemblances, les confusions intermittentes sur
qu’appliquée. la personne, le caractère interchangeable de
J’imagine l’accord fait sur ces prémices l’original et du double, le récit se conclurait par la
élémentaires. Cela suppose maintenant de remettre substitution du double à l’original, l’original
sur le métier la différence à situer de la psychanalyse finissant exproprié, exilé, au rebut, éliminé.
comme telle, pure ou appliquée, d’avec la Il ne faut pas croire ! À lire ce qui se dit et ce qui
psychothérapie. s’écrit chez les psychanalystes bien au-delà de ce qui
fait notre surface, on constate que cela prend à
La psychothérapie n’existe pas l’occasion cette tournure que j’ai appelée
d’expropriation de la psychanalyse.
Thème déjà frayé, thème qui, il y a une dizaine Si on y songe, il est logique, il apparaît même
d’années, a fait l’objet d’un congrès en forme, qui nécessaire que la psychanalyse ait produit son
s’est ensuite distribué dans différents événements. semblant. N’est-ce pas aussi bien ce qui est advenu à
Mais sans doute n’avions-nous pas à cette date l’œil la philosophie telle que, à proprement parler, promue
sur la conjoncture que nous avons maintenant. Je le par Socrate, et qui a produit son double sous les
dis aussi bien en ce qui me concerne puisque, au espèces des sophistes. C’est ce qui motive la
cours de ce congrès, dans la ville de Rennes, j’ai constante polémique platonicienne contre les
moi-même pris la parole sur le thème «Psychanalyse sophistes comme doubles, comme semblants du
et psychothérapie» 2. philosophe. C’est un pont aux ânes maintenant.
Situer cette différence ne devrait pas être difficile si Dans la façon dont commence à se parler la
on prend les choses par ce biais que la difficulté de psychanalyse et psychothérapie, on ne
psychothérapie n’existe pas, que c’est une enseigne demande qu’à voir se développer cette imagerie de
commode, qui couvre les pratiques les plus diverses, l’original et son double, seulement ici plus
et qui s’étendent jusqu’à la gymnastique. Ce ne sont difficilement situable. Il y a de ça, il y a du gothique,
d’ailleurs pas celles-ci les plus nuisibles. La il y a du platonicien dans le tourment que vaut au
gymnastique est même un exercice hautement psychanalyste l’extension croissante de la
recommandable. Il faut d’ailleurs que j’étende un psychothérapie sous sa forme voisine de l’analyse,
peu ma réflexion sur la question, si je prends au cette forme dérivée, et qu’il ne me paraissait pas
sérieux là où nous sommes conduits, qu’il y a plus excessif de qualifier de semblant de la psychanalyse.
dans le corps que dans notre philosophie. L’enquête sociologique peut ici trouver à s’exercer,
Ces formes-là qui peuvent prétendre à avoir des mais ce n’est pas ce qui nous donnera le secret de
effets psychothérapiques en tout cas ne nous font pas cette impasse, et avec lui le ressort de la surmonter.
problème. Celles qui nous font problème sont celles C’est dans la psychanalyse elle-même que gît sans
qui sont voisines de l’analyse, qui accueillent la doute le secret de ce semblant, s’il est vrai que c’est
demande du souffrant qui veut savoir, et qui traitent elle qui l’a produit, ce semblant qui la dévore.

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Je mets les guillemets. Ne nous affolons pas. Nous là qu’en termes d’orientation nous avons coutume de
faisons ici une mise en place et j’essaye de chercher notre fil, quitte à prendre note que la
rassembler là les quelques notes qui pourraient conjoncture a changé, mais en lui faisant le crédit,
tenter, ou qui tentent effectivement, les uns ou les vérifié, pas aveugle, d’une certaine capacité
autres, de développer des morceaux et une d’anticipation dont jusqu’à présent nous croyions
symphonie. Il y a de quoi faire. nous être aperçus.
Le petit point d’appui que je prends, c’est celui que
2. Une question posée à Lacan «Le bon bout de la me donne le fait que la question lui a été posée – en
raison» plus, par moi-même, voyez Télévision page 17 et
suivantes –, la question de la différence entre
Du point où nous sommes aujourd’hui, on peut psychanalyse et psychothérapie, en entendant par
s’apercevoir que c’est sans doute la défense contre psychothérapie celle qui s’appuie sur la parole, qui
ce semblant qui motiva l’appareil de règles formelles se fonde sur l’écoute et la parole. C’est la marque
et de validation institutionnelle traditionnelle où la que déjà en ce temps se dessinait le phénomène de
pratique psychanalytique a été insérée par ses semblant qui s’est depuis gonflé, et avec lequel nous
premiers servants. Étant donné ce qu’est la sommes aux prises.
psychanalyse, le pressentiment ne leur a pas manqué
qu’elle produirait son semblant, à leur gré, dans une Les réponses que Lacan n’a pas faites
conjoncture pourtant bien différente de la nôtre. On
peut leur faire le crédit du pressentiment de ce Combien de fois l’avons-nous lu ? Mais il s’agit
semblant – et ceux qui se sont fiés à cet appareil sont pourtant d’entendre – et c’est ça qui change quelque
les premiers à le dire, l’ont dit avant nous –, mais on chose – sa réponse comme une réponse à nos
aperçoit bien aujourd’hui l’impuissance de cet interrogations d’aujourd’hui. Et pour apprécier
appareil. C’est bien parce qu’eux faisaient fonds sur l’accent de cette réponse, ou pour saisir la portée que
cet appareil anti-semblant qu’ils se sont rempardés cette réponse peut prendre aujourd’hui, il convient
derrière, qu’ils ont été peut-être les premiers alertés de la situer sur le fond de ce qu’elle n’est pas, je
sur la défaillance de cet appareil au regard de ce veux dire sur le fond des réponses que Lacan ne fait
semblant. pas en 1973 à la question de savoir ce qui distingue
On peut dire aujourd’hui que faire la différence entre psychanalyse et psychothérapie.
psychanalyse et psychothérapie par la règle et par la Ces réponses qu’il ne fait pas, mais qu’il aurait pu
tradition, n’aboutit de fait qu’à établir la faire – c’est au moins ce que je propose –, j’en
psychanalyse dans une position obsidionale, dans la distingue deux, faisant donc de celle qu’il fait la
position de forteresse assiégée. Quand on en est à la troisième de la série.
forteresse assiégée, tout indique qu’elle est déjà en La première réponse qu’il ne fait pas aurait utilisé
voie d’être prise de l’intérieur. cet appareil vectoriel qui s’appelle le graphe du
Allons ! Essayons de tenir notre cap dans ce désir. C’est cette réponse qu’alors il n’avait pas faite
tourment, qui ne demande que quelque temps pour – même si l’on en trouve des éléments au cours de
devenir une tourmente, et, selon la formule de ses séminaires antérieurs – qu’il m’était arrivé à
Rouletabille, de «prendre les choses par le bon bout moi-même de développer dans cette ville de Rennes.
de la raison». Elle appuie la différence de psychanalyse et de
C’est d’abord poser qu’il n’est aucune disposition psychothérapie sur la différence de niveau dans le
réglementaire, institutionnelle, qui puisse tenir là où graphe de Lacan.
l’orientation fait défaut. Ce n’est pas vers
l’institution qu’il y a lieu de se tourner pour monter
je ne sais quel type de filtre où l’on retiendrait
l’ivraie pour livrer le grain. C’est d’une orientation
de structure que nous avons besoin pour tracer notre
chemin.
Dans ce détour, à qui la demander cette orientation ?
Certes à notre comprenette, mais cette comprenette a
l’habitude, avec, à son gré, les meilleurs effets, de se
tourner – même si c’est peu, même si c’est
équivoque, même si c’est contradictoire avec autre
chose – vers ce que Lacan a laissé. À l’occasion, ce
sont des arguments et non pas des indications. C’est

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Elle consiste à répartir psychanalyse et


psychothérapie sur ces deux étages en posant le rôle
crucial de ce qui en A ouvre la voie à l’étage
supérieur, et où l’on peut considérer qu’est
opératoire le désir de l’analyste, alors qu’il ne serait
pas là en fonction dans la partie inférieure.
Ce schéma a quelque chose de probant pour rendre
compte de l’effectivité de la psychothérapie, si l’on
veut la situer là. Le seul fait de se mettre en position
d’écoute, d’écoute prolongée d’une communication
intime et suivie du patient, constitue l’auditeur en
grand Autre, ou l’installe dans le lieu de l’Autre, où
Nous trouvons là, symétrique à ce lieu de l’Autre,
cette position en quelque sorte de syndic de
quelque chose qui porte l’écriture lacanienne qu’il a
l’humanité, de lieu de la parole, de dépositaire du
fallu jadis déchiffrer, mais que, pour aujourd’hui, et
langage, confère à sa parole, quand il en lâche, une
peut-être pour un petit moment, on pourrait
puissance qui est susceptible d’opérer, qui est
simplifier en lui donnant son nom freudien de ça. Ce
efficace, et en particulier pour rectifier des
que Lacan a à la fois exprimé, et peut-être voilé,
identifications.
avec un sigle qui présente une certaine complexité, il
Un trajet au-delà peut suffire de le distinguer ici comme le ça, à lui
conférer le privilège d’être lieu des pulsions.
Je donne le rappel de la notion de ce qui est obtenu, Je rappelle que Lacan, à un détour de son Séminaire,
qui est après tout assez convaincant, et qui met en se reprochait de les avoir un temps confondus, au
valeur cette instance du désir de l’analyste qui lieu de les disjoindre, dans son «ça parle». Il se
s’établit sur le refus de l’auditeur-interprète reprochait d’avoir confondu, dans son «ça parle», le
d’utiliser le moyen de sa toute-puissance supposée, ça et l’inconscient, mais dans son être de parole. Ce
identificatoire. C’est cette abstention même qui est schématisme tire la leçon de ce que Lacan a à un
le désir de l’analyste, et qui ouvre un trajet au-delà. moment considéré comme sa confusion, en
Il est clair que ce schématisme permet, et même distinguant le lieu de la parole et le lieu de la
incarne, ce que veut dire un trajet au-delà, puisque, pulsion, et ici l’Autre et le ça.
tel qu’il est construit, la seule porte d’entrée pour Je passe l’intéressante digression – que j’avais
accéder à l’étage supérieur est au lieu de l’Autre. Si préparée mais qu’il me faut sauter – qui me faisait
là les aiguillages ne vous donnent pas accès à ce reprendre la fonction corrélative, à savoir celle de S
vecteur, vous êtes coincés, vous ne pouvez y accéder (A), dont on peut dire qu’elle inscrit la scission du ça
de nul autre point. Vous avez donc ici un point et de l’Autre, qu’elle répercute la scission du ça et de
singulier qui fait porte d’entrée pour un vecteur. Là l’Autre.
où se joue l’aiguillage du trajet subjectif, vous avez
un point unique.
Il faut voir à quel point ce schématisme est devenu
pour nous l’instrument même du repérage de la
pratique, un instrument en tout cas très prévalent, et
dont les échos roulent. Son fondement, c’est, pour le
dire vite, la scission et l’articulation de ce qui est
parole – ce sont les circuits de l’étage inférieur – et
de ce qui est pulsion. La parole aura le premier
étage, la pulsion aura le second étage.

Je privilégie bien sûr la présentation étagée. Vous


trouvez évidemment dans Lacan la possibilité de
considérer que les deux étages sont en fait
simultanés et fonctionnent, en quelque sorte
superposés l’un à l’autre.
L’étage inférieur, où par hypothèse nous situons la
psychothérapie, est telle que – et ça nous donnerait

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une différence – la question de la jouissance ne sera précisément un discours qui met le holà au fantasme,
pas posée, puisqu’il faut accéder au second étage qui le rend impossible.
pour qu’elle le soit, et c’est à ce prix que sera S // a
préservée la toute-puissance de l’Autre. C’est ainsi que, dans le discours du maître, entre et
On éluderait donc, dans la psychothérapie, ce qui petit a, il y a une double barre qui indique
mettrait la toute-puissance de l’Autre en défaut. On l’impossible d’un rapport, et ici le rapport rendu
préserverait, dans la psychothérapie, la consistance impossible, qui est mis au rancart, c’est le fantasme.
de l’Autre, alors que ce qui serait le propre de la On pourrait dire qu’en effet la psychothérapie
position analytique qui ouvre à la psychanalyse privilégie l’identification au prix de mettre le
proprement dite, ce serait déjà, en admettant la fantasme au rancart.
question de la jouissance, d’inconsister l’Autre. La première réponse, celle qui s’appuie joliment, de
C’est formidable ! Je trouve ça vraiment bien. Ça se façon probante, sur le graphe, cette réponse-là fait en
tient. Je l’ai exposé presque comme ça, beaucoup définitive de la psychothérapie le premier pas d’une
plus longuement, jadis. Mais ce n’est pas la réponse analyse. Il m’est difficile de me souvenir des
de Lacan. Sans doute, ça l’est d’avant, c’est épars conjonctures mentales précises où j’ai bafouillé là-
dans le cours du Séminaire, mais ce n’est pas la dessus il y a dix ans, mais c’était plutôt dans une
réponse qu’il a donnée. tentative irénique. Tout va bien ! Cette réponse avait
Il a donné une réponse qui est apparue comme justement le mérite de faire de la psychothérapie le
beaucoup moins intéressante, une réponse vraiment premier pas d’une analyse telle qu’elle peut se
pauvrette, quelques phrases pour rire. proposer comme un exercice pour les débutants
praticiens. Cette réponse – la première réponse que
Ce que l’inconscient réclame Lacan n’a pas faite – ferait la psychothérapie voisine
et amicale de la psychanalyse. Donc, à votre choix,
La seconde réponse, maintenant, que Lacan n’a pas si vous voulez aller dans le sens du bon voisinage,
donnée non plus, ce serait de considérer que la c’est par là qu’il faut prendre.
psychothérapie s’inscrit dans le discours du maître. La seconde réponse que Lacan n’a pas faite, par le
Pourquoi Lacan n’a-t-il pas tout simplement répondu discours du maître, éloigne au contraire la
sur ce versant-là, alors que les quatre discours psychothérapie puisqu’elle la met au registre de
étaient encore pour lui, en 1973, une référence tout à l’envers de la psychanalyse.
fait actuelle, dont on trouve l’usage dans Télévision
même ? Pourquoi n’a-t-il pas donné une réponse qui Le trait distinctif du sens
aurait orienté vers repérer la psychothérapie à partir
du discours du maître, réponse qui n’aurait pas été La troisième réponse, celle qui a été donnée, et qui
inadéquate ? est passée largement inaperçue dans ses
Le discours du maître est conforme à l’inconscient. conséquences, dans son accent, brille par sa
C’est ce que l’inconscient réclame. C’est son simplicité. Elle énonce simplement, comme trait
discours. En termes de psychothérapie, on dirait : le distinctif de la psychothérapie, le sens, et c’est tout –
sujet réclame une identification qui tienne le coup, et enfin, quelques fioritures pour faire rire du sens.
il souffre quand cette identification vacille, lui fait Lacan se contente de dire : «La psychothérapie
défaut. L’urgence est donc de la lui restituer. C’est à spécule sur le sens, et c’est ce qui fait sa différence
cette condition seulement qu’il peut trouver sa place. d’avec la psychanalyse.» Il se moque du sens, un
Et comme cette psychothérapie, je la suppose petit peu, quelques lignes : le sens sexuel, le bon
semblant, elle parle comme nous : trouver sa place sens, le sens commun. Il s’en moque d’autant plus
dans le savoir de son temps, dans ce qui distribue les qu’il signale – c’est un petit détail qui a aujourd’hui
places socialement indiquées ou marquées. Et en une autre résonance – que «l’on croirait que le
plus, petit a comme produit. En effet, il faut être versant du sens est celui de l’analyse».
productif. C’est bien ce qui motive la croyance Au moment où il se moque du sens, où il attribue à
contemporaine au symptôme. C’est référé au la psychothérapie de spéculer sur le sens, il dit
fonctionnement. Est-ce qu’on peut fonctionner ou aussi : «Ce versant du sens, l’on croirait que c’est
est-ce qu’on n’arrive pas à fonctionner ? On voit celui de la psychanalyse». Il y a précisément la
bien que l’on n’aurait pas de mal à développer la notation du fait de semblant. Quand on spécule sur
psychothérapie au niveau du discours du maître. le sens, on fait croire que là opère la psychanalyse.
Ne confondons pas. Le petit a qui est là n’est pas Dans ce conditionnel et dans cette notation, déjà se
celui qui s’articule dans le fantasme. Utilisons cette glisse le fait de semblant.
notation de Lacan que le discours du maître est

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C’est par le biais du sens que le lieu de la resituer, le relativiser, le minorer. Mais en fait, ici,
psychothérapie peut être confondu avec le lieu dans le sarcasme contre le sens qui figure dans ce
d’exercice de la psychanalyse. À l’horizon là, il y a paragraphe de Télévision, il s’agit d’autre chose, il y
une confusion, la confusion que je disais du double a un autre accent.
expropriant. J’irai à signaler le mot qui figure à la fin de l’écrit de
C’est un comble, puisqu’on aurait les meilleures Lacan qui précède Télévision, qui s’appelle
raisons de croire que l’analyse opère sur le versant «L’Étourdit», celui de «sémantophilie». C’est pour
du sens, et ce n’est rien d’autre que le sens comme se moquer – une année plus tôt – de l’amour du sens.
tel qui a été la porte d’entrée de Lacan dans la Il évoque le tourbillon de sémantophilie qui lui
psychanalyse. S’il y a quelqu’un qui a cru que le devait quelque chose, et pour cause, puisqu’il avait,
versant du sens était bien celui de la psychanalyse, comme on sait, promu le sens comme essentiel dans
s’il y a quelqu’un qui a même introduit ça dans la l’opération analytique. Cela vise l’université des
psychanalyse, c’est Lacan. Lacan est entré dans la années soixante-dix. C’est le même accent que, dans
psychanalyse en réintroduisant le sens. Télévision, Lacan déplace pour l’imputer à la
Nous avons là une de ces manifestations que psychothérapie, pour en faire dans sa réponse le trait
j’appelais jadis de Lacan contre Lacan. Lorsqu’il distinctif qui distingue la psychothérapie de la
dit : «Oh là là !» la bêtise qu’il y a à penser ceci, psychanalyse.
commencez par regarder si ce ne serait pas contre un C’est la première émergence de quelque chose qui,
certain Lacan Jacques que Jacques Lacan en aurait. sans doute préparé, est tout de même une borne. Je
Il peut en avoir contre d’autres, ça lui arrive, plus peux imputer à Lacan, au contraire, une
souvent qu’à son tour. Il y a là un élément de culot, sémantophobie, le rejet du sens. Il est passé, ou
en plus indéveloppé au niveau de l’argumentation, semble être passé, de la sémantophilie à la
qui a contribué à effacer les arêtes, et précisément le sémantophobie.
point d’arrêt qui était ici indiqué si simplement. On a bien perçu qu’il abandonnait cette valeur
Pour ce qui est des références de Lacan au sens, lévitatoire qu’il attribuait au sens au bénéfice du
j’indiquerai celle d’un texte ancien sur signifiant et spécialement au bénéfice du mathème
«L’agressivité en psychanalyse», pages 102-103 des comme vecteur de l’enseignement de la
Écrits. Vous verrez que c’est à partir du sens que psychanalyse, d’une transmission intégrale hors-
Lacan y définit le sujet : «Seul un sujet peut sens, qui est précisément ce qu’il développe dans
comprendre un sens, inversement tout phénomène de son écrit «L’Étourdit». Mais ce qu’on n’a pas perçu,
sens implique un sujet.» Deuxièmement, c’est aussi et que nous pouvons maintenant saisir à partir de ça,
bien à partir du sens qu’il situe le symptôme de ce rien du tout, c’est que Lacan a dit le sens, qu’il
psychanalytique. Et c’est enfin le sens qui nomme, n’a pas dit d’autres choses beaucoup plus
selon lui – dans son rapport de Rome, page 257 –, intéressantes qu’il pouvait dire, qu’il a lancé ce petit
l’opération propre de la parole, celle de «conférer caillou-là. Moi, je dis que, sur ce caillou, on peut
aux fonctions de l’individu un sens». Il promeut la construire, non pas une Église, mais une issue.
fonction de la parole comme essentielle dans la Ce que nous pouvons maintenant saisir, du point où
psychanalyse précisément en tant qu’elle peut nous sommes, c’est-à-dire du point où la
donner du sens. psychanalyse est dévorée par son semblant, c’est que
le hors-sens est l’enjeu décisif. Ce n’est pas
Rejet du sens seulement un moyen, en définitive subalterne, de
fixer les idées, type mathème. On fait servir à ça le
Certes, quand il rejette le sens du côté de la hors-sens. Le mathème permet la transmission hors-
psychothérapie, en 1973, il a déjà beaucoup fait pour sens. Ce dont il s’agit dans le hors-sens, ce n’est pas
resituer l’instance du sens au cours de vingt ans de seulement de véhiculer le savoir qui peut s’élaborer
son enseignement. Certainement, il a resitué le sens à partir de la psychanalyse. On peut apercevoir, du
comme effet du signifiant, il a déplacé la définition point de difficulté où nous sommes, que c’est
du sujet vers le signifiant, il a séparé le signifiant et d’abord, pour Lacan, un enjeu pratique. C’est l’enjeu
le sens, il a invité à isoler dans le symptôme les même de la pratique de la psychanalyse, dans sa
signifiants sans aucun sens qui y sont pris. Voyez les différence avec la psychothérapie.
Écrits page 842 où c’est entre parenthèses que figure Je vais jusqu’à dire que c’est à partir de ce point
le «sans aucun sens» qui qualifie ces signifiants pris précisément que Lacan a mis sa mise sur le nœud
dans le symptôme. borroméen, qu’il a été, comme il l’a dit, captivé par
On peut bien entendu suivre ce mouvement dans la ce nœud, et qu’il y a consacré ce qu’il est convenu
trajectoire de Lacan : après avoir promu le sens, le

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d’appeler entre nous son dernier enseignement. Son


dernier enseignement est une élaboration de la
psychanalyse dans sa différence avec la
psychothérapie et en tant que la psychanalyse hors-
sens.

3. Une psychanalyse sans point de capiton

La psychanalyse hors-sens

On peut tenir ce dernier enseignement pour non


conclusif, et il nous reste à l’état d’une exploration. Nous le voyons bien lorsque nous suivons cet
Ça ne tient pas. C’est fait de bric et de broc, de enseignement dernier, puisqu’il se présente sous une
morceaux. C’est contradictoire. C’est clair que, pour forme éclatée, inachevée et inaboutie. On peut
l’usage, un point de capiton fait défaut à, justement, l’imputer à l’anecdote de la personne, mais c’est un
ce dernier enseignement de Lacan. Mais regardons point de vue «supérieur» – supérieur pour l’usage
ça de biais, un petit peu autrement. Ce qui est que nous pouvons en faire. C’est précisément parce
exploré précisément, dans la dimension du hors- que cet enseignement s’installe dans une dimension
sens, avec le support d’un nœud, n’est pas qui ne comporte pas l’achèvement, une dimension à
susceptible de trouver un point de capiton. laquelle appartient essentiellement l’infini, même si
Les ronds dits de ficelle qui composent ce nœud se elle se supporte à la base de trois éléments
tiraillent, se coincent diversement, se limitent les uns enchaînés.
les autres, mais ils laissent toujours des degrés de
liberté les uns par rapport aux autres. Ils se La série sans fin
présentent sous des formes changeantes, ils sont
certes susceptibles d’être distingués, identifiés les Autrement dit, dans ce que Lacan élabore, justement
uns par rapport aux autres, par la couleur, par par le rejet du sens, dans le sarcasme, du côté de la
l’orientation, mais le nœud qu’ils forment ne se prête psychothérapie, c’est une psychanalyse où à la place
pas à ce croisement de vecteurs d’où procède du point de capiton s’inscrit en effet la série sans fin.
l’illumination du point de capiton. C’est à partir de là que s’ordonnent, que prennent
C’est précisément d’une psychanalyse sans point de leur sens, les dits de Lacan, épars, discrets, rapides,
capiton dont cet enseignement témoigne, y compris qui mettent en question, qui mettent en suspens, qui
dans sa forme. Le point de capiton est un minorent, qui dévalorisent, voire qui démentent
phénomène de sens, et c’est précisément à ça qu’il franchement la notion d’une fin de l’analyse.
convient de renoncer, là où c’est le hors-sens qui On l’a relevé, bien sûr, et on l’a relevé comme des à-
dominerait l’affaire. Je ferai remarquer que la notion côtés. On l’a relevé dans ses conférences publiées
même de point est interrogée par Lacan à partir de dans le numéro 6/7 de Scilicet de la fin 75. On a
son nœud. Cette notion même d’un point est mise en relevé avec surprise ce propos selon lequel une
cause dès le Séminaire Encore, chapitre x, le analyse n’a pas à être poussée trop loin : «Quand
chapitre des ronds de ficelle, là où Lacan annonce l’analysant pense qu’il est heureux de vivre, c’est
son intérêt pour le nœud borroméen, page 119. Vous assez.»
verrez que très précisément, et dès le début, Lacan On peut dire : c’est pour les Américains qu’il a dit
met en question que la notion de point soit tenable. ça, puisque la poursuite du bonheur, c’est le
Elle est tenable, en effet, quand on a des lignes et fondement de l’ensemble qu’ils forment comme
des surfaces, mais quand on a des cordes qui sont nation. Mais on lit aussi dans le séminaire du 8 avril
enchaînées, c’est la notion même de point qui vous 1975 : «Chacun sait que l’analyse a de bons effets,
manque. Le point de capiton, c’est un terme final, un qui ne durent qu’un temps. Il n’empêche que c’est
point de rebroussement, à partir de quoi une un répit, et que c’est mieux que de ne rien faire.»
trajectoire d’une expérience s’ordonne, se re-signifie On peut minorer ces propos, que Lacan n’a pas
et se re-subjective. C’est justement ce que met en multipliés, qu’il faut aller chercher dans les coins, et
question la psychanalyse hors-sens. Elle met en que l’on se refile ensuite comme témoignage de la
question le concept même de finitude. latitude que Lacan pouvait avoir par rapport à ses
élaborations. On peut minorer ça, y voir des
modulations, des ironies. Moi, je les accentue. Je dis
que ce sont des propos fondamentaux, et qui sont

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cohérents avec l’ensemble, l’ensemble éclaté de ce appliquée à la thérapeutique est une différence
qui est alors exploré. inessentielle.
Je peux y ajouter ce petit écrit de Lacan auquel j’ai Maintenant que je vous montre par quelles voies on
déjà fait allusion, où il dit : «Finalement la passe, peut délier le fardeau des épaules, peut-être que les
quand on la passe, c’est une histoire qu’on raconte.» bras vont vous en tomber. Si nous voulons, dans
Ce qui est souligner que c’est construit, la passe, que notre conjoncture, recycler ce dernier enseignement
c’est un artifice, que ça a affaire avec l’art, si l’on de Lacan, alors il faut être prêt à une transmutation
veut, et que ça démontre un savoir-faire. de toutes les valeurs psychanalytiques que Lacan lui-
La passe comme point de capiton, la passe-éclair, même nous a transmises et que nous avons serinées.
dont Lacan a pu parler, qui est encore sous le régime C’est pourquoi ce dernier enseignement est un
du sens, la passe-histoire, la passe-récit, est exercice limite aux confins de la psychanalyse, qui
évidemment relativée dans le régime de la est en quelque sorte l’envers, ou l’enfer, de
psychanalyse hors-sens. C’est – terme que j’utilise l’enseignement de Lacan.
ici, mais qui est fondamental dans ce registre – une La valeur que nous attachons à nous représenter
élucubration. Il y a des bonnes élucubrations, mais la l’analyse comme une trajectoire ayant des étapes et
promotion même du terme élucubration dans le une fin montre bien que, pour nous, c’est une valeur
dernier enseignement de Lacan traduit ce rapport que l’expérience analytique soit régie par une
entre le hors-sens et puis les artifices du sens. logique d’au-delà. C’est d’ailleurs dans la
Ça n’annule pas la passe – après vous avoir soulagé psychanalyse : au-delà du principe du plaisir, au-
d’un fardeau, si je vous mets celui-là sur le dos ! –, delà de l’Autre vers S(A), au-delà de la demande et
mais ça considère l’expérience analytique sous un de l’identification vers le désir. L’accès à la
autre angle. jouissance suppose une transgression, un passage au-
Il faut se faire à ça, c’est que les vérités sont des delà, protégé. L’accès à la jouissance est protégé et
solides, comme dit Lacan. Il y a différentes faces et, barré par le principe du plaisir, et en retour, pour
selon le point où l’on est, selon l’angle de sa l’analysant, il lui faut aller au-delà du symptôme
perspective, on aperçoit autre chose. Les vérités sont vers le fantasme, où gît ce qui le meut dans son
des solides… C’est à nous d’être aussi solides que désir.
les vérités. On voit bien là comment se correspondent et sont
homologues la transgression de la jouissance et la
L’instance centrale du sinthome traversée du fantasme. C’est la même
conceptualisation qui soutient la notion qu’il faut
La conséquence inattendue, maintenant, de prendre franchir une barrière pour avoir accès à la jouissance
les choses par ce biais, c’est que d’un côté la et que, dans l’analyse, il faut aller au-delà du
psychanalyse hors-sens creuse la différence avec la symptôme pour toucher et traverser le fantasme. Ce
psychothérapie – le dernier enseignement de Lacan, sont des termes qui se correspondent, et avec la
tel que nous pouvons le percevoir et l’utiliser dans notion d’un jusqu’au bout.
notre orientation d’aujourd’hui, creuse le fossé avec Il y a là en effet une transmutation, cette
la psychothérapie –, et en même temps elle efface, transmutation qui s’appuie sur le rejet du sens. Ce
ou au moins tend à effacer, la différence entre la n’est pas pour faire malin que Lacan apportait le
psychanalyse pure et la psychanalyse appliquée à la sinthome, mais pour installer comme centrale dans la
thérapeutique. clinique une instance où l’on ne fait plus la
C’est déjà ce que comporte ce que j’ai dit de la différence entre le symptôme et le fantasme.
passe. La passe ne fait pas exception. Au contraire,
la psychanalyse hors-sens que Lacan développe dans Le nœud borroméen, un rapport
son dernier enseignement, cette tentative de regarder
la psychanalyse par un biais qui rejette le sens – on Quand vous ne faites pas la différence, comment
ne peut aller là-dedans que jusqu’à un certain point, faites-vous pour aller au-delà de l’un vers l’autre ?
et Lacan est visiblement allé très loin dans ce sens- La route de l’au-delà vous est coupée. Le nœud
là ; nous saisissons là sa pratique au mieux –, cela borroméen est une machine à couper l’au-delà.
accentue l’élément thérapeutique de la psychanalyse. Comment pouvez-vous opérer une transgression de
C’est bien ce que signale cette phrase sur le bonheur barrière vers la jouissance à partir du moment où
de vivre. Ce dernier enseignement est conduit à faire Lacan élabore une jouissance qui est partout, où il
du symptôme sa référence clinique majeure, sinon renonce à faire la distinction du plaisir et de la
unique. Dans la perspective psychanalyse hors-sens, jouissance, et où il formule «Là où ça parle, ça
la différence de psychanalyse pure et psychanalyse jouit» ? Il revient sur cette différence si féconde qui

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figure sur le graphe. «Là où ça parle, ça jouit» annoncé au début d’année, de comprendre, de saisir
rétablit son «ça parle» qu’il avait renié et le lie à la mieux le non-rapport sexuel.
jouissance. Où est la transgression alors ? C’est certain que le nœud borroméen à trois vient
Bien sûr, cela va de pair avec la dévalorisation de la chez Lacan à la place du rapport sexuel à deux, qu’il
parole. Ce n’est pas un quart de tour, mais vraiment n’y a pas. Ce nœud nous fait en même temps saisir
du 180°. Lacan, qui a encensé la parole, la qualifie ce dont il s’agit même dans le terme de rapport.
dans son dernier enseignement de bavardage, de Le nœud borroméen, qu’est-ce que c’est ?
blabla, et même de parasite de l’être humain. Le sens Matériellement, c’est trois ronds de ficelle. Du point
n’entre que dans des formules où c’est l’imbécillité de vue de la matière, de ce qu’on peut toucher, c’est
qui le caractérise. Ça, c’est pan sur la parole. un rond, un autre, un autre. Ce qui fait le nœud, ici,
Et puis, c’est pan sur le langage. Lacan qui l’avait n’est dans aucun. C’est précisément le nœud qui
placé au niveau de la structure, de la structure nous donne la clé de ce que c’est qu’un rapport.
essentielle, et même qui, dans «l’Étourdit» – quel C’est le nœud lui-même, le nouage, en tant que
étourdit ! –, en 1972, mettait cette structure au distinct de ses éléments, qui est un rapport.
niveau du réel. «La structure c’est le réel», disait-il
encore. Mais quand il a amené lalangue, aussitôt, du II Le conjungo psychanalyse pure et appliquée
langage, comme de la grammaire, comme de la
structure, il n’a plus fait que des élucubrations. 1. La perspective du sinthome
Il a déclassé, bien entendu, son concept du langage,
et aussi bien celui de la structure, pas du tout porté Exercice La Bruyère
au niveau du réel. C’est corrélatif du remplacement
Appliquons-nous maintenant à définir aussi
systématique, comme visée de l’expérience, du
purement que possible la psychanalyse pure et la
terme de sujet par le terme de parlêtre.
psychanalyse appliquée l’une par l’autre et vice-
Lacan, qui était le promoteur de l’intégration de la
versa. C’est ce que j’ai déjà appelé l’exercice La
psychanalyse dans la science et, à défaut, de son
Bruyère, auteur que j’aime à pratiquer depuis le
rapport essentiel, au temps de son dernier
temps du lycée : «Corneille peint les hommes tels
enseignement ne recule pas à qualifier la science de
qu’ils devraient être, Racine les peint tels qu’ils
futilité.
sont».
C’est aussi le temps où Lacan procède à de grands
Il serait tentant, sur cette voie, de proférer que la
exorcismes dans la psychanalyse. Il exorcise la
psychanalyse pure est la psychanalyse telle qu’elle
connaissance, il exorcise le monde. Foin de ce
devrait être, et la psychanalyse appliquée la
concept ! Il exorcise le tout. Et il exorcise aussi –
psychanalyse telle qu’elle est. Cela indique une
c’est là qu’il emploie le mot d’exorcisme à
direction, une orientation, peut-être même une
proprement parler – l’être, page 43 de Encore,
tentation, à laquelle on pourrait céder. Mais est-ce
précisément pour ses affinités avec le sens. Et tout
vraiment bien avisé ? Ce serait aller, quant à la
ça au bénéfice du réel, antinomique au sens,
psychanalyse, dans le sens d’en rabattre, c’est-à-dire
antinomique à la loi, antinomique à la structure,
de rabattre l’idéal sur ce qui est le fait.
impossible à négativer. Le réel est le nom positif du
Je n’écarte pas cette direction dans ce qu’elle a de
hors-sens, bien que donner des noms fasse ici
salubre pour s’y retrouver. On pourrait le dire ainsi –
effectivement problème.
pour animer un peu, pour faire briller ce que cette
Cette perspective de la psychanalyse hors-sens, est-
direction pourrait avoir de rabat-joie – : toujours
ce une élucubration à moi que de la constituer ainsi ?
préférer le réel à l’imaginaire. Ce serait – pourquoi
Cela se présente essentiellement chez Lacan par des
pas ? – ce à quoi nous inciterait le symbolique. Mais
flashes, comme il le dit lui-même, par des tentatives.
il faudrait encore s’assurer de ce que le symbolique
Il n’a pas laissé une mise au point.
lui-même n’est pas davantage imaginaire que réel.
Déjà, regardez l’avantage que nous avons pu avoir
Le cornélien, il s’en sort – c’est son trait –, et avec
d’y prélever quelques considérations qui ont changé
tous les honneurs de la guerre, même s’il termine en
notre regard sur la clinique, comme on a pu s’en
loques. Le racinien, le sujet racinien – si on peut
apercevoir dans une fameuse réunion d’Arcachon 3.
employer cette expression –, lui ne s’en sort pas, il y
Je pense qu’il vaut la peine d’élucubrer sur ces bouts
reste.
de Lacan. Même si c’est dans l’inachèvement, c’est
Le cornélien, il a son débat, son fameux débat qui
doté d’une consistance, dont il y a à prendre. C’est
l’étreint, mais qui est structuré, qui est une
corrélatif de ce qui a fait mon problème, que j’ai
alternative. Tandis que le racinien, lui, est plutôt aux
prises avec un dilemme. Il ne peut même pas se

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régler sur le pire, car le pire est des deux côtés. Il est puisse définir bien tranquillement. Il faut avoir la foi
dans l’impasse. Il ne reste en général au racinien du charbonnier. Mais allons-y, parce que sinon on
qu’à se barrer, alors que le cornélien trouve à s’en reste quia.
sortir, et plutôt du côté de l’identification. La psychanalyse pure – essayons ça – est la
Lorsqu’il s’agit de la psychanalyse, faut-il mettre psychanalyse en tant qu’elle conduit à la passe du
l’accent tragique ? Relevons que Lacan y met plutôt sujet. C’est la psychanalyse en tant qu’elle se
l’accent comique. Plus exactement, du côté où l’on conclut par la passe. Là, le sujet s’en sort, et il s’en
s’en sort, il dit que c’est de l’ordre de l’esprit, du sort d’ailleurs – il essaye – avec les honneurs de la
Witz, qui n’est pas le comique mais qui emporte guerre. En tout cas, on a pu l’inviter à demander les
avec lui le rire. Du côté où l’on ne s’en sort pas, et honneurs, c’est-à-dire quelque chose consacré par un
où l’on attend l’accent tragique, il voit le comique. titre. Si ce n’est pas de l’ordre de l’honneur, alors les
Comme il a pu le dire, dans un énoncé très simple – mots n’ont plus de sens commun. C’est bien possible
à remettre à la bonne place que j’essaye de lui d’ailleurs. Cela permet à ce sujet d’appartenir à une
ménager – : «La vie n’est pas tragique, elle est classe distinguée, qui, même si on a pu la rendre
comique». Il lui paraît par conséquent tout à fait impermanente, n’en reste pas moins le distinguer au-
inapproprié que Freud soit allé chercher une tragédie delà du temps où il est convenu que le titre glisse.
pour en extraire le complexe d’Œdipe. La psychanalyse appliquée, c’est la psychanalyse qui
J’introduis cela à ma façon, mais ce dont il s’agit est concerne le symptôme, la psychanalyse en tant
très précis. Cela veut dire que lorsqu’on s’en tire, ou qu’appliquée au symptôme. Et là, est-ce qu’on s’en
si l’on s’en tire, ou dans la mesure où l’on s’en tire, sort ? Est-ce qu’il y a à ce niveau-là – si c’en est un
c’est en jouant sur le signifiant, par des jeux de – une sortie ? Il y a quelque chose qui s’appelle la
signifiants – sur quoi repose l’effet de Witz. Mais il guérison, et qui pourrait en effet être le nom de la
y a tout de même, du côté où l’on ne s’en tire pas – sortie sur ce versant. Comme vous savez, c’est un
personne –, au moins un signifiant avec lequel on ne terme qui, dans la psychanalyse, est très
peut pas faire joujou, du moins on ne peut pas jouer problématique, très relatif.
avec ce qu’il nomme, si à ce qu’il nomme nous Mais la sortie qui s’appelle passe n’est pas moins
donnons le nom de jouissance. Il y a là, comme problématique. C’est au point d’ailleurs que l’on
Lacan l’a noté d’emblée, quelque chose qui ne se incite vivement ceux qui sont sortis de ce côté-là à
négative pas, qui ne se prête pas à ce que l’on puisse expliquer comment ils pensent avoir fait pour réussir
ici jouer de l’annulation. Si l’on désigne ce signifiant ça. Et on constate que, dans le cadre d’une analyse,
par (13, on voit tout de suite en quoi c’est comique chacun s’y est pris, ou s’est trouvé pris, comme il a
de ne pas pouvoir ici s’en tirer. pu, à sa façon. La sortie passe n’est pas moins
problématique que la sortie guérison, même si la
Définir la pure et l’appliquée sortie passe est susceptible d’une définition radicale
dans la psychanalyse. C’est Lacan qui a donné cette
Revenons à définir la pure et l’appliquée. Définir, définition radicale – il en a même donné plusieurs –,
c’est un jeu. Définir, si on cherche le salut dans cette alors que la guérison ne bénéficie pas d’une
voie, c’est cerner, cerner le propre. définition radicale.
Est-ce glorieux d’avoir une définition radicale ? Est-
ce commode ? Est-ce solide ? On pourrait dire que
bénéficier d’une définition radicale pour la passe est
plutôt sa faiblesse.
Si on en rabat, la passe est la notion – je demande
qu’on tolère les termes que j’emploie – d’une
Pour qu’on soit tranquille, il faut bien sûr qu’il y ait
guérison qui serait radicale, qui serait définitive. Si
une surface, et tout un bataclan qui nous donnerait la
on le dit ainsi, on voit bien que c’est une notion
sécurité que ce que l’un est, l’autre ne l’est pas. Ce
naïve, que l’on ne demanderait qu’à sophistiquer.
qui est justement en question, c’est de savoir si l’on
Mais je ne crois pas qu’on ne puisse pas – à titre de
peut, dans la psychanalyse, penser par lignes et
tâtonnements au moins – situer la passe comme une
surfaces, c’est-à-dire aussi bien par définitions. La
radicalisation de la guérison.
définition est déjà chargée de présupposés, les
La scission des deux psychanalyses, la pure et
mettre au jour suppose torsions et contorsions,
l’appliquée, repose sur la différence du symptôme et
comme on a pu les suivre, à l’occasion
du fantasme. Elle repose sur la notion d’un au-delà
douloureusement, même comiquement, chez Lacan à
la pointe de son effort. C’est la question, que l’on

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du symptôme, sur la notion qu’au-delà du symptôme sinthome = symptôme + fantasme


il y a le fantasme. C’est une approximation de cette équation, mais
Ce qui est guérison du symptôme, amélioration, j’avais situé là que l’opposition clinique du
allègement, mieux, laisse encore place pour une symptôme et du fantasme, si fondée qu’elle soit,
opération sur le terme ultérieur. Vu la façon dont on n’empêche pas que l’on puisse prendre une autre
définit le fantasme, on n’appelle pas cette opération perspective. Sous cet angle, la différence des deux
guérison. On l’appelle couramment – ça s’est mis à psychanalyses est inessentielle.
courir parce qu’on a ponctué un terme employé une Sauf erreur de ma part, la différence des deux
fois par Lacan, pas beaucoup plus – traversée psychanalyses est absente de ce qu’enseigne le
lorsqu’il s’agit du fantasme. Mais cela comporte dernier Lacan. Si quelqu’un m’amenait la référence
aussi la notion de réduction qui vaut pour l’un qui me manquerait là-dessus, soyez tranquilles, je
comme pour l’autre. saurais m’en sortir. Je dirais précisément : c’est
Tant que cette opposition tient – et j’ai tout fait pour inessentiel.
qu’elle tienne ; dans la seconde série des cours que Ce n’est pas une question de fait, c’est une question
j’ai faits sous le titre général de L’orientation de saisir l’orientation de ce que Lacan a amené in
lacanienne, je me suis embarqué, et vous avec moi, fine comme désorientation. Il a touché à la boussole
dans cette différence du symptôme et du fantasme, d’orientation que lui-même avait construite au cours
en ménageant la notion qu’on n’avait peut-être pas des années pour ouvrir in fine un champ de
tout fini avec le fantasme et qu’un petit retour sur le désorientation. C’est très compliqué de le suivre là
symptôme était aussi à dessiner 4 –, tant que cette parce qu’il faut désapprendre. Comme il s’est encore
opposition tient du symptôme comme ce qui ne va passé du temps depuis, on a maçonné la construction
pas, qui fait mal, et du fantasme où l’on est bien, ou de Lacan dans sa partie, si je puis dire,
au moins dont on peut tirer jouissance, on est fondé architecturale.
à distinguer la psychanalyse pure et la psychanalyse Cette désorientation, il faut en mettre un coup pour
thérapeutique. se mettre à son niveau, se mettre dans son
Sous quelle forme, cette distinction ? Sous la forme mouvement, et pour ne pas se laisser arrêter par
que la psychanalyse thérapeutique serait une forme l’indignation qui peut saisir, que le dernier Lacan
restreinte de la psychanalyse pure. Mais ce n’est pas c’est le dernier des derniers. C’est quelqu’un qui dit
le fin mot de la question, bien qu’on se serait – il dit entre les lignes, il laisse entendre, il dit un
volontiers arrêtés là pour l’illustrer. Il y a déjà peu à côté, pas trop fort – : la passe n’existe pas.
beaucoup d’années j’ai arrêté le curseur là-dessus, Pouvez-vous entendre ça ? Plus précisément peut-
sur l’opposition du symptôme et du fantasme, et être – cela donnera un peu de soulagement – : que la
donc sur la distinction des sorties S. C’est que cela passe n’ex-siste pas. Il faudra voir la valeur propre
avait des vertus de structuration dont on a tout de que l’on donne à cet artifice d’écriture, à savoir le
même vu les résultats et à quel point c’était petit tiret séparant ex de la sistence. Il laisse
susceptible d’être illustré – cela a été illustré de la entendre, aussi clairement que l’on peut, que la
meilleure façon. On ne peut pas dire néanmoins que passe n’existe pas, ou que si elle existe, c’est plutôt à
c’est le fin mot de la question. l’état de fantasme.
D’ailleurs, le dernier Lacan conseille de ne jamais Là, attention dans la signification imaginaire de ce
s’arrêter au fin mot de la question, de ne jamais mot ! qui n’est pas tout à fait celle du mot que j’ai
s’arrêter au dernier mot. C’est de la paranoïa, dit-il, écrit là. Il faut encore en venir à bouger la
si on s’y arrête. Et le nœud est justement fait pour signification du mot imaginaire. Vous voyez la
nous débarrasser de la paranoïa là-dessus. chaîne de désorientation dans laquelle il faut
s’avancer.
Un champ de désorientation De toute façon, avant de se récrier que très peu pour
nous, que le dernier Lacan est inessentiel, avant de
Ce n’est pas le fin mot, ce n’est pas le mot de la fin,
se récrier sur l’attentat qu’il commet sur la passe, il
puisqu’il y a une autre perspective, un autre angle,
faut bien voir que, dans la perspective du dernier
sous lequel s’évanouit la différence du symptôme et
Lacan, du dernier jugement, dans la perspective du
du fantasme. C’est l’angle de ce que Lacan a amené
Jugement dernier, je cite Lacan : «La science elle-
sous le nom de sinthome, en utilisant une graphie
même n’est qu’un fantasme». C’est de nature à faire
ancienne du mot – c’est déjà ainsi que j’en avais
avaler plus facilement que la passe pourrait n’être
expliqué quelque chose à l’époque – pour inclure
qu’un fantasme, si elle est accompagnée par la
dans la même parenthèse symptôme plus fantasme. 6
science elle-même.

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La science n’est qu’un fantasme… Déjà – ne disons que cela, qui nous donne le chaînon
suivant –, cet événement de savoir ne vaudrait au
C’est exorbitant. C’est exorbitant d’avoir eu à regard du réel que s’il y avait du savoir dans le réel.
écouter, à lire et à redire : «La science n’est qu’un S’il y a du savoir dans le réel, bien entendu qu’un
fantasme». Dans la bouche de Lacan ! C’est événement de savoir vaut au regard du réel. C’est le
exorbitant du sens commun. Et c’est exorbitant de ce fondement de la pratique scientifique. Si la science
dont il a soutenu son enseignement, comme Freud n’est qu’un fantasme, l’événement de savoir qu’est
l’avait fait à sa façon, en ayant recours à d’autres la passe, ne l’est pas moins. Si la science n’est qu’un
sciences, à une dialectique plus sophistiquée de la fantasme, c’est-à-dire qu’elle n’a pas de validité au
psychanalyse et de la science. Ce n’est pas de lui regard du réel, alors – je m’excuse – la passe suit le
qu’on attendrait la proposition «la science elle- même chemin.
même n’est qu’un fantasme». D’où peut se proférer
cette énormité qui dénoue le lien de psychanalyse et
science ? La passe du même coup s’en va à la
dérive. … et l’idée d’un réveil impensable
Il faut reprendre cela tranquillement, essayer de le
mettre à sa place, le prendre dans une chaîne, même C’est pourquoi Lacan peut dire, du même souffle,
si le nœud n’est pas la chaîne, s’il est construit dans la même phrase de son Séminaire Le moment
autrement. Mais pour que nous puissions nous de conclure 7, que la science n’est que fantasme et
avancer, nous, il nous faut enchaîner. Si, au lieu de que l’idée d’un réveil est à proprement parler
se récrier, on choisit de s’établir sur les énoncés de impensable. Réveil est un mot initiatique pour
Lacan que j’ai rappelés, qu’il n’a pas prodigués, pas qualifier l’illumination de passe. C’est poser aussi
multipliés, mais où il faut mettre l’accent, la que la pensée n’est pas propre au réel. Ce qui est
ponctuation, pour saisir de quoi il s’agit dans son déclasser la pensée.
effort, cela fait finalement lever des éléments, un C’est ce qui est le plus saisissant, au moins dans cet
aperçu, une perspective, dont on peut trouver le aperçu. Dans tout son dernier enseignement, Lacan
point de départ dans le plus assuré, le plus classique, classe la pensée dans le registre de l’imaginaire. Ce
le plus enseignant, et le plus enseigné, de sa qui est énorme. Alors que très peu de temps avant de
doctrine. s’y engager – vous en avez la référence écrite dans
La psychanalyse pure, c’est la notion d’une Télévision –, il explique tout à fait au contraire que
psychanalyse comme d’une pratique qui prend son la pensée c’est du symbolique qui dérange
départ du transfert, et que Lacan a présentée comme l’imaginaire du corps. Mais le dernier enseignement
un algorithme, un algorithme de savoir, et qui, à être de Lacan commence quand la pensée est déclassée
poussée à ses dernières conséquences, rencontre un du symbolique à l’imaginaire.
principe d’arrêt. C’est la finitude de l’expérience C’est là qu’il faut dire que la psychanalyse pure,
posée par Lacan, à la différence de Freud, et comme avec son objectif de passe, se supporte d’une
étant déduite, conclue, à partir d’un algorithme de confiance faite au savoir – on peut dire d’une
savoir, donc fonctionnant automatiquement. Cet confiance faite au savoir dans le réel –, mais
arrêt est une illumination, ou un éclair, un aperçu – seulement à titre de supposition. C’est déjà ce
insight –, une vérité. Chacun de ceux qui pensent qu’amène Lacan lorsqu’il introduit la passe dans son
avoir éprouvé, avoir été dans cette expérience, ont texte inaugural sur le psychanalyste de l’École. Il
leur façon de le reconnaître – cela peut être dans un évoque bien le savoir, mais il ne l’évoque pas plus
rêve, ou le contrecoup d’un rêve, d’une que comme savoir supposé, et qui donne à ce savoir
interprétation de l’analyste, d’une rencontre, d’une son statut d’inconscient. Cette supposition est
pensée. Cet arrêt, c’est qu’il se produit toujours ce relative au discours analytique, elle est induite par
que j’appellerai un événement de savoir. l’acte analytique, et c’est un fait de transfert, un fait
Le dernier Lacan met en question – c’est un rien – la d’amour. Cette supposition de savoir, ce n’est pas
validité de cet événement de savoir, à condition de réel. Lacan le signale en toutes lettres, le sujet
préciser : au regard du réel. Il faut, là encore, supposé savoir n’est pas réel. Ce n’est donc pas
prendre ce réel comme de sa catégorie lacanienne, équivalent à du savoir dans le réel.
de sa catégorie in fine. Ce qui demande de Lacan y a toujours insisté. Le ressort pour la
désapprendre un petit peu ce qu’on a cru du réel, psychanalyse, c’est la supposition transférentielle de
justement pour avoir été enseigné par Lacan. Qu’est- savoir. Cela n’assure nullement qu’il y ait
ce que vaut cet événement de savoir au regard du effectivement du savoir dans le réel. D’où le statut
réel – à entendre comme il faut ?

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donné à l’inconscient d’être foncièrement une pas réel, à un terme qui appartient au registre du
hypothèse, voire une extrapolation. C’est là-dessus réel. On s’imagine que, à un moment, il se fait que le
que Lacan construit son Moment de conclure, où je savoir supposé est métaphorisé par le réel, que le
prélève cette phrase : «L’hypothèse que référent, le réel encore latent, vient à un moment,
l’inconscient soit une extrapolation n’est pas monte sur la scène, et dit… Qu’est-ce qu’il dit ? Il se
absurde». mettrait à dire : «Moi, le réel, je parle» ! Pourquoi
pas ?
2. Un réel mis en fonction réel

Savoir
Construction de savoir Si on croit que cette métaphore est là, que c’est ce
que Lacan dit, ou qu’il s’en contente, il faut se
On peut, à partir de là, donner l’accent qui convient mettre à genoux. C’est le miracle. On parle de
à tout de ce qui dans l’analyse est construction de miracle quand la relation de causalité échappe.
savoir. Pour bouger un petit peu le regard sur cette affaire,
Premièrement, par rapport à l’interprétation, où les le réel dit petit a ce n’est pas tout le réel, pour autant
bouts qu’on a – c’est même ainsi que Freud le qu’on puisse dire tout le réel – on ne peut pas –,
présente –, les éclairs de vérité qu’on a, on les monte c’est le réel qui est pris dans le fantasme. Petit a est
en savoir, on fait une construction. Ça, du côté de un réel mis en forme, mis en fonction. C’est un réel
l’analyste. Freud, lui, pensant que cette construction résultat d’une construction, de la construction du
est à communiquer au patient quand il convient. En fantasme fondamental, c’est-à-dire la réduction des
quoi il se distingue de Lacan, dans l’acte. Du côté de représentations fantasmatiques et des histoires qu’on
l’analysant, le même terme de construction se raconte, pour en détacher comme la formule. S’il
s’impose. On parle de construction du fantasme y a réel, c’est un réel qui résulte d’une construction.
fondamental. Ce qui indique que le fantasme
fondamental est une construction. Ce n’est pas du La passe et le réel
savoir dans le réel.
Si le fantasme fondamental est une construction – C’est pourquoi, l’amenant ainsi, comme réel
comme Lacan l’a toujours dit dès qu’il a amené le résultant d’une construction, c’est un terme dont le
terme de fantasme fondamental –, qu’est-ce qu’il y statut de réel est en question. Quand on lit Lacan
aurait d’étonnant à ce que la passe comme traversée trop vite – bien qu’il fasse tout pour qu’on ralentisse
du fantasme fondamental soit également une la lecture –, cela fait un choc de s’apercevoir que,
construction ? C’est une construction de savoir à dans le chapitre vin du Séminaire Encore, il déclasse
partir d’effets de vérité, une construction ordonnée l’objet petit a du registre du réel. Il m’est arrivé de
par un effet choisi comme majeur ou qui s’impose commenter ce chapitre, qui est vraiment un chapitre
comme le nec plus ultra. Son caractère de qui annonce le nœud borroméen. Il l’annonce sous
construction est tout à fait patent lorsqu’on passe de les espèces d’un triangle dont les sommets portent
la passe moment de l’analyse à la passe exposition les lettres majuscules, du symbolique, de
dans la procédure. Bien entendu que c’est une l’imaginaire et du réel, que Lacan va appareiller sur
construction, une construction dont on choisit et son nœud borroméen.
dont on monte les éléments.
La foi qu’on a – quand on a foi dans l’analyse –,
c’est que, dans les constructions, du réel est mis en
jeu, du réel est touché à partir de la supposition de
savoir, quelque chose du réel se manifeste à partir du
savoir. C’est ce que Lacan indique à l’époque où il
lance la passe d’une façon très discrète : la
signification de savoir, le savoir supposé, tient la
place du référent encore latent. Jadis, j’avais appris à
lire cette phrase en indiquant que ce référent c’est C’est vraiment là que l’on voit se préparer ce
l’objet petit a comme réel, venant précisément à être franchissement que le dernier Lacan va orchestrer.
cerné par la série signifiante qui se poursuit dans Le triangle est orienté par des vecteurs, et c’est sur le
l’analyse. vecteur qui va du symbolique au réel que s’inscrit
Si l’on prend ça avec la foi du charbonnier, cela petit a, et précisément au titre du semblant.
permet de croire que l’on passe, comme J’y ai mis l’accent jadis, je dois dire sans succès,
insensiblement, du sujet supposé savoir, qui n’est parce que tout le monde tenait absolument à ce que

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petit a ce soit réel. Tout le monde tenait à la La nomination, c’est la pastorale du symbolique et
métaphore miraculeuse du savoir en réel. Alors que du réel. La nomination est équivalente à la thèse du
Lacan indique que ce petit a est plutôt du côté de savoir dans le réel, ou au moins c’est le premier pas,
l’être que du réel. Il le qualifie même de semblant celui qui coûte, dans la direction du savoir dans le
d’être, et il note que ce petit a lui-même, ce référent réel. Le nom propre, c’est un point de capiton, non
encore latent qui peut prendre la place du savoir pas entre signifiant et signifié, mais entre
supposé, ne peut pas se soutenir dans l’abord du réel. symbolique et réel, à partir de quoi on s’y retrouve
Ce qui bouge avec ça, c’est la notion, le sens que avec les choses, c’est-à-dire avec le monde comme
l’on peut donner au terme de réel. Il est évident que représentation imaginaire.
c’est se faire à un réel hors construction dont il Si l’on ne suppose pas cet accord miraculeux du
s’agit. Cela fait de petit a un effet de sens relevant symbolique et du réel, alors il faut un acte. Cet acte
du symbolique, visant le réel, mais n’atteignant qu’à ne peut relever que du point de capiton majeur qui
l’être. est le Nom-du-Père. C’est pourquoi Lacan en fait le
Si l’on fait bien attention à ce qui conduit Lacan à père du nom, le père nommant, celui qui assume
construire la notion de la passe, qu’est-ce qu’on peut l’acte de nomination, et par là même qui lie le
répondre à la question de savoir ce que l’opération symbolique et le réel.
du savoir supposé change au réel ? Qu’est-ce que Cet angle du dernier Lacan prend à revers la
Lacan explique que la passe change au réel ? Il dit – psychanalyse. Il ébranle son fondement, son axiome,
soyons précis – que la passe change quelque chose à sa supposition. Il met en question le lien du
ce qui est le rapport du sujet au réel, qu’elle change symbolique et du réel, c’est-à-dire qu’il invite à
quelque chose à son fantasme comme fenêtre sur le penser à partir de leur disjonction, à partir d’un
réel. rapport d’extériorité entre les deux, et disons à partir
Admettons que la traversée du fantasme permette de leur non-rapport. C’est bien par là qu’il est entré
une sortie hors du fantasme, dans sa définition dans la question, puisqu’il a commencé par mettre
initiale, même si elle est momentanée, même si c’est l’imaginaire en position de tiers, de médiation, entre
un aperçu. Mais il n’est pas sûr pour autant que ça les deux de la disjonction fondamentale symbolique
change forcément la pulsion. C’est bien le sens de ce et réel.
que Lacan – dans son Séminaire XI, lorsqu’il est
déjà sur la voie d’élaborer l’analyse avec fin – pose 3. Un réel hors-sens
encore la question : «Qu’est-ce que tout ça change
finalement à la pulsion ?» Il faut entendre : en effet, Jonction et disjonction dans le nœud
il y a un résultat au niveau du savoir, mais dites-moi
encore ce que cela change au réel. Quand on se met à prendre la psychanalyse à revers
de son axiome, de sa supposition, de ce dont elle se
La nomination est une supposition sustente, c’est-à-dire à partir du moment où on
disjoint le symbolique et le réel, on dit : «Ce n’est
Comme le note Lacan dans son Moment de conclure pas du tout parce que vous avez trouvé des choses
– je glose là, mais tout cela tient dans trois phrases dans votre analyse, des vérités, du savoir, en veux-tu
qui sont illuminantes –, Freud a eu recours au en voilà, pardessus par-dessous – j’ai dit le contraire
concept de pulsion parce que l’hypothèse de et le reste, et à un moment je me suis arrêté parce
l’inconscient, le savoir supposé, manque à se que c’était tellement formidable que je ne pouvais
soutenir dans l’abord du réel. Avec la pulsion, Freud pas faire mieux –, que, du côté du réel, ce soit
a voulu en effet nommer quelque chose du réel. changé forcément.» Il y a là un écart, cela peut être
Mais, pour le dernier Lacan justement, c’est très changé dans le semblant d’être, mais ce n’est pas
problématique la nomination, d’aller se mêler, avec forcé que ça aille plus loin. D’ailleurs, il y a dans le
du signifiant, de l’ordre du réel. réel bien plus de choses que ce que l’on peut en
Pourquoi Lacan, à un moment, s’est-il mis à gloser changer par les expériences de savoir – sinon ça se
sur la nomination dans son dernier enseignement, et saurait.
dont l’argumentation n’apparaît pas toujours On progresse dans l’expérimentation là-dessus.
déployée ? Pourquoi le problème de la nomination ? Maintenant on n’en est plus à produire des clones
Parce que la nomination est une supposition. C’est la mais une nouvelle espèce de singes, jamais vue. Je
supposition de l’accord du symbolique et du réel. crois qu’on peut tranquillement prophétiser que,
C’est la supposition que le symbolique s’accorde comme il y a un nouveau singe, un nouvel homme
avec le réel, et donc que le réel est en accord avec le nous attend certainement quelque part dans le vingt-
symbolique. et-unième siècle. Et quel sera le comité d’éthique qui

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sera bien capable là d’empêcher que l’on résiste à implique le transfert d’un élément appartenant à un
l’appétit de perfectionner une espèce qui souffre de champ dans un autre champ. Ça nous sert à ça
tant de maux qu’elle a dû avoir recours à la normalement le réel, le symbolique et l’imaginaire.
psychanalyse ? Il y a toute une population là. Indéfiniment, les
Si vous pensez à partir de l’extériorité du éléments réels se déplacent dans le symbolique, et il
symbolique et du réel, et si vous vous rendez compte y a des éléments imaginaires aussi, et quand ce n’est
qu’il y a des interférences, mais que vous voulez pas inscrit dans le symbolique, ça reparaît dans le
tout de même les tenir séparés – sans être fou, en réel. C’est un tohu-bohu.
sachant que lorsqu’on trafique quelque chose du côté Ce n’est pas de ce réel-là dont il s’agit. Que devient
du symbolique, on peut avoir des effets dans le réel le réel dans le nœud ? Il est figuré, non pas comme
–, si vous les tenez séparés conceptuellement, le un champ, mais comme un pauvre rond de ficelle
nœud se trouve nécessité. Le nœud borroméen, vous comme tel, disjoint du symbolique et de
ne pouvez pas y couper. C’est sous la forme du l’imaginaire. C’est le réel comme hors symbolique
nœud, sous les espèces du nœud, more nudo, que les et hors imaginaire. Ça au moins c’est simple. C’est
deux, symbolique et réel, peuvent rester disjoints ce que résume l’expression hors-sens, puisque, pour
tout en étant inséparables. Le nœud borroméen qu’il y ait sens, il faut que collaborent symbolique et
permet que les deux éléments restent disjoints – ils imaginaire, et c’est précisément ce qui est exclu
peuvent dire «connaît pas» –, sauf qu’en même quant au réel. Que peut-on en saisir de ce réel ? Y en
temps ils sont inséparables, c’est-à-dire qu’ils sont a-t-il un concept ? On peut se le demander. Lacan au
joints de façon à ne pas pouvoir se séparer. La forme moins dit que oui, qu’il y a un concept de ce réel-là.
borroméenne du nœud surmonte l’antinomie de la Il dit que c’est le sien, et s’il met autant l’accent sur
jonction et de la disjonction. Cela exige le fait que c’est le sien, c’est qu’en effet ce n’est pas
l’introduction d’un troisième, lui aussi disjoint des si facile à transmettre.
deux autres. Il faut d’abord s’apercevoir que c’est justement
On voit bien ici quel est le propre du nœud par parce qu’on définit le réel comme exclu du sens que
rapport à la chaîne. Bien sûr, le nœud et la chaîne l’on peut mettre du sens sur le réel. Je ne dis pas
sont deux formes d’articulation, mais dans le nœud «dans le réel», je dis «sur». Le «dans» suppose un
les éléments restent disjoints. Ils sont là chacun pour champ, et il n’y a pas de dedans du rond de ficelle.
soi dans un non-rapport radical les uns avec les On peut, sur le réel, mettre du savoir, mais dans la
autres, et ils sont néanmoins pris dans un rapport. perspective du réel comme exclu du sens, y mettre
du savoir ce n’est jamais qu’une métaphore.
Un réel exclu du sens Écrivons-le sens sur le réel :
Sens
Il faut en venir au réel dont il s’agit, non pas le réel Réel
que vous trouvez dans le schéma R de Lacan, dans Cela veut dire que même le savoir est de l’ordre de
sa «Question préliminaire». C’est pourtant le schéma ces termes que multiplie le dernier enseignement de
qui est censé nous donner quelque chose du réel. Lacan quand il dit, non pas des constructions, mais
Lacan l’a baptisé de la lettre initiale du mot, schéma des élucubrations, des futilités, voire des fantasmes.
R. On a là un réel qui est encadré par le symbolique Situer ainsi tout ce qui est sens n’épargne pas le
et l’imaginaire. Ce sont des champs. Il y est question savoir ni la science. Par rapport au concept du réel
de recouvrement, par exemple. Lacan peut dire : «La comme exclu du sens, tout ce qui fait sens prend la
relation imaginaire spéculaire aa donne sa base au valeur de futilité et d’élucubration.
triangle imaginaire, que la relation symbolique C’est une catégorie, évidemment, ça se multiplie.
mère-enfant vient recouvrir.» Dès lors que l’on prend la perspective selon laquelle
Cela fait partie du b. a.-ba de la construction de l’accord est rompu du réel et du savoir, on peut dire
Lacan. On part de l’imaginaire et on montre qu’il y a que tout savoir est réduit au statut de l’inconscient,
des termes qui se symbolisent, ou qui permettent le c’est-à-dire au statut d’hypothèse, d’extrapolation,
recouvrement par des termes symboliques. Il y a voire de fiction. C’est une position radicale. Rien de
aussi des intrusions d’un champ dans un autre. Le ce qui fait sens n’entrera dans le concept du réel.
terme d’intrusion revient plusieurs fois dans la C’est non seulement «perdez toute espérance», mais
clinique même du cas Schreber, et le terme «perdez tout sens».
d’intrusion exprime que les champs du réel, du C’est abracadabrant, mais c’est une position de
symbolique et de l’imaginaire communiquent. méthode, au sens où l’on parle du doute méthodique
D’une façon générale, que nous parlions de de Descartes. C’est le doute méthodique qui permet
symbolisation, ce déplacement, cette circulation,

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à Descartes de produire l’exception de l’être dont une femme comme symptôme – ce qui est la seule
l’existence ne peut pas être évoquée en doute. façon de l’aimer –, il faut l’écouter, il faut la
déchiffrer.
Symptôme et croyance Quand les messieurs ne sont pas disponibles, quand
ils n’ont pas le temps, ou alors quand il sont devant
De même, lorsqu’on s’oblige à cette salubre leur ordinateur, qui est un autre symptôme à
discipline de poser le réel comme exclu du sens, cela déchiffrer, un autre symptôme qui parle, ou qu’ils
permet éventuellement de poser l’exception du déchiffrent les symptômes de leurs clients, eh bien,
symptôme freudien, comme le fait à l’occasion les femmes vont en analyse.
Lacan. Le symptôme freudien, ce serait le seul réel à C’est une définition de l’amour qui n’est pas
ne pas exclure le sens. Une phrase comme ça, pour narcissique, et qu’on a cherchée. C’est très simple,
qu’elle porte, pour qu’elle soit même pensable, il l’amour narcissique est celui qui vise une image,
faut avoir pris la perspective radicale de l’exclusion alors que l’amour lacanien est celui qui vise le sujet.
du sens. Le sujet supposé, c’est l’amour en tant qu’il introduit
C’est dans le même fil que Lacan peut, à un autre du sens et du savoir dans le réel. C’est la seule voie
moment, renvoyer le symptôme analytique à un fait par laquelle le savoir et le sens s’introduisent dans le
de croyance. Comme il dit, on y croit. On croit que réel.
ça peut parler et que ça peut être déchiffré. On lui
croit du sens. Ce «on y croit» met l’accent sur la Le réel sans loi
relativité transférentielle du symptôme. «Le
symptôme, on y croit», qui a tant surpris dans sa C’est là que l’on peut placer les énoncés épars de
formulation, c’est la conséquence du sujet supposé Lacan, qui peut dire à la fois, sur ce fondement-là,
savoir. Cela change simplement l’accent. La pure que les femmes sont terriblement réelles, et puis en
supposition signifiante est traduite en termes de même temps mettre en valeur qu’elles sont
croyance. Quand on dit «supposé», personne ne terriblement sensées, et même le support du sens, et
suppose. Lacan avait insisté là-dessus. Le sujet est en même temps, à l’occasion terriblement insensées.
supposé, mais personne ne suppose, il est supposé au Ces termes sont tous à s’ordonner autour de ceci que
signifiant. Quand on dit «on y croit», cela met plus c’est l’amour qui vise le sujet. On n’aperçoit tout
en valeur qu’il faut que quelqu’un y croie. On peut cela que si on a le bon concept du réel comme hors-
formuler sur ce fond que la croyance transférentielle sens, mais aussi bien comme réel sans loi.
vise le savoir dans le réel comme un sens qui peut Ça, ça paraît trop, quand Lacan dit ça : «Le réel est
parler, comme un sujet. Qu’est-ce que la croyance sans loi». Là on abandonnait les fondements même
transférentielle ? Donnons-lui son nom. C’est de la rationalité. Encore, hors-sens, si on fait la
l’amour. C’est là que trouve sa place juste ce que confusion de cet hors-sens avec le signifiant, on s’en
Lacan peut dire – on se demande pourquoi si on ne aperçoit à peine. Mais sans loi ! La loi est en effet de
le prend que séparé –, page 48, dans Encore : l’ordre de la construction, de la futilité de la
«L’amour vise le sujet». L’amour vise le sujet construction. Notre concept méthodique du réel nous
supposé un signe. Le «on y croit» convoque et oblige à décaler le statut de la loi. D’ailleurs, ce qui
exprime l’amour. C’est bien pourquoi on peut ici prouve bien que ce n’est pas du réel, c’est que les
introduire, comme le fait Lacan dans son dernier lois qu’on trouve dans le réel, elles changent. 8
enseignement, une femme au rang de symptôme, par La meilleure preuve que la science n’est qu’un
excellence. fantasme, que c’est vraiment la position la plus
Les affinités de la femme et du symptôme, ce n’est tranquille, c’est justement qu’il y a une histoire de la
pas seulement que le symptôme c’est ce qui ne va science, et que ça se remanie. On croirait une
pas, comme un vain peuple le pense aussitôt. C’est analyse, pour tout dire.
ce qui est susceptible de parler. C’est ça qui est au C’est à faire la distinction du réel proprement dit et
fondement de la femme-symptôme. Ce que vous du sens que l’on trouve quelque chose comme
choisissez comme femme-symptôme, c’est une lalangue. Comment Lacan a-t-il inventé lalangue, à
femme qui vous parle. distinguer du langage ? C’est justement qu’il a
J’avais naguère développé l’autre versant, qu’une monté d’un cran son concept du langage et de sa
femme attend qu’on lui parle. C’est bien pourquoi structure au niveau de la futilité du sens. Il a dit :
Lacan parle dans le même mouvement du «y croire «Finalement, ce langage avec sa structure, c’est une
au symptôme» et juste en même temps «y croire à construction, une élucubration de savoir qui s’établit
une femme». C’est que c’est un symptôme parlant et au-dessus de ce qu’est le réel proprement dit.»
qui appelle à être écouté, voire entendu. Pour avoir

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La méthode dont il s’agit, c’est de, en tout, chercher


le réel. Chercher le réel, chercher à passer sous le
sens, chercher à se passer des constructions, même
élégantes, même probantes, même surtout si elles
sont élégantes. C’est ce que Lacan assume et
démontre dans son dernier enseignement. C’est un
certain «foin de l’élégance !».
Il y a un livre que je dépiaute en ce moment qui
s’appelle en anglais The Élégant Universe,
L’Univers élégant. Cet ouvrage est consacré à
exposer quelque chose qui nous fait évidemment un
effet de résonance, la théorie des cordes et super-
cordes, c’est-à-dire une théorie des plus récentes qui
prétend unifier le champ de la physique. Ce qui est
tout de même formidable, c’est qu’en effet il
renonce aux particules, il renonce aux points –
comme une correspondance sur ce point avec
quelqu’un –, mais il met à la place, comme élément
basique, des cordes. On peut dire : vraiment, quel
pressentiment de Lacan. Sauf que ce ne sont pas
exactement les cordes de Lacan, mais des cordes
vibrantes. Et surtout, que ce soit fait pour donner un
univers élégant n’est pas fait pour donner confiance.
*. L’orientation lacanienne III, 3, Le lieu et le lien (2000-2001), 10 & 17
janvier 2001. Texte et notes établis par Catherine Bonningue. Publié avec
l’aimable autorisation de J.-A. Miller.

1. Cf. «Les Journées de l’École de la Cause freudienne», La Lettre mensuelle


n°193, décembre 2000, pp. 1-5 ; «Le clivage psychanalyse psychothérapie», à
paraître dans Mental.
2. Cf. «Psychanalyse et psychothérapie», La Cause freudienne n°22, Paris,
1992, pp. 7-12.
3. Cf. La Conversation d’Arcachon, Paris, Le Paon, Agalma, 1997.
4. Cf. «Du symptôme au fantasme, et retour» (1982-1983), L’orientation
lacanienne H, 2. Tout le début du cours, soit de novembre 1982 à mars 1983,
est consacré à différencier symptôme et fantasme, l’accent étant mis sur le
fantasme. La dernière partie du cours amorce un mouvement de retour du
fantasme sur le symptôme, accentuant là l’importance du symptôme sur le
fantasme.
5. Cf. «Sur le déclenchement de la sortie d’analyse (conjonctures freudiennes),
La sortie d’analyse I et II» (1992), La Lettre mensuelle n°118 (pp. 26-30) &
n°119 (pp. 31-381, 1993.
6. Si l'on en trouve une ou deux occurrences dans «Du symptôme au
fantasme...» - le 24 novembre 82, le terme de sinthome est cité par rapport à
Joyce et le 1er juin 83: «Parmi les questions que je regrette de ne pas avoir
traitées cette année, c'est [...1 d'en avoir démontré une construction qui puisse
différencier la métaphore et la métonymie dans le symptôme. Je suis resté
volontairement en deçà du sinthome tel que Lacan a commencé à l'écrire à
partir d'une certaine date, parce que cela modifie profondément la
problématique que j'ai développée cette année, et que, pour l'amener
valablement, il faut un certain nombre de considérations sur quoi «
[Étourdit » fait le point. Il faut d'abord avoir réussi à animer ce sujet dans le
réel pour l'aborder.» (JAM) -, c'est plus tard en réalité que J.-A. Miller
f ait v éritab lemen t cet a p p o r t . O n s e r e p o r t e r a notamment à «Une
nouvelle modalité du symptôme» (13 mai 1998), Les feuillets du Courtil
n°16,1999, pp.11-29: ou encore précédemment, «Le sinthome, u n m i x t e
d e s y m p t ô m e e t fantasme» (11 mars 1987), La Cause freudienne n°
39,1998, pp.7-17.
7. Cf. Lacan J. Le Séminaire Livre XXV, Le moment de conclure «Une pratique
de bavardage» (1977), Ornicar ? n° 19, Paris, Lyse, 1979, pp. 5-9.
8. J.-A. Miller développera la question du réel sans loi dans le cours suivant, à
paraître dans le prochain numéro de La Cause freudienne.

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ENSEIGNEMENT
«C’est le réel qui permet de dénouer effectivement forme de trique par une armature, distincte de son
ce dont le symptôme consiste, à savoir un nœud de conscient, et qui est son amour pour son père» 3.
signifiants.» Cette trique/torique peut être traversée, soit par
l’amour du père représenté par une ligne infinie, soit
par l’inconscient. Les deux peuvent être représentés
Ce que sert (serre) la psychanalyse par une droite infinie. Lacan, le 10 février 1976,
Éric Laurent pose alors une question : comment, dans ces
conditions, existe-t-il quelque chose à serrer ? «Il y a
une dynamique des nœuds, ça ne sert à rien, mais
Dans la ligne de réflexion ouverte par Jacques-Alain enfin ça serre. Qu’est-ce que ça peut bien serrer ? » 4
Miller, à partir de la considération d’une série allant,
dans l’enseignement de Lacan, du Nom-du-Père au
symptôme dans leur fonction d’agrafe puis leur mise
en question, je me suis interrogé cette année sur les
rapports de deux termes, l’induction et l’armature. Pour y répondre, nous suivons la métaphore de
L’induction est extraite de la leçon du 6 février 1972 l’induction et de son corrélat, le champ. Le «champ»
du «Savoir du psychanalyste», où Lacan dit ceci : est un terme qui est présent chez Lacan dès le début
«La vérité en question dans la psychanalyse, par la de son enseignement, dans «Fonction et champ de la
fonction de la parole, approche, dans un abord qui parole…». Nous avons oublié combien, au début des
n’est nullement de connaissance, mais, de quelque années cinquante, le champ est une théorie qui a
chose comme une induction, au sens que ce terme a structuré les sciences humaines. Faire le détour par
dans la constitution d’un champ d’induction de ce concept d’avant celui de «structure», nous
quelque chose qui est tout à fait réel, encore que permettra de retrouver autrement nos problèmes
nous n’en puissions parler comme de signifiant» 1. d’aujourd’hui. La question de la causalité s’y trouve
Ce champ d’induction, nous pouvons lui trouver son spécialement convoquée. Le terme fut mis en
mathème en combinant le schéma du 14 décembre circulation par Kurt Lewin qui, dans les années
1976 avec celui du 10 février 1976. L’armature vient trente, avait tenté d’élaborer «une théorie du champ
de la leçon du 14 décembre 1976, dans laquelle dans les sciences de l’homme», comme le disait
Lacan propose une représentation topologique du Pierre Kaufmann dans le livre portant le même nom.
«système du monde» : Ce mot de champ est importé dans les sciences
«Le monde s’est toujours peint jusqu’à présent, pour humaines à partir de l’impact – c’est le cas de le dire
ce qu’ont énoncé les hommes, à l’intérieur d’une – qu’avaient produit la mécanique quantique et les
bulle. Le vivant se considère lui-même comme une écrits d’Heisenberg sur la causalité. Ses écrits sur la
boule, mais avec le temps il s’est quand même causalité ont bouleversé tout ce qui était connu
aperçu qu’il n’était pas une boule, mais une bulle. jusque-là dans le registre de la causalité mécanique.
Pourquoi ne pas s’apercevoir que ce qu’on voit du Donc, comme le note Kaufmann, Lewin écrivait dès
corps vivant est organisé comme ce que l’autre jour 1940 que «nombre de concepts intéressant
j’ai appelé trique, et qui n’est rien d’autre qu’un tore. fondamentalement la psychologie sociale, en
particulier le concept de champ d’induction ou
champ de puissance exigeait un nouvel effort
d’élaboration» 5. Le nom de Lewin ne figure pas
dans l’index des Écrits, di figurent celui de
Wolfgang Kôlher et celui de Zeigarnik. Or, l’un est
le maître de Lewin et l’autre son élève. Lacan salue
C’est à ça qu’aboutit ce que nous connaissons du l’intérêt de l’expérience de reconnaissance de la
corps comme consistant – on appelle ça ecto, ça Gestalt, la «Alia-Erlebnis » de Köhler 6, et prend ses
endo, et autour il y a le méso. Ici la bouche, ici la distances à l’égard de «l’effet Zeigarnik» 7, tentative
bouche postérieure. Nous sommes toriques, ou, avec d’expliquer la compulsion de répétition par un effort
élision de l’o, triques» 2. Et Lacan d’ajouter : «La pour compléter toute Gestalt en attente. Sans doute
différence entre l’hystérique et moi – qui, en somme, l’absence de Lewin marque-t-elle la distance prise
à force d’avoir un inconscient, l’unifie avec mon par Lacan à l’égard de la fascination de Lewin pour
conscient – est que l’hystérique est soutenue dans sa

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les sciences physiques, au détriment des médiations scientifique du feed-back développé par Wiener dans
husserliennes de Köhler. son ouvrage Cybernetics 10, publié en 1948. Nous le
Dans un ouvrage plus récent, Jean-Pierre Dupuy voyons fonctionner dans de multiples domaines. En
décrit l’influence et l’ambition de Lewin, de vouloir économie, par exemple, P.-A. Samuelson s’oriente
traiter le champ social comme un champ physique : vers une reprise sur ce modèle des équilibres de
«Arrivé en 1933 aux États-Unis comme réfugié, Pareto 11.
Lewin eut une influence considérable sur la À partir de la mise en place du paradigme du feed-
psychologie américaine des années trente, quarante back, c’est en termes d’information, de message et
et cinquante. […] Il tenta d’abord de bâtir une de rétroaction que les équilibres furent conçus, et
science sociale, plus précisément, une psychologie non plus à partir de la mécanique. Les biologistes,
sociale, sur les bases de la phénoménologie conviés à s’associer aux recherches sur les équilibres
husserlienne. […] Mais ce dernier avait l’ambition du vivant, firent passer le paradigme de l’équilibre
de faire de la psychologie une science mathématique rétroactif dans les différentes fonctions du vivant.
et expérimentale à l’égal de la physique et c’est, Les neurologues arrivent alors à sortir du paradigme
comme son mentor Wolfgang Köhler, dans le excitation-décharge en présentant un modèle de
concept physique de champ, ainsi que dans la processus circulaire dans le système nerveux : «Un
topologie mathématique qui était encore dans feed-back excessif peut constituer un sérieux
l’enfance, qu’il plaçait les plus grands espoirs. Les handicap à l’activité organisée, aussi bien qu’un
concepts de «dynamique de groupe» et de feed-back défectueux. […] Le système nerveux
«recherche-action», qui étaient l’un comme l’autre central n’apparaît plus alors comme un organe
promis à un brillant avenir, sont l’œuvre du génie de enfermé dans ses propres limites, recevant des
Lewin. Dès 1946, il découvrit les concepts de base impulsions des sens et se déchargeant dans les
de la cybernétique et de la théorie des jeux […], et muscles ; tout au contraire, certaines de ses activités
chercha aussitôt à les appliquer à ses recherches sur les plus caractéristiques ne sont explicables qu’au
la psychologie des groupes, par exemple les titre de processus circulaire émergeant du système
mécanismes d’interaction entre un chef et une foule. nerveux dans les muscles et faisant sa rentrée dans le
La référence à Freud est, chez Lewin, explicite. Sa système nerveux par les organes des sens, qu’il
mort prématurée ne permet pas de dire ce qu’eût été, s’agisse de propriocepteurs ou d’organes des sens
comme fruit de ses efforts, une science sociale, spécialisés. […] Ainsi et sur le plan de la théorie des
mariant le souci, hérité de la phénoménologie, des communications, il nous était devenu clair que les
totalités et les outils cybernétiques» 8. problèmes de contrôle et de communication étaient
Kurt Lewin, qui publie en 1943 des Principes de inséparables et qu’ils n’avaient pas pour centre la
psychologie topologique, essaie de donner de tous théorie électrique, mais la notion beaucoup plus
les objets de pensée une description spatiale en fondamentale de message» 12. Lacan utilise ces
termes de points animés par des forces. résultats dès Le Séminaire II. Comme le note J.-P.
L’application de la statistique dans les Dupuy, il fait référence aux études montrant
comportements sociaux lui permet de procéder à une l’existence de circuits fermés dans le système
homologie entre l’emploi des statistiques dans le nerveux : «Il s’intéressait, par exemple, comme nous
champ social et dans le champ physique, par l’avons dit, à la théorie des circuits fermés
l’instrument des probabilités : «Nous concevons réverbérants que MC Culoch avait reprise à
donc que nous disposions, dans cet espace […], d’un Lawrence Kubie, et connaissait les travaux du
type de représentation transposable de l’ordre des neuro-anatomiste britannique John Z. Young» 13.
probabilités physiques à l’ordre des probabilités Certes, Lacan fait référence aux circuits circulaires
humaines, le taux moyen des éventualités prises réverbérants dans Le Séminaire II : «On s’aperçoit
pour indice d’une propriété donnée – qu’il s’agisse qu’il y a dans l’anatomie même de l’appareil
de l’agressivité ou du taux de production d’une usine cérébral des choses qui reviennent sur elles-mêmes.
– assumant un rôle analogue à celui de l’état moyen Grâce à Riguet, sur l’indication de qui j’ai lu
des particules élémentaires» 9. l’ouvrage d’une neurologiste anglais, je me suis
Le concept d’énergie ou de libido, si marqué chez beaucoup intéressé à un certain poulpe» 14. Mais il
Freud des références physiques mécaniques du XIXe ne reprend ces phénomènes qu’en les inscrivant sur
siècle, se trouve, par l’équilibre statistique moyen, un espace non-anatomique. Il les situe comme effets
repensé vers la théorie des équilibres – telle qu’elle de la structure de l’Autre du symbolique. Il suit là la
se dessine dans la pensée des années cinquante dans reprise du modèle du feed-back cybernétique,
différentes sciences humaines, sur le modèle transmis par Roman Jakobson via Claude Lévi-

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Strauss. En effet, Jakobson avait retenu la nouvelle s’ajuste avec les circuits de la demande qui se répète
conception de feed-back ainsi qu’une certaine sur le schéma du tore et des deux modes de vide
version de la causalité non mécanique, pour qu’il enserre.
l’intégrer au fonctionnement de la langue. C. Lévi-
Strauss présente ainsi la solution de Jakobson,
intégrée à une conception de la structure langagière :
«L’analyse structurale offre déjà le moyen
d’échapper à la causalité mécanique par le principe
de la solution unique, dont Jakobson – entre autres – Nous pouvons dire que le moment classique dans
a fait constamment usage après l’avoir emprunté aux l’enseignement de Lacan s’affirme sur l’algorithme
physiciens […]. Ce principe nous engage dans une saussurien S/s, compliqué par l’apport de Jakobson,
direction opposée à celle du pragmatisme, du
formalisme et du néo-positivisme, puisque
l’affirmation que l’explication la plus économique
est aussi celle qui – de toutes celles envisagées – se
intégrant la rétroaction dans l’établissement de la
rapproche le plus de la vérité, repose, en dernière
signification, établissant un équilibre code/message
analyse, sur l’identité postulée des lois du monde et
rétroactif dont Saussure n’avait pas idée. Installer le
de celles de la pensée» 15. Il s’agit là du grand rêve
symptôme à la place de la signification dans sa
lévi-straussien d’identifier la pensée et les lois du S S
monde, le réel et le symbolique : S ≡ R. charge de réel revient à poser : ≡
Lacan ne parle pas d’un système nerveux qui répète Σ R
mais d’un sujet qui reproduit : «Je suis condamné à
Dans son dernier enseignement, en 1976, avec la
les reproduire [ces messages] parce qu’il faut que je
représentation du tore sous forme de trique, en
reprenne le discours qu’il [mon père] m’a légué, non
faisant passer «l’intérieur» à «l’extérieur», Lacan
pas seulement parce que je suis son fils, mais parce
donne une présentation de la non-domination du
qu’on n’arrête pas la chaîne du discours, et que je
symbolique sur le réel. Ce n’est plus le «sens du
suis justement chargé de le transmettre dans sa
fonctionnement» de la machine symbolique qui
forme aberrante à quelqu’un d’autre» 16. Lacan
enserre le vivant, c’est le sphincter du vivant qui
évoque bien là une «forme circulaire», mais reprise à
enserre quelque chose de l’inconscient. C’est un
son usage tout autrement que dans la cybernétique
passage à l’envers dont nous commençons à prendre
appliquée des neurologues : «Forme circulaire d’une
la mesure. Le sphincter du vivant, s’il a une
parole qui est juste à la limite du sens et du non-
«armure» ou une «induction», ne se révèle
sens» 17. À partir de la conception structurale
paradoxalement traversé par rien d’autre qu’un
héritière de l’apport cybernétique, Lacan interroge
«trou» dont la droite infinie est une présentation.
les rapports du sens et du non-sens en subvertissant
Une façon de lire la présentation de la «trique» est
la catégorie herméneutique reçue par le
de situer le corps, ecto, qui enveloppe un
fonctionnement du circuit machinique : «Il est sûr
symbolique, endo, et qui serre un réel, meso. Cela
que c’est nous qui apportons le sens. C’est certain en
fait résonner autrement les significations reçues
tout cas pour une grande part des choses. Mais peut-
d’ectoderme, mésoderme et endoderme. En biologie,
on dire que tout ce qui circule dans la machine n’a
l’endoderme est le «feuillet embryonnaire interne
aucune espèce de sens ? Assurément pas dans tous
qui fournira le tube digestif et les glandes annexes
les sens du mot sens
(foie, pancréas), ainsi que l’appareil respiratoire».
[…]. Pour qu’il fonctionne selon une syntaxe, il faut
L’ectoderme est le «feuillet embryonnaire externe
que la machine aille dans un certain sens» 18.
qui fournit la peau et ses annexes, ainsi que le
La conception de Lacan, à l’époque, part d’un
système nerveux». Le mésoderme est le «feuillet
«sens» de fonctionnement du circuit symbolique
embryonnaire des cordés, qui fournit la cavité
dans lequel vient s’inscrire le vivant et sa
générale (cœlome). Il est à la base de la formation du
jouissance : «Ce qui dans une machine ne vient pas à
squelette, des muscles, du sang, du tissu conjonctif,
temps tombe tout simplement et ne revendique rien.
des organes excréteurs et de l’appareil génital». Le
Chez l’homme, ce n’est pas la même chose, la
schéma de la trique donne une sorte de présentation
scansion est vivante, et ce qui n’est pas venu à temps
ironique du vivant compliqué par le symbolique qui
reste suspendu. […] Mais le refoulé est toujours là,
devient un de ses feuillets, un appareil du vivant. Le
qui insiste, et demande à être» 19. Dans la conception
meso à l’origine des sphincters excréteurs et du
années cinquante, le non-sens ou le hors-sens
phallus n’en est que plus parlant.

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Comment lire la conception d’une telle opération ? Richard Rorty, le PP, provocant pragmatiste, un
Une façon de le dire est de souligner que, s’il y a nommé Robert Brandom 20 qui part de la rupture
droite infinie, il n’y a que le parcours lui-même qui entre meaning et use pour tenter de déduire
puisse être pris en compte. Il est difficile de entièrement le meaning à partir de use. Il part des
concevoir un équilibre rétroactif sur une droite actes de parole et, plus généralement, du fait que le
infinie. Disons que le schéma message/code n’est langage sert à faire des choses. Cette dimension
plus pertinent. Il est remplacé par une pratique de la relève proprement de la pragmatique du langage, il
série à partir de la consistance du sinthome (au sens veut en déduire la sémantique. Là encore, cette
de symptôme plus fantasme). perspective n’est pas sans écho avec celle du dernier
Une fois que l’on commence à interpréter, à faire enseignement de Lacan, à condition de situer l’usage
consister le sinthome comme interprétation de comme un usage de jouissance – si cet oxymoron
l’inconscient – ainsi que le notait J.-A. Miller la peut être admis, un usage qui ne sert à rien mais qui
dernière fois – il ne reste plus qu’à continuer retient, serre, quelque chose. Selon cette perspective
d’interpréter pour vérifier la consistance de ce qui a philosophique, ce n’est pas le vivant qui est mis en
eu lieu. L’algorithme devient alors Σ//S. Σ enserre S, avant pour réconcilier meaning et use, c’est la
et l’arrêt ne peut venir que dans la satisfaction en Σ. raison : l’être est un être rationnel. Parler revient,
À quel paradigme, dans la linguistique ou les pour lui, à affirmer des propositions dans un jeu où
sciences affines, pourrait correspondre une telle «l’on donne et demande des raisons». Toute
perspective ? Il semble bien que la linguistique assertion implique un engagement. Si je dis «un chat
contemporaine présente bien une rupture de est gris», je dois être prêt à soutenir que les chats
l’algorithme saussurien sous différentes formes. sont colorés, et bien d’autres choses. Si je tiens mes
D’une part, il y a la séparation chomskyenne et engagements, mon dire a droit à un statut normatif,
post6chomskyenne entre les composants syntaxiques j’ai engendré une signification. Il faut que je montre
et sémantiques : S//s. D’autre part, l’accent mis sur que j’ai droit à l’engagement et à en souscrire
la pragmatique du langage, soit à partir de l’École d’autres. Mon dire est untitled, il crée une norme de
d’Oxford et des «actes de langage», soit à partir de signification jusqu’à ce que je ne puisse plus tenir
la pragmatique ouverte par le «meaning is use». S’il mes engagements. C’est une théorie de la
est possible de définir un moment actuel, on pourrait «sémantique référentielle». Les phrases n’acquièrent
le faire en séparant ce qui relève de l’acte de parole de contenu qu’en étant prises dans des références
visant ce qui sert le langage (le use) de l’effet de comme prémisses et conclusions. L’avantage de
sens (le meaning). cette perspective radicale est qu’elle ne suppose
La rupture est consommée dans de multiples aucune «représentation» préalable du monde par son
perspectives, et les chercheurs tentent de réconcilier «sens». Elle met en avant l’inférence à condition de
meaning et use de multiples façons. Cela peut aller l’étendre au-delà de l’inférence formelle, et met au
du darwinisme à la Pinker-Dennet, jusqu’à la second plan tout le langage de la représentation qui
sémantique référentialiste post-Rorty. Nous inclut la vérité et la référence.
pourrions reprendre cette perception comme la Disons que c’est une théorie du sens délivrée de la
recherche de faire dépendre le sens du jouis-sens. référence à la signification du dictionnaire qui n’est
Dans la perspective post-chomskyenne darwinisante, qu’une représentation. Ce n’est pourtant pas une
le vivant établit et sélectionne des règles pour servir signification ramenée à elle-même ou à un effet
au vivant. Elles ne le dominent pas, elles sont là délivré de la logique. C’est une logique qui
pour servir. Pourquoi ne pas retenir chez ces s’accomplit dans la pragmatique, ce qui suppose un
«linguistes» la primauté du vivant retrouvée, alors mode d’inférence qui ne soit pas seulement formelle,
qu’elle était oubliée dans la perspective de la seule c’est-à-dire qui ne dépende pas des petits mots
«vie du langage» ? Simplement, pour eux, il y a logiques d’articulation (et, ou…).
communication effective, il y a la transmission Cet abord n’est pas sans intérêt pour ceux qui se
d’une signification phallique efficace. Parler souviennent du Cours de J.-A. Miller intitulé
s’épuise dans son utilité. Ils n’ont pas l’idée de la «Donc…». Il faut sûrement remettre l’être rationnel
traversée du corps par la droite infinie de supposé par le philosophe sur ses pieds «d’être
l’inconscient. Le réel biologique s’épuise parlant» ou de parlêtre pris dans la substance
entièrement dans la communication adaptatrice entre jouissante. Parler, dans la perspective de Brandom,
organismes. devient, comme l’acte, purement conséquentialiste.
Dans une toute autre perspective, pragmatique, nous L’acte de parole est alors indiscernable de ses
pouvons considérer les élucubrations d’un élève de

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conséquences. C’est une transformation féconde des seraient données avant l’actus intelligendi ou
actes de parole selon Austin. produites en lui, disparaissent chez Occam. À la
Dans la psychanalyse, l’interprétation déchaîne le cognitio intuitiva, dorénavant, suffisent la chose
pouvoir d’une articulation telle qu’elle n’a pas connue et l’intellect : «Pour la perception, il n’est
d’autre motif d’emboîtement, dans ses inférences, pas besoin de poser à côté de l’intellect et de la
que la jouissance elle-même, que les propositions de chose connue quelque chose (d’autre), et absolument
jouissance qui peuvent être issues du fantasme. Dans pas d’espèce…»» 22. La conception d’Occam, celle
notre discours, une inférence est vérifiée, une du nominalisme, donne naissance à la science qui est
proposition est vérifiée s’il y a un effet de jouissance la nôtre. L’ironie, c’est qu’avec la théorie du
qui tient le coup au regard de ses conséquences – si modèle, elle retrouve l’aporie qu’elle a voulu
le sujet «sait y faire» avec la jouissance pragmatique chasser.
de l’énoncé sinthomatique. Wiener lui-même était persuadé que les «Gestalten»
L’interprétation résonne avec un inconscient qui de Köhler étaient quelque chose comme ces species,
n’est pas seulement dépôt de métaphore mais reste ces images que les réalistes conservaient dans leur
«d’assertions de jouissance» qui ont traversé un théorie de la perception : «Dès le départ, nous avons
corps. Plus profondément, il résonne avec un prévu que le problème de la perception de la Gestalt
inconscient qui est le reste «d’assertions de ou de la formation perceptuelle des universaux se
jouissance» qui ont traversé un corps. Alors que la révélerait être de cette nature. Quel est le mécanisme
philosophie considère que le jeu des questions et des par lequel nous reconnaissons un carré comme carré,
réponses porte sur la raison et son articulation, la abstraction faite de sa position, de son format, de son
logique de la psychanalyse ou logique du fantasme orientation ?» 23.
suppose que l’emboîtement des inférences n’a Le «modèle» de la science moderne en donne une
d’autre motif que la jouissance. Dans notre discours, nouvelle forme. Car la perspective du modèle n’est
une référence est vérifiée s’il y a effet de jouissance pas seulement celle de Lord Kelvin, elle anime toute
comme tel, qui tienne le coup au regard de ses une épistémologie contemporaine : «Le modèle est
conséquences ; autrement dit, si le sujet «sait y faire comme une forme abstraite qui vient à s’incarner ou
avec la jouissance», pragmatique de l’énoncé à se réaliser dans les phénomènes. Des domaines très
symptomatique ou, pour mieux dire, sinthomatique différents de la réalité phénoménale, comme
(symptôme, plus fantasme). l’hydrodynamique et l’électricité, la lumière et les
vibrations sonores, peuvent se représenter par des
Représentation et modèle modèles identiques, ce qui établit entre eux une
relation d’équivalence. Le modèle est la classe
La critique de la représentation est là à retenir. Elle d’équivalence correspondante. Cela lui donne une
résonne avec celle que présente Lacan en 1976, et position de surplomb, telle une Idée platonicienne
qui ruine profondément toute pensée de la science dont le réel n’est que la pâle copie» 24. Mais aussi :
comme fournissant un modèle du réel. C’est ainsi «Chaque machine de Turing particulière imite une
que nous trouvons à sa place une critique de cet faculté particulière de l’esprit : elle en est le modèle.
abord dans le Séminaire de 1976 : «La métaphore en La machine de Turing universelle imite n’importe
usage pour ce qu’on appelle l’accès au réel, c’est le quelle machine de Turing particulière : elle constitue
modèle. Lord Kelvin, par exemple, considérait que le modèle des modèles. […] Plutôt que «penser,
la science était quelque chose dans quoi fonctionnait c’est calculer», la formule qui résume l’esprit des
un modèle, permettant de prévoir quels seraient les sciences cognitives devrait être : «connaître, c’est
résultats du fonctionnement du réel. On recours donc simuler». De même que «modèle», le mot-
à l’imaginaire pour se faire une idée du réel» 21. La simulation» a un sens fort différent suivant qu’on
machine qui autrefois était symbolique se retrouve l’emploie dans un contexte scientifique ou qu’on le
imaginaire et laisse hors d’atteinte le réel. prenne dans son acception ordinaire.» En 1950,
La théorie du modèle vient de loin. Elle trouve Turing, dans un article non moins célèbre que celui
d’abord son lieu dans la théorie scolastique de la de 1936, «Computing Machinery and Intelligence»,
perception : «[…] la tradition, pour franchir l’abîme propose une méthode opératoire pour trancher la
séparant la chose corporelle de l’âme incorporelle, question qui agite les esprits : «les machines
recourait à la species. Les species semblent avoir été peuvent-elles penser ?» Cette méthode a la forme
considérées comme des sortes de petites images à d’un jeu. Turing lui donne significativement le nom
demi corporelles, qui émigraient de la chose dans de «jeu de l’imitation» 25.
l’âme et pouvaient ensuite être connues par
l’intellect non corporel. Or ces «espèces», qui

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La psychanalyse qui sert le tout, et la nôtre dialectique, pour faire tenir ensemble l’excitation
pulsionnelle à l’américaine (Arlow, Brenner), la
Reprenons la question de Lacan en 1976. Entre sens relation d’objet anglaise, et la manière américaine
et non-sens, qu’est-ce que serre la psychanalyse ? dont l’individualisme démocratique vit la pulsion
Comment serrer la jouissance, sans en passer par le (homosexualité, sadomasochisme) – le tout en une
Nom-du-Père ou une fonction équivalente vaste dissolution du Nom-du-Père, réduit au brave
généralisée ? interdit œdipien dont on se demande exactement ce
Je me suis demandé comment cette question se pose qu’il interdit de nos jours.
dans le champ de la psychanalyse en dehors de notre Il me semble possible de soutenir que, dans ce lien,
orientation. Comment l’époque de l’Autre qui le père se réduit à l’usage que l’on en fait pour jouir
n’existe pas vit-elle la pulsion, à en croire les de l’interdit œdipien. C’est un instrument de plus.
psychanalystes ? Il n’est pas possible qu’il n’y ait Tout sert ! Nous allons le voir dès la définition, au
pas de symptôme de cette aporie dans le mouvement chapitre deux, du «désir érotique». Prenons tout de
psychanalytique, au sens large. suite une vue d’ensemble sur les douze chapitres du
J’ai choisi comme symptôme le livre du président de livre
l’IPA, Otto F. Kernberg, Love Relations (1995). Car, 1. L’expérience sexuelle (il s’agit là des fondements
dans la perspective de l’auteur, la question de «ce biologiques des appareils corporels de la jouissance)
que serre la psychanalyse» est totalement recouverte 2. L’excitation sexuelle et le désir érotique
par une conception selon laquelle la libido sert à 3. L’amour sexuel mâture
quelque chose. Elle sert à tout ou, plus exactement, 4. L’amour, l’Œdipe et le couple
elle sert le tout. 5. Psychopathologie
Le titre est ambitieux. Qu’est-ce que cette love ? 6. L’agression, l’amour et le couple
Calquée sur la «relation d’objet», la relation 7. Les fonctions du surmoi
d’amour vient s’inscrire dans la suite des 8. L’amour dans le dispositif analytique
caractérisations de la libido variant avec l’époque. 9. La pathologie masochiste
Elle fut pleasure seeking, puis objet seeking, elle 10. Le narcissisme
sera maintenant love seeking. Bien que ce livre soit 11. La latence, la dynamique de groupe et le
dédié aux pionniers anglais (Sutherland de la conformisme
Tavistock) et américains (le californien R. Stoller) 12. Le couple et le groupe.
de l’examen de la libido agressive, c’est un livre où Qu’est-ce donc que le désir érotique tel que le définit
les Français se retrouvent. le chapitre deux ? Revenons d’abord au chapitre un,
«Durant deux périodes sabbatiques à Paris (sic), où qui permet de bien montrer qu’on est au courant de
j’ai d’abord développé des idées incluses dans ce la complexité biologique, surtout dans la visée de
livre, j’ai eu le privilège – écrit Kernberg – de montrer, comme Stoller, que la bisexualité est
pouvoir consulter de nombreux psychanalystes qui fondée biologiquement. Il s’agit de donner un
se sont centrés sur l’étude des relations amoureuses fondement biologique à la division subjective. S’il
normales et pathologiques» 26. Suit une liste faut de la division pour aborder le désir, ainsi elle
hétérogène mais significative : D. Anzieu, S. sera fondée positivement. Le désir selon Kernberg
Braunchveig, J. Chasseguet-Smirgel, C. David, M. pourra alors aller de la division vers l’unification, en
Fain, P. Fedida, A. Green, B. Grunberger, J. MC une véritable dialectique. Il n’est pas excessif de dire
Dougall et E. Roustang. Les IPA watchers pourront que nous avons affaire à une étrange assimilation de
sans doute lire de façon symptomatique l’absence de l’enseignement de Lacan par le prisme de «l’École
Pontalis et Laplanche (qui figure pourtant à l’index), française». C’est évidemment une étrange reprise.
ainsi que la présence de Green. Il y a surtout des L’avantage du «désir érotique», dans cette version,
membres de la SPP, mais pas tous. c’est que la jouissance est une expérience où rien
La vision de l’amour, selon le tendre winnicottisme n’est perte ; on n’est séparé de rien. Kernberg définit
de Pontalis ou selon la dure vision de la mort de trois caractères du désir érotique :
Laplanche comme solution universelle, n’a aucune
place dans cet hymne d’intégration de l’agression. 1. «La recherche du plaisir, toujours orienté vers une
Quoi qu’il en soit, ce séjour en France marque à la autre personne, un objet à pénétrer, à envahir, à être
fois l’existence de l’exception culturelle française, pénétré ou être envahi […]. La bisexualité est
toujours maintenue, concernant l’amour. On suppose d’abord une fonction d’identification aux deux
les Français en savoir quelque chose. Dans cette participants.»
liste, il manque surtout la référence à Lacan et la
marque de l’emprunt à la théorie du désir comme

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2. L’«identification avec l’excitation et l’orgasme du perversions se trouvent définies à partir de l’interdit


partenaire afin de jouir de deux expériences œdipien –, ainsi que l’a souligné J.-A. Miller 29. Le
complémentaires de fusion.» monde de Kernberg est un monde d’identifications
sans impossible, un monde où l’identification
3. «Une troisième caractéristique du désir érotique symbolique permet de franchir l’impossible. De la
est un sens de transgression, de dépasser l’interdit pulsion au désir, à la fusion, tout est continuité. Cela
impliqué dans toute rencontre sexuelle, un interdit lui permet de fournir une synthèse des pulsions selon
dérivé de la structuration œdipienne de la vie l’ego-psychology et de la relation d’objet post-
sexuelle» 27. kleinienne, les dépassant en les critiquant l’une et
l’autre : «L’effort pour remplacer la théorie des
Le monde érotique de Kernberg est un monde de pulsions et celle des affects par une théorie de
complémentarité. On s’identifie «avec l’excitation et l’attachement ou une théorie de la relation d’objet
l’orgasme du partenaire afin de jouir de deux qui rejette le concept de pulsion, conduit à réduire la
expériences complémentaires de fusion». Rien n’est complexité de la vie intrapsychique en accentuant
impossible, on s’identifie toujours imaginairement à simplement les éléments positifs ou libidinaux de
l’autre. Tout sert, l’orgasme de l’autre au vôtre, et l’attachement et néglige l’organisation inconsciente
l’excitation à tous comme dans un champ de l’agression […] Nous ne devrions pas remplacer
conducteur. La disparition du sujet dans la une théorie des pulsions par une théorie des affects
jouissance n’est pas un obstacle. Cette disparition ou par une théorie des motivations issue de la
sera décrétée «fusion avec l’autre». relation d’objet. Il semble éminemment raisonnable
«Le désir érotique transforme l’excitation génitale et et préférable de considérer les affects comme les
l’orgasme en une expérience de fusion avec l’autre blocs de construction des pulsions. Les affects sont
qui forment un sens ultime d’accomplissement qui le lien entre les composants instinctuels
transcende les limites du self. Cette fusion facilite biologiquement déterminés, d’un côté, et
ainsi dans l’expérience de l’orgasme, le sentiment de l’organisation intrapsychique des pulsions de
faire un avec les aspects biologiques de l’expérience l’autre» 30.
personnelle» : cette perspective de l’orgasme comme Dans cette perspective, on voit que nous avons
disparition de soi, effacement des frontières du sujet, affaire à une dialectique parfaite. La pulsion de mort
vient du courant extatique de Bataille, mais l’issue freudienne n’est pas un obstacle. Elle est l’autre
vers l’Autre est rabattue sur l’axe imaginaire et moment de la pulsion, un moment agressif qui
interprétée comme confusion avec l’autre. pourra lui-même s’intégrer. Sans doute Kernberg
Rien ne fait vraiment obstacle à cette aspiration s’inspire-t-il là du travail d’André Green, Le travail
fusionnelle qui donne le sens ultime. La seule du négatif 31 : « De même que la libido ou la pulsion
extériorité du sujet est ici le vivant comme tel, sexuelle résulte de l’intégration des états affectifs
comme Autre. C’est ainsi que j’interprète l’étrange positifs ou satisfaisants (rewarding), la pulsion
expression de «sentiment de faire un avec les aspects d’agression résulte de l’intégration d’une multitude
biologiques de l’expérience personnelle». C’est une d’expériences d’affections opposées : amour,
fusion avec le vivant comme tel. C’est ainsi que je dégoût, haine» 32. L’étape suivante de l’intégration
lis «aspects biologiques de l’expérience en est simplifiée. Une fois intégrées les pulsions de
personnelle». L’interdit ne se trouve sur cette voie vie et de mort, le sujet se tourne vers son objet : «Si
que comme un moyen de jouir comme un autre. Il l’excitation sexuelle est l’affect de base autour
suffit de prendre la punition ou la menace de duquel cristallise (clusters) la constellation d’affects
castration comme une menace entre autres, sur qui constitue ensemble la libido comme pulsion, le
laquelle l’ironie masochiste peut opérer : désir érotique – c’est-à-dire l’excitation sexuelle
«L’humiliation pour obtenir la gratification sexuelle tournée vers un objet particulier – lie l’excitation
est la punition inconsciente pour les implications de sexuelle au monde des relations d’objets
l’interdit œdipien sur la sexualité génitale. […] Le internalisées (internalized) dans le contexte de la
masochisme […], [est] basé sur la réponse érotique structuration œdipienne de la réalité psychique».
potentielle à l’expérience de la douleur physique L’intégration des affects ressentis permet de ne pas
discrète et le déplacement symbolique de cette laisser le corps dans la jouissance auto-érotique. Là
possibilité vers la capacité à absorber ou intégrer la encore, Kernberg s’inspire de la solution lacanienne
haine dans l’amour» 28. Même la haine, grâce au des années soixante. Elle est reprise au nom de la
miroir identificatoire, peut servir. Au nom de cette dialectique mise en œuvre dans L’érotisme extatique
intégration et de la «libido agressive» de Stoller, les de Bataille 33. Cet auteur lui sert d’appui pour

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l’inscription de la dialectique amour/agression au laquelle on ait pensé soit une femme, et mon
lieu de l’Autre : «Les traits agressifs et extatiques de hypothèse est que le bourreau – qui devait mourir,
l’affect pour transcender les frontières du self soi-disant mourir en même temps que la victime,
représentent un aspect complexe du désir érotique. comme blessé par son propre coup – devait être
En 1957, Bataille proposa, dans un contexte Bataille lui-même […]». Ce lien social, l’invention
différent, que les expériences les plus intenses de la même de cette communauté «serait une tentative
transcendance se produisent sous le signe de l’amour désespérée de Bataille pour faire jour l’Autre […].
et le signe de l’agression. Il suggère qu’une des Bataille prend évidemment une position de type
caractéristiques du fonctionnement humain est que masochiste» 36. De cette position, Kernberg ne veut
l’effondrement des frontières entre le self et l’autre retenir que ce qui sert l’intégration finale.
se produit aux moments de la plus grande régression
dans l’amour extatique et sous la condition de Le rapport sexuel existe
douleur extrême. L’intimité qui se développe entre
le torturé et le tortionnaire et les effets durables sur L’intégration dialectique selon Kernberg aboutit à
l’expérience psychique des deux participants un horizon, à une fin de l’histoire érotique : c’est
proviennent sans doute de la relation la plus l’amour sexuel «mâture». Les mises en garde de
primitive dont la prise de conscience est Lacan contre cette lune, ce happy-ending d’abord
habituellement dissociée ou refoulée, de la relation mis au point par les Français dans les années
«toute mauvaise» entre le self et l’objet, qui cinquante sans les entours dialectiques 37, est repris
constitue la contrepartie de l’objet «tout bon» dans par Kernberg dans son ouvrage. Il donne de cet
le stade symbiotique du développement»34. amour «mâture» une définition en cinq points : «Je
Cette conception de l’effondrement des barrières propose que l’amour sexuel mâture est une
entre le sujet et l’autre comme semblable lui paraît disposition émotionnelle complexe qui intègre :
formidable. Le fantasme de réciprocité − L’excitation sexuelle transformée en désir pour
victime/bourreau de Bataille s’en trouve avalisé. une autre personne.
Lacan, lui, prendra ses distances avec cette − La tendresse qui dérive de l’intégration d’un self
dialectique fantasmatique. Il rappelle le rôle du réel libidinalement et agressivement inverti et de
qui y fait obstacle, ce réel que Hyppolyte, en bon représentations d’objet avec prédominance de
hégélien, a du mal à admettre dans Le Séminaire II. l’amour sur l’agression avec tolérance de
Le passage du Nom-du-Père à la jouissance comme l’ambivalence normale qui caractérise toute relation
principe organisateur du délire schrébérien se fait, humaine.
pour Lacan, dans le réel : « […] les jaculations − Une identification avec l’autre qui inclut à la fois
divines feront entendre leur concert dans le sujet une identification génitale réciproque et une
pour envoyer le Nom-du-Père se faire f… avec aux empathie profonde avec l’identité de l’autre.
fesses le Nom de D… et fonder le Fils dans sa − Une forme «mature» de l’idéalisation
certitude qu’au bout de ses épreuves, il ne saurait accompagnée d’un engagement profond envers
mieux faire que de «faire» sur le monde entier. C’est l’autre et la relation.
ainsi que le dernier mot où «l’expérience intérieure» − Le caractère passionné de la relation d’amour sous
de notre siècle nous ait livré son comput, se trouve ses trois aspects : la relation sexuelle, la relation
être articulé avec cinquante ans d’avance par la d’objet et l’investissement surmoïque dans le
théodicée à laquelle Schreber est en butte : «Dieu est couple» 38. La conception de l’École française, la
une p…». Terme où culmine le processus par quoi le pire, est bien transmise, et se retrouve actualisée.
signifiant s’est «déchaîné» dans le réel, après que la Tout s’arrange car la «mâture sexual relationship»,
faillite fut ouverte du Nom-du-Père […]» 35. la relation sexuelle mâture, existe. Le mâture est si
Cette distance à l’égard du fantasme de Bataille, formidable que le sexuel s’y résorbe dans un
rêve d’une jouissance hégéliennement dialectisable, utilitarisme mutuel librement consenti. Ce n’est plus
a été située dans toutes ses conséquences par J.-A. le désir de reconnaissance, c’est le désir de
Miller : «Blanchot commente [dans son livre La reconnaissance d’utilité privée. «Une relation
communauté inavouable] l’expérience limite de sexuelle mâture inclut quelques rencontres sexuelles
Georges Bataille de créer une communauté acéphale, dans lesquelles le partenaire est utilisé comme «pur
immortalisée par l’illustration d’André Masson. Le objet sexuel», l’excitation sexuelle peut être
fantasme qui habitait cette communauté était de maximale devenant l’expression du besoin
rééditer un crime, comme parodie de la fondation «d’utiliser» et «d’être utilisé» sexuellement par
sociale selon Freud. Il est possible que la victime à l’autre personne» 39.

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On peut supposer, à l’aveuglette, en découvrant un apports de psychanalystes français : si la petite fille


tel mécanisme intégratif, que ce qui se refuse à la se tourne vers le père, c’est que les choses vont mal
maturation relève soit du refus de relation avec avec la mère. La fille veut le phallus car elle a
l’autre, soit d’une réserve de libido qui ne cède pas. d’abord eu à faire au refoulement primaire de la
On a reconnu les deux grands ennemis de «génitalité vaginale». Ce qui est important, donc, ce
l’intégration que connaît la caractérologie n’est pas la castration, ce sont les déplacements
kernbergienne : le masochisme et le narcissisme. successifs de «l’agression prégénitale» envers la
Ce qui donne son vernis de modernité à mère. «L’intensité de l’angoisse de castration chez
l’actualisation de la mature sexual love, c’est le les femmes dépend largement d’un déplacement en
sentiment curieux, à lire l’ouvrage, que l’auteur se trois temps de l’agression prégénitale : d’abord porté
bat contre un adversaire redoutable. L’époque, qui sur la mère, puis renforcé par la compétition
aurait la solution à sa portée, n’en veut pas vraiment. œdipienne avec elle, et finalement déplacé sur le
Avec l’affaiblissement de l’interdit, de nouveaux père».
obstacles sont nés, le narcissisme rôde. Comme la Cette importance donnée à la mère phallique au
démocratie, la mature sexual love a ses ennemis, et détriment du père, sur lequel les choses sont
ils sont déjà dans la place. «finalement déplacées», est l’aboutissement d’un
Le premier ennemi est de structure. L’utilitarisme mouvement qui a pris naissance dans les années
raisonnable et mutuellement consenti aboutit en cinquante parmi les post-freudiens. Lacan épinglait
matière d’amour à une curieuse impasse. Elle est déjà les conceptions de Maurice Bouvet, qui
formulée au chapitre qui porte le titre de «L’amour, annonçaient les variantes contemporaines. Au nom
l’Œdipe et le couple» : «Le fait que l’exigence d’une du premier investissement libidinal de la mère, elles
relation durable et profonde entre deux personnes déplaçaient tout l’accent sur elle et réduisaient à rien
soit la réussite d’une capacité de profondeur dans la l’investissement sur le père, niant son importance :
relation à son propre self et à celui des autres – «L’enfant transférant en bloc sur le père, les
[capacité] d’empathie et de compréhension, qui éléments fondamentaux de son complexe maternel
ouvre les voies profondes de multiples relations non- mal liquidé, devait se heurter dans ce nouveau type
verbales entre êtres humains – crée une curieuse de relation, aux mêmes difficultés que dans sa
contrepartie. À mesure que l’on devient plus capable liaison avec son premier objet libidinal. Elle revient
d’un amour en profondeur et plus à même à la fixation à la mère en fonction de l’interdiction,
d’apprécier de façon réaliste quelqu’un d’autre au fil de la crainte du grand pénis, et de son effraction
des ans comme faisant partie de sa propre vie biologique, mais surtout, nous semble-t-il, de
personnelle et sociale, il ou elle peut en trouver l’angoisse du retournement sur elle de ses propres
d’autres qui pourraient servir de façon réaliste pulsions sadiques, orales et anales, primitivement
comme un partenaire aussi satisfaisant et même dirigées contre la mère et secondairement transférées
meilleur. La maturité émotionnelle n’est pas ainsi la sur le père» 42. Pour tel sujet féminin, la difficulté est
garantie d’une stabilité non conflictuelle pour le analysée dans les mêmes termes que ceux qui sont
couple» 40. empruntés par Kernberg aux héritiers de Bouvet :
On en arrive à la grande vérité selon laquelle, plus «Ainsi, l’on saisit sur le vif, dans le concret de la
l’autre est réduit à sa valeur d’usage intégré, plus la vie, ce qui rend impossible à cette malade une issue
dimension d’au-delà de l’utile est réduite, plus le satisfaisante de sa libido vers un objet hétérosexuel.
sujet et son partenaire deviennent l’un et l’autre L’homme porteur du pénis est l’image vivante de la
interchangeables. Un monde sans symbolique est mauvaise mère qui frustre et domine toujours, quelle
réduit à cette substitution sans douleur. Un peu de que soit son attitude réelle, et sans doute tant que ne
sagesse pour affronter ce paradoxe ne nuit pas : «En sont pas exposées et acceptées les pulsions orales de
dernière analyse, [c’est le cas de le dire], toutes les destruction phallique» 43. Kernberg trouve dans une
relations humaines doivent se terminer, et la menace même conception les sources de l’inhibition et du
de perte et d’abandon, et en dernière instance de masochisme féminin : « […] chez les femmes, la
mort, est la plus grande lorsque l’amour a le plus de culpabilité inconsciente à cause des interdictions
profondeur, le savoir approfondit aussi l’amour» 41. fantasmées sur les investigations vaginales de la
La dissymétrie des positions féminine et masculine à mère génitale et prégénitale […] s’ajoute à la
l’égard de l’amour est surmontée dans une condensation des précurseurs sadiques du surmoi
réinterprétation du «changement d’objet freudien», […] avec les aspects interdicteurs de la mère
le fait que la petite fille doive se tourner de la mère œdipienne [et] peut être un facteur contribuant à la
vers le père. Ce point de départ est compliqué par les plus grande fréquence de l’inhibition génitale chez

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les femmes. Elle peut être aussi un élément 36. Miller J.-A., «Neuf adjectifs du mot communauté», conférence faite le 16
juin 1996 au Centre Descartes à Buenos Aires, publiée dans Mas Uno 2,
important du masochisme féminin» 44. Buenos Aires, août 1997.
37. Les deux pages 605 et 606 des Écrits pourraient être citées en entier. Que le
lecteur s’y reporte. Elles s’appliquent parfaitement à ce qui va suivre, en
Le serrage et le rapport qui n’existe pas remplaçant «mature sexual love» par «passage de la forme prégénitale à la
forme génitale».
38. Kernberg O., Love Relations, op. cit., p. 32.
Dans la perspective réactualisée par Kernberg, le 39 Ibid., p. 38.
rapport sexuel qui existe définit clairement un terme 40. Ibid. p. 63.
41. Ibid.,
à partir duquel symptôme et fantasme s’ordonnent à 42. Bouvet M., «Incidences thérapeutiques de la prise de conscience de l’envie
la fin d’une analyse. du pénis dans la névrose obsessionnelle féminine», Revue française de
psychanalyse, Paris, 1950, p. 238.
Dans l’orientation lacanienne, c’est à partir du non- 43. Ibid., p. 235.
rapport sexuel que le seul serrage possible est celui 44. Kernberg O., Love Relations, op. cit., p. 53.
du sinthome ou du «partenaire-symptôme». La
problématique même du «serrage» suppose la
dimension de ce qui ne peut s’approcher «qu’entre
les lignes», qu’en «résonnance», qui ne pourra ni se
dire ni se nommer, et qui pourtant ne s’effectue
qu’avec du signifiant : je n’atteins le partenaire-
symptôme qu’avec la pulsion partielle, alors que je
le vise par le signifiant que je lui adresse.

1. Lacan J., «Joyce le sinthome», leçon du 11 mai 1976, Ornicar ? n°11, Paris,
Seuil, p. 6.
2. Lacan J., «L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre», leçon du 14
décembre 1976, Ornicar ? nos 12-13, Paris, Seuil, p. 12.
3. Ibid.
4. Lacan J., «Joyce le sinthome», leçon du 10 février 1976, Ornicar ? n°8,
Paris, Seuil, p. 9.
5. Kaufmann P., Kurt Lewin, une théorie du champ dans les sciences de
l’homme, Paris, Vrin, 1968.
6. Lacan J., «Le stade du miroir comme formateur de le fonction du Je», Écrits,
Paris, Seuil, 1966, p. 93.
7. Lacan J., Le Séminaire, Livre II, Le moi dans la théorie de Freud et dans la
technique psychanalytique, Paris, Seuil, 1978, p. 109.
8. Dupuy J.-R, Aux origines des sciences cognitives, Paris, La Découverte,
1994, p. 133.
9. Kaufmann P., Kurt Lewin…, op. cit., p. 303.
10. Wiener N., Cybernetics, Paris, Herman, 1948.
11. Samuelson P.-A., Foundations of Economic analysis, Harvard University
Press, 1953.
12. Kaufmann P., Kurt op. cit., p. 309.
13. Dupuy J.-P, Aux origines des sciences cognitives, op. cit., p. 114.
14. Lacan J., Le Séminaire, Livre II, op. cit., p. 112.
15. Levi-Strauss C., Anthropologie structurale, Paris, Pion, 1958, pp. 102-10 3.
16. Lacan J., Le Séminaire, Livre Il, op. cit.
17. Ibid.
18. Ibid., p. 351.
19. Ibid., p. 354.
20. Cf. Oliver 0., «Pink Elephants», London Revue of Books, 2/11/2000, pp. 35-
36. Et aussi: Brandom R., Articulating Reasons: An Introduction to
Inferentialism, Harvard.
21. Lacan «L’insu que sait de l’une bévue s’aile à mourre», leçon du 16
novembre 1976, Ornicar ? , n° 12-13, p. 5.
22. Paqué R., Le statut parisien des nominalistes, Paris, PUE, 1985, p. 170.
23. Cité par Kaufmann P., Kurt Lewin…, op. cit., p. 281.
24. Dupuy J.-P., Aux origines des sciences cognitives, op. cit., p. 18.
25. Ibid., p. 31.
26. Kernberg O., Love Relations, New Haven and London, Yale University
Press, 1995.
27. Ibid., pp. 22-23.
28. Ibid., p. 128.
29. Voir à ce propos le commentaire de J.-A. Miller, lors de la présentation de
ce texte dans L’orientation lacanienne, cours du 7 février 20W.
30. Ibid., pp. 19-20.
31. Green A., Le travail du De négatif Paris, Ed. de Minuit, 1993.
32. Kernberg O., Love Relations, op. cit., p. 21.
33. Bataille G., L’érotisme, Paris, Ed. de Minuit, 1957.
34. Kernberg O., Love Relations, op. cit., p. 24.
35. Lacan J., «D’une question préliminaire à tout traitement de la psychose»,
Écrits, Paris, Seuil, 1966, pp. 582-583.

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LA PASSE
«Que le symptôme institue l’ordre dont s’avère notre raisonnement, pour faire taire l’Autre. De confier ce
politique, implique d’autre part que tout ce qui qui serait au-delà de la bienséance ou de la pudeur
s’articule de cet ordre soit passible d’interprétation. afin de se mettre à l’abri de tout jugement. La vérité
y prend l’allure d’une forme de jouissance, celle qui
permet d’avoir raison, de faire valoir une certitude
L’intime, l’extime, le discours psychanalytique contre un adversaire persécutif, réel ou imaginaire.
Pierre-Gilles Guéguen Dans celles-là, (les Rêveries), nous sommes
transportés au-delà de la raison raisonneuse. Un
nouvel accord s’établit entre Jean-Jacques, sa vérité,
La littérature, à travers la vogue de l’autobiographie, et le monde, fondé sur l’indifférence à ses
donne au dévoilement de l’intime une valeur sollicitations et sur un sentiment profond de
publique et esthétique. La psychanalyse est aussi une connivence avec la nature qui n’est pas sans évoquer
expérience où l’intime est convoqué mais il n’y est l’apaisement d’un Président Schreber.
pas traité de la même façon, et l’«extime», selon le D’ailleurs, pour préciser la nature de ce sentiment,
concept inventé par Lacan et développé par J.-A. Rousseau trouve une formule d’une exactitude
Miller, y a encore un autre statut. Toutefois, quel clinique remarquable : «je jouis de moi-même en
que soit le mode de traitement de l’intime ou de dépit d’eux». L’intimité du promeneur repose dès
l’extime, il ne peut y avoir de psychanalyse sans que lors sur un îlot de solitude intérieure qui correspond
la vérité soit mise en jeu. Dans le Séminaire Encore à une fuite hors de la compagnie des hommes et à un
Lacan notait «que le vrai vise le réel, cet énoncé est choix décidé d’un nouveau mode de jouissance. «Je
le fruit d’une longue réduction des prétentions à la ne vois qu’animosité sur les visages des hommes, et
vérité […] quant à l’analyse, si elle se pose d’une la nature me rit toujours» déclare un Jean-Jacques
présomption, c’est bien de celle-ci qu’il puisse se apaisé.
constituer de son expérience un savoir sur la La culture de l’intimité au sens de la confidence
vérité»1. calculée, mesurée par la plume de l’artiste se
prolongera au XIXéme siècle où apparaît avec Amiel
L’intime littéraire
le genre littéraire du journal intime. D’Amiel à
Les Confessions de Rousseau, puis les Rêveries du Gide… souci de vérité mais aussi petits trafics de la
promeneur solitaire ont fait apparaître dans la vérité dédiés au regard du lecteur universel qui a
littérature et aussi sans doute dans le goût, le thème pour nom la postérité. La littérature de confession
de l’intime. Parallèlement l’accompagnaient dans la connaît encore de nos jours ses amateurs et ses
peinture les scènes de famille ou scènes de genre à la exégètes, dans un jeu avec la vérité qui recherche à
Greuse censées révéler les moments paroxystiques certains moments la transgression 3, et où le souci
de l’intimité de la famille. On opposera cette forme d’épater le bourgeois, peut rejoindre une certaine
littéraire à celle des «vies exemplaires» qui, reprise perversité ou tout au moins une forme de cynisme.
de l’Antiquité, a marqué le Grand Siècle. C’est C’est donc dans tous ces cas d’un maniement de la
d’ailleurs, comme le signale Starobinski, dans une vérité qu’il s’agit, et qui maintient partout un Autre
causalité «intime» ou en tout cas très singulière, et consistant de l’adresse. Évoquerais-je à ce propos
parce que la persécution poussait Rousseau à «le jeu de la vérité» mis à la mode par les films de la
chercher à établir le «centre de gravité qui lui nouvelle vague dans les années 60 avec ses accents
manquait» que la tentative d’exposer la vérité la plus sadiques ?
intime, devint pour lui à ce point «valeur vécue» : Autre facette du goût pour l’intime, l’exaltation de la
«Le "surmoi sadique" de Jean-Jacques, note-t-il, lui solitude malheureuse dans laquelle l’artiste touche
dicte un courage sans défaillance. D’être en butte à au plus profond de lui même. Ce sera aussi un grand
une adversité constamment néfaste lui vaut en retour thème du goût littéraire romantique (Baudelaire,
la constance de son défi» 2. Rimbaud) et moderne (Conrad mais aussi Cendrars
Dans les Confessions, le propos n’est d’ailleurs pas et en un sens Céline). Dans ce cas, le goût du vrai
le même que dans les Rêveries comme l’avait bien rejoint à l’occasion celui du bonheur dans le mal
aperçu son commentateur. évoqué par Lacan dans les premières lignes de Kant
Dans celles-ci, il s’agit de tout dire, de convoquer la avec Sade. Chaque fois le rapport à la faute de
vérité sous la forme du défi mais aussi du l’Autre ou à la sienne propre, c’est-à-dire à la

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jouissance, y est convoqué. Chaque fois il est marquant l’adéquation et la vérité en tant que
question des petits arrangements avec la jouissance. dévoilement, opposition que Lacan ne manque pas
Ainsi la référence à l’intime résonne-t-elle dans le de développer 5.
registre de l’usage de la vérité pour convaincre mais Il y a plus encore, car, pour le dire dans un raccourci
aussi dans celui de la vérité pour laisser place à un trop rapide, nous sommes aujourd’hui avertis de ce
nouvel arrangement de l’artiste avec la société des que Lacan, après avoir donné pour but à la
hommes, soit par une exclusion consentie, voire psychanalyse le dévoilement de la vérité (avec
voulue (hors du lien littéraire où il s’épanche), soit prudence il est vrai) 6 finit par noter qu’elle ne peut
pour tenter d’authentifier un sentiment de soi qui que se mi-dire et qu’à tout prendre elle est «sœur de
serait le plus profond et le plus permanent de l’être 4. jouissance» 7.
L’intime littéraire se rapporte donc au traitement de Ce point de vue, tardif dans l’enseignement de
la vérité et à l’usage qui en est fait dans une Lacan, nécessiterait d’amples développements. En
transmission à d’autres mais aussi vaut-il, si nous exposant cette thèse, Lacan en effet n’ignore pas
l’examinons sous un autre angle, comme un effort qu’il touche par là, comme il le signale, à la logique
pour témoigner de ce qui fait la singularité absolue même de la psychanalyse (il n’est, peut-il déclarer,
du sujet, solitude précieuse aussi bien peuplée de consistance d’un système logique, si faible soit-il,
seulement d’un autre bienveillant : le lecteur. Et sans comme on dit, qu’à désigner sa force d’effet
doute la littérature, ne peut-elle pas se passer de ce d’incomplétude où se marque sa limite) 8. On
qui fonde toute expérience de sublimation et qui objectera que Freud avait en son temps mis en avant
s’oppose à ce qu’elle s’extraie de la sphère la nécessité de la «franchise analytique». Le patient
narcissique : la consistance d’un autre. en effet est censé tout dire et spécialement ne pas
Ce qui frappe avant tout en effet dans l’origine de la écarter les pensées qui lui apparaîtraient comme
popularité du sentiment de l’intime en littérature contraires à la décence. Ce n’est pas pour autant que
comme en philosophie, c’est qu’il se propage l’inventeur de la psychanalyse les tenait pour «plus
volontiers par les voies de la contagion hystérique vraies» (il déclare en effet dès l’«Esquisse d’une
plus que par la logique comme en a témoigné psychologie scientifique» qu’il n’existe dans
l’extraordinaire succès des Confessions et des l’inconscient aucun «indice de réalité» de telle sorte
Rêveries. L’intime littéraire nous touche par notre qu’il est impossible de distinguer l’une de l’autre la
identification hystérique au Vrai. vérité et la fiction investie d’affect) 9.
L’intime, d’être tenu pour ce qui d’ordinaire est Et c’est précisément parce que nulle fiction n’est
caché, serait plus vrai lorsqu’il se déclare que ce qui indifférente à la construction qui s’effectue dans
est donné à voir publiquement et dans la plus l’analyse, que l’effort du patient doit tendre vers le
quotidienne banalité. La fascination de la vérité irait vrai, non pas à la manière du Rousseau des
alors de pair avec la volonté de tout dire et Confessions qui chevauche le vrai comme un
spécialement de dire ce que la pudeur et les instrument de combat, mais plutôt comme un
semblants exigent de tenir caché, c’est en fin de abandon du sujet à l’Autre qui parle à travers lui,
compte d’une jouissance dont il s’agit. Ici se comme un «laisser être». C’est alors la voie qui
manifeste l’un des biais par où l’on pourrait chercher s’ouvre pour découvrir comment «l’impasse sexuelle
à traquer l’os d’une analyse, ce ne serait pas, à notre secrète les fictions qui rationalisent l’impossible
avis, la bonne voie. dont elle provient» comme le note Lacan dans
Télévision 10.
Usages analytiques de l’intime Si Lacan évoque dans «La direction de la cure et les
principes de son pouvoir», la direction de conscience
L’expérience analytique, en effet, est, tout au moins à propos de la tâche de l’analyste, c’est pour
dans un premier mouvement, pour chaque sujet qui l’écarter résolument 11. Mais la tension vers le vrai
veut bien s’y adonner, une recherche de sa vérité. qui anime le patient, il ne la renie pas, même s’il
Toutefois l’expérience de la cure montre rapidement considère qu’elle est au départ solidaire des préjugés
à chacun que la vérité se révèle d’un maniement que la «diffusion culturelle» lui a inspirés sur
délicat et produit pour le moins des effets inattendus, l’expérience analytique. Ainsi l’usage analysant du
qu’elle surgit à son gré, dans la surprise et quand on vrai s’oppose-t-il à la confession, à l’aveu. Il se
l’attend le moins. montre pourtant nécessaire pour ne pas faillir à
Il faut sans doute en cette matière faire toute sa place l’exploration de l’impasse sexuelle.
à l’opposition, reprise de Heidegger – que Jean
Beaufret signalait en son temps – entre la vérité

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L’usage du vrai et la passe terme y est attendue mais de dire tout ce qui est
nécessaire.
Si la vérité est un solide, comme Lacan l’affirme, L’intimité dont il est ici question, l’intimité de la
elle s’aborde sous différents angles. Je distinguerai passe (il s’agit ici de la passe dans le dispositif, dans
donc un usage analysant du vrai mais aussi un autre le récit qui en est fait aux passeurs) que nous
usage que j’appellerai l’usage testimonial, autre opposerons à l’intimité littéraire, ou à celle qui entre
facette du rapport à la vérité dans l’expérience en jeu dans la confession religieuse, consiste à faire
analytique, et qui est celle que le sujet déploie dans entrer sans fléchir, sur la scène du savoir, un savoir
le témoignage sur sa passe. nouveau, une nouvelle version du rapport d’un sujet
Cet usage tient compte du fait que dans l’analyse, au semblant. Elle modifie de ce fait l’ensemble des
l’analysant découvre peu à peu des effets de vérité semblants en y ajoutant un nouvel élément et elle en
qui ne sont pas eux, solidaires de ses préjugés mais donne une nouvelle version, une version particulière,
qui résultent de ce qu’il a été pour l’Autre. compatible pourtant avec les anciennes. L’analyste y
Lacan avait saisi très tôt ce mouvement de passage est retenu comme celui qui garantit que le lieu de
de la subjectivation à l’objectivation. Il en rend l’Autre est barré, celui qui détient le signifiant qui
compte dans une lettre écrite le 14 juillet 1953 à manque et qui, partant, fait capiton à la fuite du sens,
celui qui l’avait analysé (Rudolf Loewenstein) dans il est l’élément hors ensemble qui permet à
les termes suivants : «Ces pages n’ont pas été écrites l’ensemble de trouver sa limite. L’intime analytique
pour contribuer à ce dossier (celui de la scission de dans l’expérience institutionnelle de la passe,
53), mais pour vous donner sur le ton libre que nous concerne ainsi à la fois le désir de l’Autre mais aussi
permet notre relation particulière, le témoignage le rapport à l’Autre qui n’existe pas à quoi est réduit
vécu sans lequel l’histoire ne saurait être écrite. l’analyste dans son «désêtre».
Aucune objectivité ne saurait être atteinte en matière
humaine sans ce fondement subjectif». Témoignage et vérité
Dans le dispositif de la passe, entre le passant et les
passeurs, c’est le savoir inconscient, extrait de la Je distinguerai maintenant un troisième type de
cure, qui se livre, toujours acquis dans l’analyse rapport à la vérité, une nouvelle facette de ce solide
d’abord par une subjectivation de ce qui vient dans qu’elle est, si nous suivons Lacan. C’est celui que
la surprise. Ainsi se déploient les lignes de la l’AE nommé produit pour la communauté analytique
destinée de l’analysant, ainsi s’organise le destin que la plus large, dans ce que nous nommons «le
lui a fait l’inconscient. C’est d’une nouvelle valeur témoignage», c’est-à-dire le récit public de son cas
de l’intimité qu’il s’agit. Ce n’est pas l’intimité de et le travail d’investigation qui s’y rattache et qui
l’aveu, ce n’est pas l’intimité obtenue par la s’appuie sur ce cas pour valoir comme
révélation du fait primitif ou la révélation du caché, «enseignement de l’AE».
c’est l’intimité qui est celle du sujet de l’inconscient L’effort de l’AE consiste cette fois à faire passer le
celle qui n’a rien à voir avec la profondeur mais qui cas du singulier au paradigme en montrant à la fois
était là étalée à la surface comme «dartres au soleil la singularité de sa construction et la puissance de
un jour de fête» selon l’expression qu’emploie généralisation qui s’y rattache, la clé qu’il constitue
Lacan. Elle était déjà là, visible, avant que pour ouvrir les portes de la clinique. La vérité s’y
l’analysant lui, n’ait eu les moyens de la subjectiver. vérifie encore une fois à partir de ce qu’est censé
S’il est vrai que dans la passe le sujet présente être le désir de l’analyste, désir obtenu à partir de la
d’abord son cas à ses passeurs et que c’est l’un des passe dans l’analyse, révélé dans la passe, dans le
résultats de l’analyse que d’avoir prise sur ce cas-là dispositif, et dont l’AE pourra ou non faire valoir le
avant de s’affronter à d’autres, ce cas n’est intime bien fondé dans sa participation à la recherche
que dans la mesure où il dégage la constellation psychanalytique.
signifiante propre au sujet et en cela sans pareille. Le Ici aussi, et d’une façon plus ou moins directe selon
travail du passant, son rapport à la vérité consiste à les sujets, le savoir extrait de la cure sera mis à
montrer comment ce cas, fait d’éléments signifiants contribution, mais dans une perspective qui n’est
à la fois discontinus et pourtant organisés, relève plus celle de l’effectuation de la passe, puisqu’il
d’une cohérence propre ; comment le savoir de s’agit dans cet exercice d’en tirer des leçons qui
l’inconscient s’y révèle, fait de chaînes de lettres vaillent pour la psychanalyse comme telle. C’est là
agencées de telle façon «qu’à la condition de ne pas véritablement que se donnera à voir le «signifiant
en rater une, le non-su s’ordonne comme le cadre du nouveau» que Lacan appelait de ses vœux. Dans ce
savoir» 12. Cela ne suppose pas de tout dire – au temps trois où l’analyse se prolonge par la
contraire une réduction au sens philosophique du communication de ses résultats, la vérité de

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l’expérience intime sert de levier, souvent discret et comme reste positif de l’opération analytique. Pour
néanmoins indispensable, pour rendre compte de ce le dire autrement, l’extimité se rapporte à la façon
qu’est une analyse et des problèmes que soulève dont l’analyste a été le partenaire de la pulsion.
l’exercice de la psychanalyse. Si l’on voulait reprendre la distinction avec laquelle
nous commencions cet exposé, celle des Confessions
L’extime et l’intime et celle des Rêveries, le parallèle se ferait entre
l’intimité analytique et les Confessions d’une part, et
Le terme d’extimité est d’abord apparu comme un d’autre part entre l’extimité et les Rêveries à
néologisme forgé par Lacan. C’est donc un condition bien sûr de transposer cette opposition
signifiant propre à la psychanalyse, mais dans dans le cadre de l’analyse des névrosés.
l’usage qui en est fait couramment, il n’est pas L’extimité concerne en effet la cause de la
toujours bien distingué des significations jouissance. Je laisse ici ouverte la question de savoir
généralement prêtées à ce qui est intime. si elle peut se dire toute entière. Je pencherais plutôt
Pourtant le terme d’extimité n’est pas forgé pour considérer qu’elle se transmet, comme la vérité
symétriquement sur celui d’intimité. Comment faire par le mi-dire, qu’elle apparaît dans le rapport du cas
saisir qu’il n’y a pas entre l’intimité et l’extimité de à l’impossible qui peut à l’occasion se formuler dans
comparaison possible en termes de profondeur ou un paradoxe, une contradiction, un Witz, qu’elle
d’enfouissement 13 ? Ce qui est extime n’est pas le résulte de l’exposition sans y être totalement incluse.
comble de ce qui serait intime comme on tend Il ne saurait ici s’agir d’une mystagogie encore qu’y
souvent à le croire. Toutefois les deux termes ne soit convoqué un mystère, il touche à l’être du sujet.
sont pas non plus exclusifs. L’extime comme Il se cerne par l’approche méthodique de la mise en
l’intime est ce qui est le plus caché. Faut-il fonction signifiante dans l’économie subjective de
distinguer entre ce qui est caché par le sujet et ce qui l’analysant des substances occasionnelles par
est inarticulable pour le sujet ? Nous pencherions lesquelles la pulsion a pu être mise en jeu et qui ont
pour adopter ce binaire sachant que dans les deux donné sa couleur propre à la demande de celui-ci,
cas c’est aussi pour le sujet ce qui lui est le plus mais la visée est autre, Lacan l’a nommée objet a.
proche. Toutefois, alors que le terme d’intime Alors que l’intimité analytique du témoignage est
suppose toujours que quelque chose doit être multiple, puisque prélevée sur une analyse qui ne
ménagé, ne peut pas être exposé clairement ne peut être que particulière, la relation d’extimité
serait-ce que pour des raisons de pudeur, pour permet de toucher à l’Un, mais à une forme de l’Un
préserver les semblants, l’extime désigne ce qui particulière qui ne collectivisé pas.
pourrait être dit si l’on y arrivait, car l’extime est au- L’extime en effet est ce par quoi l’analysant au bout
delà des semblants. C’est un résultat qui suppose que de son parcours touche à la question de l’être, aussi
la barrière des semblants, le plan des identifications bien d’ailleurs de l’être analyste, par la première
a été franchi. Ainsi tenter de faire saisir ce qui est mise au point du désir de l’analyste qu’elle autorise.
l’extimité du désir pour un sujet c’est aussi tenter de C’est par l’extimité qu’il s’introduit à la solitude
s’approcher de ce qui cause son désir, c’est pourquoi analytique et entre dans la brèche où, depuis Lacan il
le concept d’extimité convient particulièrement pour est supposé se tenir quant aux problèmes cruciaux
toucher à ce qui est de la pulsion ou encore à ce que posés par le savoir analytique. Il trouve là son point
Lacan a nommé l’objet a (à condition d’être averti d’entrée dans ce que Lacan nommera dans le
comme le signalait à plusieurs reprises J.-A. Miller, Séminaire XVII le discours de l’analyste. Ce
que l’objet a est lui aussi un semblant). discours, précise Lacan, ne se confond pas avec le
«Il y a en effet, notait-il 14, deux interprétations de A. discours analysant 15 et la solitude de l’analyste n’a
Il y a son interprétation en terme de désir de l’Autre rien à voir avec le retrait du monde rousseauiste.
et il y a son interprétation en terme de jouissance de Le discours de l’analyste n’est pas celui de l’expert
l’Autre». La relation d’extimité touche à celle-là. qui à partir du savoir constitué de la psychanalyse
Et il précise : «C’est parce qu’il y a une fonction opinerait sur tout. Il n’est pas non plus celui du
négative au cœur de la dialectique du désir qu’on ne praticien qui trouverait dans l’efficacité de la
dit jamais que le désir manque à l’Autre. Et c’est pratique la raison de son acte. Le discours de
précisément parce qu’il y a l’impossible à négativer l’analyste supposerait plutôt que celui qui tente de
s’agissant de la jouissance, qu’on peut poser que la s’y tenir sache en chaque occasion trouver ce qui est
jouissance manque à l’Autre, à l’Autre qui n’existe analytique et ce qui ne l’est pas, sache mesurer le
pas». Dans cette optique, le terme d’extimité se rapport de l’analytique au social et sache qu’il n’y a
rapporte à l’analyste après l’analyse, non plus aucune chance de rendre ce calcul effectif sans qu’il
comme tenant lieu de l’Autre qui manque, mais

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passe par les voies singulières d’une cure dirigée publique suppose un préalable : une traversée du
comme il convient. fantasme qui rend l’intime obsolète à la jouissance,
L’AE, lorsqu’il est nommé, se voit donc ouvrir une et le dépouille du délice narcissique éventuel de
porte qui donne sur un fil de funambule : saura-t-il l’exhibition.
s’y tenir ou fera-t-il un faux pas ? Saura-t-il tracer la Cette logique du «privé-public» maintient une
voie ? Ici l’expérience ne sert à rien mais rien ne partition de l’espace sur le mode «intérieur-
peut se faire sans avoir au préalable bénéficié de extérieur», qui n’est pas spécialement démarquée
l’effectuation d’une analyse et de la formation qui des usages de la psychologie. Il en va autrement si
lui fait cortège. Comment pourra-t-il se tenir sur le l’on veut bien considérer qu’une part de l’intime
fil ? Ainsi que Lacan le soulignait, «il ne suffit pas échappe à la représentation. Cette pointe de la
de l’évidence d’un devoir pour le remplir». découverte freudienne nous introduit à la topologie
du tore et fait vaciller les semblants du dedans et du
1. Lacan J., Le Séminaire, Livre xx, «Encore » Paris, Seuil, 1975, p. 84.
3. Starobinski J., La transparence et l’obstacle, Paris, Gallimard, 1971, p. 65. dehors. Jacques Lacan a qualifié «d’extime» cette
3. Ainsi Philippe Lejeune peut-il déclarer sur la quatrième de couverture de son «chose» paradoxale dans le Séminaire L’éthique de
livre Pour l’autobiographie : «Nos papiers intimes concernent aussi les autres.
Nous y parlons fatalement d’eux. De l’atteinte à la vie privée à la diffamation, la psychanalyse.
du secret professionnel à la liberté d’écrire en prison, j’explorerai donc les
situations où la loi règle l’expression de l’intime. Le pacte autobiographique est Pour une clinique de l’extime
un véritable engagement avec ses devoirs et ses droits». Lejeune P., Pour
l’autobiographie Paris, Seuil, 1998.
4. C’est bien ainsi d’ailleurs que l’appréhende Maine de Biran au début du XIX Il s’agit de penser une zone hors du symbolique mais
è siècle : Il introduit dans la philosophie «le fait vraiment primitif du sens
intime hors du cercle des affections ou déterminations aveugles de l’instinct, néanmoins au cœur de la subjectivité. Cet «en
qui exclut positivement ce fait, bien loin d’en être la source» Maine de Biran dehors» du sujet se retrouve «en dedans», pour la
De l’aperception immédiate, œuvres tome IV, Paris, 7rin, 1995, p. 109.
5. Beaufret J., De l’existentialisme à Heidegger, Martin Heidegger et le bonne raison que l’Autre n’existe pas pour lui faire
problème de la vérité (1947) Paris, Vrin, 1986, p. 97 : «Quand la vérité au sens abri. C’est un quod sans quid pour reprendre un
d’adéquation oublie qu’elle se fonde sur la vérité au sens de dévoilement, elle
devient vérité de subjugation et c’est la mort de la vérité. Il ne reste plus alors binaire de J.-A. Miller 2 – une présence sans attribut.
qu’à vénérer le joug qui nous astreint en l’élevant à la dignité du divin.» Aussi] extimité est-elle un pousse-à-la-construction.
6. En témoigne cette notation par quoi se clôt «La chose freudienne» : «Car la
vérité s’y avère complexe par essence, humble en ses offices et étrangère à la Ce travail a cependant des limites et le resserrage de
réalité, insoumise au choix du sexe, parente de la mort et, à tout prendre l’objet vient s’échouer sur le bord que découpe la
inhumaine, Diane peut-être…». Lacan J., Écrits Paris, Seuil, 1966, p. 436.
7. Lacan J., Le Séminaire, Livre mi, L’envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, lettre du symptôme. Cette fonction extime, en
1991, p. 76. rapport étroit avec l’inexistence de l’Autre, n’est pas
8. Ibid.
9. Freud S. «Esquisse d’une psychologie scientifique», La naissance de la pour autant le contraire de l’intime. Tout au plus
psychanalyse Paris, PUE 1973, p. 90. échappe-t-elle à la sphère de l’intimité. C’est plutôt
10. Lacan J., Télévision, Paris, Seui1, 1973, p. 51.
11. Lacan J., Écrits, Paris, Seui1, 1966, p. 586. la forme aboutie de l’intime qui, enfin, trouve à
12. Lacan J., «Proposition sur le psychanalyste de l’École», Scilicet n°1, Paris, s’extraire de son cercle infernal par un saut, une
Seuil, 1968, p. 21.
13. Nous renvoyons sur ce point au Cours de Jacques-Alain Miller au solution de continuité. Ce saut est un nom de la
département de psychanalyse de Paris VIII, intitulé «Extimité». passe validée par la nomination. Si l’AE expose ce
14. Miller J.-A., Cours au département de psychanalyse de Paris VIII, inédit, 5
février 1986. que fut «son intime», c’est du point où il en est sorti.
15. Lacan J., Le Séminaire, Livre XVII Paris, Seuil, 1991, p. 35. L’absence de nomination rend délicate la
divulgation de l’intime car le témoignage, pour
Démenti et extimité enseignant qu’il soit, vient se heurter à la butée
Patrick Monribot même qui a proscrit le «oui» du cartel. Le saut qui
ouvre à l’extimité n’y est pas repéré comme solde de
Les derniers AE de l’ECF ont accentué l’intime dans l’intime et laisse celui-ci dans l’impasse de sa
leur témoignage. Éric Laurent, lors d’une résolution.
intervention à une soirée de travail de l’ECF sur Cette discontinuité ne se repère pas aux seuls effets
«l’actualité de la passe», a décodé cette pente à d’agalma suscités par l’École, ni au transfert de
l’intime comme symptomatique du fonctionnement travail que la cure déclenche. Certes, le symptôme
de l’École 1. Un symptôme est de l’ordre du conclusif en fait signe, en tant qu’il peut inclure
nécessaire, mais encore fallait-il que l’École le rende l’École dans son alchimie (tel sujet ayant une femme
possible – ce qui n’a pas toujours été le cas. pour symptôme vient y nouer l’École, par exemple) ;
L’intime sort du cabinet de l’analyste lors de la mais la clinique de l’extime reste à faire.
passe deux dans la procédure. Il se collectivisé J.-A. Miller évoquait cette année l’extimité du corps
radicalement à la passe trois, après la nomination. pour Lol V. Stein, l’héroïne de Marguerite Duras 3.
En latin, intimus est le superlatif de interior ; c’est Je situerai de la sorte l’événement de corps. Pour
ce qu’il y a de plus intérieur. L’extériorisation vignette : tel épisode inopiné – un pic fébrile –
parasite l’échange avec les passeurs et fait signe de

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l’extime, comme retour du réel dans le corps, aux est la déprise. L’extraction de l’objet, désenclavé de
frontières du SI et de l’objet. Cette fièvre est l’Autre, puis réapproprié, le réduit finalement à sa
étrangère au sujet ; c’est pourtant la marque d’une consistance logique. Il y a perte de substance certes,
jouissance primitive. Alain Merlet soulignait il y a mais c’est fondamentalement un gain, pas un
peu, que le frisson était chez Freud un des noms de renoncement. La perte d’altérité de l’objet, de son
l’Unheimlich dans l’inventaire qu’il en dresse 4. extériorité, n’abolit pas l’extimité mais la nourrit au
Ceci nous met de plain-pied avec l’extime. contraire. Elle déconstruit par contre l’intimité, ce
Ce retour de l’incurable, le plus singulier qui soit, qui se repère nettement avec les passeurs.
mérite attention car il interroge son affinité avec le Ainsi l’exercice de la sexualité s’en trouve-t-il
réel de l’École, le plus collectif qui soit. Seule la modifié, notamment les conditions de jouissance,
structure de l’extimité permet de soutenir cette d’où l’importance de ce recueil clinique sur le sexuel
équivalence. Si le réel de l’extimité est un défaut dans les témoignages conclusifs.
d’identité à soi, l’incurable du sujet n’est pas plus L’autre effet, plus ouvert sur l’École, est le dégel
familier que l’incurable du «sujet-École» ; d’un d’une conclusion en suspens, dont la certitude
point de vue logique le réel de la cause n’appartient anticipée trouve à se valider dans l’acte. Qu’il soit
à personne et n’a pas de «chez soi». L’intime du celui de la sortie, de la passe, ou de l’analyse de
sujet amputé de l’intimité donne l’extimité, toujours l’École, l’acte est suspendu au vide dans l’Autre
délocalisée et cette atopie fait aussi bien le cœur de dont l’extimité est un corrélât.
l’École.
Contre le démenti
L’extraction de l’objet
Entre alors en fonction la logique du «pas-tout»,
Mais quelles sont les coordonnées de ce saut par où sans pour autant que soit ravivé le démenti qui la
l’extime fait brèche dans l’intime ? Dans recouvre habituellement. Cet effet de «pas-tout» fait
«Extimité»5, J.-A. Miller articulait ce franchissement cortège à l’extimité et s’avère une fonction décisive
à partir du rapport de l’Autre et du petit a. Il de l’AE, bien au-delà de sa fonction plus-une. Elle
confirme, cette année, dans «Orage et colombe» 6 : permet, disait J.-A. Miller «d’exceptionnaliser le un
c’est le lieu de l’objet a dans l’Autre, qui fait par un» 8. Il s’agit, par-là, de dégrouper le groupe en
extimité, dès lors que l’Autre n’existe pas du point le divisant.
de vue de la jouissance. Le risque majeur est de refermer par la suite ce point
L’inexistence de l’Autre éjecte l’objet comme reste à d’extimité spécifique. Ce risque est lié aux discours
«réincorporer» au cœur du sujet, sur le mode d’une qui, eux, récusent la non-identité à soi, et œuvrent à
vacuole vidée de sa substance, d’où le paradoxe, refermer la béance, qu’on le veuille ou non. Les
l’étrangeté, l’extranéité de cette inclusion. occurrences sont diverses. Passons sur «l’AE
Ce moment conclusif de l’analyse est aussi le plus hystérisé» ou «l’AE petit maître» qui ne posent
délicat à formaliser dans le témoignage, même guère de problème diagnostique. Examinons
longtemps après la nomination. Il faut le temps l’oblitération la plus pernicieuse : celle qui survient,
d’une élaboration. Dans le cas d’où je m’autorise, au nom du discours analytique, dans le transfert à
trois repérages ont été nécessaires : l’École. J’en ai fait valoir le ressort à Buenos Aires9.
1. Le surgissement du plus-de-jouir – le regard – au On sait ce que recouvre volontiers l’amour pour
fondement de la névrose infantile. l’École : l’idéal fétichisé. C’est une modalité du
2. La mise en jeu dans le transfert de cet objet, démenti. Il s’agira d’épargner à l’École les avatars
assigné à résidence chez l’Autre, Ici sous les traits du ravalement de la vie amoureuse.
de l’analyste. C’est une mise en acte de la réalité Ainsi se dessine une fonction essentielle de
sexuelle, en début de cure. l’extimité : objecter au démenti toujours rampant. Il
3. L’extraction conclusive de cet objet, lors de la ne s’agit pas de l’annuler – encore un idéal ! – mais
sortie de l’analyse ; c’est le temps de l’assomption d’en tempérer les effets.
de l’extime. Le pivot de l’extimité est donc à considérer du point
Je ne donnerai pas ici le détail de ces trois moments de vue de la castration. La castration est éludée par
cruciaux 7, mais je soulignerai l’importance du l’analysant, mais elle l’est aussi volontiers par
troisième temps, celui de la «déprise», au moins l’analysé, ne serait-ce que par le mutualisme du
aussi précieux que celui de la «méprise». groupe, ou sa frénésie active qui ne laisse aucun vide
La levée de la méprise du sujet supposé savoir vient et ne jure que par l’apologie des agendas surbookés !
apurer l’intime dans une écriture abrégée. Quelques Le démenti recouvre toutes les formes
rêves peuvent ainsi servir de mathèmes. Autre chose d’inexistence : du pénis maternel, de La femme, du

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rapport sexuel, du vide central de l’objet. Le démenti mais à une logique incarnée, propice à la
n’a pas de vaccin définitif, il revient !… Même chez permutation.
l’AE, même au sein d’un cartel de la passe : il Le pari sera alors gagné si l’École grignote un peu
guette… Aussi s’agit-il de manier la fonction extime plus, au moins pour un temps, sur les avancées
avec précaution pour lui garder sa valeur récurrentes du démenti que nous opposons sans
d’anticorps, son effet de contre. cesse, même analysés, à la castration.
Que l’extime pousse à la construction est, à cet
égard, une façon d’en faire l’équivalent d’un retour
de l’incurable, à l’égal du symptôme. L’extime a
1. Laurent É., «Les usages de l’AE», La Quotidienne n°12 amp-messager, 21
donc partie liée avec la formation du symptôme. juin 2000.
Dans cette perspective, l’École et la part de réel qui 2. Miller J.-A., «Extimité», L’orientation lacanienne, (1985-86). Département
de Psychanalyse de Paris VIII, leçon du 11 décembre 1985, inédit.
la fonde ne peuvent qu’être symptomatiques. Quand 3. Miller J.-A., L’orientation lacanienne, «Les us du laps», (1999-2000).
l’École est défétichisée, il reste l’École Département de Psychanalyse de Paris VIII, leçon du 7 juin 2000, inédit.
4. Freud S., L’inquiétante étrangeté et autres essais Paris, Gallimard, Coll.
symptomatisée. Nul n’y échappe, quelque soit son Folio-essais, 1985, p. 223.
titre ou son gradus. Et comme tout symptôme, 5. Miller J.-A., «Extimité», op. cit., leçon du 4 décembre 1985.
6. Miller J.-A., «Orage et colombe», ECF-débats, 17 juin 2000.
l’École prend sa source à partir de la pulsion et du 7. Monribot P., « Et passe le regard…», Journées d’Automne de l’ECF, octobre
refoulement originaire qui sont les noms freudiens 2000, Textes préparatoires aux Conversations, pp. 90-94.
8, Miller J.-A, «Orage et colombe», op. cit.
de l’extime du sujet. Lacan lui-même, en 1966, 9. Monribot P., «Une érotique de l’École», Xlème Rencontre Internationale du
(dans «Réponses à des étudiants en philosophie sur Champ freudien, Buenos Aires, juillet 2000, à paraître.
10. Lacan J., «Réponses à des étudiants en philosophie sur l’objet de la
l’objet de la psychanalyse») articulait le démenti de psychanalyse», Cahiers pour l’analyse n°3, Cercle d’Epistémologie de l’École
l’angoisse de castration «comme le premier jet du Normale Supérieure, Paris, mai-juin 1966, p. 6.

refoulement originel» 10, sous la forme d’une refente


ainsi formulée : «J’ai l’angoisse de castration en L’intime, l’extime, le psychanalyste
même temps que je la tiens pour impossible». Voilà Marie-José Asnoun
ce que tente de masquer le démenti structural. Et
voilà ce que la promotion de l’extime doit
sauvegarder : le symptôme-École pour tout parlêtre
devenu analyste. La vie intime
Incidences politiques «Tout ça c’est dû à ce qui s’est passé à l’entrée dans
la vie et à la fonction des premières impressions
Voilà qui soulève, pour conclure, la question de reçues par le sujet.» 1
l’extime dans la procédure. Il ne s’agit pas d’une En psychanalyse, la vie intime est peut-être un temps
normalisation des usages, justement parce que toute du sujet, d’une part lors du déroulement de sa cure,
norme encourage et collabore au démenti. Il s’agit d’autre part en effectuant la passe, lors de la
simplement de mettre en phase ceux qui jugent, avec transmission aux passeurs où resurgit le sens
celui qui est jugé, soit : l’École avec le candidat. étymologique d’intimer, c’est-à-dire faire connaître,
À la mise en avant de l’extimité côté passant – dès faire savoir.
lors que se profile une nomination doit répondre Avant cela il est difficile de négliger que l’intime,
l’extimité côté cartel. La «mise en phase» est en dans sa valeur singulière, peut virer au surmoi et
physique une définition de la caisse de résonance. intimer au sujet l’ordre de jouir.
L’extime de la procédure n’est pas un filtre de plus, Je relaterai la position d’un sujet auquel le fantasme,
mais un amplificateur fragile. «se faire trahir», donne une certaine conduite de vie,
Fragile, car le risque est grand d’en inverser la au point de s’intimer une impossible collaboration
fonction. Il suffirait d’en banaliser l’usage, d’en avec l’Autre figurant le traître. Sa solution
aplanir l’exception, ou bien de l’idéaliser, pour qu’il névrotique sera de se taire pour ne pas trahir, ce qui
tourne à la parodie de l’Autre de l’Autre. révèle la jouissance contenue dans cette position, et
La vigilance est donc requise quant à l’intégrité de implique une trahison quant à la méconnaissance de
sa fonction. Celle-ci doit s’évaluer en permanence, son désir.
se jauger, au moins par les effets de la division L’intime de cette règle de conduite de vie radicale
attendue. L’AE divise-t-il l’École ? L’extime divise- est la position d’infernale vigilance à ne jamais
t-il le cartel de la passe ? céder sur son intime, et la non-trahison.
Si certains ont pu y parvenir en leur nom – car la L’intime, me semble-t-il, pousse à la ségrégation, à
fonction extime ne date pas d’hier – il s’agit de l’occasion de la petite différence, là où l’extime
pouvoir l’inférer non au personnage qui l’incarne,

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prend le pari de la déségrégation du particulier de vaut aussi bien pour l’Autre maternel dont la phrase
chacun, sans pour autant enfermer le sujet dans le récurrente est : «Pourquoi prendre en compte cette
bien au chaud, c’est-à-dire l’identité de soi à soi, car parole ?».
l’extime bouscule le sujet. 11 le bouscule tant, que le Elle devient méfiante, vigilante et silencieuse. Elle
sujet passe son temps à vouloir boucher cette béance ne traitera plus avec l’Autre. Son intraitable
avec le signifiant (S1), avec l’objet (a), avec l’objet s’installe. Elle se construira comme l’objet sans
d’amour, avec le moi et le surmoi. trahison, celui qui manque à l’Autre.
L’intimité du sujet de l’inconscient ne peut éviter la L’amour de la vérité convoque ici les significations
dimension extime de l’inconscient qui peut produire de la mort. Elle fera une très longue analyse, car elle
aussi bien dans ce paradoxe un savoir nouveau, éprouve la fameuse formule de Lacan, «il faut du
extrait de la cure, via une subjectivation nécessaire temps de se faire à l’être».
et pas sans temporalité – il faut «du temps de se faire Elle reprendra peu à peu la parole, via la
à l’être», nous enseignait Jacques Lacan. L’extimité, psychanalyse, d’une part dans sa cure, d’autre part
pas sans la temporalité du sujet, peut aboutir à la dans la communication de travaux divers au sein de
prise en compte de ce savoir nouveau issu d’une la communauté analytique.
part, de l’incarnation de l’objet par l’analyste et La méfiance perdure jusqu’au moment du retour
d’autre part, du point troué qui permet la production d’une scène où elle retrouve le cri oublié quelque
de ce savoir nouveau. Il y a donc d’une part, quarante-cinq années auparavant. Le fantasme se
l’incarnation de l’objet et d’autre part, le point révèle, révélation corrélée au sens du symptôme. Le
radicalement vide qui permet une invention de fantasme déjà entamé de «regarder la mort en face»
savoir. C’est pouvoir reconnaître être l’objet de et symptomatiquement de l’attendre chaque nuit,
jouissance, être cet objet extime au sujet – chute.
«L’extime dit que le plus intime est à l’extérieur, L’équivoque fonctionne. La coupure opère. Trahir
qu’il est du type, du modèle : corps étranger» 2 – et devient l’équivoque de livrer, de transmettre.
d’autre part, rencontrer ce point vidé de la jouissance L’intraitable devint le symptôme, sinthome au
qui permet d’aborder le savoir à partir d’un trou dans service de la pratique analytique, soit la façon propre
le savoir. au sujet de faire avec le réel. La jouissance fut dite et
trahie.
Intime et extime du symptôme Esthela Solano nous rappelait que «la passe a été
conçue par Lacan comme la preuve, déductible par
J’avancerai qu’il y a une face intime du symptôme le cartel à partir d’une démonstration faite par le
qui mute en sa face extime. Via son intime, le sujet passant, du passage de l’analysant à l’analyste. Ce
tente de convaincre l’Autre que sa plainte est passage comporte une mutation du sujet, un
authentique et qu’elle doit se conserver bien au changement qui provient d’un rapport différent au
chaud. savoir et, par voie de conséquence, ce nouveau
La dimension extime s’inscrit lorsque le sujet peut rapport au savoir a une incidence sur les conditions
resserrer sa plainte en un symptôme, symptôme de sa jouissance» 3.
analytique, qui se réduira en un point qui sera ce qui Le symbolique, l’impact du symbolique sur le réel
résiste au signifiant et qui finira par se vider pour est vérifié. La possible création de la parole est
apparaître comme un savoir nouveau, savoir qui sera démontrée.
toujours à renouveler, pour chacun mais aussi bien Le sujet répond par la mise sur le désir, là où l’Autre
pour la psychanalyse. C’est ce qui explique la tâche paternel s’évertuait via le jeu à interroger son destin.
ardue. Via la tuchè – selon une interprétation d’Éric
Laurent – il interrogea toute sa vie l’automaton. Il
L’extime, ou du symptôme au savoir s’agit pour lui de savoir si l’Autre absolu, si Dieu
l’aime comme un idiot ou comme un héros.
Je présenterai le déroulement d’une cure qui va du
Le sujet sortira de l’automaton de cette répétition, et
passage de la jouissance du réel en tant que
fera le choix décidé d’une pratique de pure perte,
symptôme, au réel de la jouissance en tant que
sans tricherie. Le système de savoir est renvoyé, à
démonstration, en tant que savoir.
partir de la jouissance du taire ou du trahir, à un
Elle ne parlait pas, car toute parole équivalait pour
mode de traitement de l’inexistence de l’Autre.
elle à une trahison, à un mensonge offert à l’Autre.
Le savoir est opérant au sens où il rend compte du
Paradoxalement, dire était aussi trahir l’Autre. Cet
point d’indicible, soit une jouissance sans trahison,
Autre, suite à une scène énigmatique, devient le
traître, celui qui, selon elle, maltraite la parole. Cela

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mode de jouissance fondamental du sujet, soit un nouveauté, le ratage de la bonne façon – selon une
sujet toujours heureux. expression d’Éric Laurent – ratage qui demande
Le sujet avait rencontré dans la scène énigmatique effectivement la poursuite d’un enseignement. Il n’y
son exclusion, la récupération d’un objet répondant a pas de jouissance tranquille. Il y a une manière
au manque dans l’Autre, qui vient marquer la place tranquille d’en rendre compte.
et les places qui viennent inscrire l’exclusion interne
du sujet qui répond au manque dans l’Autre, à Le psychanalyste et l’École
l’Autre barré. Le fantasme vient recouvrir ce qui est
saisi, soit le Signifiant de l’Autre barré. La Après tout le long déroulement de la chaîne
récupération se fait par le fantasme – «regarder la signifiante, le psychanalyste incarne ce qui résiste au
mort en face ou se faire trahir». Le sujet devient ce symbolique. Il présentifie le Réel en jeu. Sa présence
regard. est liée au silence de la pulsion, à l’objet sans
trahison. Lors de l’évanouissement du sujet supposé
Deux temps sont marqués : savoir, l’objet réel apparaît, l’objet comme extime au
1. Le temps d’ouverture dialectique : les signifiants signifiant s’isole. Le psychanalyste dirige la cure, en
défilent. tout cas ce fut vrai pour moi, pas sans le dispositif de
2. Le temps de la construction du fantasme où le l’École. L’École eut indéniablement une fonction
sujet articule son fantasme, où le sujet se relie à d’extime. Cela valait le coup de s’inscrire dans la
«l’objet sans trahison», à l’objet de jouissance. série de ceux qui désiraient la poursuite de la
psychanalyse. L’École m’est longtemps apparue
L’analyste intervient là, à partir de cette place-là, à comme l’extime qui servait la psychanalyse, qui
partir de la tentative de récupération de l’objet objectait à l’automaton de l’organisation. Je crois
perdu. L’analyste se voit devenir ce qui fait tache vraiment que j’ai abordé le dispositif de la cure non
dans le tableau ; sans devenir le partenaire du sujet, séparé du dispositif de l’École. Elle fait partie
il occupe une place extime. Il opère comme lieu de intégrante de l’expérience analytique. Elle
l’Autre et à partir de la place de l’objet. L’analyste présentifie la psychanalyse et permet l’élaboration
rouvre le rapport à l’Autre, à partir de la place de de savoir qui inclut le réel.
l’objet, à partir de la récupération d’un mode de L’École est le lieu où se pose la question de la
jouissance. À partir du mode de jouissance, psychanalyse. L’horizon était la passe que permettait
l’analyste rouvre le chemin vers l’Autre. Cette l’École avec sa procédure. C’est le lieu qui permet la
orientation analytique dérange la jouissance, ouvre passe et sa procédure, qui laisse place à une
une dialectique à partir du montage fantasmatique ; communauté de travail qui donne son ampleur au
c’est à partir de la place de l’objet que l’analyste a dispositif de la passe et incide ainsi sur l’intension
déjà un pouvoir dans la construction fantasmatique. de la psychanalyse. Je crois que l’École, et la
Le sujet renoncera à rencontrer l’Autre fidèle, création de l’École Une 4 va dans ce sens, a une
l’Autre loyal, pour servir une cause qui à causer ne fonction d’extime, mais aussi bien avec cette
peut que trahir le langage. Le sujet choisit fonction paradoxale il y a un extime de l’École qui
l’équivoque, fait le choix de dire les choses d’une est l’Analyste de l’École. Il maintient une vacuole,
telle façon que ce dire peut désigner la zone du désir, selon l’expression de Jacques-Alain Miller 5 au sein
soit l’éthique du désir. de l’École. C’est une condition structurale pour le
C’est ainsi que le sujet peut savoir, connaître la futur de la psychanalyse, pour le devenir de la
détermination qui le constitue. Dans la passe, le sujet psychanalyse dans le monde. L’extime a une
est confronté à un point qui n’obéit pas au standard, fonction de relance du désir articulé au savoir. Cette
c’est le réel en jeu. C’est un pari sur l’au-delà de fonction d’extime permet d’une part, la pérennité de
l’inconscient qui nous ramène au-delà de la logique la psychanalyse et d’autre part, sa dimension vive
de l’Un et du Tout propre à l’Œdipe, c’est-à-dire une d’invention car cela concerne un savoir qui manque
logique qui accueille une zone où la jouissance n’est et qui est toujours à inventer. Le savoir analytique
«pas-toute» corrélée à la sémantique imposée par la est une position extime aux savoirs qui voudraient
fonction de la castration dans l’inconscient. C’est répondre de tout et se débarrasser de ce qui insiste,
aussi l’invention de l’orientation lacanienne et celle de ce qui objecte à leur propre système. Le savoir
de la passe, soit un pari sur l’invention ou une lutte analytique sait qu’on ne peut pas dire tout sur tout, et
contre le standard, contre la règle qui voudrait une fait le pari de produire un «discours qui ne serait pas
norme. La passe, c’est parvenir à scander un point du semblant» 6, un savoir qui sait qu’il y un point –
où se dégage dans la rencontre manquée l’effet de nommé jouissance – qu’aucun dogme, qu’aucune
règle, qu’aucune norme ne peut résorber. Le savoir

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psychanalytique, extime aux savoirs, est un savoir veut avant le piétiner. «C’est mon corps qui est en
qui ne permet pas l’oubli, et qui prête à jeu. Elle veut le piétiner, l’écraser», me dit-il,
conséquences – dont l’une est de maintenir la ajoutant «elle me manque de respect, ce que je ne
psychanalyse dans le monde. puis accepter car il s’agit de mon corps». Ce que cet
homme réclame – quelle que soit la part de
1. Miller J.-A., «Extimité» (19851986), L’orientation lacanienne, Département
de Psychanalyse de Paris VIII, leçon du 13 novembre 1985. souffrance qu’il a prise dans ce qui est avatar du
2. Ibid., p. 8. non-rapport sexuel –, c’est le respect qui lui est dû.
3. Solano-Suarez E., «Il faut du temps», La Cause freudienne, n°45, Paris,
Seuil, 2000, p. 59. Il le traduit comme le sentiment intime de soi.
4. Fondation de l’École Une, IV Assemblée générale de l’AMP, Ile Congrès de On pourrait dire que le sentiment – comme le sujet
l’AMP, Buenos Aires, 14 juillet 2000.
5. Miller J.-A., «Extimité», L’orientation lacanienne, op. cit. de l’inconscient pour Lacan – ne «touche à l’âme
6. Lacan J., Le Séminaire, Livre XVII, «D’un discours qui ne serait pas du que par le corps, d’y introduire la pensée» 2. Si
semblant», 1971-72, inédit.
l’angoisse ne trompe pas face au réel de la rencontre,
c’est le sentiment qui intime l’homme à répondre de
Le sentiment ce qui échappe au sujet que je est vivant. C’est une
Marie-Hélène Roch des prémisses du sujet lacanien, de l’éthique de la
psychanalyse lacanienne. Lacan en dessine l’horizon
Parler du sentiment dans le cadre des Journées avec la rencontre dans le transfert de l’amour qui
scientifiques des AE est une gageure. Quelle affinité s’attache à un élément hétérogène, non plus forme
y a-t-il entre le sentiment et l’extime, notre thème de mais partie du corps : «Je t’aime, mais parce
réflexion ? Nous avons retenu cette indication de qu’inexplicablement j’aime en toi quelque chose
Lacan, lorsqu’il nous fait entendre l’équivoque du plus que toi, l’objet a, je te mutile» 3.
mot sentiment, par contraste avec l’angoisse qui ne
trompe pas et fait signe du réel. Le sentiment trompe La deuxième vignette concerne l’intuition qui a
quant au réel du senti, du sens, de la sensation. Il précédé ma décision de faire la passe. Elle portait
peut se compter dans la liste de ce qui est leurre, sur le doute à ne pouvoir conclure sans l’Autre –
comme le plaisir, le signifiant, l’image, le semblant. sans le signe de l’analyste – et sur le problème que
Jacques-Alain Miller faisait remarquer dans son posait un symptôme non résolu. Il consistait d’autant
cours de 1986 sur «L’extimité» 1 que, contrairement plus que l’Autre s’était réduit au silence, objectivant
aux affects, «une émotion qui vient au corps connote ainsi le doute. Désespérant de pouvoir jamais traiter
l’incidence directe du réel». L’émotion fait irruption par l’analyse ce qui restait de mon symptôme, je
et contourne la structure du langage. Le sentiment désespérais de pouvoir un jour entrer à l’École. Du
est une incise du langage ; il marque un suspens moins, je le croyais. Cependant, une fois que la
dans l’inexprimé de la sensation, de l’impression présence réelle de la jouissance fut bien éprouvée –
reçue. En cela il est proche de l’intuition, de celle à et il y faut du temps –, j’avais le sentiment que la
l’orée de la certitude et – plus près qu’on ne le passe était à ma portée.
supposerait à première vue – de la biologie Je recevais alors un patient schizophrène qui
lacanienne du corps, du vivant. Voici deux vignettes m’enseignait sur l’usage qu’il faisait de son corps
cliniques, l’une d’entrée en analyse, l’autre de sortie. pour en limiter la jouissance, cherchant à rétablir
dans le réel l’opposition signifiante qui lui manquait
À l’orée de la certitude dans le symbolique. Il la prenait en charge avec son
corps. Par exemple, il se plaignait de ne pouvoir
Un homme vient me trouver dans l’urgence de sa «initier une simple action», disait-il, comme celle de
situation de mari trompé. Il l’est depuis onze ans, fermer la fenêtre. Pour la rendre possible, il différait
mais cette fois-ci c’est sérieux, sa femme veut le cette action en ouvrant la porte. Pour fermer la
quitter. Il ne peut lutter avec l’autre homme fenêtre, il ouvrait la porte. Ce qu’il me faisait
puisqu’elle en est amoureuse. Il affirme qu’il comprendre par ce dit, c’est qu’en ouvrant la porte,
pourrait assumer sa défaite alors qu’il aime toujours il fermait la fenêtre. C’était un principe de limitation
autant sa femme. Ce qui ne va pas et ce pourquoi il au passage à l’acte. «Mon seul problème réel, c’est
est venu interroger l’analyste, car il est perdu sur ce le passage à l’acte», disait-il avec ironie. Ce sujet
point, c’est qu’il a le sentiment que sa femme ne nous enseigne comment il lui faut limiter le
peut assumer son désir pour un autre et qu’elle veut monologue autiste de la jouissance dont il pâtit ;
le lui faire payer (en jouissance). C’est le prix comment trouver des façons pratiques de suppléer au
qu’elle demande pour leur séparation. Pour pouvoir sens, lequel lui est fermé.
aimer ailleurs, rendre possible leur séparation elle

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«Le schizophrène occupe une place que l’on pourrait en l’Autre autre chose que son image, respecter sa
dire d’exclusion interne dans la clinique universelle différence, son incomparable» 6.
du délire» 4, écrit J.-A. Miller. «Si le schizophrène Dans une interview accordée à l’occasion de la
est ce sujet pour qui tout le symbolique est réel, c’est sortie de son livre Milosevic, une épitaphe, l’écrivain
bien à partir de sa position subjective qu’il peut yougoslave Vidosav Stevanovic disait en substance :
apparaître que, pour les autres sujets, le symbolique «Les massacreurs sont le plus souvent des gens
n’est que semblant», ajoute-t-il. comme les autres. Les démons qu’ils portent, leurs
Revenons à l’impuissance, celle précisément du pulsions de haine, leurs délires existent aussi
sujet névrosé qui ne cesse pas de vérifier, en terme potentiellement en chacun de nous». Il concluait :
de sens qui fuit, sa défense devant la pulsion – ce qui «On peut néanmoins choisir de ne pas y céder».
illimité la jouissance et n’en permet pas l’extraction. Ouf ! Soyons sérieux, au sens de la série chez Lacan.
Il fallait bien, me disais-je, rendre pratique Le concept d’extimité est opératoire dans la structure
l’opération de séparation. Je ne savais pas que la logique de l’expérience analytique qu’il rend
passe serait cet effet pratique et viendrait apporter, originale, car elle est seule à assurer de
sous l’effet d’un savoir qui s’écarte de la vérité, une l’ininterprétable. Il n’y a que la psychanalyse qui
limite à la jouissance autiste du symptôme. La puisse démontrer que cet autre en soi, s’il nous est
décision de passe paralysait mon jugement ; prendre propre, n’est jamais commun et qu’il porte en
la décision allait créer la béance, «un fossé autour de puissance la condition d’un désir inédit dans
quoi le sujet n’a plus qu’à faire le jeu du saut». 5 Je l’humanité, le désir de l’analyste. Il s’agit de ne pas
fais référence à un nouage primitif entre angoisse et céder sur ce point, de s’obstiner même. L’École doit
jouissance qui sen : e ce moment où s’exprime ce avoir l’ambition de cette seule exigence. Elle
qui se détache dans cette épreuve, ce vide créé par la renvoie chacun à l’éthique, à son acte, l’acte
chute de l’objet a. C’est-à-dire risquer un nouveau analytique, celui du désir du psychanalyste vérifié
savoir qui ne soit pas supposé, mais livré d’un lieu par la procédure de la passe qui fait de la
qui diffère de toute prise du sujet. psychanalyse un enjeu de transmission et
Il ne s’agit pas de quitter son analyste pour se l’expérience d’une École éclairée par la passe.
séparer de l’objet de jouissance. Il faut que l’analyse
soit jouée en ses parties. L’analysant a un partenaire L’Autre c’est le corps
pulsionnel qu’incarne l’analyste dans sa stratégie, à
chance de «le mutiler» s’il ne recule pas de cet objet Considérons maintenant les deux façons dont Lacan
a, opérateur de la jouissance qui fait que l’analyse ne fait usage pour parler de l’objet a. Produit de l’acte
sera jamais une mystique. Le moment arrive, en fin analytique dans le parcours d’une analyse, il est une
d’analyse, où l’analyste pourrait apparaître comme consistance logique, extime à l’Autre de la structure
un Dieu inconnaissable et infiniment distant. Se signifiante en ses coupures.
séparer de l’objet est un effet pratique qui rompt L’extraction de jouissance est un prélèvement
avec l’Autre, alors réduit dans le temps de corporel. Le parlêtre est tout entier dans un bout de
l’expérience à sa consistance logique (a). corps. Que Lacan puisse dire, dans «La logique du
L’intuition a précédé de peu la décision, qui est alors fantasme», «l’Autre c’est le corps» 7, c’est la
un jugement subjectif portant sur les conséquences à réduction de l’Autre à un objet pulsionnel (a). D’une
venir et non plus sur ce qui aura été dans l’analyse. autre façon, l’objet a est défini par Lacan comme un
Anticiper le réel participe du sentiment le plus vide, un creux, qui se laisse visiter, entourer par la
intime de parier son être dans un bout de corps, qu’il pulsion. L’accent est mis par Lacan dans cet abord,
soit tout entier dans un regard, dans une voix – petit non plus sur la consistance, la densité du corps, sa
creux inséré, agrafé dans l’Autre, autre en soi, et qui, gravité dans un objet partiel, mais sur la tension du
pour être produit dans la passe au cours de la mouvement. La pulsion serait dans ces allers-retours
procédure, pourra ensuite être tenu en autorité et en entre le signifiant et le corps en son bord, ce qui vise
respect. C’est ce que demande cet analysant auquel l’extimité de la jouissance. «Là où ça jouit, ça
je me réfère, à l’entrée de son analyse. Il veut le parle»… Et ça ne se laisse pas interpréter. Cela nous
respect de son corps affecté de parlêtre. Le respect amène à distinguer le produit du temps logique de la
est à prendre non pas dans sa valeur de sentiments cure réduit à sa consistance pulsionnelle dont
réciproques mais dans sa valeur kantienne, comme l’analysant s’instruit dans l’analyse avant de s’en
le disait J.-A. Miller dans son cours : «C’est un des séparer, et le savoir produit dans l’instant de la passe
noms du rapport à l’Autre majuscule, c’est respecter par la pulsion libre du semblant de l’objet a, enfin
allégée, et dont la cible est un nouveau nouage
habile entre réel et symbolique – mais non sans le

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corps qui en forme le nœud. Cet instant, selon mon d’interprète ? À travers le personnage d’Elvire,
expérience, est équivalent au temps de la passe, à Jouvet donne cette définition de l’acteur : «C’est
l’usage pratique qui est fait de la procédure et à ce quelqu’un qui vient délivrer un message malgré lui».
qui peut en surgir d’inédit. Les séances de travail doivent amener l’actrice à
traduire cette tension du sentiment jusqu’au
Le ravissement d’Elvire dépouillement. Jouvet la conduit là où elle n’irait pas
toute seule. Il y faut cette présence tendue qui
Je vais maintenant me déplacer au théâtre, parce que regarde et écoute. C’est la présence insistante d’un
le théâtre est une pratique qui peut montrer que ça désir qui ne cède pas sur le sentiment. Elle vient
parle. Cela est d’autant plus intéressant, lorsque la contrarier tout ce qui l’empêche : la psychologie des
démonstration trouve comme support les cours que caractères, le confort du savoir-faire, la maîtrise qui
donnait Louis Jouvet au Conservatoire d’Art se passe de l’autre, le plaisir à jouer sans adresse.
dramatique de Paris, et surtout quand il nous Jouvet démasque ce qui se refuse à l’acte théâtral. Il
enseigne à ne pas céder sur le sentiment. est là, soutenant la jeune actrice quand elle désespère
Elvire Jouvet 40. En 1986, Brigitte Jaques et d’y arriver. Il l’arrête quand elle est prise dans
François Regnault ont produit un spectacle resté l’imaginaire : «Jouer un texte c’est d’abord le dire,
dans nos mémoires. Dans la préface de l’édition du affirme t-il. L’acteur entre pour parler». Qu’est-ce
texte, B. Jaques écrit ceci : «C’est après de longs que «le sentiment», selon Jouvet ? C’est une
mois d’exercices, d’entraînements physiques et constante de son enseignement et, à essayer de
spirituels que surgit ce moment soudain et l’interpréter, ça ne dit rien si ça opère mais c’est tout
merveilleux, où de l’oubli de soi naît pour elle proche du vivant. Le sentiment est bien la cible du
(l’actrice) le grand Art du théâtre. Ça parle. Comme travail de formation. Il faut que l’actrice en vienne à
les maîtres zen se réjouissent quand, dans l’art se dépouiller des intentions, du sens ; en vienne à se
chevaleresque du tir à l’arc japonais, "quelque chose détacher de tout ce qui l’encombre afin de traduire
a tiré"» 8. l’état d’Elvire. Amour, béatitude, extase, viduité. Le
Le spectacle mettait en scène sept séances (qui ont ravissement.
eu lieu entre le 14 février et le 21 septembre 1940), Le sentiment, ça ne dit rien d’autre que cette tension
dans lesquelles Louis Jouvet fait travailler la nécessaire à la répétition et à ce qui pourrait bien se
dernière scène d’Elvire (acte IV, scène 6) du Don trouver, s’échapper au cours des séances de travail et
Juan de Molière à une jeune actrice nommée faire rencontre. Entre le texte et le corps, ce qui peut
Claudia. La période dans laquelle ces séances sont advenir de réel, c’est un morceau de corps, la voix à
données introduit le temps comptable dans la classe même de produire l’effet attendu par Jouvet dans
ouverte par Jouvet en 1934, et que la guerre viendra l’interprétation de cette scène : «un trémolo de flûte
interrompre définitivement en 1940. Temps céleste». Un instant de grâce sur un point
comptable aussi pour la jeune actrice juive, qui d’extimité : «C’est la première fois que j’entends ce
arrive au bout de ses trois années de Conservatoire. morceau», dira-t-il à Claudia à la fin du travail.
Rappelons que le rôle d’Elvire se divise en deux Pour l’actrice qui prête sa marionnette – son corps –,
scènes. Entre la matinée où elle invective Don Juan la grâce n’est autre que le nouage bien fait du Réel,
dans son hôtel et le moment où elle vient chez lui du Symbolique et de l’imaginaire. Une manière de
l’après-midi, il y a un changement, une conversion. parler juste. «La nue éclate – dit Jouvet à l’entrée
Elle est passée du ressentiment à un amour fait de d’Elvire – on voit tout à coup l’apparition et puis
détachement. Le sentiment, lorsqu’il est détaché des elle parle, et quand c’est fini, c’est fini».
passions du corps, fait place au sentiment d’amour «Ainsi Louis Jouvet enseignait-il en 1940 l’art de
infini. l’acteur» 9, concluait B. Jaques dans sa préface. Par
Cette dernière scène a un ton singulier dans l’œuvre le biais de l’enseignement de L. Jouvet, je n’ai fait
de Molière, et la conversion d’Elvire à la sainteté que parler du désir de l’analyste, ce dépouillement
arrache à Jouvet cette exclamation admirable : «Je des particularités aussi loin que cela peut se faire, y
me ferais cistercienne pendant trois mois pour savoir compris jusque dans cet instant de passe où, en un
ce que c’est que cette sérénité ; pour en avoir le point irréductible, «quelque chose a tiré», produisant
sentiment». ce que Lacan appelle dans L’éthique de la
Cette exclamation ne laisse-t-elle pas entrevoir de psychanalyse «un effet d’enthousiasme», seul à nous
quelle ascèse, de quelle préparation, de quelle assurer d’un réel.
conversion même l’acteur doit se tenir prêt pour
parvenir à toucher «le sentiment» – comme dit 1. Miller J-A., «Extimité» L’orientation lacanienne, Cours du département de
psychanalyse de Paris VIII, 1985-86, inédit.
Jouvet – qu’il rend équivalent à sa performance 2. Lacan J., Télévision, Paris, Seui1, 1974, p. 16.

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4. Lacan J., Le Séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la En un premier sens, nous pouvons dire que la
psychanalyse, Paris, Seui1, 1973, p. 241.
5. Miller J-A., «Clinique ironique», La Cause freudienne n°23, Paris, Seuil, féminité freudienne est toute prise dans la négativité.
1993, p. 8. Le refus de la féminité se révèle alors comme le refis
7. Lacan J., Le Séminaire, Livre XI, op. cit, p. 60.
6. Miller J.-A., «L’acte entre intention et conséquence», La Cause freudienne de cette négativité, sous les auspices du refus
n°42, Paris, Seuil, 1999, p. 15. d’accepter la castration. En un second sens, la
7. Lacan J. Le Séminaire, Livre XIV, «La logique du fantasme», séance du 10
mai 1967, inédit. féminité freudienne se révèle marquée d’une
8. Jaques B., Elvire Jouvet 40, Théâtre de la Commune Pandora, Paris, Solin, positivité. E le désigne, en effet, ce qui n’est plus
1992.
9. Jouvet L., Molière et la Comédie classique, Paris, Gallimard, 1965. soumis à la menace de castration puisque la femme
est déjà châtrée. Nous pourrions ajouter deux autres
Le répons du partenaire positivités la féminité, d’une part celle qui permet la
Dominique Laurent maternité, et d’autre part celle qui se tourne vers «le
désir de l’homme qui porte le pénis».
Lacan accentue cette positivation en séparant
J’emprunte le terme de répons à la notation musicale féminité et maternité. D’une part, dans le rapport
pour désigner un mode de réponse qui s’extrait de sexuel, la femme est située quoad matrem, c’est-à-
l’espoir du dialogue. Le répons pourrait illustrer une dire qu’elle ne peut pas s’inscrire comme femme
réponse qui tienne compte de S(A). Le terme de dans le rapport sexuel mais en tant que mère,
réponse est toujours lié à l’illusion du dialogue. Ce interdite. D’autre part, l’accès au désir de l’homme
terme de répons est un mode de réponse à côté, qui porte l’organe inscrit un rapport avec le symbole
particulier. C’est à partir de la position féminine que phallique, et non avec l’homme comme tel 2. La
seront mis en perspective le partenaire et ses féminité se sépare du quoad matrem dans la mesure
réponses. où elle indique une position subjective autre ; celle
Quels partenaires interrogent la position féminine? qui, dans le rapport sexuel, correspond à
Quelles réponses peut-elle en attendre? Quelles en l’expérience corporelle d’une absence de limite.
sont les conséquences? Il s’agira dans cet exposé C’est la non-fonction de la castration comme limite.
d’en donner un aperçu. La féminité a un rapport avec l’illimité, c’est-à-dire
que la jouissance du corps ne s’y trouve pas limitée
De l’incomplétude à l’inconsistance
à l’organe phallique. Elle est «infinie au sens d’être
Freud, dans «Analyse avec fin et analyse sans fin» 1, non localisable», comme le note J.-A. Miller. Cette
en 1937, constate que l’analyse pour l’homme expérience de l’illimité est ce à quoi le sujet peut
comme pour la femme bute en son terme sur le être livré sans recours, é au-delà de tout «rapport
«biologique de la différence sexuée véritable roc sexuel». Elle peut prendre alors la tournure de la
d’origine». Malgré la «variété des efforts répétés de pulsion de mort. C’est l’excès féminin. Nous y
l’analyste», l’abandon par la femme de l’envie de reviendrons. Ne pourrions-nous pas lire avec Lacan
pénis s’avère difficile. Tellement problématique que «le refus de la féminité», épinglé par Freud, comme
la femme peut se déprimer sévèrement lorsqu’elle a le relus par des femmes de dire quelque chose de
la certitude que la cure analytique n’est d’aucun l’expérience de l’illimité, ou plus précisément, de
secours pour obtenir ce qui est irréalisable. Pour nommer l’expérience à laquelle elles sont livrées ?
l’homme, la protestation virile, selon le terme Autrement dit, ce refus serait celui de dire le ternie
consacré d’Adler, pérennise le maintien d’une lutte et aussi de limiter la jouissance féminine. Dans
contre la passivité dans le rapport à l’homme. Freud l’article «Un répartitoire sexuel» 3, J.-A. Miller
lie ces deux thèmes au complexe de castration. Si la faisait valoir comment l’incomplétude de l’être
problématique de la fin de l’analyse, ainsi dégagée, féminin freudien, marqué d’un moins, a été reprise
est centrée sur le phallus et la butée du roc de la par Lacan comme inconsistance du pas-tout.
castration, il est très précieux pourtant de relever la L’inconsistance désigne une structure logique
façon dont Freud désigne ce point de butée. positive qui prend la place de l’incomplétude
Contrairement à Adler, Freud ne se contente pas de freudienne. C’est un ensemble ouvert, et l’espace lié
la fausse évidence de la protestation virile. Ce n’est au «pas-tout» n’est pas le même que celui de
pas le côté homme qui le retient. Il s’intéresse l’incomplétude. Passées les bornes, il n’y a en effet
davantage à la face cachée de la protestation virile plus de limites et surtout, il se révèle qu’il n’y a pas
qu’il nomme «refus de la féminité». Ce refus, de bornes. On peut toujours aller trop loin. C’est
objectivé par le penisneid et la protestation virile, ne parce que «son être est marqué d’un moins
désigne-t-il pas une zone au-delà du phallus avec irrémédiable qu’elle va toujours trop loin».
lequel le sujet féminin a affaire ? L’homme a un rapport structural à la limite, par le

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phallus. La femme ne l’a pas. Le rapport à la limite, de paroles, de l’être aimé, pour que la jouissance
pour elle, est contingent et relève de l’amour, de la trouve à se traduire, à se loger. Le roman libertin du
certitude de l’amour qui vient fixer la dérive XVlle siècle français ne recule pas à faire parler
pulsionnelle. Dans le lien hétérosexuel, l’homme élu l’amant à la dame qu’il vise, de ses prouesses
est pris dans une forme érotomaniaque de l’amour amoureuses auprès d’autres. Il fait ainsi valoir sa
comme l’indique Lacan dans son texte «Pour un brillance phallique. C’est précisément parce qu’il
congrès sur la sexualité féminine» 4. Arrêtons-nous parle qu’il assure la poursuite du désir et des jeux de
sur ce point qu’a fait valoir J.-A. Miller dans l’article l’amour. Plus qu’une parade, c’est le prix qu’il doit
déjà cité, car l’amour et le ravage ont un rapport payer. Les amours du chevalier de Faublas, de
étroit. «Ils ont le même principe, dit-il, à savoir A, le Louvet, en témoignent. Chez Crébillon, le
pas-tout au sens du sans-limite» 5. Le lien «moment» peut être ainsi reculé toute une nuit par le
érotomaniaque, dans la certitude de l’amour partagé, «pousse à la parole de la dame». L’invention de
s’il n’est pas totalement délirant, arrête, fixe les Diderot de faire parler les bijoux indiscrets des
femmes dans un rapport vital. Cela se vérifie à dames n’est que l’envers de la structure du
l’occasion par la fidélité exemplaire, voire le phénomène. Car celui qui finalement est l’indiscret
dévouement sans limite, pour peu que le partenaire des bijoux, c’est Diderot lui-même. Il fait dire aux
réponde à cette exigence de la bonne manière. De femmes, de son point de vue, ce qu’elles veulent.
quelle réponse s’agit-il ? Est-ce l’illusion du Elles veulent tout. L’organe bien sûr, et de façon
dialogue ? Certainement pas. Ce n’est pas non plus insatiable, mais aussi tout le reste, les titres, les
la réciprocité imaginaire ou la reconnaissance hommages, les honneurs qui sont autant de
symbolique. C’est une réponse du réel. Cette semblants d’être. En un sens, c’est la même structure
réponse désigne la façon dont l’homme arrive à que le dit d’amour qui vient dire quelque chose de
s’inscrire dans le fantasme de la femme, c’est-à-dire l’être féminin. Le portrait de Tells, une des héroïnes
occuper une place dans le discours qui touche à sa des Bijoux, donne une version du «sans limite». Sans
jouissance au-delà du phallus. Nous pourrions demeurer plus qu’il ne le faut dans la référence au
utiliser la métaphore que la musique propose avec dix-huitième qui m’est cher, notons que la clinique
les répons. Notons qu’en typographie, R est le signe la plus ordinaire vérifie que le rapport sexuel ne se
qui indique les répons dans les livres d’église et boucle pas sur le silence et implique le déroulement
qu’en numismatique, il marque le revers des de la chaîne signifiante pour la femme. Ainsi les
monnaies et des médailles. R serait l’écriture d’une femmes n’exigent-elles pas la parole de leur
réponse qui ne serait pas réciprocité imaginaire, ni partenaire comme préambule indispensable à l’acte
seulement symbolique, mais réponse du réel. Ce sexuel ? Ceci permet de vérifier combien le désir
serait le cas si parole et jouissance venaient à se féminin ne s’articule pas seulement au phallus mais
nouer autrement que dans l’illusion du dialogue. aussi à A, cet Autre du désir qui doit parler pour que
le sujet le reconnaisse comme objet. En somme
Du rapport sexuel qui n’existe pas, à l’amour l’homme, bien que pourvu de l’organe, doit faire des
efforts pour incarner le signifiant du désir. Avec de
La forme érotomaniaque de l’amour est appareillée à l’avoir, il doit faire de l’être. Si ce n’est pas le cas, il
l’exigence du «blabla du discours amoureux» qui ne peut se produire le dégoût de l’organe. Les femmes,
doit pas cesser de se dire pour assurer une fonction elles, incarnent le phallus, incarnent le signe du
de tempérance. Pourquoi ? Parce qu’elle vient désir, et sont objet cause, qu’elles le veuillent ou
suppléer ce que le rapport sexuel dénude, c’est-à- non. Dans certains cas, il leur suffit de paraître. De
dire l’incapacité pour le signifiant phallique de même les femmes ne se montrent-elles pas souvent
significantiser toute la jouissance féminine. La décontenancées, déçues, insatisfaites voire furieuses
femme, dans la version freudienne de l’acte sexuel, de constater l’endormissement toujours trop rapide
veut l’organe, penisneid, mais plus profondément ce de celui qui a obtenu satisfaction ? C’est en tout cas
qu’elle veut, c’est le phallus comme signifiant du ce que l’analyse recueille très souvent comme
désir, phallusneid, c’est-à-dire désir que «l’objet qui plainte. Car les femmes savent «que la jouissance de
parle» dise son être et vienne chiffrer sa jouissance. l’Autre, du corps de l’Autre qu’elles symbolisent
Or, si l’acte sexuel, au-delà de l’organe, mobilisait le n’est pas le signe de l’amour» 6. La parole d’amour
signifiant phallique comme le dernier mot du procède du manque-à-être, pas de l’avoir – si l’on se
signifiant sur le sens, alors on aurait une rencontre réfère à la définition lacanienne de l’amour en tant
réussie, c’est-à-dire un rapport sexuel qui ferait du qu’il donne ce qu’il n’a pas. L’homme en tant que
«un» entièrement résorbé par le signifiant phallique. sujet, en articulant la chaîne signifiante dans la
Ce n’est pas le cas. C’est pourquoi il faut un surplus

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parole, à déclarer son désir, met au jour son manque- celle de la pulsion de mort. Dans ce cas, le sentiment
à-être et en parlant donne à sa partenaire un de laissé-tomber se lira dans la psychose qui
supplément d’être. Ce supplément d’être est un être affectera le premier enfant.
de signifiance, c’est-à-dire lié à la jouissance. En Dans ce rapport à A, au pas-tout, au «sans limite»
tant que lié aux signifiants, il permet le chatoiement que peut incarner l’homme, il y a pour la femme un
de tous les semblants. C’est la subversion radicale de curseur qui peut se déplacer du ravage au
l’idée commune de l’amour réduite à un, nous ne ravissement et inversement.
sommes qu’un, façon de donner au rapport sexuel Le ravissement apparaît là comme obstacle à
son signifié 7. l’illimité de l’aspiration mortelle, et pourtant il
s’inscrit d’un «sans limite». Tel sujet disait ainsi de
Du ravissement au ravage, et retour avec l’homme son mari à l’analyste, «il me ravit». Elle prenait bien
soin d’expliquer comment cet homme avait en
Le rapport du désir de la femme avec A, avec l’objet quelque sorte rapté son existence, sa vie même et
érotomaniaque, avec l’Autre qui n’est pas un, est un qu’en ce sens, elle se trouvait aliénée à vie à lui,
rapport avec l’Autre qui parle. À cet égard la prête à le suivre à n’importe quel prix. Elle se
clinique d’entrée en analyse des femmes vérifie ce trouvait dépossédée d’elle-même. Elle expliquait
commentaire de J.-A. Miller. Les ratés de l’amour aussi combien ce ravissement était de l’ordre de la
qu’ils soient de l’ordre de l’abandon par l’être aimé, jouissance, aperçue à partir de la jouissance sexuelle
de la découverte ou du soupçon de son infidélité, de du corps mais aussi du discours amoureux qui les
la succession d’échecs amoureux ou d’une vie de liait et la disait femme. C’est ce que Lacan désigne
couple réduite à la routine de relations sexuelles sans de la jouissance supplémentaire au-delà de la
désir et sans paroles ou au contraire de paroles qui la jouissance phallique. La vacillation transitoire du
mettent à mal, plongent les femmes dans un état partenaire dans la relation plongea cette analysante
particulier d’affolement. On assiste comme à une dans «un état jamais éprouvé jusque-là», celui d’un
aspiration de leur être dans un abîme qui prend les envahissement mortifère qui l’aspirait. Elle eut la
couleurs de la dépression mais plus précisément qui tentation au-delà de l’analyse, de capitonner cette
isole la mort, comme signifiant-maître. Nous jouissance-là par un signifiant, celui de
pourrions dire que le dol dans la relation amoureuse l’antidépresseur. Ce signifiant pouvait donner en
confronte le sujet féminin à l’illimité de (A) effet une nouvelle signification de son être, celle de
qu’habille alors la pulsion de mort, «car la volonté la dépression. Elle aperçut rapidement la dimension
de jouir si on lui laisse libre carrière, révèle qu’elle d’illusion que ce colmatage pouvait comporter.
n’est que pulsion de mort» 8. C’est une version du
ravage par l’amour de l’homme, du ravage en tant Du ravage et de la mère
que lié à (A). L’homme peut s’inscrire très vite
comme ravage pour une femme, à partir de ce que Lacan, dans «L’étourdit», note «que la castration
révèle, pour elle, la tromperie de l’amour. C’est le soit chez la femme de départ, contraste
cas d’une femme qui, quelque temps après son douloureusement avec le fait du ravage qu’est chez
mariage conclu après une longue période la femme, pour la plupart, le rapport à sa mère, d’on
d’engagement amoureux platonique, découvre que elle semble bien attendre comme femme plus de
son mari, le premier homme de sa vie, entretenait subsistance que de son père – ce qui ne va pas avec
une relation charnelle avec une autre femme au lui étant second, dans ce ravage» 9. Le ravage dont
moment même où il lui déclarait sa flamme. L’autre parle Lacan concerne le sujet féminin confronté à la
femme aura un enfant malgré lui, qu’il ne jouissance féminine de la mère. Cette jouissance
reconnaîtra pas. Il la quitte alors. Il fondera une peut se décliner en un discours et un comportement
famille avec notre patiente, qu’il épouse. Nous qui ne sont certes pas univoques. Néanmoins nous
pouvons reconnaître là, chez le sujet obsessionnel la avons aperçu la façon dont rodait la pulsion de mort
séparation de la dame en tant qu’objet d’amour de lorsque dans le rapport à l’homme et ici au père
celle qui incarne le désir, mais notre patiente ne le quelque chose rate vraiment trop, le ratage étant
sait pas. La vérité de l’amour de cet homme, quelles toujours inscrit puisqu’il n’y a pas de rapport sexuel.
qu’en soient ses démonstrations ultérieures, est pour Ceci peut se traduire dans certaines versions d’entrée
cette femme radicalement mise en pièces. L’amour en analyse. Prenons le cas d’une jeune femme pour
de cet homme dans sa dimension de vérité sur l’être qui la relation à la mère est immédiatement sur le
est rendu caduc. Nous savons la structure de fiction devant de la scène. Dans l’année qui suit son
que comporte la vérité et le rapport de la vérité au mariage, elle apprend qu’elle est affectée d’une
semblant. Dans ce cas, cela ouvre la voie du pire, maladie gynécologique invalidante dont elle

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souffrait pourtant depuis plusieurs années sans l’énigme du désir de la mère, du désir d’on ne sait
qu’aucun diagnostic ne fût posé. Médecins et quelle jouissance, qui se pose pour le sujet. Elle est
chirurgiens la condamnent non seulement à la appréhendée au-delà du phallus par l’incidence de la
stérilité mais lui proposent comme avenir mort, vérifiée dans la dépression, retrouvée dans les
l’hystérectomie, l’ovariectomie et d’autres avortements successifs et par «l’encore» trop
mutilations. Le discours des femmes affectées de manifesté de relations charnelles peu significatives.
cette maladie, rencontrées dans les consultations Ce cas rend particulièrement sensible le
hospitalières, et encouragé par le discours médical débordement de la jouissance de la mère au-delà de
promet une vie sexuelle inexistante. C’est ce qu’elle ce qu’a pu signifier le père par ses effets de
vérifie depuis peu, devenant frigide. On lui promet signifiants. En se plaignant de l’emprise
aussi une vie professionnelle très profondément insupportable qu’exerçait sa mère dans sa vie intime,
altérée par les traitements lourds qui sont préconisés au point de la traiter comme une enfant et non pas
et dont elle fait déjà l’expérience. Submergée par des comme la jeune femme qu’elle était devenue,
préoccupations mortifères, elle livre son corps à la l’analysante témoigne de l’énigme pour elle de ce
science, jusqu’au jour où elle déclare à ses médecins qui vient capitonner la jouissance maternelle.
qu’elle refuse de poursuivre une spirale de soins qui
l’handicapent toujours plus. Elle leur déclare vouloir L’analyse et le chiffrage de la jouissance féminine
entreprendre une analyse pour traiter une maladie
qui touche à sa féminité et dont elle a l’idée qu’elle Les apories développées jusqu’à présent font valoir
est liée à la relation conflictuelle qu’elle entretient dans la clinique le rapport de la jouissance féminine
avec sa mère. Le recours à la psychanalyse se déduit au signifiant phallique mais, au-delà, à la parole
strictement de la position paternelle. Son père s’était comme appareil susceptible de la chiffrer pour la
engagé dans un long travail analytique dans le rendre compatible avec la vie. Lacan note l’effet du
contexte d’un épisode dépressif, alors qu’elle entrait ravage maternel pour la plupart des femmes. C’est-
dans l’adolescence. Elle en avait retenu l’idée que à-dire que c’est un phénomène de structure. Il peut
cela avait été très heureux pour son père. L’énoncé s’exprimer de façon plus ou moins marquante. Il
de son projet d’entreprendre une psychanalyse pour dépend du discours dans lequel la mère vient à
traiter une maladie organique fait qu’on la traite de nommer l’au-delà du phallus. Ce discours n’est pas
folle. L’analyse menée pendant plusieurs années lui sans lien avec le partenaire qu’elle a choisi mais
a permis de s’apercevoir que sa maladie demeurait celui-ci reste toujours en deçà de la tâche à
un fait, quelle que soit la pacification avec la relation accomplir. Et cela n’a rien d’étonnant. Le discours
maternelle. Elle lui a aussi appris à savoir faire avec, dépressif en est une version banale. L’expérience de
en ne livrant plus son corps à la médecine à la psychanalyse montre qu’il y a pourtant une issue
l’aveugle. L’analyse a permis aussi le retour d’une possible. La psychanalyse est une expérience de
vie sexuelle épanouie, l’arrivée d’un enfant très parole articulée dans le transfert à un partenaire qui a
désiré et la reprise d’une activité professionnelle chance de répondre. Dans cette expérience de parole,
normale. L’analyse se poursuit au-delà des bénéfices prise dans l’amour de transfert au sujet supposé
thérapeutiques considérables d’ores et déjà acquis. savoir, le sujet vise un tout dire sur le vrai. À mesure
Revenons maintenant à la pulsion de mort qui qu’il éprouve dans l’analyse les impasses de
l’envahit jusqu’à la pétrifier au début de l’analyse et structure de cette injonction, il se cogne sur un
qu’elle impute à l’influence de sa mère. La maladie impossible. Impossible de tout dire sur le vrai, qui
n’apparaît pour elle qu’en tant que révélateur de ce écrit en son terme S(A), signifiant dont «le signifié
qui a toujours cloché entre elle et sa mère. Elle décrit est le manque d’un signifiant, d’un il n’y a pas » 10...
d’une part une mère «morte», «fantôme», aspirée par En somme, l’analyse est un parcours qui mène le
la dépression pendant ses années d’enfance, sujet de la vérité, dont Lacan a révélé sa structure de
dépression sur laquelle son époux semblait avoir peu fiction relative au semblant de savoir, à l’impossible.
de prise, d’autre part une mère dont elle découvre, à L’impossible, qui est une catégorie du savoir, définit
la sortie de l’enfance, une sexualité très active le réel. Le réel n’a de connexion avec le semblant
auprès d’autres hommes que son mari, qualifié que «par la médiation du savoir» 11. Pour que ce
d’impuissant, même si celui-ci ne donnait pas sa part trajet puisse s’accomplir, il faut que le partenaire de
au chat. Cette femme féconde eut trois enfants et un L’analysant ne soit pris ni dans la réciprocité
nombre non négligeable d’avortements. Quelles que imaginaire ni dans la reconnaissance symbolique
soient ses plaintes, elle ne cessait pas de produire mais dans l’appareillage à l’objet a. Si le sujet,
des signes de son activité sexuelle. C’est donc lorsqu’il est névrosé, parle au nom du père, de la
castration et du sens phallique omniprésent,

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l’analyste répond en visant l’objet a qu’il a aperçu.


Nous savons que la substitution de l’Autre du
signifiant à la jouissance n’est pas complète, que
toute la jouissance n’est pas significantisée. Il y a un
résidu, l’objet a. Il est lié à la jouissance du sujet. Il
est ce qu’il a de plus précieux, ce qu’il ne veut pas
sacrifier.
Lacan a saisi la position féminine à partir de la
théorie des ensembles et montré en quoi elle avait un
rapport avec l’inconsistance de l’Autre considéré
comme un ensemble ouvert. C’est parce que la
jouissance féminine relève d’un ensemble
inconsistant que la jouissance pulsionnelle
inarrêtable arrive à s’inscrire dans un Autre qui
puisse l’inclure. En centrant l’interprétation sur
l’objet a, l’analyste constitue une réponse possible à
la parole féminine en serrant A à partir de a. C’est en
se faisant partenaire de la pulsion qu’il offre une
chance de cerner cet objet par le signifiant. Cerner
l’objet a implique d’en passer par le registre
pulsionnel. Si l’interprétation permet le déchiffrage,
elle permet d’atteindre en son terme un point de
rebroussement qui est celui du chiffrage articulant la
jouissance à un signifiant ou un binaire, comme j’ai
pu le développer dans le témoignage de ma passe.
Ce signifiant, séparé de la chaîne signifiante, extrait
de multiples significations, ne se déchiffre pas plus
loin. Point de rebroussement, il devient le centre
organisateur du symptôme à venir, le symptôme
dans son état final de partenaire symptôme.
Nous pourrions ajouter que le point de
rebroussement que constitue le chiffrage n’est
qu’une version ultime, obtenue dans l’analyse, du
vacillement des semblants. Ce chiffrage, nouvelle
mise en fonction du semblant, est, en même temps,
butée sur l’impossible à suivre le sens du
déchiffrage. Dans cet impossible, se manifeste une
dimension du réel. Elle ne se révèle qu’en tant que
pouvoir du semblant lui-même. La réponse est un
capiton.
1. Freud S., «L’analyse avec fin et l’analyse sans fin», Résultats, idées,
problèmes, Paris, PUF, 1985, t. II, p. 266.
2. Lacan J., Le Séminaire, Livre VIII, Le transfert Paris, Seuil, 1991, p. 279.
3. Miller J.-A., «Un répartitoire sexuel», La Cause freudienne n°40, janvier
1999, p. 7.
4. Lacan J., «Pour un congrès sur la sexualité féminine», Écrits Paris, Seuil,
1966, p. 733.
5. Miller J.-A., «Un répartitoire sexuel», op. cit., p. 15.
6. Lacan J., Le Séminaire, Livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 11.
7. Ibid., p. 46.
8. Miller J.-A., «Les us du laps», Cours 1999-2000, leçon du 2 février 2000,
inédit.
9, Lacan J., «L’étourdit», Scilicet, n°4 Paris, Seui1, 1973, p. 21.
10. Miller J.-A., inédit. «Extimité », Cours 1985-1986, leçon du 4 juin 1986.
11. Ibid., leçon du 15 janvier 1986, inédit.

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LES EXIGENCES DU SYMPTÔME


«J’appelle symptôme ce qui vient du réel : ça veut dedans et du dehors. Freud donne un nom à ce
dire que ça se présente comme un petit poisson dont dehors, il l’appelle inconscient, et en étendant les
le bec vorace ne se referme qu’à se mettre du sens limites du sujet au-delà du champ de la conscience,
sous la dent. il l’intègre au sujet. Entre le conscient et
l’inconscient, il y a la barrière du refoulement, qui
fonctionne comme une douane. Au-delà de cette
L’extimité du symptôme frontière, c’est le territoire de l’Autre, et ce qui en
Jean-Louis Gault provient a le caractère de l’étranger.
Ce que révèle Freud, c’est que cet extérieur est logé
au cœur du sujet. Il a d’emblée buté sur cette
Récemment, un praticien expliquait que les sujets difficulté, quand il a essayé de concevoir le
boulimiques souffrent d’un dérèglement du mécanisme de formation des symptômes
comportement alimentaire, dont l’origine est 1
hystériques . Il l’a d’abord entrevu sur la base d’un
organique. Ils sont soumis, disait-il à quelque chose traumatisme, dont la marque persistait dans le
de plus fort qu’eux, qui les conduit à s’alimenter psychisme, à la manière d’un corps étranger, et il
avec excès. Cette force extérieure qui s’impose au relevait le paradoxe d’une cause qui continue à
sujet, est commandée par les centres neurologiques manifester ses effets, alors qu’elle est séparée du
de la faim, qui se trouvent dysfonctionner. De ce sujet.
point de vue, on pourrait dire une chose équivalente Ce problème d’un extérieur que le sujet abrite en son
du sujet agoraphobe. Les centres neurologiques de sein, réclamait une topologie appropriée que Lacan a
perception de l’espace étant défectueux, le sujet, diversement sollicitée. Jacques-Alain Miller a su
privé de cet appareil régulateur, connaît un état de découvrir au cœur du séminaire sur l’éthique de la
panique quand il est plongé dans un espace vaste et psychanalyse, la notion d’extime, forgée par Lacan,
libre. pour désigner un extérieur logé au-dedans du sujet,
Dans tous ces cas, le sujet est soumis à un «c’est et où il plaçait la Chose, à la fois intime, et au
plus fort que moi», qui lui échappe complètement, et dehors. Il en a montré la fécondité, et en a développé
qu’il subit passivement. Lui-même n’étant pas en la portée conceptuelle et pratique dans son cours
cause, il ne reste plus qu’à identifier le trouble dans toute une année durant 2.
l’organe concerné, et à le traiter.
Le ça ininterprétable
L’inconscient au dehors
Freud a abordé l’inconscient comme un extime qui
La découverte freudienne introduit sur le symptôme pouvait répondre à l’interprétation, mais il a
une perspective profondément différente, qui garde découvert qu’il y avait une limite à la levée du
toujours un caractère déroutant pour le sens refoulement. Il y a un refoulement originaire qui
commun. Dans la psychanalyse, le symptôme se reste retranché, et il y a ainsi un extime creusé au
présente comme quelque chose dont le sujet pâtit, et cœur de l’inconscient. Les antinomies de la
qui s’impose à lui comme venant de l’extérieur de satisfaction, que Freud a rencontrées sous la forme
lui-même. Il apparaît comme un élément sur lequel de la répétition d’une jouissance impossible à
le sujet n’a aucune prise. Le symptôme, dans la supporter, l’ont conduit à envisager un au-delà au
mesure où il se soustrait à toute maîtrise du sujet, principe du plaisir qui gouverne l’inconscient. Au-
peut dès lors sembler se situer en dehors du sujet. delà de l’inconscient il a situé le ça, qui est notre
L’hypothèse de l’inconscient introduite par Freud véritable extime.
vise, malgré ce caractère apparent d’extériorité, à Le symptôme relève d’une telle extimité. Il est
mettre le symptôme à la charge du sujet. extime au sujet, dans la mesure où il vient comme de
Le symptôme est dès lors conçu comme relevant du l’extérieur, se placer en travers de sa voie, pour
sujet. Alors qu’il se présente avec un caractère de entraver son action, parasiter sa pensée, ou perturber
complète étrangeté où le sujet ne se reconnaît pas, il le fonctionnement de son corps. Mais ce dehors est
est pourtant le témoignage de ce que le sujet est le localisé au plus intérieur du sujet, et par là le
plus authentiquement. Il peut être le signe d’un symptôme est ce qu’il a de plus intime. Le
désir, ou la revendication d’une jouissance. Le symptôme est le partenaire extime du sujet, et c’est
symptôme a ainsi deux identités, il est à la fois du

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pourquoi le sujet peut être le partenaire le plus Le symptôme est en tant que tel extime au sujet,
authentique de l’autre, quand il en vient à incarner le mais il a lui-même une structure d’extimité. Lacan a
symptôme de cet autre. toujours souligné cette structure mixte, et hétérogène
Si l’on suit la répartition de la structure de l’extimité du symptôme. Le symptôme a structure de langage.
suivant les trois registres de l’imaginaire, du C’est un signifié refoulé, et il exprime une exigence
symbolique et du réel, telle que l’avait développée de sens, sens lui-même identifié à la vérité, où le
Jacques-Alain Miller, on pourrait faire valoir trois sens attendu est une parole vraie. Mais le symptôme
dimensions du «c’est plus fort que moi». Il y a un emprunte sa matière au corps, où il traduit une
«c’est plus fort que moi» qui se déploie dans exigence pulsionnelle. Le symptôme est à la fois
l’imaginaire, et qui est lié au moi lui-même. Il enveloppe formelle, et noyau de jouissance.
s’inscrit à l’intérieur du moi parce que le moi, loin L’enveloppe signifiante seule ne serait que flot de
d’être une unité, est double, dans la mesure où il se paroles, bavardage 4. Mais il n’y a pas le noyau de
constitue en prenant appui sur l’image de l’autre. jouissance seul, sans l’enveloppe formelle, sans
Lacan avait souligné ce caractère extime du moi. Le l’articulation signifiante, et le symptôme analysable
moi est ce maître que le sujet trouve dans un autre et est nécessairement un symptôme bien formé.
installe au cœur de lui-même, et c’est pourquoi il est
toujours à la fois à l’intérieur et à l’extérieur 3. Cette Une clinique sans conflit
captation par l’image de l’autre peut avoir sa place
dans une formation symptomatique. Mais l’abord du Il ne s’agit pas d’établir une alliance avec la partie
symptôme par la voie imaginaire, prisé par les soi-disant non conflictuelle du moi, dans la visée de
tenants de l’Egopsychology, a d’emblée été récusé réduire le symptôme, comme l’avaient voulu
par Lacan, parce que sans issue, comme le montre la certains élèves de Freud après 1920. Ce qui frappe
circularité de la structure en miroir du moi. Lacan a dans la clinique freudienne c’est, tout à l’opposé, et
alors introduit le registre de la fonction symbolique, au-delà du conflit moi-pulsion, l’incidence
comme principe d’ordre, susceptible de répondre à irréductible de la satisfaction et ceci jusqu’au cœur
la béance de la relation imaginaire. C’est à ce niveau du moi, comme du surmoi. Jacques-Alain Miller a
que s’exerce un «c’est plus fort que moi» lié à ce montré dans son Séminaire de Barcelone 5, comment
que Lacan désigne comme l’intimation de la parole. Lacan avait été conduit, pour privilégier ce réel de la
Le maître n’est plus le moi, mais le signifiant. Ici on satisfaction, à envisager une clinique sans conflit,
peut situer l’incidence du surmoi dans la formation celle des nœuds.
des symptômes, comme l’avait isolée Freud. Mais La notion de conflit, pourtant privilégiée par Freud,
dans ce champ du symbolique, il faut aussi et constamment reprise par Lacan dans la première
distinguer la fonction de l’idéal du moi, le poids des partie de son enseignement, ne permet pas de rendre
idéaux, et l’incidence des identifications dans la compte du fait que ce qui est chassé d’un côté se
constitution d’un symptôme. Le symptôme peut retrouve de l’autre côté, avec la même valeur de
ainsi être extime au sujet, quand il est comme dans jouissance. Le refoulé et le retour du refoulé ne font
l’hystérie, symptôme de l’autre. Le véritable «c’est qu’un, et cela indique que la satisfaction qui a été
plus fort que moi» est pourtant celui que Freud réprimée, n’a pas été éliminée. Elle fait retour. La
situait dans le ça. Il s’agit de la force constante de la pulsion est toujours satisfaite, et elle ne l’est pas
pulsion partielle, dont Lacan a révélé la structure moins que ce soit par le biais d’un symptôme quel
avec sa notion de l’objet a. L’incidence de cet objet qu’il soit, ou par la voie de la sublimation. Le
extime s’exerce sous le couvert du fantasme, qui surmoi qui est d’abord situé comme une instance
apparaît à l’horizon de toute analyse du symptôme. régulatrice susceptible de réduire les excès de la
Il y a toutefois un résidu symptomatique, que Freud pulsion, révèle une figure obscène et féroce. Il
a rencontré dans la réaction thérapeutique négative. reprend à son profit la jouissance confisquée. Tout
Ce symptôme résiduel est proprement constitutif du ce qui est retiré à la pulsion est déplacé au bénéfice
sujet. Il s’échafaude sur cette béance extime, et de sa satisfaction. Ce qui le caractérise, c’est une
intègre cet objet auquel en dernière analyse se réduit gourmandise insatiable. Freud avait noté la
le statut du sujet. De telle sorte que l’issue de contradiction interne au surmoi, c’est à la fois un «tu
l’analyse, celle du «Wo es war, soll ich werden» ne dois pas» et un «tu dois» 6. Lacan en a tiré les
freudien, s’indique comme un devenir ça du moi, conséquences en révélant au-delà du surmoi
que Lacan a désigné comme identification au interdicteur freudien, un surmoi qui s’incarne dans
symptôme. un impératif de jouissance, auquel il est impossible
de répondre.

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Ce qui transparaît dans cet aperçu sur les paradoxes le récit d’une crise subjective survenue à l’âge de
de la satisfaction, c’est l’ek-sistence d’une vingt-trois ans. Elle avait rencontré un homme de
jouissance impossible à négativer, à laquelle le sujet quinze ans plus âgé qu’elle, avec qui elle vivait
a à faire, et qu’il lui revient de prendre à sa charge. Il depuis quatre ans. Un jour au cours de relations
s’agit alors moins d’un conflit, que des voies par sexuelles, elle ressent un plaisir jamais connu
lesquelles le sujet assume cette satisfaction. Voies auparavant. Il lui venait cette phrase : «C’est un
longues, ou plus courtes, plus ou moins coûteuses, homme marié» et cela la faisait jouir intensément.
mais toujours nécessairement symptomatiques, si Elle ajoute sur le mode dénégatif : «Je ne crois pas
l’on veut bien admettre que le symptôme est le mode que c’était parce qu’il était père». Elle est plongée
sous lequel s’incarne l’extimité de la jouissance. dans la plus extrême angoisse et a l’impression de
devenir folle. Elle met rapidement un terme à cette
Une singulière agoraphobie liaison. L’irruption du fantasme incestueux s’était
faite à la faveur d’une prise de stupéfiant. On verra
Dans la pratique, vouloir inscrire le symptôme dans plus tard quelles en sont les racines.
cette dimension de l’extimité, peut s’avérer difficile. Le détail de cette aventure n’avait jamais été évoqué
Cela comporte avant tout qu’il soit formalisé, ce qui antérieurement. L’homme la ravalait au rang de pur
n’est pas acquis d’emblée. On conçoit alors objet sexuel. Elle en éprouvait une grande jouissance
l’impasse, quand le symptôme a été mis à mal par jusqu’au moment où elle en avait été angoissée. À
des traitements antérieurs, comme on va le voir dans l’évocation de ces souvenirs le lien transférentiel se
le cas suivant. Sur un champ de fouilles saccagé, il tend, et menace de se rompre. Un contrôle permet de
s’agit alors de retrouver quelques vestiges faire à temps le pas de côté qui laisse la voie libre au
significatifs permettant de construire un symptôme. sujet. L’analyste mesure à cet instant le deuil autour
Une jeune femme névrosée est soignée depuis l’âge de quoi est centré le désir de l’analyste. Il n’y a pas
de quinze ans. Elle se tourne vers l’analyse après dix pour lui d’objet qui ait plus de prix qu’un autre 9.
ans de psychothérapie, deux ans de psychodrame, et
un traitement pratiquement ininterrompu, Le troisième temps suit la survenue d’un incident
antidépresseur et anxiolytique. L’effet thérapeutique qui provoque une crise d’angoisse. L’analyse de
n’a pas été négligeable sur la vie de la patiente, mais l’épisode livre un premier accès au noyau
le malaise persiste. Au départ, il est impossible symptomatique. La scène a lieu dans un bar. Elle est
d’identifier un symptôme. La patiente «fait un» avec seule, attablée à travailler, un couple entre, et
une symptomatologie diffuse, où dominent l’affect s’installe à côté d’elle. Elle se sent mal à l’aise. Elle
dépressif, et le sentiment de découragement d’un éprouve le sentiment d’être observée, et se sent
sujet désorienté. devenir le centre de leurs regards. D’autres
Si, selon la forte définition de Lacan, «une personnes entrent, et prennent place derrière elle. Ils
psychanalyse est la cure qu’on attend d’un font beaucoup de bruit. Le malaise est extrême. Elle
psychanalyste» 7, il importe que celui-ci y mette du sort.
sien. C’est ce à quoi on s’emploie sans tarder. Elle précise les coordonnées de l’incident. L’homme
L’angoisse n’ayant pas totalement disparu, c’est elle et la femme s’étaient assis l’un à côté de l’autre, à sa
qui va permettre de restituer les grandes lignes d’une gauche. Elle se trouvait donc dans leur champ
bien singulière agoraphobie. Ce sera le premier pas visuel. «J’avais l’impression qu’ils m’incluaient
de l’opération du symptôme 8. dans leur couple». Ce qu’il y avait de plus elle-
même était là à l’extérieur, non pas parce qu’elle
La patiente est angoissée à la perspective de sortir de l’avait projeté, mais parce qu’il avait été d’elle-
chez elle. Elle a peur de se rendre dans des lieux même coupé, dès l’origine, comme objet extime. Les
publics ; car à n’importe quel moment, n’importe où, associations la conduisent au couple que formaient
elle craint de perdre la tête et de se mettre à crier, ou sa mère et son beau-père. À l’âge de dix ans, cet
encore elle redoute que soudain éclatent autour homme était venu vivre avec sa mère, et dès ce
d’elle des scènes de violences. La phobie introduit moment, aussi loin qu’elle se souvienne, elle les
dans le monde du sujet une structure, où vient au entendait faire l’amour.
premier plan la fonction d’un intérieur et d’un Ces scènes vont s’imposer à elle, et son existence
extérieur, dont on découvrira le ressort. quotidienne va graviter autour d’elles. C’était
devenu, dit-elle, «le guide de sa vie». Elle se met,
Dans un second temps, le transfert au-delà de sa malgré elle, à guetter le moindre bruit, et ne peut
réalité signifiante, émerge comme réalité s’arracher à ce qu’elle entend. Dans le même temps
pulsionnelle, au moment où elle entreprend de faire

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elle s’en défend, et s’isole de ses parents. À tout nous sont souvent posées. Ce Colloque comporte cet
moment ils pouvaient être en train de faire l’amour, enjeu : montrer à quoi ça sert. Car il concerne
dès qu’elle les savait seuls dans leur chambre. Puis il précisément ce qui insiste dans le symptôme et que
y eut une fois où elle les surprit dans le salon, et dès l’on ne peut apprivoiser, une force sauvage qui nous
cet instant ce ne fut plus seulement à n’importe quel signale la présence du réel.
moment, mais désormais n’importe où qu’elle
pouvait tomber sur leurs ébats. Une réduction du sens et de la jouissance
La phobie dessinera un périmètre dans cet espace, où
à tout instant et en tout lieu elle pouvait être J’ai pensé désigner du terme de «noyau du
précipitée dans le plus intime du couple parental. symptôme» le nouage du sens et de la jouissance à
Mais le symptôme ne prendrait pas sa consistance l’origine de cette force. Je m’inspire de la notion
sans l’inclusion du plus intime du sujet. C’est ce qui freudienne de «l’ombilic du rêve», qui indique
se dévoile au temps suivant. Ces moments tant l’existence d’une zone active de l’inconscient que
redoutés étaient anxieusement recherchés, et l’interprétation ne peut pas neutraliser. Ce noyau du
accompagnés de masturbation. Ces pratiques étaient symptôme intéresse ce qui est élaboré par Lacan à la
assumées dans le malaise, aujourd’hui elles sont fin de son enseignement et que J.-A. Miller a
repoussées avec dégoût. Cette révélation entraîne explicité toutes ces dernières années – notamment
une chute de l’angoisse, qui laisse place à une dans le Symptôme-Charlatan 1, ou dans «les
sensation de vide. Une nouvelle série paradigmes de la jouissance» 2. Il est ce que l’on
symptomatique s’amorce, qui prend appui sur construit dans une analyse.
l’identification à la grand-mère maternelle qui l’a Il s’agit d’une réduction où le symptôme n’est pas
élevée. Le premier rêve apparaît. obstacle, mais expression de la tendance du sujet de
Un souvenir vient compléter le scénario l’inconscient. Tendance, au sens où le dit Freud dans
fantasmatique qui préside à la phobie. La plus ses conférences sur le symptôme 3, comme ce à quoi
ancienne crise survient à l’âge de cinq ans. À l’inconscient veut tendre. Cela permet de cerner la
l’époque elle vivait seule avec sa mère. Un soir où sa part du symptôme qui n’est plus du ressort de la
mère était sortie, elle s’était réveillée pendant la nuit, métaphore, ni non plus de la jouissance pure, mais
et l’avait cherchée jusque dans la rue où on l’avait qui est en fait de la jouissance du sens. Le sens et la
recueillie angoissée. Elle s’était demandée où sa jouissance y sont réduits à leur forme symbolique et
mère allait la nuit. Elle en conçut l’idée que sa mère réelle. Le sens, au niveau où celui-ci s’avère
était une prostituée, et qu’elle partait retrouver des insoluble, est celui qui donne au fantasme son épure
hommes. et dont le sujet n’est jamais quitte. La jouissance,
Moins d’un an après le début de l’analyse qu’avons- prise dans le champ de forces de cette marque
nous obtenu ? Peu au regard de ce qui reste à faire. primaire inconsciente que le parlêtre sécrète – autant
Beaucoup si l’on considère que le sujet, muni de la pour l’inscrire que pour s’en défendre. Il n’en est pas
boussole du symptôme, est désormais situé dans son seulement le jouet, il en est aussi le promoteur. C’est
axe. ainsi que je m’explique l’expression de Lacan sur le
«sens joui». D’où l’attraction inconsciente majeure
1. Freud S., Über den psychischen Mechanisnius hystericher Phänomene, qu’il exerce et qui donne au symptôme sa force.
1893, G. W., Nachtragsband, 1999, pp. 181-195.
2. Miller J.-A., L’orientation lacanienne, «Extimité» (1985-86), inédit. Je voudrais insister sur le fait que ce nouage donne
3. Lacan J., Le Séminaire Livre III, Les psychoses, Paris, Seuil, 1981, p. 107. l’impression d’une certaine connivence du parlêtre
4. Lacan J., «Jeunesse de Gide», Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 747.
5. Miller J.-A., Le séminaire de Barcelone sur Die Wege der Symptombildung, avec ce qui pourtant agit en lui sur un mode réel –
Le symptôme-charlatan, Paris, Seuil, 1998, p. 39. contrairement à la discordance qu’il ressent et dont il
6. Freud S., «Le moi et le ça», Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981, p.
247. témoigne dans son rapport au symptôme quand la
7. Lacan J., «Variantes de la cure type», Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 329. signification y est en souffrance. Plus précisément,
8. Lacan J., «Du sujet enfin en question», Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 234.
le noyau du symptôme s’avère être la part qu’il
9. Lacan J., Le Séminaire, Livre ut, Le transfert,
refuse et à laquelle il finit par être le plus attaché.
Paris, Seui1, 1981, p. 460.
C’est ainsi que l’on peut comprendre que Lacan
finisse par dire que «connaître son symptôme veut
Le noyau du symptôme dire savoir y faire avec, savoir le débrouiller, le
Dominique Miller manipuler» 4. Là où le sujet ex-siste, il fait consister
le noyau du symptôme, auquel il finit par consentir.
Pourquoi la psychanalyse insiste-t-elle autant sur la Cependant, de quelle sorte de connivence s’agit-il, à
dimension du réel ? Pourquoi ne pas nous laisser laquelle peut conduire une analyse ? Le titre de ce
tranquille avec ça ? À quoi ça sert ? Ces questions Colloque, «C’est plus fort que moi», impose

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d’articuler cette idée de complicité avec un décalage, rapport au corps, marqué de l’obstination et du
un déséquilibre du sujet, dans son rapport au courage qui lui furent essentiels pour le restant de
symptôme. Il s’agit donc de comprendre en quoi le ses jours. Il a deux ans, et accompagne sa mère qui
symptôme, réduit à son noyau, représente une veut parcourir ses mille mètres de natation
jouissance en excès à laquelle s’adonne le parlêtre. quotidienne. Elle était elle-même considérée comme
une aventurière, faisant preuve d’une liberté d’esprit
Des symptômes heureux inhabituelle pour une femme de son époque, «l’une
des premières femmes à se couper les cheveux, à
Des êtres hors analyse semblent faire la preuve fumer en public, à oser croiser les jambes dans un
qu’ils peuvent être heureux avec leur symptôme. Il salon, à conduire une voiture, à prendre l’avion.» 8
nous est possible de les considérer comme tels Ernesto Guevara reste donc seul, sur la plage, à
justement à cause d’un excès dont ils attestent, qui attendre sa mère qui nage et qui finit par disparaître
signe un mode de jouissance central dans leur du champ de son regard. Il attendra transi, suspendu
équilibre de vie et qui, de surcroît, les singularise. à cette absence de mère sauvage, et fera ainsi sa
Ce mode de jouissance fait symptôme, car il devient première crise d’asthme. Cet asthme ne lâchera plus
un mode de vie nécessaire et répétitif. Freud le Che, et le conduira bien souvent au bord de sa
esquisse quelque chose de cet ordre dans son texte propre mort, réclamant de lui une opiniâtreté et une
«Des types libidinaux», où il cherche à «différencier audace constantes. Ce fut, a dit son père, «une sorte
trois types libidinaux principaux, selon la place de malédiction» 9. L’asthme résonna comme une
qu’occupe la libido dans les provinces de l’appareil réponse, par laquelle il se mettait en accord avec le
psychique» 5. Je pense, par exemple, à ceux que l’on réel que la mère venait de lui faire rencontrer. La
désigne aux États-Unis comme étant des Révolution est une respiration difficile de l’Histoire.
workalcolics, les alcooliques du travail. Ils font du
travail une toxicomanie. Ou bien, à ces joggers qui Une petite chose qui résiste
doivent recourir à une hospitalisation dans une
clinique spécialisée, à cause d’un déséquilibre Je vais maintenant évoquer une femme qui souffre
physiologique. Ou encore, le richissime Steve d’anorexie, et qui s’est décidée à recourir à la
Fosset, qui ne peut vivre sans s’imposer les défis les psychanalyse alors qu’elle venait de rencontrer un
plus risqués dans tous les domaines, en homme. Elle craignait que son anorexie ne le lui
s’improvisant, par exemple, skipper du bateau fasse perdre. Il s’agit d’une analyse en cours, qui a
Playstation dans la course célèbre pour être celle qui conduit ce sujet à faire l’inventaire des significations
n’a pas de limite et pas de règlement, The Race. de l’histoire de son anorexie. Mais, elle le dit elle-
Enfin, je songe à Che Guevara dont la biographie même, «il ne reste plus que cette petite chose qui
nous donne un éclairage sur les raisons de son résiste, sans quoi tout irait très bien». Ou encore, «il
engagement indéfectible pour la cause faut toujours que je mette un bémol dans ma vie».
révolutionnaire, dont je dirais qu’il a fait son Voilà deux façons de dire : «c’est plus fort que
symptôme. Certains propos sur cet «être à part» font moi».
apparaître que son caractère livre un premier indice Le parcours réalisé jusqu’à présent, nous pourrions
de ce qui animait cet homme : audace, esprit de le définir de la manière suivante : il part d’un
décision, acharnement, rage de vaincre. Le Che déchiffrage de ce qui était passé du signifié dans le
énonce lui-même ce qu’est le caractère en célébrant corps – particulièrement à partir du fantasme – au
la mémoire de son alter ego, Camilo Cienfuegos : chiffrage de la jouissance du corps par le signifiant,
«Camilo ne mesurait pas le danger, il l’utilisait ce qui s’exprime dans le noyau du symptôme :
comme une diversion, il jouait avec lui, il le toréait, nommément pour cette femme une comptabilité.
l’attirait et le manœuvrait ; dans sa mentalité de L’anorexie est apparue dans des conditions qui
guerrillero, aucun obstacle ne pouvait arrêter ni évoquent tout de suite le fantasme ayant alimenté
déformer la ligne qu’il s’était tracé…» 6. Le pour ce sujet les significations obscures de son
caractère assume dans le moi une part de l’excès de symptôme. Elle avait trente ans quand elle apprit que
la jouissance du symptôme. C’est ainsi que ce sa mère avait un mélanome au sein, et elle décida sur
guerrillero a fait de son acharnement révolutionnaire le champ de consacrer tout son temps à la soutenir
la raison de son existence. Freud, à ce propos, dans son traitement chimiothérapique. Se déclencha
rapproche les «types libidinaux» de ce qu’il nomme alors une anorexie qui ne la quitte plus depuis
des «portraits de caractère» 7. maintenant cinq ans. Ainsi la mort et l’oralité,
Cette part, je suis tentée de la rapporter à un associées dans la maladie de sa mère, se retrouvent
événement de sa petite enfance qui a scellé son dans celle de sa fille. Elle s’interdit de manger la

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plupart des aliments, sauf les laitages, les sucres et Quand on l’interroge sur le type de malheur ainsi
les viennoiseries, et se contraint de vomir à la fin des redouté, il s’agit presque toujours de «la peur qu’un
repas, de façon à empêcher toute prise de poids. proche ne meure». Il faut en conclure que la mort
Cette anorexie représente un handicap majeur dans d’un proche était ainsi autant crainte que désirée par
son métier de relations publiques, ponctué de repas l’enfant. Cette pratique du rituel a continué jusqu’à
d’affaires et de cocktails, d’autant plus que ses crises l’adolescence, et a resurgi par intermittences jusqu’à
sont souvent accompagnées d’angoisses de mort et ce que sa mère ait ce mélanome. Que ces rituels
d’accès dépressifs, où il lui faut «disparaître de la aient permis à ce sujet de se défendre contre le désir
circulation». de mort de sa mère, cela ne fait pas de doute.
Cette femme témoignait d’une blessure profonde
Une oralité empoisonnée que le symptôme supportait. Elle l’ignorait,
précisément parce qu’elle en jouissait. Son
C’est effectivement à une crise d’angoisse qu’elle symptôme contenait donc une vérité qui se révélait
associe l’origine de son anorexie. Elle était une dans l’oralité, sans qu’elle soit en mesure d’en
petite fille de six ans. Elle accompagnait sa mère au donner la formule signifiante mais, au contraire, en
supermarché, moment privilégié où l’échange de la retenant. Jusqu’à ce que le fantasme prenne
paroles avec la mère et l’oralité se mêlaient tournure.
traditionnellement. Au moment de ranger les En effet, ce sujet est parvenu à le cerner en le
commissions, la mère lui tendit un gâteau et n’en rapportant au désir mortifère de sa mère, établissant
prit pas pour elle. C’est alors que surgit une pensée une chaîne entre le moment traumatique, les rituels,
étrange : «Si ma mère s’en prive, c’est que le gâteau certains événements douloureux et l’atmosphère qui
est empoisonné». Alors qu’elle en avait déjà régnait lorsqu’elles étaient ensemble. Une lourdeur
introduit un morceau dans sa bouche, elle le recracha qui l’oppressait et, à côté de cela, le regard
discrètement et jeta le reste en catimini. Désir de indifférent de sa mère, l’absence de réponses à ses
mort de la mère, telle est l’idée que cette pensée questions voire un certain agacement, une
inconsciente a signifiée à l’enfant. Cette scène a eu planification mécanique dans les soins qu’elle lui
l’impact d’un traumatisme au sens où, à son insu, ce prodiguait, tout cela a fini par converger vers une
fantasme de mort est venu donner à son être une seule interprétation possible. Il faut ajouter à cela
consistance orale et masochiste. C’est pourquoi le l’habitude prise par sa mère de faire le soir le rapport
sujet peut y repérer l’origine de son anorexie. C’est au père des mauvaises conduites de sa fille.
cette consistance-là, à la fois sémantique et Moments douloureux où cette dernière se retrouvait
pulsionnelle, qui marque l’être et écrira l’histoire de dénoncée et offerte à la colère du père. L’ultime
l’anorexie. Toutes les fois où le sujet aura désormais scène de dénonciation représente pour elle l’extrême
à manger, cet insigne en marquera l’action : de ce dont sa mère pouvait être capable. Elle lui
«L’aliment empoisonne ma vie, je suis un poison avait fait une confidence anxieuse : elle voulait
pour ma mère». Je ne citerai qu’un seul rêve : elle va prendre la pilule. La mère avait refusé tout net,
prendre son envol dans un avion. Elle aperçoit sa rappelant à sa fille combien elle était attachée à la
mère restée à terre en tenue de soirée. L’angoisse est bienséance et au qu’en dira-t-on. La jeune fille
si forte qu’elle fait atterrir l’engin. Elle se précipite, désobéit, s’adressa au planning familial et l’avoua
s’accroche aux jupes de sa mère qui ne la voit ni ne aussitôt à sa mère. La mère ne dit mot mais le
la sent et qui s’éloigne rejoindre un groupe de rapporta à son père qui la convoqua dans son bureau
danseurs. Veut-elle ma mort ? Cette signification et lui lança : «Alors on fait la pute, maintenant !».
habita désormais ce sujet. Pour elle, c’est très clair : Elle avait aperçu sa mère dans la pièce attenante,
à partir de cet épisode, elle fut aux prises avec une porte ouverte, silencieuse. Le silence de la mère était
angoisse latente. Peu à peu, sa vie a été conditionnée venu confirmer pour le sujet la condamnation que
par des rituels obsessionnels de plus en plus celle-ci avait déjà mise en acte par la dénonciation.
nombreux, de plus en plus exigeants, qui visaient à Cela n’a fait qu’alimenter dans l’inconscient, une
mettre à distance cette angoisse. Ranger sa chambre, fois encore, le fantasme de son désir de mort. Une
mettre le couvert, mais surtout faire ses devoirs à la voie s’est alors tracée, partant du gâteau
maison ou rédiger un devoir sur table, nécessitaient «empoisonné» que la mère avait offert à sa fille, à la
des vérifications infinies. Au point qu’elle pouvait parole qu’elle n’avait pas dite pour la sauver. Cette
déchirer sa feuille au moment de la remettre au construction imaginaire contenait pour ce sujet les
professeur, si elle ne l’avait pas relue un nombre de conditions inconscientes de l’assomption de
fois suffisant. Tous ces rituels avaient une seule l’anorexie. Au «je ne veux rien pour ma fille», le
raison d’être, «empêcher qu’un malheur ne vienne».

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sujet a répondu «je veux le rien». Sous le poids de la retenir du désir de la mère que son ostracisme. Il se
faute d’exister, le sujet anorexique a donné au nourrit de son refus et de son insatisfaction. Il en
manque la consistance de la chose orale soustraite. résulte cette jouissance de contrebande, où
De cet exemple, il nous faut conclure que la l’anorexie reprend à son compte le caractère
jouissance du symptôme tire sa force de l’impact de clandestin de l’amour maternel qui ne s’exprime, à
l’objet a que lui confère la perte de l’objet oral. D’où ses yeux, que dans l’exclusion de l’autre, du père ou
la nécessité, par l’anorexie, de répéter à l’infini cette de la fille. Le registre de l’idéal sur son versant de
perte pour la commémorer, mais aussi pour tenter de jouissance est aussi assumé par la relation au père.
retrouver l’objet perdu. Cette répétition commémore L’amour de la fille pour le père l’a conduite au pire.
la marque mortifère incluse dans le noyau du Ce qui aurait dû avoir la valeur de l’idéal du moi a
symptôme. La formule «c’est plus fort que moi» pris pour elle la valeur du surmoi. Posons que la
peut s’éclairer ici de cette double fonction de la force du symptôme s’est nourrie de cette influence
répétition, répétition symbolique de la perte et surmoïque essentiellement due à l’impératif paternel
tentative de retrouvailles. C’est prendre le symptôme – «Tu dois réussir là où, moi-même, j’ai échoué».
sur le versant du réel. Ce message n’a rien de très particulier venant d’un
père. Pour ce sujet, il a pris la valeur d’un
Comme une couverture de papier glacé commandement à cause de la puissance persécutrice
qu’il exerçait sur le père. Toute son enfance, elle a
Par ailleurs, cet exemple nous conduit à ajouter que, entendu son père se plaindre de sa condition, qui lui
si l’objet oral a pu représenter un plus-de-jouir, c’est interdisait toute reconnaissance sociale. Il en a fait
parce qu’il a pris aussi la valeur d’un objet précieux un idéal incontournable pour sa fille. Il se devait de
sur le versant de l’idéal. L’un et l’autre versants, réel l’atteindre avec elle – qu’elle soit sa réussite. C’était
et idéal, se nouent dans une jouissance indéfectible. «vital pour lui».
Ce versant de l’idéal concerne, en premier lieu, celui La rage de vaincre du père semblait sans limites.
du sujet et appartient au principe du plaisir. Il porte Cela s’illustrait dans les détails de la vie
sur les quelques petits déjeuners et goûters de son quotidienne. Alors qu’ils vivaient plutôt
enfance où elles étaient alors toutes les deux, la mère modestement, elle était toujours vêtue des robes les
et la fille, à partager des mots et des brioches. Elle y plus raffinées que le père tenait à acheter lui-même
captait l’amour de sa mère. Ces moments-là sont des dans la boutique parisienne la plus chère. Ses objets,
«madeleines» pour cette femme, un paradis perdu, ses affaires scolaires, ses jouets, sa chambre, ses
hors de la contrainte et de l’abandon dans lesquels activités extra-scolaires étaient autant d’indices
elle se vivait. La tristesse que provoquait leur d’une appartenance à la bonne bourgeoisie française.
évocation fait penser que son anorexie en célébrait la Le père mettait un point d’honneur à ce que pour
nostalgie. Ils ont joué un rôle majeur dans l’étiologie Noël elle ait la plus belle peluche en vogue, au point
de sa conduite alimentaire : elle se nourrit de provoquer un jour une bagarre avec une femme
uniquement de laitages, de sucres et de qui s’était emparée de la dernière du rayon !
viennoiseries, et le fait toujours à la sauvette, à Évidemment, la scolarité de sa fille faisait aussi
l’écart des règles et du groupe. De la sorte, elle a fait l’objet de ses soins les plus attentifs. Au moment de
de ces repas secondaires ses repas essentiels, son adolescence où elle connut des difficultés, son
essentiels par les réminiscences sucrées et lactées de père choisit une école privée très onéreuse afin
la petite enfance qu’ils font naître. Elle y tète sa qu’elle fasse partie des meilleurs élèves de la classe,
mère. Ce versant idéal concerne, en second lieu, sans se préoccuper du faible niveau de cet
celui de l’Autre et appartient, au contraire, au établissement. Effectivement elle fut parmi les
registre de la jouissance. Il célèbre une autre premières, mais au prix d’une baisse de niveau
communion dont elle était, cette fois, exclue, celle important qui représenta un handicap pour la suite
du repas du soir où son père et sa mère se parlaient de sa scolarité. Elle résume les choses ainsi : «Ils
beaucoup et riaient ensemble. Le père montrait à m’élevaient comme une couverture de papier glacé
l’occasion un attachement tyrannique pour ce repas. dans un univers confiné».
La mère le préparait soigneusement dès son lever. L’acharnement du père a produit des effets
On le sentait au réveil dans toute la maison. La fille névrotiques sur cette femme, à la mesure des
en avait conclu qu’elle ne comptait pas pour autre messages contradictoires qu’il délivrait. Un amour
chose qu’une bouche à nourrir, tandis que le père qui ne veut rien savoir du désir de sa fille. Une
recueillait les meilleurs morceaux. Elle devait se idéologie mégalomaniaque qui ne fait que révéler sa
contenter du devoir maternel. Le sujet de fragilité. Un désir de grandeur qui n’a d’égal que son
l’inconscient se signale ici dans le parti pris de ne

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sacrifice. Il le lui dit un jour, alors qu’il se retournait son envie» – qu’il faudrait écrire en deux mots, «en
sur une voiture de luxe : «Vois-tu, cette grosse vie». Voici en quoi consiste son «bricolage», au sens
cylindrée, avec tout ce que j’ai dépensé pour toi, je noble qui est le nôtre. Elle compte ce qu’elle a
me la serais payée !». Ce qui se présentait pour le mangé, ce qu’elle mange et ce qu’elle pourra
père comme un idéal a été conçu par le sujet comme manger. Elle dose «au gramme près» les quantités
une jouissance qui réclamait son dû. Cette dette précises qu’elle ingère. C’est aussi au gramme près
irréductible exerce sur elle une tension qui qu’elle calcule son poids, ce qu’elle a pris ou ce
l’anéantit, à l’identique du sacrifice du père. C’est qu’elle a perdu. Son poids ne doit absolument pas
ainsi que lui vint, au cours d’une séance, une changer, de crainte de prendre de l’épaisseur ou de
formule qui la bouleversa : «Cela empoisonne ma mettre sa santé en danger. Elle connaît précisément
vie depuis toujours». les risques de l’anorexie, cardiaques, hormonaux,
La force du symptôme tient donc aussi à l’alliance etc. Elle mesure aussi le temps, celui qui sépare les
des deux destins du père et de la fille. Son symptôme repas, celui qu’elle met pour manger, faisant durer le
en scelle le pacte. Elle assume par sa castration la repas le plus longtemps possible, en ingérant des
castration impossible du père, et fait consister le quantités minimes à chaque bouchée. Le calcul doit
manque de l’Autre par la jouissance de son propre occuper le vide à quoi manger la confronte. Comme
symptôme. elle le dit avec humour : «Je passe mon temps à
Pour conclure sur ce qui fait la force du symptôme penser à manger !» Elle témoigne du fait que le
de ce sujet, il apparaît qu’elle tient au nouage que le symptôme peut être mis à la disposition d’une
symptôme établit entre le choix pulsionnel oral, pris satisfaction qui s’alimente de son chiffre autant que
dans un fantasme de mort, et un sentiment de la d’une substance. C’est ce en quoi elle est exemplaire
faute que le moi a repris à son compte et dont il se – elle démontre que le chiffre donne consistance au
défend. Les coordonnées doubles du symptôme se vide qu’il enserre.
démontrent ici clairement, à la fois pulsionnelles et J’ai dit qu’elle s’était adressée à la psychanalyse de
signifiantes. Et il est clair que, pour cette femme, peur que son anorexie fasse échouer sa relation
«anorexier son désir» a partie liée dans son amoureuse, qui est différente des autres ; ce que ses
symptôme avec «s’empoisonner la vie». dires attestent. La question se pose en effet. Elle sait
que l’anorexie peut être plus forte que son amour.
Comment compter Car elle sait désormais combien la jouissance du
symptôme a la force du sens qu’elle donne à la vie.
La cure a agi. Ce sujet a abouti à une nouvelle forme L’amour sera-t-il plus fort encore ? Dans quelles
d’économie de la jouissance et du sens dans son conditions cet amour peut-il être compatible avec
symptôme, que je vous propose comme étant le cette satisfaction privée, qui ne peut se partager ?
«noyau du symptôme». Il s’agit d’une formule du Comme Lacan s’amuse à le dire dans Encore, c’est
symptôme acquise par une réduction signifiante où une satisfaction qu’il ne faut pas, qui est là, faute de
le réel a gagné sur l’artifice. «Cette petite chose qui la jouissance qu’il faudrait. Elle ne convient pas,
résiste», comme le dit si bien cette femme, met n’est pas convenable. Lacan le dit ainsi : «Il faut que
l’accent sur ce qui n’est pas réductible pour elle et celle-là soit,… faute de l’autre, qui n’est pas» 10. Et
prend sa force de la condensation de jouissance ainsi un peu plus loin dans le texte : «On la refoule, ladite
produite. Ce noyau dur répond à la nécessité de jouissance parce qu’il ne convient pas qu’elle soit
donner un sens à ce qui a pris forme, dans la vie du dite, et ceci pour la raison justement que le dire n’en
sujet, de par l’action de l’analyse. J’ai choisi cet peut être que ceci – comme jouissance, elle ne
exemple car il démontre comment le symptôme est convient pas.» 11 Cette femme n’ignore pas que son
devenu une écriture qui finit par faire partie du corps image aimable peut virer à l’horreur à cause de
et de la vie du sujet, plutôt qu’une langue dont il faut l’anorexie. Cet homme l’aime. Elle en voit la preuve
chercher la signification. Son symptôme fait dans le fait qu’il accepte son anorexie et accommode
désormais l’objet d’un ensemble de calculs visant à ses habitudes alimentaires aux siennes. Aussi font-ils
l’intégrer dans sa vie. des «pique-niques» ou des «dînettes». Mais cela
Dépression et angoisse ne viennent plus n’est pas l’essentiel. Ce qui compte pour elle au plus
accompagner le symptôme. De même, l’inquiétude haut point, c’est le temps qu’elle passe à lui parler –
ou le rejet que suscite son image ne la préoccupent pas uniquement de son anorexie. Elle peut lui
pas. Elle en retire une satisfaction qui se loge au- «parler de tout». Lui est silencieux. Il l’écoute. Cela
delà, et qui se formule dans les «comptes» qui fait de lui une exception. Ce n’est pas sans résonner
ponctuent sa journée. Elle dit bien que cette avec ce qui se passe dans le transfert. Dans l’une et
manipulation lui sert à «se faire plaisir, à prolonger

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l’autre situations, la parole permet le lien social sur l’ampleur de ses effets, l’identification à la mère
la base du non-rapport, à cause de la jouissance. clans l’homosexualité masculine et l’identification
C’est, en tout cas, la condition indispensable pour qui s’opère dans la mélancolie : «Ce qui est frappant
que cet amour demeure une exception. De la sorte, dans cette identification c’est son ampleur, elle mue
son amour comporte le même enjeu que la cure : le moi, dans une de ses parties éminemment
l’un et l’autre lui offriront-ils une perspective où le importantes, le caractère sexuel.» Le point commun
sens que l’anorexie donne à sa vie ne l’empêchera est ici l’érection de l’objet dans le moi, dans ce cas
pas d’exister ? Cela peut signifier toutes sortes de par le biais de l’identification à la mère, ce qui
solutions, qui vont de l’abandon de la jouissance entraîne une altération fondamentale du moi. Dans
anorexique au bon usage de l’anorexie dans son «Le moi et le ça» 6, Freud rattachera la constitution
existence, et en particulier sa vie amoureuse, pour du surmoi à ce mécanisme en montrant que le
laquelle elle ne se montre pas anorexique. surmoi conserve la trace des objets abandonnés au
niveau du ça. Il faut retenir que la libido, qui était
1. Miller J.-A., «Le Séminaire de Barcelone sur Die Wege der
Symptombildung» et «Le symptôme : savoir, sens et réel», Le Symptôme- attachée aux objets abandonnés devenus maintenant
Charlatan, Champ freudien, Paris, Seuil, 1998, pp. 11 et 53. objets d’identification, va subir, elle aussi, une
2. Miller J.-A., «Les paradigmes de la jouissance», La Cause freudienne n°43,
Paris, Seuil, 1999, en particulier les paradigmes 5 et 6, pp. 18-29. altération qui spécifie les formations de substitut par
3. Freud S., Introduction à la psychanalyse, Conférences 16 à 23, Paris, PBP, rapport au symptôme. La libido sexuelle est
Août 1998, pp. 225-355.
4. Lacan J., Le Séminaire «L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre», transformée en libido du moi et, selon l’expression
Ornicar ? n°12/13, Paris, Navarin, 1977, p. 6 même de Freud, elle est «désexualisée». Freud
5. Freud S., «Des types libidinaux», La Vie sexuelle, Paris, PUF, 1972, p. 157.
6. Kalfon P., CHE Ernesto Guevara, une légende du siècle, Paris, Seui1, 1997, ajoute à propos du moi : «En se posant en objet
page de garde. d’amour unique, en désexualisant ou sublimant la
7. Freud S., «Des types libidinaux», op. cit., p. 158.
8. Kalfon P., CHE Ernesto Guevara, une légende du siècle op, cit., p. 19. libido du ça, il travaille à l’encontre des visées de
9. Kalfon P., ibid. l’Eros, il se met au service des motions pulsionnelles
10. Lacan J., Le Séminaire, Livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 56.
11. Lacan J., ibid., p. 57. adverses.» Cela rejoint la remarque de Freud, dans
les Trois essais sur la théorie sexuelle, selon laquelle
le caractère, qui est aussi une formation de substitut,
L’ouverture du symptôme
procède de la sublimation. Une des raisons qui
Philippe La Sagna
rendait Freud réticent à l’analyse du caractère était
qu’en réveillant «le chien qui dort», on risquait
Freud souligne, dans l’«Introduction à la d’éveiller les pulsions destructrices. À la fin de son
psychanalyse» 1, que le symptôme est résistant dans œuvre, son article sur «Le clivage du moi» 7 tend à
la mesure où il est un compromis entre la libido et le généraliser chez tout sujet un clivage fondamental.
moi qui, lui aussi, y trouve satisfaction. La libido Ce clivage se trouvera explicité par Lacan sous la
refoulée peut amener une altération du moi ou forme de la division du sujet. Cependant il est
Ichveränderung. Freud, dès 1896 2, note que, dans singulier de voir que, dans ses derniers Séminaires,
les névroses, existe à côté du symptôme une telle Lacan revient sur la question du moi au moment
altération du moi. En 1915 3, dans son article sur même où il réinterroge les liens de l’imaginaire et du
«Le refoulement», il rattache ces modifications du réel.
moi aux formations de substitut. Prenant l’exemple La perspective freudienne eut pour effet, chez les
du trait de la scrupulosité, il ajoute qu’on ne saurait post-freudiens anglo-saxons, d’opposer une clinique
l’appeler un symptôme, car si la base du mécanisme du clivage à une clinique du refoulement et du
est la même, il faut la «séparer chronologiquement symptôme. La notion de division du sujet nous
aussi bien que conceptuellement de la formation de permet de saisir le problème autrement, mais elle ne
symptôme». Dans son texte «Deuil et mélancolie» 4, résout pas pour autant toutes les questions posées
Freud montrera comment ce mécanisme, différent du par le destin de la libido. La libido qui provoque
symptôme, peut mener le moi à sa perte, celui-ci se l’altération du moi se trouve transformée en libido
trouvant définitivement altéré par son identification narcissique et s’intègre au narcissisme secondaire, là
à l’objet perdu. où le symptôme maintient la dimension sexuelle de
Dans la deuxième partie de son œuvre, il montrera le la libido.
lien fondamental à l’objet que constitue Pour le dire autrement, si la libido est maintenant
l’identification. L’identification est, à la fois, le susceptible d’être accueillie par le moi c’est
prototype du lien objectal et la trace de son deuil. qu’entre-temps elle a changé de nature. Dans la
Mais ce thème ne sera pleinement développé qu’à sublimation, par exemple, la libido passe par une
partir des années vingt. Dans sa «Psychologie de étape où elle se trouve «désexualisée». Si le
masse et analyse du moi» 5, Freud rapproche, par

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symptôme se présente comme désagrément, c’est Faire exister un Autre de la jouissance


que, pour une part, il rappelle au sujet cette
dimension sexuelle, soit le caractère ouvert et Ce point de vue rejoint une demande courante dans
instable de ce qui peut s’y présenter comme non- l’homosexualité, qui est celle de permettre au sujet
rapport, rupture du lien – toutes choses supposées de se dégager du caractère de contrainte d’une
par la sexualité. Dans son Cours du 20 janvier 1999, sexualité aussi abondante et anonyme que
Jacques-Alain Miller a fait valoir que ce qui dangereuse. Ce que révèlent les curieux rituels de
différencie le symptôme du caractère, c’est son cette sexualité, c’est bien qu’ils sacrifient à
rapport à la vérité du sujet. Le symptôme parle vrai l’existence d’un Autre. Autre que le sujet veut faire
chez le sujet, alors que le même sujet se tait sur le exister par la jouissance qu’il lui restitue, en s’en
caractère et ce qui s’accorde au moi. Ce silence faisant l’instrument. Ils célèbrent souvent dans le
pouvait être situé par Freud comme pulsion de mort, démenti un amour religieux du père, témoin absent
là où, au fond, s’affirme plutôt une forme radicale du des frasques du sujet.
refus de savoir pour le sujet. Mais ils expriment aussi sans doute une trace
Dans l’homosexualité masculine, il est d’usage douloureuse du refus de suivre les traces du père
aujourd’hui d’assister à la pleine intégration du dans le domaine de l’hétérosexualité, c’est-à-dire
choix d’objet dans le moi au prix d’une altération vers l’Autre sexe. On pourrait dire que c’est cette
partielle de l’idéal masculin. Freud avait déjà noté, à «hypersexualité» qui rattache le plus ces conduites
propos de Léonard de Vinci, que l’identification au au symptôme, au sens où le sujet perçoit
père s’accomplit pour ce type de sujet dans des l’inachèvement de sa sexualité comme insatiabilité,
domaines «ne relevant pas de l’activité érotique». et faute au regard de l’idéal du moi.
Cette altération du moi se traduit en général pour le Notre perspective diffère de celles des Anglo-
sujet comme un inachèvement, davantage perçu saxons, dans la mesure où nous pensons que le but
comme un paraître inachevé que comme un simple d’une analyse n’est pas seulement que le sujet
manque-à-être ou désir. Cela ne rend pas le sujet adopte une solution convenable pour son moi – voire
quitte du symptôme, même à l’intérieur de sa socialement pour son idéal du moi – mais bien qu’il
sexualité devenue le plus souvent et paradoxalement puisse mesurer en quoi ce qui le gêne est porteur de
plus accordée au moi que celle de l’hétérosexuel. réel, ouverture vers un savoir nouveau qui n’exclut
Les théoriciens américains du self, comme Arnold pas l’hétéros du sexe, même si c’est en marquant
Goldberg 8, tendent à considérer que l’on peut son absence, sans l’effacer.
opposer dans l’homosexualité une sexualité normale, Pour reprendre un mot d’E. Minkowski sur le désir,
fût-elle perverse, rejoignant par là la position il ne s’agit pas, bien sûr, d’aller là encore toujours
libérale des gays, à une sexualité anormale définie plus loin, voire au-delà, mais de s’apercevoir en quoi
alors comme «sexualisation». Cette opposition un désir est toujours plus ample qu’il ne paraît. Une
permet à ce psychanalyste d’introduire une conduite symptomatique peut révéler de même son
distinction entre une activité perverse «normale», et «ampleur», et ouvrir à une nouvelle dit-mension au
une sexualité pathologique, qui est une sexualité qui sujet.
multiplie les partenaires anonymes et se sépare de Lacan, dans son Séminaire Les formations de
tout lien affectif. Ce type de sexualité, baptisée du l’inconscient 9, remarque que l’achèvement de
néologisme de sexualisation, servirait au sujet à l’Œdipe pour le garçon nécessite que celui-ci intègre
établir des relations avec des parties clivées du Self. le fait que le père possède une puissance phallique
Si cette sexualisation bannit le sentiment, c’est susceptible de satisfaire la mère. Il ne fait alors pas
qu’elle est la trace de blessures affectives, et non de de doute qu’un père trop amoureux manifestera une
problèmes liés au désir. C’est une maladie de carence à ce niveau, puisqu’il donnera ce qu’il n’a
l’amour, renvoyant aux relations d’objets primaires. pas là où il devrait donner le phallus – soit ce qu’il a
On comprend que, pour ces analystes, il ne soit pas – à la mère. Un tel échec du processus œdipien peut
possible que des pulsions intégrées au narcissisme très bien décider le sujet à s’identifier à l’Autre
restent sexualisées. Si elles le sont, cela ne peut se maternel, dont il risque de retenir le trait d’un désir
faire que de manière excessive et pathologique, inassouvi qui alimentera les appétits sexuels du
réellement perverse. Il faut donc, en quelque sorte, garçon. Le passage, ici, du donjuanisme à la
faire revenir au bercail du narcissisme la sexualité bisexualité et à l’homosexualité révèle son
égarée. fondement.
De même, cela ne sera plus la loi du père qui sera
interrogée par le sujet mais sa puissance, au sens

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sexuel, voire plus tard la puissance de la loi, ou séparé étaient toujours craintes par le garçon. Sa
encore celle de la vie au regard de la mort. surprise fut totale lorsqu’un jour, après la séparation,
Lacan remarquait, en 1972 10, que tous les efforts de il découvrit que ce couple, loin de se disputer
la perversion ne permettaient pas au sujet bruyamment derrière la porte comme il le pensait,
d’approcher la jouissance proprement sexuelle. s’étreignait passionnément. La trahison des parents
eut un effet ravageant sur l’enfant qui, à partir de ce
La clôture du fantasme moment, développa hostilité et mépris à l’égard du
père. C’était bien lui le traître, comme sa mère le
Ainsi la paternité peut être une question qui amène disait, et ce fut à partir de là que se décida
un sujet homosexuel en analyse. C’est en effet là- l’inversion de la position œdipienne du sujet. Lui-
dessus que ce sujet vint nous consulter. Les même devint la femme trahie et la mère menteuse,
entretiens préliminaires vont révéler dans ce cas en en même temps que le père châtré par son amour.
quoi, à l’intérieur d’une homosexualité parfaitement L’enfant se retrouva alors de plus en plus capté par
consentie, une part de la sexualité du sujet va son image ou par celle de ses camarades de jeux. Il
rapidement prendre la place d’un symptôme. passait de long moment à parfaire cette image dans
L’analysant se plaignait d’être contraint par son le miroir. Il lui était sensible qu’il attendait que
désir à participer à une sexualité collective, où il se quelque chose vienne l’arracher à la capture de ce
trouvait réduit à la position d’être symboliquement reflet de lui-même. Des jeux sexuels avec ses
castré – réduit à rien. camarades s’affirmèrent. Ils avaient toujours lieu
Mais le caractère spectaculaire de ces pratiques ne dans une vieille malle où les enfants étaient
faisait que dissimuler le trait où se révélait au mieux soustraits au regard, et ces jeux comportaient
la dimension du symptôme et de la perversion. En toujours ce trait de la claustration. D’ailleurs, le lieu
effet, dans ces moments, le patient ne pouvait où le père épiait le fils n’était-il pas un appentis
appréhender ce qu’il était ainsi devenu à ses yeux resserré, et les parents ne se retrouvaient-il pas eux-
comme objet pitoyable. Très classiquement, il ne le mêmes dans une pièce étroite pour échanger des
saisissait que dans le regard tiers d’un témoin caresses à l’insu du fils ? Ajoutons que la malle
indispensable à la scène. Ce regard nécessaire, qui dégageait une odeur de fumée, liée au père – odeur
renvoyait au sujet sa division, semblait ici de trop qui avait pour le sujet une fonction de fétiche.
pour son moi et son éthique : c’est même cela qu’il Dans la cure, les constructions du sujet, l’abondance
considérait comme réellement pervers. La violence de ses rêves et les détails de ses fantasmes, loin de le
inhérente à la situation heurtait les idéaux séparer de sa jouissance semblaient plutôt forger
humanitaires de ce jeune homme, aussi fin que l’écrin qui la rendait possible. La beauté du tableau,
cultivé et progressiste. De même il méprisait ses l’agilité des liens servaient-ils ici Éros, ou bien des
partenaires chez qui l’inhumanité et le ravalement forces plus obscures qui cheminaient à l’abri de ces
n’étaient pas uniquement de semblant. Enfin la constructions ? Ce détournement pervers du
nécessité du regard tiers lui semblait tourner en dispositif devait être déjoué par la manœuvre du
dérision son activité artistique, portée chez lui à un transfert qui, ici comme ailleurs, ne se résout jamais
haut niveau d’idéal, et qui supposait de dompter ce dans la technique. Bien plutôt faut-il que le désir
qui du regard restait là, pris dans la jouissance. décide une rupture dans l’unité du discours.
L’analyse a montré rapidement le lien de cette Pour le dire autrement, c’était une belle analyse,
conduite avec la figure du père. Celui-ci n’avait-il mais cet appareil si parfait était démenti par
pas épié l’enfant dans ses jeux ? Était-ce pour lutter l’absence de déplacement du mode de jouir du sujet.
contre l’autoérotisme du garçon, ou pour satisfaire Ce mode n’infiltrait-il pas d’ailleurs le transfert qui,
un désir plus pervers ? N’avait-il pas, ce père, comme il se doit, n’opérait ici que d’une
détourné les yeux lorsque son fils avait été serré de transposition, en déplaçant sur lui l’énergie que
près par un adulte visiblement pédophile ? Ce père concentrait le symptôme, sans la dissoudre mais en
regardait trop, et fermait les yeux à contretemps. devenant son abri ? Ce n’est pas par hasard que l’on
Mais ce regard était aussi celui du sujet lui-même parle du lien transférentiel, puisqu’il se tisse des
qui espionnait ses parents pour connaître la cause de liens qui s’opèrent dans la mise à jour de
leur discorde. La discorde finit par se conclure par la l’inconscient. Le transfert doit pourtant servir à les
séparation. Le père était trop volage, au dire de la dénouer, et non à garantir comme lié ce qui se
mère – tant mieux pour le fils aux yeux duquel il se dépose de savoir inconscient.
trouvait ainsi virilisé. Cependant cette satisfaction ne courait si bien, en
La mère abreuvait son fils des reproches adressés à habit de regard, que du fait que la voix, en réalité,
son mari, et les rencontres orageuses du couple

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menait la danse. C’était là qu’était peut-être l’issue Le pouvoir du symptôme


unique du transfert et du symptôme. La passion du
sujet pour les espaces restreints, fermés, cachait mal Lacan, dans Le Séminaire, Livre V, souligne
l’horreur de ce qui ne peut se clore, se fermer. Lacan comment l’homme n’a de cesse, dès qu’il occupe un
a longtemps insisté sur ce fait que l’oreille ne peut se lieu, d’en spécifier deux autres qui sont la prison et
«bouche-clore», selon son expression. C’est au le bordel, à quoi il en ajoute un troisième, l’ailleurs,
niveau de l’oreille que la voix se recueille. Ce n’est voire la révolution. Tous ces lieux clos ne sont pas
pas tant l’être qui est «ouvert» que l’oreille, et tout sans lien avec la clôture du fantasme qui sert
notre habitat ne mime-t-il pas le rêve de fermer ici la d’ossature au camp retranché du moi, d’où
porte au discours qui, lui aussi, ne connaît pas de s’échappe l’appel vers le dehors. Heureusement,
clôture mais des déplacements qui ne cessent pas ? l’ennemi du moi est dans la place et il s’appelle le
Ces déplacements nous nécessitent d’opter pour une symptôme. Lui aussi peut sembler une construction,
décision satisfaisante au regard de tous. dans tous les sens du terme – mais celle-ci ne vaut,
C’est l’odeur de fumée fétichée qui assurait pour ce n’existe, qu’à se défaire, se dénouer – et c’est là
sujet la clôture, soit la possibilité d’unir la jouissance qu’il devient plus réel qu’imaginaire, voire
et le corps dans un rêve narcissique. Faut-il ajouter symbolique. Les nœuds de Lacan ne sont pas des
qu’elle n’était pas sans lien avec la pulsion de mort, modèles ; J.-A. Miller le soulignait récemment dans
comme nous le verrions par la suite ? Ou plutôt, en son cours mais, s’ils participent de la construction,
suivant Lacan, cette odeur matérialisait une leur réel et leur existence tiennent au moment où
ignorance propre à maintenir l’unité du moi et la leurs liens se dénouent. Ce réel de la rupture du
consistance de l’Autre. Le dévoilement de la nœud, peut-être l’obtient-on mieux «à éteindre la
fonction de la voix a amené le sujet à retrouver un notion du beau», comme le souligne Lacan, qui nous
goût nouveau pour la vie, mais aussi à déchanter sur rive à nos constructions trop souvent liées dans
la consistance de son souvenir-écran. l’imaginaire à nos intuitions. Cette possibilité de
Le placard où il cachait sa tristesse ne pouvait être dénouement relève bien du pouvoir du symptôme. Il
celui où son père, croyait-il, l’épiait, puisque ce lieu ne prend vraiment toute sa dimension que dans la
n’avait jamais été autre chose qu’un lieu noir et sans cure analytique, et surtout il doit comporter dans son
lumière. Ce regard qu’il avait surpris au carreau de déchiffrement ce qu’il représente : le fait que la
la porte ne pouvait donc le voir et sans doute avait-il sexualité humaine comporte un défaut essentiel.
suivi de peu la voix, l’appel du père, le recherchant. Lacan, le 11 février 1975, notait que, pour qu’une
Il n’avait donc pas été vu mais bien entendu, comme construction ait une consistance qui ne soit pas
regard caché par le père. Pour obtenir ce imaginaire, il faut pour ça qu’elle ait un trou, soit
renversement, il a fallu «déranger» 11 la défense ; quelque chose qui se vérifie au moment où un nœud
celle-ci fut d’ailleurs fortement mise en question par se dénoue. Ce trou-là n’est pas le vide, voire la
les aléas dramatiques de la vie du patient. pulsion de mort freudienne, il n’est pas non plus le
L’effet ne s’est pas fait attendre : le sujet a fait subir simple refoulement, mais bien le défaut du langage
un profond déplacement à son activité sexuelle la et du sexe, qui n’apparaît qu’au moment où la vraie
plus problématique, dans le même temps où sa nature du lien se révèle. Ce trou est curieusement
relation à la paternité, y compris celle de ses œuvres, l’assise du moi, puisque la fonction essentielle du
se déplaçait. moi est de le couvrir, dans tous les sens du terme.
Freud souligne qu’un progrès n’est jamais que la Peut-être est-ce ce lien, bien plus que le père, qui
moitié de ce qu’il paraît. Le sujet réconcilié avec le maintient la porte ouverte pour nous permettre de
père, et aussi avec la paternité, a commencé une respirer.
véritable construction, celle d’une maison de
1. Freud S., Conférences d’introduction à la psychanalyse, Paris, Gallimard,
campagne. Il a ajouté à cela un nouveau souvenir pp. 455 et sq.
éclairant la fonction de la fumée. Enfant, il attendait 2. Freud S., La Naissance de la psychanalyse, Paris, PU F, 1969, p. 130.
3. Freud S., Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1977, p. 45.
souvent son père qui tardait à venir, et il restait donc 4. Ibid., p. 147.
assis devant une cheminée qui tirait mal et 5. Freud, Essais de Psychanalyse, Paris, Gallimard, 1981, pp. 171-172.
6. Ibid., p. 240.
l’asphyxiait quelque peu. Son père, quand il 7. Freud S., Résultats, idées, problèmes , I, Paris, PUF 1985, p. 250.
apparaissait enfin, ouvrait la porte et faisait rentrer 8. Goldberg A., The problem of perversion, YUP, New York, 1995.
9. Lacan J., Le Séminaire, Livre V, Les Formations de l’inconscient, Paris,
un peu d’air frais, arrachant ainsi l’enfant à sa Seui1, 1998, pp. 207 à 210.
solitude et à l’étouffement littéral qu’il s’imposait. 10. Lacan Le Séminaire, Livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 80.
11. Miller J.-A., L’Orientation lacanienne, Département de psychanalyse de
Paris VIII, Cours du 25 nov. 1998, inédit.

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L’identification au symptôme à la fin de la cure Encore faut-il que la plainte, d’être adressée à
Esthéla Solano-Suarez l’analyste comme demande, puisse être cernée dans
sa particularité de symptôme. Isoler le symptôme
Ce travail est un reste issu de mon expérience comme tel est un préalable, qui donne à la pratique
d’analysante et de passante, mais aussi de membre analytique son principe d’orientation. Dans tel cas il
des cartels de la passe. Il trouve son inscription s’agira de promouvoir l’orientation vers le réel, dans
dans l’élaboration qui s’accomplit à l’Ecole sur la tel autre il s’agira de ne pas déranger les semblants
fin de l’analyse, et dans l’Orientation lacanienne dont le sujet dispose à titre d’identification. Nous ne
soutenue par Jacques-Alain Miller. nous occuperons ici que du premier cas, puisque
l’identification au symptôme à la fin de l’analyse
Parler d’identification au symptôme à la fin de serait le résultat auquel aboutit le traitement
l’analyse comporte d’accepter l’hypothèse selon analytique du symptôme névrotique.
laquelle l’expérience d’une analyse produirait, à son Traiter le symptôme, dans le cadre de l’expérience
terme, un lien inédit avec le symptôme en terme analytique, veut dire le déchiffrer. Comme Freud l’a
d’identification. démontré, les symptômes névrotiques ont un sens.
Lacan n’avance cette proposition qu’une seule fois Le sens du symptôme, der Sinn 1, fait du symptôme
dans son enseignement, le 16 novembre 1976, et il une entité langagière. Le symptôme parle, dans la
ne le fait que sur le mode d’une question. Mais mesure où il «dit quelque chose» 2.
Lacan lui-même nous a appris qu’on ne pose pas une Pour Freud il y a un autre versant du symptôme, qui
question pour trouver une réponse, mais que la est celui de la Bedeutung par où le symptôme
question surgit comme conséquence de la réponse accomplit «un nouveau mode de satisfaction de la
qui la précède logiquement. On peut supposer alors libido». Cette «satisfaction réelle» n’est guère
que, par sa question, Lacan nous fait part d’une reconnaissable «par la personne qui l’éprouve
trouvaille issue de sa pratique d’analyste. Dans cette comme une souffrance et s’en plaint à ce titre» 3. Sur
perspective, si l’identification au symptôme à la fin ce versant du symptôme comportant une satisfaction
de l’analyse devient pour nous une question, c’est pulsionnelle, Lacan distingue son «rapport au réel»4.
peut-être à cause de la réponse qui nous précède. Voilà que le problème est encore plus complexe : on
La réponse ne peut provenir que de ce que demande une analyse parce qu’on souffre d’un
l’expérience analytique nous enseigne. A ce titre, symptôme ; mais par le symptôme s’accomplit une
Freud avec son pas inaugural en a donné l’exemple. volonté de jouissance, voire une satisfaction
Il a inventé la psychanalyse et, par là, il a ouvert le pulsionnelle. Comment peut-on parvenir, par
champ à un nouveau type de lien social. Si le l’analyse, non seulement à déchiffrer le sens du
discours analytique a pu émerger, c’est parce que symptôme, mais aussi à toucher son «rapport au
Freud, docile à l’hystérique, s’est mis à croire que le réel» ? Cette question implique qu’on se demande
symptôme dit quelque chose, vérifiant ensuite que quel est le rapport du symptôme à la satisfaction
non seulement il dit, mais qu’il sert aussi une fin de qu’il comporte, une fois qu’il a été traité par
satisfaction. La psychanalyse est une conséquence l’analyse.
épistémique, une élaboration de savoir issue de Autrement dit, quel serait le destin de la satisfaction
l’émergence du symptôme. Or cette élaboration se pulsionnelle à la fin de l’analyse ? C’est la question
déduit du traitement du symptôme qui relève, lui, posée par Freud dans son texte «Analyse avec fin et
d’une pratique. En ce sens, on peut dire qu’on entre analyse sans fin» car il s’agit de savoir, dit-il, «s’il
dans la psychanalyse par la porte du symptôme. est possible de liquider durablement, par l’analyse,
Ce pas inaugural est à refaire chaque fois qu’il s’agit une revendication pulsionnelle à l’égard du moi» 5.
de commencer une analyse. Pourquoi commence-t- Ce dont il est question concerne le symptôme traité
on une analyse ? Parce qu’on souffre de quelque par la psychanalyse, ce qui resterait de son exigence,
chose, dont on voudrait être débarrassé. Ce dont on ce qui cesserait d’en pâtir, ce dont on peut se séparer
souffre, on le porte comme une plainte, un corps et ce dont on ne peut plus se défaire. Qu’est ce qui
étranger, qui dérange, entrave, contraint. Il s’agit de peut se produire pour que, du symptôme qui
quelque chose que l’on éprouve, que l’on constate, présentifie le plus étranger au sujet, advienne à la fin
que l’on agit, dont on pâtit, qui s’impose au plus de l’analyse une identification ?
intime du sentiment de soi, comme étant le plus
extérieur à soi. Il s’agit d’une extimité dérangeante, Contrainte de la pensée
d’une volonté intrusive en moi, plus que moi,
Partons d’un symptôme particulier, celui qui
puisque «c’est plus fort que moi !».
caractérise la névrose obsessionnelle. Dans cette

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névrose, c’est la contrainte qui caractérise le injonction à la deuxième personne, par exemple pour
symptôme, comme contrainte de pensée. Les l’Homme aux Rats : «Tue-toi pour te punir d’avoir
obsessionnels souffrent de leur pensée, «pensée dont de pareils désirs» 10.
l’âme s’embarrasse» 6, dit Lacan. Du fait d’habiter dans la lalangue, nous sommes
Mais il est rare que l’obsessionnel livre d’emblée ses faits êtres de parole, ne tenant cet être que du dit. Par
pensées. Il peut parler plus facilement des actes ailleurs, la lalangue produit toutes sortes d’effets sur
auquel il se voit contraint ; il témoignera d’abord de le corps, effets de coupure, effets de jouissance,
ses embarras, de sa difficulté à choisir, à aimer, à effets d’affect. Ainsi chez le parlêtre se nouent le
faire. Il parlera de sa souffrance généralisée, de son corps, la lalangue et ce qui leur ex-siste comme réel.
angoisse, de sa tristesse, de son inhibition. Mais, La pensée est un des effets de la lalangue sur le
pour qu’il reconnaisse que ce sont ses propres corps. La lalangue traverse le corps, il en résulte que
pensées qui font symptôme, il y faut le transfert. le corps s’imagine comme unité, et que cette unité
C’est ce qui rend parfois difficile la mise en place de s’imagine penser 11. La pensée, comme effet de la
l’analyse chez l’obsessionnel, c’est-à-dire obtenir un lalangue sur le corps, si elle devient événement de
changement de position subjective, pour qu’il cède corps à titre de symptôme, peut être mise au rang
ses pensées et se mette au travail. Souvent, il vient d’affect. C’est pourquoi on peut être affecté par la
poussé par une urgence subjective et il nous parle pensée, pâtir de la pensée, ce qui revient à dire que
volontiers en déployant ses dons et son charme pour l’appensée est jouissance. Nous sommes jouis par
nous placer sous le coup de la fascination, nos pensées. On conçoit dès lors la difficulté que
fascination de la bonne forme. Ainsi il voudra être pose le symptôme obsessionnel, à cause de son être
«la merveille à nous éblouir» 7, dépliant devant nous de pensée. Essayons d’avancer au niveau du
des trésors discursifs et refusant l’installation de la particulier de ce symptôme. Qu’est-ce que nous
métaphore de l’amour, qui comporte d’avoir à faire apprend le déchiffrage de la pensée obsédante ?
au manque. Aussi absurde soit-elle, nous pouvons toujours
Or, l’obsessionnel nous propose d’abord son armure, trouver dans l’analyse le sens des pensées
son âme, parce qu’elle a partie liée avec le obsédantes. C’est la première leçon tirée par Freud à
symptôme. C’est le cas où le symptôme, comme dit partir du cas de l’Homme aux Rats. Aussi Freud
Freud, «prend une valeur dans l’affirmation de soi, nous enseigne-t-il sur la complexité de construction
tend à ne plus faire qu’un avec le moi», au point que de son échafaudage résultant de fausses connexions,
les obsédés sont ceux qui peuvent tirer une d’inversions, d’ellipses : on a à faire à des tiroirs qui
satisfaction narcissique en «forgeant des systèmes contiennent à l’intérieur d’autres tiroirs à l’infini.
qui leur donnent l’illusion d’être meilleurs que les Cela tient au caractère de la chaîne signifiante. Mais
autres, puisqu’ils sont particulièrement purs et le propre de cette pensée est de «brouiller les traces»
consciencieux» 8. C’est pourquoi la névrose par une opération qui consiste à isoler des bouts de
obsessionnelle, d’après Lacan, c’est la conscience. chaîne, à casser les implications signifiantes, mettant
Dans la stratégie du sujet obsessionnel, homme ou à leur place une série de conséquences déconnectées.
femme, le moi occupe une place privilégiée. Nous Il est possible que nous finissions par y trouver un
reconnaissons ici «les fortifications à la Vauban» 9 sens. Le sujet obsessionnel d’ailleurs en sera ravi. Il
dont parle Lacan. Cette prévalence imaginaire relève se prête très volontiers au jeu ; il ne veut que ça, du
de l’Un de l’image du corps, dont l’obsessionnel se sens. Il peut se plaire à déchiffrer, il adore le sujet du
pare pour se défendre des effets de division. signifiant. Par ailleurs on peut constater que, plus il
Cependant, sa parure et sa parade ne peuvent pas le met du sens, plus il associe, plus il est cadavérisé, et
protéger du parasitage de ses pensées. Et pour plus il est pétrifié. En effet, qu’il n’y ait que du
cause !… La pensée chez l’obsessionnel est une signifiant le rassure, il peut laisser le corps hors jeu
pensée détraquée. Il s’agit d’une pensée qui tourne et faire l’ange. A ce niveau, il peut jouer la partie
en rond. C’est peut-être le propre de la pensée, le sans risque. La question, dans la cure de
tournage en rond, mais chez l’obsessionnel, la l’obsessionnel, est d’arriver à ce qu’il engage son
pensée démontre son essence de parasite langagier. corps dans l’analyse ; l’effet d’angoisse en est
En effet, en suivant Lacan, nous pouvons dire que la assuré.
pensée n’est pas une cause – elle est une C’est une condition pour que l’analyse puisse
conséquence. On pense parce qu’on nous a parlé, ce toucher à la jouissance. L’autre question est celle du
qui donne à la pensée ce caractère extime, qui traitement des effets de sens. C’était une question
devient extrême dans le cas de l’impératif qui occupait beaucoup Lacan au cours de son dernier
obsessionnel, où le sujet s’énonce à lui-même une enseignement. Partant de l’idée que, dans une

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analyse, on opère à partir des effets de sens, il se l’hystérique, de l’armure de l’amour du père pour se
demandait quel était l’effet de sens exigible dans une défendre du réel. Il recourt alors à la pensée pour
analyse afin de toucher l’effet de jouissance du traiter l’impossible, d’où sa prédilection pour des
symptôme. Comment, à partir des effets de sens qui sujets de pensée impensables, tels que la paternité, la
résultent de l’articulation signifiante qui se produit durée de la vie et la survie après la mort 14, Par cette
dans le langage, peut-on obtenir une incidence sur la pensée qui fait exception, l’obsessionnel pense l’ex-
jouissance du symptôme en tant que hors-sens ? sistence, afin de suppléer à l’Un de l’exception, pour
Autrement dit, si les effets de sens relèvent des préserver le Tout de la pensée corrélé à la fonction
incidences du symbolique sur l’imaginaire, comment phallique.
opérer dans l’analyse pour toucher le réel, qui Le phallicisme de l’obsessionnel trouve là sa source.
échappe à cette dimension ? Alors, il serait question Faire bouchon avec l’Un consiste à veiller en
que l’interprétation porte plus loin que la parole12, permanence à la présence du phallus, quitte à se
vers le réel, ce qui est crucial quand il s’agit du faire lui-même le représentant de l’entreprise
symptôme obsessionnel. phallique. Tout est bon pour en faire usage, son
corps, son image, sa pensée, son travail, ses exploits.
Passion de l’impossible On sait la valeur phallique que peut prendre la
pensée chez l’obsessionnel, qui peut jouer et jouir de
Cette pratique comme pratique de la langue – Lacan sa pensée comme d’un organe. L’érotisation de la
l’indique – s’avère efficace à opérer par la voie du pensée est chez lui la conséquence d’une irruption
Witz 13. Jouer de l’équivoque implique de se servir de la jouissance phallique dans l’imaginaire. Si le
de la sonorité des mots, pour faire valoir une valeur sujet obsessionnel est une femme, prévaut également
d’usage du sens inédit, c’est-à-dire en dehors de son chez elle la stratégie phallique. Son rapport à la
usage établi. Alors, par cette voie, il est possible de castration la différencie de l’homme obsessionnel.
réduire le sens afin qu’émerge le jouis-sens, ou sens Néanmoins, les particularités de son penisneid
joui. rendent plus complexe sa relation au phallus. Elle ne
Dans ces conditions, le sujet obsessionnel peut ouïr veut pas le phallus pour faire l’homme – elle sait
la haine résonnant au cœur de ses propos les plus qu’elle ne l’a pas – mais son devoir est de se parer
gentils et les mieux intentionnés, ou le vœu de mort du phallus, de s’investir dans la mascarade phallique
qui prévaut à la racine de son comportement, de sa pour combler le manque dans l’Autre 15. Plus elle
prévenance à l’égard de l’autre, jusqu’à dénuder la veut faire croire qu’elle l’est, plus elle l’hait. Et cela
fonction du symptôme qui plonge ses racines dans dans la mesure où, ce phallus, elle a tendance à
l’impossible. L’obsessionnel est un passionné croire qu’il trouve plus de consistance chez
d’impossible. Il fait de l’impossible son partenaire l’homme, non pas au niveau de son avoir mais au
fondamental. Il ne peut subjectiver ce partenariat niveau de son être – d’où le type d’embrouille qui
que s’il sort de l’impuissance à laquelle le vouent ses caractérise son rapport au manque. Son partenaire
pensées. incarnera pour elle ce malentendu de la rivalité
En effet, on sait que l’obsessionnel a fait preuve phallique, tandis qu’elle fera ex-sister l’amour à
dans son enfance d’un éveil sexuel précoce. Cet travers l’homme de ses pensées, allant jusqu’à la
éveil a été guidé par la curiosité qui le poussait à transe érotomaniaque de pensée.
vouloir savoir, à résoudre l’énigme de la sexualité. Il
est particulièrement sensible, dans sa recherche, aux Inconsistance de l’Autre
signes provenant du couple parental, guettant le
rapport entre la jouissance et les semblants. Il a Toujours est-il que, pour l’obsessionnel, ce qui pose
cherché et il a trouvé le mensonge de la conduite, problème – et problème logique – ce n’est pas tant
l’imposture de l’idéal, le démérite de la fonction, l’incomplétude de l’Autre que son inconsistance.
Bref, une contingence a fait valoir l’irrémédiable D’où sa stratégie haineuse qui consiste à ravaler
faillite du père, le livrant, lui, sans défense, à la l’Autre au rang d’objet déprécié, le réduisant à l’Un.
jouissance illimitée de la mère. En conséquence, il À ce propos, rappelons ici l’insulte adressée au père
s’est vu aspiré par le sans limites du trou de S(A). Il par l’Homme aux Rats : «Toi lampe ! toi serviette !
a répondu par une stratégie qui consiste à vouloir toi assiette !» 16 Si l’insulte vise l’être, alors cela fait
réduire l’Autre barré à l’Un, par le biais de ses consister l’Autre à partir de l’objet. Cela constitue
pensées. davantage un problème qu’une solution, car cette
La faillite de la fonction du père laisse le sujet manœuvre de liquidation de l’Autre porte atteinte au
obsessionnel sans défense, sans recours de semblant désir du sujet, et l’enferme irrémédiablement dans
face à l’impossible. Il ne dispose pas, comme l’ennui de l’Un. De là se déduit la nécessité, pour le

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sujet, de soutenir l’Autre par des moyens de l’impensable de son propre trou, par une nécessité de
protection, et même de s’en porter garant. De plus, pensée. De ce fait la jouissance de l’impossible,
réduire l’Autre à l’Un comporte la tâche de devoir comme exercice entretenu par le parasitage de la
toujours recommencer, dans la mesure où il y aura pensée, cesse. L’impossible en tant que réel, à se
toujours un autre signifiant qui viendra s’associer à placer hors symbolique, en constitue sa limite. Cette
l’Un et faire apparaître l’intervalle entre l’Un et issue est celle par quoi s’accomplit aussi bien la
l’Autre. Dans ce cas, l’obsessionnel doit s’échiner à limitation que le resserrage des limites du
annuler le deuxième signifiant par la reprise du symptôme. En effet, «c’est de se nouer au corps,
premier, ou bien s’épuiser à compter pour combler c’est-à-dire à l’imaginaire, de se nouer aussi au réel,
avec de l’Un l’intervalle entre les deux signifiants, et comme tiers à l’inconscient», que le symptôme
comme c’était le cas pour l’Homme aux Rats qui rencontre ses limites 18. L’obsessionnel peut ainsi
comptait et comptait, entre l’éclair et le tonnerre 17. arriver à la fin de son analyse. Il n’aura pas
La nécessité du symptôme obsessionnel de faire Un transgressé le réel, il n’aura pas traversé la zone
avec l’Autre ne cesse pas de s’écrire. Le symptôme infranchissable de l’impossible qui occupait ses
s’inscrit comme chiffre conjuratoire de l’impossible pensées. Néanmoins il aura trouvé le moyen de
de structure. L’impossible, en tant que tel, ne cesse mieux faire avec sa pensée, dans les limites du
pas de ne pas s’écrire, comme chiffre susceptible de possible. Sortir de l’embrouille de sa pensée lui
faire Un avec les d’eux du sexe. permettra de ne pas être dans l’embarras permanent
C’est par le biais de l’amour que l’obsessionnel a au niveau de ses actes et au niveau de ses décisions.
une chance de sortir de ses noces avec l’Un. Il pourra faire sans reporter au lendemain,
L’amour, sous les espèces du transfert, le fait sortir s’autoriser sans faire exister l’Autre de la
de l’Un et l’amène vers l’Autre barré. D’abord parce permission.
qu’il doit dire. L’Autre de la parole peut le décentrer De même, sachant quel était l’envers de jouissance
de l’Un de l’autisme de sa pensée. Mais cela ne qui masquait ses vertus et ses qualités, il pourra être
suffit pas, car il n’est pas exclu qu’il tombe dans plus vertueux sans se croire des mérites, admettre le
l’autisme de la parole. La valeur opératoire de plaisir et déserter le règne de l’obligation. Son
l’Autre de l’amour dans le transfert se mesure au vouloir, disjoint de l’impératif, se trouvera accordé
niveau de la possibilité, introduite par l’acte au désir. Mais il ne sera pas sans savoir que ce
analytique, de faire valoir pour le sujet l’Autre barré remaniement économique, comme limitation au
comme étant l’Un-en-moins. symptôme, n’implique nullement qu’il se soit
C’est par la fonction de l’amour de transfert que acquitté de son symptôme. Il aura eu l’occasion de
l’obsessionnel peut dépasser le vertige qu’il éprouve constater que son symptôme ne lui est plus étranger,
devant le signifiant qui manque dans l’Autre. En qu’il le connaît au point de savoir que le symptôme
conséquence, il a une chance, par le transfert, de est son mode permanent d’être, incontournable,
rencontrer le mode du possible et celui de la infranchissable. Où qu’il aille, quoi qu’il fasse, il le
contingence. A cette condition, il peut céder sur la portera avec lui. Ce n’est pas un masque, c’est son
jouissance du symptôme, et cesser de penser pour propre visage. Son semblant d’être n’est rien d’autre
faire un barrage contre le Pacifique. Ainsi, par que cet être de nœud du symptôme, qui noue son
l’analyse, l’obsessionnel peut trouver une issue à la corps, sa façon de dire et le réel. Il conclut donc
tyrannie de la nécessité. Grâce à l’analyse un qu’il n’est rien d’autre que cet échafaudage qui le
remaniement se produit, au terme duquel noue et le tient.
s’ordonnent et se distinguent le réel, le symbolique Si le sujet obsessionnel est une femme, alors elle
et l’imaginaire. En conséquence, la fonction saura que ce nœud ne la tient pas seulement, elle,
phallique se resserre à sa place, entre le réel et le mais qu’il fait lien non seulement avec les autres qui
symbolique, acquittant l’imaginaire de sa tâche de s’intéressent à elle, mais plus singulièrement avec un
devoir y suppléer par l’effort de pensée. Il en résulte autre qui l’a faite sa partenaire. Elle sait en quoi
un allégement considérable, dû à la levée des consiste sa fonction de partenaire-symptôme, grâce à
inhibitions et à la disparition de l’angoisse, toutes l’amour qui a fait l’encontre entre deux savoirs
deux libérant le corps de ses chaînes. Le sujet peut inconscients, comme c’est toujours le cas. Elle peut
dès lors disposer de son corps, du fait de la savoir aussi, en terme d’élément libidinal, quelle a
disjonction et de la distinction qui se sont produites, été la formule de la contingence de la rencontre, puis
entre la consistance de l’imaginaire d’une part, et de la nécessité du symptôme. Et elle saura y faire
l’ex-sistence de la fonction d’autre part. De même le avec le symptôme qu’elle est.
symbolique se vide du devoir de remplir

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Pour une femme, l’identification au symptôme à la populaire qui attribue à un dédoublement du sujet, à
fin de l’analyse va à l’encontre de ce à quoi un démon plus ou moins bien intentionné, les
l’hystérique se refuse en s’intéressant à l’Autre tentations involontaires : celles qui envahissent le
femme, symptôme d’un homme. Cette solution va sujet contre son gré, les débordements
aussi à l’encontre du refus de l’obsessionnelle, qui incontrôlables, les passions qu’il ne peut empêcher
voudrait se faire l’égale pour ne pas se faire et, en général, les affects auxquels il ne donne pas
symptôme. S’identifier au symptôme – relatif au son consentement.
corps d’un homme – comporte en revanche de savoir En moi, plus que moi, cette subversion renferme les
se débrouiller autrement avec la féminité, formes laïcisées que la clinique s’est employée à
acquiesçant à ne tenir son être de femme que de décrire comme : passages à l’acte, impulsions,
s’accomplir, en tant qu’Autre, comme symptôme 19. obsessions en ce qui concerne l’affect et, à
L’identification au symptôme à la fin de l’analyse l’inverse : inhibitions, traits de caractère, idées fixes,
revient à admettre le jouis qui fonde le suis, rendant pour la représentation.
pur le sinthome. On peut dire que cette identification Le concept de pulsion (Trieb) permet d’unifier ce
ouvre sur l’horizon du possible, au-delà de champ qui emprunte à la thermodynamique une
l’espérance. En effet, on sait qu’on devra toujours notion peu éloignée de la terminologie populaire
avoir à faire avec l’impossible, s’en débrouillant au quand elle caractérise les mouvements
mieux grâce au bon usage du symptôme. Une fois la d’intempérance : «l’occasion, l’herbe tendre et je ne
limite de l’impossible trouvée, le sujet peut jouer sa sais quel diable me poussant…».
partie avec l’illimité du S(A). C’est-à-dire s’engager Les concepts dynamiques de la deuxième topique –
dans l’exigence d’avoir à cerner un bout de réel, le moi, le ça, le surmoi, la Ichspaltung enfin – sont
encore et encore, en faisant usage d’une pensée les instruments qui permettent de saisir la structure
libérée du péché. de cette subversion. Cette conceptualisation a
l’avantage de faire coïncider une pratique et une
1. Freud S., Conférences d’introduction à la psychanalyse, Paris, Gallimard,
chap. 17, p. 330. stratégie de la reconquête entreprise. Le sujet a à se
2. Lacan J., «Conférences et entretiens dans des universités nord-américaines», reconnaître dans ces puissances étrangères qui
Scilicet 6/7, Paris, Seuil, 1976, p. 46. Voir également Miller J.-A., Le
symptôme-charlatan, Paris, Seuil, 1998, p. 25. envahissent un domaine qu’il croyait bien à lui.
3. Freud S., op. cit., p. 464. Le moi, soi-disant autonome, se trouve, au contraire,
4. Lacan J., «Conférence à Genève sur le symptôme», Le bloc-notes de
psychanalyse n°5, Paris, 1975, p. 14. dépendant d’attaques surprises, de forces
5. Freud S., Résultats, idées, problèmes, T. Il, Paris, PUF, p. 240. incontrôlées. Fort de l’appui du transfert, il reprend
6. Lacan J., Télévision, Paris, Seuil, 1974, p. 17.
7. Lacan J., «Proposition du 9 octobre 1967», Scilicet n°1, Paris, Seui1, 1968, du poil de la bête, reconquiert un pouvoir livré
p. 22. jusque-là à des pulsions qui dansent leur danse de
8. Freud S., Inhibition, symptôme et angoisse, Paris, PUF, p. 15.
9. Lacan J., Le Séminaire Livre V, La relation d’objet, Paris, Seuil, 1994, p. mort, comme dansent les souris en l’absence du
487 chat. Cette cinquième colonne s’infiltre dans les plus
10. Freud S., «L’Homme aux Rats», Cinq Psychanalyses, Paris, PUF, 1972, p.
221. hautes sphères de l’autonomie psychique pour en
11. Lacan J., Le Séminaire, Livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1993, p. 127. Et saboter les plans. Nous sommes dans la sphère des
encore : Lacan J., «Conférences et entretiens dans des universités nord-
américaines, Scilicet 6-7, op. cit., p. 40. conflits, véritable champ de bataille (Kampfplatz)
12. Lacan J., Le Séminaire Livre XXII, «R. S. I», leçon du 11 février 1975, que l’ironie freudienne considère aussi interminable
inédit. Voir également : Miller J.-A., L’orientation lacanienne, cours du 18
novembre 1998, inédit. que l’assèchement du Zuiderzee 1.
13. Lacan J., Le Séminaire Livre " Gay, «L’insu que sait de l’une-bévue s’aile «La métaphore militaire s’achève dans la conclusion
à mourre», leçon du 17 mai 1977, inédit.
14. Freud S., «L’Homme aux Rats», op. cit., p. 250. qu’inspire Clausewitz : la victoire est la plupart du
15. Lacan J., Le Séminaire, Livre y, op. cit., pp. 449-456. temps du côté des plus forts bataillons» 2.
16. Freud S., «L’Homme aux Rats», op. cit., p. 233.
17. Ibid. On sait le destin que cette conceptualisation a connu
18. Lacan J., «Joyce le symptôme», Joyce avec Lacan, Paris, Navarin Seuil, avec les post-freudiens. Collant au discours de la
1985, p. 29.
19. Ibid., p. 35. maîtrise de soi, elle s’achève dans l’ego-
psychologie, là où Freud ne visait que l’intégration
de la pulsion dans le moi, par ses concepts de
Démon de midi et poussée constante
«domptage» (Bändigen) 3 ou de «maîtrise»
Serge Cottet
(Triebbeherrschung) 4. L’ego-psychologie s’assigne
pour tâche le renforcement du moi, l’autonomisation
Le déterminisme inconscient est assimilé par Freud, de sa partie saine : c’est plutôt l’assèchement de
dans les années vingt, à un destin démoniaque. Ce l’inconscient qui en résultera, avec la reconduction
que la psychologie universitaire de l’époque d’un dualisme pré-analytique entre l’empire du moi
qualifiait de «maladie de la volonté», se trouve et l’empire des sens.
intégré désormais à une tradition séculaire et

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A l’opposé de cette interprétation, l’orientation l’acedia : «ce dégoût, cette tristesse des choses de
lacanienne constitue un effort pour débarrasser la Dieu qui donne au cénobite la nostalgie du siècle
psychanalyse de l’héritage des métaphores quitté, le désir d’une autre existence» 7.
dynamiques, du langage de la conquête ou du conflit Dans son roman, Paul Bourget en propose une
de forces antagonistes. D’abord, en caractérisant le version laïque et adaptée aux ruminations d’un
désir comme indestructible, Lacan noue la pulsion à obsessionnel : «Cette tentation, c’est celle qui
la demande et non pas à l’énergie. Ensuite, en assiège l’homme au midi, non pas d’un jour, mais de
mettant en valeur la gourmandise du surmoi, il ses jours, dans la plénitude de sa force. Il a conduit
souligne l’origine pulsionnelle de cette instance qui sa destinée jusque-là de vertus en vertus, de réussite
ne tient aucun compte du renoncement et du en réussite. Voici que l’esprit de destruction
sacrifice de la jouissance par le sujet : le surmoi, s’empare de lui… Une force ennemie, Paeternus
toujours, déborde et en redemande. Enfin, l’effort hostis, l’attire hors de sa ligne dans la voie où il doit
pour concevoir le symptôme, à partir des noms du périr» 8. C’est encore dans la langue du catholicisme
réel et pas seulement des noms du père, accentuait le provincial réactionnaire et misogyne que l’auteur
paradoxe que constitue, dans notre champ, le décrit le retour à Paris, capitale du vice de notre
caractère inusable de la pulsion, comme les limites héros, cédant à l’irritation d’une passion désormais
de ses possibilités de sublimation. illégitime (la femme est mariée) : «Paris, soudain,
apparut, avec ses monuments estompés dans le
Le démon de midi crépuscule, La Salpétrière, le Panthéon, Notre-
Dame, le rappela brutalement aux certitudes austères
Précédés, comme toujours, par la littérature, nous ne de sa jeunesse et de son âge mûr. Pour la première
manquons pas de descriptions où s’illustre ce fois depuis que Geneviève était entrée dans sa
caractère inexorable des passions, comme le retour chambre, il saisit, dans sa tragique réalité,
du naturel qu’on s’est trop efforcé de chasser. Ce l’effrayante contradiction sur laquelle il allait vivre :
réel, dans sa version «ce qui revient toujours à la l’action qu’il avait commise, les sentiments qu’il
même place», a fait les beaux jours du naturalisme et éprouvait, la liaison où il était engagé démentaient
du psychologisme fin de siècle. La description des toutes les idées qu’il professait, qu’il ne pouvait pas
caractères, des vices et des tempéraments ne pas professer, car il croyait» 9.
incorrigibles a prospéré à l’ombre du modèle Notre névrosé dans un style freudien, victime de la
physiologique, puis de l’idéologie pessimiste transgression, martyre de l’attrait de la faute, cède à
schopenhauerienne. On peut y lire l’effort de une tentation proportionnelle à l’énergie des
transcrire, dans un langage adapté à la psychologie défenses mises en œuvre jusque-là pour s’y opposer.
des facultés propre à l’époque, le démoniaque de la On peut penser que la psychanalyse aurait pu sortir
pulsion – cela en l’absence d’une théorie de ce bêta de son embarras en lui interprétant, au nom
l’inconscient. C’est la littérature du retour du du père, le nœud symbolique de la contradiction qui
refoulé, d’autant plus bavarde qu’elle méconnaît le l’étouffe. Cependant, n’opposons pas le bon sens
refoulement. psychanalytique aux clichés psychologiques de Paul
Deux romans illustrent les confins entre lesquels se Bourget. Ils ont un point commun. Nous restons
déploie cette subversion. L’un, aujourd’hui illisible, dans la dialectique du désir et de la loi, de l’identité,
Le démon de midi de Paul Bourget 5 (1914), l’autre, du refoulement et du retour du refoulé. Si la loi et le
toujours édifiant pour la jeunesse studieuse, La bête désir refoulé sont une seule et même chose 10, nous
humaine d’Émile Zola (1890). Dans son style ne sortons pas du discours de la transgression qui
Académie française d’avant la Grande Guerre, Paul assure de beaux jours et de pleins midis à la
Bourget, spécialiste du roman psychologique tentation. Freud écrit tout un chapitre sur la question
moralisateur, fait le portrait d’un catholique social dans Malaise dans la civilisation.
d’une quarantaine d’années rejoint par une ancienne Cet exemple, obsolète et bavard, a le mérite de nous
passion amoureuse qu’il avait cru pouvoir oublier. Il faire saisir comment le symptôme présente une
renoue, vingt ans après, avec ce passé brûlant dont il certaine garantie par rapport à la traversée du
se croyait pourtant préservé par les exigences d’un fantasme : le sujet, face à son crime et enfin divisé,
militantisme héroïque favorable au conservatisme. s’humanise.
Paul Bourget se réfère alors à la tradition patristique
qui désigne, dans le démon de midi (daemonium Le moi identique à la pulsion
meridianum) 6, l’agent responsable de la dépression
majeure qui s’abat sur les moines en prière, au beau Il n’est pas sûr, en effet, que la traversée du
milieu de la journée. C’est le déclenchement de fantasme garantisse une relation plus apaisée à la

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jouissance ou l’assurance d’un désir sans surprise. article, encore freudien, il associe, à juste titre, la
Nous suivons là l’indication fournie par Jacques- fêlure à la pulsion de mort. La physiologie ici est
Alain Miller dans son Cours de mars-avril 1999 sur trompeuse, car le naturalisme de Zola n’empêche
«Les paradigmes de la jouissance» 11, autour du pas d’enraciner la pulsion dans l’histoire, le social,
binaire fantasme et répétition par rapport à la fin de la politique. Les tempéraments sont donc décrits,
l’analyse. Le symptôme, présenté comme une certes, comme des forces constantes mais, surtout,
répétition de jouissance, est par là même «une ils sont caractérisés par la tendance à se conserver
constance, mais qui n’est pas concentrée sur le dans l’être du fait de l’insistance d’un trait de
fantasme fondamental à trouver. C’est une constance jouissance, que ce soit l’alcool, le vice ou le crime.
qui s’étend, qui dure». Deleuze montre bien que tout le vocabulaire
Cette constance, rapportée à la pulsion, nous énergétique, dont la locomotive fournit le
rappelle une de ses propriétés essentielles, sur paradigme, se résout dans des cheminements, des
laquelle la psychanalyse semble avoir peu de prise : circuits, des détours. La pulsation d’une jouissance
elle s’inscrit dans la durée, la continuité, et à mauvaise circule dans un réseau d’identifications, de
proprement parler ne se traverse pas. La question est doubles imaginaires, de répétitions, avant que ne
plutôt de la place qu’occupe le sujet dans son s’effectue le passage à l’acte ou la cristallisation de
démontage. la passion amoureuse. Cependant nulle subversion
On pourrait présenter cette poussée constante ne déborde à proprement parler le sujet. Nous ne
comme l’envers du démon de midi en recourant à sommes pas dans une logique de conflit, mais de
une tradition romanesque plus matérialiste qui plus ou moins grande intégration de la pulsion au
montre à quel point la compulsion de répétition peut tempérament du sujet, jusqu’à sa parfaite
s’intégrer ou pas à l’idéal d’un moi identifié à son identification à ce qui le déborde. L’acte n’est pas le
désir. Dans son roman La bête humaine, Émile Zola saut impulsif «à travers le cerceau de papier du
met en fonction les prospérités du vice décrites à fantasme». Dans des pages célèbres, notamment la
cette époque en termes ultra-scientistes et préface à la deuxième édition de Thérèse Raquin,
matérialistes. Le centre, toutefois, est occupé par un Zola décrit «les poussées de l’instinct» sans
signifiant qui traverse l’ensemble des Rougon- qu’aucune division n’affecte les deux héros : «J’ai
Macquart : la fêlure. Gilles Deleuze a attiré choisi des personnages souverainement dominés par
l’attention sur ce point dans son article consacré à leurs nerfs et leur sang, dépourvus de libre-arbitre,
Zola : «La fêlure» 12. Il montre que le langage de la entraînés à chaque acte de leur vie par les fatalités de
physiologie, qui était au XIXe siècle comme la leur chair. Thérèse et Laurent sont des brutes
psychanalyse de l’époque, de Balzac à Zola ne humaines, rien de plus. J’ai cherché à suivre pas à
désigne à proprement parler aucune transmission de pas, dans ces brutes, le travail sourd des passions, les
quoi que ce soit – sinon un vide ou un trou. poussées de l’instinct, les détraquements cérébraux
Causalité héréditaire d’une absence, causalité survenus à la suite d’une crise nerveuse […] L’âme
métonymique, elle évoque le germen de Weissmann est parfaitement absente, j’en conviens aisément
réhabilité par Freud dans «Au-delà du principe de puisque je l’ai voulu ainsi» 14.
plaisir». Cet «immonde germen», c’est le signifiant Le rapport sexuel s’écrit comme la conflagration
d’une transmission «qui ne transmet pas autre chose d’une rencontre entre un sanguin et une nerveuse.
qu’elle-même» selon Deleuze, et qu’on pourrait Mais les amants, ainsi réunis par le crime, sont déjà
transcrire par une formule du type Sl o. eux-mêmes des cadavres : «Étant donné un homme
Dans La bête humaine, la montée incoercible de la puissant et une femme inassouvie, chercher en eux la
pulsion est décrite en ces termes : «La famille n’était bête, ne voir même que la bête, les jeter dans un
guère d’aplomb, beaucoup avaient une fêlure. Lui, à drame violent, et noter scrupuleusement les
certaines heures, la sentait bien cette fêlure sensations et les actes de ces êtres. J’ai simplement
héréditaire ; non pas qu’il fût d’une santé mauvaise fait sur deux corps vivants le travail analytique que
[…] mais c’étaient, dans son être, de subites pertes les chirurgiens font sur des cadavres» 15. C’est donc
d’équilibre, comme des cassures, des trous par à proprement parler sans états d’âme que la pulsion
lesquels son moi lui échappait, au milieu d’une sorte de mort unifie le sujet à sa propre béance, sans que
de grande fumée qui déformait tout» 13. le moi y trouve à redire (pas de remords, pas de
La métaphore de la machine à vapeur, de ses pistons culpabilité).
et de ses fumées, fournira certainement plus tard à
Deleuze son syntagme des machines désirantes qu’il
opposera à la dictature du signifiant. Dans cet

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La poussée constante de Freud, c’est le moi fort la manifestation de telles crises, en fait le motif
d’une demande d’analyse : elle fait des scènes
Il est temps alors de rectifier l’imaginaire qui violentes et bruyantes à son ami en public, au
s’attache à la pulsion, notamment l’interprétation restaurant, rares moments de tête-à-tête entre eux.
énergétique qu’elle appelle. Au démon de midi qui Ces débordements sont qualifiés par elle de crises
fait du sujet un possédé, j’oppose donc la poussée hystériques, comportements qu’elle croit hériter de
constante, isolée par Freud comme Drang et sa mère, «la nerveuse de la famille». Pourtant cette
Konstanzkraft 16. À une subversion caractérisée par aliénation ne peut tenir lieu d’explication, pas même
la discontinuité du fantasme, opposons la subversion pour l’intéressée. En fait, ce qu’elle décrit comme
qu’opère la volonté de jouissance désarrimée du une décharge d’adrénaline est proprement un acte,
fantasme, ou le diluant et le continuant à l’infini une volonté de dire. C’est bien ce que la doctrine
comme l’évoque Freud quand, citant Goethe, il isole enseigne d’ailleurs sur l’attaque hystérique comme
ce facteur pulsionnel, «qui nous presse, indompté, instant de jouir, à savoir «figuration pantomimique
toujours en avant» 17. du fantasme» selon Freud 22. Ce n’est pas l’énergie
Dans le commentaire qu’il en donne en 1964, Lacan pulsionnelle qui explose mais la demande d’amour
insiste sur cette caractéristique. Il distingue qui, prise au piège de l’image narcissique, infiltre
rigoureusement la pulsion de l’ordre biologique. l’affect de rage : conduite magique, doctrinait Sartre
Celle-ci est sans rythme et n’a «ni printemps, ni en 1936 dans sa théorie des émotions, théâtre de la
hiver, ni montée, ni descente» 18. Opérant de jour colère créant un monde qui supplée à l’impuissance
comme de nuit, on la déchiffre mieux avec les d’agir sur le désir de l’autre.
romans de Paul Morand que ceux de Paul Bourget. C’est donc bien le moi fort, le moi fort du névrosé,
L’homme pressé dans sa voiture remplace la et non pas le moi faible qui est ici à l’œuvre. J’ai
locomotive, ses fumées et ses pistons. Il comble par beau feindre de ne pas être l’organisateur de cette
la vitesse de ses allers et retours amoureux, de ville subversion, je fais plus qu’y consentir. Le
en ville, le différentiel qui existe entre «la consentement à cette jouissance substitutive se fait
satisfaction perdue et la satisfaction retrouvée» 19 qui au-delà de toute dénégation. Tout comme
fait le moteur du nomadisme pulsionnel. l’exhibitionniste de Lassègue ne cède à sa perversion
Cette distinction nous permet de rectifier un défaut que dans un lieu public où le képi de la police n’est
de perspective propre au moi : l’imaginaire du moi pas loin, le psychodrame public de notre patiente est
faible et du moi fort, la fiction du débordement jugement en appel, volonté de puissance contrariée
involontaire. Cette erreur de perspective tient au fait par la castration.
qu’on isole le concept de pulsion de celui du moi, en Renversant le sens du conflit psychique, on doit
faisant de l’intégration de la première un problème donc soutenir que c’est bel et bien le moi fort du
clinique ou thérapeutique. névrosé qui entretient et bichonne son symptôme.
Dans «Subversion du sujet et dialectique du désir», Les rapports du moi et de la pulsion ne s’établissent
Lacan prend son point de départ dans une pas en termes de force et de faiblesse. On retrouve
phénoménologie du conflit qui dénonce cette les traits saillants de la pulsion incorporés au moi, et
illusion. Soit un sujet tel que «ce qu’il désire se notamment les facteurs propres à l’exigence et à
présente à lui comme ce qu’il ne veut pas» 20. On l’urgence, qui dessinent à l’occasion les traits
reconnaît ici la pathologie propre au moi, sa fonction singuliers du caractère comme un signe permanent
de méconnaissance. du sujet. La description lacanienne du moi
Le moi se prend pour une continuité et feint de se intermittent nous paraît consubstantielle à sa critique
faire surprendre. C’est là le fait d’une dénégation, de l’énergétisme pulsionnel. La volonté de
puisque c’est au contraire la permanence de son jouissance est donc impropre à s’illustrer de modèles
désir qui est transférée à un moi «pourtant thermodynamiques. Lacan recourait à
évidemment intermittent, et inversement [il] se l’électromagnétisme pour indiquer que la poussée
protège de son désir en lui attribuant ces constante répond à un problème qui fait dépendre le
intermittences mêmes» 21. Moi égale moi se laisse champ de forces d’une propriété d’une certaine
surprendre par une discontinuité qu’il croit être celle surface : il s’agit de la topologie du bord fermé
de son désir, et qui n’est que celle de ses comme homologue au bord de l’orifice pulsionnel.
renoncements. Lacan s’attache donc à rectifier les contresens
Prenons un exemple. Ce débordement, on l’observe qu’engendrent notamment les métaphores de
notamment dans la colère, avec la montée l’énergie cinétique. Par exemple, l’imaginaire qui
incoercible de l’affect de rage suivie de l’explosion. s’attache au «moment d’une force» 23.
Une jeune fille, qui éprouve bien des remords après

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Lacan y reviendra en 1966 dans son article «Position Du symptôme dans la psychose non déclenchée
de l’inconscient». Je ne peux m’étendre sur ce Jean-Claude Maleval
problème qui est d’une grande technicité en ce qui
concerne l’interprétation mathématique de la théorie Un style d’errance, une inconsistance des
des flux par le théorème de Stokes, et l’interprétation identifications, une orientation incertaine dans
topologique que Lacan en donne 24. Cette l’existence caractérisent souvent le sujet psychotique
formalisation est destinée, entre autres, à rendre quand il ne présente pas les signes d’une psychose
raison de l’imagerie fluidique, volcanique, qui clinique. En revanche certains de ces sujets se
s’attache aux débordements déjà signalés : ça monte soutiennent d’une façon de jouir qui parfois les
comme les eaux en crue, et les défenses vont sauter. anime d’une détermination sans faille. Ceux-là
Il reste à chercher quels fondements, dans le réel, devraient donner l’occasion d’une approche
suscite cette représentation imaginaire de l’exigence privilégiée de la structure du symptôme psychotique.
pulsionnelle. Lacan donne une indication dans son N’y étant mêlé ni de délire, ni d’hallucinations, ni de
article «Kant avec Sade» à propos de l’iconographie troubles majeurs du langage, on suppose qu’il se
libertine propre au XVIIIe siècle, évocatrice d’une saisit plus aisément dans la clinique de la psychose
jouissance en cascade : «Ces pyramides humaines, ordinaire. Occasion de réactiver une question
fabuleuses à démontrer la jouissance en sa nature de soulevée en 1986 par J.-A. Miller : le symptôme
cascade, ces buffets d’eau du désir édifiés pour dans la psychose fait-il son avènement par le biais de
qu’elle irise les jardins d’Este d’une volonté la castration ? 1 L’hypothèse est difficile à soutenir
baroque, plus haut encore la ferait-il sourdre dans le en raison d’une défaillance de symbolisation de la
ciel, que plus proche nous attirerait la question de ce castration propre à la psychose ; pourtant la clinique
qui est là ruisselant» 25. impose l’existence de modes de jouir spécifiques
Il y a nécessité à tenter de transformer en formule chez de nombreux sujets psychotiques.
ces images qui transcendent le cadre du fantasme et Deux observations contrastées viennent ici permettre
mettent en fonction ce que J.-A. Miller appelait une un abord documenté de la difficulté : Gilles, débordé
«jouissance non-discursive» 26. Reste alors à par ses pulsions, et Marie, tourmentée par la justice.
formuler les variantes de l’assomption de la
répétition comme tout autre modalité contemporaine La «boulimie sexuelle» de Gilles
de ce qui pourrait illustrer le «Wo es war…»
Le premier s’adresse à un analyste sur la demande
1. Freud S., Nouvelles conférences sur la psychanalyse, «La décomposition de
la personnalité psychique», Paris, Gallimard, 1984, p. 110. de sa femme préoccupée par les risques que Gilles
2. Freud S., «L’analyse avec fin et l’analyse sans fin», Résultats, idées, fait courir et à leur couple et à son emploi, du fait de
problèmes, Paris, PUF, 1993, p. 255.
3, Ibid., p. 240. ce qu’il nomme lui-même sa «boulimie sexuelle». Il
4. Ibid., p. 244. a reçu un blâme de son employeur et a été mis à pied
5. Bourget P, Le démon de midi, deux tomes, Paris, Plon, 1914.
6. Psaume XC, 6. parce qu’il passait beaucoup trop de temps lors de
7. Bourget P., op. cit., p. 8. ses heures de travail à consulter des sites
8. Ibid., p. 9.
9. Ibid., pp. 272-273. pornographiques et à faire des rencontres par
10. Lacan J., «Kant avec Sade», Écrits, Paris, Seuil, p. 782. Internet. À cette occasion, il a dû avouer à sa femme
11. Miller J.-A., «Les paradigmes de la jouissance», La Cause freudienne
n°43, Paris, Seuil, 1999, p. 23. qu’il l’a trompée de nombreuses fois. Or ils sont
12. Deleuze G., «Zola et la fêlure», Logique du sens, Paris, Gallimard, Ed. mariés depuis dix ans, ils ont un enfant, et il tient
10/18, 1969.
13. Cité par Deleuze, G., «Zola et la fêlure», op. cit., p. 424. beaucoup à eux. Il donne une justification étonnante
14. Zola, É., Thérèse Raquin, Paris, Gallimard Folio, 979, p. 24. de son comportement : «Mon avidité sexuelle,
15. Ibid., p. 25.
16. Freud S., Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1968. explique-t-il, c’est comme si je voulais faire l’amour
17. Freud S., «Au-delà du principe du plaisir», Essais de psychanalyse, Paris, avec ma mère pour avoir l’amour qu’elle ne m’a pas
Payot, 1981, p. 87.
18. Lacan J., Le Séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la donné». Il décrit son père comme «un grand absent,
psychanalyse, Paris, Seuil, 1974, p. 150. presque autiste, qui a cédé sur tout», de sorte que sa
19. Freud S., op. cit., p. 87
20. Lacan J., «Subversion du sujet et dialectique du désir», Écrits, Paris, Seuil, mère «a pris le pouvoir». «J’ai envie de me venger
1966, p. 815. d’elle, affirme-t-il un jour, pour l’amour que je ne lui
21. Ibid.
22. Freud S., «Considérations générales sur l’attaque hystérique» (1909), ai pas donné», formulation qui témoigne d’un
Névrose, psychose et perversion, Paris, PUE 1973, p. 161. transitivisme des sentiments suggérant une modalité
23. Lacan, J., Le Séminaire, Livre XI, op. cit., p. 150.
24. Lacan, J., «Position de l’inconscient», Écrits, Paris, Seui1, 1966, p. 847. spéculaire de rapport à l’autre. Il affirme avoir vécu
25. Lacan, J., «Kant avec Sade», Écrits, Paris, Seui1, 1966, p. 786. dans un cocon jusqu’à son adolescence. Timide, il
26. Miller J.-A., «Les paradigmes de la jouissance», op. cit…
pouvait partir toute une journée se promener dans les
champs, souvent parlant à voix haute, se racontant

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des histoires merveilleuses dont il était le héros. procure le plus grand plaisir». En fait cette
«J’imaginais que j’étais quelqu’un de bien, qui fascination pour le féminin témoigne chez lui d’une
saurait donner de l’amour, et qui plairait à tout le pente au pousse-à-la-femme qui se manifesta
monde». Il aimait aller aux champignons, il rêvait particulièrement en une occasion où il visionna un
volontiers qu’il ramenait des champignons reportage sur des transsexuels. Celui-ci le troubla
extraordinaires, des cèpes énormes. Il mentionne de profondément, il y pensa pendant plusieurs jours,
surcroît quelques signes qui évoquent un envahi par l’idée de devenir femme. Il confirme la
fonctionnement sur le mode du «comme si» : précarité de ses identifications quand il note : «mon
«J’étais comme un caméléon : quand j’allais vers côté homme et père, j’ai dû le construire».
quelqu’un pour me faire aimer de lui, je faisais tout Son symptôme semble trouver sa logique dans une
comme lui, mais c’était un fonctionnement contribution à ce difficile travail. Il s’agit plus
destructeur». précisément de soutenir la fragilité de sa tenue
À la puberté, sa sexualité se débride : il se masturbe phallique. «Je n’ai pas d’image d’homme, dit-il,
en se pénétrant avec des objets, il a des pratiques mon père était un grand absent, incapable de
homosexuelles sans se sentir homosexuel. Son s’imposer, ne se passionnant que pour la pêche. Je
mariage l’apaise. Sa femme semble constituer un fuis la compétition. Je n’aime pas le côté viril, les
axe de son existence : il vient consulter un femmes disent qu’elles apprécient ma douceur».
psychanalyste sur son injonction car le plus Cependant son image n’est pas celle d’un homme
important lui paraît être de retrouver son amour. manquant de virilité, il le note lui-même : «Je
«Quand je pénètre une femme, affirme-t-il, c’est n’aime pas m’affirmer, pourtant il m’arrive parfois
comme si cent mille personnes m’applaudissaient». de m’opposer à mon chef, alors à l’intérieur je suis
Or cette exceptionnelle jouissance ne dure qu’un tétanisé, mais heureusement ça ne se voit pas». On
instant, il souffre d’éjaculation précoce. Sa manière ne saurait mieux décrire une image phallique
de vivre celle-ci s’avère étrange : bien loin d’en dépourvue de soutien symbolique. En effet, cette
avoir honte et de chercher à la dissimuler, il image il lui faut la construire dans l’au-delà de
l’annonce d’emblée aux femmes qu’il séduit par l’éjaculation précoce – en prenant appui sur celle-ci.
Internet. «J’ai envie qu’elles me disent que ce n’est Il a longtemps cru qu’elle était suscitée par un
pas grave», commente-t-il, ajoutant : «si je pouvais, besoin de prendre rapidement son plaisir, avant de
je le dirais à tout le monde». De même, bien qu’il s’occuper de celui de sa partenaire ; il en forge dans
parvienne à satisfaire sa femme, en réitérant le coït la cure une autre interprétation, selon laquelle elle
après le premier essai décevant, il me manifeste sa reposerait sur une peur, celle que ce soit «trop», trop
satisfaction le jour où elle lui avoue, sur son agressif, trop violent. «L’important, affirme-t-il,
insistance, être gênée par son éjaculation précoce. c’est la puissance que j’obtiens avec des mots et des
Gilles souffre de celle-ci et s’en plaint, mais s’il est caresses capables de les faire jouir même malgré
porté à la mettre en avant, c’est parce que sa elles. Je recherche ainsi à être aimé. J’ai besoin
conduite va démontrer à sa partenaire qu’il est en qu’on m’adore». Il discerne que sa quête d’une
mesure de faire beaucoup mieux, en s’affirmant image phallique dans le regard des femmes repose
capable de faire surgir une Autre jouissance, sur une défaillance inhérente au désir de sa mère :
affranchie des limites de l’organe. Gilles se présente «Je voudrais qu’on me donne un immense amour,
comme doté d’une exceptionnelle capacité à faire celui que ma mère ne m’a pas donné. Elle ne m’a
jouir les femmes, toute une nuit, de manière quasi pas aimé, elle était inhumaine, conformiste, elle a
infinie, sans les pénétrer, par le seul usage de la géré ses enfants. La pornographie, en particulier
parole et des caresses. Une telle ouverture sur une avec des lesbiennes, c’est une manière de me venger
Autre jouissance soulève l’hypothèse d’un homme de ma mère, ce sont des corps de femmes sans âme,
qui se situerait du côté femme des formules de la de la chair. Les femmes n’ont pas d’importance dans
sexuation. Lui-même ne manque pas de faire le mon plaisir, ce pourrait être n’importe laquelle,
rapprochement. Il note que sa femme est plutôt même vieille, même laide, ce qui compte est
masculine, et lui féminin, notamment dans l’amour – d’obtenir de leur part un attachement indéfectible. Je
«Je ne prends pas la femme», souligne-t-il. Il suis sûr que tout cela s’enracine dans la haine de ma
aimerait que son épouse accepte d’utiliser un objet mère, qui ne m’a pas donné d’amour et qui ne me
pour le pénétrer ; il attribue ses expériences voulait pas. Mon déferlement sexuel est lié à une
homosexuelles à sa sexualité féminine. «Mon organe intense agressivité. Mon souhait est d’asservir la
fonctionne mal, précise-t-il, et je jouis surtout des femme à mon plaisir pour qu’elle devienne un objet
caresses. C’est la jouissance de la femme qui me que je domine totalement». L’éjaculation précoce de

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ce sujet fait exception à la remarque de Lacan selon les mois passant, elle se lasse. Quand Gilles imagine
laquelle on ferait mieux de nommer cette dernière alors qu’il pourrait peut-être écrire des romans
«détumescence précoce» pour donner lieu à l’idée érotiques, je l’invite à prendre au sérieux cette idée.
que sa fonction «peut représenter en elle-même le Il n’a pas le sentiment d’en avoir vraiment les
négatif d’une certaine jouissance» 2, La capacités. Il se contente aujourd’hui d’écrire
détumescence précoce ne signe pas pour Gilles une quelques nouvelles érotiques et de les mettre sur des
limite au principe de plaisir, bien au contraire : c’est sites Web du type «Jeunes écrivains». Néanmoins, le
à partir d’elle qu’il s’affirme en mesure de gain majeur de la cure réside dans la canalisation
convoquer une Autre jouissance. Il associe celle-ci à d’une grande part de son «déferlement sexuel» dans
des idées d’inceste, de toute-puissance, de violence la relation avec son épouse. Celle-ci, affirme-t-il, est
et d’avilissement de la femme. «un cas à part : elle n’est pas comme les autres
Dans les débuts de la cure, Gilles parle de sa femmes. Je lui fais l’amour, j’ai envie de baiser les
boulimie sexuelle comme d’une drogue qui s’impose autres». Alors que sa tentative d’incarner l’Autre
à lui et à laquelle il lui est difficile de résister. Quand jouisseur l’incite à réduire à rien les autres femmes,
il cède, il dit avoir encore dû se faire «une piqûre de il discerne qu’avec sa femme intervient la fonction
sexe». Ses pratiques, qu’il qualifie de pacifiante de l’amour pour faire barrière à l’objet
«pornographiques», lui servent à construire l’image réel : «Ma femme, affirme-t-il, est protégée de mes
d’un homme tout-puissant, dont la capacité sexuelle pulsions parce que je l’aime». Il explique fort bien
ne connaîtrait guère de limites ; il évoque parfois à que la différence entre l’amour et le pulsionnel ne
cet égard le chevalier qui combat le dragon pour tient qu’à son appréhension subjective : «Lors de
posséder la jeune fille. Il discerne clairement qu’il l’acte, explique-t-il, il peut ne pas y avoir de
cherche dans le regard de l’Autre «une image de différence, je peux être violent dans le plaisir avec
fausse virilité» qui le fascine et le culpabilise. De la ma femme, et doux avec celles que je baise. Mais si
constatation que le symptôme conjoint ici je m’approche de ma femme dans la disposition où
l’éjaculation précoce et son dépassement, il semble je veux me venger de ma mère, elle le ressent et me
qu’on puisse en déduire qu’il est forgé pour repousse». Aujourd’hui il arrive à parler à son
remédier à 00. Depuis l’enfance, Gilles avait épouse de son imaginaire, et il l’invite à faire
l’intuition de la défaillance de sa tenue phallique, quelques efforts pour l’y rejoindre, ce à quoi elle
quand ses rêveries le portaient à imaginer qu’il s’essaie timidement. Gilles est beaucoup moins
trouvait d’énormes champignons, qu’adulte il envahi par ses pulsions, il compose mieux avec son
plairait à tout le monde, et qu’il lui fallait rechercher éjaculation précoce.
par l’imitation à acquérir quelque chose qui lui
faisait défaut. L’éjaculation précoce s’avère chez lui Marie, la mère incastrable
métonymiquement connectée à la malveillance de
l’Autre maternel : elle commémore une séparation Les préoccupations de Marie sont d’un autre ordre.
qui n’a pas été symbolisée. Sa vie sexuelle ne semble pas lui poser beaucoup de
Lors des premiers mois de la cure, Gilles s’oriente problèmes. C’est une superbe femme, qui approche
vers une autre manière d’y faire avec son symptôme, de la quarantaine, qui exerce une profession
et je l’y encourage. Plutôt que de rencontrer des paramédicale, et qui n’a jamais manqué de
femmes, ou que de recourir à des produits partenaires. L’instabilité de sa vie sentimentale n’est
pornographiques, il se limite à un commerce virtuel pas ce qui motive sa demande auprès d’un analyste ;
par Internet avec une collègue située dans une ville ses soucis concernent son second enfant, Yannick,
éloignée de plus de deux cents kilomètres. Cette qui a des difficultés scolaires. Elle se demande si
correspondance érotique lui prend beaucoup de c’est en rapport avec son refus de le présenter à son
temps, parfois des mails de plusieurs pages sont père, qui a saisi la justice pour obtenir l’exercice de
échangés chaque jour – «je peux décrire une simple son droit de visite. L’obstination de Marie dans son
caresse en dix pages», affirme-t-il. Cela empiète refus à ce que Yannick rencontre son père lui a déjà
encore sur son travail, mais ses connaissances valu plusieurs condamnations. Elle est convoquée
informatiques lui permettent maintenant d’échapper régulièrement par la police et les services sociaux ;
à l’attention de son patron. Après plusieurs mois, sa elle est maintenant menacée d’emprisonnement. Ces
collègue et lui envisagent de se rencontrer mais, tracasseries continuelles lui gâchent la vie.
malgré son envie, il décide de s’imposer une limite : Sa présentation séduisante, ses capacités
pas de contacts physiques. Je soutiens cette d’autocritique, ses échecs répétés avec les hommes
orientation. Sa correspondante accepte. Cependant, évoquent de prime abord un fonctionnement
hystérique. Elle semble s’employer à maintenir son

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désir insatisfait : «Dès qu’un homme s’intéresse trop t-elle sur le tard, elle sait que je vais lui envoyer une
à moi, confie-t-elle, dès qu’il veut investir avec moi, lettre, et qu’alors elle reviendra, en se conformant à
je m’enfuis. J’imagine pourtant que vivre à deux ce ce qui est écrit. D’autre part, deux ans après le début
doit être beau, mais je ne peux pas, il y a quelque du travail, elle confie venir pour la première fois
chose chez moi qui m’en empêche.» Elle ajoute que sans s’être lavée les dents. Chaque séance serait-elle
les hommes, pour la plupart, l’intéressent quand il y l’équivalent d’un rendez-vous amoureux avec
a un interdit à franchir. Par exemple, un de ses l’analyste ? Pas du tout. En fait, précise-t-elle, «il
fantasmes tient à la soutane : elle aimerait faire s’agit plus exactement de me laver la bouche, je le
l’amour avec un prêtre en soutane. Elle ne l’a pas fais pour aseptiser ma parole, pour ne pas cracher ici
réalisé, mais elle entretient depuis plusieurs années mon venin». Ici comme dans le cas de la lettre, elle
une relation avec un homme marié, qui voulait met en avant un traitement réel des signifiants qui
devenir prêtre : «Cela me stimulait, souligne-t-elle, est davantage en rapport avec la structure
pour avoir un enfant avec lui». En effet, chez un psychotique qu’avec le fonctionnement hystérique.
homme, l’intéresse beaucoup moins l’amant que le Bref, les sentiments que les hommes peuvent lui
père. Elle ne se plaint pas de ses amours porter ne sont pour Marie que de peu d’importance
malheureuses, comme le ferait une hystérique, en regard de son attachement à ses enfants : «Ma
affrontée à l’impossible du rapport sexuel ; il est vie, constate-t-elle, est organisée aux neuf dixièmes
même remarquable que le mot amour n’appartienne autour de mes enfants. Ce que je fais pour eux, je ne
guère à son vocabulaire. C’est la paternité qu’elle le ferais pas pour un homme». Sa relation à son aîné,
vise chez un homme, mais c’est aussi ce qu’elle ne Loïc, un étudiant âgé de vingt ans, s’avère cependant
peut supporter. Elle explique sans ambages qu’elle a très différente de celle qui l’unit à Yannick, le cadet,
rompu avec le père de son premier enfant, Loïc, âgé de onze ans. Le premier maintient de bons
quand celui-ci est né : «Quand un homme devient rapports avec son père, chez lequel il séjourne
père, dit-elle, ce n’est plus possible. Il n’y a pas de régulièrement ; cet homme est resté l’ami de sa
père possible pour mes enfants. Le père, ça peut être mère. En revanche, Marie refuse obstinément que
une image, mais dès qu’il est incarné, il devient Yannick puisse rencontrer son père, perçu comme
dangereux. En exagérant un peu, je dirais qu’il ne un personnage extrêmement dangereux, avec lequel
faut pas même qu’il porte un regard sur les elle refuse tout contact, ne l’apercevant qu’au
enfants… Le père c’est à la rigueur une image qu’on tribunal. Cet homme a reconnu l’enfant, et il
vénère, comme celle du Christ, ou comme mon demande à exercer son droit de garde. Malgré de
grand-père paternel dont l’image trônait sur le multiples admonestations et condamnations, malgré
buffet. Avec le père de Loïc, ça a pu aller pendant de nombreuses interventions des services sociaux,
cinq ans, parce qu’on inversait les rôles – il Marie reste inflexible. La menace de la prison – et
n’aimerait pas que je dise cela – il faisait la mère, de la perte de son emploi qui s’ensuivrait – plusieurs
moi le père». fois brandie par les juges, ne la fait pas reculer.
Elle constate que la fonction paternelle ne possède Quand ses amis s’inquiètent de la situation dans
pour elle que la consistance précaire d’une image, de laquelle elle se met, lui conseillant de faire quelques
sorte qu’elle doit s’employer à compenser sa concessions, ils se heurtent à une violente réaction
défaillance. C’est ce qu’elle tente en n’ayant jamais de sa part. Chacun s’est attendu à ce que le bras de
envisagé de se marier, parce que «perdre mon nom, fer entre la justice et elle tourne, pour Marie, à la
ce serait trahir mon père». Or, précise-t-elle, «il ne catastrophe. Or sa détermination est telle
peut y avoir qu’un seul père pour mes enfants, le qu’aujourd’hui la justice recule, que les services
mien, tous les autres sont disqualifiés». Elle a perdu sociaux s’épuisent, et que le père de Yannick ne se
un enfant conçu avec son ami actuel, celui qui manifeste plus guère. Marie est une mère
voulait devenir prêtre, enfant qu’elle avait gardé incastrable. Elle reste cependant inquiète de l’avenir
contre l’avis de ce dernier ; depuis lors, elle et des procédures sociales et judiciaires en cours.
maintient sans enthousiasme une relation Avant de s’adresser à un analyste, elle était allée
intermittente avec cet homme, dont le principal rencontrer un psychiatre. Lorsqu’il lui demanda de
mérite semble résider, selon elle, dans la qualité de préciser sa demande, lui vint cette phrase étonnante :
sa relation de copinage avec les enfants. «J’ai besoin d’un obstétricien». Elle la garda pour
La relation transférentielle pourrait aussi évoquer de elle, ce jour-là. Elle n’hésite pas à me la confier
prime abord une attitude de séduction et quelques années plus tard. Cette idée, qui témoigne
d’énamoration hystérique. Dans les débuts de la d’un rejet de l’inconscient, ne possède rien
cure, elle l’interrompt maintes fois parce que, avoue- d’énigmatique pour elle : Marie est bien consciente

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que ses difficultés dans l’existence sont centrées sur plaisir, des journées au lit et de la bouffe, puis on se
la relation trop étroite qui l’unit à Yannick. Elle en tapait dessus. On ne faisait rien d’autre. Il m’avait
craint l’incidence sur ses études, qui pour l’instant coupée de ma famille, de mes amis, de mon travail.
sont celles d’un élève moyen. Elle analyse finement Je ne sais pas pourquoi je restais avec lui, il avait
un paradoxe apparent dans sa manière différente de mis le chaos dans ma vie. Rien ne parvenait à m’en
vivre le départ en voyage de chacun de ses fils : c’est séparer, pas même les coups, pas même les mauvais
avec Loïc, le fils aîné, que les adieux sont les plus traitements à Loïc. J’avais dû l’éloigner pour le
émouvants ; tandis qu’elle est indifférente quand il protéger en le confiant à mes parents. Il a fallu
s’agit du départ du fils cadet, celui qu’il lui est l’arrivée de Yannick pour que je puisse le quitter,
pourtant impossible de confier à son père : «En fait, car la seule chose que je ne pouvais pas accepter
explique-t-elle, ma réaction est tout simplement était qu’il lui fasse mal. Depuis, il me hait.»
normale avec Loïc, tandis qu’avec Yannick, même À l’occasion de la naissance de Yannick, il semble
éloignés l’un de l’autre, il n’y a pas de séparation donc que Marie se soit trouvée en mesure de
possible, parce que dans ma tête il n’est pas né.» construire un symptôme qui lui a permis de se
Yannick est un enfant prématuré, né à six mois, dans dégager de la position d’objet soumis à une
des circonstances difficiles. Chaque détail de ces incarnation de l’Autre jouisseur. C’est par une
moments douloureux reste très présent à la mémoire suridentification à la mère qu’elle trouve une image
de Marie. Le père n’en voulait pas, et lui avait propre à tempérer le trauma de la naissance de
demandé d’avorter. Elle avait fait toutes les Yannick : «Je suis même maternante pour mes amis
démarches pour procéder à une IVG, mais au dernier et pour leurs enfants» constate-t-elle. Elle magnifie
moment elle avait décidé de le garder. sa position de hors-la-loi en exaltant la Mère. Une
Peu avant l’accouchement, elle se trouve envahie par mère inflexible, incastrable, inséparable de son
un état d’exaltation. Elle sort d’un hôpital contre produit, un roc sur lequel la justice elle-même se
avis médical puis, désemparée, elle entre dans un casse les dents. Bien que le symptôme fasse ici
autre qui se trouvait à côté. L’accouchement est obstacle à la loi de la castration, en ne permettant
éprouvé comme un arrachement. Elle a le sentiment pas une symbolisation de la séparation entre la mère
d’être violentée par les soignants : «Je me suis et son produit, il prend sa source dans le réel d’un
montrée odieuse, je les ai insultés, parce qu’ils trauma et tente de le tempérer, sans en passer par la
m’ont traitée comme un morceau de chair. On m’a fonction phallique, mais en recourant à une image
arraché mon enfant, malgré mes protestations, sans presque acceptable socialement, celle de la mère
me laisser le temps de m’habituer à lui. Je ne l’ai attachée à son fils.
revu que plusieurs jours plus tard, dans une
couveuse, perfusé de partout, entouré d’appareils et Du symptôme à la suppléance
de sonneries. Je me souviendrai toujours de cette
scène, le moment où je l’ai vu pour la première fois Le fonctionnement de Gilles comme celui de Marie
et où on me l’a désigné en disant l’enfant X 3. Il ne semblent mettre en évidence une structuration
ressemblait même pas à un bébé. J’ai eu originale du symptôme en certains cas de psychose
l’impression de choisir un chien. J’ai même pensé ordinaire. Il fait bien son avènement par le biais de
qu’il valait peut-être mieux qu’il meure. Je haïssais la castration : pour l’une l’arrachement de son
tout le monde». Elle tire de cette scène le sentiment produit, pour l’autre le ratage de l’éjaculation
que Yannick n’est pas vraiment né pour elle. Il y précoce. Or ces deux sujets s’avèrent en mesure de
apparaît en effet perçu comme un objet réel, construire une représentation de leur être qui
dépourvu de la brillance phallique qui aurait compose avec le trauma en cherchant à l’habiller
témoigné d’une mise en jeu de la fonction du d’une image acceptable : une image de toute-
manque. L’enfant X ne s’y présente que comme un puissance sexuelle pour Gilles, une image de Mère
morceau de chair de la mère, arraché à celle-ci dans pour Marie. De tels symptômes ne sont pas forgés
la douleur. Toute son existence s’avère maintenant par une fixation de jouissance dans la lettre, mais par
orientée par un travail visant à tempérer ce trauma. son cadrage dans une image. Il en découle qu’ils ne
Dès lors, confier Yannick à son père, ne serait-ce sont pas analysables et que la conduite de la cure
que quelques heures, équivaudrait selon elle à le doit viser à ce que les sujets parviennent mieux à
mettre en danger de mort. Cet homme est savoir y faire avec leur symptôme – mais sans en
appréhendé comme un Autre jouisseur : «Avec lui, passer par son interprétation. De surcroît, en tant
dit-elle, ça a été unique, je ne comprends pas, je ne qu’ils se structurent en dehors de la logique
peux rien en dire de logique, c’était toujours du phallique et parviennent à sauvegarder un accès à la
jouissance Autre, ils introduisent dans la cure une

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difficulté particulière, sachant qu’avec des sujets de l’adresse à l’analyste comme sujet supposé savoir
psychotiques l’analyste oriente le plus souvent ses déchiffrer la vérité de leur symptôme.
interventions sur une opposition à la jouissance non Les entretiens préliminaires leur ont révélé le
phallicisée. Avant d’avoir construit ces deux cas, paradoxe suivant : s’adressant à l’analyste à partir du
dans les premiers temps de leur cure, j’intervenais symptôme comme vérité, ils rencontrent le
parfois sur ce mode. Ainsi, dans l’idée de tempérer symptôme comme mode de jouissance. À partir de
le rapport à un objet incestueux, il avait pu m’arriver leur énoncé «c’est plus fort que moi», la jouissance
de suggérer prudemment à Marie d’être plus obtenue du symptôme se présente dès lors, sous
conciliante avec la justice. J’avais alors été frappé transfert, comme ce qui vient faire symptôme.
par la violence de sa réaction. Il était manifeste que Rencontré ainsi de façon contingente, ce mode de
conduire la cure selon cette orientation aboutirait jouir est pour eux, dès lors, ce qui ne devrait pas
rapidement à son interruption. Elle s’éloignait être.
d’ailleurs de ses amis quand ceux-ci lui tenaient, de Cependant, si telle semblait être l’exigence de leur
manière trop insistante, des propos de bon sens. Il symptôme, celui-ci plutôt que dysfonctionnement
m’a donc fallu accepter de me faire le témoin de sa s’avérera être un fonctionnement, dans la mesure où
solution sans la contester, et sans imaginer que son il prend place comme un «véritable artefact», voire
inflexibilité recelait en elle-même un moyen un appareillage leur permettant de se sustenter dans
d’atténuer ses tourments, en suscitant le le monde face à un réel trop angoissant.
découragement de la justice et du père 4. Ces deux cas illustrent comment le trait de
Des symptômes tels que ceux de Gilles et de Marie perversion n’est pas contingent mais combien il a, au
conservent les indices d’une dérégulation de la contraire, une nécessité structurale. Dans le premier,
jouissance, mais sont en mesure de cadrer le réel par c’est une défense contre la psychose, ici non
l’imaginaire, de sorte qu’ils s’avèrent précieux pour déclenchée. Dans le second, c’est une perversion
le sujet. Ils permettent d’élaborer un nouage original transitoire, susceptible d’être traitée par l’analyse du
de la structure, qui fait obstacle au déclenchement symptôme sous transfert – ce qui nous autorise à en
d’une psychose clinique. Que peut-on alors attendre parler ainsi étant la dimension d’acting out. Dans les
de la cure ? Peut-être de transformer le symptôme en deux cas, le mode de traitement s’oriente à partir du
suppléance, si l’on appréhende l’une des formes de symptôme comme exigeant le «plus-de-jouir». Le
cette dernière comme un symptôme auquel le sujet premier tient à son symptôme – voire par son
consent, en cessant d’en rejeter sur l’Autre la symptôme –, ce qui oriente la cure, à partir d’un
douleur. aveu, plutôt vers l’élucidation d’une pratique de
jouissance lui permettant, sous transfert, d’y mettre
1. Miller J.-A., «Réflexions sur l’enveloppe formelle du symptôme», Actes de
l’École de la Cause Freudienne, IX, 1986, p. 71. un frein. Le second consent, à partir d’une formation
2. Lacan J., Le Séminaire, Livre XIV, «La logique du fantasme», leçon du 24 de l’inconscient, à le mettre en jeu dans la cure, ce
mai 1967, inédit.
3. X est mis ici pour le nom patronymique de Marie. qui rend caduque l’armature du moi dont il se
4. La solution par l’effacement du persécuteur apparaît nettement préférable à sustentait jusqu’alors.
la seule autre qui aurait pu être utilisée par Marie si elle avait été acculée dans
ses derniers retranchements – à savoir celle par le passage à l’acte (elle
envisagea tantôt le suicide, tantôt le meurtre, tantôt la fuite à l’étranger avec Un démenti qui vient du réel
son enfant).
Ce sujet, qui s’est progressivement enfermé dans
Le hors-sujet du moi du symptôme une «solitude affective qu’il supporte mal»,
Philippe Lacadée s’inquiète de sa tendance à s’isoler dans une
recherche de satisfaction absurde. Il veut savoir le
Je voudrais vous présenter deux sujets souffrant d’un pourquoi de ça, de ses «satisfactions bizarroïdes» ;
certain dysfonctionnement, pour lesquels le moi d’autant qu’il dit s’être claquemuré dans ce qu’il
débordé ne suffit plus à endiguer une position appelle des «moments personnels». Il pense ne plus
d’excès. Leur conduite surgit alors comme un avoir besoin de ces «artefacts» mais, comme il y a
embarras, revêtant la valeur d’un symptôme les goûté, il ne peut plus s’en passer.
amenant à s’y référer à partir d’un «c’est plus fort Ce goût, c’est ce qu’il nomme son «jardin secret»,
que moi», et leur rendant la vie pour le moins précisant : «c’est la lingerie féminine, je porte des
insupportable. Ayant fait l’hypothèse d’un savoir sous-vêtements féminins.» Pour lui, c’est plus qu’un
dans le réel de leur symptôme, ils attribuent à celui- transvestissement. Il précise ne pas chercher la
ci un être de vérité et, de ce fait, trouvent la solution fusion féminine mais indique que ce qui se passe
pour lui est de l’ordre du «vol d’une part de féminité
afin, après y avoir goûté, de l’ingérer.»

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Il dit aussi ne pas exister, ne pas croire vivre lui- de salut. Il était attaché à une valeur sûre : on n’a pas
même et ne pas se satisfaire de sa vie normale. Il y a le droit de se satisfaire. C’était sa façon de nous dire
des choses à faire, qu’il se refuse à établir. «Je suis le bien et de tracer la vie.» Seul le devoir familial,
un professionnel qui réussit, mais je ne suis qu’une véritable chemin de morale à suivre, devait trouver
apparence. Sur le fond de moi-même je n’existe pas. une place dans la vie d’un homme. En effet, ses
Je suis quelque chose qui a été façonné par des consignes d’éducateur, qu’il dit avoir suivies à la
préceptes, une éducation […] je n’ai pas une lettre, jeune et encore maintenant, l’ont conduit à des
dimension sexée d’origine, j’ai une dévirilisation, échecs. Ce ne sont pas des décisions raisonnables
j’ai une pensée féminine. Je suis un enfant pas qui animent sa vie, mais ce qu’il appelle des
sexué.» «préceptes, des copier-coller, que je n’ai pas su
Comme il n’a plus de points de repères, il dit n’avoir ingérer.» Remarquons ici l’insistance de ce
pas su se bâtir une identité vraie, trouvant alors la signifiant. Alors, dit-il sur le mode ironique, il a fait
solution de se recréer, à l’endroit précis où il dit ne ce qui devait être fait : «Va te laver les mains, va
pas exister, une identité : «Alors, précise t-il, c’est dire bonjour à la dame.» La parole du père n’est pas
plus fort que moi, j’ai une pensée qui manipule tout prise en compte au-delà de la prescription. Pour lui,
ça et qui me pousse à mettre de la lingerie l’initiative vient de l’Autre ; la règle est réduite à son
féminine.» Se qualifiant d’«homme cérébral» il aspect d’injonction surmoiïque.
trouve, dans son comportement déviant, entière Le fait de se féminiser, de porter de la lingerie fine,
satisfaction. Il précise que sa pratique de dont il a fait sa manière de vivre – «véritable
transvestissement lui sert face à ce qu’il nomme un artefact» – est sa façon de réagir aux préceptes
«refus de la vie», qui lui fait peur d’être agressive, éducatifs du père, lui permettant de trouver une
dure, décevante. «C’est une dichotomie qui satisfaction à déroger ainsi à la règle morale. C’est
fonctionne en vases communicants, dès qu’il y a une là, au-delà de son moi qu’il voudrait raisonnable, ce
insatisfaction, je vais dans le côté féminin.» Ce qu’il dit être sa jouissance. Cependant cela le
transvestissement est un véritable point d’ancrage, dérange, il en a honte vis-à-vis de sa femme car il ne
au sens où le simple contact du vêtement lui procure peut lui avouer l’être déviant qu’il est devenu. C’est
un éprouvé féminin : «C’est un maquillage de cette lutte intérieure devenue insupportable qu’il
vestimentaire qui me met en situation psychologique veut se soulager. Il dit cependant aimer ce qu’il
de confort». Il précise bien que c’est juste une appelle son passage à l’acte, et le vivre comme une
pensée de féminisation, soit une pensée qui a trait au «forme de vengeance. Il y a là une petite ironie, c’est
textile, et qu’il ne s’agit pas de changer de sexe. Il un pied de nez social. Je me dis : s’ils savaient…
vit cela comme le retour à l’état premier dans le Alors, je me sens plus fort car, moi, j’ose des choses
ventre de sa mère, car là on est proche de la fortes. C’est plus fort que moi, je me dis alors :
féminité, dans le sens où, dit-il : «on est protégé, on chiche, fais-le, prends du plaisir.»
n’est pas en train de se battre dans la vie.» Là où le dévoilement est convoqué apparaît le trait
A propos de son mariage avec sa femme, Lola, il pervers qui, ainsi, protège le sujet de la psychose.
dira s’être laissé aimer, et l’avoir épousée car «il y D’en parler en séance, cela l’apaise et rompt la
avait un bébé en jeu», alors qu’il était amoureux solitude exigeante de son symptôme. Il peut alors
d’une autre femme, Nicole. Dans ce mariage, il dit parler de la rencontre avec l’Autre sexe à
n’avoir fait que suivre les préceptes du père, l’adolescence, qui l’avait laissé perplexe, le
construisant comme lui sa vie sur une volonté qu’il confrontant à la peur du jugement de la femme. Il
différencie bien de l’amour : «dès qu’on s’est explique alors comment, pour soutenir sa première
retrouvés face à face, l’amour réel a manqué […] de rencontre avec une femme, son amie Nicole, il
toute façon, maintenant c’est elle qui porte la culotte s’imaginait nommant à voix haute les parties de son
et moi la lingerie féminine.» corps : «C’était le besoin de dire : je vois tes seins,
Avec elle, il a peu de relations sexuelles, c’est plutôt ton corps ; je dis, donc je comprends, c’était
la tendresse et leurs quatre enfants qui les réunissent, matérialiser son corps. Je veux l’ingérer, le posséder.
– «l’union est ou n’est pas.» Pour lui, la vérité du C’était ma façon de vivre avec la femme. C’est pour
couple familial se réduit à une unité de pouvoir, une ça que la lingerie est arrivée.»
imbrication, illustrée par ce que ses parents disaient Ce signifiant «l’ingérer», par nous souligné au cours
d’eux-mêmes : «on ne fait qu’un.» de cette séance, car souvent usité par lui, le surprend
C’est plus particulièrement de son père, de son de nouer pour lui La femme à l’injonction des
comportement docte et autoritaire qu’il eut à préceptes non ingérés du père. Ainsi, par le jeu avec
souffrir : «Hors de ce qu’il disait, il n’y avait point la lettre – de l’ingérer à lingerie – ce sujet, par une

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création signifiante, infiltre de jouissance sa position Un mensonge sur la jouissance


subjective. La lingerie devient l’objet d’une
satisfaction secrète, d’un savoir sur la jouissance. Pour le second sujet, c’est l’annonce de sa paternité,
Par ce stratagème, par ce maquillage linguistique, puis la naissance de son fils, qui le conduisent à
par ce démenti qui lui vient du réel, il se crée un modifier sa pratique sexuelle. Il décide de s’adresser
Autre à sa mesure, une femme pour s’assurer ainsi à un psychanalyste pour comprendre ce qui lui arrive
d’une jouissance sans risque lui permettant de se et changer la vie accablante qu’il s’est constituée
faire l’instrument de la jouissance de l’Autre – ici la pour satisfaire l’exigence de la pulsion.
pensée féminine. La conjoncture de déclenchement de sa pratique
«Il arrive, dit-il, des moments où, étant sexuelle n’est pas sans écho avec le cas de Melitta
naturellement homme, je m’amuse de la différence. Schmideberg rapporté par Lacan dans Le Séminaire,
C’est le matin au réveil, lors de l’érection matinale, Livre IV, La relation d’objet 1. Au moment où sa
alors je me dis : quelle lingerie vas-tu mettre femme est en train d’accoucher, le sujet se précipite
aujourd’hui ? Ce déclic, la poussée glandulaire, me dans un premier temps dans un parking
pousse à mettre ce bouclier féminin ; c’est un d’homosexuels pour aller se faire caresser le sexe
dérivatif qui m’abrite et, dès que j’ai une contrariété, par un homme, avant de se livrer à des passages-à-
alors je bascule du côté féminin.» l’acte exhibitionnistes sur l’autoroute. Il précise bien
Il dira que le fait de s’entendre dire en séance, à voix que, pour lui, ce fut le mode d’entrée dans une
haute, sa bizarrerie lui permet de la sortir de ce qu’il pratique perverse dont il a maintenant du mal à se
nomme son «moi» et de combattre cette «pulsion passer. Il tire une grande jouissance de se voir, le
exigeante». sexe en érection, sous le regard d’un homme. C’est
Au début d’une séance, celle où il m’explique un plaisir visuel autant que physique. Mais ce qui le
comment la lingerie féminine est arrivée, il me fait vraiment jouir, c’est plutôt de se faire masturber,
montre la lettre qu’il a décidé de remettre à sa «le reste, dit-il, n’étant qu’un plus.» Le reste ainsi
femme pour lui avouer l’être déviant qu’il est isolé est le véritable cœur de l’exigence de son
devenu, ayant trahi son amour et implorant son symptôme, le plus-de-jouir obtenu de la re-petitio du
pardon pour ce qu’il lui fait endurer. Je lui demande symptôme, soit la mise en jeu de l’objet regard. Il
de n’en rien faire et de me donner cette lettre. insiste sur l’anonymat de cette pratique dans les
Interrompre ainsi sa stratégie d’inquiéter sa femme parkings. Elle lui permet, dit-il, de ne pas se voir. Il
fut pour lui, dans la cure, un moment décisif. Se a alors le sentiment de ne plus avoir d’image de lui
défausser de son symptôme par la lettre à sa femme, et de se réduire à une pulsion, celle de se voir dans
en en faisant l’aveu, lui aurait permis de ne pas faire son sexe à travers le regard d’un homme : «Je suis
l’aveu dans le transfert de la jouissance obtenue par un homme très pulsionnel, mu par le sexuel.» La
le symptôme. motion de la pulsion échappe à toute influence, le
En effet, il en vient à déclarer à la séance suivante : refoulement de la pulsion ne suffisant pas à faire
«En parlant, on a sauvé les meubles, mais ai-je taire cette exigence. Il vit cette pratique comme une
vraiment envie d’arrêter ça ?» C’est alors qu’il souffrance dans le sens où il y a pour lui un retour de
avoue ne pas vouloir encore céder sur ce qui le fait la jouissance, sous la forme d’un symptôme, lui-
jouir, et qu’il précise : «Le regard d’une femme posé même se vivant comme un objet abject. Il nous
sur moi en position de mes fantasmes m’excite.» Ce démontre comment, pour lui, le symptôme apparaît
qui l’excite est un fantasme pervers, celui de comme le substitut de l’expérience de la pulsion.
s’imaginer avec cette femme lui-même en tant C’est ce que le moi de ce sujet n’arrive pas à
qu’homme humilié, habillé de sa lingerie féminine. résorber, d’où son adresse à l’analyste.
De s’imaginer en sa présence, et qu’elle ressente De sa relation à sa mère, il dira avoir gardé l’idée
alors un certain plaisir de le voir comme ça. On a là, fixe que, dans son regard, il y avait l’assurance
au premier plan, la recherche de la division de d’une caresse qui n’a jamais pu aboutir. Pour lui,
l’Autre, La femme, qu’il contribue à faire exister l’important est d’avoir toujours su que c’était, à son
mais qui reste pour lui d’une totale égard, une promesse qu’elle ne tiendrait pas : «Je
incompréhension. Il s’agit pour lui de prendre La m’accrochais à cette promesse, c’était de l’ordre de
femme en défaut, à partir d’un point d’identification la caresse, comme celle qu’un enfant est en droit
où lui-même serait là comme une femme, mais en d’attendre de sa mère.» Ce qui l’étonne, c’est que
défaut car habillée de ses sous-vêtements – ce qu’il depuis la naissance de son fils, il soit devenu lui-
appelle son «véritable artefact» – et d’imaginer ainsi même cet enfant-là. Ainsi, dit-il, dans son esprit
sa stupeur. lorsqu’il va se faire caresser le sexe par un autre
homme, il est toujours cet enfant-là : «Cage ne veut

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rien dire à ce moment-là, seule compte la volonté de usage déviant du langage. Cette déviance est
prendre du plaisir, et c’est pour ça qu’il faut que ce autorisée, voire désirée, par l’acte analytique qui, en
soit anonyme.» En effet il est là, sous le regard, la privilégiant le hors-sujet, permet à celui-ci de parler
part anonyme de la caresse de l’Autre. le fantasme.
De son enfance, ce sujet dit qu’il a toujours eu du La séance exploite dès lors le malentendu avec, à
mal à trouver sa place. Avant lui, il y avait trois son terme, une révélation qui est de fantasme, nous
frères, tous devenus routiers. Le frère cadet, de deux dit Lacan 2. Dans le temps de la séance, autorisation
ans son aîné, avait tenté de l’étrangler lorsqu’il avait est donnée grâce à ce bougé du langage, au lapsus
sept ans. C’est avec ce frère que sa mère eut une qui, d’être hors-sujet, surprend le moi et n’est pas
relation privilégiée. Sa mère, dit-il, l’avait «donné en sans affinité avec l’exigence du surmoi qui pousse le
pâture» à ce frère afin qu’il dirige sa violence sur lui sujet à parler.
plutôt que sur elle-même : «Pour ma mère, il y a eu C’est une scansion de l’analyste, ayant valeur de
sacrifice de ma personne, d’autant qu’après trois coupure, qui amène le sujet à dire que l’Autre auquel
garçons elle aurait voulu une fille et c’est moi il croyait adresser sa plainte, n’existe qu’à la hauteur
qu’elle a eu.» Ce frère prenait un malin plaisir à de la foi qu’il accorde à sa plainte adressée à l’Autre.
l’humilier publiquement en le traitant de fillette. Celle-ci, de fait, ne lui sert qu’à voiler sa stratégie
«Quoi que je puisse montrer, c’était à ce frère que inconsciente – ce dont à son insu il jouit – faire
j’aurais dû le faire, mais il avait la protection de ma surgir au champ de l’Autre le regard, d’où il
mère, et moi, je n’étais rien car lorsque je me s’assurerait de sa position subjective suspendu à la
plaignais… Ma mère, à son tour, pour ne pas subir la promesse d’une caresse : «Je ne vais pas arriver à
violence de mon frère, me traitait comme lui de décoller de ça pour le coup […] Là, évidemment,
pleurnicheuse.» poursuit-il, ça rend tout le reste dérisoire, tout ce que
C’est ce qu’il réalisera par l’exhibitionnisme, là je pensais rajouter à ça, maintenant que j’ai dit :
aussi après la naissance de son fils : «C’est ça que je s’intéresser à soi à travers la plainte.»
voulais montrer, c’était que j’en avais un moi aussi.» Le sujet se rend compte que sa plainte à l’Autre pour
Ainsi va-t-il conduire sa voiture, nu sur l’autoroute, «qu’il s’intéresse à moi» et qui n’est qu’une
doublant les camionneurs et ralentissant à leur croyance en l’Autre auquel il se consacre, comme
hauteur, puis regardant dans le rétroviseur pour voir éducateur, est dévoilée : «Je suis là comme sans
s’ils l’avaient vu. On a là le dévoilement de sa emballage […], tout mon discours n’est que cet
stratégie consistant à faire surgir le regard au champ intérêt de moi pour moi.» Il conclut : «Dans ma
de l’Autre. C’est ainsi qu’il se fera arrêter deux fois plainte, je suis tourné vers moi alors que je voulais
à la sortie de l’autoroute. Se rendant compte de vous démontrer l’inverse.»
l’ampleur du débordement de sa conduite, et vivant D’être hors-sujet, une vérité particulière s’est faite là
celle-ci comme un symptôme, il se décide à entendre grâce à l’exigence du langage, lui révélant
consulter car un insupportable vient lui faire honte. dans la séance la stratégie de son moi
Il se rend compte comment, par sa conduite, il exhibitionniste. On a là le surgissement d’un sujet
cherche à diviser l’Autre de la loi, alors qu’il est qui, d’être soudain pris sous le regard de la coupure
éducateur de prévention : «Ils doivent se demander de l’Autre, se retrouve sans l’emballage de son moi.
comment je peux être éducateur.» Cela dérange la défense de son attente mensongère –
On a là la présentation de sa division subjective avec «qu’on s’intéresse à moi.»
appel à la Loi, ce qui le conduit à l’analyse. Un jour, Le symptôme devient analytique et se présente dans
il commence la séance, comme à son habitude, en le réel de la séance sous la forme du mensonge, la
réactualisant dans le transfert sa position plainte de l’Autre. Le mensonge sur le réel du
pleurnicheuse, en se demandant pourquoi il se plaint symptôme est révélé : «je suis sans emballage.» La
toujours : «La plainte, c’est le meilleur moyen de vérité qui se fait entendre dans cette séance est celle
s’intéresser à soi», telle est la phrase qu’il énonce qui a fait surgir un réel, celui du rapport du sujet à sa
qui, d’être reprise par la coupure de l’analyste, le jouissance. Le réel surgit là comme a-sémantique,
surprend et le plonge dans une grande perplexité, séparant le sens et la vérité. La défense du sujet à
face à un trou du sens. Il veut corriger cette phrase l’endroit du réel est touchée : ce qui le conduit, une
en disant que c’est une erreur, qu’il est hors sujet, fois l’objet regard isolé, à pouvoir entrer en analyse.
qu’il voulait dire ceci : «La plainte, c’est le meilleur
1 Lacan J., Le Séminaire, Livre IV, La relation d’objet, Paris, Seuil, 1994, p.
moyen pour qu’on s’intéresse à moi.» La séance 163.
analytique vient ici lui confirmer qu’elle est bien ce 2 Lacan J., Le Séminaire, Livre XXIV ; «L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à
mourre», séance du 10 juin 1980, «Le malentendu», Omicar 22-23, Paris,
lieu où peut s’authentifier, au-delà de la conduite, un Seuil, 1981, p. 12.

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L’intempérante jour comme point extrême de son non-vouloir est


Rose-Paule Vinciguerra qu’elle est comme son père. Pourtant elle hait ce
père despotique, comme elle hait ses valeurs : c’est
«Vidéo meliora proboque, deteriora sequor» : «je un homme de droite, violent avec ses ouvriers. Elle
vois le meilleur et je l’approuve, je suis le pire». Ce qui a été dirigeante syndicaliste se découvre
vers du poète latin Ovide nomme ce compulsif en pourtant, dans un moment de vérité de l’analyse,
l’homme qui le fait s’éprouver en contradiction avec autoritaire et violente comme lui. Mais ce père est
lui-même, divisé, dans une conduite qu’il réprouve aussi pour elle un fantoche : «il ingurgite et il
ou dans l’après-coup d’un acte qu’il regrette ; une recrache», dit-elle, pour stigmatiser le rapport de
telle disposition dans l’action, les Grecs l’appelaient celui-ci au savoir sans même s’apercevoir de ce
akrasia. C’est une certaine mise en forme de la qu’elle dit. Ce père aux idées arrêtées et au corps
contradiction en tant qu’elle peut border le réel que puissant la hante, quoiqu’elle ne puisse ni
je voudrais illustrer ici comme raison d’un l’approcher physiquement ni le regarder ; tout dans
symptôme. la famille devait tourner autour de lui ; les filles
étaient apprêtées pour sa satisfaction, mais dans des
Le cas normes très strictes. «Mes parents ne supportaient
pas mon intérêt corpèrel», énonce-t-elle pour dire
Une femme entre deux âges vient me voir. De quoi «corporel». Je souligne alors «corps-père-elle».
souffre-t-elle ? Elle ne saurait le mettre en mots. Elle Ce qu’elle découvre ensuite, c’est qu’au-delà du
ne veut plus avoir de relations sexuelles avec son discours moralisateur et rigide de ses parents, une
mari, bel homme, plus jeune qu’elle, mais elle s’en jouissance certaine lie entre eux nourriture et sexe
moque comme elle se moque de ce qu’elle lui inflige ou, pour rejoindre l’obscénité qu’elle y perçoit,
tous les soirs : se goinfrer et se faire vomir ensuite, «bouffe et baise». De fait le père n’aimait pas «les
au vu et au su de celui-ci. Se faire vomir tous les demi-portions» ; mais de son autre fille, qui est
soirs, elle le fait depuis maintenant vingt-cinq ans, grosse, il peut dire : «elle n’a plus qu’à aller
sur le motif que si elle ne le faisait pas, elle maintenant rue Saint-Denis», ou encore : «si j’étais
deviendrait grosse. Mais elle revendique ces traits son mari, je lui ferais avaler une lessiveuse de bouffe
comme étant les siens propres et ne les tient pas pour jusqu’à ce qu’elle crève». Bouffer à en crever, être
des symptômes. une prostituée de dernière catégorie, sont les points
Très vite, cette désinvolture arrogante va laisser limite d’une jouissance qu’il indique mais en deçà
place à un tourment désespéré : c’est tout au de laquelle il se tient avec sa femme, qu’il juge
contraire de cela qu’elle souffre. Comme le dit Freud «excellente cuisinière» et «la plus belle femme du
dans Inhibition, symptôme et angoisse, d’un côté, le monde». Que le désir soit une défense d’outrepasser
moi «tente de supprimer le caractère étranger et isolé une limite dans la jouissance, n’empêche pas cette
du symptôme» 1, en l’incorporant : «Le symptôme jouissance de faire retour, ne serait-ce que sous la
prend alors une valeur dans l’affirmation de soi». forme de ce qui est rejeté.
Mais d’un autre côté, le symptôme continue «à Quant à sa mère, abandonnée dès son jeune âge par
renouveler sans trêve son exigence de satisfaction». une mère plus ou moins prostituée et sortie par son
Ainsi ce qu’elle revendiquait avec autorité comme mari d’une adolescence misérable, elle reconnaissait
ses traits propres au-delà de sa difficulté à vivre, lui volontiers que depuis qu’elle connaissait son mari,
semble désormais frappé au poinçon de l’horreur «elle avait eu son beefsteak tous les jours» et
morbide : «Je sais qu’en vomissant ainsi, je mets ma «qu’une femme devait savoir passer à la casserole».
vie en danger, mais c’est plus fort que moi». Ce lien entre nourriture et sexe n’est, dans le
C’est bien en effet de la morbidité cultivée dans sa discours manifeste des parents, pas repéré. Mais,
famille qu’elle va faire état, en repérant d’abord son pour cette patiente, ils sont à ce point liés qu’invitée
identification à une tante paternelle, morte d’avoir à dîner lors d’un séminaire sur «le devoir de
trop longtemps pratiqué le vomissement forcé, et mémoire» par un couple qu’elle trouvait au
qu’elle nommera dans un lapsus «frère de son père». demeurant charmant, elle pensa : «s’ils veulent dîner
Et encore un souvenir : elle-même, enfant heureuse, avec moi, c’est qu’ils ont dans la tête une invite
sentant un bol de lait chaud, souvenir à jamais sexuelle à mon endroit». Au lieu même où l’histoire
bafoué parce que sa mère la rendra peu après quelque peu trouble du père lui revient en mémoire,
responsable de la contagion par la varicelle et de la c’est sa jouissance qui s’évoque pour elle.
mort en bas âge d’un jeune frère, le jumeau de celui- Démêler l’endroit et l’envers de ce rapport ne lui est
ci étant déjà handicapé à vie. Mais ce qui viendra au pas simple. Sexe et nourriture sont pour elle l’objet

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de motions contradictoires, qui donnent lieu à des commet, mais qu’il juge et dont il se déjuge. Sur ce
actes symétriquement inversés : elle voudrait avoir point, Aristote donne une analyse bien différente de
des relations avec son mari qu’elle estime et aime, celle de Platon. Pour Socrate nul n’est méchant
mais elle ne le peut. Elle rentre chez elle avec volontairement, nul n’est misérable de son plein
l’injonction : «il ne faut pas que je mange» mais, gré ; l’acte déréglé ou intempérant est toujours le fait
dans un état second, se goinfre aussitôt et contrarie d’un ignorant puisque, personne n’exerçant son
alors cette transgression de l’interdit qu’elle se fixe jugement, n’agit contrairement à ce qu’il croit être le
en se faisant vomir. Par où, au-delà de meilleur parti. Comment pourrait-on donner place à
l’identification au père («ingurgiter et recracher») et une logique où le «to kairein» (le jouir)
à l’injonction d’être objet de sa jouissance qu’elle s’introduirait dans le «to phronein» (le penser) ?
hait, se révèle la nature incestueuse de ce lien qu’elle Dans L’Ethique à Nicomaque, Aristote distingue «le
refuse en se voulant mince et androgyne, frère de déréglé» de «l’intempérant». L’homme déréglé en
son mari, mais dans lequel pointe aussi le regret de effet est conduit, dit Aristote 2, à satisfaire ses
ne pas être une belle femme comme sa mère qui a, appétits par un choix délibéré, pensant qu’il doit
selon son père, «ce qu’il faut là où il faut». Tout en toujours poursuivre le plaisir présent ; bien différent
fuyant les hommes, elle est condamnée d’une part à est l’acte d’intempérance où est énoncé le «c’est
des visions sexuelles qu’elle ressent comme plus fort que moi». Cette distinction pourrait
obscènes, et d’autre part à des relations fraternelles s’accorder avec celle que fait Lacan entre l’acte
avec son mari ainsi mis en place comme elle le dit, pervers comme question sur la jouissance, et l’acte
au même titre que son frère handicapé, «de n’être névrotique comme question sur le désir. Lacan
pas un homme». commente ce syllogisme de l’intempérant dans Le
Mais tous ses symptômes cèdent lorsqu’elle n’est Séminaire L’éthique de la psychanalyse.
pas chez elle, en vacances par exemple. Là, les Ainsi, l’intempérant est pour Aristote un sujet divisé.
nœuds qui l’enserrent au lien «corps-père-elle» Il a dans l’esprit deux opinions se contredisant
s’évanouissent. Elle est gaie, elle mange, ne grossit expressément : la première, universelle, de nature
pas et considère autrement son mari. C’est donc bien «théorique et vraie», l’orthos logos – tout ce qui est
à l’intérieur de la maison que ses compulsions doux est mauvais pour la santé – et la seconde,
s’exacerbent, tout comme c’était à la maison que ses opinion de caractère impératif, contredisant la
parents (ou plutôt sa mère) auraient bien voulu la première – il faut goûter à tout ce qui est doux. Mais
garder pour qu’elle fasse partie des objets du père. la première proposition – tout ce qui est doux est
Comme elle le remarque elle-même, «dès qu’elle mauvais pour la santé – peut aussi coexister avec
passe le pas… de la porte, ça ne passe pas». Il y a cette autre proposition théorique – tout ce qui est
ainsi une contradiction entre le fait de manger pour doux est agréable. Ainsi l’homme intempérant,
rester dans la jouissance morbide de la famille, et le obnubilé par la proposition vraie selon laquelle tout
fait de vomir pour rester mince au nom d’un idéal ce qui est doux est nuisible, va choisir comme
androgyne, la question du désir restant ici posée. majeure de son raisonnement la prémisse «tout ce
Aujourd’hui, après moins d’un an d’analyse, on ne qui est doux est agréable», et cette prémisse est
peut pas dire que les symptômes aient franchement équivalente à la proposition «il faut goûter à tout ce
cédé, mais ils s’atténuent. Son mari retrouve avec qui est doux», véritable impératif de jouissance. Si, à
elle, me dit-elle, une certaine douceur de vivre ; la ce moment, un désir est présent à la conscience, par
rage, la lutte qu’elle menait dans la violence contre exemple le désir de telle chose douce, la mineure du
l’autre, contre elle-même, ont disparu. La répétition syllogisme (ceci est doux) introduit un «facteur
du symptôme n’est pas vaincue mais elle se présente d’actualité» qui fait pencher la balance du côté de la
avec intermittences, variations d’intensité ou encore proposition la plus séduisante (tout ce qui est doux
avec un trait qui la différencie des fois précédentes, est agréable). Quoique mû par l’objet désirable, le
et les dits du symptôme ont changé. Cette femme a sujet n’en agit pas moins sous l’influence d’une
surtout un projet professionnel de «restauration de règle générale. Résumons : Aristote maintient bien
meubles», qui focalise désormais son intérêt. qu’il y a une logique de l’acte intempérant, et que
cet acte est très précisément le point par lequel le
Le syllogisme de l’intempérance désir a divisé la pensée du sujet en occultant la
droite règle. Mais la prémisse du syllogisme de
«Je vois le meilleur et je l’approuve, mais je fais le l’intempérant reste contradictoire de la proposition
pire» : avant ce constat d’Ovide, Aristote avait vraie ; quand le désir intervient, le principe de
essayé de rendre compte de la conduite de celui qu’il contradiction ne vaut plus, il y a possibilité de
appelle «l’intempérant» ; il s’agit d’actes que le sujet

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coexistence en l’homme d’un oui et d’un non autour jouissance à la mémoire en laquelle consiste la
de la même chose, comme le prouve le «c’est plus structure.
fort que moi», ou le sentiment de remords de
l’intempérant dans l’après-coup. L’excès contraire

Aristote, Freud, Lacan : le particulier, la défense. Cependant, dans le dernier enseignement de Lacan,
la nécessité du symptôme, sa répétition ne vont plus
Lacan va relire dans L’éthique de la psychanalyse le être référées à une jouissance interdite et
«syllogisme du désirable» d’Aristote en transgressée comme elle l’était dans L’éthique de la
l’interprétant et le subvertissant ; il va poser que le psychanalyse, mais plutôt à une jouissance
désir est déjà sous-jacent à la proposition (tout ce qui contingente, rencontre aléatoire qui fixe ce que le
est doux est agréable) équivalente à l’impératif de symptôme ne va cesser de répéter 6. C’est dans cette
jouissance, et que c’est lui qui a fait surgir «le perspective que nous aborderons la question du
jugement erroné concernant l’actualité du prétendu maintien de la contradiction entre le oui et le non
doux» 3. Autrement dit, le désir en tant que dans ce que nous livre l’actualité du symptôme.
particulier est déjà là ; il est cause efficiente. Ce qui En effet, dans ce cas particulier, c’est sous une
est rencontre accidentelle du plaisir pour Aristote est forme contradictoire que la rencontre contingente de
pour Freud l’essentiel et ce Wunsch particulier, déjà la jouissance, celle du corps du père, se manifeste
articulé dans des inscriptions signifiantes, des dans le symptôme : boulimie et obsessions sexuelles
«composés logiques», est irréductible. Ainsi le d’un côté, vomissement et refus de la sexualité de
discours droit, l’orthos logos pris ironiquement, dit l’autre. Intensification de jouissance et mortification
Lacan, «ne va plus être dans des propositions du corps sont liées et, dans la séance, cette patiente
universelles mais dans le discours inconscient qui se ressasse avec douleur et incompréhension ce
tient au niveau du principe de plaisir» 4. Symbolique «tournage en rond». Se remplir, se vider, comme elle
et libidinal sont liés 5 et, sur ce point, Lacan met le dit elle-même, par «crainte d’être bouffée». Cette
Aristote en balance avec ce qu’énonce Freud dans exigence de satisfaction pulsionnelle va donc au-
L’Esquisse : si l’appareil psychique est en effet delà du conflit, au-delà de la contradiction entre le
selon Freud ce qui se laisse aller sans retenue sur la symptôme et l’idéal. Le symptôme lui-même, pris
voie de la satisfaction, le principe de réalité, lui, joue dans un antagonisme d’excès, est un «se jouir» du
un rôle de correction, de retenue justement, corps qui est aussi refus de corps. En termes
contournant le laisser-aller à soi-même de l’appareil freudiens, on pourrait dire que l’érogénéisation en
du plaisir ; ainsi le Ich apprendra à ne pas pousser va-et-vient de la bouche serait la conséquence
l’investissement de souvenirs au delà d’une certaine déplacée du refoulement de la génitalité, ce que cette
mesure. Mais la satisfaction recherchée quand c’est patiente ne manque pas elle-même de repérer en
plus fort que nous, agirait au mépris du principe de corrélant le trajet des aliments dans sa bouche aux
réalité, et c’est bien pourquoi, dans ce cas, le mouvements du coït. Mais, selon Lacan, on pourrait
déplaisir s’ensuit ; l’inconscient travaille pour la plutôt dire que c’est la négation de l’inexistence du
jouissance. rapport sexuel qui, dans l’hystérie, cause
Ainsi, la jouissance, l’excès même qu’Aristote pense l’insatisfaction propre au symptôme, ce mode de
par rapport à la mesure et à l’éducation, est au jouir qui prend ici forme de motions opposées.
contraire pour Freud ce dont le sujet au niveau de Il y a ainsi, dans les dits du symptôme, une
l’inconscient se défend. Dans le cas présenté, le opposition qui a la nécessité d’une opposition
symptôme est toujours précédé d’un «il ne faut pas formelle qui s’impose pour cette patiente comme «ce
que…» qui évoque une exigence de jouissance qu’elle ne comprend pas» ou bien qu’elle met en
contre le précaire principe de réalité, exigence de suspens lorsqu’elle énonce : «D’avoir été niée par
jouissance présente dans le mode impératif de mes parents, je ne sais Pas si ce que je dis est faux
l’énoncé ; le symptôme, articulé dans des signifiants car je ne sais pas ce que c’est que le vrai».
(corps-pèreelle…), participe alors de la défense
inconsciente contre la place de la jouissance interdite
et cependant rencontrée dans la transgression. Que la
jouissance initiale soit d’excès, c’est ce que cette
patiente exprime aussi bien lorsqu’elle dit : «Mon Symptôme et Réel
symptôme, je ne peux m’en emparer». Il va donc
s’agir dans la psychanalyse de faire passer la Sans doute cela peut-il être mis en rapport avec le
fait que l’inconscient qui inscrit les oppositions

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«viole la loi logique de la non-contradiction». Ce qui


prouve, dit Lacan, que l’inconscient est installé dans
le champ de la logique ; mais, ajoute-t-il, c’est
justement «dans le oui et le non qui peuvent être dits
de la même chose, qu’est le recours du savoir
inconscient au regard du réel» 7. C’est là qu’on peut
se demander «où est le bord du réel» car, s’il y a de
la contradiction dans le réel, cependant dans le réel il
n’est pas question de contradiction. Au niveau du
réel, il est impossible de se prononcer sur chacun des
termes nécessaires qui s’opposent. La contradiction,
dit encore Lacan, est «artifice de suppléance» 8,
artefact qui supplée à une certaine indétermination
de notre pensée par rapport au réel. Et dans ce cas,
on peut supposer qu’une des figures de ce réel sans
sens et sans loi est celle de la mort – mort provoquée
de la tante, mort reprochée du petit frère, ou mort à
venir, risquée par cette patiente. C’est aussi bien au
bord de quoi cette femme se tient par l’éprouvante
opposition qui règne au sein même de son
symptôme. Le symptôme est bien «l’effet du
symbolique en tant qu’il apparaît dans le champ du
réel» 9.
Ainsi la contradiction est élevée, souligne encore
Lacan dans «Les non-dupes errent», à la dignité d’un
principe qui permettrait «de s’y retrouver dans ce
que pourrait être le réel… quand vous l’aurez
inventé» 10. Peut-être en tout cas est-ce dans cette
zone vacillante, tremblée, affolée du oui et du non,
que ce qui cause son insatisfaction – la négation de
l’inexistence du rapport sexuel – pourra trouver sa
limite et circonscrire l’impossible dont son destin
fait loi.
1. Freud S., Inhibition, symptôme et angoisse, Paris, PUF, 1965, pp. 15 et 16.
2. Aristote, Éthique à Nicomaque, Paris, Vrin, 1960, p. 328.
3. Ibid.
4. Lacan J., Le Séminaire, Livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil,
1986, p. 39.
5. Miller J.-A., «Le partenaire-symptôme» L’orientation lacanienne, (1997-
1998). Département de psychanalyse de Paris VIII, cours du 28-1-1998, inédit.
6. Miller J.-A., cours du 6/5/98.
7. Lacan J., Le Séminaire, Livre XIV, «La logique du fantasme», (1966-1967),
séance du 21-6-1967, inédit…
8. Lacan J., Le Séminaire, Livre XXI, «Les non-dupes errent», (1973-1974),
séance du 19-2-1974, inédit.
9. Lacan J., Le Séminaire, Livre XXII, «R. S. I», (1974-1975), séance du 11-3-
1975, inédit.
10. Lacan J., Le Séminaire, Livre XXI, Ibid .

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LOGIQUE LACANIENNE
«Une femme par exemple, elle est symptôme d’un Cela peut s’écrire :
autre corps.» Φ

L’abord de la femme par l’homme : un chemin J(Φ) | J(A)


logique
Pierre Naveau le phallus le corps

Il apparaît, en effet, qu’il y a, relativement à cette


Il n’y a pas le rapport sexuel, mais il y a la
barrière, un en deçà et un au-delà. Comme le dit
jouissance. De ce point de vue, la proposition
Lacan p. 69 du Séminaire XX 5, Il y a une
énoncée par Lacan p. 56 du Séminaire XX – S’il y
jouissance – une jouissance du corps – au-delà du
avait une autre jouissance que la jouissance
phallus. Par conséquent, en deçà du phallus, il y a la
phallique, il ne faudrait pas que ce soit celle-là . 1
jouissance du phallus, J (Φ), et, au-delà du phallus, il
implique une assertion et une question. Une
y a la jouissance du corps de l’Autre, J (A).
assertion, d’abord : Il y a la jouissance phallique.
Lacan introduit une autre opposition encore p. 13 du
Une question, ensuite : Est-ce qu’il y a une autre
Séminaire XX 6 par le biais de cette proposition : La
jouissance ? Qu’il puisse y avoir une autre
jouissance du corps de l’Autre ne se promeut que de
jouissance, cette possibilité est évoquée par Lacan
l’infinitude. En d’autres termes, la jouissance du
dès la p. 11 du Séminaire XX 2. Une opposition est
corps de l’Autre est infinie. À l’opposé, la
mise en évidence, en effet, entre le phallus et le
jouissance du phallus est finie. Si l’on se place du
corps de l’Autre et, à partir de là, entre la jouissance
point de vue de cette opposition entre le fini et
du phallus et la jouissance du corps de l’Autre. À cet
l’infini, la divergence qui est alors évoquée est celle-
égard, au début du Séminaire XX 3, Lacan écrit : La
ci : en termes de jouissances, plus un homme veut
jouissance du corps de l’Autre n’est pas le signe de
s’approcher d’une femme, plus elle s’éloigne de lui,
l’amour. Une autre opposition apparaît ainsi – entre
alors même qu’elle tend, elle aussi, à s’approcher de
l’amour et la jouissance sexuelle. Les deux
lui.
oppositions en question s’entrecroisent, celle qu’il y
a entre le phallus et le corps de l’Autre et celle qu’il
Deuxième remarque – Lacan pose la question de
y a entre l’amour et la jouissance sexuelle.
savoir si la jouissance – la jouissance du corps de
l’Autre – est le signe de l’amour. À cette question, il
Première remarque – L’opposition entre le phallus
répond non. Lacan met donc l’accent sur la
et le corps de l’Autre est articulée au moyen de la
disjonction entre l’amour et la jouissance. Mais, s’il
proposition suivante : La jouissance phallique est
y avait une conjonction, est-il par là même indiqué,
l’obstacle par quoi l’homme n’arrive pas à jouir du
ce serait par le biais du signe. Dans cette
corps de la femme 4. Lacan précise : ce dont jouit
perspective, Lacan fait remarquer, p. 48 du
l’homme, ce n’est pas du corps de la femme, mais de
Séminaire XX, qu’il y a une disjonction entre le sujet
l’organe phallique, c’est-à-dire, comme l’indique
et la jouissance. «Le sujet n’a pas grand-chose à
Freud, d’une partie de son propre corps. Autrement
faire avec la jouissance», dit-il. En revanche, il a
dit, le phallus est l’obstacle qui sépare la jouissance
quelque chose à faire avec le désir, précise-t-il. Je
de l’Un et la jouissance de l’Autre. Un écart s’ouvre
renvoie, là-dessus, à la p. 48 du Séminaire XX : «Le
ainsi entre le Un d’une partie du corps propre et
signe du sujet», souligne Lacan, «est susceptible de
l’Autre du corps de l’Autre. Cette partie du corps
provoquer le désir» 8. Et il conclut : «Là est le
propre joue en quelque sorte sa partie toute seule.
ressort de l’amour.» 9. D’un côté, par conséquent, il
C’est pourquoi la jouissance phallique est considérée
y a le sujet et l’amour, et, d’un autre côté, il y a
comme la jouissance de l’Un qui n’a aucun rapport
l’objet et la jouissance. Le signe, quant à lui, est le
avec l’Autre. L’Un va alors son chemin sans l’Autre.
point d’articulation susceptible de se situer au niveau
Il y a, en ce qui concerne le Un, une façon de faire le
d’une conjonction ou d’une disjonction.
tour de lui-même qui ne tient pas compte de l’Autre.
Le phallus constitue ainsi une barrière qui crée une
Il est proposé de distinguer quatre temps.
divergence entre deux modes de jouissance.

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1. La valeur de vérité d’une fonction de cette série de points, ou bien j’en désigne un ou
propositionnelle bien je les désigne tous, ou bien je privilégie le un
ou bien je mets l’accent sur le multiple :
S’il n’y a pas de rapport sexuel, il y a un rapport au
sexe qui supplée à cette absence du rapport sexuel.
Le rapport au sexe s’écrit sous la forme de la
fonction
Φ(x). La fonction phallique est une fonction
propositionnelle, c’est-à-dire, comme Lacan
l’indique, «une fonction (qui s’articule) comme
(une) proposition» 10. Il existe, en effet, pour la Si j’entoure un point, j’écris : au moyen du
variable x, différents modes de faire argument à la quantificateur de l’existence et je veux dire par là
fonction Φ (x), de telle manière que les valeurs de qu’il existe un x qui satisfait à la fonction Φ (x). Si
vérité des propositions ainsi différemment articulées j’entoure tous les points, j’écris ; à l’aide du
varient. quantificateur de la totalité et je veux dire, cette fois-
Lacan met en relation la fonction phallique Φ(x) et ci, que tous les x satisfont à la fonction Φ (x).
la jouissance phallique J (Φ) : Lorsque aucun quantificateur ne porte sur la variable
Soit un sujet x. Si, pour ce sujet x, la fonction Φ (x) x, cette variable est alors considérée comme étant
est satisfaite, alors la valeur de vérité de la libre. Lorsque, au contraire, un quantificateur, soit
proposition II y a la jouissance phallique est le vrai celui de l’existence φ soit celui de la totalité φ, porte
V: sur la variable x, cette variable est définie comme
étant liée. Dans ce deuxième cas, la variable x est
Lacan avance, p. 56 du Séminaire XX 11, que – Il est une variable liée dans la mesure même où, comme
faux qu’il y ait une autre jouissance que la cela a déjà été souligné, il existe, à cause de la mise
jouissance phallique. Autrement dit, la valeur de en jeu des quantificateurs, différents modes de faire
vérité de la proposition il y a une autre jouissance argument à la fonction dont il s’agit, – la fonction Φ
que la jouissance phallique est le faux F : (x).

Mais Lacan ajoute tout aussitôt : «-sauf celle sur 3. La fonction phallique Φ(x) et la castration en tant
laquelle la femme ne souffle mot» 12. En d’autres qu’opération logique
termes, quand cela arrive, il y a une autre jouissance
que la jouissance phallique. Les formules dites de la «sexuation» ont été
Il est alors possible d’écrire : inventées par Lacan afin de mettre en valeur les
différents modes selon lesquels la variable x, ici
La seule chose qu’une femme sache, dit Lacan, c’est considérée comme une variable liée par un
que, quand cela arrive, eh bien, cela arrive, en effet. quantificateur, fait argument à la fonction Φ (x). Soit
Car c’est alors quelque chose qu’elle éprouve. Mais, une certaine répartition entre les hommes (H) et les
de cette jouissance elle-même, fait remarquer Lacan, femmes (F) :
elle ne sait rien et elle ne peut rien en dire. Par
conséquent, d’un côté, elle sait (que cela lui arrive,
qu’elle l’éprouve), mais, d’un autre côté, elle ne sait
pas (ce que c’est). Il y a là une contradiction. Cette
autre jouissance, c’est par le biais de la contradiction
qu’il convient ainsi de l’aborder.
Cette contradiction peut s’écrire d’une façon
condensée :
Une orientation déterminée est définie, ici de la
gauche vers la droite, par rapport à cette répartition.
2. Les quantificateurs logiques
Cette orientation est celle du désir. Lacan le précise :
Les quantificateurs logiques de la totalité ∀ et de C’est l’homme qui aborde la femme 13. De ce point
l’existence ∃ permettent d’aborder la dialectique de de vue, la fonction Φ (x) est lisible, selon que la
l’un et du multiple. variable x désigne un homme ou une femme, de la
Soit une série de points x susceptibles de satisfaire manière suivante : un homme aborde une femme ou
ou de ne pas satisfaire à la fonction Φ (x). S’agissant une femme est abordée par un homme. Comme

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Lacan l’indique p. 87 du Séminaire XX 14, cette le pas tout veut dire qu’il est impossible d’inscrire le
façon de lire la fonction Φ (x) la place sous le signe trait du lien à la fois au niveau du toutes et, en ce qui
de la contingence de la rencontre. Un rapport de concerne deux femmes, au niveau du rapport entre
cause à effet se vectorialise alors. Comme le montre l’une et l’autre. L’impossibilité se situe donc à deux
le tableau de la p. 73 du Séminaire XX 15, la femme niveaux distincts. Chaque point appartenant à la
est située du côté de la cause (a) et l’homme du côté série des points se trouvant du côté des femmes est
de l’effet (S). donc marqué par cette double impossibilité. Le non-
La chose importante est que l’homme est confronté à rapport n’est pas seulement la marque du sexe, il est
une impossibilité. Il ne peut aborder les femmes aussi la marque de l’Autre sexe, du sexe féminin.
qu’une par une. Soit un homme x. Alors, pour cet
homme x, le tout des femmes est impossible. Si l’on 4. Deux femmes et deux jouissances
entoure un élément du côté de l’homme (H), il est
impossible d’entourer tous les éléments du côté de la Ce qui fait l’exil de chaque une femme, c’est la
femme (F). Toutes les femmes, – cela n’existe pas. À puissante contradiction qu’il y a entre les deux
cet égard, une certaine lecture des formules de la jouissances, la phallique et l’autre que la phallique.
sexuation peut être proposée. Que x satisfasse à L’homme est divisé par la femme, il est entre deux
Φ (x), cela implique que, si l’homme aborde une femmes. La femme, elle, est divisée par la
femme, il se trouve alors précisément dans la jouissance, elle est entre deux jouissances.
position d’être tourné vers cette une femme. S’il veut En ce qui concerne la jouissance masculine, il
en aborder une autre, le rapport à la jouissance convient de faire la différence entre le mythe
phallique J (Φ) requiert qu’il doive se détourner de masculin du névrosé obsessionnel (évoqué par
l’une femme en question et la quitter. La castration Lacan dans un texte daté de 1953 «Le mythe
est une opération logique qui peut être ainsi individuel du névrosé») et le mythe féminin de Don
formulée : pour que cela fasse Plus-Une, il faut en Juan. Il a été dit que, s’agissant de deux femmes, il y
passer par le Moins-Une. Cela vaut pour tout a un abîme infranchissable entre l’une et l’autre. Il
homme : ;!. C’est d’ailleurs ce qui fait le lien entre est impossible d’aborder l’autre sans quitter l’une.
un homme et un autre : x – x, dans le sens où chaque Pour que cela fasse Plus-Une d’un côté, il faut que
un homme d’entre tous les hommes est logé à la cela fasse Moins-Une d’un autre côté. La liste des
même enseigne. Relativement à un homme x, par conquêtes de Don Juan semble mettre en œuvre
conséquent, en ce qui concerne les femmes, il n’y a l’opération du Plus-Un : plus-une, plus-une, plus-
pas de tout qui vaille. Cela veut dire qu’il n’y en a une, etc. Pourtant, Lacan, quant à lui, met l’accent,
qu’une. Bref, pas de tout, mais une. Car, s’agissant non pas sur l’addition, mais sur la soustraction, non
des femmes, si l’on prend en considération le fait pas sur le plus, mais sur le moins, et indique, par là
qu’il y ait, par exemple, une femme et une autre même, que c’est la soustraction qui est le principe de
femme, eh bien, entre l’une et l’autre, il n’y a pas de cette liste. Il oppose ainsi à la passion de Don Juan
rapport. Il y a un abîme infranchissable entre l’une et pour la Moins-Une l’intérêt du névrosé pour la
l’autre. Il n’y a pas de lien, il y a une faille : x // x. négociation qui le pousse à vouloir échanger l’une
Cet abîme infranchissable signifie que, du côté des contre l’autre. La Donna Elvira de Mozart ne le sait
femmes, chaque x est tout seul, chaque point est que trop : Don Juan quitte l’une pour l’autre. C’est
séparé des autres points d’une manière irréductible. pourquoi, elle lui reproche de trahir.
Chaque point vaut donc comme une exception. Le névrosé, lui, trompe l’une avec l’autre. Il est –
Moyennant quoi, comme l’a souligné J.-A. Miller, Lacan fait usage de ce terme – «infidèle». Cela n’a
du côté des femmes, il n’y a que des exceptions. À rien à voir. Le névrosé dénie l’abîme de la
cet égard, s’il est vrai que le rapport sexuel ne peut castration, le contourne, l’évite. Il tente, par
pas s’écrire, la solitude, elle, c’est-à-dire un certain exemple, de tendre, au-dessus de l’abîme, un fil qui
type de non-rapport, peut s’écrire sous la forme du ne manque pas, à un moment ou à un autre, de se
pas tout 16. Si la variable x désigne une femme et si rompre. Le névrosé se détourne de l’exigence
la fonction Φ(x) est lisible dans le sens où «une logique du Moins-Un. Il veut qu’une et une, cela
femme est abordée par un homme», la variable x fasse deux. Avec l’une, il n’y est pas, parce que c’est
dont il s’agit est alors marquée par le pas tout : .!. avec l’autre qu’il voudrait être. Il est dans
Tandis que, du côté des hommes, le tout signifie que l’anticipation que comporte cette attente. Décalage
le trait du lien s’inscrit à la fois au niveau du tous et, temporel inévitable. Ravalement, dit Freud. Car la
s’agissant de deux hommes, au niveau du rapport valeur de chaque une est, dès lors, mise en jeu.
entre l’un et l’autre, du côté des femmes, à l’inverse, L’une, survalorisée, pour l’amour, l’autre,
dévalorisée, pour le désir. Divergence, souligne

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Lacan. Don Juan, lui, ne négocie pas ; il ne craint est pas toute. Il y a une jouissance à elle, la femme,
pas l’abîme, il l’affronte et finit par y tomber. Cela affirme Lacan p. 69 du Séminaire XX 21. La question
n’échappe pas à Molière. En fait, l’abîme, c’est aussi qui se pose est de savoir dans quelle mesure il est
celui qu’il y a entre les deux jouissances. possible de parler de cette autre jouissance.
La jouissance phallique est définie par Lacan comme Relativement à cette interrogation, la chose
étant la jouissance de l’organe phallique. L’homme essentielle est que, pour en parler, Lacan fasse usage
jouit de l’organe et, en même temps, l’organe jouit d’une proposition qui comporte une contradiction.
tout seul. Il arrive qu’il n’ait besoin de personne Comment, en effet, dire quoi que ce soit à propos de
pour jouir. Le phallus dresse un obstacle. En quelque chose dont la femme elle-même ne peut rien
l’occurrence, l’obstacle est ce qui empêche le dire ? Comme cela a déjà été indiqué plus haut,
rapport à l’Autre. Et ce qui fait obstacle à l’accès Lacan fait valoir, en fait, que, de cette jouissance, la
vers l’Autre, c’est justement le Un en tant qu’il est femme ne sait rien, mais que, en même temps, ce
Un. Le Un est alors séparé de l’Autre. Le Un est qu’elle sait, c’est que, quand ça lui arrive, elle
caractérisé par le non-rapport avec l’Autre. Si, p. 75 l’éprouve. Elle sait et elle ne sait pas – c’est un dit
du Séminaire XX 17, Lacan appelle la jouissance de contradictoire. La condition pour qu’un dit au sujet
l’Un «la jouissance de l’idiot», c’est parce qu’il de la femme ne soit pas diffamatoire n’est-elle pas,
considère, semble-t-il, que l’idiotie vient de ce que en effet, qu’il soit contradictoire ?
le Un soit tourné vers lui-même. C’est aussi idiot
que de se parler à soi-même. Il y a, pour le Un, une 1. Lacan J., Le Séminaire, Livre XX, Encore, Paris, seuil, 1975, p. 56.
2. Ibid., p. 11.
pulsion qui consiste précisément à «se faire Un». 3. Ibid.
L’érotisme dont il s’agit est auto-et non hétéro. Le 4. Ibid., p. 13.
5. Ibid., p. 69.
terme d’idiotie, que Lacan utilise, dénonce, en effet, 6. Ibid., p. 13.
le fait que la jouissance soit auto-érotique. 7. Ibid., p. 48.
8. Ibid.
Autrement dit, ce qui est idiot, c’est que le sujet 9. Ibid.
masculin, au niveau même de sa division, se 10. Lacan J., «L’Etourdit», Scilicet n°4, Paris, Seuil, 1973, p. 14.
11. Lacan J., Le Séminaire, Livre XX, Encore, op. cit., p. 56.
satisfasse d’être complété par la jouissance d’une 12. Ibid.
partie du corps propre. L’auto-érotisme verse ainsi 13. Ibid., p. 67.
14 Ibid., p. 87
dans le tauto-érotisme, c’est-à-dire reproduit le 15 Ibid., p. 73
même gain de jouissance. Le fait que le partenaire 16. ibid., p. 109.
17. Ibid., p. 75.
de l’homme soit la reproduction du même gain de 18. Lacan J., «L’Etourdit», op. cit., p. 23
jouissance, cela donne une connotation 19. Naveau L., «Le fille unique», L’Autre sexe, La Cause freudienne, n°24,
Paris, juin 1993.
homosexuelle à la jouissance masculine. Bref, il y a 20. Lacan J Le Séminaire Livre XX, Encore, op. cit., p. 69.
sa jouissance à lui, l’homme et, semble dire Lacan, 21. Ibid., p. 69.

ça ne va pas plus loin que cette limite. À partir de là,


ce qui est en question, ce sont justement les
conditions dans lesquelles l’homme se tourne vers
l’au-delà du phallus. La question est posée par Lacan
p. 23 de «L’étourdit» 18 : Et si l’homme n’était un
homme que dans la mesure où il aurait été le moyen,
pour une femme, d’atteindre l’Autre jouissance, la
jouissance au-delà, celle qui la sépare de lui, qui la
fait pas toute à lui et qui fait qu’elle se retrouve seule
19 ? La jouissance est ce qui sépare la femme de
l’homme. À la jouissance
complémentaire de l’homme, Lacan oppose ainsi la
jouissance supplémentaire de la femme. À cet égard,
la page décisive du Séminaire XX est la p. 69 20. Soit
une femme x. S’agissant de la fonction phallique
Φ(x), dit Lacan, eh bien,
de cette femme x, il peut être dit à la fois qu’elle y
est et qu’elle n’y est pas.
Une nouvelle fois, nous rencontrons une proposition
contradictoire. Le paradoxe de la position féminine
est qu’elle y est toute et, qu’en même temps, elle n’y

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ÉTUDE
«… à nourrir le symptôme, le réel, de sens, on ne phénomène générique de l’anorexie avec la
fait que lui donner continuité de subsistance.» dimension différentielle de la structure, sans nous
laisser séduire par l’idée que l’anorexie pourrait être
une nouvelle structure. Il est préférable d’extraire du
Les deux «riens» de l’anorexie monochromatisme des phénomènes typiques
Massimo Recalcati (aménorrhée, perte de poids, hyperactivité, refus de
nourriture, pousse à l’amaigrissement, etc.) le trait
chromatique spécifique, particulier, de la structure
Le culte du rien subjective. Il y a des anorexiques névrosées,
perverses ou psychotiques. Une clinique structurale
J’ai choisi la porte d’entrée du «rien» pour traiter de
de l’anorexie doit pouvoir échapper aux sirènes de la
la clinique de l’anorexie. N’est-ce pas la perspective
«nouvelle structure», et éviter de confondre les traits
fondamentale indiquée par Lacan : le choix
typiques d’une position spécifique du sujet tels
anorexique, c’est le choix du rien, c’est le choix de
qu’ils se présentent dans l’anorexie, avec la facilité
«manger rien» 1 ? L’expérience clinique avec des
apparente d’attribution d’une valeur d’indices
sujets anorexiques confirme cette place centrale du
structuraux. Les enseignements de Hilde Bruch et
rien.
Mara Selvini Palazzoli s’embrouillent à cause de la
«Je ne veux rien… Je ne mange rien… Je ne désire
confusion qu’elles font entre les phénomènes
rien… Je ne dois rien sentir…». Ce sont là des
typiques de l’anorexie et une nouvelle structure. Il
énoncés typiques du sujet anorexique dans lesquels
s’agit de saisir le trait différentiel de l’anorexie, le
le rien fait retour comme un tourment constant. On
trait qui nous permet de découvrir la fonction de
peut affirmer que l’anorexie se présente
compensation, de suppléance, d’expression du délire
généralement comme un culte, un éloge, un
subjectif (comme on le rencontre dans certaines
fanatisme du rien. La clinique, cependant, nous
psychoses), ou bien la fonction de défense contre le
enseigne qu’un usage singularisé de la catégorie de
désir tel qu’il se décline dans la névrose. On évite
l’anorexie ne permet pas de s’orienter de manière
ainsi une multiplication des structures, sans pour
efficace, aussi bien en ce qui concerne le diagnostic
autant noyer l’exigence clinique de la référence à la
différentiel que la direction de la cure. Nous
structure clinique du sujet dans une modalité
maintenons dans notre pratique, une clinique
descriptive, aussi inutile qu’évidente dans le style du
différentielle de l’anorexie comme critère et guide
DSM.
du traitement. L’identification du phénomène
anorexique, ou anorexico-boulimique, est en quelque
J’essaierai donc de distinguer deux statuts du rien
sorte facile. L’anorexique se montre anorexique, il
dans l’anorexie, soit d’esquisser une clinique
n’y a pas d’énigme mais au contraire, un excès
différentielle du rien.
d’évidence. «Mais enfin ! Vous ne voyez pas que je
suis anorexique !», me disait récemment une Le premier rien
anorexique qui commençait à s’impatienter devant
ma perplexité quant aux raisons de son malêtre… Le premier rien est celui que Lacan a
Pour l’anorexique, l’anorexie s’impose avec toute la magistralement isolé dans la doctrine classique de
force et l’évidence d’une cause efficace, d’une cause l’anorexie qui se trouve condensée dans l’écrit «La
première. C’est pourquoi les anorexiques nomment direction de la cure et les principes de son pouvoir».
l’anorexie comme une chose à part, comme une Le premier rien est le rien comme objet séparateur.
chose qui cause, comme la chose qui cause le mal C’est le rien qui rend compte de l’anorexie comme
dont le sujet est affligé. manœuvre de séparation. Manger rien est en effet
Une autre patiente me montrait les photos de son une manière de barrer l’Autre, de réduire
corps bronzé, étendu sur une plage exotique, l’omnipotence de l’Autre à l’impuissance et
heureuse de montrer ses belles formes tout en inversement d’émanciper le sujet de son
m’indiquant le contraste avec l’état actuel de son impuissance, de le détacher de la dépendance
corps squelettique : «Vous voyez, vous voyez ce que aliénante à l’Autre. C’est le rien dans sa valeur
c’est, l’anorexie !». dialectique. C’est le rien qui autorise un
Nous ne pouvons pas nous contenter de l’évidence renversement radical des rapports de force ; si dans
du symptôme. Nous devons à chaque fois décliner le

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un premier temps (le temps de l’enfance) le sujet se l’anorexie ; c’est un rien qui anéantit la nature
trouve dans un état d’impuissance fondamentale par transitive de la demande au nom du désir. La
rapport à l’omnipotence de l’Autre (c’est le statut satisfaction de la demande ne pourra jamais, en
d’objet que l’enfant assume nécessairement devant effet, réaliser la satisfaction du désir. La clinique de
l’Autre), en un second temps (celui de l’anorexie illustre de manière paradigmatique cette
l’adolescence), c’est à travers le point pivot du refus, scission et cette hétérogénéité structurale entre la
du non à l’Autre, à travers la fonction du rien demande et le désir. Ici le rien apparaît comme
comme objet séparateur que le sujet anorexique associé au refus. Ou, si l’on veut, le refus apparaît
plonge l’Autre dans l’angoisse de l’impuissance. Il comme l’action même du rien. Le refus anorexique
conquiert ainsi une position de suprématie au regard est effectivement l’acte qui fait surgir le rien comme
de l’Autre. objet séparateur. Ainsi Lacan peut écrire,
C’est précisément la nature dialectique de l’anorexie précisément, que dans l’anorexie le refus s’orchestre
que Lacan formule de manière synthétique dans Le comme un désir 4. Autrement dit, c’est la valeur
Séminaire IV 2. donnée par Freud au mouvement de l’Ausstossung
Elle démontre un pouvoir de renversement, de (expulsion) dans la constitution de la différence
retournement des rapports de force entre le sujet et subjective et dont le «cracher» constitue la mise en
l’Autre. Par le rien, le «manger rien», l’anorexique œuvre effective. Dans la perspective freudienne,
ouvre un trou dans l’Autre, et peut ainsi renvoyer «cracher» jouit d’une primauté par rapport à
l’Autre à sa castration. Le rien apparaît ici entre le l’incorporation, à l’assimilation ; ni l’incorporation
sujet et l’Autre comme un objet que le sujet utilise ni l’assimilation n’humanisent le sujet dans sa
pour se séparer de la demande de l’Autre. C’est le différence.
rien comme blason et comme support du désir. C’est Ce type de refus n’en demeure pas moins un refus
le rien qui préserve la différence structurale entre le dialectique. Ce n’est pas une pure exclusion de
désir et la dimension nécessaire, biologique, l’Autre, mais un refus qui a la valeur d’un appel à
naturelle, du besoin. Le «non» anorexique, le l’Autre. C’est la forme négative que peut prendre la
manger rien de l’anorexique, tend précisément à demande d’amour quand elle a buté contre l’absence
dissocier la dimension du désir de celle de la de signe d’amour de l’Autre, contre un Autre qui n’a
demande. C’est un rien qui fonctionne comme pas fait don de son manque.
défense subjective du désir. Ce premier rien est un rien qui se propose sous la
Le premier rien de l’anorexie préserve le désir du forme du refus, en soutenant la cause du désir en tant
sujet en opérant une pseudo-séparation d’avec qu’irréductible à la satisfaction d’un besoin. Le refus
l’Autre, une pseudo-séparation parce que la défend le désir contre le risque de disparition dans la
séparation anorexique se consume comme pure demande. D’où l’affinité, du point de vue structural,
activité de négation, comme une opposition de l’anorexie avec l’hystérie dont le rêve dit «de la
unilatérale à l’Autre… autre que j’ai essayé de belle bouchère», rapporté par Freud, constitue le
décrire avec la formule séparation contre paradigme : rien ne satisfait, si ce n’est le désir
aliénation3. même d’une perpétuelle insatisfaction. C’est la
La séparation d’avec l’Autre se présente en effet signification du caractère infini qu’assume tout
dans l’anorexie comme une manière de nier la autant la demande anorexique, devant laquelle
dépendance structurale (symbolique) du sujet à n’importe quel objet semble incompatible, et
Autre. C’est une séparation qui vise à se délier toujours inadéquat. Cette disjonction est le pivot
d’avec l’aliénation signifiante. En ce sens le d’une manœuvre particulière que le sujet anorexique
radicalisme du choix anorexique pour le rien réalise avec la nourriture et qui illustre parfaitement
contient en soi, un principe de folie, si la folie est, le trait hystérique de l’anorexie. Une jeune femme
comme nous l’enseigne le premier Lacan, une anorexique me décrivait comment elle se
passion pour la liberté contre le lien que le signifiant «nourrissait» : «Je dois tout mâcher pour pouvoir
sanctionne. avoir une idée de la saveur, mais je ne dois rien
Le premier rien est donc un rien que l’on doit avaler. Je crache tout. Je reste ainsi moi-même, sans
rapporter à la séparation. C’est une indication que renoncer à la saveur».
l’on retrouve aussi chez Jacques-Alain Miller, quand La valeur phallique de la saveur, signifiant du désir
il affirme que le sujet anorexique est l’expression de l’Autre, est ici mise en évidence du fait même
pure de la division du sujet, et qu’il doit être situé qu’elle est privée de substance. Cette disjonction
sur le versant de la séparation plutôt que sur celui de entre saveur et substance rend compte de ce qui,
l’aliénation. Ce rien est le premier rien de dans l’anorexie, vaut comme opération hystérique de

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défense du désir (avoir une idée de la saveur) à Le second rien


travers le refus de jouissance (cracher).
Ce premier rien – dont le refus anorexique constitue, Il existe un second rien. C’est l’autre rien de
comme nous venons de le voir, l’expression la plus l’anorexie. Ce second rien caractérise cliniquement
pure – peut faire place, au décours de la cure, à la dimension psychotique de l’anorexie ou des cas
l’amour œdipien refoulé. Ainsi nous pouvons dits «graves». Ce rien, à l’inverse du précédent, n’est
souvent repérer dans l’histoire du sujet une pas en rapport avec le désir de l’Autre mais avec sa
déception œdipienne, une frustration paternelle de la jouissance. Il s’agit d’un rien qui a perdu toute
demande d’amour, à partir de laquelle le sujet peut valeur dialectique pour s’hypostasier. Tandis que le
faire instrument de son corps, instrument d’un premier rien fonctionne comme objet séparateur,
chantage à l’Autre de l’amour. Le corps anorexique celui-ci présente un caractère holophrasé, congelé,
se fait alors corps-otage pour l’Autre. Il devient marmoréen, inentamable. Ce second rien n’est pas
ainsi l’instrument d’un chantage à l’Autre, pour le connecté à l’Autre, mais exprime un refus radical de
pousser à donner non pas ce qu’il a mais bien ce l’Autre. Il n’est pas tant le blason du désir que sa
qu’il n’a pas, à faire signe de son manque, à donner décadence, sa dégradation, son ossification. Il n’est
un signe d’amour. pas le désir de rien, mais la réduction du désir à rien.
Charles Lasègue avait déjà, à sa façon, isolé avec Tandis que le premier rien est en rapport au désir de
une grande lucidité cette dimension de chantage l’Autre, le second rien est référencé à une modalité
dans l’anorexie, en faisant référence à une sorte de de la jouissance qui exclut l’Autre, modalité
«force d’inertie» qui caractérise le corps autotrophique, asexuée, sans rapport au phallus ni à
anorexique5. la castration. Ce n’est pas le rien qui permet d’être,
Le corps se consume, devient squelette, se voue à la pas plus qu’il n’est protection du manque, défense
mort pour ouvrir un manque dans l’Autre, pour contre le désir ; il est pur anéantissement de soi.
secouer l’autre. La laideur du corps squelettique, Ce deuxième rien ne définit pas tant une opposition
souvent exhibé avec obscénité par le sujet du sujet à l’Autre – qui est néanmoins pour le
anorexique, maintient, bien qu’inversée, la valeur premier rien un moyen d’interroger l’Autre –, un
phallique du corps. Le corps réduit à la peau et aux refus de la demande de l’Autre pour défendre le
os est certes dévalorisé mais ce n’est que pour être désir, mais une éclipse totale de la demande, une
valorisé de cette dévalorisation. Il ne se fait séparation du sujet d’avec la demande comme telle.
invisible, ne tend à disparaître, ne se minimise, ne Lacan a eu l’intuition de cette dimension de nirvana
s’assèche, que pour gagner plus de consistance, pour du rien lorsque, dans Les complexes familiaux, il fait
exister vraiment pour l’Autre, pour aveugler l’Autre. une référence explicite à un «appétit de la mort» et
Aussi ce premier rien est-il en rapport avec le désir au «désir de la larve» qui caractérise ces formes
de l’Autre, c’est-à-dire à l’exigence d’un signe extrêmes de «suicide différé» que sont l’anorexie et
d’amour. La négation de l’objet nourriture n’a la toxicomanie 7.
d’autre but que de faire surgir le signe d’amour. Le Ce deuxième rien investit moins l’Autre que le corps
drame de l’anorexique, c’est cette scission entre le du sujet. C’est le corps du sujet qui s’anéantit. Ce
signe et l’objet. Pour faire exister le signe d’amour, second rien n’est pas l’indice d’un appel au désir
elle doit barrer l’objet, elle doit pouvoir le refuser mais d’une course vers la mort, d’une poussée du
car l’Autre de l’anorexique n’a pas su réaliser la corps vers sa propre destruction.
dimension du don d’objet comme ce qui fait signe Quelle est la nature de cet anéantissement du corps ?
d’amour. Au contraire il s’est servi de l’offre de Ce n’est pas là la dimension hystérique du refus du
l’objet pour tuer le signe 6. L’anorexique doit corps 8.
pouvoir nier, refuser l’objet pour faire exister le Il ne s’agit pas du refus du corps, de l’anesthésie du
signe d’amour. corps sexué, de sa désexualisation, à quoi
On vérifie exactement le contraire dans la boulimie : correspond – comme on peut le voir dans les cas
le sujet boulimique tente de compenser la frustration d’anorexie hystérique – une sexualisation érotisante
de la demande d’amour à travers la consommation de la pulsion orale. La néantisation du corps qui
infinie de l’objet, soit l’absence de signe du manque caractérise les cas graves d’anorexie ne peut être
dans l’Autre. Mais son désespoir vient de ce que tout absorbée par la logique hystérique du sacrifice
le pain du monde ne pourra jamais constituer un extrême du corps pour obtenir de l’Autre le signe de
signe d’amour ; ce n’est pas dans la dévoration son manque. Il s’agit plutôt d’une sorte de
infinie de l’objet que le sujet pourra retrouver le minéralisation du corps, d’une sorte d’identification
signe d’amour qu’il cherche. paradoxale du corps à la Chose, d’une momification
psychosomatique, d’une forme radicale de

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«nirvanisation» du sujet. L’idéal phallique du corps dans le réel, sans le filtre signifiant du principe de
maigre n’est pas opératoire ; le corps maigre n’est plaisir. Dans l’anorexie grave, en effet, le principe
pas phallicisé mais se trouve réduit à être la barrière de plaisir se narcotise dans le principe de nirvana.
contre le risque de dévoration perçu comme réel. La tendance au retour à zéro devient une pratique,
En faisant allusion à la «nirvanisation» du sujet, une méthode qui se réalise chaque jour. Rien ne doit
j’introduis un concept freudien qui n’a pas eu troubler l’équilibre interne du système parce que tout
d’application clinique précise, mais que l’expérience ce qui peut le troubler, y compris la chose la plus
de travail auprès de sujets anorexiques nous a minime, est vécu par le sujet comme un principe de
conduit à relire attentivement. Il s’agit de ce que l’on catastrophe. La passion du rien n’est pas, dans ces
nomme principe de nirvana. Cela indique, dans la cas, l’indice d’une passion pour le désir mais
théorie de Freud, la tendance de l’appareil psychique l’indice d’une passion pour l’anéantissement ; elle
à réduire à zéro le niveau de tension interne. Cette est l’indice de l’activité même de la pulsion de mort.
tendance est modérée par le principe de plaisir qui se «Vivre comme une pierre, comme une amibe», c’est
structure sur l’impossibilité d’un rétablissement total le but que poursuit, inflexible, une femme
du degré zéro. C’est, comme l’écrit Freud, le fait anorexique. Son idéal est celui d’une identification
même de la vie qui empêche le retour complet au totale à la loi de la neutralité ou de l’insipide.
zéro. Le principe de plaisir sanctionne ainsi la «La vie est un excès, un tremblement de terre…
possibilité d’une homéostase non destructive. Tout ce que je ne suis pas obligée de manger doit
appareil psychique tend à réduire au minimum le être neutre et sans saveur. Il n’y a que l’insipide qui
niveau d’excitation interne, il cherche le plaisir et me soutienne. La saveur au contraire me
évite le déplaisir. Par ailleurs nous savons que Freud déséquilibre, me trouble, me bouleverse… Ce n’est
construit sa clinique sur le modèle du conflit pas moi qui sens la saveur mais la saveur qui me
spécifique entre principe de plaisir et principe de menace. Manger l’insipide, manger ce qui n’a pas de
réalité. Il s’agit d’un conflit entre deux programmes goût, c’est ma manière de neutraliser la saveur. Je
inconciliables, celui de la pulsion et celui de la mange le minimum, le minimum du minimum. Mais
civilisation. le minimum doit être insipide, blanc, il ne doit rien
Mais le principe de nirvana n’appartient pas à ce ajouter à mon corps, il ne doit pas déranger mon
conflit, qui est la manière freudienne de dire la équilibre… Si je sens la saveur, tout s’écroule». Ou
division subjective. Le principe de nirvana n’est pas encore : «Ce qui entre dans le corps doit pouvoir en
tant un principe de division du sujet qu’un principe sortir à l’identique, les entrées doivent égaler les
d’identité. Dans la clinique des cas d’anorexie dits sorties. Ainsi, après avoir vomi, je dois pouvoir
graves, l’anorexie n’exprime pas la division du sujet vérifier que tout ce que j’ai mangé est sorti de mon
– pas plus qu’elle ne se situe du côté de la séparation corps».
– elle se présente à l’inverse comme une C’est la transcription littérale du principe de
solidification du sujet. Freud le décrit comme un nirvana. Le corps est le corps de l’Un. C’est le corps
principe entièrement au service de la pulsion de du Même, le désir est anéanti. Il y a au premier plan
mort, masochiste, comme une narcose du principe de une économie de jouissance qui tend vers zéro. Une
plaisir 9. économie refermée sur elle-même, l’économie de la
Le principe de nirvana se corrige du principe de larve, dominée par l’appétit effréné de la mort.
plaisir. C’est la manière freudienne de dire que le La pensée du corps s’impose comme la seule pensée
corps est un corps vivant. La tendance qui pousse à possible, pensée fixée au corps comme chose,
la mort est modifiée par la libido. L’effet de cette pensée fixée à la nécessité de préserver la mêmeté
modification est le passage du principe de nirvana du corps. «La saveur modifie, l’insipide conserve»,
au principe de plaisir. Ainsi le principe de plaisir est c’est là que la méthode diététique trouve son
déjà un traitement subjectif du principe de nirvana. inspiration fondamentale. Les règles, l’usage de la
La pulsion de mort est désormais intriquée avec la balance, la distribution infinitésimale des calories
pulsion de vie. répondent à ce principe général : la saveur altère,
L’anorexie nous montre une désintrication entre modifie, introduit un élément ingouvernable, tandis
pulsion de vie et pulsion de mort. Ce n’est plus le que l’insipide maintient à l’identique, conserve,
principe de plaisir qui modifie le principe de stabilise, garde le zéro initial. Le premier altère, le
nirvana, mais le principe de nirvana qui s’impose second identifie.
comme tel, comme expression pure de la pulsion de Ce désert auquel l’anorexique réduit le corps propre
mort. Dans l’anorexie grave, nous assistons à une est l’effet d’une «narcotisation nirvanique» du
«nirvanisation» du sujet qui advient directement principe de plaisir. La mortification n’est pas

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symbolique mais agit dans le réel. Le corps n’est pas


désertifié par la jouissance, par l’action du signifiant,
mais devient lui-même le désert qui abolit la saveur
de la vie : dévitalisation non pas symbolique mais
réelle.
Cette «nirvanisation» est un mode de
fonctionnement des anorexies graves, souvent de
structure psychotique, qui peut garantir au sujet une
stabilisation imaginaire. L’existence du sujet est
réduite à une pure méthode : méthode de la
réduction progressive de l’Autre à l’Un, méthode de
la privation qui refuse d’échanger le signifiant contre
la jouissance et qui tend à faire du sujet une seule
chose avec la Chose. C’est la dimension psychotique
des ascèses anorexiques.
*Traduction Francesca Biagi.

1. Lacan J., Le Séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la


psychanalyse, Paris, Seui1, 1973.
2. Ce point est indispensable pour comprendre la phénoménologie de
l’anorexie mentale. Cf. Lacan J., Le Séminaire, Livre IV, La relation d’objet,
Paris, Seuil, 1994, p. 185.
3. Recalcati M., «L’ultima cena : anoressia e bulimia», Bruno Mondadori,
Milano, 1997.
4. Lacan J., «La direction de la cure et les principes de son pouvoir», Écrits,
Paris, Seui1, 1966.
5. Lasègue C., «Anorexie hystérique», La découverte de l’anorexie, Bruno
Mondadori, Milan, 1998, p. 76.
6. L’anorexique est contrainte de parcourir cette voie étroite parce que son
Autre (contemporain) est un Autre qui a dissocié le signe de l’objet. C’est un
autre dont le fonctionnement à été formalisé par Lacan dans le discours du
capitaliste. Rien ne peut faire signe car tout se consomme. L’objet surclasse (à
l’époque de l’inexistence de l’Autre) le signe.
7. Lacan J., Les complexes familiaux dans la formation de l’individu, Navarin,
Paris, 1984, pp. 30-35.
8. Lacan J., Le Séminaire, Livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Paris,
Seuil, 1994, p. 107. Cf. Deffieux J.-P., «De la complaisance somatique au refus
du corps», La lettre mensuelle n°180, 1999, pp. 7-8.
9. Freud S., «Le problème économique du masochisme», Névrose, Psychose et
perversion Paris, PIJF, 1978, p. 288.

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