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L'événement Entre Phénoménologie Et Histoire (2392) PDF
L'événement Entre Phénoménologie Et Histoire (2392) PDF
Katholieke Universiteit-Leuven
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Ttjdschrifi voor Filosofie, 66/2004, p. 287-321
L'ÉVÉNEMENT, ENTRE
PHÉNOMÉNOLOGIE ET HISTOIRE1
Marlene Zarader (1949) est professeur à l'Université Paul- Valéry (Montpellier-III) et responsable
de l'équipe de recherche 'Crises et frontières de la pensée européenne'. Principales publications:
Heidegger et les paroles de l'origine, Préface d'E. Levinas, Paris, Vrin, 1986; La dette impensée. Heidegger
et l'héritage hébraïque, Paris, Seuil, 1990 ; L'être et le neutre. À partir de Maurice Blanchot, Lagrasse,
Verdier, 2001.
1 Intervention prononcée devant l 'International Symposium for Phenomenology, dans le cadre des
journées intitulées History, Memory, Event à Perouse (Perugia), juillet 2003.
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288 Marlene ZARADER
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L'ÉVÉNEMENT, ENTRE PHÉNOMÉNOLOGIE ET HISTOIRE 289
2 Un mot d'époque n'a pas la consistance d'un concept; mais ne doit pas non plus être entendu
comme un simple effet de mode. Lorsqu'une époque se rassemble ainsi sur un mot, et s'y reconnaît, il
faut généralement y voir l'indice d'une question qui s'impose à elle (et qu'elle affrontera diversement:
par l'incantation, la prise de position passionnelle, l'élaboration théorique, etc.). C'est cette question
qu'il me paraît intéressant d'identifier.
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290 Marlene ZARADER
1. L'ÉVÉNEMENT EN PHÉNOMÉNOLOGIE
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L'ÉVÉNEMENT, ENTRE PHÉNOMÉNOLOGIE ET HISTOIRE 291
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292 Marlene ZARADER
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L'ÉVÉNEMENT, ENTRE PHÉNOMÉNOLOGIE ET HISTOIRE 293
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294 Marlene ZARADER
conscience, que le renvoi à leur condition d'être. Et c'est parce que tel
est leur souci qu'ils peuvent passer tout naturellement de l'événement
entendu comme phénomène spécifique qu'il faut décrire en son essen-
ce - à l'événement entendu comme structure et même comme origine
de la phénoménalité comme telle.
Mais ce 'tout naturellement' mérite d'être explicité. Une fois les deux
registres distingués, il convient donc de poser le problème de leur arti-
culation à l'intérieur des phénoménologies de l'événement, et ce sera
mon second point.
9 Je pense notamment à une communication orale de François Zourabichvili, lors d'une journée
d'études intitulée: 'Histoire et événement', organisée en mars 2002 à Paris-X Nanterre.
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L'ÉVÉNEMENT, ENTRE PHÉNOMÉNOLOGIE ET HISTOIRE 295
10 Par 'attitude naturelle', je n'entends pas ici l'attitude naturaliste, mais celle de la conscience com-
mune, plongée dans ce que le dernier Husserl reconnaîtra comme le monde de la vie.
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296 Marlene ZARADER
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L'ÉVÉNEMENT, ENTRE PHÉNOMÉNOLOGIE ET HISTOIRE 297
11 M. HEIDEGGER, Was ist Metaphysik? Wegmarken, Frankfurt, Klostermann, 1967. Trad. fr. Qu'est-ce
que la métaphysique ? Questions I, Paris, Gallimard, 1968.
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298 Marlene ZARADER
rencontre ici l'artiste. Non pas l'artiste en général, mais en tout cas le
peintre, plus précisément encore le peintre tel qu'il a commencé à se
comprendre lui-même à partir de l'impressionnisme, et tel qu'il s'est
exprimé par la voix de Cézanne. Pour le peintre comme pour le phéno-
ménologue, la moindre chose est grosse du monde qui est ouvert par
elle, le moindre phénomène est saisi comme à l'instant de sa naissance,
dans le miracle de son apparition. Tout se passe comme si l'artiste, dans
sa perception, s'ajustait à l'origine: c'est le fameux "œil vierge" dont par-
lait Monet. Mais la virginité du regard est une discipline. Loin d'être
vierge, le regard naturel est naturellement encombré: il faut le purifier
pour distinguer, dans les choses apparemment étales, le frémissement de
leur venue et le miracle de leur surgissement - c'est-à-dire pour voir et
pour donner à voir leur 'montée au visible'. Ainsi, pour que vienne à
découvert ce qui était dissimulé, le peintre use d'une méthode, non
moins que le phénoménologue.
Si l'on dit, sans plus, que tout phénomène est événement, ou que
toute conscience est potentiellement assimilable à celle du peintre, on
rend indiscernables des différences qu'il faudrait au contraire s'employer
à souligner, voire à construire.
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L'ÉVÉNEMENT, ENTRE PHÉNOMÉNOLOGIE ET HISTOIRE 299
c. Bilan
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300 Marlene ZARADER
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L'ÉVÉNEMENT, ENTRE PHÉNOMÉNOLOGIE ET HISTOIRE
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302 Marlene ZARADER
2. L'ÉVÉNEMENT EN HISTOIRE
12 P. NORA, 'Le retour de l'événement', in: J. Le Goff et P. NORA (réd.), Faire de l'histoire, t. I,
p. 285-307.
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L'ÉVÉNEMENT, ENTRE PHÉNOMÉNOLOGIE ET HISTOIRE 303
prises avec la même 'chose' et, précisément parce qu'ils lui sont fidèles,
ils la décrivent en des termes analogues.
Ce n'est pas seulement la définition de l'événement qui est commu-
ne, c'est aussi la reconnaissance de sa puissance critique à l'égard de la
discipline qui l'accueille. L'histoire se préoccupe aujourd'hui de l'événe-
ment (au sens fort du terme, qu'on vient de définir), bien qu'elle ne se
définisse plus comme 'événementielle'. Ces deux changements, loin
d'être contradictoires, sont étroitement liés. L'événement n'est plus pour
elle un matériau naturel (ce qu'il était tant qu'on le laissait à son sens
faible), il est devenu son problème: il est perçu par elle comme ce qui la
dérange radicalement. Et, de fait, il ne peut que la déranger, parce que
ce que l'historien actuel a reconnu comme essence de l'événement (à
travers les déterminations de la singularité, de la césure, etc.), c'est fon-
damentalement la discontinuité. Or l'histoire peut bien renoncer à des
catégories encore métaphysiques comme celles d'unité ou de totalité,
mais peut-elle renoncer à la continuité, plus simplement encore à hpro-
cessualitéi Cette processualité n est-elle pas son objet même? Comment
va-t-elle pouvoir conserver son objet si elle se laisse toucher, au sens fort,
par l'événement? Et le fait est qu'elle se laisse toucher, sinon elle n'use-
rait pas du concept d'événement tel qu'on vient de le définir.
Remarquons au passage que cette puissance critique que l'histoire
reconnaît à l'événement trouve son pendant dans la puissance critique
que la phénoménologie lui reconnaît aussi. Dans l'un et l'autre cas,
l'événement est accueilli, à l'intérieur d'une discipline, en tant que ce qui
vient ébranler le sol où elle se tenait et les cadres qu'elle avait construits
- c'est-à-dire en tant que ce qui l'oblige à se redéfinir.13
Pour comprendre comment l'histoire va pouvoir relever ce défi de
l'événement, il faut passer à la seconde question.
13 C'est sans doute l'un des traits qui explique la primauté 'epocale' de l'événement: une époque de
crise (qui se définit elle-même ainsi) ne peut que privilégier les notions critiques^ celles qui serviront pré-
cisément son projet - consistant à remettre en question ses fondements mêmes et à identifier ses
propres limites.
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304 Marlene ZARADER
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L'ÉVÉNEMENT, ENTRE PHÉNOMÉNOLOGIE ET HISTOIRE
15 C'est ce que fait, me semble- t-il, J. Benoist, notamment dans 'La fin de l'histoire comme forme
ultime du paradigme historiaste', in: J. BENOIST et F. MERLINI (réd.), Après la fin de l'histoire. Temps,
monde, historicité, Paris, Vrin, 1998, p. 7-15.
16 Cf. R. Koselleck, op. cit., p. 133-144.
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306 Marlene ZARADER
17 M. DE CERTEAU, 'L'opération historique', in: J. Le Goff et P. NORA (réd.), Faire de l'histoire, I, op.
cit., p. 19-68.
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L'ÉVÉNEMENT, ENTRE PHÉNOMÉNOLOGIE ET HISTOIRE 307
18 Première publication in Hommage h Jean Hyppolite, Paris, PUF, 1971. Repris dans Dits et écrits, I,
Paris, Gallimard, 1994, rééd. Ouarto, 2001, p. 1004-1024.
19 Ibid. p. 1024.
20 G. DELEUZE, Logique du sens, Pans, Editions de Minuit, 1976.
21 A. BENSA et E. FASSIN, Les sciences sociales face à 1 événement , in Terrain, Editions du
Patrimoine, n° 38, mars 2002, p. 15.
22 M. DE CERTEAU, L opération historique , op. cit.
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308 Marlene ZARADER
23 Je parle ici de l'historien au singulier, parce que la plupart d'entre eux en font usage. Mais cette
distinction est remarquablement thématisée dans l'article déjà cité de Bensa et Fassin. Cf. aussi
A. FARGE, 'Penser et définir l'événement en histoire. Approche des situations et des acteurs sociaux', in
Terrain, op. cit., p. 69-78, notamment p. 71.
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L'ÉVÉNEMENT, ENTRE PHÉNOMÉNOLOGIE ET HISTOIRE 309
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310 Marlene ZARADER
3. Phénoménologie ou histoire?
1/ C'est ce phénomène qui est pris pour objet et décrit (au moins à
un certain moment de leur démarche) par tous les penseurs qui se sont
intéressés à l'événement: les phénoménologues bien sûr, mais aussi
Deleuze, les historiens, etc. S'ils décrivent tous - à quelques détails
près - la même 'chose', c'est précisément parce qu'ils se réfèrent tous
au phénomène. Ils peuvent bien ne pas se définir comme phénoméno-
logues, ou se définir même en opposition à la phénoménologie, la seule
légitimité dont ils puissent s'autoriser pour décrire l'événement comme
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L'ÉVÉNEMENT, ENTRE PHÉNOMÉNOLOGIE ET HISTOIRE 3 1 1
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312 Marlene ZARADER
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L'ÉVÉNEMENT, ENTRE PHÉNOMÉNOLOGIE ET HISTOIRE
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314 Marlene ZARADER
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L'ÉVÉNEMENT, ENTRE PHÉNOMÉNOLOGIE ET HISTOIRE 315
Alban Bensa et Eric Fassin, être acteur de l'histoire, c'est vivre "dans
l'épiphanie de l'instant" un présent qu'il leur revient, à eux, d' "histori-
ser".27 Dans cette historisation, le point de vue des acteurs n'est pas
méconnu, mais on lui octroie un rang - celui du vécu - où il n'est
pas, ne peut pas être, le dernier mot.
Que répond le phénoménologuei II n'est pas forcé de répondre, ainsi
que je tenterai de le montrer dans les pages suivantes. Mais, lorsqu'il le
fait (attitude qui prévaut généralement aujourd'hui), il incline à affir-
mer que ce qui se donne comme irréductible est irréductible, pour cette
raison simple que le phénomène est la seule mesure de l'être. Ce qui est
vraiment ou en vérité, c'est donc l'événement dans sa pure singularité
- et tout le reste, notamment la processualité, apparaîtra comme une
construction, voire comme une confortable fiction. On avait autrefois
cru à l'histoire comme totalité unique et orientée; on croit aujourd'hui
à l'histoire comme processualité, mais c'est encore trop par rapport à la
vérité incandescente de l'événement.
Ces deux réponses sont parfaitement antagonistes, et si elles le sont,
c'est que toutes deux engagent une affirmation quant à l'être. Toutes
deux ont déjà dépassé le phénomène, l'une parce qu'elle le considère
comme distinct de l'être, l'autre précisément parce qu elle l'identifie à
l'être. On se trouve ainsi en présence d'oppositions philosophiques irré-
ductibles, selon qu'on prend le parti de l'histoire contre l'événement (en
récusant alors le droit de ce dernier), ou selon qu'on prend le parti de
l'événement contre l'histoire (en récusant alors le droit égal de l'histoi-
re).
Ce qui me conduit au tout dernier moment.
27 E. Bensa et E Fassin, 'Les sciences sociales face à l'événement', op. cit, p. 15.
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316 Marlene ZARADER
Mais cela signifie que la limite de cette approche, c'est celle-là même
du vécu. Or le vécu n'est pas le seul plan possible dans lequel on puisse
situer l'événement, ni la seule optique possible sur lui. La mort du
proche, cet événement inintégrable lorsqu'il m'arrive, et qui se donne
selon des modalités qu'il importe de décrire sans les défigurer - cette
mort est aussi la chose la plus naturelle du monde, elle s'inscrit sans le
troubler dans le cours des choses; ce dont il faut aussi rendre compte.
En d'autres termes, on ne peut se dispenser de penser une continuité
qui par ailleurs, sur un autre plan, continue de conserver ses droits.
Je pense à ces pages de Dostoïevski, dans Les démons™ où Chatov
assiste à cet événement bouleversant qu'est la naissance d'un enfant, par
les mains d'une sage-femme féministe et un peu nihiliste qui rit aux
éclats de son émotion ridicule. Ce qui est pour lui un absolu est pour
elle une habitude - pis encore: une décimale dans des statistiques. La
question que je pose - et que je sais bien être une question naïve -
28 F. DOSTOÏEVSKI, Les démons, trad. fr. B. DE SCHLOETZER, Paris, Gallimard, Pléiade, 1955,
p. 609-625.
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L'ÉVÉNEMENT, ENTRE PHÉNOMÉNOLOGIE ET HISTOIRE
est la suivante: pourquoi la naissance d'un enfant, telle qu'elle est vécue
par la mère ou par ce témoin empathique qu'est Chatov, devrait-elle
avoir un privilège d'être ou de vérité par rapport à cette même naissan-
ce considérée de façon statistique, c'est-à-dire reprise dans une série, qui
est ici numérique, mais qui pourrait tout aussi bien être temporelle?
Pour peu que l'on remette en question ce privilège, on s'aperçoit que
les différentes phénoménologies de l'événement sont des philosophies de
l'événement, au sens thétique du terme, au même titre qu'il y a des phi-
losophies de l'histoire. Et certes, l'une et l'autre s'opposent, mais c'est
un combat qui ne peut être gagné par aucun des deux adversaires. A qui
croit à l'histoire, on opposera légitimement l'événement, et à qui croit
à l'événement, on opposera tout aussi légitimement l'histoire. C'est que
chacun pose son objet comme un absolu, et la seule différence tient à la
façon dont ils conçoivent cet objet: à un absolu de totalisation (l'image
du cercle), on oppose un absolu d'approfondissement (l'image du point
où se concentrerait l'infini). Ce que je voudrais, c'est respecter intégra-
lement ce point sans pour autant nier le cercle. Et la condition pour y
parvenir, c'est de ne pas prendre l'un ou l'autre pour Y être même. En
conséquence, repenser l'homme, le monde, le temps à partir de l'événe-
ment me semble parfaitement légitime et fécond tant que cela reste
dans le cadre d'une optique: celle du vécu, c'est-à-dire des phénomènes,
et plus précisément encore de certains phénomènes, particuliers ou
limités. Mais à condition de ne pas transformer cette optique en lieu
unique de la vérité.
En parlant ainsi, j'ai bien conscience de me référer à une acception de
la phénoménologie qui n'est ni la plus radicale ni la plus originaire, et
qui est au fond ontologiquement assez pauvre (ou ontologiquement
neutre). Mais c'est la seule que je comprenne vraiment, et dont la légi-
timité me semble s'imposer. Je ne me sens pas tenue, pour accueillir le
phénomène de l'événement, d'adhérer à une philosophie de l'événement,
fut-elle phénoménologique. Et à vrai dire, entre une philosophie qui
prend le parti de l'histoire et une autre qui prend le parti de l'événe-
ment, la seconde me semble plus problématique encore. Je continue à
croire avec Hegel que la pensée est médiatrice, donc qu'elle a toujours
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29 Et aussi avec l'héroïne & Intimité, de Patrice ChÉREAU, comme j'ai récemment tenté de le montrer
dans 'L'événement du désir', Études phénoménologiques, n° 36, 2002.
30 Ce qui pourrait conduire à une nouvelle question: pourquoi sommes-nous devenus si réticents à
adopter cette position de surplomb? Question de vaste portée, puisqu'elle revient au fond à se deman-
der ce qui détermine le surgissement d'une époque de la pensée. Pour ce qui concerne l'événement, l'al-
ternative semble au premier abord être la suivante: soit certains événements de notre siècle (Auschwitz
en est sans doute l'emblème) furent à ce point irréductibles qu'ils résistèrent à nos efforts antérieurs d'in-
tégration, vouant à l'échec la tentative de les réinsérer dans la trame de l'histoire; soit c'est parce que la
pensée n'était déjà plus ouvrière d'intégration que ces événements lui apparurent comme irréductibles.
Je ne suis pas certaine toutefois que le problème se pose vraiment ainsi. J'inclinerais à penser que même
Auschwitz n'a pas échappé au travail herméneutique auquel sont soumis après coup tous les événements
humains. Notre époque, comme toutes les autres, s'est retournée - avec un temps de retard, mais c'est
toujours le cas - sur les événements qui l'avaient marquée pour en proposer une intelligibilité; et elle
a élu l'un d'entre eux comme l'Inintelligible. C'est dire qu'Auschwitz a été compris dans l'histoire, et
par l'histoire, comme sa propre limite: ce qu'elle ne pouvait reprendre ni contextualiser. L'après-coup a
bien fonctionné, mais sa manière spécifique de s'accomplir a été de se déclarer ineffectuable. De même
que le traumatisme est une herméneutique ratée, on pourrait dire que notre rapport à Auschwitz est
une herméneutique refusée. D'où l'importance prise par le thème de la mémoire, au détriment du tra-
vail de l'histoire. La mémoire est l'indispensable corrélat de l'événement: elle voudrait commémorer
celui-ci tel qu'il est advenu, conserver le souvenir de sa singularité, l'accueillir sans le processualiser. En
conclusion, on peut bien voir dans Auschwitz quelque chose comme le modèle ou le paradigme de
l'événement tel que nous le considérons aujourd'hui, mais ce paradigme n'est pas simplement histo-
rique: il est aussi, peut-être d'abord, herméneutique. Autre manière de dire la même chose: ce n'est pas
parce que l'histoire s'est Vraiment' interrompue que nous n'arrivons plus à la penser dans sa continui-
té. Mais ce n'est pas non plus l'inverse. Mon hypothèse serait plutôt la suivante: bien que l'histoire ait
longtemps été pensée comme continuité, elle a sans doute toujours été vécue comme interruption. Notre
époque commence lorsque la pensée ne peut plus, ou ne veut plus, traiter ce vécu comme quantité
négligeable: lorsqu'elle se laisse troubler - jusqu'au vertige - par la radicalité du phénomène, entendu
comme ce qui se donne, tel que cela se donne.
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L'ÉVÉNEMENT, ENTRE PHÉNOMÉNOLOGIE ET HISTOIRE 319
31 Ce à quoi Deleuze lui-même ne semble pas échapper. Cf. F. ZOURABICHVILI, notice 'Aiôn du
Vocabulaire de Deleuze, Paris, Ellipses, 2003, p. 13: "Deleuze ne se contente pas (Tun dualisme du temps
et de l'événement, mais cherche un lien plus intérieur du temps à son dehors, et entreprend de mon-
trer que la chronologie dérive de l'événement, que ce dernier est l'instance originaire qui ouvre toute
chronologie."
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320 Marlene ZARADER
l'événement: c'est parce qu'elle lui a accordé l'être. De même qu'à l'in-
verse l'historien n'est condamné à manquer l'événement que s'il absolu-
use l'histoire. Ce qui me semble donc fondamentalement en question
dans les innombrables discussions actuelles sur l'événement, ce n'est pas
l'événement lui-même (sur lequel on focalise indûment l'attention),
mais le statut accordé à sa phénoménalité - et peut-être, plus large-
ment, à la phénoménalité comme telle. En conséquence, les penseurs
qui aujourd'hui, pour 'sauver' l'histoire, prennent parti 'contre' l'événe-
ment, me semblent se tromper d'adversaire - faute d'une réflexion suf-
fisamment discriminante.
Quant à l'autre phénoménologie, celle qui, ayant accompli l'élargis-
sement, se préoccupe de l'événement inaugural entendu comme venue
à la présence, elle parle manifestement d'autre chose que des événements
du monde, ce qui est à la fois son droit et sa limite. Son droit, parce
qu'elle refait à sa manière le geste de toute philosophie, qui est de
remonter au principe, même si c'est pour en dénier le nom; sa limite,
parce qu'il est douteux qu'elle puisse désormais se développer davanta-
ge. Husserl considérait la phénoménologie comme une tâche infinie,
mais, lorsqu'on est remonté au tout premier mot, on a aussi prononcé
le dernier, et il n'y a plus rien à dire, sinon en mode tautologique (ce qui
peut d'ailleurs être assumé).
Conclusion
Puisque, dans cette dernière partie, je me suis laissée aller, très impru-
demment sans doute, à des considérations personnelles, je conclurai sur
une note plus personnelle encore.
Ce qui m'avait initialement attirée dans la phénoménologie, c'était le
retour aux choses mêmes, la concréité, la différenciation dans les modes
de donation, la fidélité au donné (au vécu tel qu'il est vécu), le refus des
grandes catégories formelles plaquées après coup sur les phénomènes.
Au fond, ce qui m'avait attirée, c'était le retour qu'elle permettait à la
phénoménalité, dans son irréductible diversité.
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L'ÉVÉNEMENT, ENTRE PHÉNOMÉNOLOGIE ET HISTOIRE 321
Ever since event became an 'epochal' word, it has been preoccupying todays phe-
nomenologists' as well as historians' minds. How to explain this convergence?
Having analysed (in the first section) the status ascribed to the event in phenome-
nology one has next to consider it within contemporary historiography (second sec-
tion). Finally an effort has to be made in order to posit the shared though largely
implicit question to which phenomenologists and historians give divergent answers
(third section). As a hypothesis it is proposed that both are related to the event as to
a phenomenon and that their opposition stems from the position they adhere where
being is concerned.
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