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Hoger Instituut voor Wijsbegeerte

Katholieke Universiteit-Leuven

L'ÉVÉNEMENT, ENTRE PHÉNOMÉNOLOGIE ET HISTOIRE


Author(s): Marléne Zarader
Source: Tijdschrift voor Filosofie, 66ste Jaarg., Nr. 2 (TWEEDE KWARTAAL 2004), pp. 287-
321
Published by: Peeters Publishers/Tijdschrift voor Filosofie
Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40889685
Accessed: 26-06-2016 20:16 UTC

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Ttjdschrifi voor Filosofie, 66/2004, p. 287-321

L'ÉVÉNEMENT, ENTRE
PHÉNOMÉNOLOGIE ET HISTOIRE1

par Marlene ZARADER (Montpellier)

J'ai paradoxalement choisi, pour traiter de l'événement, de ne pas me


situer dans une optique phénoménologique, mais, pour une part au
moins, à l'extérieur. Précisément afin de pouvoir situer cette optique par
rapport à un paysage plus vaste relatif à l'événement.
Je dois m'en expliquer, et d'abord par un bref rappel d'ordre histo-
rique. Si l'on faisait une histoire des concepts, à la manière de Gadamer,
on pourrait reconstituer l'histoire du concept phénoménologique d'événe-
ment, cette histoire débute dès les années '20, avec Heidegger (tout en
ayant peut-être sa préhistoire chez Husserl), elle se continue à bas bruit
dans les années '50, avec Merleau-Ponty, elle laisse des traces aussi chez
Gadamer - puis elle ressurgit massivement, à partir des années '80,
sous la forme d'une phénoménologie de l'événement (c'est-à-dire d'une
phénoménologie qui découvre ou redécouvre dans l'événement son

Marlene Zarader (1949) est professeur à l'Université Paul- Valéry (Montpellier-III) et responsable
de l'équipe de recherche 'Crises et frontières de la pensée européenne'. Principales publications:
Heidegger et les paroles de l'origine, Préface d'E. Levinas, Paris, Vrin, 1986; La dette impensée. Heidegger
et l'héritage hébraïque, Paris, Seuil, 1990 ; L'être et le neutre. À partir de Maurice Blanchot, Lagrasse,
Verdier, 2001.
1 Intervention prononcée devant l 'International Symposium for Phenomenology, dans le cadre des
journées intitulées History, Memory, Event à Perouse (Perugia), juillet 2003.

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thème principiei), avec Jean-Luc Marion, Françoise Dastur, Jocelyn


Benoist, Claude Romano, - auxquels il faut évidemment ajouter
Henri Maldiney, mais qui reprend le thème dans la double perspective
de l'art et de la folie.
On ne doit pas perdre de vue toutefois que l'événement a également
été un concept majeur en terre non phénoménologique, dans les années
'60, avec Deleuze et Foucault (dont l'inspiration procédait moins de
Heidegger que de Nietzsche); et qu'il est aujourd'hui un concept majeur
hors de la philosophie, dans le champ des sciences sociales, notamment
chez les historiens. Au point que, à côté d'une histoire du concept phé-
noménologique d'événement, on pourrait tout aussi légitimement
reconstituer une histoire du concept historiographique d'événement,
d'ailleurs plus mouvementée que la précédente. J'en évoquerai les prin-
cipaux jalons: l'événement est célébré dès la fin du dix-neuvième, mais
sur un mode positiviste, en réaction aux philosophies de l'histoire d'ins-
piration hégélienne; il est ensuite soumis, à partir des années '30, à une
double critique: l'une qui récuse son statut d'objet exclusif de la scien-
ce historique (c'est Lucien Febvre et l'école des Annales) , l'autre qui
conteste sa nature de simple fait à recueillir, et s'emploie à montrer com-
ment il est construit (c'est Raymond Aron, qui introduit en France, en
les prolongeant, les acquis de l'École historique allemande). Et puis
enfin, de manière pratiquement concomitante à son irruption massive
sur la scène phénoménologique (que j'ai située au début des années
'80), voici qu'on assiste en histoire à un "retour de l'événement" (c'est
le titre d'un article célèbre de Pierre Nora datant de 1974) - un évé-
nement qui ne 'revient' ainsi sur la scène dont il avait été chassé qu'après
avoir été redéfini, radicalise, un 'nouvel' événement historique donc
(objet de la 'nouvelle histoire'), qu'il faudra interroger sur ses liens éven-
tuels avec l'événement dont parlent au même moment - quoique dans
d'autres lieux institutionnels - les phénoménologues.
Quoiqu'il en soit, nous nous trouvons aujourd'hui au point d'acmé,
en même temps qu'au croisement, de ces deux généalogies relatives à
l'événement, et d'autres encore sans doute. Ce qui a abouti à faire de
l'événement un mot d'époque - mot-carrefour dans lequel convergent

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(sans pour autant s'y rencontrer) des mouvements de pensée et même


des disciplines d'inspirations très diverses.2
Ce que je me propose de prendre ici pour objet de réflexion, c'est
cette convergence. En raison de ma propre orientation philosophique,
je ne peux pas ne pas privilégier la phénoménologie; mais je souhaite la
situer. Par rapport à elle-même (car le titre de phénoménologie de l'évé-
nement' recouvre peut-être des intentions très différentes), et par rap-
port aux autres pensées contemporaines. Il me semble en effet que dans
l'inflation actuelle des discours sur l'événement, ce qui manque le plus
cruellement, c'est précisément la mise en rapport, c'est-à-dire le dia-
logue.
On me répondra que les chercheurs actuels en sciences sociales, qui
invoquent en priorité l'événement historique, ne parlent pas de l'événe-
ment dans le même sens que les phénoménologues - et même peut-
être, plus radicalement, qu'ils ne parlent pas de la même chose. C'est
bien possible. Mais il n'est aucun autre moyen d'en décider que de se
livrer à une confrontation. Et, à supposer qu'ils ne parlent pas de la
même chose, il resterait à repérer les écarts, à mesurer les différences, en
visant à un minimum de clarification conceptuelle. Pourquoi l'historien
se recentre-t-il aujourd'hui sur l'événement et quel sens donne-t-il à ce
mot? Ce mouvement entretient-il un rapport, et lequel, avec le recen-
trement phénoménologique sur l'événement? Inversement, la pensée
phénoménologique de l'événement nous conduit-elle à une pensée de
l'histoire, et si oui laquelle?
Ces différentes questions, parce qu'elles demeurent pleinement
ouvertes (c'est-à-dire non résolues), me semblent mériter d'être posées.
Ce que je ferai en structurant mon propos autour de deux visages de
l'événement (parmi bien d'autres possibles sans doute): son visage phé-

2 Un mot d'époque n'a pas la consistance d'un concept; mais ne doit pas non plus être entendu
comme un simple effet de mode. Lorsqu'une époque se rassemble ainsi sur un mot, et s'y reconnaît, il
faut généralement y voir l'indice d'une question qui s'impose à elle (et qu'elle affrontera diversement:
par l'incantation, la prise de position passionnelle, l'élaboration théorique, etc.). C'est cette question
qu'il me paraît intéressant d'identifier.

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noménologique et son visage historique. Ce qui fera l'objet de mes deux


premières parties.

1. L'ÉVÉNEMENT EN PHÉNOMÉNOLOGIE

Deux remarques préliminaires.


La première, en forme d'aveu: rien dans le champ phénoménologique
ne va pour moi de soi, il n'y a rien que je sois certaine d'avoir compris
une fois pour toutes, pas même les concepts fondateurs de la discipline.
Donc, lorsque je m'engage dans ce champ, je suis obligée, chaque fois à
nouveau, d'apprendre à marcher, pas après pas.
La seconde, en forme de programme: il n'est pas question pour moi
d'avancer des propositions originales, mais simplement de clarifier,
voire de classifier, ce qui existe déjà. Ma seule ambition, au fond, est de
mettre de l'ordre dans mes lectures. Pourquoi cette nécessité d'ordon-
nancement? Parce que la phénoménologie traite de l'événement en deux
sens distincts, selon deux degrés de profondeur - correspondant
d'ailleurs à deux strates distinctes du travail phénoménologique. Je pro-
poserai donc en premier lieu de distinguer ces deux manières de se rap-
porter à l'événement.

a. Distinction des registres

Premier registre. On part des événements, dans leur variété presque


infinie: événements intimes (le deuil, la rencontre, la maladie) ou évé-
nements collectifs et historiques (l'assassinat de Jaurès, le 1 1 septembre).
On est ici dans l'ordre ontique, dans une multiplicité mondaine ou
intramondaine. Les sujets de ces événements sont pris dans l'attitude
naturelle: ils vivent la maladie ou le 11 septembre comme des réalités
qui s'imposent à eux.
Pour éclairer ces événements concrets sans les trahir, c'est-à-dire en
respectant leur mode propre de déploiement, je peux accomplir la

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réduction, considérer l'événement comme phénomène, afin de dégager


sa phénoménalité propre. Accomplir la réduction, cela signifie ici, indis-
sociablement: 1/ ne plus chercher ce que serait pour elle-même, par
exemple, la maladie, mais décrire la façon dont elle est vécue par celui
qui la subit; 2/ chercher l'invariant, c'est-à-dire interroger les événe-
ments du deuil, de la maladie ou du 11 septembre en direction de ce
qui fait d'eux des événements - et non pas des choses, ou de simples
faits, etc. On sera ainsi conduit à dégager un certain nombre de traits
caractéristiques (la singularité, l'excès, etc.), qu'on éclairera en référence
à la conscience qui les constitue. C'est là proposer une elucidation phé-
noménologique de cette catégorie de phénomènes qu'on nomme des
événements.

Tel est le premier registre. Mais les phénoménologies actuelles de


l'événement ne développent ce premier registre qu'en intime connexion
avec un second.
Quel est donc ce second registrei Avant de le thématiser pour lui-
même, prenons pour exemples les deux analyses de Jean-Luc Marion et
de Claude Romano. L'analyse de Marion3 revient à reconnaître dans
l'événement un phénomène éminemment paradoxal, en raison de ses
modalités propres de donation: au lieu de s'inscrire dans le monde, il
l'interrompt, au lieu de se dessiner sur un horizon, il le fait éclater, au
lieu d'être constitué par un sujet, il le surprend, voire le destitue, etc.
L'événement est donc défini par son excès radical, par sa puissance de
saturation. Dans quel contexte cette analyse est-elle menée? Dans celui
d'une redéfinition du phénomène comme tel. Certes, tous les phéno-
mènes ne sont pas des événements (Marion maintient ici une différen-
ce que Jocelyn Benoist effacera4), mais à partir des phénomènes qui pré-
sentent la structure de l'événement, on peut repenser la phénoménalité
tout entière et son rapport au sujet, au monde, à l'idée d'objectivité, etc.

3 J.-L. Marion, Étant donné, Paris, PUF, 1997, notamment p. 225-250.


4 J. BENOIST, 'Qu'est-ce qui est donné? La pensée et l'événement', Archives de philosophie ', 59/1996,
p. 645-650.

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L'analyse vise donc à rendre possible une redéfinition du phénomène en


général, désormais entendu comme ce qui s'impose de soi-même, en
excès, et qui ainsi relativise les pouvoirs du sujet, en même temps qu'il
montre la limite de toute constitution. Le phénomène une fois défini
en ces termes, il appelle la question de sa pure donation, entendue
comme donation originaire.
Claude Romano5 prolonge et développe cette perspective, mais dans
le contexte d'une opposition explicite à la thématique heideggérienne
de l'analytique existentiale. Ce qui l'intéresse, c'est la redéfinition de la
temporalité que cette approche de l'événement rend possible. Son ana-
lyse, beaucoup plus développée que celle de Marion, se déploie donc
dans une visée distincte: il ne s'agit pas tant de redéfinir, à partir de
l'événementialité, le phénomène ' mais plutôt le Dasein et sa temporalité
spécifique. Mais ceci le conduit ultimement, comme déjà Marion, vers
la question de la donation originaire - et c'est l'objet explicite de son
dernier livre,6 dont il affirme qu'il traite de 1' "ouverture de l'apparaître",
ou mieux encore de "l'apparaître à son lever".7
Chez l'un comme chez l'autre, on rencontre donc deux niveaux
d'analyse. D'une part, la description phénoménologique de certains
phénomènes, ceux qui "bouleversent l'existence", et qu'on appelle pré-
cisément des événements; d'autre part, l'appréhension du phénomène
comme tel (Marion) ou de /existence comme telle (Romano), en tant
qu'il sont à la fois régis par une structure d'événementialité, et rendus
possibles par un événement originaire.
D'autres phénoménologues, par exemple Françoise Dastur,8 ne se
situent qu'à ce dernier niveau. C'est dans cette direction de la donation
originaire ou du surgissement - avec ce souci de la 'montée au visible'
- qu'ils se rapportent d'emblée à l'événement. Tel est ce que j'ai appe-

5 Cl. ROMANO, L'événement et le monde, Paris, PUF, 1998.


6 Cl. Romano, II y a, Paris, PUF, 2003.
1 Ibid., respectivement p. 17 et p. 345.
8 F. Dastur, Dire le temps. Encre marine, 1994. Cf. aussi Phénoménologie de 1 événement , Etudes
Phénoménologiques, n° 25, 1997.

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L'ÉVÉNEMENT, ENTRE PHÉNOMÉNOLOGIE ET HISTOIRE 293

lé le second registre des phénoménologies de l'événement. Il ne consis-


te plus à remonter des événements à leur essence, mais à solliciter l'évé-
nement (entendu comme phénomène particulier) en direction de l'avè-
nement (entendu comme venue à la phénoménalité de tout phénomè-
ne).
Ces deux registres ressortissent tous deux de la phénoménologie.
Peut-être sont-ils indissociables. Mais, indissociables ou non, ils ne doi-
vent pas être confondus l'un avec l'autre, puisque leur geste de pensée à
l'égard de l'événement n'est nullement le même - et leurs résultats non
plus. Je voudrais donc m'employer à délimiter leur intention respective,
ce qui ne peut se faire que par un rappel de leur provenance.
Dans le premier cas, on cherche à penser V essence de l'événement, en
usant de la méthode phénoménologique telle qu'elle nous a été léguée
par Husserl. Dans l'autre cas, on use du concept d'événement pour
éclairer Y origine de toute apparition, dans une phénoménologie d'inspi-
ration heideggérienne. Pourquoi nommer ici Heidegger? Parce que
l'orientation vers le 'il y a inaugural n'est pensable que dans le cadre
d'une problématique qu'il nous a léguée. Lorsqu'on s'oriente vers une
événementialité entendue comme donation originaire, on peut bien la
nommer comme on voudra, par exemple événementialité de l'appa-
raître, ou du phénomène, ou de la présence, ce dont on traite, c'est bien
de l'événement d'être. Car interroger l'apparaître ou le phénomène en
direction de l'acte qui les inaugure - du pur surgissement qui permet
leur venue - , c'est interroger l'apparaître ou le phénomène en direc-
tion de leur être, au sens verbal du terme.
Lorsqu'on se situe dans ce second registre, on est donc à un degré tel
d'originarité ou de radicalité que phénoménologie et ontologie se rejoi-
gnent jusqu'à se confondre - ce qui est d'ailleurs l'apport propre de
Heidegger. L'ontologie, disait-il, n'est possible que comme phénomé-
nologie. Ses héritiers, rebelles ou non, inclinent aujourd'hui à conjuguer
la formule dans l'autre sens: pour eux, la phénoménologie ne s'accom-
plit pleinement que comme ontologie, c'est-à-dire dans sa version hei-
deggérienne. En conséquence, le souci qui guide leur appréhension des
phénomènes est moins la remontée à leur constitution dans et par la

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conscience, que le renvoi à leur condition d'être. Et c'est parce que tel
est leur souci qu'ils peuvent passer tout naturellement de l'événement
entendu comme phénomène spécifique qu'il faut décrire en son essen-
ce - à l'événement entendu comme structure et même comme origine
de la phénoménalité comme telle.
Mais ce 'tout naturellement' mérite d'être explicité. Une fois les deux
registres distingués, il convient donc de poser le problème de leur arti-
culation à l'intérieur des phénoménologies de l'événement, et ce sera
mon second point.

b. Articulation des registres

Les problématiques que j'ai évoquées élargissent la structure d'événe-


mentialité (dont témoignent certains phénomènes) à toute la phéno-
ménalité. Cet élargissement n'est pas sans justification. Mais, si l'on veut
penser levénement, il reste un second travail, indispensable: pour empê-
cher un tel élargissement d'être un pur et simple amalgame (du type:
tout phénomène est événement), il faut retourner, de l'événementialité
(qu'on a reconnue comme structure et origine de tout phénomène) jus-
qu'à ce phénomène particulier qu'est l'événement, de façon à rendre
compte de la différence spécifique qui le caractérise comme événement.
Ce second travail n'est pas accompli par les différentes phénoménologies
de l'événement. Il devrait l'être, il pourrait l'être en termes phénomé-
nologiques rigoureux, le fait est qu'il ne l'est pas. Ce qui a pu conduire
certains critiques9 à affirmer que les phénoménologues se servent de
l'événement (au bénéfice de leur propre problématique relative à l'ori-
gine de toute apparition), mais qu'ils ne 'c pensent pas, qu'ils ne contri-
buent pas à l'éclairer. Cette critique n'est pas sans fondement. De fait,
si l'on remonte vers l'origine de toute phénoménalité sans se donner les

9 Je pense notamment à une communication orale de François Zourabichvili, lors d'une journée
d'études intitulée: 'Histoire et événement', organisée en mars 2002 à Paris-X Nanterre.

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moyens conceptuels de redescendre parmi les phénomènes (et d'y redes-


cendre un peu plus riche), on n'a accompli qu'une partie du travail.
Ce que je me propose ici, c'est d'épouser, autant qu'il m'est possible,
la perspective des phénoménologies de l'événement (d'être leur fidèle
secrétaire), afin de construire ce que pourrait être leur réponse à cette
question, c'est-à-dire d'expliciter ce qui reste chez eux implicite.
Le point de départ est donc le suivant: on est passé de l'événement
comme phénomène particulier à l'événementialité comme structure et
origine de tout phénomène. Tel est ce que j'ai appelé le geste d'élargis-
sement. A partir de là se pose - devrait se poser - toute une série de
questions.

Première question: qui vit cette événementialité généralisée? (par où il


faut entendre non seulement l'événement originaire, mais celui qui est
supposé accompagner tout phénomène). Qui vit cette structure de nou-
veauté perpétuelle, d'ouverture des mondes, de virginité continuée?
Manifestement pas la conscience qui se tient dans l'attitude naturel-
le.10 Autre manière de dire la même chose: l'événementialité des phéno-
mènes - cette événementialité qu'on postule à l'origine des phéno-
mènes - n'est pas donnée à voir dans les phénomènes. C'est bien plu-
tôt le contraire qui se produit, et ce, de l'aveu même du phénoméno-
logue: cette événementialité est ce qui se réserve dans les phénomènes.
Ce qui se donne ou se manifeste - ce qui est donc vécu par la
conscience - , ce ne sont pas les choses dans le miracle de leur surgis-
sement, mais les choses dans leur présence déjà donnée (dans leur
Vorhandenheit).
Donc, lorsqu'on procède à l'élargissement (lorsqu'on parle de l'évé-
nementialité de tout phénomène), qui parle, et de quoi? Celui qui parle,
c'est le philosophe - en l'occurrence ici le phénoménologue - , et il
parle de l'origine de tout apparaître, mais non pas de l'apparaissant lui-

10 Par 'attitude naturelle', je n'entends pas ici l'attitude naturaliste, mais celle de la conscience com-
mune, plongée dans ce que le dernier Husserl reconnaîtra comme le monde de la vie.

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296 Marlene ZARADER

même. Au contraire, au niveau de l'apparaissant ou des phénomènes


tels qu'ils se présentent à la conscience, il y a très peu d'événements
(bien qu'il y en ait quelques-uns, nous allons y revenir).

Seconde question: pourquoi y a-t-il si peu d'événements? Ou encore:


pourquoi la structure d'événementialité des phénomènes n'est-elle pas mani-
feste? C'est chez Heidegger qu'on peut trouver les moyens conceptuels
de répondre à cette question, et on le fera en deux temps.
1/ Le phénomène en général (celui qui ne se présente pas comme évé-
nement) se caractérise par le recouvrement de son être (de l'événement
de sa venue en présence). Tel qu'il se donne, et tel qu'il est reçu dans l'at-
titude naturelle, le miracle toujours recommencé de son surgissement
est donc occulté. Il est occulté parce qu'il est par définition même ce qui
s'est toujours déjà retiré dans tout apparaissant (cela s'appelle, chez
Heidegger, "oubli de l'être").
2/ Ce miracle est également occulté par des structures spécifiques qui
régissent la phénoménalité quotidienne, et qui jouent contre l'événe-
mentialité: l'habitude, la répétition, l'ustensilité, etc. On dira donc que
les phénomènes (la plupart des phénomènes) ne se donnent pas comme
événements parce qu'ils sont pris dans ces structures qui recouvrent,
sans l'annuler, leur événementialité foncière.
C'est seulement lorsque ces structures défaillent, échouent, que quelque
chose comme un événement se manifeste. C'est alors quii est vécu. Mais il
est vécu comme exception.
On se trouve ainsi en présence de deux types de phénomènes : il y a
les phénomènes qu'on pourrait appeler, avec Marion, "de droit com-
mun", dont la structure d'événementialité se trouve recouverte, et puis il
y a des événements, c'est-à-dire des phénomènes très particuliers qui
manifestent, eux, leur structure d'événementialité.

Troisième question: cette distinction une fois établie, à quoi sert-elle,


quel est son intérêt pour notre question? Il me semble qu'elle permet,
d'une part, de circonscrire l'essence de l'événement, d'autre part de
comprendre les raisons du privilège qui lui est accordé en phénoméno-
logie.

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L'ÉVÉNEMENT, ENTRE PHÉNOMÉNOLOGIE ET HISTOIRE 297

- Son essence d'abord. Qu'est-ce qui caractérise en propre ces phé-


nomènes particuliers qu'on nomme des événements? Ce qui les caracté-
rise (si l'on reste dans la logique de l'analyse menée jusqu'ici), c'est que
la structure originaire d' événementialité, habituellement recouverte, et
à laquelle le regard du phénoménologue doit remonter - cette structu-
re, dans le cas de l'événement, se donne dans l'attitude naturelle elle-
même: elle s'impose à même l'apparaissant, et le qualifie comme événe-
ment. Autant dire que le seul moyen de définir l'événement dans sa dif-
férence et son rapport aux autres phénomènes, voire à la phénoménali-
té tout entière, c'est de distinguer entre une événementialité cachée et
une événementialité manifeste.
- En raison même de cette définition, l'événement peut se voir assi-
gner une fonction extrêmement précise, et précieuse, dans le cadre de la
phénoménologie: un événement serait ce phénomène particulier qui
montre la structure (habituellement dissimulée) de toute phénoménali-
té. A l'image de ce qui fut naguère reconnu pour l'angoisse, sa fonction
serait donc de réduction phénoménologique (en sa version heideggé-
rienne, c'est-à-dire entendue comme réduction de l'étant à son être).
Dans Qu'est-ce que la métaphysique?1 l'angoisse était l'apparition de
l'être (c'est-à-dire de l'autre de tout étant) au cœur de l'étant. Ici, l'évé-
nement est l'apparition, dans le monde naturel lui-même, d'une événe-
mentialité habituellement cachée.
Et c'est bien pourquoi le phénoménologue peut se servir de l'événe-
ment pour remonter à l'événementialité, c'est-à-dire accomplir le geste
d'élargissement qui a constitué notre point de départ. Mais il ne peut
accomplir légitimement ce geste s'il ne l'accompagne pas des distinc-
tions conceptuelles adéquates.

Quatrième question. N'y a-t-il donc que le phénoménologue pour


déceler, sous le phénomène, son événementialité cachée? Nullement. Il

11 M. HEIDEGGER, Was ist Metaphysik? Wegmarken, Frankfurt, Klostermann, 1967. Trad. fr. Qu'est-ce
que la métaphysique ? Questions I, Paris, Gallimard, 1968.

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rencontre ici l'artiste. Non pas l'artiste en général, mais en tout cas le
peintre, plus précisément encore le peintre tel qu'il a commencé à se
comprendre lui-même à partir de l'impressionnisme, et tel qu'il s'est
exprimé par la voix de Cézanne. Pour le peintre comme pour le phéno-
ménologue, la moindre chose est grosse du monde qui est ouvert par
elle, le moindre phénomène est saisi comme à l'instant de sa naissance,
dans le miracle de son apparition. Tout se passe comme si l'artiste, dans
sa perception, s'ajustait à l'origine: c'est le fameux "œil vierge" dont par-
lait Monet. Mais la virginité du regard est une discipline. Loin d'être
vierge, le regard naturel est naturellement encombré: il faut le purifier
pour distinguer, dans les choses apparemment étales, le frémissement de
leur venue et le miracle de leur surgissement - c'est-à-dire pour voir et
pour donner à voir leur 'montée au visible'. Ainsi, pour que vienne à
découvert ce qui était dissimulé, le peintre use d'une méthode, non
moins que le phénoménologue.
Si l'on dit, sans plus, que tout phénomène est événement, ou que
toute conscience est potentiellement assimilable à celle du peintre, on
rend indiscernables des différences qu'il faudrait au contraire s'employer
à souligner, voire à construire.

Ce qui me conduit à ma cinquième question. Si l'on n'établit pas les


distinctions qui viennent d'être énoncées, à quoi s'expose-t-on? À des
conséquences proprement désastreuses. La première, évidente, est que
tout s'embrouille, et que plus personne ne comprend de quoi on parle.
La seconde, phénoménologiquement gênante, est que l'on substitue à la
donation effective de l'étant la façon dont celui-ci se donnerait s'il
n'était pas recouvert. C'est faire abstraction du fait que ce recouvrement
est lui-même un donné, et c'est, en conséquence, ne plus respecter la
phénoménalité mais légiférer souverainement sur ce qu'elle devrait être.
La troisième enfin, la plus grave, c'est qu'on voit disparaître l'objet
même qu'on voulait penser. En effet, si tout phénomène est événement,
il n'y a plus d'événement. Ça n'est pas là un retour du gros bon sens,
c'est une exigence phénoménologique incontournable. L'événement se
donne sous les modalités de l'excès, de la rupture et de la discontinuité,

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L'ÉVÉNEMENT, ENTRE PHÉNOMÉNOLOGIE ET HISTOIRE 299

c'est-à-dire de l'exception. Telle est sa phénoménalité propre. Si l'on


universalise ce régime d'exception, on ne dispose plus d'aucun moyen
pour distinguer ce phénomène spécifique qu'est l'événement des autres
phénomènes. On croit multiplier l'événement à l'infini, en vérité on
l'annule, on en efface le lieu.
Après avoir ainsi procédé à un certain nombre de partages, j'aimerais,
avant de clore cette première partie, proposer une manière de bilan.

c. Bilan

Je me suis employée jusqu'ici à établir deux distinctions, qui sont


d'ailleurs liées l'une à l'autre, et que je voudrais très rapidement récapi-
tuler.
Première distinction. Il importe de maintenir la différence entre, d'une
part, le régime d'événementialité posé par le phénoménologue à l'origine
des phénomènes, mais qu'il doit impérativement reconnaître comme
nétantpas donné, nétantpas vécu dans l'attitude naturelle-, et d'autre part,
les événements qui, eux, sont donnés dans l'attitude naturelle, et que le
phénoménologue doit décrire - décrire précisément dans leur différen-
ce aux autres phénomènes, faute de quoi leur spécificité est perdue.
Seconde distinction. Il importe de maintenir une différence entre deux
versions, ou deux orientations, de la phénoménologie: l'une qui s'em-
ploie à décrire le phénomène-événement, l'autre qui fait de l'événement
l'origine des phénomènes. Assurément, même la première ne s'en tient pas
à une pure description; elle aussi s'attache à remonter jusqu'à l'origine
de la phénoménalité. Mais, en sa version husserlienne, elle trouve cette
origine dans la conscience transcendantale, qui n'est pas un événement.
Seule la version heideggérienne de la phénoménologie peut faire de
l'événement l'origine des phénomènes, parce qu'elle situe cette origine
dans le caractère événementiel de l'être. On peut naturellement se récla-
mer de cette seconde version (c'est-à-dire faire de l'événement l'origine
des phénomènes), cela ne dispense pas de la tâche que nous assigne la
première (c'est-à-dire élucider le phénomène-événement). Et si l'on

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veut faire les deux - c'est-à-dire élaborer à la fois une éidétique de


l'événement et une sorte d'ontologie événementiale - , il faut impéra-
tivement montrer comment ces deux tâches se différencient l'une de
l'autre (ce qui faisait l'objet de ma première distinction). Si on les
confond, on n'a plus rien: ni l'une ni l'autre, mais un amalgame incon-
sistant.

Une fois l'événement ainsi différencié de l'événementialité en général,


quel est son rapport à l'histoire? Cette question est peu posée par les
phénoménologues, sinon dans l'optique de l'histoire de l'être, elle-
même interrogée en référence à son origine. Ma question est beaucoup
plus triviale. Le monde, y compris celui de l'esprit, n'est pas seulement
peuplé de phénoménologues, il faut bien parfois que nous parlions avec
les autres sur des sujets communs - et l'événement, justement, en est
un, aujourd'hui. Dans la mesure où ce dernier, dans les autres discours,
n'est pas référé à l'origine de toute apparition, mais à l'histoire,
qu'avons-nous à dire à ce sujet? Quel rapport notre événement - l'évé-
nement pensé au sens phénoménologique, et même pensé aujourd'hui
comme constituant le cœur de la phénoménologie - entretient-il avec
les événements du monde, notamment avec les événements historiques,
et également avec /événement comme tel qui intéresse aussi, quoi que
nous en pensions, l'historien ou le sociologue? Comment notre événe-
ment s'inscrit-il dans leur histoire? Et comme leur histoire est aussi la
nôtre (celle dans laquelle nous sommes pris), il faut bien demander:
comment ce que nous nommons événement s'inscrit-il dans l'histoire? (à
moins qu'il ne sy inscrive pas, justement, qu'il s'en excepte? Mais il ne
suffit pas de s'en excepter pour qu'elle s'évanouisse). Donc, à quelle pen-
sée - ou non-pensée - de l'histoire la phénoménologie de l'événe-
ment nous conduit-elle?
Ce problème n'est à mon avis résolu par aucun des actuels phénomé-
nologues de l'événement, mais pour des raisons très différentes. Il faut
rappeler ici les deux intentions distinctes qui se trouvent rangées sous le
nom beaucoup trop large de 'phénoménologie de l'événement'. Il y a les
auteurs dont l'ambition est de penser l'origine des phénomènes, et qui

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trouvent cette origine dans l'événementialité de l'être; et il y a ceux dont


/ 'une des ambitions au moins est de penser le phénomène-événement
(même si c'est pour finalement le dépasser vers l'événementialité de
l'être).
Dans le premier groupe, il me semble qu'on peut ranger, avec pré-
caution, Jean-Luc Marion et, de manière exemplaire, Françoise Dastur.
Marion ne veut pas (ou pas vraiment) élaborer une phénoménologie de
l'événement, il se sert de la catégorie d'événement pour repenser la phé-
noménalité, ce qui est son droit. Quant à Françoise Dastur, dans les
pages qu'elle consacre à ce thème, elle s'oriente exclusivement vers l'évé-
nement d'être, et elle n'a jamais prétendu rendre compte des événe-
ments singuliers ou mondains, moins encore des événements histo-
riques. L'articulation des événements à l'histoire empirique n'est donc
pas pensée par ces auteurs, sans qu'on puisse le leur reprocher, puisque
cela n'entrait pas dans le cadre de leur projet.
Le second groupe en revanche, dans lequel je rangerai (malgré les
immenses différences qui les séparent) Claude Romano et Jocelyn
Benoist, occupe une position plus délicate. Car ils ont le projet explici-
te d'élaborer une phénoménologie de l'événement (Romano) ou de pré-
senter "le programme d'une philosophie de l'événement" (Benoist).
Donc, ils ne se situent pas exclusivement dans un registre d'origine, et
ils devraient, en toute logique, se demander comment l'événement -
plus exactement les événements empiriques et pluriels, qu'ils s'efforcent
de réhabiliter - s'inscrivent dans l'histoire. Or cette question n'est pas
résolue par eux, soit parce qu'elle n'est pas posée (par restriction de la
pensée aux seuls événements individuels - le deuil, la rencontre, la
séparation - , donc par la mise à l'écart de toute dimension collective
et politique: c'est le cas de Romano), soit parce que cette question est
posée en des termes inadéquats (c'est le cas, à mon avis, de Jocelyn
Benoist). Aucun ne l'a donc résolue, ni n'a contribué à son élaboration.
Or il me semble que si l'on ne veut pas parler seulement entre phé-
noménologues, cette question doit être posée. C'est ce que je m'effor-
cerai de faire dans la seconde partie.

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2. L'ÉVÉNEMENT EN HISTOIRE

Là encore, il faut procéder à des clarifications préalables. Je poserai


donc trois questions, indispensables à toute analyse: 1/ Qu'est-ce que les
historiens nomment événement? 2/ Qu'est-ce qu'ils nomment histoire
- c'est-à-dire qu'est-ce qui est aujourd'hui désigné sous ce titre? 3/
Quel rapport établissent-ils entre l'un et l'autre?

a. Qu'est-ce que les historiens nomment événement Ì

Ce qu'ils mettent sous ce nom, ce n'est pas la vieille notion d'événe-


ment, entendu comme fait historique notable (qu'on juge naïvement
que celui-ci est notable ou qu'on souligne qu'il est constitué comme tel
par l'historien), mais un concept nouveau, dont l'historien actuel fait
usage, soit pour penser la seule histoire contemporaine (Pierre Nora12),
soit pour repenser l'histoire entière.
Comment ce concept est-il défini par les historiens? Les détermina-
tions qui en sont données peuvent varier par certains détails, elles s'ac-
cordent sur une essence de l'événement, qu'on retrouve quels que soient
les auteurs, et dont je rappelle les principaux traits: la singularité (l'évé-
nement, lorsqu'il survient, se présente comme incomparable, à nul
autre pareil), la césure ' c'est-à-dire la puissance séparatrice (par l'événe-
ment, une totalité jusqu'alors signifiante se défait, tandis qu'une autre
se configure), enfin, le brouillage ou la rupture d'intelligibilité (le sens est
comme en suspens). L'événement, d'un point de vue descriptif, com-
porte donc des traits d'essence qui sont reconnus aussi bien par le phé-
noménologue que par l'historien - même s'ils sont rendus dans des
conceptualités spécifiques, et en fonction d'enjeux théoriques différents.
Mais il n'y a là aucun malentendu: les uns et les autres sont bien aux

12 P. NORA, 'Le retour de l'événement', in: J. Le Goff et P. NORA (réd.), Faire de l'histoire, t. I,
p. 285-307.

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L'ÉVÉNEMENT, ENTRE PHÉNOMÉNOLOGIE ET HISTOIRE 303

prises avec la même 'chose' et, précisément parce qu'ils lui sont fidèles,
ils la décrivent en des termes analogues.
Ce n'est pas seulement la définition de l'événement qui est commu-
ne, c'est aussi la reconnaissance de sa puissance critique à l'égard de la
discipline qui l'accueille. L'histoire se préoccupe aujourd'hui de l'événe-
ment (au sens fort du terme, qu'on vient de définir), bien qu'elle ne se
définisse plus comme 'événementielle'. Ces deux changements, loin
d'être contradictoires, sont étroitement liés. L'événement n'est plus pour
elle un matériau naturel (ce qu'il était tant qu'on le laissait à son sens
faible), il est devenu son problème: il est perçu par elle comme ce qui la
dérange radicalement. Et, de fait, il ne peut que la déranger, parce que
ce que l'historien actuel a reconnu comme essence de l'événement (à
travers les déterminations de la singularité, de la césure, etc.), c'est fon-
damentalement la discontinuité. Or l'histoire peut bien renoncer à des
catégories encore métaphysiques comme celles d'unité ou de totalité,
mais peut-elle renoncer à la continuité, plus simplement encore à hpro-
cessualitéi Cette processualité n est-elle pas son objet même? Comment
va-t-elle pouvoir conserver son objet si elle se laisse toucher, au sens fort,
par l'événement? Et le fait est qu'elle se laisse toucher, sinon elle n'use-
rait pas du concept d'événement tel qu'on vient de le définir.
Remarquons au passage que cette puissance critique que l'histoire
reconnaît à l'événement trouve son pendant dans la puissance critique
que la phénoménologie lui reconnaît aussi. Dans l'un et l'autre cas,
l'événement est accueilli, à l'intérieur d'une discipline, en tant que ce qui
vient ébranler le sol où elle se tenait et les cadres qu'elle avait construits
- c'est-à-dire en tant que ce qui l'oblige à se redéfinir.13
Pour comprendre comment l'histoire va pouvoir relever ce défi de
l'événement, il faut passer à la seconde question.

13 C'est sans doute l'un des traits qui explique la primauté 'epocale' de l'événement: une époque de
crise (qui se définit elle-même ainsi) ne peut que privilégier les notions critiques^ celles qui serviront pré-
cisément son projet - consistant à remettre en question ses fondements mêmes et à identifier ses
propres limites.

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304 Marlene ZARADER

b. Qu'est-ce que l'histoire?

Qu'est-ce que les historiens - et nos contemporains en général -


désignent aujourd'hui de ce nom? C'est là que les philosophes (certains
d'entre eux tout au moins) ont parfois des problèmes d' 'accommoda-
tion', ce qui n'est évidemment pas sans influence sur le résultat de leur
réflexion.
Il y eut une certaine définition de l'histoire, qui a dominé durant plus
d'un siècle (du milieu du dix-huitième à la fin du dix-neuvième envi-
ron), et qui nous est particulièrement familière parce qu elle est celle des
philosophies de l'histoire (au premier chefia philosophie hégélienne).
Ces philosophies se représentaient le processus historique comme une
unité (représentation qui avait d'ailleurs trouvé son support sémantique
dans l'essor du terme Geschichte au singulier collectif - comme l'a
montré Koselleck, en reconstituant l'histoire du concept14), unité dont
la forme était celle d'une totalité (avec un début et une fin) et qui était
régie par un unique moteur (le progrès - ou à l'inverse le déclin, peu
importe). Voilà ce qu'on a appelé, pendant un temps, Histoire (et qui a
pu, en raison même de ces déterminations, être assortie d'une majuscu-
le). Le modèle d'une telle pensée de l'histoire était bien plus ancien,
comme l'a montré Hegel, mais ce modèle ne servait pas à penser
l'Histoire comme telle. C'est à partir du dix-huitième qu'il a été impor-
té pour penser un objet qui jusqu'alors n'était pas appréhendé comme
doté d'une consistance propre: l'histoire.
Cette définition, qui, pendant un temps, a été considérée comme
épousant adéquatement son objet (à savoir la réalité même du devenir
historique), a cessé de faire autorité depuis près d'un siècle et demi: elle
commence à être remise en question dès le milieu du dix-neuvième. Si
donc l'on veut s'efforcer aujourd'hui de penser les rapports de l'événe-
ment et de l'histoire, ce n'est pas en s' appuyant sur une telle définition

14 R. KOSELLECK, Vergangene Zukunft. Zur Semantik geschichtlicher Zeiten, Frankfurt, Suhrkamp,


1979. Trad. fr. Le futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, Paris, École des Hautes
Études en Sciences Sociales, 1990, p. 43-53.

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L'ÉVÉNEMENT, ENTRE PHÉNOMÉNOLOGIE ET HISTOIRE

qu'on y parviendra. On ne peut pas élaborer un nouveau concept d'évé-


nement pour le confronter à un vieux concept d'histoire,15 et prétendre
que par là on contribue à penser le présent, voire à préparer l'avenir.
Je repose donc ma question initiale: qu'appelle-t-on, aujourd'hui, his-
toire, qu entend-on sous ce nom dans l'historiographie contemporaine?
Ce qui revient à demander: comment l'historien définit-il son objet?
S'il le définit aujourd'hui autrement qu'il ne le définissait autrefois,
c'est qu'il l'appréhende à la lumière de nouveaux concepts - parmi les-
quels celui d'événement. Certes, il n'y a pas, pour l'historien, que de l'évé-
nement; il y a aussi, par exemple, de la structure. Et, jusqu'aux années
'70 environ, il a eu plutôt tendance à privilégier la structure - c'est-à-
dire la longue durée braudélienne, la description plutôt que le récit.
Mais ce qui caractérise en propre l'historiographie actuelle - et qui
donne la mesure de la difficulté de sa tâche - , c'est précisément qu'el-
le refuse l'alternative (je renvoie à cet égard au lumineux chapitre de
Koselleck, intitulé 'Représentation, événement et structure'16). Pour
l'historien contemporain, il y a de la structure, assurément, et il y a des
événements. On sait que la prise en compte de la structure a obligé l'his-
toire à ne plus être 'événementielle', au sens ancien du terme; à quoi
l'oblige donc la prise en compte de l'événement? Elle l'oblige, d'une
part, à ne pas se cantonner dans les seules structures, mais à faire inter-
venir les singularités incarnées par l'événement; elle l'oblige, d'autre
part, à ne pas se borner à dérouler le fil d'une continuité, mais à faire
intervenir la discontinuité dont l'événement témoigne.
Comment l'historien peut-il la faire intervenir? Non en renonçant à
la processualité (dont il ne peut sans doute pas faire l'économie), mais
en n'identifiant plus l'histoire à une processualité simple. Ce qui va le
conduire à complexifier sa discipline, à reconnaître la coexistence d'his-
toires (au pluriel) également valables, et à définir le territoire de l'histo-

15 C'est ce que fait, me semble- t-il, J. Benoist, notamment dans 'La fin de l'histoire comme forme
ultime du paradigme historiaste', in: J. BENOIST et F. MERLINI (réd.), Après la fin de l'histoire. Temps,
monde, historicité, Paris, Vrin, 1998, p. 7-15.
16 Cf. R. Koselleck, op. cit., p. 133-144.

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rien par sa pluralité interne: il est constitué de séries plurielles d'intelli-


gibilité (à l'opposé de la série unique constituée par le progrès), il com-
porte des niveaux hétérogènes de réalité et de discours, et il revient à
l'historien de les articuler.
C'est dire que le nouveau concept d'événement reflue sur l'histoire
pour permettre de la définir comme telle - au point qu'elle peut être
redéfinie, d'un point de vue épistémologique, comme n'ayant pour
objet que des écarts (c'est la thèse, paradoxale et stimulante, de Michel
de Certeau17).
Je me suis bornée jusqu'à présent à rappeler des définitions: ce que
l'historien contemporain nomme événement, et ce qu'il nomme histoi-
re. Avant de passer à la troisième et principale question - quel rapport
établit-il entre l'événement et l'histoire? - , il faut s'arrêter un instant
sur la provenance de ces définitions. L'historien a-t-il pensé son objet
(l'histoire) et ce qui vient le déranger (l'événement) exclusivement à par-
tir de son propre champ de recherches, ou bien s'est-il appuyé sur des
modèles conceptuels, et si oui, lesquels? Ce sera mon troisième point.

c. De la provenance de quelques concepts

D'où proviennent donc ces nouveaux concepts d'événement et d'his-


toire, dont l'historien fait aujourd'hui usage? Bien qu'il les ait retra-
vaillés, ils lui viennent de la philosophie. Non pas prioritairement de la
phénoménologie, mais de philosophes qui restaient soucieux d'articuler
leur pensée au monde social et politique, plus largement à la praxis. Et
ces philosophes auxquels les historiens doivent tant, ce sont Deleuze
pour l'événement, et Foucault pour l'histoire.
Rappelons très rapidement le propos de Foucault (tel qu'il se
donne à lire par exemple dans l'article: Nietzsche, la généalogie, Vhis-

17 M. DE CERTEAU, 'L'opération historique', in: J. Le Goff et P. NORA (réd.), Faire de l'histoire, I, op.
cit., p. 19-68.

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L'ÉVÉNEMENT, ENTRE PHÉNOMÉNOLOGIE ET HISTOIRE 307

toire18). Lui aussi part de l'événement comme singularité irréductible et


hors processus. Mais il n'y voit ni la fin de tout monde et de toute his-
toire (comme un certain post-modernisme), ni l'origine intacte et tou-
jours ressurgie du monde et de l'histoire (comme une certaine phéno-
ménologie); il y voit le signe de Y hétérogénéité des mondes, des espaces,
des perspectives. Et c'est ce qui le conduit, à partir de l'événement, à
repenser l'histoire, mais en substituant à la catégorie jusqu'alors incon-
testée de la continuité celle de la "dissociation systématique"19. C'est
cette autre histoire, désormais fragmentée et sans foyer central, qu'il
nomme généalogie. Et c'est en ayant à l'esprit, entre autres, la généalo-
gie foucaldienne que les nouveaux historiens ont reconstruit leur objet,
et l'ont reconstruit comme fondamentalement pluriel.
Quant à Deleuze,20 il a fourni aux historiens deux idées capitales: la
première est que l'événement est et n'est rien d'autre qu'une ligne de
partage (incorporelle) de part et d'autre de laquelle vont se distribuer
passé et futur; la seconde est que cette ligne de partage constituée par la
singularité de l'événement a paradoxalement pour sens de rendre pos-
sible des séries. Les historiens en ont retenu que leur tâche était la
construction de séries pertinentes (Alban Bensa et Eric Fassin21) ou opé-
ratoires (Michel de Certeau22), c'est-à-dire de séries dans lesquelles l'évé-
nement, rétrospectivement, trouve sens, et même une certaine inépui-
sabilité de sens. C'est à partir de cette césure qu'est l'événement que
l'historien pourra définir les séries qui s'ouvrent et celles qui se ferment,
en même temps que c'est à partir de ces séries qu'il pourra qualifier
l'événement.

18 Première publication in Hommage h Jean Hyppolite, Paris, PUF, 1971. Repris dans Dits et écrits, I,
Paris, Gallimard, 1994, rééd. Ouarto, 2001, p. 1004-1024.
19 Ibid. p. 1024.
20 G. DELEUZE, Logique du sens, Pans, Editions de Minuit, 1976.
21 A. BENSA et E. FASSIN, Les sciences sociales face à 1 événement , in Terrain, Editions du
Patrimoine, n° 38, mars 2002, p. 15.
22 M. DE CERTEAU, L opération historique , op. cit.

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308 Marlene ZARADER

Les perspectives de Foucault et de Deleuze ont donc permis à l'histo-


rien de répondre à certaines de ses questions. Mais pas à toutes, et peut-
être pas à la principale. Une question reste en effet ouverte. On a vu jus-
qu'ici comment l'événement, refluant sur l'histoire, peut conduire à
redéfinir celle-ci, et à la pluraliser. Mais on n'a toujours pas vu comment
l'histoire, même ainsi redéfinie, pourra intégrer en elle l'événement sans
le trahir. En d'autres termes, le nouvel historien veut respecter l'événe-
ment. Mais l'événement ne peut pas être totalement respecté par l'histo-
rien, et celui-ci en a bien conscience. Il faut que les événements soient
en quelque manière réduits pour prendre place dans l'histoire, ou dans
une histoire, fût-ce comme ce qui la dérange. Comment le nouvel his-
torien parvient-il à articuler ce respect et cette réduction? Comment,
tout en respectant l'événement, parvient-il néanmoins à le réinscrire
dans la trame de l'histoire, celle-ci fût-elle plurielle et fragmentée?
Ceci me conduit à ma dernière question:

d. Quel rapport l'historien établit-il entre événement et histoire?

Pour résoudre cette redoutable aporie, l'historien a recours à une dis-


tinction, apparemment assez simple.23 Il fait la différence entre, d'une
part, le point de vue des acteurs de Vhistoire^ pour qui il y a événement
(c'est ce qu'il nomme aussi "le point de vue indigène"!), et d'autre part,
le point de vue de X historien qui, certes, doit prendre en compte le point
de vue des acteurs, mais qui doit aussi articuler après coup les niveaux
d'intelligibilité de l'événement.
Ceci revient à établir une distinction entre l'événement tel qu'il est
vécu (c'est le point de vue des acteurs) et l'événement tel qu'il est à la

23 Je parle ici de l'historien au singulier, parce que la plupart d'entre eux en font usage. Mais cette
distinction est remarquablement thématisée dans l'article déjà cité de Bensa et Fassin. Cf. aussi
A. FARGE, 'Penser et définir l'événement en histoire. Approche des situations et des acteurs sociaux', in
Terrain, op. cit., p. 69-78, notamment p. 71.

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L'ÉVÉNEMENT, ENTRE PHÉNOMÉNOLOGIE ET HISTOIRE 309

fois décrit et interprété par l'historien. Remarquons au passage que l'ori-


ginalité du nouvel historien, c'est d'affirmer que l'événement ne sera
correctement interprété que s'il est d'abord décrit, et décrit tel qu'il est
vécu.

En proposant sa distinction apparemment simple, l'historien articule


donc, peut-être sans le savoir très clairement, trois manières de se rap-
porter à l'événement, et il les hiérarchise. Si l'on me permet de rendre
cette hiérarchie dans un autre langage, je dirai qu'on retrouve là: 1/ l'at-
titude naturelle, 2/ le regard phénoménologique, 3/ le travail hermé-
neutique. Reprenons chacun de ces trois niveaux.
1/ L'attitude naturelle correspond à celle des acteurs de l'histoire. Celle
de la conscience qui vit l'événement et qui, surprise par sa puissance de
dislocation, s'en trouve comme hébétée. Quelque chose surgit qui fra-
casse ce que je croyais être le monde, et, durant le laps de temps où j'ha-
bite cette fracture, je la tiens pour réelle, étante.
2/ L'attitude phénoménologique (en tout cas telle que je la comprends)
est celle qui décrit l'événement dans la façon dont il se déploie, mais qui
le décrit comme phénomène, sans rien préjuger quant à son être. Le phé-
noménologue ne partage donc pas la croyance de l'acteur, il ne dit pas:
"le monde a éclaté, le temps est suspendu", sa formule serait plutôt:
"l'événement consiste pour la conscience qui le subit à éprouver le
monde comme éclaté et le temps comme suspendu".
Ce faisant, le phénoménologue ne dit pas ce qu'est le sens ou la véri-
té ultime de tel événement (il n'a aucun titre à le faire), mais il dit qu'il
y a eu événement, et il montre en quoi consiste ce singulier 'il y a.
3/ L'attitude herméneutique fait autre chose et davantage. Et c'est
parce qu'il revendique cette dernière attitude que l'historien juge qu'il a
plus à dire sur l'événement que l'acteur et le phénoménologue. En effet,
par delà la reconnaissance du fait qu'il y a eu événement, l'historien veut
qualifier cet événement, dire ce qu'il a ouvert, ce qui s'est terminé avec
lui, etc. Et il ne peut le faire qu'en le dépassant en direction d'un avant
et d'un après. En le dépassant ainsi, il fait son travail, qui est de tisser
ou de retisser la trame du sens.

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Et il le fait aujourd'hui avec élégance, puisqu'il ne s'installe dans la


troisième attitude qu'en tenant compte des deux autres: le point de vue
de l'acteur de l'histoire (premier registre), bien qu'il ait été pris en
compte et décrit comme il est vécu (second registre), se trouve ultime-
ment remis à sa place, où il n'est plus - ne peut plus être - un abso-
lu (c'est le troisième registre). L'historien pense ainsi avoir rendu justice
au phénomène de l'événement, tout en le comprenant (en le soumettant
à un travail de contextualisation). Mais peut-on contextualiser un tel
phénomène? N'y a-t-il pas en lui (en lui précisément) une puissance de
résistance?

D'où le troisième temps de cette réflexion. Après avoir tenté (vaine-


ment sans doute) d'être la 'fidèle secrétaire' des phénoménologues et des
historiens, je voudrais, dans un propos plus personnel, donc certaine-
ment plus contestable, dire ce que je retiens des uns et des autres, et
pourquoi je ne me sens aucunement tenue de choisir. Il me semble en
effet que le phénoménologue et l'historien énoncent tous deux une véri-
té, qu'ils ont tous deux 'raison' - bien que leurs raisons soient parfai-
tement inconciliables.

3. Phénoménologie ou histoire?

a. L'événement comme phénomène

Revenons d'abord au phénomène de l'événement, afin d'en préciser


certains traits.

1/ C'est ce phénomène qui est pris pour objet et décrit (au moins à
un certain moment de leur démarche) par tous les penseurs qui se sont
intéressés à l'événement: les phénoménologues bien sûr, mais aussi
Deleuze, les historiens, etc. S'ils décrivent tous - à quelques détails
près - la même 'chose', c'est précisément parce qu'ils se réfèrent tous
au phénomène. Ils peuvent bien ne pas se définir comme phénoméno-
logues, ou se définir même en opposition à la phénoménologie, la seule
légitimité dont ils puissent s'autoriser pour décrire l'événement comme

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L'ÉVÉNEMENT, ENTRE PHÉNOMÉNOLOGIE ET HISTOIRE 3 1 1

ils le font, c'est qu'ils se rapportent à lui comme à un phénomène -


c'est-à-dire tel qu'il se donne à la conscience qui en fait l'épreuve.
Lorsque Deleuze, par exemple, définit le temps de l'événement comme
un temps de scission ou de disjonction, il se réfère évidemment à l'évé-
nement vécu. Si l'on appréhendait l'événement autrement, parler d'in-
terruption du temps n'aurait aucun sens (il n'y a pas d'interruption du
temps objectif)- Ensuite, lorsqu'il lui accorde telle ou telle fonction dans
le cadre de sa problématique, il dépasse assurément le phénomène, mais
il a pris appui sur lui. Et il en va de même pour les autres auteurs.
2/ Ce phénomène est unanimement décrit par un certain nombre de
traits, dont les principaux sont la singularité, l'extériorité, l'excès, la dis-
continuité, etc. Je n'ai pas jugé utile de les développer, tant ils sont
aujourd'hui rebattus. Mais je voudrais m' arrêter sur l'un d'entre eux,
précisément parce qu'il ne fait pas l'unanimité. Il s'agit du rapport de
l'événement et de son sens. Il me semble que si l'on part de l'événement
pour le décrire comme il se donne, dans les limites où il se donne, on
est contraint d'admettre que tout sens (y compris le sien propre) s'y
trouve suspendu. L'événement n'est pas accompagné de son propre sens,
bien au contraire. Il est l'instant où le sens se met à flotter, voire à se
défaire. Ce n'est que rétrospectivement qu'il pourra, soit être réinvesti
d'un sens, soit plus radicalement être compris comme source du sens.
Claude Romano affirme, lui, que l'événement est indissociable de son
propre sens.24 Et, pour pouvoir l'affirmer, il réinscrit le mécanisme
rétrospectif de l'après-coup dans l'événement lui-même, dont il élargit
le champ. On peut assurément élargir ce champ (dont les frontières sont
flottantes), à la condition toutefois de préciser que celui-ci, une fois
élargi, n'est plus celui du phénomène (dont les frontières, elles, ne souf-
frent aucune ambiguità, puisqu'elles sont celles du vécu). L'après-coup
est la reprise de l'événement dans une configuration de sens, reprise
dans laquelle il n'est déjà plus ce qu'il était lorsqu'il était vécu. Décrire

24 Cf. Cl. Romano, II y a (op. ctt.)y p. 106-107, et surtout 286-289.

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312 Marlene ZARADER

le phénomène, c'est donc décrire le suspens - qu'on pourra bien défi-


nir si l'on veut comme attente du sens. Mais si l'on se donne déjà le sens
à venir et le monde nouveau, on perd le phénomène de l'événement et,
du même coup, on a déjà quitté le regard phénoménologique sur l'événe-
ment, qui consiste à le décrire tel qu'il se donne au moment où il se
donne, dans les bornes où il se donne. Autant dire qu'on ne doit pas
confondre ou assimiler une phénoménologie de l'événement et une her-
méneutique de celui-ci.
3/ Outre ce premier trait d'essence - qui est assez généralement
admis - , il faut en souligner un second qui, lui, reste généralement
méconnu. Non qu'il soit contesté, mais il n'est pas dégagé en propre, il
ne fait pas l'objet d'une attention suffisamment discriminante. Or, c'est
un trait capital pour poser en termes appropriés la question du rapport
entre événement et histoire.
Jusqu'ici, on a décrit l'événement comme ce qui interrompt le pro-
cessus dans lequel il advient, ce qui suspend le monde (ou, si l'on use
d'un autre langage, ce qui ébranle les institutions), etc. Mais, en chacun
de ces traits, l'événement comporte une détermination supplémentaire:
il se présente comme réfractaire à tout processus, comme ne pouvant
appartenir à aucun monde, comme non institutionnalisable. Bref, il se
donne comme ce qui, s'exceptant du 'cours des choses', ne saurait non
plus y être reconduit. Confrontée à l'événement (catastrophique ou
exaltant), non seulement je ne peux pas l'intégrer, mais je le vis comme
inintégrable. C'est cela qui fait son tranchant.
S'il peut être ainsi vécu, c'est en raison de sa temporalité spécifique.
Elle a été souvent décrite: l'événement advient comme à l'écart du
temps chronologique, il ouvre sur un ailleurs - que celui-ci soit com-
pris comme un non-temps ou comme un autre temps. Dans tous les
cas, on reconnaît que l'événement est étranger à la succession passé-pré-
sent-futur. Mais cela signifie que le temps suspendu de l'événement est
un présent sans autre horizon que lui-même. L'événement est vécu dans
une temporalité qui ne connaît pas de futur. Au déploiement habituel-
lement associé à la temporalité se substitue ici la contraction de ses trois

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L'ÉVÉNEMENT, ENTRE PHÉNOMÉNOLOGIE ET HISTOIRE

dimensions en un présent sans fin, vécu comme interminable.25 C'est


bien pourquoi l'événement se présente, de et par lui-même, comme
inconsolable.
Aux différentes modalités de la singularité, de la rupture ou de l'ex-
cès, il faut donc en rajouter une autre: la résistance. L'événement s'entê-
te ou s'obstine, il conteste activement toute trame, il refuse sa réins-
cription: il s'affirme comme irréductible. L'auteur qui a le mieux saisi et
rendu cela, c'est Blanchot: ce qu'il appelle Vautre nuit,26 ce n'est pas seu-
lement la nuit, en tant qu'abîme où nous plonge la rupture d'un pro-
cessus, c'est la nuit qui se donne comme improcessualisable, celle qui
proteste contre toute 'relève'.
Si tel est bien l'un des traits d'essence de l'événement, la question de
son rapport à l'histoire peut apparaître dans une autre lumière. Il ne suf-
fit pas de dire qu'il l'interrompt: c'est contre elle qu'il se dresse, il la
conteste dans son principe, puisqu'il se donne précisément comme ce
qui s'en excepte. Comme il s'excepte d'ailleurs de tout: du langage, du
monde, du temps. Sa donation est inséparable d'une prétention: celle
d'être un absolu. Prétention exorbitante, mais c'est ainsi qu'il se déploie,
c'est ainsi qu'il est vécu.

25 Afin d'éviter d'éventuelles confusions, précisons: il y a le temps de l'événement, c'est-à-dire le laps


de temps durant lequel telle expérience est précisément vécue par la conscience comme un événement, et
après lequel elle sera vécue autrement, parce qu'elle se trouvera recontextualisée. Ce temps-là est mesu-
rable, et il prend place dans le temps chronologique: il peut durer de quelques minutes à quelques
années. Et puis il y a la façon dont le temps comme tel est vécu ou éprouvé durant ce laps de temps de
l'événement: et il est vécu comme interruption, c'est-à-dire hors de tout avenir envisageable (on ne peut
envisager un avenir que lorsqu'on se replace dans le temps chronologique). Ceci permet de préciser le
rapport entre événement et traumatisme. L'événement ne saurait survenir autrement que comme un
choc, éventuellement comme une blessure. Mais il ne devient traumatique, au sens pathologique du
terme, que lorsque la conscience s'installe durablement dans le choc, sans plus pouvoir le dépasser; en
d'autres termes, lorsque le temps chronologique est tout entier ramené au temps suspendu de l'événe-
ment. Un tel geste n'appartient nullement à la façon dont l'événement se donne: il s'y ajoute. Bref, le
traumatisme est une manière, parmi d'autres, d'être dans l'après-coup. C'est une herméneutique ratée.
26 Cf. par exemple L'espace littéraire, Paris, Gallimard, 1955. Je me permets de renvoyer sur ce point
à mon étude: L'être et le neutre. A partir de Maurice Blanchot, Lagrasse, Verdier, 2001, notamment
p. 47-86.

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314 Marlene ZARADER

4/ Faisons le point. Ce que notre époque s'est donné pour objet - et


pour problème - sous le nom d' 'événement', c'est l'événement
comme phénomène. Celui-ci, une fois déployé en son essence, com-
porte, on vient de le voir, une dimension <X irréductibilité (il appartient
à sa modalité propre de donation de ne pas se laisser réduire à autre
chose, ni réinsérer dans un processus). Ce qui ne peut manquer de
conduire à une question: est-ce que ce qui se présente ainsi comme irré-
ductible est vraiment irréductible? Ou encore: est-ce que ce que la
conscience vit comme un absolu est absolu?
Si je pose cette question, ce nest nullement pour y répondre. C'est pour
attirer l'attention sur elle, à un triple titre. D'une part, aussitôt qu'on y
répond, on ne se rapporte plus à l'événement comme à un phénomène:
on prend parti quant à son être. D'autre part, chacun aujourd'hui y
répond, les phénoménologues comme les historiens. Enfin, bien que
tous y répondent, ils le font, semble-t-il, sans avoir clairement posé -
ni même identifié - la question. Traitant de l'événement, tous se réfè-
rent au phénomène, et, s'ils divergent, c'est exclusivement sur le statut
ontologique qu'il convient de lui accorder. En termes clairs: les posi-
tions conflictuelles adoptées à l'égard de l'événement dérivent directe-
ment des réponses différentes données à cette unique question, bien que
celle-ci demeure le plus souvent tacite. C'est donc cette question qui
doit impérativement être mise en lumière si l'on veut comprendre
quelque chose aux débats actuels autour de l'événement, c'est-à-dire si
l'on veut identifier V objet (réel, quoique non explicite) de ces débats.
D'où mon second point.

b. De l'être du phénomène, et des conflits philosophiques à ce sujet

Convoquons une dernière fois le phénoménologue et l'historien.


À la question qui vient d'être posée, la réponse de l'historien ne fait
aucun doute: le "point de vue indigène" consiste à vivre dans la stupeur
quelque chose que le travail herméneutique doit précisément réinvestir
d'intelligibilités, si possible plurielles. Ou encore, comme le disent

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L'ÉVÉNEMENT, ENTRE PHÉNOMÉNOLOGIE ET HISTOIRE 315

Alban Bensa et Eric Fassin, être acteur de l'histoire, c'est vivre "dans
l'épiphanie de l'instant" un présent qu'il leur revient, à eux, d' "histori-
ser".27 Dans cette historisation, le point de vue des acteurs n'est pas
méconnu, mais on lui octroie un rang - celui du vécu - où il n'est
pas, ne peut pas être, le dernier mot.
Que répond le phénoménologuei II n'est pas forcé de répondre, ainsi
que je tenterai de le montrer dans les pages suivantes. Mais, lorsqu'il le
fait (attitude qui prévaut généralement aujourd'hui), il incline à affir-
mer que ce qui se donne comme irréductible est irréductible, pour cette
raison simple que le phénomène est la seule mesure de l'être. Ce qui est
vraiment ou en vérité, c'est donc l'événement dans sa pure singularité
- et tout le reste, notamment la processualité, apparaîtra comme une
construction, voire comme une confortable fiction. On avait autrefois
cru à l'histoire comme totalité unique et orientée; on croit aujourd'hui
à l'histoire comme processualité, mais c'est encore trop par rapport à la
vérité incandescente de l'événement.
Ces deux réponses sont parfaitement antagonistes, et si elles le sont,
c'est que toutes deux engagent une affirmation quant à l'être. Toutes
deux ont déjà dépassé le phénomène, l'une parce qu'elle le considère
comme distinct de l'être, l'autre précisément parce qu elle l'identifie à
l'être. On se trouve ainsi en présence d'oppositions philosophiques irré-
ductibles, selon qu'on prend le parti de l'histoire contre l'événement (en
récusant alors le droit de ce dernier), ou selon qu'on prend le parti de
l'événement contre l'histoire (en récusant alors le droit égal de l'histoi-
re).
Ce qui me conduit au tout dernier moment.

c. Retour au droit du phénomène

Personnellement, je ne me sens pas concernée par cette opposition. Je


ne partage aucune de ces deux thèses quant à l'être, dont l'une ne me

27 E. Bensa et E Fassin, 'Les sciences sociales face à l'événement', op. cit, p. 15.

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316 Marlene ZARADER

paraît pas plus contraignante que l'autre. La seule différence à laquelle je


reconnaisse une consistance, c'est celle qui partage ce qui est vécu et ce
qui ne Test pas. Il me semble qu'il y a là deux plans, chacun légitime,
bien qu'ils soient inconciliables. Entre les deux, je ne me sens pas tenue
de choisir, au contraire - parce que choisir revient à masquer la diffé-
rence de plans. Je m'en tiens donc à l'acte inaugural de Husserl, j'ac-
complis la réduction, je suspens la thèse du monde, je considère le phé-
nomène tel qu'il est constitué par la conscience. Je veux lui être fidèle,
et ma fidélité consiste à le prendre au sérieux dans sa radicalité: pur
interstice, dislocation, suspens du sens. Ce suspens n'est pas une appa-
rence subjective ou psychologique qui pourrait se laisser dépasser, mais
la teneur même du phénomène. Ce que je retiens donc de l'approche
phénoménologique, c'est sa probité descriptive, qui a le mérite de
rendre justice au vécu, de reconnaître son droit, d'accepter sa revendi-
cation.

Mais cela signifie que la limite de cette approche, c'est celle-là même
du vécu. Or le vécu n'est pas le seul plan possible dans lequel on puisse
situer l'événement, ni la seule optique possible sur lui. La mort du
proche, cet événement inintégrable lorsqu'il m'arrive, et qui se donne
selon des modalités qu'il importe de décrire sans les défigurer - cette
mort est aussi la chose la plus naturelle du monde, elle s'inscrit sans le
troubler dans le cours des choses; ce dont il faut aussi rendre compte.
En d'autres termes, on ne peut se dispenser de penser une continuité
qui par ailleurs, sur un autre plan, continue de conserver ses droits.
Je pense à ces pages de Dostoïevski, dans Les démons™ où Chatov
assiste à cet événement bouleversant qu'est la naissance d'un enfant, par
les mains d'une sage-femme féministe et un peu nihiliste qui rit aux
éclats de son émotion ridicule. Ce qui est pour lui un absolu est pour
elle une habitude - pis encore: une décimale dans des statistiques. La
question que je pose - et que je sais bien être une question naïve -

28 F. DOSTOÏEVSKI, Les démons, trad. fr. B. DE SCHLOETZER, Paris, Gallimard, Pléiade, 1955,
p. 609-625.

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L'ÉVÉNEMENT, ENTRE PHÉNOMÉNOLOGIE ET HISTOIRE

est la suivante: pourquoi la naissance d'un enfant, telle qu'elle est vécue
par la mère ou par ce témoin empathique qu'est Chatov, devrait-elle
avoir un privilège d'être ou de vérité par rapport à cette même naissan-
ce considérée de façon statistique, c'est-à-dire reprise dans une série, qui
est ici numérique, mais qui pourrait tout aussi bien être temporelle?
Pour peu que l'on remette en question ce privilège, on s'aperçoit que
les différentes phénoménologies de l'événement sont des philosophies de
l'événement, au sens thétique du terme, au même titre qu'il y a des phi-
losophies de l'histoire. Et certes, l'une et l'autre s'opposent, mais c'est
un combat qui ne peut être gagné par aucun des deux adversaires. A qui
croit à l'histoire, on opposera légitimement l'événement, et à qui croit
à l'événement, on opposera tout aussi légitimement l'histoire. C'est que
chacun pose son objet comme un absolu, et la seule différence tient à la
façon dont ils conçoivent cet objet: à un absolu de totalisation (l'image
du cercle), on oppose un absolu d'approfondissement (l'image du point
où se concentrerait l'infini). Ce que je voudrais, c'est respecter intégra-
lement ce point sans pour autant nier le cercle. Et la condition pour y
parvenir, c'est de ne pas prendre l'un ou l'autre pour Y être même. En
conséquence, repenser l'homme, le monde, le temps à partir de l'événe-
ment me semble parfaitement légitime et fécond tant que cela reste
dans le cadre d'une optique: celle du vécu, c'est-à-dire des phénomènes,
et plus précisément encore de certains phénomènes, particuliers ou
limités. Mais à condition de ne pas transformer cette optique en lieu
unique de la vérité.
En parlant ainsi, j'ai bien conscience de me référer à une acception de
la phénoménologie qui n'est ni la plus radicale ni la plus originaire, et
qui est au fond ontologiquement assez pauvre (ou ontologiquement
neutre). Mais c'est la seule que je comprenne vraiment, et dont la légi-
timité me semble s'imposer. Je ne me sens pas tenue, pour accueillir le
phénomène de l'événement, d'adhérer à une philosophie de l'événement,
fut-elle phénoménologique. Et à vrai dire, entre une philosophie qui
prend le parti de l'histoire et une autre qui prend le parti de l'événe-
ment, la seconde me semble plus problématique encore. Je continue à
croire avec Hegel que la pensée est médiatrice, donc qu'elle a toujours

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déjà dépassé la vierge altérité de l'événement. Et pourtant, contre Hegel


et avec Blanchot,29 je voudrais rendre justice au vécu, et à sa revendica-
tion d'absolu. Je n'ai pas trouvé d'autre moyen de le faire que d'user de
la méthode phénoménologique.
Et j'ai tenté de montrer plus haut que c'est aussi ce que fait - sans
toujours le dire ou même parfois en le déniant - toute notre époque,
si soucieuse de l'événement. Il suffirait en effet d'adopter à l'égard de
celui-ci une position de surplomb pour qu'il redevienne un accident et
qu'il cesse de nous 'interpeller'.30 En ce sens, les phénoménologues sont
parfaitement fondés à affirmer que leur discipline est la plus apte à pen-
ser l'événement, ou que ce dernier est, par excellence, leur objet. De fait,

29 Et aussi avec l'héroïne & Intimité, de Patrice ChÉREAU, comme j'ai récemment tenté de le montrer
dans 'L'événement du désir', Études phénoménologiques, n° 36, 2002.
30 Ce qui pourrait conduire à une nouvelle question: pourquoi sommes-nous devenus si réticents à
adopter cette position de surplomb? Question de vaste portée, puisqu'elle revient au fond à se deman-
der ce qui détermine le surgissement d'une époque de la pensée. Pour ce qui concerne l'événement, l'al-
ternative semble au premier abord être la suivante: soit certains événements de notre siècle (Auschwitz
en est sans doute l'emblème) furent à ce point irréductibles qu'ils résistèrent à nos efforts antérieurs d'in-
tégration, vouant à l'échec la tentative de les réinsérer dans la trame de l'histoire; soit c'est parce que la
pensée n'était déjà plus ouvrière d'intégration que ces événements lui apparurent comme irréductibles.
Je ne suis pas certaine toutefois que le problème se pose vraiment ainsi. J'inclinerais à penser que même
Auschwitz n'a pas échappé au travail herméneutique auquel sont soumis après coup tous les événements
humains. Notre époque, comme toutes les autres, s'est retournée - avec un temps de retard, mais c'est
toujours le cas - sur les événements qui l'avaient marquée pour en proposer une intelligibilité; et elle
a élu l'un d'entre eux comme l'Inintelligible. C'est dire qu'Auschwitz a été compris dans l'histoire, et
par l'histoire, comme sa propre limite: ce qu'elle ne pouvait reprendre ni contextualiser. L'après-coup a
bien fonctionné, mais sa manière spécifique de s'accomplir a été de se déclarer ineffectuable. De même
que le traumatisme est une herméneutique ratée, on pourrait dire que notre rapport à Auschwitz est
une herméneutique refusée. D'où l'importance prise par le thème de la mémoire, au détriment du tra-
vail de l'histoire. La mémoire est l'indispensable corrélat de l'événement: elle voudrait commémorer
celui-ci tel qu'il est advenu, conserver le souvenir de sa singularité, l'accueillir sans le processualiser. En
conclusion, on peut bien voir dans Auschwitz quelque chose comme le modèle ou le paradigme de
l'événement tel que nous le considérons aujourd'hui, mais ce paradigme n'est pas simplement histo-
rique: il est aussi, peut-être d'abord, herméneutique. Autre manière de dire la même chose: ce n'est pas
parce que l'histoire s'est Vraiment' interrompue que nous n'arrivons plus à la penser dans sa continui-
té. Mais ce n'est pas non plus l'inverse. Mon hypothèse serait plutôt la suivante: bien que l'histoire ait
longtemps été pensée comme continuité, elle a sans doute toujours été vécue comme interruption. Notre
époque commence lorsque la pensée ne peut plus, ou ne veut plus, traiter ce vécu comme quantité
négligeable: lorsqu'elle se laisse troubler - jusqu'au vertige - par la radicalité du phénomène, entendu
comme ce qui se donne, tel que cela se donne.

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L'ÉVÉNEMENT, ENTRE PHÉNOMÉNOLOGIE ET HISTOIRE 319

l'événement ria de légitimité que phénoménale. Il ne peut devenir un


enjeu de pensée que lorsqu'on prend au sérieux son advenue en tant
qu'advenue, dans le 'comment' de son advenir. Cela signifie qu'il n'y a
pas d'événement sinon en rapport à une conscience (ou une pluralité de
consciences) qui le vit comme tel, qui ne peut le vivre qu'en l'ayant
d'ores et déjà constitué, et qui le constitue comme la limite de son
propre pouvoir de constitution. Ou, pour le dire dans un autre lexique,
il n'y a pas d'événement sinon comme ouvrant un temps paradoxal,
temps qu'il faut absolument comprendre comme un temps vécu, mais
vécu par une conscience (ou une pluralité de consciences) qui n'arrive
précisément plus à accomplir la synthèse du temps. Tout penseur, quel
qu'il soit, qui se soucie aujourd'hui de l'événement (fut-ce pour criti-
quer l'engouement qu'il suscite) s'y rapporte comme à un tel phénomè-
ne; s'y rapporterait-il autrement qu'il passerait à côté de l'objet dont il
prétend parler. Dans ces conditions, refuser toute pertinence à l'ap-
proche phénoménologique me semble une entreprise bien hasardeuse.
Mais tout se passe comme si le phénoménologue, qui est le mieux
armé pour décrire le suspens et la césure indissociables de l'événement,
s'installait dans cette césure en la dotant d'une consistance ontologique.
Par là, il se trouve presque immanquablement conduit à déréaliser le
régime naturel ou immédiat d'existence, à considérer comme simple-
ment 'dérivée' la temporalité chronologique,31 et à ne pouvoir considé-
rer de façon positive la vie historique et collective (comme on le voit
chez Heidegger pour qui tout cela appartient au registre de l'inauthen-
tique, lequel est bien reconnu comme inévitable, mais rien a pas moins
une structure de fuite). Ce que j'ai tenté de mettre ici en lumière, c'est
que si la phénoménologie en vient ainsi à perdre l'histoire, ce n'est pas
- comme on pourrait être tenté de le croire - parce qu'elle a accueilli

31 Ce à quoi Deleuze lui-même ne semble pas échapper. Cf. F. ZOURABICHVILI, notice 'Aiôn du
Vocabulaire de Deleuze, Paris, Ellipses, 2003, p. 13: "Deleuze ne se contente pas (Tun dualisme du temps
et de l'événement, mais cherche un lien plus intérieur du temps à son dehors, et entreprend de mon-
trer que la chronologie dérive de l'événement, que ce dernier est l'instance originaire qui ouvre toute
chronologie."

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320 Marlene ZARADER

l'événement: c'est parce qu'elle lui a accordé l'être. De même qu'à l'in-
verse l'historien n'est condamné à manquer l'événement que s'il absolu-
use l'histoire. Ce qui me semble donc fondamentalement en question
dans les innombrables discussions actuelles sur l'événement, ce n'est pas
l'événement lui-même (sur lequel on focalise indûment l'attention),
mais le statut accordé à sa phénoménalité - et peut-être, plus large-
ment, à la phénoménalité comme telle. En conséquence, les penseurs
qui aujourd'hui, pour 'sauver' l'histoire, prennent parti 'contre' l'événe-
ment, me semblent se tromper d'adversaire - faute d'une réflexion suf-
fisamment discriminante.
Quant à l'autre phénoménologie, celle qui, ayant accompli l'élargis-
sement, se préoccupe de l'événement inaugural entendu comme venue
à la présence, elle parle manifestement d'autre chose que des événements
du monde, ce qui est à la fois son droit et sa limite. Son droit, parce
qu'elle refait à sa manière le geste de toute philosophie, qui est de
remonter au principe, même si c'est pour en dénier le nom; sa limite,
parce qu'il est douteux qu'elle puisse désormais se développer davanta-
ge. Husserl considérait la phénoménologie comme une tâche infinie,
mais, lorsqu'on est remonté au tout premier mot, on a aussi prononcé
le dernier, et il n'y a plus rien à dire, sinon en mode tautologique (ce qui
peut d'ailleurs être assumé).

Conclusion

Puisque, dans cette dernière partie, je me suis laissée aller, très impru-
demment sans doute, à des considérations personnelles, je conclurai sur
une note plus personnelle encore.
Ce qui m'avait initialement attirée dans la phénoménologie, c'était le
retour aux choses mêmes, la concréité, la différenciation dans les modes
de donation, la fidélité au donné (au vécu tel qu'il est vécu), le refus des
grandes catégories formelles plaquées après coup sur les phénomènes.
Au fond, ce qui m'avait attirée, c'était le retour qu'elle permettait à la
phénoménalité, dans son irréductible diversité.

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L'ÉVÉNEMENT, ENTRE PHÉNOMÉNOLOGIE ET HISTOIRE 321

J'avoue que je me reconnais moins dans une phénoménologie deve-


nue à ce point originaire qu'elle ne remonte pas, pour mieux l'éclairer,
à la genèse de telle donation, mais qu'elle remonte à l'origine indifféren-
ciée de toute donation. Je crois que l'orientation exclusive sur l'événe-
ment d'être, sur le 'il y a inaugural, cette orientation dont la richesse est
de nourrir ou de renouveler notre puissance d'émerveillement, présente
aussi un risque: celui de nous détourner de la riche pluralité des phé-
nomènes, de même que l'obnubilation sur l'origine en général peut finir
par nous détourner des complexités de l'histoire.

SUMMARY: The Event, between Phenomenology and History

Ever since event became an 'epochal' word, it has been preoccupying todays phe-
nomenologists' as well as historians' minds. How to explain this convergence?
Having analysed (in the first section) the status ascribed to the event in phenome-
nology one has next to consider it within contemporary historiography (second sec-
tion). Finally an effort has to be made in order to posit the shared though largely
implicit question to which phenomenologists and historians give divergent answers
(third section). As a hypothesis it is proposed that both are related to the event as to
a phenomenon and that their opposition stems from the position they adhere where
being is concerned.

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