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‘DÉFENSE DE PAUL MORAND’: JACQUES ROUMAIN OU L’AVOCAT INATTENDU

DOMINIQUE LANNI, UNIVERSITY OF MALTA

Brillant prosateur aux images saisissantes et aux raccourcis fulgurants1, Paul Morand est
connu également pour ses violentes saillies à l’encontre des Juifs, des homosexuels et des
métis, les conflits de races ayant toujours constitué selon lui ‘les véritables crimes passionnels
du XXe siècle.’2 C’est pour appréhender en profondeur les interrogations que font naître chez
lui les Noirs que Morand effectue à la fin des années vingt deux voyages dans les Amériques
et un voyage en Afrique pour composer Magie noire, le troisième volet d’une série à laquelle
il a donné le nom de ‘Chronique du XXe siècle.’3 Paul Morand effectue un premier voyage
dans les Amériques de janvier à mars 1927. De retour à Paris, il complète sa documentation,
compose une partie des nouvelles destinées à former la partie ‘américaine’ de son recueil –
Baton Rouge, Charleston, Excelsior, Syracuse – ainsi que ‘Sous pavillon noir’, une préface au
Paradis des nègres, la traduction française de Nigger Heaven de l’écrivain américain
négrophile Carl Van Vechten4. En novembre 1927, Morand repart pour les Amériques. Au
cours de son séjour en Haïti, il fait la connaissance de Jacques Roumain, un jeune métis,
directeur de La Revue indigène5, qui l’initie aux mystères de l’île. Morand compose Le Tsar
noir, nouvelle qui a pour cadre l’île mais à travers laquelle il entend faire la synthèse des
Noirs des Antilles. Dans le même temps, il rédige à l’intention de Jacques Roumain et Daniel
Heurtelou ‘Ce que je pense de La Revue indigène’. Figurant dans les manuscrits inédits de ses
Carnets d’un voyage aux Antilles et publié ‘en manière de préface’ à l’Anthologie de la poésie
indigéniste haïtienne, mais non conservé dans Hiver caraïbe,‘Ce que je pense de La Revue
indigène’ est un jugement enthousiaste sur les textes des écrivains indigénistes haïtiens. Il
s’achève sur une évocation de Magie noire, que Morand décrit comme une :
série de petits tableaux, qui seront comme des projectionslumineuses, sous différents angles,
d’un problème central. Certains de ces tableaux vous amuseront, d’autres vous déplairont. Avant de
juger, attendez d’avoir lu tout lelivre, prévient-il : je crois que ma grande sympathie pour les noirs s’y
verra avec évidence; avant la plupart des Blancs, j’aurai cherché à dégager le génie de la race noire et
à l’expliquer en France avec impartialité6. Après les Etats-Unis et les Antilles, Morand met
le cap sur l’Afrique. Entre février et avril 1928, Paul Morand décide de faire la visite de
‘Dakar, la Guinée, le Fouta-Djalon, le Soudan, le sud du Sahara, le Niger, Tombouctou, le
pays Mossi, la Côte-d’Ivoire’ afin de compléter la partie ‘africaine’ de son recueil7. C’est peu
après son retour à Paris que Le Tsar noir paraît en préoriginale dans la Revue de Paris du 15
avril 1928. Quoique bien reçue en France, la nouvelle déclenche à Haïtila colère de
l’intelligentsia et des politiques. Ils accusent Morand de les avoir brocardés à travers la figure
d’Occide, protagoniste de Tsar noir, un avocaillon devenu l’instaurateur d’un régime de
terreur d’inspiration bolchevique via l’intercession des forces obscures du vaudou.
A trois reprises, et tandis que la presse se déchaîne, Jacques Roumain (1907-1944),
écrivain métis communiste défenseur de l’indigénisme, va se faire l’avocat de Morand,
écrivain à succès de droite antisémite et raciste notoire, que tout semble a priori opposer à lui.
Dans ‘Défense de Paul Morand, un écrivain engagé ne saurait être par définition un
apologiste’, [article paru dans Le Petit impartial du 19 mai 1928], Roumain dénonce d’abord
un procès d’intention, estimant qu’en ayant tenu des propos semblables, des compatriotes
n’ont pas reçu le même traitement. Il rappelle ensuite à ceux qui se sont offusqués des appels
aux armes que contient la nouvelle que nombreux parmi eux sont ceux qui rêvent de prendre
les armes pour chasser de l’île les Américains. Il affirme avec vigueur se retrouver dans la
peinture que Morand a brossée de l’île et de ses habitants qu’un fil la lie à l’Afrique par-delà
l’espace et les siècles :
Tambour, lambis, appel puissant de la race! Morand n’a insulté personne quand il vous a fait
rugir dans la nuit tropicale. Pour moi, je le dis sans honte, lorsque je vous entends
gronder dans les mornes, mon sang bat à votre rythme sourd. Je ne suis plus le métis
incohérent qui pilote une quarante chevaux, choisit avec soin ses cravates et lit La Critique de
la raison pure, je suis mon ancêtre Peulh, Ouolof, Achanti ou Masai…’8
Occide n’est qu’une caricature: ‘C’est un fou. Rien qu’un fou.’9 A cette époque, l’anti-
américanisme est fort. Parmi les alternatives qui se profilent, le bolchevisme séduit. Et il
s’agit moins pour Morand de livrer à travers ce personnage une charge contre les Haïtiens que
contre le Bolchevisme. Et si Roumain ne s’offusque pas pour l’heure de l’antibolchevisme de
Morand, il fondera quelques années plus tard le Parti Communiste haïtien. Roumain – car lui,
il connaît Morand -- poursuit de la manière suivante:

Celui qui connaît Morand sait quelle perspicacité, quelle cruelle voyance se déguisent sous
son sourire ne pensera pas un instant qu’il n’a écrit Le Tsar noir que dans le dessein d’amuser.
[…] Je me suis fait son avocat pour nous éviter un ridicule que nous ne méritons pas […]. Je suis
sûr que l’opinion publique l’a déjà acquitté10.

Au début de l’été 1928, dans une série d’articles parus dans Le Matin, Bernard Fay
accuse Jacques Roumain et ses amis Indigénistes d’être à la fois bolchevistes et anarchistes.
Dans ‘Notre Bulletin incriminé’, article paru dans Le Petit impartial du 29 juillet 1928, lui
répondant, Roumain rétorque: ‘Le bolchevisme, quelques défauts qu’on veuille lui trouver, est
CONSTRUCTIF tandis que l’anarchie est la négation de tout ordre: une puissance DESTRUCTIVE
[sic) Nous ne sommes ni l’un ni l’autre.’ 11 Il rappelle ensuite qu’ayant pris la défense de Paul
Morand suite à la cabale lancée à sa encontre à la parution du Tsar noir, il avait interprété sa
pensée comme une mise en garde contre ‘les idées d’exportation qui comme certains arbres
inacclimatables ne font que pourrir la terre où on les a plantés’12. Roumain faisait alors
allusion aux ravages occasionnés par les agissements des mouvements bolchevistes en
diverses contrées d’Amérique du Sud. De ce fait, lui et ses amis ne sauraient être tenus pour
bolchevistes. Il souligne enfin que le fait que les Indigénistes luttent en faveur d’une
République libre interdit qu’on les tienne également pour des anarchistes. Mais sa prise de
position la plus virulente est sans aucun doute celle qu’il tient dans ‘Mon Carnet, XIII’, un
article publié sous le pseudonyme d’ ‘Ibrahim’, et qui a paru dans La Presse du 31 août
192913. Il concerne non seulement la nouvelle Tsar noir, mais aussi le recueil Magie noir
dans son ensemble. Affirmant qu’il est évident que les Haïtiens sont un ‘prolongement de
l’Afrique’, et que Morand ? ne saurait renier ces racines, parce qu’il portait sur son front ‘la
trace de son noir baiser et en [son] âme l’empreinte indélébile de son âme !’, Roumain écrit‘Je
ne sais pourquoi on s’est fâché du livre de Morand: cet écrivain très psychologue, très
intelligent, disait dans Magie noire que l’homme de couleur, quel que soit son degré de
civilisation et de culture, retourne toujours en un sens quelconque à des sentiments primitifs
purement nègres.’14
Il poursuit en observant que si les musiques des grands compositeurs classiques
l’‘enchantent’, l’‘émeuvent’, le ‘consolent’, l’‘attristent’, l’‘exaltent’, il demeure sensible aux
grondements d’un tambour vaudou et aux chants des femmes noires et préfèrera toujours les
chants de sa race à la musique des Blancs. A ceux que ses propos risquent de choquer, il
demande en manière de boutade si ce n’est pas parce que le sorcier et ‘l’homme habile en
paroles ’ sont deux personnages parmi les plus importants dans les tribus nègres qu’il y a tant
de médecins et d’avocats chez les Noirs avant de conclure, sous forme de clin d’œil : ‘Pur
héritage de l’Afrique !’10
En France, à l’instar des précédentes œuvres de Morand, Magie noire connaît une réception si
flatteuse qu’excédé, le ministre d’Haïti à Paris démissionne du Comité France-Amérique. Aux Etats-
Unis, par contre, la publication de Magie noire a soulevé chez les intellectuels noirs américains un vif
ressentiment. En Haïti, elle a été à l’origine de la levée de boucliers qu’on a vue. Dans ce concert de
réactions et jugements sans appel, la singularité de la voix de Jacques Roumain et ses convictions
réaffirmées confèrent d’autant plus de poids à sa défense. C’est d’ailleurs davantage sur Roumain et
son attitude à l’égard du bolchévisme que sur Le Tsar noir et Morand que vont ensuite se concentrer
les attaques de la presse. En effet, si la fin de l’occupation américaine est ardemment souhaitée, le
bolchévisme représente une menace sérieuse aux yeux d’une partie de l’intelligentsia haïtienne. Et
c’est en cela que la défense de Roumain apparaît alors bien plus préoccupante que la nouvelle du Tsar
noir elle-même.

Je suis heureux de remercier ici l’Université de Malte et le CRLV (Centre de Recherche sur la Littérature des
Voyages) de l’Université de Paris-Sorbonne pou leur soutien. Je tiens également à remercier le Pr.
Depasquale, le Pr. Fenech, le Pr. Lauri-Lucente, le Pr. Callus, de l’Université de Malte, le Pr. Moureau, de
l’Université de Paris-Sorbonne et le Pr. Heyndels, de l’Université de Miami, qui m’ont offert l’opportunité de
presenter mes travaux dans leurs seminaires.

1
Paul Morand, Poèmes, éd. par Michel Décaudin (Paris: Gallimard, 1973); Tendres Stocks, préf. par
Marcel Proust (Paris : Gallimard, 1996); Ouvert la nuit (Paris: Gallimard, 1987).2 Paul Morand,
Bouddha vivant (Paris: Bernard Grasset, 1927).
3
Paul Morand, Magie Noire (Paris: Bernard Grasset 1928 ; repr. Paris : Grasset, 1986 [Citez l’édition
que vous utilesez dans l’article et ajoutez ‘Toutes les références suivantes à MN sont tirées de cette
édition.’; Nouvelles complètes, I, éd. par Michel Collomb (Paris: Gallimard, 1991).
4
Carl Van Vechten, Le Paradis des Nègres, préf. de Paul Morand (Paris: Simon Kra, 1927).
5
La Revue indigène. Jul. 1927-Fév.1928. Anthologie de la poésie haïtienne “indigène” (Nendeln:
Kraus Reprint, 1971).
6
Paul Morand, ‘Ce que je pense de La Revue indigène’, dans Carnets d’un voyage aux Antilles
(2AP10, Carnets inédits des Archives de l’Académie française), à paraître ; et Anthologie de la poésie
haïtienne “indigène”, pp. I-II (Port-au-Prince: Imprimerie modèle, 1928.
7
Paul Morand, Magie noire, pp. 7-8.
8
Le Petit impartial (1928), 19 mai, p. 470.
9
Ibid.
10
Jacques Roumain, ‘Défense de Paul Morand’, dans Œuvres complètes, éd. par Léon-François
Hoffmann (Paris: Editions de l’Unesco, 2003), pp. 469-471.
11
Jacques Roumain, ‘Notre Bulletin incriminé’ dans Œuvres complètes, éd. par Léon-François
Hoffmann (Paris: Editions de l’Unesco, 2003), p. 490.
12
Ibid.
13
Ibrahim [Jacques Roumain], ‘Mon Carnet, XIII’, Œuvres complètes, éd. par Léon-François Hoffmann
(Paris: Editions de l’Unesco, 2003), p. 558.
14
Ibid.

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