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Éloi Laurent, constituait une véritable révolution. «Joe


Aux États-Unis, la révolution Joe Biden Biden invente l’économie du XXIesiècle, l’économie
n’aura pas lieu des fondations», résumait-il.
PAR ROMARIC GODIN
ARTICLE PUBLIÉ LE VENDREDI 31 DÉCEMBRE 2021

Joe Biden, le 23 décembre 2021 à la Maison


Blanche © Drew Angerer / Getty Images via AFP

Joe Biden, le 23 décembre 2021 à la Maison


Sur le plan international, la nouvelle administration
Blanche © Drew Angerer / Getty Images via AFP promettait la fin de l’évasion fiscale avec un taux
Le volet social et environnemental du plan Biden d’impôt sur les sociétés minimal de 21% et un taux
n’est toujours pas adopté et se trouve dans l’impasse. nominal aux États-Unis de 27%. Même s’il ne revenait
À force de compromis et de reculades, le président pas au taux précédant la réforme de son prédécesseur
semble avoir pris acte de son incapacité à imposer une Donald Trump, Biden envoyait un message clair: la
nouvelle social-démocratie. course au «moins-disant fiscal» était terminée et les
Le soufflé semble définitivement retombé. Le entreprises devaient désormais apporter leur juste part
contraste entre les espoirs nés de l’arrivée de Joe au financement des plans envisagés. Tout cela rompait
Biden à la Maison Blanche et la situation en cette fin avec quatre décennies de néolibéralisme et de logique
d’année 2021 est frappant. Lorsque, le 20janvier 2021, de ruissellement.
le démocrate arrive à la tête des États-Unis, il annonce Et puis, au fil des mois, l’affaire s’est corsée et les
un immense changement. ambitions se sont réduites. En cette fin d’année 2021,
En réponse au choc de l’assaut contre le Capitole, on est très loin du compte.
toutes les cartes allaient être rebattues. De février à Un plan en deux parties, la seconde est dans
avril, les annonces allaient se succéder, accompagnées l'impasse
de promesses tonitruantes. Toutes les certitudes de Le grand plan d’investissement a été scindé en
l’ère néolibérale étaient mises à mal et Joe Biden deux, d’un côté les infrastructures «classiques», de
n’hésitait pas à parler d’un «nouveau paradigme». l’autre les politiques sociales et environnementales.
Renversant l’aphorisme reaganien, il affirmait que L’économie des fondations a perdu de sa cohérence.
le «gouvernement n’était pas le problème, mais la D’autant qu’un seul de ces plans a été voté en
solution». novembre, le premier. Soumis à un compromis
Biden joignait les actes à la parole en mettant «bipartisan» avec les républicains, il a été
sur la table un plan d’investissement massif de sensiblement réduit. Certes, l’intégration de dépenses
4000milliards de dollars, incluant non seulement déjà prévues a permis de tenir le chiffre promis de
les infrastructures classiques, mais aussi la 1200milliards d’euros, mais en réalité les dépenses
santé, la protection de l’enfance, l’éducation et nouvelles effectives en représentent moins de la
l’environnement. Tout cela était conçu comme des moitié.
fondamentaux de la croissance future, ce qui, comme Sur le plan fiscal, la hausse de l’impôt sur les sociétés
le notait alors l’économiste critique de la croissance a été abandonnée et, au niveau international, le taux
minimum a été fixé à 15%, ce qui préserve très

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largement le modèle des grands groupes numériques sortie est de l’expurger du crédit d’impôt sur l’enfance.
mondiaux (dont le taux effectif était déjà autour de Et encore, le sénateur de Virginie-Occidentale pourra
15%). Avec un taux de ce type, la course au moins- toujours refuser de voter un texte qui menace, selon
disant fiscal est sans doute réduite, mais elle n’est lui, d’alimenter l’inflation.
pas freinée: les capitaux peuvent toujours arbitrer Ce plan, qui devait remettre l’État-providence
librement entre les juridictions. La pression demeure au centre de l’économie états-unienne, est donc
donc forte sur les États, notamment dans les pays compromis. Sauf coup de théâtre, on ne peut guère
émergents. imaginer pour le remplacer qu’une série de demi-
Quant au reste du plan, contenant dépenses sociales mesures. D’autant que le temps est compté. Cette
et environnementales, s’élevant à 1700milliards de année 2022 qui s’ouvre est déjà celle des élections de
dollars sur dix ans (contre 2300milliards initialement), mi-mandat où seront renouvelés un tiers du Sénat et
il est dans l’impasse. Joe Biden espérait pouvoir le la Chambre des représentants. Une fois la campagne
faire passer par une procédure dite de «réconciliation», lancée, l’heure des votes sera passée.
qui permet son adoption rapide avec une majorité Mais un fait vient encore assombrir ce bilan déjà
simple. Mais pour cela il faut obtenir le plein des terne. Renouant avec les grandes dépenses militaires
voix démocrates au Sénat, où la répartition est égale de l’ère néolibérale et alors que la droite et le centre ne
entre les deux partis. Or, le 19décembre, le sénateur cessent de s’insurger contre les dépenses excessives en
démocrate de Virginie-Occidentale Joe Manchin a matière sociale, l’administration Biden a fait adopter
annoncé qu’il ne voterait pas le texte. ce 27 décembre un plan de 770 milliards de dollars
Son refus s’appuie sur les arguments traditionnels pour les dépenses militaires. Alors même que, le
contre les investissements publics: la crainte de 15décembre, les familles ont touché leurs dernières
l’augmentation de la dette publique alimentée par la mensualités du crédit d’impôt pour l’enfance, le
reprise de l’inflation. Un point plus «technique» est contraste illustre à merveille comment les vieux
aussi en cause: Joe Manchin veut conditionner le crédit réflexes des démocrates sont revenus à l’ordre du jour
d’impôt à l’enfance, qui permet aux familles de gagner à Washington.
jusqu’à 300euros par mois, soit à des revenus, soit Certes, la présidence Biden n’a pas «rien fait» en
à un travail. Or la gauche du parti sait que de telles 2021. Mais on est loin des promesses du printemps. Le
conditions vont rendre ce crédit d’impôt inefficace. plan d’investissement en infrastructures est très loin
Sans compter que, comme jadis l’Obamacare, sa des besoins identifiés par l’association des ingénieurs
conditionnalité pourra alimenter le ressentiment d’une des États-Unis qui estiment qu’en 2039, il manquera
partie de la classe moyenne, ce qui sera du pain bénit 10000milliards de dollars d’investissement au PIB du
pour les républicains. pays.
Le refus de Manchin semble signer la fin des ambitions Pour le reste, le bilan est limpide: malgré quelques
de Biden. Certes, si la speaker (présidente) de la avancées, il n’y a donc pas de «révolution Biden».
Chambre des représentants, Nancy Pelosi, continue La table n’a pas été renversée et le projet de société
d’affirmer que le plan Build Back Better (BBB) reste présenté en mars est au point mort. La redistribution
d’actualité et sera voté en janvier, la situation est fait principalement l’objet de vœux pieux et ce sont les
bloquée. Joe Manchin n’entend pas céder et n’a, en fondations sociales, environnementales et sanitaires de
fait, aucune raison de le faire. la croissance qui ont été les variables d’ajustement.
Quant à la gauche du parti, elle refuse de négocier Le fait que le plan « Build Back Better » ne soit pas
avec un sénateur qui s’aligne sur les arguments et les voté en cette fin d’année 2021 ne dit qu’une chose:
vœux des républicains. Comme il n’est pas possible
de faire passer le plan sans Manchin, la seule voie de

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ce n’est pas la priorité de l’administration Biden. Pour élu d’accord avec les républicains et qui, grâce aux
faire simple, en neuf mois, l’ambition transformatrice subtilités législatives états-uniennes, peut ruiner les
est rentrée dans le rang de la doxa clintonienne. ambitions de Biden.
La faute à Joe Manchin, seulement? La responsabilité de Joe Biden
Comment expliquer une telle trajectoire? Il est aisé Mais son pouvoir, Joe Manchin ne l’a pas obtenu par
de reporter la faute sur le seul Joe Manchin. Et hasard. C’est aussi le fruit d’erreurs tactiques de Joe
il est vrai que le sénateur «centriste» dispose d’un Biden ou peut-être même d’un accord de fond avec
pouvoir exorbitant à la Chambre haute. Il a, de fait, le sénateur sur plusieurs points. Le sentiment que l’on
un véritable droit de veto sur les dispositions de a, en observant les événements depuis le printemps,
l’administration Biden. Et il ne s’en prive pas pour c’est que Joe Biden a toujours fait le choix d’entrer
influer sur l’évolution de la politique états-unienne. dans le jeu de Manchin. Il a cédé aisément sur les
C’est lui qui, cet été, a exigé un vote «bipartisan» taux d’imposition des sociétés, en théorie pour obtenir
avec une partie des républicains sur le seul plan l’accord de Manchin sur le plan d’investissement.
d’investissement, conduisant la Maison Blanche à Puis a scindé ce plan en deux pour complaire à
scinder en deux le plan initial et à faire passer Manchin. Puis essaie encore actuellement de négocier
au second plan l’aspect social et environnemental son ralliement à Build Back Better.
de l’action du président. La logique de Manchin Comme l’avait souligné récemment auprès de
est simple: les dépenses d’infrastructures viendront Mediapart Christophe Le Boucher, auteur des Illusions
alimenter les marchés des entreprises privées. Les perdues de l’Amérique démocrate (Vendémiaire,
dépenses sociales sont jugées improductives. 2021), le président avait la possibilité de préserver
C’est aussi lui qui, disposant seul du pouvoir de ses engagements du printemps en mettant la pression
bloquer ce deuxième plan, a rendu son vote impossible sur Manchin. Par exemple en refusant de céder sur
et, finalement, l’a bloqué. Ses arguments reprennent les points importants et en laissant au sénateur la
tellement ceux des républicains que le leader du responsabilité d’un «tout ou rien». Il pouvait aussi
«GOP» au Sénat, Mitch McConnell, a indiqué que les contourner les obstacles en utilisant les pouvoirs de
portes de son parti étaient grandes ouvertes pour Joe décret du président sur certains sujets. Il pouvait
Manchin. Car les républicains s’insurgent contre la encore s’appuyer sur le mouvement social naissant
«montée socialiste» qui s’emparerait des démocrates, outre-Atlantique et faire de son mandat celui des
ce qui rejoint largement les critiques du sénateur de salariés en lutte, faisant pression sur les employeurs et,
Virginie-Occidentale. Ajoutons à cela que ce dernier indirectement, sur l’aile «centriste» des démocrates.
est lié, par le financement de ses campagnes, à un Mais la démarche de Biden a été entièrement
certain nombre de grandes entreprises (son opposition différente: il a espéré un ralliement de Manchin
au plan lui a valu une forte augmentation des en cédant à ses demandes, créant inévitablement de
donations), et vous avez là un coupable idéal. nouvelles demandes. En juillet, il assurait que le
La représentante du Minnesota, Ilhan Omar, une des «deal» était un accord bipartisan sur les infrastructures
figures de la gauche du parti, ne se laisse d’ailleurs contre un vote positif à BBB. Mais Manchin,
pas bercer par les arguments de Manchin qui prétend en situation de redessiner seul les contours de la
défendre ses administrés de Virginie-Occidentale, qui présidence Biden, n’avait aucune raison de ne pas
ont massivement voté Trump en 2020. «Cela n’a rien poser de nouvelles conditions.
à voir avec ses administrés. Il s’agit de corruption De cette manière, c’est bien Joe Biden qui a sacrifié
et de l’intérêt propre d’un baron du charbon», a les politiques sociales en se soumettant aux demandes
twitté l’élue. Le blocage serait donc le fruit d’un de Joe Manchin qui avait, dès le début, ces dépenses
en ligne de mire. Même à présent, sa volonté de

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poursuivre les négociations avec Joe Manchin pour secrétaire au Trésor de Bill Clinton, Larry Summers,
obtenir son vote semble un moyen de justifier de qui avait évoqué dès février une possible «surchauffe»
nouvelles reculades. Car sur quoi céder? Sur le crédit de l’économie.
d’impôt pour l’enfance ? Sur l’enveloppe globale? Incapable de comprendre que cette surchauffe est
C’est, sans le dire, accepter un nouveau détricotage, indépendante de la reconstitution d’un État social,
et la gauche du parti l’a bien compris puisqu’elle l’administration Biden a sans doute préféré saisir
demande un passage en force de l’exécutif. l’excuse Manchin pour diluer le plan Build Back
Les erreurs de la gauche Better et le retarder. C’est là aussi un retour en arrière
Reste qu’il ne faut pas non plus sous-estimer les vers les années Clinton-Obama.
erreurs de la gauche du parti. Cette dernière a aussi En fin de compte, et quel que soit l’avenir du plan
joué avec le feu. Elle aurait pu exiger le maintien d’un Build Back Better, le coût politique de ces choix sera
bloc complet pour le plan d’investissement ou exercer lourd. Même si Joe Biden essaie de donner des gages à
une vraie pression pour obtenir un vote de Build Back sa gauche, notamment en prolongeant de trois mois, et
Better avec le plan d’infrastructures. Elle aurait aussi à la dernière minute, la suspension du remboursement
pu se saisir du mouvement social et le «politiser». des dettes étudiantes, ses priorités semblent claires. Le
Mais la gauche démocrate a montré sa faiblesse à la discours risque donc de ne pas suffire.
fois politique et tactique. Elle n’a pas su peser sur le La déception envers les réformes Biden va plus loin
parti pour corriger le tir présidentiel. Bernie Sanders qu’une défaite politique annoncée aux élections de
a voté le plan d’infrastructures au Sénat en juillet sur mi-mandat. Elle scelle l’échec de la tentative d’une
une simple promesse concernant les dépenses sociales. réouverture d’une voie sociale-démocrate de réforme
Et lorsque, fin novembre, la gauche n’a pas voté ce interne du capitalisme pour le faire sortir de la logique
même plan, le mouvement était surtout symbolique et néolibérale. Cette logique persiste et reste dominante
représentatif des limites de son influence au sein du dans les milieux d’affaires. La grande alliance réalisée
parti démocrate. par Roosevelt entre le monde du travail et une partie
Le pari de la transformation en profondeur semble des capitalistes ne semble plus possible aujourd’hui.
donc perdu. Joe Biden n’a pas été capable de rompre C’est ce qui ressort de cette première année de mandat.
avec ses origines centristes, les vieux réflexes sont Pour éviter que le trumpisme resurgisse pour se saisir
revenus. Il est vrai que la poussée d’inflation au cours du mécontentement et de la déception, il est donc
du second semestre a pu redonner de la crédibilité urgent de construire une alternative plus radicale à la
à la vieille garde néokeynésienne autour de l’ancien crise sociale et environnementale du néolibéralisme.

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