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OU M ME AUTEUR Jacques Ranciere

Aux Éditions Galilée


LA MÉSENTENTE. Po/itique et phiiDsophie, 1995.
LA CHAIR DES M0TS. Politiques de Lí!criture, 1998.
L']NCONSCIENT ESTHÉTIQUE, 2001.
MAwSE DANS L'ESTIIÉTIQUE, 2004.
P0LITIQUE DE LA LITTÉRATURE, 2007.
Malaise
Chez d'autres éditeurs
dans l'esthétique
LA LEÇON o'ALTHUSSER, Gallimard, 1974.
LA NuIT DES PR0LÉTAIRES. Archives du rroe ouvrier, Fayard,
1981 ; rééd. Hachette, coll. « Pluriel », 1997.
LE PHILOS0PHE ET SES PAlNRES, Fayard, 1983.
LoUis-GABRIEL GAUNY. Le phiiDsophe pliblien (éd.), Presses
universitaires de Vincennes, 1985.
LE MAtrRE IGN0RANT. Cinq kçons sur l'émancipation
inte!kctuelk, Fayard, 1987; rééd. 10/18, 2004.
Aux BORDS ou POLITIQUE, Osiris, 1990 ; rééd. Gallimard,
coll. « Folio », 2004.
C0URTS V0YAGES AU PAYS DU PEUPLE, Le Seuil, 1990.
LES N0MS DE L'HISTOIRE. Essai de poltique du savoir,
Le Seuil, 1992.
MALLARMf. La politique de la sirene, Hachette, 1996.
ARllT SUR HISTOIRE, avec Jean-Louis Comolli, Centre
Gcorges-Pompidou, 1997.
LA PAROLE MUETTE. Essai sur ks contradictions de la
littlrature, Hachette, 1998.
LE PARTAGE OU SENSIBLE. Esthltique et politique, La
Fabrique, 2000.
LA FABLE CINtMATOGRAPHIQUE, Le Seuil, 2001.
LE ÜESTIN DES IMAGES, La Fabrique, 2003.
LES Sc NES DU PEUPLE, Horlieu, 2003. x-.x
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Galilée
Ir.,,
!· 1:

rt L:esthétique a mauvaise répuration. II ne se passe guere


f une année sans qu'un ouvrage nouveau proclame soit la
fin de son temps, soit la perpétuation de ses méfaits. Dans
l'un ou l'autre cas, l'accusation est la même. L:esthétique
serait le discours captieux par lequel la philosophie ou
une certaine philosophie détourne à son profü le sens des
ccuvres de l'art et des jugements de gout.
Si l'accusation est constante, ses attendus variem. 11
y a vingt ou trente ans, le sens du proces pouvait se ré-
sumer dans les termes de Bourdieu. Le jugement es-
thétique « désintéressé », tel que Kant en avait fixé la
formule, était le lieu par excellence de la « dénégation
du social 1 ». La distance esthétique servait à dissimuler
une réalité sociale marquée par la radicale séparation en-
tre les « gouts de nécessité » propres à l' habitus populaire
et les jeux de la distinction culturelle réservés à ceux-là
·) J seuls qui en avaient les moyens. Une même inspiration
animait, dans le monde anglo-saxon, les travaux de l'histoi-
.- f:: re sociale ou culturelle de l'art. Les uns nous montraient,
derriere les illusions de 1'art pur ou les proclamations

1. Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociak du jugm,mt,


li:> 200 4, fil>ITIONS GALIW, 9, ruc Lin né, 75005 Paris.
Minuic, 1979.
En application de b !oi du 11 mm 1957, il cst interdit de reproduire intégralcmem ou
. .. partidlcmcnt le présem ouvragc sans autorisation de l'édiccur ou du Centre français
d'cxploitation du droi1 de copie (CFC), 20, ruc dcs Grands-Augustins , 75006 Paris.
9
15-." ).
ISBN 978-2-7186-0662-0 ISSN 0768-2395
Malaise dam lesthétique Introduction

des avant-gardes, la réalité des contraintes économiques, Jean-Marie Schaeffer fait ainsi écho au Petit manuel
politiques et idéologiques fixam les conditions de la d'inesthétiqued'Alain Badiou. Les deux pensées sont pour-
pratique artiscique1• Les autres saluaienc, sous le citre tant aux antipodes I'une de l' autre. Jean-Marie Schaeffer
The Antí-.Aesthetic,l' avenement d' un are postmoderne rom- s'appuie sur la tradition analytique pour opposer l'ana-
pant avec les illusions de l'avant-gardisme 2• lyse concrete des attitudes esthétiques aux errements de
Cette forme de critique n'est plus guere à la mode. l'esthétique spéculative. Celle-ci aurait substitué à I'écude
Depuis vingt ans, I'opinion intellectuelle dominante des conduices esthétiques et des pratiques artisciques un
n'en finit pas de dénoncer dans coute forme d' ex:plica- concept romantique de l'absolu de l'An, afio de résoudre
tion « sociale » une complicité ruineuse avec les utopies le faux probleme qui la tourmentait : la réconciliation
de l' émancipation dédarées responsables de l'horreur de l'intelligible et du sensible. Alain Badiou pare, lui, de
totalitaire. Et, de même qu'elle chance le retour à la pu- principes tout opposés. C'est au nom de l'Idée platoni-
re policique, elle célebre à nouveau le pur face-à-face cienne dont les reuvres de l'are sont les événements qu'il
avecI'événement inconditionné de I'reuvre. On aurait pu rejette une esthétique qui en soumet la vérité à une (anti)
penser que I'esthétique sortirait blanchie de ce cours philosophie compromise dans la célébration romantique
nouveau de la pensée. Apparemment, il n'en est rien. d'une vérité sensiblc du poeme. Mais lc platonisme de
Laccusation s'est simplement renversée. Lesthétique est l'un et l'anti-platonisme de l'autre s'accordent pour dé-
devenue le discours pervers qui interdit ce face-à-face noncer dans l'esthétique une pensée du mélange, partici-
en soumettant les reuvres, ou nos appréciations, à une pant de la confusion romantique entre la pensée pure, les
machine de pensée conçue pour d'autres fins : absolu affects sensibles et les pratiques de l'art. Lun et l'autre y
répondent par un príncipe de séparation qui mct les élé-
philosophique, religion du poeme ou rêve d'émancipa-
ments et les discours à lew place. En défendant, contre
tion sociale. Ce diagnostic se laisse sans probleme écayer
I'« esthétique philosophique », les droits de la (bonne)
par des théories antagoniques. I..:Adieu à l'esthétique de
philosophie, ils se moulent encore dans le discours du
1. Parmi les nombreux travaux publiés en ce sens par les histo- sociologue anti-philosophe qui oppose la réalité des atti-
riens sociaux et culturels de l'art, on retiendra tout particuliere- tudes et des pratiques à l'illusion spéculative. Ils s'accor-
ment les ouvrages de Timothy J. Clark, Le Bourgrois absolu: ks dent ainsi à l'opinion dominante, qui nous montre la
artistes et la politiqur en France de 1848 à 1851, An :Édition, 1992, glorieuse présence sensible de I'art dévorée par un dis-
et Une lmagt du peupk : Gustave Courbet et la Révolution de 1848,
Art Édition, 1991. cows sur l'art qui tend à devenir sa réalité même.
2. Hal Foster (éd.), TheAnti-.Amhdic. Essays onPostmodern Culture, On retrouverait la même logique dans des pensées de
New York, The New Press, 1998. l'art fondées sur d'autres philosophies ou anti-philoso-

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Malaise dans l'esthltique lntroduction

phies, par exemple chez Jean-François Lyotard, ou c'est Prenons-en un exemple. Jean-Marie Schaeffer veut
la frappe sublime du trair pictural ou du timbre musical dénoncer la confusion romantique en nous montrant
qui est opposée à l'esthétique idéaliste. Tous ces discours l'indépendance des conduites esthétiques à l'égard des
criciquent semblablement la confusion esthétique. Plus reuvres d' art et des jugements qu' elles suscitem. II utilise
d'un, en même temps, nous laisse voir un autre enjeu pour cela un petit passage de la Vie de Henry Brulard, ou
impliqué par cette « confusion ►> esthétique : réalicés de Stendhal évoque les premiers bruits - insignifiants -
la division en classes opposées à l'illusion du jugement qui, dans l'enfance, l'ont marqué: les cloches d'une égli-
désintéressé (Bourdieu), analogie des événements du se, une pompe àeau, la fltlte d'un voisin. II compareces
poeme et de ceux: de la polirique (Badiou), choc de l'Autre souvenirs avec ceux d'un écrivain chinois, Shen Fu, évo-
souverain opposé aux illusions modernistes de la pensée quant les montagnes qu'il voyait, enfant, dans des tau-
qui se façonne un monde (Lyotard), dénonciation de pinieres perçues à ras de terre. II y voit le témoignage
la complicité entre l'utopie esthétique et l'utopie tota- d'« attitudes esthétiques », identiques à travers les cul-
litaire (le chreur des sous-traitants). La distinction des tores, et qui ne visent pas les reuvres de l'art. Il est aisé
concepts n'est pas pour rien homonyme de la distinction pourtant d'y voir tout le contraire. En participant à
sociale. À la confusion ou à la distinction esthétique s'at- l'invention d'un genre littéraire qui brouille les fron-
tachent clairement des enjeux qui touchent à I'ordre so- tieres - la vie de 1'artisce comme reuvre -, Stendhal met
cial et à ses transformations. en place ce qui est appelé à devenir la forme exemplaire
Les pages qui suivent opposent à ces théories de la dis- de la narracion romanesque nouvelle: la juxtaposition
tinction une these simple : la confusion qu'elles dénon- de micro-événements sensibles dont la résonance, à tra-
cent, au nom d'une pensée qui met chague chose dans vers les couches de temps, s'oppose à I'ancien enchai-
son élément propre, est en fait le nreud même par lequel nement des actions volontaires et de leurs effets voulus
pensées, pratiques et affects se trouvent instirués et pour- et non voulus. Bien loin de démontrer l'indépendance
vusde leur territoire ou de leur objet « propre ». Si « esthé- des attitudes esthétiques à l'égard des reuvres de l'art, il
tique» est le nom d'une confusion, cctte « confusion » témoigne d'un régime esthétique ou se brouille la dis-
est en fait ce qui nous permet d'identifier les objets, les tinccion entre les choses qui appartiennent à l'art et
modes d'expérience et les formes de pensée de l'art que celles qui appartiennent à la vie ordinaire. Le bruit bête
nous prétendons isoler pour la dénoncer. Défaire le nreud d'une pompe à eau qu'il introduit dans son autobiogra-
pour mieux discerner en leur singularité les pratiques de phie d'écrivain est celui que Proust consacrera comme
l'art ou les affects esthétiques, c'est peut-être alors se con- la frappe même de la nouvelle Idée platonicienne, au
damner à manquer cette singularité. prix de le synthétiser avec le chanc de la grive de Cha-

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Ma/aise dans /'esthitique lntroduction

teaubriand. C'est aussi celui de la sirene de navire in- poque ou la Révolution française célébrera le regne de
troduite par Varese dans Ionisations. C'est ce bruit dom la Raison.
la frontiere avec la musique n'a cessé, au xx• siecle, de II faut clone prendre à rebours les raisonnements du
se brouiller dans la musique même, comme elle s'étaic discours anti-esthétique contemporain pour compren-
brouillée au xix• chez les muses litcéraires. dre à la fois ce qu'esthétique signifie et ce qui motive
Bien loin de dénoncer la « confusion » de la théorie I'animosité que son nom suscite aujourd'hui. Cela peut
esthétique, la pompe à eau de Stendhal témoigne exac- se résumer en quatre points.
tement de ce que cette théorie s'efforce à sa maniere La « confusion » esthétique nous dic d' abord ceei : il
d'interpréter:la ruine des canons anciens qui séparaient n'y a pas plus d'art en général que de conduites ou de
les objets de I'art de ceux de la vie ordinaire, la forme sentiments esthétiques en général. I.:esthétique comme
nouvelle, à la fois plus intime et plus énigmatique, pri- discours est née il y a deux siecles. C' est à la même épo-
se par le rapport entre les productions conscientes de que que I'are a commencé à opposer son singulier in-
l'art et les formes involontaires de l'expérience sensible déterminé à la liste des beaux-arts ou des arts libéraux.
qui en ressent I'effet. C'est cela même que les « spécula- II ne suffit pas, en effet, pour qu'il y ait de l'art, qu'il y
tions » de Kant, de Schelling ou de Hegel enregistrent : ait des peintres ou des musiciens, des danseurs ou des
chez le prcmier, l'<< idée esthétique » et la théorie du acteurs. II ne suffic pas, pour qu'il y ait sentiment esthé-
génie comme marques du rapporc sans rapporc entre tique, que nous prenions plaisir à les voir ou à les en-
les concepts de I'are et le sans concept de I'expérience tendre. Pour qu'il y ait de l'art, il faut un regard et une
esthétique ; chez le second, la théorisation de I'are com- pensée qui l'identifient. Cette identification suppose elle-
me unité d'un processus conscient et d'un processus même un processus complexe de différenciation. Pour
inconscient ; chez le troisieme, les métarnorphoses qu'une statue ou une peimure soit de l'art, deux con-
de la beauté entre le dieu olympien sans regard et les ditions apparemment contradiccoires som requises. II
scenes de genre hollandaises ou les petits mendiants faut qu'on y voie le produit d'un art, et non une simple
de Murillo. Stendhal ne manque pas même de nous image dom on juge seulement la légitimité de príncipe
dire, en insistam complaisamment sur les sensations ou la ressemblance de fait. Mais il faut aussi qu' on y per-
du petit enfant de 1787 et de 1788, ce qui sera à l'hori- çoive autre chose que le produit d'un an, c'est-à-dire de
zon de leurs spéculations : cette éducation sensible l'exercice réglé d'un savoir-faire. La danse n'est pas de
nouvellc, formée par les bruits et les événements insi- l'art tant qu'on yvoit seulement l'accomplissement d'un
gnifiants de la vie ordinairc, est aussi l'éducation d'un rituel religieux ou thérapeutique. Mais elle ne l'esc pas
petit républicain, appelé à fêter son âge de raison à l'é- non plus tant qu'on y voit l'exercice d'une simple vir-

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Malaist dansi'tsthltique Introduaion

tuosité corporelle. Pour qu'elle soit comptée comme un tériorité 1 : le solo de cor qui est l'âme des paroles de
are, il y faut autre chose. Cet « autre chose », jusqu'à Fiordiligi, mais aussi la flute du voisin et la pompe à
l'ãge de Stendhal, s'est appelé une histoire. Pour les poé- eau qui forment une âme d'artisce. La poiesis et l'ais-
ticiens du XVIII< siecle, la question de savoir si l' art de la thesis désormais se rapportent immédiatement l'une à
danse appartient aux beaux-arts se ramene à une simple l'autre. Mais elles se rapportenc dans l'écart même de
question : la danse raconte-t-elle une histoire ? Est-elle leurs raisons. La seule nacure humaine qui les accorde
une mimesis ? La mimesis est, en effet, ce qui distingue est une nature perdue ou une humanité à venir. De
le savoir-faire de l'artiste de celui de l'artisan comme Kant à Adorno, en passant par Schiller, Hegel, Scho-
de celui de l'amuseur. Les beaux-arts sont dits eels par- penhauer ou Nietzsche, le discours esthétique n'aura
ce que les lois de la mimesis y définissenc un rapport ré- pas d' autre objet que la pensée de ce rapporc désac-
glé entre une maniere de faire - une poiesis - et une cordé. Ce qu'il s'appliquera ainsi à énoncer, ce n'est pas
maniere d'être- une aisthesis- qui est affectée par elle. la fantaisie de têtes spéculatives, e'est le régime nou-
Ce rapport à erois, dont le garant se nomme « nature veau et paradoxal d'identification des choses de l'art.
humaine >►, définie un régime d'idencification des ares, C'est ce régime que j'ai proposé d' appeler régime esthé-
celui que j'ai proposé d'appeler régime représentatif. cique de l'art.
Le moment ou l'are substitue son singulier au pluriel C'est là le second point. « Eschétique » n'est pas le
des beaux-arts, et suscite, pour le penser, un discours nom d'une discipline. C'est le nom d'un régime d'iden-
qui s'appellera esthétique, esc celui ou se défait ce tificacion spécifique de l'art. Ce régime, les philosophes,
nreud d'une nature produccrice, d'une nature sensible à partir de Kant, se sonc attachés à le penser. Mais ils ne
et d'une nacure législatrice qui s'appelait mimesis ou l'ont pas créé. Quand Hegel fait défiler dans ses Leçons
représentation. desthétique l'histoire des formes de l'are comme histoire
resthétique est d'abord le discours énonçant cette
rupture du rapport à trois qui garantissait l'ordre des 1. Mais de quelle préparation magique monte maintenant la
beaux-arts. La fin de la mimesis n'est pas la fin de la vapeur de cette étincelante apparition d'esprits? Je regarde et ne
figuration. C'est la fin de la législation mimétique vois rien d'autre qu'un pauvre tissu de rapports de nombres, pré-
senté de maniere palpable sur du bois perforé, sur un appareillage
qui accordait l'une à l'autre la nature productrice et la de cardes de boyau et de fils de laiton. » Wackenroder, Fantaisies sur
nature sensible. Les muses cedem la place à la musique, l'art, tr. fr. Jean Boyer, Aubier, 1945, p. 331 (traduction modifiée).
c'est-à-dire au rapport sans médiation entre le calcul de J'ai commenté ailleurs le sens de cette « apparition » : cf.« La méta-
l'reuvre et le pur affect sensible qui est aussi le rapport morphose des Muses », dans Sonic Proctss. Une nouvtlk glographit
immédiat entre l'appareil technique ec le chant de l'in- des sons, Cenue Georges-Pompidou, 2002.

16 17
Malaise dans l'mhrtiqw Introductíon

r
des formes de esprit, il prend acte d'une mutation son propre processus conduisant aux révolutions pictu-
contradictoire dans le statut des reuvres. D'un côté, les rales spectaculaires du siecle suivant.
découvertes de l'archéologie ont remis les antiquités De la même façon, quand Schelling définit l'art
grecques dans leur lieu et leur distance, en récusant la comme l'union d'un processus conscient et d'un pro-
Grece policée construite par l'âge dassique. Elles ont cessus inconscient, il consacre un renversement de
construit une nouvelle historicité des reuvres, faite perspective produit par l'essor de la perception « philo-
de proximités, de ruptures et de reprises, à la place logique >► des poemes, de Giambattista Vico à Johann
du modele évolutif et normatif qui réglait le rapport Gottfried Herder ou Friedrich Wolf, et par des phé-
classique des Anciens aux Modernes. Mais, en même nomenes culturels comme l'engouement pour le faux
temps, la rupture révolutionnaire a séparé peintures Ossian. Les grands modeles poétiques sont maintenant
et sculptures de leurs fonctions d'illustration religieu- lus comme expressions d'une puissance collective
se ou de décoration des grandeurs seigneuriales et anonyme autant et plus que comme réalisations
monarchiques pour les isoler dans l'espace du musée, intentionnelles d'un art guidé par des regles poétiques.
réel ou imaginaire. Elle a donc accéléré la constitution Jean-Marie Schaeffer s'étonne que l'esthétique phi-
d'un public nouveau, indifférencié, à la place des des- losophique ait oublié, dans la célébration de l'art,
tinataires spécifiés des reuvres représentatives. Et les ce que Kant avait pourtant souligné : l'importance
pillages révolutionnaires et impériaux dans les pays des conduites esthétiques visant les spectacles de la
conquis ont brassé les produits des écoles et des gen- nature. Mais il n'y a nul oubli. Depuis Kant, l'esthé-
res. Ces déplacements ont eu pour effet d'accentuer la tique n'a cessé de vouloir penser ce statut nouveau
singularité sensible des reuvres au détriment de leur qui fait percevoir les reuvres de l'art comme des reu-
valeur représentative et des hiérarchies de sujets et de vres de la nature, e'est-à-dire comme l'opération
gemes selon lesquelles elles étaient classées et jugées. d'une nature non humaine, non soumise à la volonté
La revalorisation philosophique par Hegel de la pein- d'un créateur. Le concept de génie que l'on a voulu
ture de genre hollandaise, suivant sa promotion pu- associer au sacre de l'artiste unique exprime, à l'in-
blique et marchande, signale le,début de cette lente verse, cette équivalence du voulu et du non voulu
érosion du sujet figuratif, de ce mouvement séculaire qui fait maintenant reconnaitre et apprécier les
qui a repoussé le sujet à l'arriere-plan du tableau pour ceuvres de l'art sur la mine des criteres de perfec-
faire apparahre, à sa place, le geste du peintre et la mani- tion des arts.
festation de la matiere picturale. Ainsi s'est engagé le Les philosophes initiateurs de l'esthétique n'ont
mouvement de transformation du tableau en archive de pas inventé cette lente révolution des formes de

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Malaise dans /'esthétique Inmxluction

présentation et de perception qui isole des reuvres saient de plus en plus en termes de « maniercs d'être
pour un public indifférencié et les rattache en même sensibles » 1•
temps à une puissance anonyme : peuple, civilisation Ils ont pensé cette révolution sur le mode d'un défi
ou histoire. Ils n'ont pas davantage inventé la rupture pour la pensée. C'est le troisieme point : il est bien inu-
de l'ordre hiérarchique qui définissait quels sujets et tile que nos contemporains dénoncent le terme d'es-
quelles formes d'expression écaient ou non dignes thétique. Ceux qui l'ont mis en honneur ont été les
d'entrer dans le domaine d'un art. Ils n'ont pas premiers à le faire. « Il serait temps de se débarrasser
inventé cette nouvelle écriture faite de micro-évé- completement de cette expression qui, depuis Kant,
nements sensibles dont témoigne la Vie tk Henry revient encore et toujours dans les écrits des amateurs en
Bru/ard, ce privilege nouveau de l'infime, de l'ins- philosophie, bien qu'on ait souvent reconnu son absur-
tantané et du discontinu qui accompagnera la pro- dité [... ]. I:Esthétique est devenue une véritable qua-
motion de coute chose ou personne vile dans le litas occulta et, derriere ce mot incompréhensible sesont
temple de l'art et marquera la littérature et la peinture cachés bien des affirmations vides de sens et des cercles
avant de permettre à la photographie et au cinéma de vicieux de l' argumentation qui auraient dú être depuis
devenir des arts. Ils n'ont pas inventé, en bref, coutes longtemps mis à nu. » Cette déclaration radicale n'est
ces reconfigurations des rapports du scriptural et du pas le fait d'un champion sourcilleux de la philosophie
visuel, de l'art pur et de l'art appliqué, des formes de analytique anglo-saxonne. Elle figure dans les Leçons sur
l'art et des formes de la vie publique ou de la vie ordi- la littlrature et l'art d'August Schlegel, l' ainé des freres
naire et marchande qui définissent le régime esthé-
diaboliques auquel on attribue volontiers une responsa-
tique de l'art. Ils ne les ont pas inventées mais ils ont
bilité majeure dans les illusions fatales de l'esthétique
élaboré le régime d'intelligibilité au sein duquel elles
sont devenues pensables. Ils ont saisi et conceptualisé romantique et spéculative2• Le malaise esthétique est
la fracture du régime d'identification dans lequel les 1. « Eschétique » désignera donc dans ce textc deux choses:
produits de l'are étaient perçus et pensés, la rupture un régime général de visibiliré et d'incellígibilité de l'an er un
du modele d'adéquation que les normes de la mimesis mode dediscours interprétatif appartenant lui-même aux formes
assuraient entre poiesis et aisthesis. Sous le nom de ce régime. Le contexce et sa propre intelligence suffiront dans
la suite pour indiquer au lecteur le sens du mor adéquat à cdle ou
d'esthétique, ils ont d' abord saisi et pensé Je déplace- telle occurrence.
ment fondamental : les choses de l'art désormais 2. August Wilhelm Schlcgel, ¼rlesungm über Schõne Literatur
s'identifiaient de moins en moins selon les criteres und Kunst, dans Kritische Ausgabe der ¼rlmmgen, Padcrborn,
pragmatiques de« manieres de faire ». Elles se définis- F. Schõningh, 1989, t. I, p. 182-183.

20 21
Malaise dans l'esthltique Introduction

aussi vieux que l'esthétique elle-même. Le mot « esthé- de celles-ci aux perfections de l'art. Mais cet ajustement
tique », qui se réfere à la sensihilité, riest pas approprié était corrélatif d'un partage qui liait les ceuvres de l'art à
pour exprimer la pensée de 1'are, dic à son tour Hegel, la célébration des dignités temporelles, accordait la di-
avant d'arguer de l'usage établi pour s'excuser de le gnité de leurs formes à la dignité de leurs sujets et attri-
reprendre. Lexcuse d'hier est aussi superflue que les buait des facultés sensibles différentes à ceux qui étaient
accusations d'aujourd'hui. Linappropriation esc consti- situés à des places différentes. « Lhomme de goftt, disait
tutive. Lesthécique n'est pas la pensée de la « sensibi- Voltaire, a d' autres yeux, d' autres oreilles, un autre tact
lité ». Elle est la pensée du sensorium paradoxal qui que l'homme grossier 1 • » La nature, qui accordaic les
permet désormais de définir les choses de l'are. Ce sen- a:uvres aux sensibilités, les accordait à un partage du
sorium est celui d'une nature humaine perdue, c'est-à- sensible qui mettait les artistes à leur place et séparait
dire d'une norme d'adéquation perdue entre une faculcé ceux que l'art concernait de ceux qu'il ne concernait
active et une faculté réceptrice. A cette norme d'adéqua- pas. En ce sens, Bourdieu a raison, mais contre lui-
tion perdue se substitue l'union immédiate, l'union sans même. Le mot « esthétique » dit, de fait, que cette nature
concept des opposés, l'activité volontaire pure et la pure sociale est perdue avec I'autre. Et la sociologie est née
passivité. Lorigine de l'art, dit Hegel, c'est le geste de justement de la volonté de reconstituer cette nature
l'enfant qui fait des ricochets pour transformer la sur- sociale perdue. La haine de I'« esthétique » lui est, pour
face de l'eau, celle des apparences « naturelles », en sur- cette raison, consubstantielle. Sans doute la sociologie,
face de manifestation de sa seule volonté. Mais cet au temps de Bourdieu, a+elle abandonné ses rêves ori-
enfant qui fait des ricochets est aussi celui dont la capa- ginaires de réorganisation sociale. Mais elle continue à
cité artistique nait de la pure contingence des bruits du vouloir, pour le hien de la science, ce que l'ordre repré-
voisinage, des hruits mêlés de la nature et de la vie maté- sentatif voulait pour le bien des distinctions sociales
rielle sans art. On ne peut penser cet enfant à douhle et poétiques : que les classes séparées aient des sens
face sans contradiction. Mais qui veut supprimer la con- distincts. Lesthétique, elle, est la pensée du désordre
tradiction de la pensée supprime aussi I'are et le senti- nouveau. Ce désordre, ce n'esc pas seulement que la
ment esthétique qu'il croit ainsi préserver.
Ce qui complique les choses ec exacerbe les enjeux de
1. Voltaire, article « Goílt », Dictionnaíre philosophique, Paris,
pensée, c'est qu'une nature « humaine » est toujours en 1827, t. VIII, p. 279. (Rappelons que le Dictionnaire philoso-
même temps une nature « sociale ». C'est là le quatrieme phíque, cité ici par commodité, est un recueil fictif. La plupan des
point. La nature humaine de l'ordre représentatif ajustait éléments de l'artide « Goút • sont en fait empruntés à la sixieme
les regles de l'art aux lois de la sensihilité et les émotions panie des Questions sur l'Encyclopldiede 1771.)

22 23
Ma/.aise dans l'esthétique Introáuction

hiérarchie des sujets et des publics se brouille. C'est que nant la place de chacun et les « sens » convenant à cette
les a:uvres des arts ne se rapportent plus à ceux qui les place. Le regne révolutionnaire de la nature en devient
avaient commandées, dont elles fixaient l'image et célé- un vain rêve. Mais ce qui s'éleve comme la réponse à ce
braient la grandeur. Elles se rapportent au « génie » des rêve impossible, e'est la promesse portée par la perte
peuples et s'offrent, en droit au moins, au regard de elle-même, par la suspension des regles d' accord de la
n'importe qui. La nature humaine et la nature sociale ces- nature humaine et de la nature sociale: l'humanité à
1 sent de se garantir l'une l'autre. Lactivité fabricatrice et venir, que Schiller voit annoncée dans le « libre jeu »
l'émotion sensible se rencontrent « librement », comme esthétique, le « gout infini de la République » que Bau-
les deux morceaux: d'une nature qui ne témoigne plus delaire ressent dans les chansons de Pierre Dupont, la
d'aucune hiérarchie de l'intelligence active sur la passivité « promesse sans laquelle on ne saurait vivre un scul

scnsible. Cet écart de la nature à elle-même est le lieu instant » qu'Adorno entend renouvelée dans le voile
d'unc égalité inédite. Et cette égalité s'inscrit dans une même dont la sonorité dcs cordes se couvre au début de
histoire qui porte, en échange de la pene, une promesse la Premiere Symphonie de Mahler.
« Esthétique » est le mot qui dit le na:ud singulier,
nouvelle. La jcune filie dont parle Hegel, celle qui sue-
malaisé à penser, qui s'est formé il y a deux siecles entre
cede aux Muses, ne nous offre que les fruits détachés de
les sublimités de l'art et le bruit d'une pompe à eau,
l'arbre, le souvenir voilé, « sans effectivité », de la viequi
entre un timbre voilé de cordes et la promesse d'une
a porté les a:uvres de I'art 1• Mais, justement, celles-ci ne
humanité nouvelle. Le malaise et le ressentiment qu'il
sont telles que parce que leur monde, le monde de la
suscite aujourd'hui tournent toujours de faic autour de
nature s'épanouissant en culture, n'est plus, ou peuc-être
ces deux rapports : scandale d' un art qui accueillc dans ses
n'a jamais été, sinon dans la récrospeccion de la pensée.
formes et dans ses lieux le <i n'importe quoi » des objets
II y a peut-être eu - il n'y a sans doute jamais eu - un
d'usage et des images de la vie profane; promesses exor-
matin grec ou les fruits de l'art se cueillaient sur I'arbre bitantes et mensongeres d'une révolution esthétique qui
de vie. Mais ce qui s'évanouit dans cette perte d'un bien voulait cransformer les formes de l'art en formes d'une
hypothétique, c'est en tout cas l'ordre qui liait la nature vie nouvelle. On accuse l'esthétique d'êcre coupable du
humaine législatrice de l'art à la nature sociale détermi- « n'importe quoi » de l'art, on l'accuse de l'avoir four-

1. G. W. F. Hegel, Phlnomhwlogie l'esprit, u. fr. Jean-Pierre


voyé dans les pro messes fallacieuscs de I'absolu philoso-
Lefebvre, Aubier, 1991, p. 489. (« La jeune filie qui succede aux phique et de la révolution sociale. Mon propos n'est pas
Muses,. est le titre d'un texte de Jean-Luc Nancy qui com.mente cc de« défendre » l'esthétique, mais de contribuer à éclairer
passage dans ús Muses, Galiléc, 1994, p. 75-97.) ce que ce mot veut dire, comme régime de fonctíon-

24 25
Mal.aist dans l'tsthétique lntroduction

nement de l'art et comme matrice de discours, comme coutes les circonscances qui m'ont permis d'élaborer et
forme d'identification du propre de l'are et comme de corriger les theses et analyses présentées ici. Que
redistribution des rapports entre les formes de I'expé- toutes celles et tous ceux qui ont stimulé ce travail et
rience sensible. Les pages qui suivent s'attachent plus qui en ont accueilli et discuté les résultats trouvent ici
particulierement à cerner la maniere donc un régime l'expression de ma gratitude.
d'identification de l'art s'est lié à la promesse d'un art
qui serait plus qu'un art ou ne serait plus de l'art. Elles
cherchent en bref à montrer comment l'esthétique,
comme régime d'identifi.cation de l'art, porte en elle-
même une politique ou une métapolitique. En analy-
sant les formes et les transformations de cette politique,
elles essaient de comprendre le malaise ou le ressenti-
ment que le mot même suscite de nos jours. Mais il ne
s'agit pas seulement de comprendre le sens d'un mot.
Suivre l'hiscoire de la « confusion » esthétique, c'est
aussi tencer d'éclairer l'autre confusion que la critique
de l'esthétique entretient, celle qui noie ensemble les
opérations de l'art et les pratiques de la politique dans
l'indistinction éthique. I.:enjeu, ici, ne touche donc pas
aux seules choses de I'art mais aux manieres dont, au-
jourd'hui.1. notre monde se donne à percevoir et dont les
pouvoirs affirment leur légitimité.
Ce livre s'appuie en partie sur les séminaires donnés
entre 1995 et 2001 dans le cadre de 1'université Paris-
VIII et du College internacional de philosophie, en
partie sur des séminaires et conférences donnés, ces
dernieres années, à l'invitation de nombreuses institu-
tions, en France et à l'étranger. Certaines références sont
données dans le cours du livre. Il serait malheureuse-
ment trop long de mentionner coutes les institutions et

26

l
Politiques de l'esthétique
,,,,.,,,.... ,
i'

L' esthétique comme politique

Une même affirmation traine un peu partout aujour-


d'hui : nous en avons fini, dit-on, avec l'utopie esthé-
tique, c'est-à-dire avec l'idée d'une radicalité de l'art et
de sa capacité d' reuvrer à une transformation absolue
1:
t '.. des conditions de l'existence collective. Cette idée nour-
rit les grandes polémiques accusant le désastre de I'are,
né de sa compromission avec les promesses fallacieuses
de l'absolu philosophique et de la révolution sociale. En
laissant de côté ces querelles médiatiques, on peut dis-
tinguer deux grandes conceptions d'un présent « post-
utopique » de l'art.
La premiere attitude est surtout le fait de philosophes
ou d'historiens de l'art. Elle prétend isoler la rad.icalité de
la recherche et de la création artistiques des utopies esthé-
tiques de la vie nouvelle qui les ont compromises, soit
dans les grands projets totalitaires, soit dans l'esthétisa-
. tion marchande de la vie. Cette radicalité de l'art, e'est
alors une puissance singuliere de présence, d' apparicion et
d'inscription, déchirant l'ordinaire de l'expérience. Cette

31
,.,
· ·":f P (In •·

Malaist dans l'tsthltique PoÜIUfWS de J'esthétique

puiuancc cst volontiers pensée sous le concept kancien Barnett Newman ou la parole nue d'un Paul Celan
du « sublime » comme présence hétérogene et irréduc- ou d'un Primo Levi som, pour lui, le modele de ces ins-
tible au cceur du sensible d'une force qui le dépasse. criptions. Lc mélange de l'abstrait et du figuratif sur
Mais cette référence se laisse elle-même interpréter de les toiles trans-avanc-gardistes ou le bazar des installa-
deux façons. [une voit dans la puissance singuliere de tions qui jouent sur l'indiscernabilité entre lcs reuvres
l'ceuvre l'instauration d'un êtrc-en-commun antérieur de l'art ou les objets ou icônes du commcrce représen-
à coute forme policique particuliere. Tel était par exem- tent, à l'inverse, l'accomplissement nihiliste de l'utopie
ple le sens de l'exposition organisée en 2001 à Bruxelles eschétique.
par Thierry de Ouve sous le titre ¼Jici, lui-même distri- On voit bien l'idée commune à ces deux visions. À
bué en trois sections : Me voici, Vous voici, Nous voici. La travers l'opposition même du pouvoir chrétien de
clef de tout le dispositif était donnée par une toile d'É- l'incarnation du verhe et de l'interdic juif de la représen-
douard Manet, le pere supposé de la « modernité » pictu- tation, de l'hostie eucharistique et du buisson ardent
rale : non pas O/ympia ou ú Déjeuner sur l'herbe, mais mosaique, e'est l'apparition fulgurante, hétérogene de la
une reuvre de jeunesse, le Christ mort, imitée de Fran- singularité de la forme artistique qui commande un sens
cisco Ribalta. Ce Christ awc yeux ouverts, ressuscité de communauté. Mais cette communauté s'éleve sur la
de la mort de Dieu, faisait du pouvoir de présentation de ruine des perspectivcs d'émancipation politique awc-
I'art le substitut du pouvoir communautaire de I'incarna- quellcs l'arc moderne a pu se lier. Elle est une commu-
tion chrétienne. Ce pouvoir d'incarnation confié au geste nauté éthique qui révoque tout projet d'émancipation
m&nc de montrcr se révélait alors également transmis- collective.
siblc à un parallélépipcdc de Donald Judd ou à un éta- Si cette position a quelque faveur chez les phi-
lagc de paqucts de bcurrc cst-allemand de Joseph Beuys, losophes, e'en est une autre qui s'affirme volontiers au-
à une série de photographics d'un bébé faites par Phi- jourd'hui chez les artistes et les professionnels des
lippe Bazin ou aux documcnts du muséc fictif de Marcel institutions artistiques : conservateurs de musées, direc-
Broodthacrs. teurs de galeries, commissaires ou critiques. Au lieu d'op-
I. :autrc manierc radicalise au contrairc l'idéc du « su- poser radicalité artistique et utopie csthétique, elle cntend
blime • commc irréductiblc entre l'idéc et lc sen­ les mettre également à distance. Elle leur substitue l'af-
siblc. Ainsi Lyotard donne-il à l'art modcrne la mission firmacion d'un art devenu modesce, non seulement
de témoigncr qu'il y a de J'imprésentablc. La singulari- quant à sa capacité de transformer le monde, mais aussi
té de l'apparition cst alors une préscntation négative. quant à l'affirmation de la singularité de ses objets. Cec
I.:éclair coloré fcndant la monochromic d'une toile de art n'est pas l'instauration du monde commun à travers

32 33
'1. ;• ;t ;•:,
1

N.J.1# úns /'tsthltiqu PoJitiques del'trthétiqUI!

la singularitt 1baoluc de la forme, mais la redisposition par nos gouvernemenrs. La premiere, au conrraire, lui
de, objea er des imagcs qui formem le monde commun oppose une puissance de l'art liée à sa distance par rap-
dijà donn,. ou la créarion de situations propres à modi- pon à l'expérience ordinaire. L'une et l'aucre, pourcant,
6er nos regareis et nos attitudes à l'égard de cet environ- réaffirment une même fonction « communautaire » de
ncmcnt collectif. Ces micro-situations, à peine décalées l'art : celle de construire un espace spécifique, une forme
de cclles de la vie ordinaire et présentées sur un rnode inédite de partage du monde commun. L'esthétique
ironique et ludique plutôt que critique et dénonciateur, du sublime met l'art sous le signe de la dette immé-
visent à créer ou recréer des liens entre les individus, à moriale envers un Autre absolu. Mais elle lui confere
susciter des modes de confrontation et de participation une mission historique, confi.ée à un sujet nommé
nouveaux. Tel est, par exemple, le príncipe de I'art dit « avant-garde » : constituer un tissu d'inscriptions sen-
relacionnd : à l'hétérogénéité radicale du choc de l'ais- sibles en écart absolu avec le monde de I'équivalen-
theton que Lyotard voit sur la toile de Barnett Newman ce marchande des produits. L'esthétique relationnelle
s'oppose excmplairement la pratique d'un Pierre Huy- rejette les prérentions à l'aucosuffisance de l'art com-
ghe, inscrivant sur un panneau publicitaire, à la place me les rêves de transformation de la vie par l'art, mais
de la publicité attendue, la phorographie agrandie du elle réaffirme pounant une idée essentielle : l'art con-
lieu et de ses usagers. siste à construire des espaces et des relations pour recon-
Je ne veux pas trancher ici entre ces deux attitudes. figurer matériellement et symboliquement le territoire
J'entends plutôt m'interroger sur ce dont elles témoi- du commun. Lcs pratiques de l'art in situ, le dépla-
gnent et sur ce qui les rend possibles. Elles sont en effet cemenc du film dans les formes spatialisées de l'installa-
deux éclats d'une alliance défaite entre radicalité artis- tion muséale, les formes contemporaines de spatialisa-
tique et radicalité politique, une alliance dont le terme tion de la musique ou les pratiques actuelles du théâtre
aujourd'hui suspecté d'esthétique est le nom propre. Je et de la danse vont dans le même sens : celui d' une dé-
ne vais donc pas chercher à départager ces positions pré- spécification des instruments, matériaux ou dispositifs
sentes mais plutôt à reconstitucr la logiquc du rapport propres aux différents ares, de la convergence vers une
« esthétique » entre art et politique dont cllcs dérivent. même idée et pratique de I'an comme maniere d'occuper
Je m'appuierai pour cela sur ce qu'ont de commun ces un lieu ou se redistribuent les rapports entre les corps,
deux mises en scene, apparemment antithétiques, d'un les images, lcs espaces ec les temps.
art « post-utopique ». A l'ucopie dénoncée, la seconde L'expression même d'« art contemporain » en témoi-
oppose les formes modestcs d'une micro-politiquc, par- gne. Ce que l'on atraque ou défend sous ce nom n'est en
fois bien proche des politiques de « proximité » prônées rien une tendance commune qui caractériserait aujour-

34 35
Ma/aise dans /'mh Po/itiques de l'esthltique

d'hui Jes différents ans. Dans tous les argumenrs échangés rapport à ces fonctions, par le type de temps et d'espace
à son sujet ne figure à peu pres jamais la moindre qu'il institue, par la maniere dont il découpe ce remps
référence à la musique, à la littérature, au cinéma, à et peuple cet espace. Ce sont bien deux transformations
la danse ou à la phorographie. Ces argumenrs ponent à de cette fonction politique que nous proposent les figu-
peu pres tout sur un objet que l'on pourrait définir res auxquelles je faisais référence. Dans 1'esthétique du
ainsi: ce qui vient à la place de la peinture, c'est-à-dire sublime, l'espace-temps d'une rencomre passive avec
ces assemblages d'objets, de photographies, de disposi- l'hétérogene met en confl.it deux régimes de sensibilité.
tifs vidéo, d' ordinateurs et, éventuellement, de perfor- Dans l'art « rdationnd », la construction d'une situa-
mances qui occupent les espaces ou l'on voyait naguere tion indécise et éphémere appelle un déplacement de la
des portraits accrochés à des murs. On aurait tort pour- perception, un passage du statut de spectateur à celui
tant d'accuser la « partialité » de ces argumentations. d'acteur, une reconfiguration des places. Dans les deux
De fait, « l'art » n'est pas le concept commun qui cas, le propre de 1'art est d'opérer un redécoupage de
unifie les différents ares. C' est le dispositif qui les rend !'espace matériel et symbolique. Et c'est par là que l'art
visibles. Et « peinture » n'est pas seulement le nom d'un touche à la politique.
an. C'est le nom d'un díspositif d'exposition, d'une for- La politique, en effet, ce n'est pas l'exercice du pou-
me de visibilité de1'art. « Art contemporain » est le nom voir et la lutte pour le pouvoir. C' est la configuration
qui désigne en propre le dispositif qui vient occuper la d'un espace spécifique, le découpage d' une sphere par-
même place et remplir la même fonction. ticuliere d' expérience, d'objets posés comme communs
Ce que le singulier de« l'art » désigne, c'est le décou- et rdevant d'unedécision commune, de sujets reconnus
page d'un espace de présentation par Jequel les choses capables de désigner ces objets et d' argumenter à leur
de l'art sont idenrifiées comme teHes. Et ce qui lie la pra- sujet. J'ai essayé ailleurs de moncrer comment la poli-
tique de l'arc à la question du commun, c'est la consti- tique était le conflit même sur l'existence de cet espace,
tution, à la fois matérielle et symbolique, d'un certain sur la désignation d' objets comme relevam du commun
espace-temps, d'un suspens par rapport aux formes et de sujets comme ayant la capacité d'une parole com-
ordinaires de l'expérience sensible. Carr n'est pas poli- mune 1• I..:homme, dit Aristote, est politique parce qu'il
tique d'abord par les messages et les sentimenrs qu'il possede la parole qui met en commun le juste et l'in-
transmet sur l'ordre du monde. 11 n'est pas politique juste alors que !'animal a seulement la voix qui signale
non plus par la maniere dom il représente les structures
de la société, les conflits ou les identités des groupes 1. Jacques Ranciere, La Mlsentm , Paris, GaliUc, 1995, et Aux
sociaux. 11 est politique par l'écart même qu'il prend par bords du politique, Gallimard, coll. « Folio •, 2004.

36 37
M,1LliJr ,Ians í'esthétique Politiques tÚ l'esthétique

plaisir et peine. Mais coute la quesrion alors est de savoir bruyams. Ce travail de créarion de dissensus constitue
qui possede la parole et qui possede seulement la voix. une esthétique de la politique qui n'a rien à voir avec les
De tout temps le refus de considérer certaines catégories formes de mise en scene du pouvoir et de mobilisation
de personnes comme des êtres politiques est passé par le des masses désignées par Benjamin comme « esthétisa-
refus d' encendre les sons sortam de leur bouche comme tion de la politique ».
du di'scours. Ou bien il est passé par la constatation de Le rapport entre esthétique et politique, c'est alors,
leur incapacité matérielle à occuper l'espace-temps des plus précisémenc, le rapport entre cette esthétique de la
choses politiques. Les artisans, dit Placon, n'ont pas le politique et la « politique de l'esthétique », c'est-à-dire
temps d'être ailleurs qu'à leur travail. Cet « ailleurs » ou la maniere dom les pratiques et les formes de visibilité
ils ne peuvent pas être, e'est bien sur I'assemblée du de I'art interviennem elles-mêmes dans le partage du
peuple. L<< absence de temps », c'est en fait l'interdit sensible et dans sa reconfiguration, dom elles découpent
naturalisé, inscrit dans les formes mêmes de l'expérience des espaces et des temps, des sujets et des objers, du
sensible. commun et du singulier. Ucopie ou pas, la tâche que le
La politique advient lorsque ceux qui « n'om pas » le philosophe confere à la toile << sublime » du peintre abs-
remps prennent ce temps nécessaire pour se poser en trair, accrochée solitairemem sur un mur blanc, ou celle
habitants d'un espace commun et pour démonrrer que que le commissaire d'exposition donne à l'installation
leur bouche émet bien une parole qui énonce du com- ou à l'intervention de l'artiste relationnel s'inscrivent
mun et non seulement une voix qui signale la douleur. dans la même logique: celle d'une << politique » de l'art
Cette distriburion et cette redistribution des places et qui consiste à suspendre les coordonnées normales de
des idenrités, ce découpage et ce redécoupage des espaces l'expérience sensorielle. I..:un valorise la solirude d'une
et des temps, du visible et de l'invisible, du bruit et de la forme sensible hétérogene, l'autre, le geste qui dessine un
parole constituem ce que j'appelle le partage du sen- espace commun. Mais ces deux manieres de mettre en
sible 1• La politique consiste à reconfigurer le partage du rapport la constitution d'une forme matérielle et celle
sensible qui définit le commun d'une communauté, à y d'un espace symbolique som peut-être les deux éclats
introduire des sujets et des objets nouveaux, à rendre d'une même configuration originaire, liant le propre de
visible ce qui ne l'érait pas et à faire entendre comme l'art à une certaine maniere d'être de la communauté.
parleurs ceux qui n'étaient perçus que comme animaux Cela veut dire qu'art et politique ne som pas deux
réalités permanentes et séparées dom il s'agirait de se
1. J. R.anciere, Le Partage du sensible. Esthétique et politique, La demander si elles fkJivent être mises en rapport. Ce sont
Fabrique, 2000. deux formes de partage du sensible suspendues, l'une

38 39
Malaise dam lesthétique Politiques de lesthétique

comme l'autre, à un régime spécifique d'idenrification. rude et la passivicé des reuvres d' art. Lasituation de l'art
II n'y a pas toujours de la politique, bien qu'il y ait tou- aujourd'hui pourrait bien constituer une forme spéci-
jours des formes de pouvoir. De la même façon, il n'y a fique d'un rapport beaucoup plus général entre l'auto-
pas toujours de l'art, même s'il y a toujours de 1a poésie, nomie de lieux dévolus à l'art et son apparent contraire:
de la peinture, de la sculpture, de la musique, du théâtre l'implication de l'art dans la constitution des formes de
ou de Ja danse. La République de Platon montre bien ce la vie commune.
caractere conditionnel de 1'art ec de la politique. On Pour comprendre cet apparent paradoxe qui lie la
voit souvent dans la célebre exclusion des poeces la politicité de l'art à son autonomie même, i1est utile de
marque d'une proscription politique de l'art. Mais la faire un petit voyage en arriere en examinam l'une des
politique elle-même est exdue par le geste placonicien. premieres formulations de la politique inhérente au ré-
Le même partage du sensible soustrait aux artisans la gime esthétique de l'art. À la fin de la Quinzieme de
scene politique ou ils feraient autre chose que leur tra- ses Lettres sur l'éducation esthétique de l'homme publiées
vai! et aux poetes et acteurs la scene artistique ou ils en 1795, Schiller construir un scénario d' exposition qui
pourraient incarner une autre personnalité que la leur. allégorise un scatut de l'art et de sa politique. 11 nous
Théâtre et assemblée som deux formes solidaires d'un installe imaginairement en face d'une stacue grecque
même partage du sensible, deux espaces d'hétérogénéi- connue comme la junon Ludovisi. La statue est, dic-il,
té que Platon doit répudier en même temps pour cons- une « libre apparence », dose sur elle-même. Lexpres-
tituer sa République comme la vie organique de la sion évoque à une oreille moderne le self-containment
communauté. célébré par Clement Greenberg. Mais cette « dôture sur
Are et politique sont ainsi liés en deçà d'eux-mêmes soi >> se révele un peu plus compliquée que ne le vou-
comme formes de présence de corps singuliers dans un drait le paradigme moderniste d'autonomie matérielle
espace et un temps spécifiques. Platon exdut en même de l' reuvre. I1 ne s' agit ici ni d'affirmer le pouvoir illi-
temps la démocrarie ec le théâtre pour faire une commu- micé de création de 1'artiste ni de démontrer les pou-
nauté éthique, une communauté sans policique. Peut-être voirs spécifiques d'un medium. Ou, plutôt, le medium en
les débats d' aujourd'hui sur ce qui doit occuper 1'espace jeu n'est pas la matiere sur laquelle l'artisce travaille.
muséal révelenc-ils une autre forme de solidarité entre la C' est un milieu sensible, un sensorium particulier,
démocratie moderne et l'existence d'un espace spéci- étranger aux formes ordinaires de l'expérience sensible.
fique: non plus le rassemblemenc des foules autour de Mais ce sensorium ne s'identi fie ni à la présence eucha-
l'action théâtrale, mais l'espace silencieux du musée ou ristique du voici ni à l'éclair sublime de l'Autre. Ce que
la solitude et la passivité des passants rencontrent la soli- la« libre apparence »dela stacue grecque manifeste, c'est

40 41
Ma/aise dans i'tstMtique Politiques L'esthitique

la caractéristique essentielJe de la divinité, son « oisive- puisse fonder en même temps l'autonomie d'un do-
té » ou <( indifférence ». 1e propre de la divinité est de ne maine propre de l'arr et la consrruction des formes
rien vouloir, d'être libérée du souci de se proposer des d'une nouvelle vie collective ?
fins et d'avoir à les réaliser. Et la statue tient sa spécificité Commençons par le commencement. Fonder l'édifice
artistique de sa participation à cette oisiveté, à cette ab- de I'are, cela veut dire définir un certain régime d'idenri-
sence de volonté. En face de la déesse oisive, le spectateur fication de l'art, e'est-à-dire un rapporr spécifique entre
est lui-même dans un état que Schiller définit comme des pratiques, des formes de visibilité et des modes
celui du « libre jeu ». d'intelligibilité qui permettent d'idencifier leurs produics
Si la « libre apparence ►) évoquait d' abord I'aucono- comme apparcenanc à I'art ou à un art. La rnême statue
mie chere au modernisme, ce « libre jeu ►► fl.atte au pre- de la même déesse peut être de l'art ou ne pas en être, ou
mier abord les oreilles postmodernes. On sait quelle l'être différemment selon le régime d'identification dans
place le concept de jeu tient dans les propositions et les leguei elJe est saisie. II y a d' abord un régime ou elle est
légitimations de I'art contemporain. 1e jeu y figure la exclusivemenc appréhendée comme une image de la
distance prise avec la croyance moderniste dans la radi- divinité. Sa perception et le jugement sur elle som alars
calité de I'art et dans ses pouvoirs de transformation du subsumés sous les quescions : peuc-on faire des images
monde. 1e ludique et l'humoristique sont un peu par- de la divinité? La divinité imagée est-elle une vraie
tout à l'honneur pour caractériser un art qui aurait divinité? Si oui, est-elle imagée comme elJe doit l'être ?
absorbé les contraires : la gratuité du divertissemenc et Dans ce régime, il n'y a pas d'art à proprement parler
la distance critique, I'entertainment populaire et la dé- mais des images que l'on juge en fonction de leur vérité
rive situationniste. Or la mise en scene schillérienne intrinseque et de leurs effets sur la maniere d' être des
nous met au plus loin de cette vision désenchantée du individus et de la colleccivité. C' est pourquoi j'ai pro-
jeu. Le jeu est, nous dit Schiller, l'humanité même de posé d'appeler ce régime d'indistincrion de l'are un ré-
l'homme : « Lhomme est seulement un être humain gime érhique des images.
quand il joue 1•>> Et il poursuit en nous assurant que cet II y a ensuite un régime qui libêre la déesse de pierre
apparent paradoxe esr capable de soutenir (( I' édifice en- du jugement sur la validité de la divinité qu'elle figure
tier du bel art et de I'art encore plus difficile de vivre ». et sur sa fidéliré à son égard. Ce régime indut les srarues
Comment comprendre que l'activité « graruire » du jeu de déesses ou les hisroires de princes dans une catégo-
rie spécifique, celle des imitarions. La junon Ludovisi y
1. Friedrich von Schiller, úttm sur l'éducation esthétique de L'hom- est le produir d'un art, la sculpcure, qui mérite ce nom
me, tr. fr. P. Leroux, Aubier, 1943, p. 205. à un double titre : parce qu'elle impose une forme à

42 43
Maiaise dans l'esthétique Politiques de l'esthétique

une maciere, et parce qu' elle est la mise en a:uvre représentarif : elle n'esr pas une apparence référée à une
d'une représentacion - la constitution d'une apparence réaliré qui lui servirair de modele. Elle n'esr pas non plus
vraisemblable, conjuguant les traits imaginaires de la une forme active imposée à une matiere passive. Elle est
divinité avec les archétypes de la féminicé, la monu- une forme sensible hérérogene par rapporr aux formes
mentalité de la statue avec I'expressivité d' une déesse ordinaires de l'expérience sensible marquées par ces
particuliere, pourvue de traits de caractere spécifiques. dualicés. Elle se donne dans une expérience spécifique
La scatue est une « représenration ». Elle est vue à rra- qui suspend les connexions ordinaires non seulement
vers coute une grille de convenances expressives, détermi- entre apparence er réaliré, mais aussi entre forme et
nant la façon dont une habileté de sculpteur, donnant matiere, acrivité et passiviré, enrendemenc et sensibilicé.
forme à la matiere brute, peut coincider avec une capa- C'est précisémenc cette forme nouvelle de partage du
ciré d'artiste à donner aux figures qui conviennent les sensible que Schiller résume dans le terme de « jeu ».
formes d' expression qui conviennent. J'appelle ce régime Ramené à sa définirion minim um, le jeu est l'activité
d'identification régime représentatif des ans. qui n'a pas d'autre fin qu'elle-même, quine se propose
La Junon Ludovisi de Schiller, mais aussi le Vir aucune prise de pouvoir effeccive sur les choses et sur les
Heroícus Sublimis de Barnett Newman ou les inscalla- personnes. Cette acception tradirionnelle du jeu a éré
tions et performances de I'art relationnel appartiennenc systémarisée par l'analyse kanrienne de l'expérience
à un autre régime que j'appelle régime esthétique de esrhétique. Celle-ci se caractérise en effet par une dou-
l'art. Dans ce régime, la statue de Junon ne tient passa ble suspension : une suspension du pouvoir cognitif de
propriété d'a:uvre d'art de la conformité de l'reuvre du l'entendement dérerminant les données sensibles selon
sculpteur à une idée adéquate de la divinité ou aux ses catégories ; et une suspension corrélative du pouvoir
canons de la représentation. Elle la tient de son apparte- de la sensibilité imposant des objets de désir. Le« libre
nance à un sensorium spécifique. La propriéré d'être jeu » des facultés - intellectuelleet sensible - ce n'est pas
une chose de l'art s'y réfere non à une distincrion parmi seulement une acrivité sans fin, c'est une activité égale à
les modes du faire, mais à une disrincrion parmi les l'inactivité . D' encrée de jeu, la « suspension » que le
modes d'êcre. C'est cela que veut dire « esthétique »: joueur opere, par rapport à l'expérience ordinaire, esc
la propriéré d'êrre de I'art dans le régime esthécique de cor rélée à une autre suspension, la suspension de ses
l'art n'est plus donnée par des criceres de perfecrion propres pouvoirs fuce à l'apparition de l'a:uvre« oisive»,
rechnique mais par I'assignarion à une cerraine forme de l'cruvre qui, comme la déesse, doit sa perfection iné-
d'appréhension sensible. La sratue est une « libre ap- dite à ceei que la voloncé s'est retirée de son apparence.
parence ». Elle s'oppose ainsi doublement à son starur En somme, le (< joueur » est là à ne rien faire devant

44 45
Malaise dans l'esthltique Politiques de /'esthltique

cette déesse quine fait rien, et l'reuvre du sculpteur eHe- rapporte l'apparence à une réalité. Ces catégories - ap-
même se trouve absorbée dans ce cerde d'une activité parence, jeu, travail - som proprement des catégories
inactive. du partage du sensible. Elles inscrivent en effet dans le
Pourquoi cerre suspension fonde-t-elle en même tissu même de l'expérience sensible ordinaire les formes
temps un nouvel art de vivre, une nouvelle forme de de la domination ou de I'égalité. Dans la République
la vie en commun ? Autrement dit : en quoi une cer- platonicienne, il n'y avait pas plus de <i libre apparence »
taine « politique » est-elle consubstantielle à la définition au pouvoir du miméticien que de libre jeu possible pour
même de la spécificité de l'art dans ce régime ? La ré- l'artisan. Pas d'apparence sans réalité qui serve à la juger,
ponse, dans sa forme la plus générale, s'énonce ainsi : pas de gratuité du jeu compatible avec le sérieux du tra-
parce qu' elle définit les choses de l'art par leur apparte- vai!. Ces deux prescriptions étaient strictement liées
nance à un sensorium différent de celui de la domina- !'une à l'autre et définissaient ensemble un partage du
tion. Dans l'analyse kantienne, le libre jeu et la libre sensible excluam à la fois la politique et l'art au profit de
apparence suspendem le pouvoir de la forme sur la la seule direction éthique de la communauté. Plus gé-
mariere, de l'intelligence sur la sensibilité. Ces proposi- néralement, la légitimité de la domination a toujours
tions philosophiques kantiennes, Schiller les traduit, reposé sur l'évidence d'une division sensible entre des
dans le contexte de la Révolution française, en propo- humanités différentes. J'évoquais plus haut l'affirma-
sitions amhropologiques et politiques. Le pouvoir de tion de Voltaire: les gens du commun n'ont pas les
la <i forme» sur la« mariere », c'est le pouvoir de l'État mêmes sens que les gens raffinés. Le pouvoir des élites
sur les masses, c'est le pouvoir de Ja classe de l'intel- étaic alors celui des sens éduqués sur les sens bruts, de
ligence sur la classe de la sensation, des hommes de la l'activité sur la passivité, de l'intelligence sur la sensa-
culcure sur les hommes de la nature. Si le « jeu » et tion. Les formes mêmes de l'expérience sensible étaient
l'« apparence >► esthétiques fondent une communauté chargées d'identifier la différence des fonctions et des
nouvelle, e'est parce qu'ils sont la réfutation sensible de places à une différence des nacures.
cette opposition de la forme intelligente et de la matie- Ce que la libre apparence et le libre jeu esthétiques
re sensible qui est proprement la différence de deux récusenc, e'est ce partage du sensible qui idencifie l'ordre
humanités. de la dominacion à la différence de deux humanités. Ils
C'est ici que prend son sens l'équation qui fait de manifestem une liberté et une égalité du sentir qui, en
J'homme joueur l'homme vraiment humain. La liberté 1795, peuvent être opposées à celles que la Révolution
du jeu s'oppose à la servicude du travail. Symétrique- française avait voulu incarner dans le regne de la Loi. Le
ment, la libre apparence s'oppose à la contrainte qui regne de la Loi, en effec, e' esc encore le regne de la forme

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libre sur la matiere esclave, de l'État sur les masses. Pour soumission circonstancielle à une utopie extérieure. C' est
Schiller, la Révolurion a tourné à la terreur parce qu'elle que la pureté non figurative du tableau - sa planéité
obéissait toujours au modele de la faculcé intellectuelle gagnée sur l'illusion tridimensionnelle - ne signifiait pas
accive concraignanc la macérialicé sensible passive. La ce qu'on a voulu lui faire signifier : la concentration de
suspension eschétique de la suprématie de la forme sur l'art pictural sur son seul matériau. Elle marquait au
la matiere et de l'activité sur la passivité se donne alors contraire l'appartenance du geste pictural nouveau à
comme le principe d'une révolurion plus profonde, une une surface/interface ou are pur et art appliqué, art
révolution de l'exiscence sensible elle-même et non plus fonctionnel et art symbolique se fondaient, ou la géo-
seulement des formes de l'État. métrie de l'ornement se faisait symbole de la nécessité
C'esc donc bien en tanc que forme d'expérience auto- intérieure et ou la pureté de la ligne devenait l'instru-
nome que I'art touche au partage politique du sensible. l..e ment de constitution d'un décor nouveau de la vie, sus-
régime esthétique de l'art institue le rapport entre les ceptible de se transformer en décor de la vie nouvelle.
formes d'identificacion de I'art ec les formes de lacommu- Même le poete pur par excellence, Mallarmé, confiait à
nauté politique sur un mode qui récuse par avance toute la poésie la tâche d'organiser une autre topographie des
opposition entre un art autonome et un art hétéronome, rapports communs, préparant les « fêtes de l'avenir ».
un art pour l'art et un art au service de la politique, un art II n'y a pas conffit entre pureté et politisation. Mais il
du musée ec un art de la rue. Car 1'autonomie esthétique faut bien entendre ce que « politisation » signifie. Ce
n'est pas cette autonomie du « faire » artistique que le que l' expérience et l'éducation esthétiques promettent,
modernisme a célébrée. C'est l'autonomie d'une forme ce n'est pas un secours des formes de l'art à la cause de
d'expérience sensible. Et e'est cette expérience qui apparait I'émancipation politique. C'est une politique qui leur
comme le germe d'une nouvelle humanité, d'unenouvelle est propre, une politique qui oppose ses propres formes
forme individuelle et collective de vie. à celles que construisent les inventions dissensuelles des
II n'y a donc pas de conffit entre la pureté de I'art et sujets politiques. Cerre « polirique », il faut dane plu-
sa politisation. l..es deux siecles qui nous séparem de tôt l'appeler une métapolitique. La métapolitique est
Schiller om témoigné du contraire : e'est en fonction de en général la pensée qui entend venir à bout du dissen-
sa pureté que la matérialité de I'art a pu se proposer sus politique en changeant de scene, en passam des
comme la matérialité anticipée d'une autre configura- apparences de la démocratie et des formes de l'État à
rion de la communauté. Si les créateurs des formes l'infra -scene des mouvements souterrains et des énergies
pures de la peinture dite absrraite ont pu se transformer concretes qui les fondent. Pendam plus d'un siecle, le
en artisans de la vie nouvelle soviétique, ce n'est pas par marxisme a représenté la forme achevée de la métapoli-

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Malaise dans l'esthétique Politiques de t'esthétique

tique, renvoyant les apparences de la politique à la vérité rience et de I'« éducation » esthétiques. Sur ce point
des forces productives et des rapports de production et encore, le texte schillérien éclaire la logique de tout un
promettant, à Ia place des révolutions politiques qui chan- régime d'identification de l'art et de sa politique, celle
gent seulement la forme des États, une révolution du que traduit aujourd'hui encore l'opposition d'un art
mode même de production de la vie matérielle. Mais la sublime des formes et d'un art modeste des compor-
révolution des producteurs n'est pensable elle-même que cements et des relations. Le scénario schillérien nous
sur Ia base d'une révolution déjà advenue dans I'idée laisse voir comment les deux opposés som contenus
même de révolution, dans l'idée d'une révolution des dans le même noyau initial. D'un côté, en effet, la libre
formes de I'existence sensible opposée à la révolution des apparence est la puissance d'un sensible hétérogene.
formes de l'État. Elle est une forme particuliere de la La statue, comme la divinité, se tient en face du sujet,
métapolitique esthétique. oisive, e'est-à-dire étrangere à tout vouloir, à toute
II n'y a pas de confüt entre la pureté de I'art et cette poli- combinaison de moyens et de fins. Elle est dose sur
tique. Mais il y a confüt au sein même de la pureté, dans elle-même, c'est-à-dire inaccessible pour la pensée, les
la conception de cette matérialité de I'art qui préfigure une désirs ou les fins du sujet qui la contemple. Et e'est seu-
autre configuration du commun. Mallarmé en témoigne lement par cette étrangeté, par cette indisponibilité
également: d'un côté, le poeme a pour lui la consistance radicale qu'elle porte la marque d'une pleine humanité
d'un bloc sensible hétérogene. II est un volume dos sur de l'homme et la promesse d'une humanité à venir, en-
lui-même, réfutant matériellement I'espace « à soi pareil » fin accordée à la plénitude de son essence. Le sujet de
et la « coulée d'encre uniforme » du journal ; de l'autre, il I'expérience esthétique se voit promettre la possession
a l'inconsistanced' un gestequi sedissipe dansl'acte même d'un monde nouveau par cette statue qu'il ne peut pos-
qui inscirue un espace commun à la maniere des feux séder en aucune maniere. Et l'éducation esthétique qui
d'artifice de la Fête nationale. II est un cérémonial de com- suppléera la révolution politique est une éducation par
munauté, comparable au théâtre antique ou à la messe l'étrangeté de la libre apparence, par l'expérience d'impos-
chrétienne. D'un côté, clone, la vie collective à venir est session et de passivité qu' elle impose.
endose dans le volume résistant del'ceuvre d' art ; del'autre, Mais, d'un autre côté, I'autonomie de la statue est
elle est actualisée dans le mouvement évanescent qui des- celle du mode de vie qui s'y exprime. I.:attitude de la
sine un autre espace commun. statue oisive, son autonomie, est en effet un résultat :
S'il n'y a pas de contradiction entre l'art pour l'art et elle est l'expression du comportement de la commu-
l'art politique, c'est peut-être que la contradiction est nauté dont elle est issue. Elle est libre parce qu'elle est
logée plus profondément, au creur même de l'expé- l'expression d'une communauté libre. Seulement, cecte

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Malaise dam l'esthétique Poíitiques de l'esthétique

liberté voit son sens s'inverser: une communauté libre, glissement d' une rationalité à une autre. Si les premiêre
autonome, c'est une communaucé dont l'expérience et deuxiême parties insistaient sur I'autonomie de I'appa-
vécue ne se scinde pas en sphêres séparées, qui ne con- rence et la nécessité de protéger la « passivité ►> matérielle
nait pas de séparation entre la vie quotidienne, J'an, des entreprises de l'entendement dominateur, la troisiême
la politique ou la religion. Dans cette logique, la stacue nous décric à l'inverse un processus de civilisation ou la
grecque est pour nous de I'art parce qu' elle ne l'était pas jouissance esthétique est celle d'une domination de lavo-
pour son auteur, parce que, en la sculptant, il ne faisait lonté humaine sur une matiêre qu'elle contemple comme
pas une « a:uvre d'art >►mais traduisait dans la pierre la le reflet de sa propre activité.
croyance commune d'une communauré, identique à sa La politique de l'art dans le régime esthétique de l'art,
maniêre d' êtte même. Ce que le suspens présent de la ou plutôt sa métapolitique, est déterminée par ce paradoxe
libre apparence promet alors, c'est une communauté fondateur : dans ce régime, l'art est de l'art pour autant
qui sera libre dans la mesure ou elle ne connaitra plus, qu'il est aussi du non-art, autre chose que de l'art. Nous
elle non plus, ces séparations, ou elle ne connaítra plus n'avons donc pas besoin d'imaginer quelque fin pathétique
l'art comme une sphêre séparée de la vie. de la modernité ou explosion joyeuse dela postmodernicé,
Ainsi, la statue porte une promesse politique parce mettant fin à la grande aventure modemisce de I'auto-
qu'elle est l'expression d'un partage du sensible spécifique. nomie de l'arc et de l'émancipation par l'art. Il n'y a pas de
Mais ce partage s'entend de deux maniêres opposées selon rupture postmoderne. II y a une contradiction originaire
la façon dont on interprete cette expérience: d'un côté, la et sans cesse à l'reuvre. La solitude de l'a:uvre porte une
statue est promesse de communauté parce qu'elle est de promesse d'émancipation. Mais I'accomplissement de la
l'art, qu'elle est l'objet d'une expérience spécifique et ins- promesse, c'est lasuppression de l'art comme réalicé séparée,
titue ainsi un espace commun spécifique, séparé. De sa transformation en une forme de vie.
I'autre, elle est promesse de communauté parce qu'elle L« éducation » esthétique se sépare donc, à partir du
n'est pas de l'art, parce qu'elle exprime seulement une même noyau fondamental, en ces deux figures dont
maniêre d'habiter un espace commun, un mode deviequi témoignent encore la nudité sublime de l'a:uvre abs-
ne connaít aucune séparation en spheres d'expérience traite célébrée par le philosophe et la proposition de
spécifiques. Léducation esthétique est alors le processus relations nouvelles et interactives faite par l'artiste ou le
qui transforme la solitude de la libre apparence en réa- commissaire de nos expositions contemporaines. D'un
lité vécue et change l'<i oisiveté >► esthétique en agir de la côté, il y ale projet de la révolution esthétique ou l'art
communauté vivante. La struccure même des Lettres sur devient une forme de la vie, en supprimant sa différen-
l'éducation esthétique de /'homme de Schiller marque ce ce comme art. De l'autre, il y a la figure résistante de

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Malaise dam l'esthétique Politiques de l'esthétique

l'a:uvre ou la promesse politique se trouve préservée néga- programme, e'est de rendre les idées sensibles, d'en faire le
civement : par la séparation entre la forme artistique et substitut de l'ancienne mythologie: un tissu vivam d'ex-
les autres formes de la vie, mais aussi par la contradic- périences et de croyances communes, partagées par I'élite
tion interne à cette forme. et par le peuple. Le programme <( esthétique » est alors
Le scénario de la révolucion esthétique se propose de proprement celui d' une mérapolitique, qui se propose
transformer le suspens esthétique des rapports de do- d' effectuer en vérité et dans l'ordre sensible une tâche que
mination en príncipe générateur d'un monde sans la politique ne pourra jamais accomplir que dans l'ordre
domination. Cette proposition oppose révolution à de l'apparence et de la forme.
révolution: à la révolution policique conçue comme On le sair : ce programme n'a pas seulement défini
révolution étatique reconduisant en fait la séparation une idée de la révolution esthécique, mais aussi une idée
des humanités, elle oppose la révolution comme forma- de la révolution cout court. Sans avoir eu l'occasion de
tion d'une communauté du sentir. C'est la formule lire ce brouillon oublié, Marx a pu, un demi-siecle plus
matricielle que résume le célebre Plus ancien programme card, le transposer exactement dans le scénario de la ré-
systématique de ltdéalisme allemand, rédigé en commun volution non plus policique mais humaine, cette révolu-
par Hegel, Schelling et Hõlderlin. Ce programme op- tion qui, elle aussi, devait accomplir la philosophie en la
pose au mécanisme more de l'État Ia puissance vivante supprimant et donner à l'homme la possession de ce
de la communauté nourrie par l'incarnation sensible de dom il n' avait jamais eu que 1'apparence. Du même
son idée. Mais la trop simple opposition du mort et du coup, Marx proposaic la nouvelle identification durable
vif opere en fait une double suppression. D'un côté, elle de l'homme esthécique : l'homme producteur, produi-
fait évanouir l'« esthétique » de la politique, la pratique sant en même temps les objets et les relations sociales
de la dissensualité politique. Elle propose à sa place la dans lesquelles ils som produits. C'est sur la base de
formation d'une communaucé « consensuelle », c'est-à- cette identificacion que l'avant-garde marxisce et l'avant-
dire non pas une communauté ou tout le monde est garde arristique ont pu se retrouver autour des années
d'accord mais une communauté réalisée comme commu- 1920 et s'accorder sur le même programme : la suppres-
nauté du sentir. Mais, pour cela, il faut aussi transformer sion conjointe de la dissensualité politique et de l'hété-
le ({ libre jeu » en son contraire, en l'activité d'un esprit rogénéité esthétique dans la construction des formes de
conquérant qui supprime l'autonomie de l'apparence vie et des édifices de la vie nouvelle.
esthétique, en transformam toute apparence sensible 11 est pourtant trop simpliste de ramener cette figure
en manifestation de sa propre autonomie. La tâche de de la révolution esthétique à la catastrophe « utopique »
l'1< éducation eschétique », préconisée par le Plus ancien et <1 totalitaire ». Le projet de l'« are devenu forme de

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-.,.,
Malaise dans /'esthétique Politiques de f'esthétique

vie » ne se limite pas au programme de « suppression » dans le suspens esthétique qu'au prix d'annuler ce sus-
de l'art, un temps proclamé par les ingénieurs construc- pens, de transformer laforme en forme de vie. Celle-ci peut
tivistes et les artistes futuristes ou suprématistes de la être l'édification soviétique opposée en 1918 par Male- ·
révolution soviétique. 11 est consubstantiel au régime es- vitch ame reuvres des musées. Ce peut être le façonnage
thétique de l'art. Il inspire déjà, à travers le rêve d'un d'un espace íntégré ou peinture et sculpture ne se mani-
Moyen Âge artisanal et communautaire, Jes artistes du festeraient plus comme des objets séparés, mais seraient
mouvement Arts and Crafts. IJ se poursuit chez les arti- projetés directement dans la vie, supprímant ainsi l'art
sans/artistes du mouvement des Arts décoratifs, salués comme « chose distincte de notre milieu environnant quí
en leur temps au titre de l'« art social 1 », comme chez les est la véritable réalité plastique 1 ». Ce peut être aussi le
ingénieurs ou architectes du Werkbund ou du Bauhaus, jeu et la dérive urbaine, opposés par Guy Debord à la
avant de refleurir dans les projets utopiques des urba- totalité de la vie - capitaliste ou soviétíque - alíénée sous
nistes situationnistes ou dans la « plastique sociale » de la forme du spectacle-roi. Dans tous ces cas, la politique
Josef Beuys. Mais il hante aussi les artistes symbolistes de la forme libre lui demande de se réaliser, e'est-à-dire
apparemment les plus éloígnés des projets révolution- de se supprimer en acte, de supprimer cette hétérogénéi-
naires. Le « pur » poete Mallarmé et les ingénieurs du té sensible qui fondait la promesse esthécique.
Werkbund partagent à distance l'idée d'un art capable Cette suppression de la forme dans l'acte, c'est ce que
de produire, en supprimant sa singularité, les formes con- récuse l'autre grande figure de la << politique » propre au
cretes d'une communauté enfin sortie des apparen- régime esthétique de l'an : la politique de la forme ré-
ces du formalisme démocratique 2• II n'y a là nul chant sistante. La forme y affirme sa politicité en s'écartant de
des sirenes totalitaires, mais seulement la manífesta- toute forme d'incervention sur et dans le monde pro-
tion d'une contradiction propre à cette métapolitique saique. I.:an n'a pas à devenir une forme de vie. En lui,
qui s'enracine dans le statut même de I'« reuvre » es- e'est, au concraire, la vie qui a pris forme. La déesse schil-
thétique, dans le nreud originei qu'il implique entre la lérienne porte promesse parce qu' elle est oisive. << La fonc-
singularité de l'apparence oisive et l'acte qui transforme tion sociale de l'art est de n'en pas avoir )), dira en écho
l'apparence en réalité. La métapolitique esthétique ne Adorno. La promesse égalítaire est endose dans l'autosuf-
peut réaliser la promesse de vérité vivante qu' elle trouve fisance de l'reuvre, dans son indifférence à tout projet

1. Cf Roger Marx, L'Art social, Eugene Fasquelle, 1913. 1. Piet Mondrian, « L'art plastique et l'art plastique pur », dans
2. Sur cette convergence, je renvoie à mon texte « La surface du Ch. Harrison et P. Wood (éd.), Art en théorie. 1900-1990, Hazan,
design », dans Le Destin des images, La Fabrique, 2003. 1997, p. 420.

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il
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Malaise dans l'esthitique Politiques de l'esthitique

policique particulier et dans son refus de toute partici- potenciei ne tient pas dans la simple solitude de l'reuvre,
pation à la décoration du monde prosaique. C'est en non plus que dans la radicalité de l'auto-affirmation
raison de cette indifférence que, au milieu du XIXC siede, artistique. La pureté que cette solitude aucorise, c'est la
l'reuvre sur rien, l'reuvre « reposant sur elle-même » de pureté de la contradiction interne, de la dissonance par
l'esthete Flaubert, a été immédiatement perçue par les laquelle l'reuvre témoigne du monde non réconcilié.
tenants contemporains de l'ordre hiérarchique comme Lautonomie de l'reuvre schonbergienne, conceptualisée
une manifestation de la« démocratie ». Lreuvre quine par Adorno, est en fait une double hétéronomie : pour
veut rien, l'reuvre sans point de vue, qui ne transmet rnieux dénoncer la division capitaliste du travail et les
aucun message et ne se soucie ni de la démocratie ni de ernbellissernents de la marchandise, elle doit être encare
I'anti-démocratie, est « égalitaire » par cecte indifférence plus mécanique, plus << inhumaine » que les produits de
même qui suspend coute préférence, toute hiérarchie. la consornmation capitaliste de masse. Mais cette inhu-
Elle est subversive, découvriront les générations sui- manité, àson tour, fait apparaitre la tâche du refoulé qui
vantes, parle fait même de séparer radicalement le sen- vient perturber le bel agencernent technique de l' reuvre
sorium de l'art de celui de la vie quotidienne esthétisée. autonome en rappelant ce qui le fonde: la séparation
À l'art qui fait de la politique en se supprimant comme capitaliste du travai! et de la jouissance.
art s'oppose alors un art qui est politique à la condition Dans cette logique, la promesse d' émancipation ne peut
de se préserver pur de coute intervention politique. être tenue qu'au prix de refuser coute forme de réconcilia-
C'est cette politicité liée à l'indifférence même de tion, de maintenir l'écart entre la forme dissensuelle de
l'reuvre qu'a intériorisée toute une tradition politique
l'reuvre et les formes de l'expérience ordinaire. Cette vision
avant-gardiste. Celle-ci s'est appliquée à faire co'incider
de la politicité de I'reuvre a une lourde conséquence. Elle
avant-gardisme politique et avant-gardisme artistique
oblige à poser la différence esthétique, gardienne de la pro-
par leur écart même. Son programme se résume en un
messe, dans la texture sensorielle même de l'reuvre, recons-
mot d'ordre : sauver le sensible hétérogene qui est le creur
tituant en quelque sone l'opposition voltairienne entre
de l'autonomie de l'art, donc de son potenciei d'émanci- deux formes de sensibilité. l..es accords de septieme dirni-
pation, le sauver d'une double menace: la transforma-
nuée qui ont enchanté les salons du XIX" siecle ne peuvent
tion en acte métapolitique ou l'assimilation aux formes
plus être entendus, dit Adorno, « à moins que tout soit
de la vie esthétisée. C'est cette exigence qu'a résumée
cricherie 1 ». Si nosoreilles peuvent encare les entendre avec
l'esthétique d'Adorno. Le potenciei politique de l'reuvre
est lié à sa séparation radicale avec les formes de la rnar- 1. Theodor Adorno, Philosophie de la nouvelle musique, Ga lli-
chandise esthétisée et du monde adrninistré. Mais ce mard, 1962, p. 45.

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Malaiu dans l'esthltique Politiques (Ú /'esthltique

plaisir, la promesse esthétique, la promesse d'émancipa- l'aistheton, qui atteste une aliénation de l'esprit à la puis-
tion, est convaincue de fausseté. sance d'une altéricé irrémédiable. I..:hécérogénéité sensible
Il fauc bien pourtant se rendre, un jour, à l'évidence de l'ceuvre n'est plus garante de la promesse d'émancipa-
que nous pouvons encare les encendre. Et, de même, cion. Au contraire, dle vient invalider coute promesse de
nous pouvons voir des motifs figuratifs mêlés sur une ce genre en cémoignanc d'une dépendance irrémédiable
toile à des motifs abstraics, ou faire de l'art en emprun- de l'esprit à l'égard de l'Aucre qui !'habite. I..:énigme de
canc et en réexposanc des articles de la vie ordinaire. l'ceuvre qui inscrivait la concradiction d' un monde de-
Certains voudraient voir là la marque d' une rupture vient le pur témoignage de la puissance de cec Autre.
radicale dom le nom propre serait postmodernité. Mais La métapolicique de la forme résistante tend alors à
ces notions de modernité et de postmodernité projet- osciller entre deux posicions. D'un côté, elle assimile
cenc abusivement dans la succession des cemps les élé- cette résiscance à la lutte pour préserver la différence
ments ancagoniques donr la tension anime cour le ré- matérielle de l'art de tout ce qui la compromet dans les
gime eschétique de l'are. Celui-ci a roujours vécu de 1a affaires du monde : commerce des expositions de masse
rension des contraires. rautonomie de l'expérience et des produits culturels qui en fone une entreprise
esthétique qui fonde l'idée de l'Art comme réalité auto- induscrielle à rencabiliser ; pédagogie destinée à rappro-
nome s'y accompagne de la suppression de tout critere cher I'art des groupes sociaux qui lui étaient étrangers ;
pragmatique séparant le domaine de l'art et celui du incégration de I'art dans une « culcure », elle-même poly-
non-art, la solitude de l'reuvre et les formes de la vie col- mérisée en cultures attachées à des groupes sociaux, eth-
lective. II n'y a pas de rupture postmoderne. Mais il y a niques ou sexuels. Le combat de l'art contre la culture
une dialectique de l'ceuvre « apolitiquemenc politique ». institue alors une ligne de fronc qui met du même côté
Et il y a une limite ou son projet même s'annule. la défense du « monde » contre la « société », des reu-
C'esr cette limite de l'ceuvre auronome/hécéronome, vres contre les produits culturels, des choses contre les
policique par sa distance même avec route volonté po- images, des images contre les signes et des signes con-
litique, donc cémoigne l'eschétique lyotardienne du tre les simulacres. Cette dénonciation se lie volonciers
sublime. ravanc-garde artistique y est encare chargée de aux atticudes policiques qui demandent le rétablisse-
la tâche de tracer la fronriere séparant sensiblemenc les ment de l'enseignement républicain contre la dissolu-
reuvres de I'art et les produits de la culture marchande. tion démocratique des savoirs, des comportements er des
Mais le sens même de ce cracé est inversé. Ce que l'artiste valeurs. Et elle porte un jugement négarif global sur 'l agi-
inscrit, ce n'est plus la concradiccion qui porte promesse, la tation contemporaine, occupée à brouiller les frontieres
contradiction du travail et la jouissance. C'est le choc de de l'are et de la vie, des signes et des choses.

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"" Malaise dam l'esthétique
Politiques de l'esthétique

Mais, en même temps, cet art jalousement préservé Cette tension ne vient pasdes compromissions malheu-
tend à n'être plus que le témoignage de la puissance de reuses de l'art avec la politique. Ces deux « politiques » sont
I'Autre et de la catastrophe continudlement provoquée en dfet impliquées dans les formes mêmes selon lesquelles
par son oubli. L'édaireur de l'avant-garde devienr la sen- nous identifions l'art comme objet d'une expérience spéci-
tinelle qui veille les victimes et enrretient la mémoire de fique. II n'y a pas lieu, pour autant, de conclure de là à une
la catastrophe. La politique de la forme résistante par- capcation fatale de l'art par l'« esthétique ». Encare une
vient alars, elle aussi, au poinr ou elle s'annule. Elle le fois, il n'ya pas d'art sans une forme spécifique de visibilité
fait, non plus dans la métapolitique de la révolution du ec de discursivicé qui l'identifie comme cel. Pas d'art sans
monde sensible, mais dans l'identification du travai! de un certain partage du sensible qui le lie à une certaine
l'art à la tâche éthique du témoignage, ou art et poli- forme de politique. L'esthétique est un rei parcage. La ten-
tique sont, à nouveau, annulés ensemble. Cette díssolu- sion des deux politiques menace le régime esthétique de
tion éthique de l'hétérogénéité esthétique va elle-même l'art. Mais c'est aus.si dle qui le fait fonctionner. Dégager 11
de pair avec tout un courant contemporain de pensée ces logiques opposées et le point extrême ou l'une et l'aucre
-·'
qui dissouc la dissensualité politique dans une archipo- se suppriment ne nous concluir clone aucunement à dé- 1

litique de1'exception et ramene toute forme de domina- clarer la fin de l'esthétique, comme d'autres déclarent la fin 1

tion ou d'émancipation à la globalité d' une catastrophe de la politique, de l'histoire ou des ucopies. Mais cela peut
onrologique donr seul un Dieu peut nous sauver. naus aider à comprendre les contraimes paradoxales qui
Sous le scénario linéaire de la modernité et de la post- pesent sur le projet apparemment si simple d'un are« cri-
modernité, comme sous l'opposition scolaire de l'art pour tique », mettant dans la forme de l'ceuvre l'explication de la
1
l'art et de l'art engagé, il nous faut clone reconnaitre la domination ou la confrontation de ce que le monde est
tension originaire et persistante des deux grandes politi- avec ce qu'il pourrait êcre1•
ques de I'esthétique : la politique du devenir-vie de I'art et 1
'
la politique de la forme résistante. La premiere idenrifie
les formes de J'expérience esthétique aux formes d' une
vie aucre. Elle donne comme finalité à l'art la construc-
tion de nouvdles formes de la vie commune, clone son
autosuppression comme réalité séparée. [autre endôt 1. Ce chapitre et lesuivant doivent leur élaboration à un séminaire
sur Esthétique et politique tenu en mai 2002 à Barcelone dans le cadre
au contraire la promesse politique de l'expérience esthé- du musée d'Art concemporain. Ils doivent aussi beaucoup au séminaire
tique dans la séparation même de l'art, dans la résistance cenu sur le mêmesujet en juin 200 I à Cornell University dans le cadre
de sa forme à tome transformation en forme de vie. dela School for Critícism and Theory.

62
Problemes ec cransformacions
de l'arc critique

L'arc critique, dans sa formule la plus générale, se pro-


pose de donner conscience des mécanismes de la domi-
nacion pour changer le speccaceur en acteur conscient
de la transformation du monde. On connait le dilemme
qui pese sur ce projec. D' un côté, la compréhension
peut, par elle-même, peu de choses pour la transforma-
tion des consciences et des situations. Les exploicés ont
rarement eu besoin qu' on leur explique les lois de l'ex-
ploitation. Car ce n'est pas l'incompréhension de l'état
de choses existant qui nourrit la soumission chez les do-
minés, mais le manque de confiance en leur propre ca-
pacicé de le transformer. Or, le sentiment d'une telle
capacité suppose qu'ils soient déjà engagés dans le pro-
cessus policique qui change la configuration des don-
nées sensibles et construir les formes d'un monde à venir
à l'intérieur du monde existam. De l'aucre côté, l'ocu-
vre qui « fait comprendre » et dissouc les apparences
tue par là cette étrangecé de 1'apparence résistante qui
témoigne du caractere non nécessaire ou intolérable d' un

65

-
Malaise dam l'esthétique Politiques de l'esthétique

monde. Lart critique qui invite à voir les signes du Capi- provoquem l'intelligibilité politique. Etil doit emprunter
tal derriere les objets et les comportements quotidiens à la solitude de I'reuvre le sens d'hétérogénéité sensible
risque de s'inscrire lui-même dans la pérennité d'un qui nourrit les énergies politiques du refus. C'est cette
monde ou la transformation des choses en signes se re- négociation entre les formes de l'art et celles du non-art
double de l'exces même des signes interprétatifs qui fait qui permet de constituer des combinaisons d'éléments
s'évanouir toute résistance des choses. capables de parler deux fois : à partir de leur lisibilité et à
On voit généralement dans ce cercle vicieux de l'art partir de leur illisibilité.
critique la preuve que l'esthétique et la politique ne peu- La combinaison de ces deux puissances prend donc
vent aller ensemble. Il serait plus juste d'y reconnaitre la nécessairement la forme d'un ajustement de logiques
pluralité des manieres dont elles se lient. D'un côté, hétérogenes. Si le collage a été l'une des grandes procé-
la politique n'est pas la simple sphere de l'action qui dures de l'art moderne, c'est parce que ses formes tech-
viendrait apres la révélation <i eschétique ►> de l' état niques obéissent à une logique esthético-policique plus
des choses. Elle a son esthétique à elle: ses modes d'in- fondamemale. Le collage, au sens le plus général du
vention dissensuels de scenes et de personnages, de ma- cerme, esc le príncipe d'une « tierce » politique esthé-
nifestations et d'énonciations qui se différencient des tique. Avant de mêler peintures, journaux, toíles cirées
inventions de l'art et s'y opposent même parfois. De l'au- ou mécanismes d'horlogerie, il mêle I'étrangeté de l'ex-
tre, l'eschécique a sa politique ou plutôt sa tension périence eschétique avec le devenir-vie de l'art et lede-
entre deux politiques opposées: entre la logique de l'art venir-art de la vie ordinaire. Le collage peut se réaliser
qui devient vie au prix de se supprimer comme art comme pure rencontre des hétérogenes, accestant en
et la logique de I'art qui fait de la politique à la condi- bloc de l'incompatibilicé de deux mondes. C' est la ren-
tion expresse de ne pas en faire du tout. La difficulté de contre surréaliste du parapluie et de la machine à
I'art critique n'est pas d' avoir à négocier entre la poli- coudre, manifestam, contre la réalité du monde ordi-
tique et l'art. Elle est de négocier le rapport entre les deux naire, mais avec ses objets, le pouvoir absolu du désir et
logiques esthétiques qui existem indépendarnment de lui, du rêve. II peut se présenter à l'inverse comme la mise
parce qu'elles appartiennent à la logique même du régi- en évidence du lien caché entre deux mondes apparem-
meesthétique. Lart critique doit négocier entre la tension ment étrangers : ainsi fait le photomontage de John
qui pousse l'art vers la « vie » et celle qui, à l'inverse, Hearrfield, révélant la réalité de l'or capitaliste dans le
sépare la sensorialicé esthétique des autres formes d'expé- gosier d'AdolfHitler ou celui de Martha Rosler, mêlant
rience sensible. Il doit emprunter aux zones d'indistinc- les photographies de l'horreur vietnamienne aux images
tion entre I'art et les autres spheres les connexions qui publicitaires du confort arnéricain. Ce n'est plus, dans

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Malaise dans l'esthétique Politíques de l'esthétique

ce cas, J'hétérogénéité entre deux mondes qui doit le dans les natures mortes impressionnistes. On peuc pen-
nourrir le sentiment de l'intolérable mais, au contraire, ser aussi à la rnaniere dom un romancier, Émile Zola, a,
la mise en évidence de la connexion causale qui lie l'un dans Le ¼ntre de Paris, élevé les légumes en général - et
à l'autre. les choux en particulier - à la dignité de symboles ar-
Mais la politique du collage trouve son point d'équi- cistiques et politiques. Ce roman, écrit juste apres l'écra-
libre là ou elle peut combiner les deux rapports et jouer sement de la Commune de Paris, est en effet construir
sur la ligne d'indiscernabilité entre la force de lisibilité sur la polarité de deux personnages : d'un côté, le révo-
du sens et la force d'étrangeté du non-sens. Ainsi font, lutionnaire qui revienc de déportation dans le nouveau
par exemple, les histoires de choux-fleurs de I'Arturo Ui Paris des Halles et se trouve écrasé par l'amoncellement
de Brecht. Celles-ci jouent un double jeu exernplaire de marchandises, qui matérialise le monde nouveau de la
entre la dénonciation de la loi de la marchandise et consommation de masse ; de l'autre, le peincre impres-
l'usage des formes de dérision du grand art empruntées sionniste qui chame l'épopée des choux, de la beauté
à la prosa"isation marchande de la culture. Elles jouent nouvelle, opposant l'architecture de fer des Halles, et les
à la fois sur la lisibilité de I'allégorie du pouvoir nazi empilements de légumes qu' elle abrite, à la vieille beauté
comme pouvoir du capital et sur la bouffonnerie qui désormais privée de vie, symbolisée par l'église gothi-
ramene tout grand idéal, politique ou autre, àd'insigni- que vo1sme.
fiances histoires de légumes. Le secret de la marchan- Le double jeu brechtien avec la politicité et l'apoliti-
dise, lu derriere les grands discours, s'égale alors à son cité des choux-fleurs est possible parce qu'il existe déjà
absence de secret, à sa trivialité ou à son non-sens radi- un rapport entre la politique, la beauté nouvelle et I'éta-
cal. Mais cette possibilité de jouer à la fois sur le sens et lage marchand. Naus pouvons généraliser le sens de
sur le non-sens en suppose une aucre, qui est que l'on cerre allégorie légumiere. Lart critique, l'art qui joue sur
puisse jouer en mêrne temps sur la séparation radicale l'union et sur la tension des politiques esthétiques, est
entre le monde de l'art et celui des choux-fleurs et sur la possible grâce au mouvement de translation qui, depuis
perméabilité de la frontiere qui les sépare. II faut à la fois longtemps déjà, a traversé dans les deux sens la frontiere
que les choux-fleurs soient sans rapport avec J'art ou la entre le monde propre de l'art et le monde prosa"ique de
politique et qu'ils leur soienc déjà liés, que la frontiere la marchandise. Nul besoin d'imaginer une rupture « post-
soit toujours là et pourtant déjà traversée. moderne » brouillant la frontiere qui séparait le grand
De fait, quand Brecht entreprend de les mettre au are et les formes de la culture populaire. Le brouillage
service de la distanciation critique, les légumes ont déjà des frontieres est aussi vieux que la « modemité » elle-
une longue histoire artistique. On peut penser à leur rô- même. La distanciacion brechtienne est évidemment re-

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Malaise dans l'esthétique Politiques de l'esthétíque

devable aux collages surréalistes qui ont fait entrer dans Pendant que les uns vouaienc l'art-vie à la création du
le domaine de 1'art les marchandises obsoletes des pas- mobilier de la vie nouvelle, et que d' autres dénonçaienc
sages parisiens ou les illustrations des magazines ou des la transformacion des produits de l'art en décor de la
catalogues démodés. Mais le processus remonte beau- marchandise esthétisée, d' autres prenaient acte de ce
coup plus loin. Le moment ou le grand art s'est cons- 1
double mouvemenc qui brouillait la simple opposition
titué - tout en dédarant, avec Hegel, sa propre fin - est des deux grandes politiques esthéciques : si les produits
aussi celui ou il a commencé à se banaliser dans les re- de I'art ne cessem de passer dans le domaine de la mar-
productions des magazines et à se corrompre dans le chandise, inversemenc les marchandises et les biens
commerce de la librairie et dans la littérature « in- d'usage ne cessem de passer la frontiere dans l'autre
dustrielle » du journal. Mais e'est encore le temps ou les sens, de quitter la sphere de l'utilité et de la valeur pour
marchandises ont commencé à voyager dans la direction devenir des hiéroglyphes portant leur histoire su! leur
opposée, à franchir la frontiere qui les séparait du monde corps ou des objecs muets désaffectés, porteurs de la
de l'art, pour venir repeupler et rematérialiser cet art dont splendeur de ce qui ne supporte plus aucun projet,
Hegel pensait qu'il avait épuisé ses formes. aucune voloncé. C' est ainsi que I'oisiveté de la junon
C'est ce que Balzac nous montre dans Les Jllusions per- Ludovisi a pu se communiquer à tout ohjet d'usage, à
dues. Les haraques vécustes ec bourbeuses des Galeries de coute icône publicitaire devenue obsolete. Ce « travail
bois, ou le poete déchu, Lucien de Rubempré, va vendre dialectique dans les choses » qui les rend disponibles
sa prose et son âme au milieu des era.fies de la Bourse et de pour l'art et pour la subversion en cassant le cours uni-
la prostitution, deviennent instancanément le lieu d'une forme du temps, en remettant un temps dans un autre,
poésie nouvelle: une poésie fantastique faite de l'aboli- en changeant le statut des objets et le rapport entre les
tion des frontieres entre l'ordinaire marchand et l'extraor- signes de l'échange et les formes de 1'art, e'est ce clone
dinaire de l'art. Le sensible hétérogene dont se nourrit Walter Benjamin a eu l'illumination à la lecture de ce
l'art de l'âge esthétique peut être trouvé n'importe ou et Paysan de Paris d'Aragon, qui transformait la boutique
d'abord sur le terrain même dont les puristes voulaient le de cannes obsolete du Passage de l'Opéra en paysage
détourner. En devenant obsolete, impropre à la consom- mythologique et poeme fabuleux. Et l'art « allégorique >►
mation, n'importe quelle marchandise, n'importe quel clone se réclament tant d'artistes concemporains s'inscrit
objet d'usage devient disponible pour l'art, de diverses dans cette filiation à long terme.
manieres, séparées ou conjointes : comme objet de satis- C'est par ce passage de frontieres ec ces échanges de
faction désintéressée, corps chiffrant une histoire ou cé- statut entre art et non-art que la radicale étrangeté de
moin d'une étrangeté inassimilable. l'objet esthétique et 1'appropriation active du monde

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Malaise dans l'esthétique Politiques de l'esthétique

commun onc pu se conjoindre et qu'a pu se constituer, figures de homeless projecées par Krzysztof Wodiczko
entre les paradigmes opposés de l'art devenu vie et de la sur les monuments américains accusaient l'expulsion
forme résistante, la<< troisieme voie » d'une micropoliti- des pauvres de l' espace puhlic ; les petits cartons accolés
quede l'art. C'est ce processus qui a soutenu les performan- par Hans Haacke aux ocuvres des musées révélaient leur
ces de l'art critique et qui peut nous aider à comprendre nacure d' objets de spéculation, etc. Le collage des hété-
ses transformations et ambigu"ités contemporaines. S'il rogenes prenaic généralement la figure d'un choc, leguei
y a une question politique de l'art contemporain, ce révélait un monde caché sous un autre : violence capita-
n'est pas dans la grille de I'opposition moderne/postmo- liste sous les bonheurs de la consommation ; intérêts
derne que nous pouvons la saisir. C'est dans l'analyse des marchands et violences de la lutte des classes derriere les
métamorphoses affectant la « tierce » politique, la politi- apparences sereines de l' art. Lautocritique de l'are se
que fondée sur le jeu des échanges et des déplacemencs mêlaic ainsi à la critique des mécanismes de la domina-
entre le monde de l'art et celui du non-art. tion étatique et marchande.
La politique du mélange des hétérogenes a connu, du Cette fonction polémique du choc des hétérogenes est
dadaisme jusqu'aux diverses formes de l'art contestataire toujours à l'ordre du jour dans les légitimations des
des années l 960, une forme dominante : la forme polé- ocuvres, installations et expositions. Cependant, la conti-
mique. Le jeu d' échanges entre art et non-art servait à y nuité du discours recouvre des transformations significa-
construire des heurts entre éléments hétérogenes, des tives qu'un simple exemple peut nous permettre de saisir.
opposicions dialectiques entre forme et concenu, qui En 2000, à Paris, une exposition intitulée Bruit de fond
dénonçaient elles-mêmes les rapports sociaux et la place mettait en regard des ocuvres des années 1970 et des
qui y était dévolue à l'art. La forme stichomythique reuvres contemporaines. Parmi les premieres figuraient
donnée par Brecht à une discussion en vers sur des des photomontages de la série Bringi,ng Wár Home de
affaires de choux-fleurs dénonçait les intérêts cachés Marcha Rosler, confroncanc les images publicitaires du
derriere les grands moes. Les tickets d'autobus, ressorts bonheur domestique américain aux images de la guerre
d'horlogerie et autres accessoires collés sur les toiles au Vietnam. À proximité se tenait une autre ocuvre
dada"istes ridiculisaienc la prétention d'un art coupé de consacrée à la face cachée du bonheur américain. Réa-
la vie. Les boices de potage ou les tampons Brillo incro- lisée par Wang Du, elle était constituée de deux élé-
duits par Warhol dans le musée dénonçaient les préten- ments : à gauche, le couple Clinton, représenté comme
tions à la solitude du grand are. Les mélanges entre deux mannequins de musée de cire; àdroite, une autre
images de stars et images de guerre opérés par Wolf Vos- sorte de figure de cire : la plascification de L'Origi,ne du
tell montraienc le côté sombre du rêve américain ; les monde de Courbet qui est, comme on sait, la représen-

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Malaise dam l'esthétique Politiques de l'esthétique

tation en gros plan d'un sexe féminin. Les deux a:uvres le titre Let's entertain, et rebaptisée, à Paris, Au-delà du
jouaienc également sur le rapport entre une image de spectacle 1• Le titre américain jouait déjà un double jeu,
bonheur ou de grandeur et sa face cachée de violence ou dignant d'un a:il vers la dénonciation de l'industrie de
de profanité. Mais I'actualité de l'affaire Lewinsky ne l'entertainment et, de l'autre, vers la dénonciation pop de
suffisait pas à conférer à la représentation du couple la séparation entre grand art et culture populaire de la
Clinton un enjeu politique. Précisément, peu importait consommation. Le titre parisien introduisait un tour de
I'actualicé. On assistait là au foncrionnement auroma- plus. D'un côté, la référence au livre de Guy Debord
tique de procédures canoniques de délégitimation : la renforçait le rigorisme de la critique de 1'entertainment.
figure de cire qui fait du policicien un pamin ; la profa- Mais il rappelait, de l'aucre, que l'antidote à la passivité
nité sexuelle qui est le sale petit secret caché/évident de du spectade chez cet auteur est la libre activité du jeu.
coute forme de sublimité. Ces procédures fonctionnent Ce jeu sur les titres renvoyait, bien sur, à l'indécidabilité
toujours. Mais elles foncrionnenc en tournant sur elles- des a:uvres elles-mêmes. Le manege de Charles Ray ou
mêmes, tout comme la dérision du pouvoir en général le baby-foot géant de Maurizio Cattelan pouvaient sym-
prend la place de la dénonciarion politique. Ou alors, boliser indifféremment la dérision pop, la critique de
leur foncrion est de nous rendre sensibles à cette auto- I'entertainment marchand, ou la puissance positive du
maticiré elle-même, de délégitimer les procédures de dé- jeu. Et il fallait coute la conviction des commissaires de
légitimation en mêrne temps que leur objet. C'est alors I'exposition pour nous prouver que les mangas, films
la distance de l'humour qui vient à la place du choc publicitaires ou sons disco retraités par d'autres auteurs
provocateur. nous offraient, par leur réduplication même, une cri-
J' ai choisi cet exemple significatif, mais on en pour- tique radicale de la consommation aliénée des loisirs.
rait citer bien d'autres, témoignanc, sous l'apparente Plutôt que la suspension schillérienne des rapports de
cominuité des dispositifs et de leurs légirimations rex- domination, le jeu ici invoqué marque le suspens de la
tuelles, d'un même glissement des provocarions dialec- signification des collages présentés. Leur valeur de ré-
tiques d'hier vers des figures nouvelles de composition vélation polémique est devenue indécidable. Et e'est la
des hétérogenes. Er l'on pourrait ranger ces glissemencs production de cette indécidabilité qui est au cceur du
multipies sous quatre figures majeures de l'exposition travai) de bien des artistes et expositions. Là ou l'artiste
contemporaine : le jeu, I'invencaire, la rencontre et le critique peignait les icônes hurlantes de la dornination
mystere.
Le jeu d'abord, c'est-à-dire le double jeu. J'ai évoqué l. Cf ]. Ranciere, Le Destin des images, La Fabrique, 2003 ,
ailleurs cetce exposition présentée à Minneapolis sous p. 33.

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Mafaise d4ns i'esthétique Politiques de l'esthétique

marchande ou de la guerre impérialisre, le vidéaste La conscience de cerre indécidabilité favorise un dépla-


concemporain détourne légerement les vidéo-dips et cement des propositions artistiques vers la deuxieme for-
les mangas ; là ou des marionnettes géantes mettaient me, celle de l'inventaire. La rencontre des hétérogenes
l'histoire contemporaine en spectade épique, ballons et ne vise plus à provoquer un choc critique ni à jouer
peluches « interrogent » nos modes de vie. La rédupli- sur l'indécidabilité de ce choc. Les mêmes matériaux,
cation, légerement décalée, des specrades, accessoires images et messages qui étaient interrogés selon les regles
ou icônes de la vie ordinaire, ne nous invite plus à lire d'un art du soupçon sont maintenant commis à une opé-
les signes sur les objets pour comprendre les ressorts de ration inverse : repeupler le monde des choses, ressaisir
notre monde. Elle prétend aiguiser à la fois notre per- leur potentiel d'histoire commune que l'art critique
ception du jeu des signes, notre conscience de la fra- dissolvait en signes manipulables. I..:assemblage des maté-
gilité des procédures de lecture des mêmes signes, et riaux hétérogenes devient une recollection positive,
notre plaisir à jouer avec l'indécidable. I..:humour est la sous une double forme. Cest d'abord l'inventaire des
vertu dont les artistes se réclament le plus volonciers traces d'histoire : objets, photographies ou simplement
aujourd'hui : l'humour, soit le léger décalage qu'il est listes de noms qui témoignent d'une hiscoire et d'un mon-
possible de ne pas même remarquer dans la maniere de de communs. II y a quatre ans, à Paris, une exposi-
présenter une séquence de signes ou un assemblage tion intitulée Voilà. Le monde dans la tête se proposait
d'objets. ainsi de récapituler le xxc siecle. À travers accrochages
Ces procédures de délégitimation passées du registre photographiques ou installations diverses, il s'agissaic de
critique au registre ludique deviennent, à la limite, in- rassembler des expériences, de faire parler des étalages
discernables de celles qui sont produites parle pouvoir d' objets quelconques, des noms ou des visages anonymes,
et les médias, ou par les formes de présentation pro- de s'introduire dans des disposítifs d'accueil. Le visi-
pres à la marchandise. I..:humour lui-même devient le tem, accueilli d' abord sous le signe du jeu (un semis de
mode dominam d'exposition de la marchandise, et la dés, multicolore, de Robert Filliou), traversait ensuite
publicité joue de plus en plus sur l'indécidabilité entre une installation de Christian Boltanski, Les Abonnés
la valeur d'usage de son produit et sa valeur de support du téléphone, composée d' annuaires de différentes an-
d'images et de signes. La seule subversion restante est nées et de différents pays du monde que chacun pou-
alars de jouer sur cerre indécidabilité, de suspendre, vait, à son gré, retirer des étageres et consulter au hasard
dans une société fonctionnant à la consommation accé- sur des tables mises à sa disposition. Puis une installa-
lérée des signes, le sens des protocoles de lecture des tion sonore d'On Kawara évoquait, pour lui, quelques-
s1gnes. unes des « quarante mille dernieres années écoulées ».

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Malaise dans l'esthétique Politiques ck l'esthétique

Hans-Peter Feldmann, lui, présentait ensuite les pho- visiteur à prendre un annuaire sur l'étagereet à s'installer
tographies de cem personnes de un à cem ans. Un éta- à une table pour le consulter. Un peu plus loin, dans
lage de photographies sous vitrines de Peter Fischli et la même exposition, Dominique Gonzales-Foerster l'in-
David Weiss donnait à voir un Monde visible semblable vicait à prendre un volume sur une pile de livres de
aux photos de vacances des albums de familie, tandis que poche et à s'asseoir, pour le tire, sur un tapis figuram
Fabrice Hybert exposait une collection de bouteilles une ile déserte de rêves d' en fant. Dans une autre expo-
d'eau minérale, etc. sition, Rirkrit liravanija mettait à la disposition du
Dans une telle logique, I'artiste est à la fois I'archi - visiteur sachets, camping-gaz et bouilloire pour qu'il
viste de la vie collective et le collectionneur, témoin puisse se préparer une soupe chinoise, s'asseoir et enga-
d' une capacité partagée. Car l'inventaire, qui met en ger une discussion avec 1'artiste ou avec d' autres visi-
évidence le potenciei d'histoire commune des objets teurs. À ces transformations de l'espace de l'exposition
et images, en rapprochant l'art du plasticien de celui répondent diverses formes d'intervention dans !'espace
du chiffonnier, démontre aussi la parenté entre les ges- urbain ordinaire : une signalisation changée sur les abri-
ces invemifs de l'art et la multiplicité des inventions des bus transforme le parcours de la nécessité quotidienne
arts de faire et de vivre qui constituem un monde parta- en aventure (Pierre Huyghe); une inscription lumineuse
gé : bricolage, collections, jeux de langage, matériel de en lettres arabes ou un haut-parleur en langue turque
manifestation, etc. L'artiste s'emploie à rendre visibles, renversent les rapports entre l'autochtone et l'écranger
dans I'espace réservé de l'art, ces ares de faire qui existent 0ens Haaning) ; un pavillon vide s'offre aux désirs de
dispersés dans la société 1• À cravers cette double voca- sociabilité des habitants d'un quartier (Groupe A 12).
tion de l'inventaire, la vocacion politique/polémique de L'art relationnel se propose ainsi de créer non plus
l'art critique cend à se transformer en vocation sociale/ des objets mais des situations et des rencontres. Mais
communautaire. cette trop simple opposition entre objets er siruations
Ce glissement est accusé par la troisieme forme. Je I'ai opere un court-circuit. Ce qui est en jeu, c'est en fait
baptisée rencontre. On pourrait aussi l'appeler invitation. la transformacion de ces espaces problémaciques que
L'arciste collectionneur y institue un espace d'accueil !'are concepcuel avaic opposés aux objets/marchandises
pour appeler le passanc àengager une relation imprévu e. de l'art. La distance prise hier avec la marchandise s'in-
C'est ainsi que l'installation de Boltanski invitait le verse maintenant en proposition de proximité nouvelle
entre les êtres, d'instauracio n de nouvelles formes de
1. Référence est ici faite au livre de Michel de Certeau, Les Arts relations sociales. Ce n'est plus tanc à un trop-plein de
de faire, UGE, 1980 . marchandises et designes que l'arc veur répondre, mais

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1
Malaist dans l'esthltique Politiques tÚ i'esthltique

à un manque de liens. Comme le dit le principal théori- Beethoven au lieu de chancer les airs de Bizet. Mais le
cien de cette école : « Par de menus services rendus, détournement n'a plus aucune fonction de critique
l'artisre comble les failles du lien social 1• » politique du grand arr. II efface au concraire l'imagerie
La perte du <i lien social », le devoir incombant ame pittoresque à laquelle s'accrochait la critique pour faire
artistes d' reuvrer pour le réparer som des mots d'ordre renahre les personnages de Bizet de la pure abstrac-
du jour. Mais le constar de perte peut devenir plus tion d'un quatuor de Beethoven. U fait s'évanouir gitanes
ambitiewc. Ce ne som pas seulement des formes de civi- et toréadors dans la musique fusionnelle des images
liré que nous aurions perdues, mais le sens même de la qui unir, en une même respiration, le bruit des cor-
co-présence des êcres er des choses qui fait un monde. des, celui des vagues et celui des corps. En opposition
C' est à quoi se propose de remédier la quatrieme forme, à la pratique dialectique qui accentue l'hétérogénéité
celle du mystere. C'est Jean-Luc Godard qui a remis à des éléments pour provoquer un choc témoignant d' une
l'honneur, pour l'appliquer au cinéma, cerre catégorie réalité marquée par des anr.agonismes, le mystere met
qui, depuis Mallarmé, désigne une certaine maniere de l'accent sur la parenté des hétérogenes. 11 construit un
lier les éléments hétérogenes : par exemple, chez ceder- jeu d' analogies ou ils témoignent d'un monde cornmun,
nier, la pensée du poete, les pas d'une danseuse, le ou les réalités les plus éloignées apparaissent comme
dépliement d'un éventail, l'écume d'une vague ou l'on- taillées dans le même tissu sensible et peuvent toujours
dulation d' un rideau soulevé par le vem ; chez Godard, êcre liées par ce que Godard appelle la « fraternité des
la rose de Carmen, un quatuor de Beethoven, l'écume métaphores ,>.
des vagues sur une plage, évoquant Les vágues de Vir- « Mystere » fut le concept central du symbolisme. Et,
ginia Woolf, ec l'élan de corps amoureux. La séquence assurément, le symbolisme est à nouveau à I'ordre du
de PrénomCarmen que je résume ici montre bien le pas- jour. Je ne me réfere pas par là à certaines formes spec-
sage d' une logique à une aucre. Le choix des élémencs taculaires et un peu nauséeuses, comme la résurrection
mis en rapport releve en effet d'une tradicion du décour- des mythologies symbolistes et des fantasmes wagné-
nemenc : la moncagne andalouse devienc une plage de riens d' reuvre d'are total dans le cycle des Cremaster
week-end ; les concrebandiers romantiques, des terro- (1997-1999) de Matthew Barney. Je pense à la maniere
ristes loufoques ; la fleur jetée que chantair Don José plus modeste, parfois im perceptible , dont les assem-
n'est plus qu'une rose sous plastique, et Micaela écorche biages d' objets, d'images et de signes présencés par les
installations contemporaines ont glissé, ces derni eres
1. Nicolas Bourriaud, Esthlt iqu e rtlatíonnelle, Les Pressesdu Réel, années, de la logique du dissensus provocateur à celle
1998, p. 37. du mystere qui témoigne d' une co-présence. J'évoquais

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Malaise dam l'mhétique Politiques de l'esthétique

ailleurs les photographies, vidéos ou installations de les grandes fresques de la destinée humaine qu'avait
l'exposition Moving Pictures, présentée au musée Gug- affectionnées l'âge symboliste et expressionniste.
genheim de New York en 2002 1• Elle affirmait la conti- Ces catégorisations restem bien sur schématiques.
nuité de ces u:uvres contemporaines avec une radicalité Les expositions er installations contemporaines confe-
artistique née dans les années 1970 comme critique rent au couple « exposer/installer » plusieurs rôles à la
conjointe de l'autonomie artistique et des représenta- fois ; elles jouent sur la frontiere fluctuante entre la pro-
tions dominantes. Mais, à l'image des vidéos de Vanessa vocation critique et l'indécidabilité de son sens, entre
Beecroft présentant des corps féminins nus et inexpres- la forme de I'u:uvre exposée et celle de l'espace d'inter-
sifs dans l'espace du musée, des photographies de Sam action institué. Les dispositifs des expositions contem-
Taylor-Wood, Rineke Dijkstra ou Gregory Crewdson poraines cultivem souvent cette polyvalence ou en
montrant des corps à l'identité ambigue dans des espaces subissem l'effet. I..:exposition Voílà présentait ainsi une
indécis, ou des ampoules éclairant les murs tapissés de installation de Bertrand Lavier, Ia Sal/e des Martin, qui
photographies anonymes d'une chambre obscure de rassemblait une cinquantaine de peintures, ressorties
Christian Boltanski, l'interrogation, toujours invoquée, pour beaucoup des réserves des musées de province, et
des stéréorypes perceptifs, glissait vers un intérêt tout ayant pour seul point commun un nom d' aureur, le
autre pour ces frontieres indécises du familier et de nom de famille le plus répandu en France, Martin .
l'étrange, du réel et du symbolique qui avaient fasciné I.:idée originaire rattachait cette installation à la remise
les peintres aux temps du symbolisme, de la peinture mé- en cause des significations de l'u:uvre et de la signature
taphysique ou du réalisme magique. Cependant qu'à l'é- propre à l'art conceptuel. Mais dans ce nouveau contexte
tage supérieur du musée, une installation vidéo de Bill mémoriel, elle prenait une signification nouvelle, attes-
Viola projetait, sur les quatre murs d'une salle obscure, tant la multiplicité des capacités picturales plus ou
flammes et déluges, lentes processions, déambulations moins ignorées et inscrivant dans la mémoire du siede
urbaines, veillée mortuaire ou appareillage de navice, le monde perdu de la peinture. Cette multiplicité des
symbolisant, en même temps que les quarre éléments, significations attribuées aux mêmes dispositifs se donne
le grand cycle de la naissance, de la vie, de la mort et parfois comme le témoignage d'une démocratie de l'art,
de la résurrection. I..:art expérimental de la vidéo venait refusant de démêler une complexité des attitudes et une
ainsi manifester en dair la tendance latente de bien labilité des frontieres qui réfléchissent elles-mêmes la
des dispositifs d'aujourd'hui en mimant, à sa maniere, complexité d'un monde.
Les attitudes comradictoires qui monnaient aujour-
1. J. Ranciere, Le Destin des images, op. cit., p. 74-75. d'hui les grands paradigmes esthétiques exprimem une

82 83

.,, &AMflAf:- ,_

JP
Malaise dam /'esthétiqUt:

indécidabilité plus fondamentale des politiques de l'art.


Cette indécidabilité n'est pas le fait d'un tournant post-
moderne. Elle est constitutive : le suspens esthétique se
laisse d' emblée interpréter en deux sens. La singularité
de l'art est liée à l'identification de ses formes auto-
nomes à des formes de vie et à des possibles politiques.
Ces possibles ne se réalisent jamais intégralement qu'au
prix de supprimer la singularité de l'art, celle de la po- Les antinomies du modernisme
litique, ou les deux ensemble. La prise de conscience
de cette indécidabilité entraine aujourd'hui des senti-
ments opposés: chez les uns, une mélancolie à l'égard du
monde commun que l'art portait en lui, s'il n'eut été
trahi par ses enrôlements politiques ou ses compromis-
sions commerciales ; chez les autres, une conscience de
ses limites, la tendance à jouer sur la limitation de ses
pouvoirs et l'incertitude même de ses effets. Mais le
paradoxe de notre présent, e'est peut-être que cet art
incertain desa politique soit invicé à plus d'intervention
par le déficit même de la politique proprement dite.
Tout se passe en effet comme si le rétrécissement de
l'espace public et l'effacement de l'inventivité politique
au temps du consensus donnaient aux mini-démonstra-
tions des artistes, à leurs colleccions d'objecs et de traces,
à leurs dispositifs d'interaction, provocations in situou
autres, une fonction de politique substitutive. Savoir si
ces « substitutions » peuvent recomposer des espaces poli-
tiques ou si elles doivent se contenter de les parodier est
assurément une des questions du présent.
L'inesthétique d'Alain Badiou:
les torsions du modernisme

Petit Manuel d'inesthétique: c'est sous ce titre qu'Alain


Badiou rassemble ses principales inrervenrions sur la ques-
cion de l'art. À ce concept nouveau d'« inesthétique »,
il donne pour seule lerrre d'introduccion les deux phrases
suivantes: « Par "inesthécique", j'entends un rapport de
la philosophie à l'art qui, posam que l'are est par lui-mê-
me producceur devérités, ne prétend d'aucune façon en fai-
re pour la philosophie un objec. Conrre la spéculation
esthétique, l'inesthétique décric les effets striccement in-
traphilosophiques produits par I'existence indépendante
de quelques ceuvres d' art 1• >>
Ces deux phrases posem une premiere question. Elles
affirment la proposition propre à Alain Badiou d'un
rapport qui est un non-rapport entre deux choses dom
chacune ne se rapporte qu'à elle-même. Mais elles situem

1. Alain Badiou, Petit Manuel d'inesthétique, Le Seuil, 1998,


p. 7.

87
r
Malaise tklns /'esthétique Les antinomies du modernisme

aussi cette proposition singuliere dans une configuration sophie 1 ». La premiere, à laquelle Platon a attaché son
tres consensuelle de la pensée contemporaine. Entre la nom, peur se résumer ainsi : il y a des arts, e'est-à-díre
dénonciation analytique de l'esthétique spéculative et la des mises en reuvre de savoirs fondées sur l'imitation de
dénonciation lyotardienne du poison níhíliste de l'esthé- modeles, et il y ades apparences, des simulacres d'arts. II
tique, tout un éventail de discours s'accordem en effet y a de vraies et de fausses imitations. Dans ce partage,
aujourd'hui pour revendiquer une séparation radicale l'art, tel que nous 1'entendons, est une notion introu-
entre les pratiques propres de l'art et l'entrepríse malé- vable. C'est pourquoí il n'y a pas lieu de se lamenter que
fique d'une spéculatíon esthétique qui ne cesse d'en Platon ait « soumis l'art à la politique». Platon, en effet,
capter et d'en dénaturer l'ídée. Idemifier l'inesthétique, ne soumet l'art à rien. Bien plus radicalement, il ne
e'est saisir la logíque qui inscrit sa singularité dans ce connait pas l'art. Ce qu'il connait, c'est le poeme en tant
grand consensus anti-esthétique. II faut d'abord, pour qu'il éduque et c'est à son sujet qu'il pose les questíons:
cela, tenter d'identífier la raison de ce consensus lui- à quelle fin et par quels moyens éduque-t-il ? L'art, alars,
même. Celle-ci me semble pouvoir se résumer ainsi : la est disjoint de la vérité, non pas au seul sens ou le vrai
dénonciacion de la « dénaturation » esthétique de l'art s'oppose au simulacre, mais au sens ou le partage même
cient lieu d'assurance quant à sa « nature », ou, si l'on du vrai ec du simulacre interdit d'en identifier la place.
veut, quant à l'univocité de son nom. Elle assure, par La deuxieme forme - l'aristotélicienne, pour aller
contrecoup, qu'il y a bien un concept unívoque de l'are, vice - identifie l'art dans le couple mimesislpoiesis. II
effectué dans la singularicé autonome des reuvres, inva- y a, pour elle, parmi les arts, c'est-à-dire les savoir-faire,
riant dans la diversité des pratiques artisciques, et éprouvé certains arts qui exécurent des choses spécifiques : des
dans une expérience spécífique. En bref, la dénonciation imitations, c'est-à-dire des agencements d'actions repré-
de l'usurpation esthécique assure qu'il y a un « propre de sentées. Ceux-cí sont soustraits tant à la vérification
l'art ». Elle assure l'identification de ce « propre ». Ce qui ordinaire des produits des ares par leur utilité qu'à la
veut dire que, réciproquement, le nom d'esthétique est législation de la vérité sur les discours et les images.
celui quí problématise ce propre de l'art: l'univocité de L'art n'existe pas comme notion auronome. Mais il exis-
son concept, le rapport de son uníté à la pluralité des ares te, dans le champ général des tekhnai; un cricere de dis-
et les modes de reconnaissance de sa présence. crimination, l'imitacion, lequel fonctionne de trois
Il y a en effet trois grandes attitudes philosophiques manietes. C'est d'abord un principe de classification qui
quant à l'ídentification de l'art et des ares. Je les rappel- distingue, parmi les ares, une classe spécifique pourvue
leraí en suivant, avec un léger décalage, la récapitulation
quí ouvre le texte d'Alain Badiou sur « Are et philo- 1. A. Badiou, Petit Manuel d'inesthétique, op. cit., p. 9-15.

88 89
Malaise dam l sthltique Les antinomies du modernisme

de criceres propres. Mais e'est aussi un príncipe de nor- comparer des classes d'objets. La mimesis séparait ce qui
mativité interne qui se spécifie en regles et criteres de était et ce qui n'était pas de 1'art. À l'inverse, coutes les
reconnaissance et d'appréciation permettant de juger si définitions nouvelles, les définitions esthétiques ou. s'affir-
une imitation est bien de l'art, si elle obéit aux criteres me I'autonomie de I'art, disent diversement la même
des bonnes imitacions en général, et d'un art, ou d'un chose, affirment le même paradoxe: l'art se reconnaí:t
genre, spécifique d'imitation en particulier. Enfin, c'est désormais à un caractere d'indistinction. Ses produits
un príncipe de distinction et de comparaison qui per- manifestem sensiblement la qualité de ce qui est du foit
met de séparer et de comparer les diverses formes d'imi- identique au non fait, du su identique au non su, du vou-
tations. Ainsi se définit un régime représentatif, ou l'art lu identique au non voulu. En bref, le propre de I'art, en-
n'existe pas comme nom d'un domaine propre mais ou fin nommable comme tel, est son identité avec le non-art.
existem des criteres d'identification de ce que font les Et e'est en cela que l'are releve désormais posicivement de
arts et d'appréciation de la maniere, bonne ou mau- la notion de vérité. Non pas parce que l'art s'affirme com-
vaise, dont ils le font. me seul capable de vérité- selon la these que Badiou attri-
11 existe enfin une troisieme forme, un régime esthé- bue contre toute justice au romantisme allemand -, mais
tique ou l'art n'est plus identifié par une différence spé- parce qu'il est art pour autant seulement qu'il releve de
cifique au sein des manieres de faire et par des criteres cette catégorie. Et il en releve parce qu'il est l'attescation,
d'indusion et d'évaluation permettant de juger des con- dans le sensible, dans la différence d'un sensible au ré-
ceptions et des exécutions, mais par W1 mode d'être sen- gime ordinaire du sensible, d'Wl passage de l'idée. 11 y a
sible propre à ses produits. Ceux-ci sont caractérisés par de l'arc, dans ce régime, parce qu'il y a de l'éternité qui
leur appartenance au mode d'être d'un sensible diffé- passe, parce que le mode nouveau de I'éternel est de
rent de lui-même, devenu identique à une pensée égale- passer.
ment différente d'elle-même. Dans ce régime, l'art se Une conséquence s'en déduit: si l'éternité ne fait que
trouve identifié comme concept spécifique. Mais il l'est passer, son effet n'est, en aucun point, identifiable à
par la défection même de tout critere séparant ses ma- l'effectuation d'une forme déterminée dans une maté-
nieres de faire d'autres manietes de faire. Car la mimesis rialité spécifique. 11 est roujours dans la différence de ce
était précisément cela: non pas l'obligation de ressem- qui passe et de ce à travers quoi il passe. Limmanence de
blance à laquelle nos écoliers et pas mal de leurs maitres la pensée dans le sensible se dédouble aussitôt. La forme
s'obstinent à l'identifier, mais un principe de partage est forme d' un pur passage et elle est, en même temps,
au sein des activités humaines, délimitant un domaine moment d'une histoire des formes. Le príncipe d'imma-
spécifique et permettant d'y indure des objets et d'y nence de l'idée à la présence sensible se renverse aussitôt

90 91
1
Malaise dam l'esthétique ús antinomies du modn-nísme

en príncipe d'écart. I..:idée n'évite de s'enfoncer dans la poursuit dans l'affirmarion balzacienne que le grand
situation ou elle advient que parce qu'elle est toujours poete de l'âge nouveau n'est pas un poete mais le
en avant ou en arriere d' elle-même, selon une nécessité géologue Cuvier 1, ainsi que dans l'indiscernabilité de
que résume le célebre dilemme hégélien : si l'art est l'écrimre du Balzac grand romancier et du Balzac fabri-
pour nous une chose du passé, e'est parce que sa pré- cam de Physiologies à fins alimentaires ; elle se prolonge
sence en général est une présence au passé, qu' en son en-core avec la recherche rimbaldienne de l'or du
présenc supposé, il était autre chose que de l'art. II était poeme nouveau dans les refrains niais et les peintures
une forme de la vie, un mode de la communauté, une idiotes, ou dans le risque encouru à tout moment par la
manifestation de la religion. phrase flaubertienne de devenir une phrase de Paul de
Ainsi, l'identification esthétique de l'are comme ma- Kock ; dans ces objets non identifiés que sont le poeme
nifestation d'une vérité qui est passage de l'infini dans en prose ou l' essai - par exemple cet « essai » de Proust
le fini lie originairement ce passage à une « vie des for- sur Sainte-Beuve qui devient ce roman faussement
mes », un processus de formation des formes. Et, dans ce autobiographique de À la, Recherche du temps perdu,
processus, tous les criteres de différenciacion entre les s'achevant sur l'exposé d'une chéorie du livre concradic-
formes de l'art et les formes de la vie dom il est l'ex- toire avec son propre déroulemenr. J'arrête là la liste
pression, comme entre les formes de I'are et les formes indéterminable de ces désordres de l'idencification de
de la pensée qui en assure la reprise, s'évanouissenc. II en l'art. J'en ai donné des exemples uniquement
va de même pour les príncipes de différenciation entre les « lictéraires » parce que « littérature » est le nom sous

arts ec, finalement, pour la différence même entre l'an et lequel le désordre a d'abord affecté l'art d'écrire avanc
le non-an. En bref, I'autonomie esthétique de I'art n'est d'étendre ses brouil-lages dans le champ des ares dits
que l'autre nom de son hétéronomie. I..:identification plastiques et des arts dits du spectacle.
esthétique de l'arc est le príncipe d'une désidencificacion Concre ce désordre moderne, on a inventé un rem-
généralisée. Celle-ci commence avec la révolution poé- part. Ce rempart s'appelle modernisme. Le modernisme
tique de Vico, affirmant qu'Homere a été poête parce qu'il est la pensée de l'art qui veut l'identification esthétique
n'a pas voulu être poete, parce qu'il a exprimé le savoir que de l'art mais refuse les formes de désidentification dans
les hommes de son temps avaienc sur eux-mêmes de la lesquelles celle-ci s'effectue, qui veut l'autonomie de
seule maniere dont ils pouvaient l' exprimer 1 ; elle se l'art mais refuse l'hétéronomie qui en est l'autre nom.

1. Giambattísta Víco, La Scimza nuova, et J. Ranciere, La Parok 1. Cf Balzac, La Peau de chagrin, et J. Rancíere, L1ncomcimt
muette, Hachette Littérature, 1998. esthétique, Galilée , 2001.

92 93
Malaist dans l'tsthétíque Les antinomies du modernismt

Cette inconséquence a inventé, pour établir sa belle l'art, malgré la découverte périodique de nouveaux
chaine de conséquences, une fable exemplaire qui noue << Nouveau Laocoon », réaffirmant apres celui de Les-

l'homonymie de l'art à la contemporanéité à soi de sing, la radicale séparation des ares 1•C' est pourquoi la
l'époque. Cette fable identifie simplement la révolution revendication du « propre de l'are » est de plus en plus
moderne de l'art à la découvene de I'essence pure enfin assurée négativement par la dénonciation de tout ce qui
dénudée de I'art. Le retrair de la mímesis y est assimilé à brouille la frontiere de l'art et du non-art, et tout par-
une insurrection par laquelle les arts, depuis un siecle, se ticulierement de la capture de l'art par le discours sur
seraient libérés de I'obligation représentacive et auraient l'are en général et le discours philosophique en parti-
retrouvé la fin propre de I'art jusque-là pervertie en culier. L« anti-esthétique >► contemporaine est ainsi
moyen d'une fin extérieure. Lidentification esthétique la forme défensive du modernisme, acharné à exorciser
de I'are est alors ramenée à l'autonomisation de chaque l'appartenance de« son » « propre de l'art » à ce régime
art, désormais voué à la démonstration des puissances esthétique de l'art qui ne le fait être qu'au prix de le
de pensée immanentes à sa matérialité déterminée. désapproprier.
Ainsi, la modemité littéraire serait l'exploitation des purs Comment situer maintenant l'inesthétique dans le con-
pouvoirs du langage, délivré de l'obligation de commu- sensos anti-esthérique auquel s'est aujourd'hui ramené
nicaáon ; la modernité picrurale serait la conquête, par le consensos moderniste d'hier ? On peut assurément
une peinture libérée de coute femme nue et de tout che- discerner dans la problématisation de l'art chez Badiou
val de combat, des pouvoirs intrinseques de la surface bi- quelques-uns des traits caractéristiques du modernis-
dimensionnelle et de la matérialité du pigment coloré ; la me: revendication d'une modernité de l'art entendue
modernité musicale s'identifierait au langage à douze comme anti-mimesis, au sens de soustraction de toute
sons, délivré de coute analogie avec le langage expressif, etc. obligation d'imiter une réalité excérieure; these selon la-
On définit ainsi un ci propre de l'art » que chaque art réa- quelle les vérités de l'are lui som absolument propres,
lise avec ses moyens propres, bien distinccs de ceux du et délimitation stricte d'une frontiere entre l'art et le
voisin. On prétend assurer du même coup la distinccion discours sur l'art; affirmation d'une séparation étanche
globale de l'art ec du non-art. entre les arts. Mais ces énoncés modernistes ne s'assem-
Cette identification du propre de l'an aux propres blent pas dans la figure habituelle du modernisme.
des arts se tenant sagement à leurs places respectives n'a Ainsi, Badiou refuse que la spécificité des ares soir
jamais été bien fondée en théorie. Et elle est de moins en
moins tenable en pratique face à la réalité des mélanges 1. Cf Clement Greenberg, « Towards a Ntwtr Laocoon •• dans
qui caractérisent, depuis un siede, le développement de The Collected Essays and Criticism, Chicago University Press, 1986.

94 95
Malaise dam l'esthttique Les antinomies du modemisme

celle de leurs útngages respectifs. Elle est, affirme-c-il, l'Idée dans la radicalisation de l'anti-mimesís. C' est faire
celle de leurs idées. Et si le héros de sa pensée de l'art est advenir l'Idée sans ressemblance dans ce qui en dis-
le héros de la modernité littéraire, comme on l'enten- semble absolument, dans ce que le platonisme récuse
dait au temps de Te/ Que/ et du structuralisme, le Mal- absolument et qui le récuse en retour interminable-
larmé de la nuit virginale d' lgitur, du Coup de dés et du ment : l'obscur des situations et les faux-semblants du
Sonnet en X il n'identifie pas sur sa page l'essence - pure théâtre. Le platonisme du triomphe de l'Idée immor-
ou opaque - du langage, mais le passage de l'Idée. En telle sur tout sensible morcel ne vauc pour lui que si l'on
bref, le modernisme incontestable de Badiou est un peut en incarner l'exigence dans la figure d'un person-
modernisme tordu. Lessence supposée une et moderne nage de comédie, jouisseur, bastonneur et menteur sans
de l'art << tel qu'en lui-même » y est tordue, et même vergogne. C' est pourquoi il propose une version contem-
deux fois tordue, par le projet philosophique matriciel poraine des Fourberies de Scapin, ou le héros est devenu
de Badiou, par ce qu' on peut appeler son ultra-plato- , un Arabe de nos banlieues 1 • Le platonisme ne vaut en
nisme, résumé dans l'idée d'un platonisme du multiple. somme que comme identité du platonisme et de l'anti-
La torsion qu'il impose au modernisme simple doit platonisme.
donc être comprise au sein d'un projet qui a déjà une Mais ce platonisme de l'identité des contraires ne se
longue histoire, celui de réconcilier la condamnation sépare du néo-platonisme qu'en se rapprochant d'un
platonicienne des images et l'affirmation d'un propre second << platonisme de l'art » : ce platonisme de l'âge
de l'art. Ce projeta connu historiquement deux gran- esthétique, élaboré par le romantisme et l'idéalisme post-
des formes. 11 y a eu la forme mimétique, celle du néo- kantiens, qui permet à l'Idée d'advenir comme passage
platonisme de la Renaissance, dom Panofsky a résumé, dans le sensible et à l'art d' en être l'att estation. II dépend
dans ldea, la formule. Celle-ci consiste à ramener la
de la figure esthétique de l'Idée comme pensée diffé-
<< fausse » imitation à la vraie, en faisant de l'artiste un
rente d'elle-même, manifestée dans un sensible différent
contemplateur de l'Idée éternelle qui en fait briller le de lui-même. Alain Badiou doit assumer la parenté de
reflet dans les apparences sensibles. Ce néo-platonisme son « modernisme platonicien 2 •> avec cette détermina-
pictural de la ressemblance de l'image à l'Idée ne peut tion esthétique de l'art qui, rigoureusement entendue,
être celui de Badiou. II ne s'agir pas pour lui de racheter fait éclater le paradigme moderniste. C'est en vain qu'il
l'art en donnant à l'Idée des analoga sensibles, et de faire
se refléter l'éternité du modele sur la surface du cableau. 1. A. Badiou, Ahmed philosophe, suivi de Ahmed se fâche, Actes
Être vraiment platonicien, l'être à la maniere moderne, Sud, 1997,p.212-213.
pour lui, e'est faire advenir l'éternité platonicienne de 2. Id., Petit Manuel d'inesthltiq ue, op. cit., p. 12.

96 97
Malaise dans l'esthétique Les antinomies du modernisme

tente de s'en débarrasser, dans le texte déjà cité sur « Art non point souffrant mais glorieux de l'Église ou de la
et philosophie », en assignant l'idencification esthétique communaucé, le devenir-philosophie du poême, le de-
de l'art à la chéorie particuliêre du romantisme, et en venir-image et imagerie de l'advenue de l'Éternel, le
assimilam expéditivement le romantisme à une christo- devenir-musée et le devenir-archéologie de l'art... en bref.
logie, e'est-à-dire, selon une autre assimilation expédi- toutes les formes d' absorption du sensible dans l'Idée
tive, à un fétide parti-pris compassionnel à l'égard du et de l'Idée dans le sensible qui monnaient l'identi-
corps souffrant et mortel. Ces amalgames hâtifs laissent fication esthétique de l'art. Aussi, chaque analyse de poê-
emier le problême qu'ils veulent exorciser. Il ne s'agit me ou d' reuvre d'art chez Badiou nous ramêne-t-elle à
pas, en effet, de choisir entre le corps mortel et l'éternité cecte scêne primitive qu'elle rejoue toujours de la même
de l'Idée. Il s'agit de définir le scatut du passage de cette maniêre. Il s'agit, chaque fois, de faire apparaítre sur le
éternité elle-même. tombeau vide - à la place de tout corps évanoui, mais
Touc se joue toujours, chez Badiou, autour de ce qui aussi de coute idée remoncée au ciel - l'immortalité pré-
est l'image macricielle de l'art romantique selon Hegel, sente dans les ailes diaprées et la parole de l'Ange qui
à savoir non pas la croix mais le tombeau vide - vide annonce que, cette fois encore, l'Idée s'est avérée dans
d'une Idée retournée au ciel pour n'en plus redescendre. son passage : ange de la Résurrection, ange de l'Annon-
li nes'agit pas du combat de la more et de l'immorcalité. ciation, attescanc, comme le génie rimbaldien, qu'il re-
Ce combat-là est précisément achevé. I1 s'agie de savoir viendra pour attester à nouveau l'événement chague fois
ou est passé ce Ressuscité qu'il est vain de chercher ici. recommencé de l'advenue de I'Idée. Il s'agie de faire de-
Le scénario hégélien résume ce statut de l'are et de la meurer le passage, de faire consister à jamais l'inconsis-
vérité qui les met sans cesse en arriêre ou en avanc tance du passage de l'Idée, en l'empêcham de se perdre,
d'eux-mêmes, ou l'éternité d'une statue est faice de soic dans le mutisme des choses, soit dans l'incériorité
l'impossibilité pour une religion de penser l'Éternel, et de la pensée. Il fauc séparer le passage de l'Infini de son
l'élan d'une fleche de cathédrale de l'impossibilité pour lieu esthétique, la vie des formes, l'Odyssée de l'espric
une pensée qui a crouvé l'Éternel de lui donner figure étranger à lui-même.
sensible. Ce qui est en cause, ce n'esc pas l'éloge morbi- Badiou doit clone faire passer Ie tranchant platoni-
de de la chair souffrante, mais le voyage de I'éternité cien de la séparation au sein de l'indiscernabilité esthé-
toujours prise entre le mutisme de la pierre et le retour cique des formes de 1'are ec de celles de la vie, des formes
,,, en soi de la pensée. Autour du tombeau vide se pressent de l'are ec de celles du discours sur l'art, des formes de
en effet les ombres de tout ce qui menace le passage pla- l'art et de celles du non-art. Au sein de ce platonisme
tonicien/anti-platonicien de l'ldée dans l'art : le corps romantique qui affirme que l'art est anci-mimécique,

98 99
111
Malaise dans l'esthétique Les antinomies du modemisme

qu'il releve de la vérité et que la vérité passe, il doit faire ce propre est la manifestation d'une vérité autosuffisante
intervenir un autre platonisme, ce platonisme inédit qui entierement séparée de tout discours sur l'art et, enfin,
fait valoir, par la pluralisation même de la vérité en que ce « propre de l'art » est toujours le propre d' un art.
autant de vérités discretes, une éternité toujours recom- II doit le faire non par la foi moderniste ordinaire dans
mencée de l'acte d'une consomption intégrale du sen- le « langage » propre à chaque art, mais parce que c'est
sible. II veut faire passer l'éternité dans la séparation la condition de la séparation par laquelle seule l'Idée
chaque fois renouvelée qui fait briller l'Idée dans l'éva- s'atteste et éduque par son exhibition. Et il doit le faire
nouissement du sensible, affirmer le caractere absolu- au risque d'un paradoxe: celui de fonder la séparation
ment discret et toujours semblable de 1'advenue de anti-mimétique de1'art surdes catégories qui appartien-
l'Idée, en interdisant que son chiffre inscrit se perde nent en fait à la logique de la mimesis.
dans la mutité de la pierre, le hiéroglyphe du texte, le Je pense par exemple à la constante opposition qu'il
décor de la vie ou le rythme du collectif. II le veut moins affirme entre la pensée immanente au poeme mallar-
pour préserver un domaine propre de la poésie ou de méen et les déclarations de Mallarmé sur la poésie.
l'art que pour préserver la valeur éducatrice de l'Idée. Cette opposicion entre la pensée du poeme et le discours
Car, être platonicien, c'est aussi affirmer que la ques- sur le poeme n'a pas, en réalité, d'autre critere que la dis-
tion du poeme est, en dernier ressort, éthique, que le tinction craditionnelle entre vers et prose. Or, le régime
poeme ou l'art som une éducation. Le platonisme esthé- esthétique des ares en général, et la poétique de Mal-
tique en général tient le paradoxe d'une éducation à la larmé en particulier, privem de toute pertinence discri-
vérité propre à l'art. Mais il y a deux manieres de l'en- rninatoire cette opposition de l'essai en prose et du
tendre. Il y a la Bildung romantique, l'identification des poeme en vers : Crise de vers n' est pas un texte de Mal-
formes de l'art aux formes d'une vie qui se cultive. À larmé sur la poésie, c' est de la poésie mallarméenne, ni
cela, l'ultra-platonisme de Badiou oppose qu'une seule plus ni moins que le Sonnet en X, leque!, de son côté, esr
chose éduque, à savoir la contemplation des idées. Et indissolublement un poerne et un énoncé sur la poésie. Je
tout le paradoxe de son platonisme moderniste est là : pense encore à telle affirrnation qui identifi.e modernité et
e'est précisément pour la raison qui l'éloigne le plus du anti-mimesis: « Le poeme moderne est le contraire d'une
credo moderniste en l'autonomie de l'art que Badiou mimesis. II exhibe par soo opération une Idée dont
doit en reprendre, en un compagnonnage équivoque, I'objet et I'objectivité ne som que de pâles copies 1• » Le
quelques propositions fondamentales. II doit affirmer geste par leque! Badiou impose la coupure excede sensi-
l'existence d'un propre de l'art ou du poeme que la
modernité a enfin dégagé dans sa pureté, affirmer que 1. A. Badiou, Petit Manuel d'inesthétique, op. cit., p. 38-39.

100 101
Malaise dans l'esthétique ús antinomies du modernisme

blement la puissance discriminante de l'énoncé lui-mê- nacion. Aussi le concept percinent, pour lui, n'est-il pas
me. Car celui-ci ne fait que reprendre l'idée fondatrice l'art mais le poeme. :Cessence de l'art, comme pour Hei-
du régime mimétique, la supériorité de la poésie sur l'his- degger, est l'essence du poeme. Et cecte essence consiste à
toire, affirmée au chapine IX de la Poétique d'Aristote. inscrire, à conserver à jamais non pas le dispam mais la
Et les deux vers mallarméens par lesquels il veut illustrer disparition elle-même. C'est pourquoi il n'y a au fond
la rupture i< modeme » (« Le macio frais s'il lucte/Ne dans le systeme des ares de Badiou que deux arts néces-
murmure point d'eau que ne verse ma flute ») ne disent saires : le poeme comme affirmation, inscription de la
rien de plusque ces deux vers de La Fontaine que j'ai cou- disparition, et le théâtre comme lieu ou cette affirmation
tume de prendre comme illustration typique du régime se fait mobilisation.
mimécique : « Les charmes qu'Hortésie étend sous ses 11 doit clone s'employer à garantir le statut du poeme
ombrages/Sont plus beaux dans mes vers qu'en ses propres comme inscription langagiere. Lopération est difficile
ouvrages. » La formule ou Badiou veut résumer la moder- puisqu'elle contrevient à cette dispersion du poeme qui
nité anti-mimétique est en fait la formule la plus cradi- est propre au régime esthétique des ares et dont soo
tionnelle de la mimesis. poece de référence, Mallarmé, est un théoricien émi-
Ce recours aux príncipes les mieux établis de l'art nent. Aussi le texte qui fixe la pensée de Badiou sur la
mimétique pour fonder la prétendue singularité anti- danse est-il, en fait, un reglemenc de comptes avec Mal-
mimétique du poeme moderne n'est pas une bévue cir- larmé au nom de Mallarmé. Dans un texte célebre,
constancielle. De fait, Badiou cherche à préserver le celui-ci caractérisait l'art de la danseuse comme « poeme
poeme mallarméen, moins de la mimesis que de l'ais- dégagé de tout appareil de scribe ». Cette affirmation est
thesis, c'est-à-dire de l'identificacion esthétique du pas- paradoxale, nous dit Badiou, car « le poeme est par dé-
sage de la vérité. Contre toute incarnation de l'Idée qui finition une trace, une inscription, singulierement dans
l'engloutit dans la maciere sensible, il veut faire valoir la conception mallarméenne 1 ». Je dirai, pour ma part,
l'ldée comme pure soustraction, pure opéraúon de dis- que cette « définition >> ec cette singularicé appartien-
parition intégrale du sensible. Mais, aussi, il veut faire nent en fait à Badiou et à lui seul. Car le poeme est
échapper cette soustraction à tout évanouissement, la constamment dic et disposé par Mallarmé, non comme
faire demeurer comme inscription. Il veut assurer l'ar- la trace d'un événemenc advenu, mais comme l'acte
ticulation problématique entre deux príncipes. Premie- même d'un tracé: le déploiement d'un apparaícre et
rement, l'ldée est soustraction. Deuxiemement, coute d'un disparaitre qui se met en analogie avec le « sujet »
soustraction est l'opération positive de l'inscription d'un
nom. Il y a are, chez Badiou, pour autant qu'il y a nomi- 1. A. Badiou, Petit Manuel d'inesthétíque, op. cit., p. l 04.

102 103
Malaise dam i'esthltique Les antinomies du modemisme

du poême : le mouvemenc d' un éventail, d' une cheve- général. Cécart entre la poiesis et l'aisthesis qui définit la
lure, d'un rideau, d'une vague, le ruissellement d'or véritable spécificité « moderne » du régime esthétique
d'un feu d'artifice ou la fumée d'une cigarette. C'est ce de l'art se trouve ainsi résorbé. La danse devient la mani-
déploiemenc en analogie qui constitue le poeme comme festation de la simple disposicion des corps à accueillir le
effectivité de l'Idée. Une conséquence s'en tire, que Mal- passage d'une idée. Ainsi s'établit, à la place de l'ana-
larmé tantôt assume et tantôt repousse, afin de préser- logie mallarméenne, une hiérarchie des formes de l'are
ver la « lucidité » du poeme, celle de la pensée mise en qui assure le statut de l'art - et d'abord du poême -
moes. Cette conséquence, e'est précisément la possibi- comme producteur de vérités qui éduquent.
lité que le poême puisse être « dégagé de tout appareil II faut, pour cela, délester le corpus mallarméen de
de scribe », qu'il puisse consister dans la maniêre dom cous ces éventails, adresses postales ou vers pour enve-
les jambes de la danseuse illettrée traduisent, sans le lopper des papiers de bonbon, qui en constituem le plus
savoir, la rêverie du spectateur qui en « dépose à ses lourd 1• II faut ensuice que la disposition du poeme ne
pieds » la fleur. C' est que le poeme se déroule en pas, se soit pas la courbe que les vers dessinent mais le proto-
déploie en étoffes, se diffracte en sons, se reflete dans les cole de succession, de substitution et d'inscription de
ors de la salle et se réfracte sur la soie des étoles. ses noms. II faut, enfin, metcre le poeme mallarméen
Ce sont cous ces glissements de la disparicion, cous ces sous la juridiction d'une double affirmation qui assure
éclats de la diaprure des ailes de I'ange, coutes ces dis- en même temps l'autonomie irréductible du poême et le
persions de son message dont Badiou veuc préserver besoin d'une philosophie qui en « discerne les vérités ».
Mallarmé. Aussi corrige+il le texte du poete pour en Tel esr le double axiome posé par Badiou : Premiêre-
modifier le sens. S'adressant à son double, le spectateur menc, le poême se pense lui-même sur un mode non
rêveur, Mallarmé lui montrait comment I'écriture des pas réflexif. Puisqu'il esc non réflexif, il exclut tout poeme
de la ballerine analogisait la« nudité de tes concepts >►• Ba- du poême. Mais puisqu'il produit sa pensée, il récuse
diou transforme ce rapport analogique de deux pensées l'intervencion d'une philosophie qui en dirait la pensée.
en métaphore de la pensée « sans rapport à autre chose Deuxiêmement, l'opération de pensée du poeme consiste
qu'elle-même 1 ». La danse exprime, dit-il, la nudité des précisément à soustraire sa propre pensée. Il suscite donc
concepts : non plus, clone, comme chez Mallarmé, le la tâche philosophique de discernement de ces véricés
schême propre au « rêve » singulier du spectateur poête, qu'il soustrait. Le second axiome réserve ainsi la pensée
mais le mode minimal d'existence sensible des Idées en
1. Cf Mallarmé, Ver.r de circomtance, Bertrand Marchai (éd.),
1. A. Badiou, Petit Manuel d'inesth
étique, op. cit., p. 105. Gallimard, coll. « Poésie », 1996.

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Malaise dans l'esthétique Les antinomies du modemisme

du poeme à une philosophie que le premier a opportu- qui permet à la danse d' être élevée parmi les arts, nom-
nément délivrée de toute concurrence. mée au rang d'art, fut-ce au plus bas degré de I'échelle
Mais qu'est-ce, au juste, qui est ainsi discerné, c'est-à- au sommet de laquelle trône le poeme comme inscrip-
dire, en définitive, nommé ? C' est toujours le statut du tion du nom.
poeme comme affirmation et, en même temps, comme II faut, pour cela, arrimer le poeme à l'affirmation du
métaphorisation de l'advenue de l'ldée. Si la danse est nom, arracher ses mots à ce destin de circulation entre
dite par Badiou métaphore de la pensée, manifestation fossiles et hiéroglyphes, entre corps glorieux: et mouve-
de la capacité des corps à la vérité, on peut dire que c'est, ment d'éventail, entre peintures idiotes et chant des
chez lui, le statut général des manifestations de I'art que peuples, ou le régime esthétique du poeme n'a cessé de
de signifier et de symboliser un passage d'idée, de mon- le promener, de Novalis à Proust ou de Balzac à Mallar-
trer qu'un corps en est susceptible, qu'un lieu peut l'ac- mé et Rimbaud, le promenant du même coup à travers
cueillir, un collectif en être saisi. Badiou reprend ainsi, à la musique, la peinture et la danse, mais aussi bien la
sa maniere, le scheme hégélien de l'art symbolique. typographie, les arts décoratifs ou la pyrotechnie. Ba-
Comme Hegel, il distribue les arts selon leur puissance diou ramene le poeme à 1'ordre platonicien du logos. II
ascendante de parole. Larchitecture était, chez Hegel, le fait de ce logos une maxime propre à susciter le courage
< premier art, l'art muet qui s'efforce en vain de parler par de la pensée en général. Le poeme devient ainsi une
sa seule élévation vers le ciel. Le même rôle est rempli oriemation pour la pensée, et l'on connait le go(tt de
Badiou pour ces maximes qu'il extrair des poemes, en
chez Badiou par la danse, dont l'élévation montre qu'il
leur donnant une valeur générale, par exemple : « Nous
peut y avoir de la pensée dans les corps. La danse
c'affirmons, Méthode » (Rimbaud), ou : << Sur les incon-
effectue cette tâche en montrant que la terre peut
sistances s'appuyer » (Pessoa). Mais il exclut en même
devenir air. Mais, pour Badiou, ce début de I'art ne peut
temps que le poeme soit autosuffisant dans I'orientation
être un langage muet. 11 doit déjà être une assertion. La
de la pensée. C'est donc à la philosophie qu'il revient
métamorphose de la terre en air est une nomination de
de discerner les orientations que dicte le poeme. Cela
la terre 1• II nous faut entendre ici le double sens du mot.
implique que l'inscription du nom et la profération de
Le mouvement qui éleve la terre en la désignant est ce
la maxime soient posées comme l'effet de la forme-
r poeme. Cette forme doit donc être ramenée à un dispo-

,
li , ,
1. « Oui, la danse est bien chaque fois un nouveau nom que le
corps donne à la cerre. » A. Badiou, Petit Manuel d'inesthétique,
op. cit., p. 111. II serait intéressant de confronter cette nomination
de la cerre avec la pensée heideggerienne du poeme.
sitif des nominations et e'est ce dispositif qui est posé
comme la pensée que le poeme soustrait. En bonne lo-
gique althussérienne, la philosophie est alars appelée

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t•'
11111!1'

Malaise dans l'esthétique Les antínomies du modernisme

pour discerner ces véricés que le poeme met en énigme, poeme d' être « poeme du poeme » et à la philosophie
quiete à y retrouver miraculeusement les siennes, celles d'être philosophie du poeme. Mais il ne l'évite qu'en
dont elle se dic démunie. C'est ainsi qu'elle reconnait apparence. Car l'énigme se ramene, dans son analyse, à
que le « devoir » de la « famille des iridées ►> (Prose pour la métaphore ou la philosophie reconnatt en image la
« pensée du poeme », la pensée de l'événement de vérité,
Des Esseintes) n'est autre que le « devoir de la pensée »,
que le devoir de la pensée est de « décider au point de qu'elle trouve deux fois dite parle poeme: dans l'affir-
l'indécidable », et que c'est précisément cette exigence mation de la maxime et dans la transparence de la mé-
de décision sur l'indécidable qui se joue dans la question taphore, qu'un trop peu profond ruisseau, sans cesse
de savoir si un paquebot a fait naufrage dans les parages franchi, sépare l'une de l'autre. Le nouage - la suture,
ou si l'écume n'atteste que la fuite d'une sirene venue diraic-il - de la philosophie au poeme s'opere alors par
rire à nocre barbe (À la nue accablante tu) 1• Ou coup, le son déni même. Le poeme dit seulement ce que la phi-
poeme mallarméen, qui esc déjà une allégorie du poeme, losophie a besoin qu'il dise et qu'elle feint de découvrir
devient, chez Badiou, une allégorie de l'événement en dans la surprise du poeme. Ce nouage dénié, ce nouage
général et du courage de la pensée qui en soutient par dénégation n'est pas une inadvercance. C'est la seule
l'épreuve. Tous les poemes disent alars une seule ec même maniere dont Badiou peuc assurer la coYncidence néces-
chose. Chaque poeme est comparable à tout autre poe- saire et impossible entre deux exigences contradic-
me qui se laisse plier à la même démonscration, assigner toires: l'exigence platonicienne/anti-platonicienne d'un
la même tâche de parler deux fois, de dire deux fois le poeme éducateur du courage de la vérité, et l'exigence
même événement de l'Idée, comme maxime affirmative moderniste de I'autonomie de l'are.
et comme énigme soustractive. Nous pouvons généraliser à tout son systeme ce que
Le poeme est alors proprement une mimesis de l'Idée, Badiou nous dit à propos de la danse. Quand il en
accomplissant à la fois sa vocacion échique platoni- dégage les príncipes, il souligne qu'il s'agit non de la
cienne d'affirmacion et sa vocation esthétique hégé- danse « elle-même »,desa technique et de son histoire,
lienne de dissimulation de la pensée. Ce double dire mais de la danse « telle que la philosophie lui donne abri
permet d'écarter, en même temps, le poeme - clone la et accueil 1 ». II n'y a pour lui de vérités de la danse que
pensée et son courage- del'embourbement romantique dans l'abri philosophique, c'est-à-dire dans le nouage de
dans l'humus des fossiles et de l'évanescence symboliste la danse et de la philosophie. On objectera que cette
des mouvements d'éventail. Badiou prétend éviter au proposition est spéci.fique à la danse, ec que, précisé-

1. Cf A. Badiou, Conditions, Le Seuíl, 1992, p. 108 sq. 1. A. Badiou, Petit Manuel d'inesthétique, op. cit., p. 99.

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""'

Mabúse dam J'esthétique Les antinomíes du motÚrnisme

ment, la danse, pour Badiou, n'est pas vraiment un art. « concepts » de la philosophie remet en cause cout 1'édi-
Aussi la philosophie peut-elle et doit-elle s'y nouer pour fice de la dénégation. Il fait retour sur le « centre ►> et
extraire de ses mouvements les signes d'une disposition impose une prise en considération nouvelle du nouage
native des corps à la vérité. Mais nous pouvons prendre esthétique des productions de l'art et des formes de
le probleme à 1'envers en nous interrogeant sur la place la pensée de l'art. Les concepts que Badiou a ajoutés
de cet « art qui n'est pas de l'art >►• Nous nous demande- récemment à son systeme, qu'il s'agisse de la notion
rons alors si la classification des arts propre à Badiou générale de conjiguration pour penser le sujet de l'art, ou
n'est pas précisément faite pour assurer le « propre » de la notion spécifique d' impurification applíquée au
inviolé de 1'art et la pureté de chaque art, en assignant à cinéma, sont autant de manieres de revenir sur les oppo-
résidence, aux frontieres, le nouage de l'art et de ce qui sitions propres à la pensée moderniste. La notion de
n'est pas lui - qu'il s'agisse de la philosophie ou de la configuration, d'abord introduite à propos du cinéma,
misere du monde. Nous nous demanderons, du même impose ainsi une redisposition des rapports entre le poe-
coup, si ce n'est pas du côté de ces frontieres que se me et sa pensée, une remise en cause de la théorie « évé-
déploient des tensions propres à remettre en cause le nementielle » du poeme. Significativement, le premier
nouage du platonisme et du modernisme que résume le exemple de configuration/sujet que nous propose le Petit
terme « inesthétique ». Le systeme des arts chez Badiou Manuel d'inesthétiqueest la << tragédie », qu'il nous montre
apparait, en effet, comme une forteresse bien gardée, initiée par I'événemenr nommé Eschyle et trouvant chez
gardée par ceux qu'elle met à la porte - à sa porte -, Euripide sa saturation. Cette configuration poétique est
ceux qui se coltinent touce la misere du non-art et les tres clairernent une configuration de nouage : c'est la
équivoques du nouage, et préservent ainsi le vide de la <( tragédie grecque » telle que la philosophie, de Schelling

place centrale ou trône la pureté virginale du poeme. à Nietzsche et Heidegger, lui a donné1'« abri >► de ses con-
Mais ces obscures tractations de frontieres donnent cepts, la tragédie grecque comme concept de la philoso- 1
,1,

peut-être lieu à une confrontatíon nouvelle de la pensée phie- et aussi comme matiere premiere de1'art rnoderne
de Badiou avec la vulgate moderniste. nommé « mise en scene ».
Cette tension est sensible, on 1'a vu, dans ses analyses Mais1'exemple le plus clair de ce brouillage des oppo-
,li
sur la danse. D'un côté, 1'« abri» philosophique qui est sitions modernistes concerne le cinéma et son « impu-
donné à celle-ci est une maniere de porter le fer de la reté ». Le cinéma est affecté par Badiou à cette garde des
séparation au sein même de 1'analogie mallarméenne frontieres de I'art ec du non-art dont je parlais. 11 y joue
de la danse et du poeme. Mais, en même cemps, le le rôle d'une sorte de portier/videur/filtreur. Mais il est
nouage ainsi déclaré des « mouvemencs » d'un art et des aussi pour lui le témoin spécifique d'une crise - ou, dans

110 111

11 .
1!
Maiaise dans l'esthétique Les antinomies du modernisme

ses termes, d'une saturation - du paradigme moderniste Bazin 1 ; mais, d'un autre, il la radicalise. Le cinéma, pour
de la séparation de l'are et du non-art. II y a eu, nous dit- lui, n'est pas seulement fait du mélange des autres arts. Il a
il, deux grands âges du cinéma, un âge représentatif hol- pour tâche propre de les impurifier.
lywoodien et un âge moderne du cinéma anti-narratif, Cette assignacion d'un « propre ►► impropre du cinéma
anti-représentatif, auquel succede aujourd'hui un troi- est une forme bien spécifique d' exdusion de l'impur, c'est-
sieme âge ou nul paradigme discernable ne prescrit l'artis- à-dire en fait de l'esthétique comme régime de 1'art,
ticité du cinéma. On pourrait discuter cette périodisation, régime de l'indistinction de l'art et des ares. Badiou charge
car la coupure simple de la mimesis et de l'anti-mimesis un are frontalier de concenir coutes ces « impu- rifications
occulte le paradigme anti-représentatif initial sous lequel ►►, tous ces glissements qui - depuis que Mal- larmé et
le cinéma s'était déclaré comme art, avant sa normalisa- quelques autres en ont établi le programme de pensée -
tion hollywoodienne: celui de la présence direcce de l'Idée ont envahi le champ des ares, en brouillant les frontieres
dans le mouvement des corps ec des images, que ses théo- entre l'exhibition de la parole et la danse ou le cirque,
riciens avaient tiré de Mallarmé et de la danse. On pour- entre la peinture et la sculpture, la photogra- phie ou l'art
rait y objecter aussi que les clairs paradigmes, comme les des projections lumineuses. 11 est clair en effet que l'«
« grands récits ►), som des visions rétrospectives, dissimu- impurification >> cinématographique a bien des
lant les jeux de paradigmes opposés qui ont faic le dyna- devancieres. Ce fuc d'abord cet opéra qui avait été
misme effectif de l'are du XXº siecle. Ce que Badiou nous inventé comme restauration de la tragédie grecque avant
décrit est simplement ce que d'autres appelleraient un âge de devenir ceuvre d'art totale, ou de prêter son nom au
postmoderne du cinéma (et le « postmodernisme ►► n'est soap-opera. Ce furem ensuite coutes ces « impurifi-
rien d'autre que le constat désenchanté de l'inconsiscance cations » de l'art dramatique - montages de textes et
du paradigme modernisce au regard de la réalité des montages de praticables, rings de boxe, pistes de cirque,
mélanges esthétiques). Mais l'intéressant est le recour ta- chorégraphies symbolistes ou biomécaniques - à travers
cice que ce diagnostic l'oblige à faire sur le partage même lesquelles le théâtre - sous ce nom ou sous celui de
des âges représentatif et anti-représencatií, en affumant ' mise en scene - s'est dédaré comme are autonome. Ces
que le cinéma ne releve pas des partages internes de l'art, « impurifications ►> ont elles-mêmes constitué le terrain
parce qu'il n'est pas vraiment un art, ou alors qu'il est un ou se som formés bien des schemes du montage, du jeu et
are tout à fait particulier : un are impur, ou un are de de la visualité cinématographiques. Badiou doit trancher
l'impureté, l'art du mélange en général, celui qui est fait
du mélange des aucres arts (roman, musique, peinture, 1. André Bazin, « Pour un cinéma impur. Défense de l'adaptation »,
théâtre). D'un côté, il reprend ainsi une these d'André dans ()JJ'est-ce que le cinéma ?, Le C-erf, 199 7 , p. 81-106.

112 113
1
Malaise dans l'esthétique Les antinomies du modernisme

au sein de tous ces dispositifs mixtes pour assigner à l'im- comme théoricien, n'identifie que sous le nom du poeme.
pur une place frontaliere. II doit les exclure du théâcre afin Car celle-ci, entendue dans son impropriéré constitu-
de faire de celui-ci le pur « lieu )> pour la « formule », et de tive, a donné lieu à un processus exemplaire de négocia-
la mise en scene l'éphémérisation hasardeuse par laquelle tion de la fromiere indiscernable et toujours à retracer
l'éternel de l'Idée présent au texte se fait convocation col- entre l'art et le non-art. Badiou lui-même fait allusion,
lective des courages latents. 11 doit concentrer l'impureté à propos de l'impureté cinématographique, à ces « pein-
dans le domaine du cinéma. II ne reconnait ainsi, que pour cures idiotes » dans lesquelles Rimbaud cherchait l'or 11

la repousser aussitôt aux marges de l'art, l'impureté - ou la du poeme nouveau. Mais on peut penser aussi bien à
confusion - constitutive de ce régime esthétique des arts Balzac et à la maniere dont il « impurifie » le bel écoule-
par lequel seule existe la singularité de l'art. ment de la prose narrative, en y importam une « impu-
Le même enjeu est présem dans l'autre fonction que rification » de la peinture, en faisant sortir un récit de ce
Badiou assigne àl'art impur du cinéma : épurer ce qui peut portrait de genre à la maniere hollandaise, dom on sait,
être épuré du non-art. Gmpurification « formelle » des par Hegel et quelques autres, le rôle central qu'il a joué
autres arts esten effet, selon lui, le moyen par lequel le ciné- dans le nouage esthérique de la pensée et de l'image. On
ma épure sa propre impureté : il épure ainsi coute l'ima- sait aussi que cette impurification de la prose par la
gerie, tous les stéréotypes de la visualité qui constituem sa peinture et de la peinture par la prose sert, chez Balzac,
mariere premiere. Lecinéma ainsi conçu se divise en deux : un processus de « purification » toujours aux limites de
il est art pour autant qu'il épure les stéréotypes visuels qui l'indiscernable, qui retravaille et redispose les stéréo-
le constituem comme spectade, au sens de Guy Debord, types du roman-feuilleton, mais aussi les stéréotypes de
comme forme de commerce des images et de circulation ce mode de visualité imaginaire illustré parles Physio/o-
des stéréotypes sociaux de la visualité, par exemple aujour- gies de son remps, cette présentation que la société se
d'hui les stéréotypes de la pornographie, de la vitesse, de la donne d'elle-même et de la distribution des types qui la
catastrophe ou du virtuel. Mais, par là même, il opere en constituem. La dualité du cinéma comme art et non-art,
général I'épuration du non-art. 11 fait fromiere et passage en impurificateur et épurateur, ouvre en fait sur la longue his-
filtrant ce qui, du non-art, peut passer dans l'art. toire des échanges entre are et non -art qui définit le
leiencare, Badiou rencontre une loi générale du ré- régirne esthétique de l'art. Tout en cherchant à s'en p ro-
gime esthétique des arts, mais il ne la reconnaic que sous téger, I'inesthétique entame peut-être par là un nouveau
la seule espece cinématographique ec il cherche à la re- dialogue avec l'esthétique. Elle remet en jeu, sinon en
pousser aux frontieres de l'art. Ce qu'il dit du ciném; cause, les opérations par lesquelles elle avait voulu récu-
s'appliquerait aussi bien à la littérature - que Badiou ser la logique du régime esthétique des arts.

114 115
,1

1.
P'

Malaíse dam l'esthétique Les antinomies du modanisme

L inesthétique nous apparait alors comme le nom être le nom d'une remise en jeu du « propre >►de l'art et
commun, le nom homonyme et équivoque de trois pro- de l'homonymie de I'art. Ce serait, à l'encontre du res-
cessus à cravers lesquels le placonisme moderne de Ba- sencimenc anti-esthétique et de la niaiserie postmo-
diou se confronte aux équivoques de l'homonymie de derne, le lieu et le temps d'une remise en cause du
I'are. lnesthétique nornme d'abord les opérations de dis- nouage moderniste de la pensée de 1'art chez Badiou,
similation, les opérations de dissociation de la logique d'une reconsidération des fausses évidences de l'identifi-
du régirne esthétique des ares, à travers lesquelles le cation de l'art et de son homonymie.
« platonisrne du multiple » se construit comme pensée II ne semble pas pourtant que l'inesthétique, telle que
de l'are. Elle nomme les opérations par lesquelles Badiou l'entend Badiou, se dirige dans cette voie. Le « Mani-
veut arracher les i< vérités » de l'art - c'esc-à-dire du feste de l'affirmationnisme », qui représente la synthese
poeme - à l'indistinction de l'univers métarnorphique actuelle desa vision de l'art, le moncre davantage sou-
ou le régime esthécique noue les formes de I'are, les cieux de réaffirmer un « propre de l'art » soumis à la
formes de la vie et les formes de la pensée de 1'art. lnes- vision éducatrice qu'il lui confere. Dans cette voie,
thétique désigne, en second lieu, la nécessité tordue l'ineschétique ne peut que renconcrer l'antinomie domi-
selon laquelle ces lignes de partage pat lesquelles le pla- nante du modernisme. Cette antinomie est simple à
tonisme des vérités se dissimile du platonisme esthé- formuler: plus on accencue le propre de l'art, plus on
tique viennent coincider avec celles par lesquelles le est conduit à assimiler ce « propre » à l'expérience d'une
modernisme veuc assurer le « propre de 1'art 1> à l'en- hétérogénéité radicale, dont le modele ultime est le choc
contre de son indistinction esthécique, la maniere dont de la renconcre avec le Dieu qui désarçonne Paul ou
l'hétéronomie platonicíenne de I'art vient s'ajuster au parle à Mo:ise dans la nuée. « Lart qui est et qui vienc
dogme moderniste de son autonomie. Mais inesthé- doit être aussi solidement lié qu'une démonstration,
tique désigne peuc-être aussi un troisieme processus, aussi surprenant qu'une attaque de nuic et aussi élevé
qui accomplit et remet en cause les deux premiers. Elle qu'une étoile », affirme le M anifeste 1• Cette formule
désigne le mouvement par lequel l'assignation des places n'a assurément rien d'une approximation rhétorique. Elle
de l'art, du pas-encore-art et de l'art/non-art remec en pointe exemplairement le creur de la problématique de
jeu cela même à quoi elle servait et déclôt ce qu'elle
enfermait, en renouant l'art au non-art et au discours 1. A. Badiou, Circonstances li, Uo Scheef, coll. « Lignes », 2004,
sur 1'art. Inesthétique, alors, ne serait plus alors simple- p. 103. (Une pfemiere version, d'espric plus polémique, avait écé
publiée sous le ticre « Esquisse pour un premier manifeste de
ment la traduction dans les tetmes de Badiou de I'a- l'affirmationnisme », dans Ciro Giordano Bruni (éd.), Utopia 3. La
chevement anti-esthétique du modernisme. Ce pourraic Question de l'art au troisieme millinaire, GERMS, 2002.)

116 117
Malaíse dam l'esthétique

Badiou : la double transformation de la coupure révolu-


tionnaire en rencontre lacanienne avec le visage de la
Gorgone et de la rencontre avec la Gorgone en appel pla-
tonicien de l'ldée. Pour poser l'identité entre l'art qui est
et celui qui doit être, il faut faire de l'art la pure expé-
rience de l'impératif dicté par la rencontre foudroyante
avec l'Autre. Sur ce point, la frappe platonicienne de
l'Idée affirmée par l'inesthétique s'accorde avec le com- Lyotard et l'esthétique du sublime :
mandement de l'Autre revendiqué par l'esthétique du une contre-lecture de Kant
sublime. eune et l'autre n'isolent l'art de l'esthétique que
pour l'incliner vers l'indistinction échique 1 •

« Depuis un siede, les ares n'ont plus le beau pour


enjeu principal mais quelque chose qui relêve du su-
blime 1• » Cette courte phrase pourrait résumer la rhese
des nombreux textes que Jean-François Lyotard, dans
L1nhumain, consacre à l'art, aux avant-gardes et à leur
devenir. Elle opere une discrimination radicale au sein
de la Critique du jugement kantienne. D'un côté, l'es-
thétique du beau se tiendrait dans l'univers dassique du
jugement de gotu et du Beau idéal. Mais l'émergence du
public neuf des expositions et des salons, ignoram des
regles de l'art et des príncipes du gout, ruinerait de fait
route législation de cet univers, obligeant la critique
kancienne à élaborer quelques monscres conceptuels:
universalité sans concept, finalité sans fin ou plaisir
dénué d'incérêt. De l'autre, l'esthétique du sublime ren-
1. Une premiere version de ce texce a écé présentée au colloque
sur la pensée d'Alain Badiou organisé à Bordeaux en occobre 1999, drait compre, elle, de la rupture entre la matérialité sen-
et publiée dans les actes du colloque, édicés par Charles Ramond
sous le citre Ala.ín Badiou. Pemer ie multipie, eHarmacran, 2002. 1. Jean-François Lyocard, L1nhumain, Galilée, 1988, p. 147.

119
Malaise dans l'esthétique Les antinomies du modemisme

sible de l'art et la loi du concept. Elle fixerait adéquate- Lyotard n'ignore évidemment pas le probleme. Mais
menc la tâche des avant-gardes picturale et musicale : il ne le pose que pour mieux le supprimer. « Le sublime,
témoigner qu'il y a de l'imprésemable. À cette tâche néga- dir-il, n'est aurre que l'annonce sacrificielle de l'érhique
tive de I'art, Lyotard oppose le nihilisme positiviste de dans le champ de I'esthérique 1• » Er il en déduit la ques-
I'esthétique, qui jouit, sous le nom de culture, des idéaux tion: << Qu'en est-il d'un art, peinmre ou musique, d'un
ruinés d'une civilisation. Le combat du nihilisme esthé- art et non d'une pratique morale, dans le cadre d'un rei
tique du beau contre l'art témoin du sublime s'illustre désasrre 2 ? » II faudra revenir sur les termes de « sacri-
pour lui dans des formes de peinture comme le trans- fice » et de « désastre ». Mais il faut d' abord noter le tour
avant-gardisme ou le néo-expressionnisme qui retour- propre à la formularion du probleme. La question qu'on
nent à la figuration ou mêlent des motifs figuratifs à des artendrait est celle-ci : y a-t-il un art possible sous la
motifs abstraits. carégorie du sublime ? Lyotard lui en substitue une au-
Cette référence au sublime kantien pose d'emblée un tre : que/ art est possible sous cette catégorie ? Quelles som
probleme simple à énoncer. Du point de vue de Kant, les propriétés de l'art sublime comme cc art du désas-
l'idée même d'un art du sublime apparait contradiccoire. tre » ? La question posée est donc une réponse anticipée.
Le sublime ne désigne pas, chez lui, les produits de la pra- Et cette réponse substantialise par avance l'idée de l'art
tique artistique. Même lorsqu'il est éprouvé en face de du sublime.
Saint-Pierre de Rome ou des Pyramides, le senciment du Sans doure, la transformation du senriment sublime
sublime ne s'adresse pas à l'a:uvre de Michel-Ange ou à en forme d'art n'est-elle pas en elle-même une nou-
celle de 1'architecte égypcien. 11 traduit simplement l'inap- veauté. Hegel avait déjà substantialisé le sublime kan-
titude de l'imaginacion àembrasser le monumenc comme tien en propriété de l'art. II n'a pas seulement défini un
totalité. Cetce incapacité de l'imagination à présenter une art sublime. II a fait de la disproportion entre la faculté
cotalité à la raison, tout comme son sentiment d'impuis- de présentation sensible et l'idée le príncipe même de ce
sance devam la nature déchainée, nous fait passer du qu'il nomme plus généralement l'art symbolique: l'art
domaine de l'esthétique à celui de la morale. Elle est un dom l'idée n'arrive pas à se déterminer suflisamment
signe qui rappelle à la raison sa propre puissance supé-
pour se traduire adéquatement dans une matérialité
ríeure à la nature et sa destination de législarrice dans
sensible. Mais le désaccord sublime reste chez lui proche
I'ordre suprasensible. Comment, alars, penser un art su- de son origine kantienne. C' est un désaccord entre les
blime ? Comment définir comme caractéristique d' un art
ce qui marque, à l'inverse, le dépassement du domaine de l. J.-F. Lyotard, L1nhumain, op. cít., p. 149.
I'art, l'entrée dans l'univers éthique? 2. lbid., p. 150.

120 121
Mal.aise dam l'esthétíque Les antinomies du modernisme

« facultés >►, un désaccord dans l'idée que l'artiste cher- riel les propriétés que Kant conférait à la forme. Or, la
che à traduire dans les moes ou la pierre. C'est là que forme, dans l'Analytique du beau kantienne, était carac-
le sublime lyotardien se sépare de ses aínés. Sa puissan- térisée par son indisponibilité. Le jugement esthétique
ce veut être celle du sensible lui-même. À l'art du beau se rapportait à une forme qui n'était plus la forme
qui imposait une forme à une matiere s'oppose un are conceptuelle imposant son unité au divers de la sensa-
du sublime dont le cravai! est d'approcher la matiere, tion. Le beau était rei pour autant qu'il n'était ni un
« d' approcher la présence sans recourir aux moyens de objec de connaissance, soumettant la sensation à la loi
la représentation 1 ». Il s'agit donc d'affronter l'altérité de l'entendement, ni un objet de désir, soumectant la
même de la matiere sensible. Mais comment penser raison à l'anarchie des sensations. Ce ni... ni, cette
cecte altérité ? Lyotard lui donne deux traics essentiels. indisponibilité de la forme pour la faculté de connaitre
Premierement, la matiere est pure différence. Entendons comme pour la faculté de désirer permettaic au sujet
par là une différence sans déterminarion conceptuelle, d'éprouver, dans le libre jeu des facultés, une forme
comme le timbre ou la nuance dom la singularité s'op- nouvelle d'autonomie.
pose aux jeux de différences et de déterminarions qui C'est le même statut que Lyotard revendique pour le
gouvernent la composition musicale ou les harmonies timbre ou la couleur. On sair que ceux-ci posaient juste-
des couleurs. Or, Lyotard donne à cette différence ma- ment un probleme à Kant : comment décerminer si le
térielle irréductible un nom inattendu : il l'appelle « im- plaisir qu'ils procurem releve du pur agrément sensible
matérialité ». produit parles vibrations sur nos sens ou dépend de
Cette « matiere immatérielle >' peut nous rappeler des la perception formelle de leur régularité ? L'analyse de
souvenirs. Elle rappelle le grand theme qui a traversé la Lyotard apparatt comme une réponse radicale à cette
pensée artiscique entre l'âge symboliste et l'âge futu- difficulté. Elle revendique tout simplement, pour le tim-
riste : la matiere devenue pure énergie, semblable à la bre et la couleur, l'indisponibilité de la forme eschéti-
puissance immatérielle de la pensée; la lumiere de l'Idée que. L'autonomie éprouvée parle sujet kantien devam
confondue avec l'éclair immatériel de l'élecrricité. Elle la forme libre, Lyotard la place dans l'événement de la
évoque aussi l'insistance de la phénoménologie sur la sensation lui-même. Ce déplacement pourrait d'abord
fulgurance de l' il y a, sur l'événement invisible d' une rappeler cette insistance sur la présence sensible singu-
venue à la présence. Mais l'analyse de Lyotard a un but liere que la vulgate moderniste oppose à la représenca-
plus spécifique. Elle vise à cransférer à l'événement maté- tion. La matiere, ce serait alors la qualité singuliere « du
'I grain d'une peau ou d'un bois, de la fragrance d'un
l. J.-F. Lyocard, L'/nhumain, op. cít., p. 15 l. arôme, de la saveur d'une sécrétion ou d'une chair, aussi

122 123
Il i
""
Malaise dans l'esthétique Les antinomies du modemisme

bien que d'un timbre ou d'une nuance». Tres vite pour- lent une incapacité de l'esprit à se saisir d'un objet. Mais
tant, il apparait qu'il n'en est rien. « Tous ces termes la logique de cette impossibilité est diamétralement
som interchangeables, nous dit Lyotard, ils désignent opposée à ce qu'elle était chez Kant. Pour ce dernier,
tous l'événement d'une passion, d'un pâtir auquel l'es- c'était l'imagination qui s'avérait irnpuissance à maí-
prit n'aura pas été préparé, qui l'aura désemparé et dom triser la forme ou la puissance sensible d' exceptíon à
il ne conserve que le sentiment, angoisse et jubilation, laquelle elle était confroncée. Elle ne pouvait offrir à la
d' une dette obscure 1• )> Tel est le second caractere de la raison la représentation du tout que celle-ci lui récla-
matiere : non point sa singularité sensible mais son pou- mait. La « plus grande faculté sensible » trahissait ainsi
voir de faire pâtir. Son « irnmatérialité » ne réside en au- son impuissance à donner une forme sensible aux Idées
cune qualité sensible particuliere. Elle réside seulement de la raison. Mais ainsi, elle prouvait doublement le
en ce qui leur est commun à toutes : toutes som « I'évé- pouvoir de la raison : celle-ci pouvait franchir les limites
nement d'une passion ». La qualicé propre du timbre de l'expérience sensible et exiger de I'imagination ce que
ou de la nuance, du grain de la peau ou de la fragrance celle-ci était impuissante à faire. I..:incapacité éprouvée
de I'arôme est indifférente. Seul importe leur pouvoir par la faculté sensible du sujet attestait la présence en lui
commun, celui de « désernparer » l'esprit, de le mettre d'une (< faculté sans bornes 1 ». Le désarroi de l'imagina-
en dette. tion révélait à l'esprit sa vocation suprasensible. Et cette
Si le premier caractere de la matiere, son immatéria- révélacion conduisait de l'autonomie du libre jeu esthé-
lité, était emprunté par Lyotard à l'analytique kantienne tique des facultés à une autonomie supérieure : l'auto-
du beau, le second vient clairement de l'analytique du nomiede la raison législatrice dans l'ordre suprasensible
sublime. Apres avoir conféré au timbre ou à la nuance de la morale.
I'autonomie de la forme, Lyotard leur confere la puis- Lyotard inverse strictement cette logique. I..:impuis-
sance disruptive de !'informe, le discord spécifique à sance éprouvée dans l'expérience du sublime est celle
l'expérience du sublime. Laistheton est alors deux choses de la raison. Celle-ci y éprouve son incapacité à (( appro -
en une. 11 est pure matérialité et il est signe. La pure pas- cher la matiere », e'est-à-dire à maitriser l'« événement »
sion de l'événement sensible est en même temps le signe sensible d'une dépendance. Ce que l'expérience subli-
d'une réalité qui se fait connaitre à travers lui. Le timbre me enseigne est ceei : « I..:âme vient à l' existence sous la
musical ou la nuance de couleur jouent le rôle que Kant dépendance du sensible, violentée, humiliée. La condi-
réservait à la Pyramide ou à l'océan déchainé. 11s signa-
1. Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, tr. fr.
I. J.-F. Lyotard, L1nhumain, op. cit., p. 153. A. Philonenko , Vrin, 1979, p. 97-98.
1

124 125
r .

Malaise dans i'esthétique Les antinomies du modernisme

tion esthétique est I'asservissement à l' aistheton, sans dienne du sublime. Elle s'inscrit dans le prolongement
quoi c'est l'anesthésie. Ou éveillée par l'étonnement de de la tradition moderniste qui chargeait l'avant-garde de
l'autre, ou anéantie [... ] elle reste prise ent re la cerreur préserver la nouveauté arcistique de tout recour en
de sa mort menaçante et l'horreur de soo existence arriere vers des formules dépassées, de tout compromis
serve 1• » Mais il faut bien entendre que ce n'esc pas la avec les formes de l'esthétisation marchande. Dans les
seule contrainte sensible qui s'impose. Comme chez années 1980, la tâche des avant-gardes est ainsi, pour
Kant, I'expérience sensible du sublime est signe d'autre Lyocard, de refuser l'éclectisme des nouvelles tendances
chose. Elle introduit le rapporc du sujet à la loi. Chez picturales qui mêlent sur leurs coiles motifs abstraits et
Kant, la défaillance de l'imagination introduit à la loi mocifs figuratifs. Mais ce qui fonde cette tâche main-
d'autonomie de l'esprit législateur. Chez Lyotard, la logi- tenue des avanc-gardes, c'est une idée de l'art qui lui fait
que esc strictement renversée : 1'asservissement à l'aisthe- témoigner de la dépendance immémoriale de l'esprit à
ton signifie l'asservissement à la loide l'altérité. La passion 1'égard de cette puissance immaitrisable que Lyotard,
sensible est l'expérience d'une << dette ». Lexpérience éthi- apres Lacan, nomme « la Chose ».
que est celle d' un asservissement sans recours à la loi d' un Commem penser cette conjonccion paradoxale entre
ti' Aucre. Elle manifeste la servitude de la pensée à 1'égard
d'une puissance intérieure à l'esprit, et antérieure à lui,
la marche en avant d' une révolution anistique qui
exclut tout retour vers des formes anciennes et le devoir
qu'il s'efforce en vain de maitriser. confié à l'art de témoigner d'une servitude immémo-
11 serait futile de conclure que Lyocard a mal lu ou riale et indépassable ? Pour en comprendre la logique, il
mal compris Kant. II esc sans doute plus judicieux de se faut encrer dans le détail de l'argumentation de Lyotard

.
demander pourquoi il le lit ainsi. Mais la premiere ques- contre l'une de ces formes picturales qui mêlent sans
tion à se poser est tout simplement celle-ci : pourquoi vergogne les motifs figurat.ifs et abscraits, le uans-avant-
a-r-il besoin de Kant ? Pourquoi aller chercher dans gardisme : << Mélanger sur une même surface les motifs
les textes kantiens ce qu'il est si peu probable d'y trou- néo- ou hyper-réalistes, lyriques ou conceptuds, e'est
ver: une théorie de l'avant-garde artistique, une tâche signifier que tout se vaut parce que tout est bon à con-

i
f,i
'.
}
dévolue à cette avant-garde d'attester la misere du sujet,
une idée de la loi morale comme loi d' hécéronomie ? Te!
est, en effet, le paradoxe présenté par la théorie lyotar-
sommer. C'est essayer d' étabür et de faire entériner un
nouveau "gout". Ce gout n'est pas un gout. Ce qui est
sollicité par l'édectisme, ce sont les habitudes du lec-
teur de magazines, les besoins du consommateur des
images industrielles standard, c'est l'esprit du client des
supermarkets. Ce postmodernisme-là, dans la mesure
1. J.-F. Lyorard, Moralitls postmodernes, G alilée, 1993, p. 205-
206.

í .,, 126 127

Vi
e

Malaise dans i'esthltique Les antin omiesdu modemisme

ou iJ exerce, par les critiques, les conservateurs, les direc- pour I'art et I'art engagé, une autre idée de Ia politicité
teurs de galeries et les colleccionneurs, une forte pres- de I'art: I'art est politique pour autant qu'il est seule-
sion sur les artistes, consiste à aligner la recherche menc are. Et il est seulemenc art pour autant qu'il pro-
picmrale sur I'état de fait de Ia "cult ure" et à déresponsa- duit des objets qui different radicalemenc, par Ieur
biliser les artistes par rapport à la question de I'impré- texture sensible et leur mode d'appréhension, du statut
sentable. Or, celle-ci est à mes yeux la seule qui soit des objets de la consommation.
digne des enjeux de vie et de pensée dans le siecle qui C'est pour penser cette différence de statut sensible
vient 1• » que le recours à Kant s'im pose. Le beau, affirmait celui-
Q u'est-ce qui permet de déterminer qu'un gout n'est ci, doit être égalemem séparé du bien, qui releve du
pas un gout ? La réponse donnée par Lyotard est la concept, et de l'agréable, qui releve de la sensacion.Les
suívante: si c'est un go(1t, le devoir historique de l'art et reuvres de I'art, affirmenc à leur tour Adorno ou Lyo-
nos propres tâches de pensée pour le siecle à venir sont tard, ne doivent pas être agréables. Elles doivent être
perdus. En bref, ce n'est pas un gout parce que cela ne indisponibles pour Ie désir qui s'adresse aux objets de
doit pas en être un. La forme de l'argument est aisémenc consommation. Et c'est en raison même de cette indis-
reconnaissable. Elle vient en droite ligne d'Adorno. La ponibilité qu'elles produisenc un bien spécifique. L'art
polémique de Lyotard contre l'éclectisme pictural re- est une pratique du dissensus. C'est par ce dissensus, et
prend strictement celle d'Adorno contre l'éclectisme mu- non par le service d'une cause, que les reuvres d'art
sical, et ses phrases font écho à celles que la Philosophie reçoivem leur qualité propre et se lienc à un bien excé-
tk la nouvelle musique consa c re à ces accords de septie- rieur: émancipation à venir (Adorno) ou réponse à une
me diminuée qui ne peuvent plus être supportés par les urgence du siecle (Lyotard) .
oreilles formées à la musique, « à moins que tout soit Mais, entre Adorno ec Lyo tard, un renversement se
tricherie ». En déclarant impossible de mélanger l'abs- produit. Chez le premier, le dissensus s'appelle « contradic-
trait et le figuratif sur une toile, Lyotard suit la tradition tion» . La contradiction interne est ce qui oppose les
de ce marxisme qui, chez Adorno ou Clemem Green- producrions de I'art à l'éclectisme qui gouverne l'esthé-
berg notamment, a lié la radicale autonomie de l'art à tique marchande. Elle dote l'reuvre d' une double pro-
la promesse d'une émancipation politique et sociale. priété : un pouvoir et une absence de pouvoir - un
Nous avons vu comment cette tradition a constamment pouvoir d'autosuffisance, qui s'oppose à l'hétéronomie
.., défendu, contre les oppositions convenues entre l'art marchande, ec une absence de pouvoir, une insuffisance
qui lui interdit de se complaire dans cette autosuffisan-
1. J.-F. Lyotard, L1nhumain, op. cit., p. 139. ce et lui fait cémoigner de I'aliénation constitutive qui

128 129
••:
Malaise dans l'esthétique Les antinomies du modemisme

sépare le travail de la jouissance. Chez Lyotard, l'art est désir. Lexpérience esthétique suspend en même temps
coujours chargé de constituer un monde sensible spéci- ces deux lois. Elle suspend donc les relations de pouvoir
fique, séparé de celui que gouveme la loi du marché. qui structurent normalernent l'expérience du sujet con-
Mais ce dissensus ne s'appelle plus contradiction. Il naissanc, agissant ou désiranc. Cela veuc dire que, pour
s'appelle désormais « désastre ». Et le désastre est ori- Schiller, I'« accord » des facultés dans l'expérience esrhé-
gine!. II témoigne d'une aliénation qui n'a plus rien à tique n'est pas l'harmonie ancienne de la forme et de la
voir avec la séparation capitaliste du plaisir et de la rnatiere qu'y voir Lyorard. 11 est, au concraire, la ruprure
jouissance, mais qui est le simple destin de dépendance avec cer accord ancien en forme de domination. Le
propre à l'animal humain. Lavant-garde a pour unique « libre accord » de I'entendement et de l'imagination esr
charge d'en porter indéfinimenc la mémoire. déjà, en lui-même, un désaccord ou un dissensus. II
Nous percevons donc la logique de cette contre-lec- n'est pas nécessaire d' aller chercher dans I'expérience
ture, qui fait du sublime kancien le principe conjoinc de sublime de la grandeur, de la puissance ou de la peur, le
l'avanc-garde artistique et de la loi éthique d'hétéro- désaccord de la pensée et du sensible, ou le jeu de l'at-
nomie. Mais pour en comprendre pleinement le sens, il traccion et de la répulsion fondant la radicalité mo-
faut reconstituer la chaine des incerprétations dont elle derne de l'art. L'expérience de la beauté, du ni... ni au
est le dernier maillon. 11 fauc la lire à notre tour comme sein duquel le jugement esthétique kantien l'appréhen-
une sorte de palimpseste qui revient pour l'effacer sur de, est déjà caractérisée par le double bind de l'attrac-
une premiere lecture de Kant et sur la« politique » qui cion er de la répulsion. Elle esr déjà la tension des terrnes
y étaíc induse. Lanalyse de la tâche de l'art cornrne ins- opposés du charme qui attire et du respect qui repous-
cription du choc de l'aistheton et de ce choc lui-même se. La libre apparence de la statue, dit Schiller, nous sé-
comme témoignage ineffaçable d'une << condition serve» duit par son charme et nous repousse en même temps
apparait alors comrne l'exact retournement de la pro- de touce la majesté de son aucosuffisance. Et ce mou-
messe de liberté nouvelle que Schiller avait vue dans le vement de forces contraires nous met dans un état
suspens de l' « état esthétique >>. de suprême repos et de suprême agitation en même
Les Lettres sur l'éducation esthétique de f'homme met- temps 1• II n'y a alors aucune rupture entre une esthé-
taient en effet au creur de leur analyse la double né- tique du beau et une esrhétique du sublime. Le dis-
gation caractérisant le jugement esthétique kantien. sensus, la rupcure d'un certain accord entre la pensée et
Celui-ci n'est soumis ni à la loi de l'entendement impo-
sant ses déterminations conceptuelles à l'expérience sen- 1. F. von Schiller, Lettres sur l'éducation esthltique de l'homme,
sible ni à la loi de la sensation imposant un objet de op. cit., p. 209.

130 131
Malaise dam l'erthétique Ler antinomier du modernirme

le sensible, est déjà au cocur de l'accord et du repos rialité passive. La suspension de pouvoir, le ni... ni
esthétiques. propre à l'état esthétique annonce en revanche une
C'est cette identité de l'accord et du désaccord qui révolution toute nouvelle : une révolution des formes
autorise Schiller à conférer à l'« état esthétique » une de l'existence sensible au lieu d'un simple bouleverse-
signification politique dépassant la simple promesse de ment des formes de l'État ; une révolution qui ne sera
médiation sociale incluse dans le sens commun kamien, plus un déplacemenc du pouvoir mais une neutralisa-
qui devait unir le raffinement de l'élite à la simplicité tion des formes mêmes dans lesquelles les pouvoirs
naturelle des gens du peuple 1• Le sens commun esthé- s'exercent, en renversent d'autres et se font eux-mêmes
tique est, pour lui, un sens commun dissensuel. Il ne se renverser. Le libre jeu - ou la neutralisation - esthétique
contente pas de rapprocher les classes distantes. Il remet définit un mode d'expérience inédit, porteur d'une
en cause le partage du sensible qui fonde leur distance. nouvelle forme d'universalité et d'égalité sensibles.
Pourquoi la starue de la déesse naus attire-t-elle et nous La tension qui anime l'esthétique d'Adorno et l'an-
repousse-t-elle en même temps ? Parce qu' elle manifeste ti-esthétique lyotardienne du sublime ne devient plei-
ce caractere de la divinité qui est aussi, dit Schiller, celui nemenc intelligible que si on la ramêne à cette scêne
de la pleine humanité : elle ne travaille pas, elle joue. primitive ou l'auronomie de l'art et la promesse d'une
Elle ne cede ni ne résiste. Elle est libre des liens du com- humanité émancipée sont fondées ensemble dans I'expé-
mandement comme de l'obéissance. Or, cet état d'har- rience d'un sensorium d'exception ou s'annulent les
monie s'oppose clairement à celui qui gouverne les oppositions de l'activité et de la passivité, ou de la forme
sociétés humaines et qui met chacun à sa place en sépa- et de la matiere, qui gouvernent les autres formes de
rant ceux qui commandent et ceux qui obéissent, les I'expérience sensible. Elle se comprend dans la comi-
hommes du loisir et ceux du travail, les hommes de la nuité de ce dottble bind que Schiller a mis au cocur
culture raffinée et ceux de la simple narure. Le sens même de l'harmonie kantienne des facultés. C'est en
commun dissensuel de l'expérience esthétique s'oppose effet ce double bind qui a permis de transformer la
alors aussi bien au consensus de l'ordre traditionnel qu'à médiation kantienne du sens commun en príncipe po-
celui que la Révolution française a tenté d'imposer. La sitif d'une nouvelle forme d'existence. Par lui, le « libre
Révolution a voulu renverser l'ordre ancien de la do- jeu » esthétique cesse d'être un intermédiaire entre
mination. Mais elle a reproduit elle-même la logique haute culrure et simple nature ou une étape dans la
ancienne de l'imelligence active qui s'impose à la maté- découverte du sujet moral par lui-même. 11 devient le
príncipe d'une liberté nouvelle, susceptible de dépasser
1. E. Kant, Critique de la focu/té de juger, op. cit., p. 177. les antinomies de la liberté politique. 11 devient en bref

132 133
Ma/aise dam l'esthétique Les antinomies du modernisme

le principe d'une politique ou, plus exactement, d'une ni du sens commun dissensuel devient un ou bien... ou
métapolitique opposant une révolution des formes du bien : ou bien la pérennité de la séparation en deux du
monde sensible vécu aux bouleversements des formes sujet humain, ou bien la restauration de son intégrité ;
étatiques. ou bien la passivité du spectateur contemplam la repré-
La contradiction qui est au cceur de 1'esthétique sentation de cette intégrité perdue dans le marbre sans
adornienne et le « désastre >►revendiqué par l'esthétique vie, ou bien l'activité visam à sa réappropriation dans la
lyotardienne sont à comprendre comme des avatars vie concrete, la construction d' un nouveau monde vécu,
de cette métapolitique esthétique. Elles sont les for- ou, selon le moe de Malevitch, les projets collectifs de
mes ultimes prises par la tension originelle inhérente à vie prendront la place des « vieilles bonnes femmes
l'idée même de 1'« éducation esthétique de l'homme » : grecques ». Ou bien le dissensus ramené au conflit de
tension entre la suspension d'activité propre à 1'état 1'apparence et de la réalité, ou bien la consrruction d' un
esthétique et l'activité de l'auto-éducation qui doit en consensus nouveau, la transformation des apparences de
accomplir la promesse ; entre 1'altérité de cette expérience 1'art en réalirés de la vie commune, e'esr-à-dire aussi la
et le soi ou l' ipséité de cette éducation ; entre l'auto- transformation du monde en produit et miroir de l'acti-
sufjisance de la libre apparence et le mouvement d'auto- vité humaine.
émancipation d'une humanité nouvelle qui veut arracher Restaurer le double bind eschétique sera alors le projet
l'apparence à cette autosuffisance pour la transformer matriciel de ce contre-marxisme, de cette forme alterna-
en réalité. La scene primitive schillérienne concient tive de la métapolitique esthétique qui regle l'esthétique
déjà la concradiction. Laltérité du bloc de pierre auto- d'Adorno, et que Lyotard mene à son point de retour-
suffisant de la statue promet le contraire de ce qu'elle nement. Le príncipe de ce contre-mouvement peut se
est. Elle promet à une humanité morcelée par la divi- résumer en deux points fondamentaux. 11 s'agit d'abord
sion du travai(, des occupations et des ordres, une com- de restaurer la séparation ou l'étrangeté eschétique qui,
munauté à venir qui ne connaitra plus l'altérité de seule, porte la promesse d'un nouveau monde sensible.
l'expérience esthétique, mais ou les formes de l'art seront à Si les champions les plus résolus de l'autonomie de I'art
nouveau ce qu' elles ont été - ce qu'elles auraient été - ont souvent été des marxistes, ce n'est ni par un esprit de
jadis : les formes d'une vie collective inséparée. Lautre, conciliation ni par un déchirement intime entre I'amour
rencontré par l' expérience esthétique, n'est plus alors de l'art et les exigences de I'émancipation sociale. Ce
qu'un soi séparé de lui-même. L:altérité ou l'hétérogé- n'est pas un marxisme ouvert qui s'est opposé à un
•1 néité qui soutenait l'autonomie de cette expérience est marxisme dogmatique. C'est une forme de la métapoli-
. 1 donc effacée au profit d'une nouvelle alternative. Le ni... tique esthétique qui s'est opposée à une autre. La pro-

134 135
:l'lj i
Malaise rians l'esthétíque Les antinomies du modernisnu

messe d'émancipation y apparait liée à l'hétérogénéité langage musical sans référence à rien d' autre que ses
sensible de la forme esthétique. Cette hétérogénéité si- propres lois et la promotion du saltimbanque dans le
gnifie en effet la révocation de ce pouvoir de la forme grand art ; la discipline du macériau musical plus rigou-
intellectuelle active sur la matiere sensible passive, qui reuse que la chaine fordiste et la parade du down vaga-
liaic les produccions et les idéaux des ares représentatifs bond, dom les gesces automatisés servem à exprimer le
à l'ordre de la domination. C'est cela qui esc inclus dans refus sentimental et « passéiste » de la vie mécanisée.
le ni... ni esthécique : non pas la pureté de l'art, mais la Schonberg et Charlot : la canne à croche-pieds du
pureté de l'écart que l'expérience esthétique opere par saltimbanque trainant dans 1'échelle réglée des douze
rapport aux jeux des pouvoirs et aux formes de la domi- sons. La formule qui pourrait résumer les longues et
nacion. 11 ne s'agit pas d' opposer l'autonomie arcistique complexes analyses de la Théoríe esthétique résume aussi
à l'hécéronomie policique. Une forme d'autonomie est le second grand trait propre à cette contre-esthétique.
toujours en même temps une forme d'hétéronomie. Les Le double bind de l'expérience esthétique y devient la
arts de la mimesis étaient autonomes au sein de l'ordre contradiction interne à l'reuvre. Le double mouvement
qui rendaic leurs frontieres et leurs hiérarchies solidaires schillérien de 1'anraction et de la répulsion - de la
de l'ordre de la domination. L:art de l'âge eschétique, à « grâce » et de la « dignicé » - devient la loi de gravica-
l'inverse, s'affi.rme hétérogene aux formes d'expérience cion de l'reuvre elle-même. La raison en est simple.
de la domination. Mais il le fuit en annulant les fron- Adorno partage la préoccupation centrale de Schiller :
tieres qui distinguaient les objets de l'art des autres la révocation de la division du travail qui signifie la sépa-
objecs du monde. Ce qui s'oppose alors, ce sont deux ration du cravail et de la jouissance, des hommes de la
formes du Üen entre autonomie et hécéronomie. L:auto- nécessicé ec des hommes de la culture. Lreuvre, chez lui,
nomie esthétique est celle d'un art ou aucune frontiere continue à promettre ce que promettait le suprême état
ne sépare le geste du peintre voué au grand art des per- d'agitation et de repas procuré par la libre apparence de
formances du saltimbanque voué au divertissement du la statue grecque : un monde qui auraic aboli cette sépa-
peuple, ni le musicien créateur d'un langage purement ration du travail et de la jouissance que symbolise la
musical de l'ingénieur voué à la rationalisation fordiste scene primirive de la raison occidentale : les marins à
de la chaine. Si la métapolitique de l'art-vie se perd dans leurs banes, les oreilles houchées au chant des sirenes,
la simple formule étatique de « l'électricité et les so- Ulysse actaché au mât ec jouissam seul de ce chanc sans
viecs », la métapolitique alternative de l'altérité main- pouvoir demander à ses subordonnés qu'ils le délient
tenue pourrait, elle, se résumer dans la formule « le pour aller rejoindre les enchameresses. Mais si I'reuvre
dodécaphonisme et la canne de Charlot » : la pureté du promet cette réconciliation, e'esc au prix de la différer

136 137
Malaise dam l'esthétique Les antinomies tÍ3' modernisme

indéfinimenc en repoussanc toutes les conciliations qui toire moderne de l'Occidenr, non plus à l'émancipation
cacheraient le maintien de l'aliénation. Si l'reuvre est pro- des prolétaires, mais à l'excermination programmée des
messe, ce n'est pas parce que son autosuffisance contien- Juifs.
drait le secret d' une forme de vie une. C' est au contraire L'avant-garde est encore convoquée et priée de retra-
parce qu'elle est elle-même divisée, parce que son auto- cer la ligne séparanc les productions de 1'are des objets,
suffisance est vouée à rejouer indéfiniment lascene primi- images et dívertissements du commerce. Mais l'« au-
tive de la séparation entre le maitre calculateur attaché à tonomie » de l'art n'est plus la scene d'une concradíc-
son mât et les sirenes interdites d' audience. La voie vers tion portam témoignage d'une aliénation à supprimer.
l'émancipation esc celle qui exaspere la séparation, qui Ce que l'artiste produit n'est plus le jeu d'une contra-
n'offre la belle apparence qu' au prix de la dissonance et diction. C'est l'inscription d'un choc. Ce que le choc
réaffirme indéfiniment le bien du dissensus en repoussant présente, e'est encore une aliénation, mais une aliéna-
toute forme de conciliation entre le beau et l'agrément. tion insurmontable. Le double bind n'appartienc plus à
La scene esthétique apparait alors proprement comme la l'ceuvre. 11 est la marque d'une condition, la condition
scene de l'inconciliable. de l'être soumis à la condicion sensible : ou bien la sou-
C' est cet inconciliable que la lecture lyotardienne mission à l'aistheton qui nous fait violence, ou bien
porte au poinc ou son affirmation devient à la fois l'absence d'aistheton, c'est-à-dire la more. Si l'art doit se
l'accomplissement ultime et le retournement total de séparer du commerce, e'est simplement pour opposer
la métapolitique esthétique. Ce retournement ne peut aux offres et aux promesses de la consommation mar-
absolument pas être pensé dans la catégorie du « post- chande cette « misere » premiere de 1'esprit assujetti à la
modernisme ►>. Le postmoderne, chez Lyotard, n'a jamais loi de l'Autre. C'est pour témoigner d'une aliénation
été un drapeau artistique et théorique, tout au plus une quine se laisse pas réduire, une aliénation par rapport à
catégorie descriptive et un diagnostic. Et ce diagnostic laquelle coute voloncé d' émancipation devient le leurre
a eu une fonction essentielle : séparer le modernisme de la voloncé de maitrise qui ne nous arrache au som-
artistique de l'émancipacion politique, le séparer afin de meil de la vie consommatrice que pour nous projeter
le connecter à un autre récit historique. Carla fameuse dans les utopies fatales du totalitarisme.
répudiation du « grand récit » et de la « victime abso- La contre-lecture de Kant opérée par Lyotard est
lue » n'ouvre en rien sur l'univers multiple des petits dane bien le retour sur une premiere leccure politique
récits cher aux tendres âmes multiculturelles. 11 est pure- de l'expérience esthétique. Ce qu'elle veut annuler, c'est
ment et simplement un changement de « grand récit ►> et le lien originei de la suspension esthétique à une pro-
un changement de « victime absolue », assimilant l'his- messe d' émancipation. 11 s' agit de reconvertir, une fois

138 139
Malaise dam l'esthétíque Les antinomies du modemisme

pour toutes, le ni... ni en un ou bien... ou bien. Là ou l'égard de la loi immémoriale de l'Autre; ou bien le
Schiller marquait l'exception d'une forme d'expérien- désastre qui nait de 1'oubli de ce désastre, le désastre de
ce sensible, il faut lire, à l'inverse, le simple témoignage la promesse d'émancipation quine se réalise que dans
de la condition commune. À la place du suspens des la barbarie ouverce des camps soviétiques ou nazis, ou
formes de la maitrise, il fauc lire l'asservissement à un dans le totalitarisme doux du monde de la culture mar-
maitre impérieux. Schiller avait opposé les promesses chande ec de la communication.
d'émancipation contenues dans le double bind esthé- Lart est ainsi toujours pris dans le scénario méca-
tique au couperet de la formule révolucionnaire : « La politique. Mais le sens de ce scénario est enciêrement in-
liberté ou la mort. n Lyotard retransforme le double bind versé. Lart ne porte plus promesse. 11 s'appelle encore
en couperet sous une forme inversée : << La servicude ou résistance, en souvenir d'Adorno. Mais la « résistance »
la mort. » Schiller avait élaboré, à partir de Kant, une aussi a pris une signification toute nouvelle. Elle n'est
troisiême voie entre l'éternité de la domination et la sau- rien d'autre que l'anamnêse de« la Chose », la réinscrip-
vagerie de la rébellion. II avaic repris de Kant l'idée que cion indéfinie, dans les traits de l'écriture, les touches de
l'expérience esthécique faisait signe vers autre chose : la peinture ou les timbres musicaux, de la soumission à
législation rationnelle ou nouvelle forme de commu- la loi de l'Autre. Ou bien l'obédience à la loi de l'Autre
nauté sensible. Lyotard retienc la fonction du signe, qui nous fait violence, ou bien la complaisance envers la
mais c'est pour l'inverser. Lexpérience esthétique est
loi du soi qui nous conduit à l'asservissement de la
celle d'un esprit asservi, asservi au sensible, mais aussi et
culcure marchande. Ou bien la loi de Mo'ise ou bien
surtout asservi, à travers sa dépendance sensible, à la loi
celle de McDonald's, tel esc le dernier moe que l'esthé-
de l'Autre. Le choc du sensible d' exception qui faisait
tique du sublime apporte à la métapolitique esthétique.
signe de libercé chez Kant et promesse d' émancipation
II n'est pas sur que cette nouvelle loi de Moi'se s'oppo-
chez Schiller vient, chez Lyotard, signifier exaccement
se vraiment à celle de McDonald's. II est en revanche
l'inverse. li est signe de dépendance. Il marque qu'il n'y
certain qu'elle accomplit la suppression conjointe de
a rien d'autre à faire qu' obéir à la loi immémoriale de
l'esthécique et de la politique au profit de cette loi uni-
l'aliénation. Si l'avant-garde doit indéfiniment retracer
que qui prend aujourd'hui le nom d'éthique 1•
la ligne de séparation, c'est pour dénoncer le rêve ma-
léfique de 1'émancipation. Le sens du dissensus esthé- l. Une premiere version, en langue anglaise, de ce chapicre a été
tique se reformule alors ainsi : ou un désastre ou un présentée au colloque Kant's Critique ofjudgment and Political Think-
aucre désastre. Ou bien le « désastre » du sublime qui est ing, renu en mars 2002 dans le cadre de la Northwestern Universi-
l'annonce « sacrificielle » de la dépendance échique à ry à Evanston.

140
-

Le tournant éthique de l'esthétique


et de Ia politique
Pour comprendre ce qui est impliqué dans le tour-
nant éthique qui affecte aujourd'hui l'esthétique et la
politique, il faut préciser le sens du mot. I.:éthique est
en effet un mot à la mode. Mais on le prend souvent
pour une simple traduction plus euphonique de la vieille
morale. On voit l'éthique comme une instance généra-
le de normativité permettant de juger la validité des
pratiques et des discours à l'u:uvre dans les spheres par-
ticulieres de jugement et d'action. Ainsi entendu, le
cournant éthique signifierait que la politique ou l'art
sont aujourd'hui de plus en plus soumis au jugement
moral portant sur la validité de leurs príncipes et les
conséquences de leurs pratiques. Certains se réjouissent
bruyamment d' un cel retour aux valeurs éthiques.
Je ne crois pas qu'il y aic lieu de tant se réjouir. Car je
ne crois pas que ce soit cela qui se passe aujourd'hui. Le
regne de l'éthique n'esc pas celui du jugement moral
porté sur les opérations de l'art ou les actions de la poli-
tique. Il signifie, à l'inverse, la constitution d'une sphere
indistincte ou se dissolvem la spécificité des pratiques
· politiques ou artistiques, mais aussi ce qui faisait le
"i creur même de la vieille morale : la distinction entre le
fait et le droit, l'être et le devoir-être. I.:éthique est la

145
Malaise dam l'esthétique Le tournant éthique de l'esthltique et de la politique

dissolution de la norme dans le fait, l'identification de La morale chrétienne se révélait inefficace pour lutter
toutes les formes de discours et de pratique sous le contre la violence de l'ordre économique. Elle devait se
même point de vue indistinct. Avant de signifier norme transformer en une morale militante, qui prenait pour
ou moralité, le mot ethos signifie en effet deux choses : critere les nécessités de la lutte contre l'oppression. Le
l'ethos est le séjour et il est la maniêre d' être, le mode de droit des opprimés s'opposait ainsi au droit complice de
vie qui correspond à ce séjour. Léthique est alors la l'oppression, que défendaient les policiers briseurs de
pensée qui établit l'identité entre un environnement, greve. Lopposition de deux violences était clone aussi
une maniêre d' être et un príncipe d' action. Et le tour- celle de deu.x morales et de deux droits.
nant éthique contemporain est la conjonction singuliere Cette division de la violence, de la morale ec du droit
de deux phénomênes. D'un côté, l'instance du juge- a un nom. Elle s'appelle politique. La politique n'est pas,
ment qui apprécie et choisit se trouve rabaissée devam la comme on le dic souvent, l'opposé de la morale. Elle est
puissance de la loi qui s'impose. De l'autre, la radicalité sa division. Sainte jeanne des Abattoirs était une fable
de cette loi qui ne laisse pas de choix se ramêne à la de la politique qui moncrait l'impossibilité de la mé-
simple contrainte d'un état de choses. Lindistinction diation entre ces deux droits et ces deux violences. En
croissante du fait et de la loi donne alors lieu à une dra- revanche, le mal rencontré par Grace à Dogville ne ren-
maturgie inédite du mal, de la justice et de la réparation ' voie à aucune cause autre que lui-même. Grace n'est
infinis. plus la bonne âme mystifiée par l'ignorance des causes
Deux films récents, consacrés aux avatars de la jus- du mal. Elle est simplement I'érrangêre, l'exclue qui veut
tice dans une communauté locale, peuvent nous aider se faire admettre dans la communauté er que celle-ci
à comprendre ce paradoxe : le premier est Dogville de asservit avant de la rejeter. Sa désillusion et sa passion ne
Lars von Trier (2002). Le film nous raconte l'histoire de relêvent plus d'aucun systeme de domination à com-
Grace, l'étrangêre qui, pour se faire accepter des habi- prendre et à détruire. Elles dépendent d'un mal qui est
tants de la petite ville, se met à leur service, au prix de cause et effet de sa propre reproduction. C' est pourquoi
subir l'exploitation, d'abord, puis la persécution quand la seule rétribution qui convienne est le nettoyage radi-
elle cherche à leur échapper. Cette histoire transpose la cal exercé à l'égard de la communauté par un Seigneur
fable brechtienne de sainte Jeanne des Abattoirs qui et Pêre qui n'est autre que le roi des Truands. « Seule la
voulait faire régner la morale chrétienne dans la jungle violence aide là ou la violence regne » : telle était la
capitaliste. Mais la transposition illustre bien l'écart entre leçon brechtienne. S.Cul le..m,;1Jrétribuele mal, celle est la
deux âges. La fable brechtienne se situait en effet dans formule transformée, propre au.x temps consensuels er
un univers ou coutes les notions se divisaient en deux. humanitaires. Traduisons cela dans le lexique de George

146 147
Malaise dans l'esthétique Le toumantéthique de l'esthétique et de la politique

W. Bush : seule la justice infinie est appropriée à la lutte ment par Hitchcock ou Lang. Oans ce scénario, la vé-
contre l'axe du mal. rité affrontait la justice faillible des tribunaux et de
Lc··cerme de justice infinie a fait grincer quelques l'opinion publique, et finissait toujo urs par l'empor-
dents et l'on a jugé préférable dele retirer rapidement de ter, au prix d' affronter parfois une autre forme de la fata-
la circulacion. On a dit qu'il était mal choisi. Peut-être lité1• Mais aujourd' hui, le mal, avec ses innocents et
ne l'était-il que trop bien. C'est sans douce pour la mê- ses coupables, est devenu le trauma qui ne connatt, lui,
me raison que la morale de Dogvilk a fait scandale. Le ni innocents ni coupables, qui est un état d'indistinc-
jury du festival de Cannes a reproché au film son man- tion entre la culpabilité et l'innocence, entre la maladie
que d' humanisme. Ce défaut d' humanisme réside sans de l'esprit et le trouble social. C'est au sein de cette
doute dans l'idée d'une justice faite à l'injustice. Une violence traumatique que Jimmy tue Dave, lui-même
6.ction humaniste, en ce sens, doit être une 6.ccion qui victime d'un trauma consécutif à ce viol dont les au-
supprime cette justice en effaçant l'opposition même du teurs étaient sans doute victimes eux-mêmes d'un autre
juste et de l'injuste. C'est bien ce que propose un autre trauma. Mais ce n'est pas seulement un scénario de
film, Mystic River, de Clint Eastwood (2002). Dans ce maladie qui a remplacé le scénario de justice. La maladie
6.lm, le crime de Jimmy, exécutant sommairement elle-même a changé de sens. La fiction psychanalytique
son ancien camarade Oave, qu'il croit coupable du nouvelle s'op pose strictement à cellesque Lang ou Hit-
meurtre de sa fille, reste impuni. II reste le secret gar- chcock signaient il y a cinquante ans et ou le violem ou
dé en commun par le coupable et par son compe,re le malade étaient sauvés par la réactivation du secret
le policier Sean. C' est que la culpabilité conjointe de d'enfance enfoui2• Le traumatismed'enfance est devenu
Jimmy et de Sean excede ce qu'un tribunal peut juger. le traumatisme de la naissance, le simple malheur pro-
C'est eux qui, lorsqu'ils étaient enfants, ont entrainé le pre à tout être humain d'être un animal né trop tôt. Ce
petit Dave dans leurs jeux de rue risqués. C' est à cause malheur auquel nul n'échappe révoque l'idée d'une jus-
d ' eux que Oave a été embarqué par de faux policiers qui tice faite à !'injustice. Il ne supprime pas le châtiment.
l'ont séquestré et violé. En raison de ce trauma, Oave est Mais il supprim e sa justice. Il la ramene aux impéra-
devenu un adulte à problemes, que ses comportemencs
tifs de la protection du corps social, laquelle comporte
a be rrants ont désigné comme coupable idéal pour le
meurtre de la jeune filie. 1. Cf Alfred H itchcock, Le Faux Coupabú (l 95 7) ; Fritz Lang,
Dogville cransposait une fable théâcrale et politique. Furie (193 6 ) et ]'ai k droit de vivre(1937) .
Mystic River transforme une fable cinématographique et 2. Cf A. H itchcock, La Maison du docteur Edwards (1945) , ec
morale : le scénario du faux coupable illustré notam- F. Lang,ú Secm derrit re la porte (1948).

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Malaise dans lesthétique Le toumant ithique de l'esthltique et de la politique

toujours, comme on sait, quelques dérapages. La justice que nul ne peut ignorer. Mais c'est aussi un terme d'in-
infinie prend alors la figure « humaniste » de la violence d.istinction. Terreur désigne les attentats du 11 septembre
nécessaire à maintenir l'ordre de la communauté en exor- 2001 à New York, ou du 11 mars 2004 à Madrid, et la
cisant le trauma. stratégie dans laquelle ces attentats s'inscrivent. Mais, de
On dénonce volontiers le simplisme des intrigues proche en proche, ce mot désigne aussi le choc produit
psychanalytiques fabriquées à Hollywood. Celles-ci, pour- par l'événement dans les esprirs, la crainte que de tels
tant, accordent assez fidelement leur structure et leur événements se reproduisenc, celle que se produisenc des
tonalité aux leçons de la psychanalyse savante. Des cu- violences encore impensables, la situation marquée par
res réussies de Lang ou d'Hitchcock au secret enfoui ces appréhensions, la gestion de cette siruarion par des
et au trauma irréconciliable que nous présente Clinc appareils d'État, etc. Parler de guerre concre la terreur,
Eastwood, on reconnaít aisément le mouvement qui va c'est établir une seule et même chaí:ne depuis la forme
de !'intrigue de savoir a:dipienne à l'irréductible divi- de ces attencats jusqu'à l'angoisse intime qui peut
sion du savoir et de la loi que symbolise l'autre grande habiter chacun de nous. Guerre contre la terreur et jus-
hérofae tragique, Amigone. Sous le signe d'CEdipe, le tice infinie tombem alors dans l'indistinction d'une jus-
trauma était l'événement oublié dont la réaccivation tice prévçntive qui s'en prend à rouc ce qui suscite ou
pouvait guérir la blessure. Quand Antigane, dans la chéo- pourr.ait suscit_er de Ia tcrreur, à tout ce qui menace le
risation lacanienne, remplace CEdipe, e'est une nouvelle lien social qui tient ensemble une communauté. C'est
forme de secret qui s'instaure, irréductible à toute connais- une justice dont la logique est de ne s'arrêter qúe lors
sance salvacrice. Le trauma que résume la tragédie d'Anti- qu'aura cessé une terreur qui, par définition, ne s'arrête
gone est sans commencement ni fin. Il est le malaise d'une jamais chez les êtres soumis au traumatisme de la nais-
civilisation ou les lois de l'ordre social sont minées par cela sance. C'est, du même coup, une justice à laquelle au-
même qui les soutient: les puissances de la filiation, de la cune autre justice ne peut servir de norme, une justice qui
cerre et de la nuit. se place au-dessus de coute regle de droit.
Antigone, disait Lacan, n'est pas l'héro"ine des droits Les malheurs de Grace et l'exécution de Dave illus-
de l'homme que la piété démocratique moderne en a trent assez bien cette transformation des schemes incer-
faite. C'est bien plutôt la terroriste, le témoin de la ter- prétatifs de notre expérience, que j'appelle tournant
reur secrete au fondement même de l'ordre social. En échique. Caspect essentiel de ce processus, ce n'est assu-
matiere politique, le trauma prend, de fait, le nom de rément pas le retour vertueux aux normes de la morale.
terreur. Terreur est un des maí:tres mots de notre temps. C'est, au contraire, la suppression de la divísion que le
li désigne assurément une réalité de crime et d'horreur mot même de morale impliquait. La morale impliquait

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Malaise dam l'esthétique Le tournant éthique de l'esthétique et de la politique

la séparation de la ]oi et du fait. Elle impliquait du idemique au compte de la population et de ses pareies,
même coup la division des morales et des droits, la divi- des imérêts de la communauté globale et des incérêcs
sion des manieres d' opposer le droit au fait. La suppres- ' des parties.
sion de cette division a un nom privilégié : elle s'appelle Comme il s'attache à ramener le peuple à la popula-
le consensus. Consensus est un des maítres moes de tion,
/
te éonsensus s'atrache à ramener le droit au fait.
notre temps. Mais on tend à minimiser son sens. Cer- Son rr,avail incessant esr de boucher tous ces intervalles
tains le ramencnt à I'accord global des partís de gou- entre droit et fait, par lesquels le droit et le peuple se
vernement et d'opposition sur les grands intérêts , divisem. La communauté policique est ainsi tendanciel-
nationaux. D' autres y voient plus largement un style lemenc transformée en communauré éthique, en com-
nouveau de gouvernemenc, donnant la préférence à la munauré à un seul peuple et ou tout le monde esr censé
discussion et à la négociation pour résoudre le conflit. être compté. Ce compte bute seulement sur un reste
Or, le consensus veut dire beaucoup plus : il signifie pro- problématique qu'il appelle « l'exclu ►>, Mais i1faut voir
prement un mode de structuration symbolique de la que ce terme même n'est pas univoque. Lexclu peut
communauté qui évacue ce qui fait le cceur de la poli- signifier deux choses bien différentes. Dans la commu-
\ tique, soit le dissensus. Une communauté politique est, en nauté politique, l'exclu est un acreur conflictuel, qui se
1
effet, une communauté strucmrellement divisée, non fait inclure comme sujet politique supplémencaire, por-
' pas seulement divisée en groupes d'intérêts ou d'opi- teur d'un droit non reconnu ou témoin de l'injustice du
nions divergents, mais divisée par rapport à elle-même. droir existam. Dans la communauté éthique, ce supplé-
Un peuple politique n'est jamais la même chose que la mem est censé n'avoir plus lieu d'être puisque rout le
somme d'une populacion. Il est toujours une forme de monde est inclus. :rexdu n'a clone pas de starut dans la
symbolisation supplémentaire par rapport à tout compre structuration de la communaucé. D'un côté, il est sim-
de la population er de ses parties. Et cette forme de sym- plemenr celui qui est tombé par accidenc hors de la
bolisation est toujours une forme litigieuse. La forme grande égalité de rous avec rous : le malade, l'attardé ou
classique du conflit politique oppose plusieurs peuples le délaissé auquel la communauré doit tendre une main
en un seul : il y a le peuple qui esr inserir dans les formes secourable pour rétablir le « lien social ►>. De l'autre, il
existantes du droit et de la constitution, celui qui est devient l'autre radical, celui que rien ne sépare de la
incarné dans l'État, celui que ce droit ignore ou dom cet communauté sinon le simple fait qu'il lui esr étranger,
État ne reconnait pas le droit, celui qui revendique au qu'il ne partage pas l'idemité qui lie chacun à tous, et
nom d'un aurre droit encore à inscrire dans les faits. Le qu'il la menace du même coup en chacun. La commu-
consensus est la réduction de ces peuples à un seul, nauté nationale dépolitisée se constirue alors comme la

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'
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;· '.)
Ma/aise dans l'esthétique Le tournant éthique de l'esthétique et de la politique

petite société de Dogville, dans la duplicité du service nouvelles guerres de religion. Les droits de l'homme
social de proximicé et du rejec absolu de I'aucre. avaient été l'arme des dissidents, opposant un autre peuple
À cette nouvelle figure de la communauté nationale à celui que leur État prétendait incarner. Ils devenaient
correspond un nouveau paysage internacional. Léthique les droits des populations victimes des nouvelles guerres
y a inscauré son regne sous la forme de l'humanicaire, ethniques, les droits des individus chassés de leurs mai-
puis sous celle de la justice infinie exercée contre I'axe sons détruites, des femmes violées ou des hommes mas-
du mal. Elle l'a faic à travers un même processus d'indis- sacrés. 11s devenaient les droits spécifiques de ceux qui
tinction croissance du fait et du droit. Sur les scenes étaient hors d'état d'exercer des droits. Lalternative se
nationales, ce processus signifie l'évanouissement des in- présentait alors: ou bien ces droits de l'homme n'étaient
tervalles entre le droit et le fait par ou se constituaient plus rien, ou bien ils devenaient les droits absolus du
des dissensus et des sujets politiques. Sur la scene inter- sans-droit, des droits exigeant une réponse elle-même
nationale, i1 se traduit par l'évanouissement tendanciel absolue, au-delà de toute norme juridique formelle.
du droic lui-même, dont le droic d'ingérence et l'assas- Mais, bien sur, ce droit absolu du sans-droit ne pou-
sinac ciblé sont les formes les plus visibles. Mais cet éva- vait être exercé que par un autre. C' est ce transfere qui
nouissemenc s'est opéré par un détour. 11 esc passé par la s'appela d'abord droit d'ingérence et guerre humani-
consticution d'un droit au-delà de tout droit, le droit taire. Dans un second temps, la guerre humanitaire
absolu de la victime. Cette consticucion implique elle- contre l'oppresseur des droits de l'homme esc devenue la
même un retournement significatif de ce qui est en justice infinie exercée à l'égard de cet ennemi invisible et
quelque sorte le droit du droic, son fondement méca- omniprésent qui vient menacer le défenseur du droit
juridique, les droics de l'homme. Ceux-ci ont subi, absolu des victimes sur son propre cerricoire. Le droit
en vingt ans, une cransformation singuliere. Longcemps absolu vient alors s'identifier avec la simple exigence de
victimes de la suspicion marxisce à l'égard des droits sécurité d'une communauté de fait. La guerre humani-
« formeis ►), ils avaient été rajeunis dans les années 1980 taire devienc la guerre sans fin comre la cerreur : une
par les mouvements dissidencs en Europe de l'Est. Lef- guerre qui n'en est pas une, mais qui est un dispositif
fondrement du systeme soviétique, au tournant des an- de protection infinie, une maniere de gérer un trauma
nées 1990, semblait alors ouvrir la voie d'un monde ou élevé au rang de phénomene de civilisacion.
les consensus nationaux se prolongeraient dans le ca- Nous ne sommes plus, alors, dans le cadre dassique
dre d'un ordre internacional fondé sur ces droits. On de la discussion sur les fins et les moyens. Ceux-ci com-
sair que cetce vision optimiste a été aussitôt démentie bent dans la même indistinction que le fait et le droit ou
par l'explosion des nouveaux conflits ethniques ou des la cause et I'effet. Ce qu'on oppose au mal de la terreur,

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Malaíse dans l'esthétique Le toumant éthique de l'esthétique et de la politique

e' est alors soit un moindre mal, la simple conservation toyen ». La dualité.de l'homme et du citoyen a nourri his-
de ce qui est, soit l'attente d'un salut qui viendrait de la toriquement deux choses : la critique de la duplicitéde ces
radicalisation même de la catastrophe. droits toujottrs ailleurs qu'à leur place, mais aussi l'ac-
Ce retournement de la pensée politique s'est installé tiori politique qui a installé ses dissensus dans l'écart mê-
au creur de la pensée philosophique sous deux formes me'entre}'homme ec le citoyen.
majeures: soit l'affi.rmation d'un droit de l'Autre qui Mais, au temps du consensus et de l'action humani-
vient fonder philosophiquement celui des armées d'in- taire, cet autre que l'homme subit une mutation radicale.
tervention ; soit celle d'un état d'exception qui rend la II n'est plus le citoyen qui s'ajoute à l'homme. 11 est
politique et le droit inopérancs pour ne laisser que 1'es- l'inhumain qui le sépare de lui-même. Dans ces viola-
poir d'un salut messianique surgi du fond du désespoir. tions des droits de l'homme que l'on taxe d'inhumaines,
La premiere position a été bien résumée par Jean-Fran- Lyotard voit la conséquence de la méconnaissance d'un
çois Lyotard dans un texte qui s'inticule précisément autre « inhumain », un inhumain posicif, pourrait-on di-
re. Cet « inhumain », e'est la part en nous que nous ne
« The Other's Rights 1 ». Ce texte répondait, en 1993,
contrôlons pas, cette part qui prend plusieurs figures et
à une question posée par Amnesty lnternational : que
plusieurs noms : dépendance de l'enfant, loi de l'incons-
deviennent les droits de l'homme dans le contexte de
cient, rapport d'obédience envers un Autre absolu. L« in-
l'intervention humanitaire ? Dans sa réponse, Lyotard
humain >> est cette radicale dépendance de I'humain à
donnait aux « droics de l'autre » une signification qui
l'égard d'un absolument autre qu'il ne peut maítriser. Le
édaire bien ce que l'éthique et le tournant éthique
« droit de1'autre » est alars le droit de témoigner de cette
veulent dire. Les droits de l'homme, expliquait-il, ne peu-
soumission à la loi de l'autre. S.a yi9laúon,.sdon Lyotard,
vent être les droits de l'homme en tant qu'homme, les
commence avec la volonté de maítriser l'immaitrisable.
droits de l'homme nu. Largument, en son fond, n'est pas C tte-- votoncé aUraif été le rêve des Lumieres et de la
nouveau. II avait déjà nourri successivement les criti-
Révolution, et Je génocide nazi l'aurait accomplie en
quesde Burke, de Marx et d'Hannah Arendt. I..:homme nu,
exterminam le peupl<! don .t la vocation est de porter
l'homme apolitique, avaient-ils montré, est sans droit. Il
témoigriagedelã nécessaire dépendance à l'égard de la _loi
doic être autre chose qu'un homme pour avoir desdroits.
d _l'A_ utJe. Mais elle se poursuivrait encore aujourd'hui
Cet autre que l'homme s'est appelé historiquement « ci-
sous les formes douces de la société de la communication
et de la transparence généralisées.
l. J.-F. Lyotard, « The Other's Rights », dans Stephen Shuce et
Susan Hurley (éd.), On Human Rights. The Oxford Amnesty Lectu- Deux traits caractérisent ainsi le tournant éthique.
m, New York, Basic Books, 1993, p. 136-147. C'est d'abord une réversion du cours du temps: le cemps

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Malaise d4ns l'esthétique Le toumant éthique de l'esthétique et de la politique

tourné vers la fin à réaliser - progres, émancipation ontologíque quine laísse aucune place au dissensus poli-
ou autre - est remplacé par le temps tourné vers la ca- tique et n'attend de salut que d'une improbable révo-
tastrophe qui est en arriere de nous. Mais c'est aussi :f lution omologique.
1)
un nivellemem des formes mêmes de cette catastrophe. Cette disparition tendancielle des différences de la
[extermination des Juifs d'Europe apparatt alors comme la politique et du droit dans l'indistinction éthique définit
forme manifeste d'une situation globale qui caractérise aussi un certain présem de l'art et de la réflexion esthé-
aussi bien l'ordinaire de notre existence démocratique tique. De même que la politique s'efface dans le couple
et libérale. C'est ce que résume la formule de Giorgio du consensus et de la justice infinie, ceux-ci tendem à se
Agamben : le camp est le nomos de la modernité, c'est- redistribuer entre une vision de l'art qui le voue au ser-
à-dire son lieu et sa regle, regle identique elle-même à vice du lien social et une autre qui le voue au témoi-
l'exception radicale. Sans doute, la perspective d'Agam- gnage interminable de la catastrophe.
ben est-elle différente de celle de Lyotard. 11 ne fonde D'un côté, les dispositifs par lesquels l'art, il y a
aucun droit de l'Autre. II dénonce au contraire la géné- quelques décennies, entendait témoigner de la comra-
ralisation de l'état d'exception et en appelle à l'attente diction d' un monde marqué par l'oppression tendem à
messianique d'un salut venu du fond de la catastrophe. témoigner aujourd'hui d'une commune appartenance
Son analyse, pourtant, résume bien ce que j'appelle éthique. Comparons par exemple deux ceuvres exploi-
« tournant éthique ». Létat d'exception est un état qui tant, à treme ans de d.istance, la même idée. Au temps
indifférencie bourreaux et victimes comme il indif- de la guerre du Vietnam, Chris Burden créait son Autre
férencie l'extrême du crime de l'État nazi et l'ordinaire mémorial, dédié aux morts de l'autre côté, aux milliers
de la vie de nos démocraties. La véritable horreur des , de victimes vietnamiennes sans nom et sans monumem.
camps, dit Agamben, plus encore que la chambre à gaz, Sur les plaques de bronze de son monument, il avait
c'est le match de football qui opposait, aux heures donné à ces anonymes des noms : les noms à conso-
creuses, les SS et les Juifs des Sonderkommandos 1 • Or, nance vietnamienne d' autres anonymes qu'il avait reco-
cette partie se rejoue à chaque fois que nous ouvrons la piés au hasard dans les annuaires du téléphone. Treme
télévision pour voir un match. Toutes les différences ans plus tard, Christian Boltanski présentait l'installa-
s'effacent ainsi dans la loi d'une situation globale. Celle- tion que j'évoquais plus haut, incitulée Les Abonnés du
ci apparait alors comme l'accomplissement d' un destin téléphone : un dispositif constitué par deux grandes éta-
geres contenant des annuaires du monde entier et deux
1. Giorgio Agamben, Ce qui reste d'Auschwitz, Rivages, 1999, longues tables ou les visiteurs pouvaient s'asseoir pour
p. 30. consulter à leur guise tel ou tel de ces annuaires. Linst al-

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Malaise dans l'esthétique Le tournant éthique de l'esthétique et de la politique

lation d'aujourd'hui repose clone sur la même idée for- donner le sens perdu d'un monde commun ou réparer
melle que le contre-monument d'hier. C'est toujours les failles-d-ú lieri social. ···
une affaire d' anonymat. Mais le mode de réalisation Cette visée peut s'exprimer directement, par exemple
matérielle et la signification politique sont complete- dans le programme d'un are relationnel qui veut avant
ment différents. Ce n'est plus un monument contre un tout créer des situations de proximité, propices àl'éla-
autre. C'esc un espace qui vaut comme mimesis de !'es- boration de nouvelles formes de liens sociaux. Mais elle
pace commun. Ec, alors qu'il ú_gissait hier de rendre un se fait sentir beaucoup plus largement dans le change-
nom à ceux que la force d'un Etat avait privés, en mê- ment de sens qui affecte les mêmes procédures artis-
me temps, de leur nom et de leur vie, les anonymes d' au- tiques mises en ceuvre par les mêmes artistes : ainsi la
jourd'hui sont simplement, comme le dit l'artiste, des procédure du collage chez un même cinéaste. C' est ainsi
« spécimens d'humanité » avec lesquels nous nous trou-
que, tout au long de sa carriere, Jean-Luc Godard n'a
vons pris dans une grande communaucé. Linstallacion cessé de recourir au collage d' éléments hécérogenes.
résumait dane bien l'esprit d'une exposicion qui voulait Mais, dans les années 1960, il le faisait sous la forme
être l'encyclopédie d'un siede d'histoire commune: un du choc des contraires. C' était notamment le choc entre
paysage de la mémoire qui unit, à l'opposé des dispositifs le monde de la « grande culture » et le monde de la
d'hier qui voulaienc diviser. Comme beaucoup d'instal- marchandise : L'Odyssée filmée par Fritz Lang et le cy-
lations contemporaines, elle jouait encore sur le pro- nisme brutal du producteur dans Le Mépris; l'Histoire
cédé qui avait été, treme ans plus tôt, le ressort d'un de l'art d'Élie Faure et la publicité pour les gaines Scan-
art critique : l'introduction systématique des objets et dale dans Pierrot le Fou ; les petits calculs de la prosti-
des images du monde profane dans le temple de l'art. tuée Nana et les larmes de la ]eanne d'Arc de Dreyer
Mais le sens de ce mélange a radicalement changé. dans Vivre sa vie. Son cinéma des années 1980 est appa-
Naguere, la rencontre des élémencs hétérogenes voulait remment fidele à ce principe de collage d'éléments hété-
souligner les contradictions d'un monde marqué par rogenes. Mais la forme du collage a changé : le choc des
l'exploitation et mettre en cause la place de I'art et de images est devenu leur fusion. Et cette fusion atteste à
ses institutions dans ce monde conflictuel. Aujour- la fois la réalité d'un monde autonome des images et
d'hui, le même rassemblement s'affirme comme l'opé- sa puissance de communauté. De Passíon à Éloge de
ration positive d'un art commis aux fonctions de l'amour ou d'Allemagne année90 Neuf Zéro aux Histoíres
l'archivage et du témoignage sur un monde commun. du cinéma, la rencontre imprévisible des plans de cinéma
Ce rassemblement s'inscrit alors dans la perspective avec les peintures du Musée imaginaire, les images des
d'un are marqué par les cacégories du consensos : re- camps de la mort et les textes littéraires pris à conrre-

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Mal.aíse dans l'esthétique Le tournant éthique de l'esthétique et de /.a politiqut

emploi, constitue un seul et même royaume des images C'était aussi l'argument du Laocoon de Lessing : la souf-
voué à une seule tâche, celle de rendre à l'homme une france du Laocoon de Virgile était irreprésentablc c:n
<< place dans le monde ►>, sculpture parce que le réalisme visuel de la sculpture, en
D' un côté, donc, les dispositifs artistiques polé- enlevant sa dignité au personnage, enlevait à l'arr son
miques tendent à se déplacer vers une fonction de idéalité. Cextrême souffrance appartenait à une réalité
médiation sociale. 11s deviennent les témoignages ou les qui était par príncipe exdue de l'art du visible.
symboles d'une participation à une communauté indis- Manifestement, ce n'est pas cela qu' on veut dice lors-
tincte, présentés dans la perspective d'une restauration qu'on attaque, au nom de l'irreprésentable, la série télé-
du lien social ou du monde commun. Mais, d'un autre visée américaine Holocaust, qui défraya la chronique il
côté, la violence polémique d'hier tend à prendre une y a vingt ans, en présentant le génocide à travers l'his-
figure nouvelle. Elle se radicalise en témoignages de toire de deux familles. On ne dit pas que la vision de la
l'irreprésentable, et du mal ou de la catastrophe infinis. << salle de douche » engendre le rire. Mais on dit qu'on

Lirreprésentable est la catégorie centrale du tournant ne peut pas faire un film sur I'extermination des Juifs en
éthique dans la réflexion esthétique, comme la terreur présentant des corps fictionnels qui imitem les bour-
l'est sur le plan politique, parce qu'il est, lui aussi, une reaux et les victimes des camps. Certe impossibilité
catégorie d'indistinction entre le droit et le faic, Dans déclarée couvre en fait une interdiction. Mais cette
l'idée de l'irreprésentable, deux notions som en effet interdiction elle-même mêle deux choses : une proscrip-
confondues : une impossibilité et une imerdiction. Dé- tion qui porte sur I'événement et une proscription qui
darer qu'un sujet est irreprésentable par les moyens porte sur l'art. D'un côté, on dit que ce qui a été pra-
de l'art, c'est en fait dire plusieurs choses en une. Cela tiqué et souffert dans les camps d'extermination interdit
peut vouloir dire que les moyens spécifiques de l'art ou d'en proposer une imitation à la jouissance esthétique.
de tel art particulier ne sont pas appropriés à sa singu- D'un autre côté, on dit que I'événement inoui" de
larité. C'est ainsi que Burke, jadis, dédarait irrepré- l'extermination appelle un art nouveau, un art de l'irre-
sentable en peinture la description de Lucifer faite présentable. On associe alors la tâche de cet art avec
par Milton dans Le Paradis perdu. Sa sublimité tenait l'idée d'une exigence anti-représentative normant l'art
en effet au double jeu des mots qui ne nous font pas moderne comme tel 1 • On établit ainsi une ligne droite
vraiment voir ce qu'ils feignent de nous montrer. depuis le Carré noir de Malevitch (1915), signanc la
Mais quand l'équivalent pictural des mots s'exposait à la mort de la figuration picturale, jusqu'au film Shoah de
vue, comme dans les Tentations de saint Antoine des pein-
tres, elle devenait une figure pittoresque ou grotesque. 1. Cf Gérard Wajcman, L'Objet du sieclt, Verdier, l 998.

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Ma/aise dans /'esthétique Le toumant éthique de l'esthétique etde la politique

Claude Lanzmann (1985), traitant de l'irreprésentable elle-même d'aucun enchainement racionnel suffisant de
de l'extermination. causes et d'effets. C'est cet écart entre deux racionalités
II faut pourtant se demander en quel sens ce film qui rend inadéquace la fiction du type Holocaust. Celle-
releve d'un are de l'irreprésentable. 11 nous présente en ci nous montre la transformation de personnes ordi-
effet, comme tous les autres, des personnages et des naires en monstres et de citoyens respectés en déchets
situations. Comrne beaucoup d' aucres, il nous installe humains. Elle obéit ainsi à la logique représentativeelas-
d'emblée dans le décor d' un paysage poétique, en sique ou des personnages entrem en conflít à partir de
l'occurrence une riviere serpentam dans les prés, sur leurs caracteres et des fins qu'ils poursuivent et se trans-
laquelle une barque glisse au rythme d'une chanson formem en fonction des situations. Or une telle logique
nostalgique. Et le réalisateur lui-même introduit cet épi- est vouée à manquer à la fois la singularité de cette racio-
sode pastoral par une phrase provocatrice affirmant le nalité et la singularité de son absence de raison. En re-
caractere fictionnel du film : « Cette histoire commence vanche, un autre type de fiction se montre parfaicement
de nos jours sur les bords de la riviere Ner en Pologne. >> approprié à 1'« hiscoire ►> que Lanzmann veut raconter:
Lirreprésentable allégué ne peut donc pas signifier la fiction-enquête dom Citizen Kane est le procoty-
l'impossibilité d'user de la fiction pour rendre compte pe - la forme de narracion qui tourne aucour d'un évé-
de cette réalité atroce. Rien à voir avec l'argument du nement ou d'un personnage insaisissable et s'efforce de
Laocoon qui reposait sur la distance entre présentation saisir son secret au risque de ne rencontrer que le néant
réelle et représentation artistique. C' est, au contraire, de la cause ou l' absence de sens du secret. Dans le cas de
parce que tout est représentable et que rien ne sépare la Kane, la neige d'une boule de verre et un nom sur un
représentation fictionnelle de la présentation du réel traineau d' enfant. Dans le cas de la Shoah, un événe-
que le probleme de la représentation du génocide se ment au-delà de toute cause rationalisable.
pose. Ce problerne n'est pas de savoir si l'on peut ou Shoah ne s'oppose donc pas à Holocaust comme un
doit ou non représenter, mais de savoir ce que l'on veut are de l'irreprésentable à un art de la représentation. La
représenter et quel mode de représentation il faut rupture avec l'ordre classique de la représentation n'est
choisir à cette fin. Or, le craic essentiel du génocide pour pas l'avenement d'un are de l'irreprésentable. Elle est au
Lanzrnann esc l' écarc entre la parfaice rationalité de son contraire la libération par rapport à ces normes qui
organisation et l'inadéquation de toute raison explica- interdisaient de représenter la souffrance de Laocoon
trice de cette programmation. Le génocide est parfaite- ou la sublimité de Lucifer. C'étaient ces normes de la
ment rationnel dans son exécution. 11 a prévu jusqu'à la représentation qui définissaient de l'irreprésencable. Elles
disparition de ses traces. Mais cetce rationalicé ne dépend incerdisaient de représenter certains spectades, elles

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Malaise rians l'esthétique Le toumant éthique de l'esthétique et de la politique

commandaient de choisir telle forme pour tel sujet, elles de représenter l'excerminacion du peuple juif. Et il fauc
obligeaient à déduire les actions des caracteres des per- transformer le plus de représentation inhérent à la ruine
sonnages et des données de la situation selon une de 1'ordre représentatif en son contraire : un défaut ou
logique vraisemblable des motivations psychologiques une impossibilité de la représentation. Cela suppose une
et des enchaínements de causes et d' effets. Aucune de construction du concepc de modernité artistique, qui
ces prescriptions ne s'applique à l'art auquel appartient loge l'interdit dans l'impossible en faisant de l'art mo-
Shoah. Ce qui s'oppose à la logique ancienne de la repré- derne tout entier un art constitutivement voué au té-
sentation, ce n'est pas l'irreprésentable. C'est, à l'inverse, moignage de l'imprésentable.
la suppression de toute frontiere limitant les sujets Un concept a massivement servi à cette opéracion : le
représentables et les moyens de les représenter. Un art « sublime ». On a vu comment Lyotard l'a réélaboré à
anti-représentatif n'est pas un art quine représente plus. cette fin. On a vu aussi les conditions de cette réélabo-
C'est un art qui n'est plus limité dans le choix des repré- ration. Lyotard a du inverser non seulement le sens de la
sentables ni dans celui des moyens de représentation. rupture anti-représentative, mais aussi le sens même du
C'est pour cela qu'il est possible de représenter l'exter- sublime kantien. Meme l'art moderne sous le concept du
mination des Juifs sans la déduire d'aucune motivation sublime, c'esc transformer l'illimitation du représentable
attribuable à des personnages ou d'aucune logique des et des moyens de la représentation en son contraire :
situations, sans montrer ni chambres à gaz, ni scenes l'expérience d'un désaccord fondamental entre la maté-
d'extermination, ni bourreaux ni victimes. C'est aussi rialité sensible et la pensée. C' est identifier d' emblée le
pour cela qu'un art qui représente l'exceptionnel du jeu des opérations de I'art à une dramaturgie de l'exi-
génocide sans scenes d' extermination est contemporain gence impossible. Mais le sens de cette dramaturgie est
aussi bien d'une peinture faite de seules lignes ou carrés également inversé. Chez Kant, la faculté sensible de
de couleur que d'un art des installations, réexposant l'imagination éprouvait les limites de son accord avec
simplement des objets ou des images empruntés au la pensée. Sa défaillance marquait sa propre limite et
monde de la marchandise et de la vie ordinaire. ouvrait à l'illimitation de la raison. Elle marquait du
Pour alléguer un art de l'irreprésentable, il faut clone même coup le passage de la sphere esthétique à la sphe-
faire venir cet irreprésentable d'ailleurs que de l'art lui- re morale. Lyotard fait de ce passage hors du domaine
même. 11 faut faire co'incider l'interdit et l'impossible, ce de l'art la loi même de l'art. Mais il le fait au prix d'inver-
qui suppose un double coup de force. 11 faut mettre, ser les rôles. Ce n'est plus la faculté sensible qui échoue
dans l'art, l'interdit religieux, en transformam l' inter- à obéir aux exigences de la raison. C'est, à l'inverse,
diction de représenter le dieu des Juifs en impossibilité l'esprit qui est mis en défaut, sommé d'obéir à la tâche

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Malaise dans l'esthltique ú tournant lthique de l'mhltiq etde la politique

impossible d' approcher la maciere, de saisir la singularicé desa propre suppression. Le moe même d' avant-garde a
sensible. Mais cecte singularicé sensible elle-même esc en désigné les deux formes opposées du même nreud entre
fait ramenée à l'expérience indéfiniment réitérée d'une I'auconomie de I'are et la promesse d' émancipation qui
seule ec même dette. La câche des avanc-gardes arcistiques y était incluse. II a signifié deux choses opposées, par-
consiste alors à répéter le geste inscrivant le choc d'une fois plus ou moins confondues, parfois clairement anta-
altérité qui parait d'abord être celle de la qualité sensible, goniques. D'un côcé, l'avant-garde a été le mouvemenc
mais finic par s'identifier à la puissance intraitable de la visant à transformer les formes de l'art, à les rendre
« Chose » freudienne ou de la loi mosáique. C'est bien idenciques aux formes de la construction d'un monde
cela que signifie la transformation « éthique » du subli- nouveau ou 1'are n'existe plus comme réalité séparée. De
me: la transformation conjointe de l'autonomie esthé- l'autre, il a été le mouvement préservant l'auconomie de
tique et de l'auconomie morale kantiennes en une seule et la sphere artiscique de coute forme de compromission
même loi d'hétéronomie, une seule et même loi ou le avec les pratiques du pouvoir et de la lutte politique ou
commandement impérieux est identique à la faccualité les formes d' eschétisation de la vie dans le monde capi-
radicale. Le geste de I'art consiste ainsi à témoigner indé- taliste. D'un côté, le rêve fucuriste ou constructiviste
finiment de la dette infinie de l'esprit à l'égard d'une loi d'une autosuppression de l'art dans la formation d'un
qui est aussi bien l'ordre du Dieu de Mo:ise que la loi fac- monde sensible nouveau; de l'aucre, la lutte pour pré-
tuelle de l'inconscient. Le fait de la résistance de la server l'autonomie de l'art de coutes les formes d' esché-
matiere devient la soumission à la loi de l'Autre. Mais tisation de la marchandise ou du pouvoir ; pour la
cette loi de l'Autre n'est, en retour, que la soumission à la préserver non point comme pure jouissance de 1'art
condition de l'être né crop tôt. pour l'art mais, au contraire, comme inscription de la
Ce basculement de l'eschétique dans l'éthique n'esc concradiction irrésolue entre la promesse esthétique et
décidément pas intelligible dans les termes d'un devenir la réalité d'un monde d'oppression.
postmodeme de l'art. l'.opposition simplisce du moderne Lune de ces politiques s'est perdue dans le rêve sovié-
ec du postmoderne empêche de comprendre les trans- tique, quitte à se survivre dans les utopies concempo-
formations du présent ec leurs enjeux. Elle oublie en raines plus modestes des architectes de villes nouvelles,
effet que le modernisme lui-même n'a été qu'une longue des designers réinventant une communauté à partir
concradiction entre deux politiques esthéciques oppo- d'un nouveau mobilier urbain, ou des artistes relation-
sées, mais opposées à partir d'un même noyau commun, nels introduisant un objet, une image ou une inscrip-
liam l'autonomie de l'art à l'anticipation d'une commu- tion insolites dans le paysage des banlieues en difficulté.
nauté à venir, liant clone cette autonomie à la promesse C'est ce que1'on pourrait appeler la version soft du tour-

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Malaise dans l'esthétique Le tournant éthique de l'esthétique et de la politique

nane éthique de l'esthétique. La seconde n'a pas été du fait s'évanouir dans le couple du consensus ec de la
abolie par on ne sait quelle révolution postmoderne. Le justice infinie faice au mal infini. On seraic tenté de dire
carnaval postmoderne n'a guere été que l'écran de fu- que le discours éthique concemporain n'est que le poinc
mée cachant la transformation du second modernisme :i d'honneur donné aux formes nouvelles de la domination.
en une « éthique » qui n'est plus une version adoucie .
Mais on manqueraic ainsi un poinc essentiel : si l'éthique
et socialisée de la promesse esthécique d' émancipation · ,y
·, !
sofi du consensus et de 1'are de proximicé est l'accommo-
mais sa pure et simple réversion, liam le propre de l'art '\i',/ dation de la radicalicé esthétique et politique d'hier aux
non plus à une émancipation à venir mais à une cacas- r· conditions actuelles, l'éthique hard du mal infini ec d'un
H
i .. ;
trophe immémoriale et interminable. '. ! art voué au deuil incerminable de la carasrrophe irrémé-
C'est bien cela dom témoigne le discours ambiant diable apparait, elle, comme le srrict renversement de
vouanc l'art à l'irreprésencable et au témoignage sur le cette radicalité. Ce qui permet ce renversemenc, c'est la
génocide d'hier, la catascrophe imerminable du présent concepcion du temps que la radicalité éthique a héritée
ou le trauma immémorial de la civilisacion. I..:eschétique de la radicalicé moderniste, l'idée d'un cemps coupé en
du sublime de Lyotard résume au plus courc ce recour- deux par un événement décisif. Cet événement décisif fut
nemenc. Dans la tradition d'Adorno, elle appelle l'avanc- longtemps celui de la révolucion à venir. Dans le tournant
garde à retracer indéfiniment la séparation entre les a:u- éthique, cette orientatíon est striccement renversée : l'his-
vres propres de l'are ec les mélanges impurs de la culture et toire esc maintenant ordonnée à un événement radical
de la communication. Mais ce n'est plus pour préserver qui ne la coupe plus en avant mais en arriere de nous. Si
la promesse d'émancipation. C'esc, au contraire, pour at- 1 le génocide nazi s'esc insrallé au centre de la pensée philo-
tescer indéfiniment l'aliénation immémoriale qui fait de sophique, esthétique et policique, quarante ou cinquante
coute promesse d' émancipation un mensonge réalisable ans apres la découverte des camps, ce n'est pas seulemenc
seulement sous la forme du crime infini, auqud l'are ré- en raison du silence de la premiere génération des survi-
pond par une« résistance » qui n'est que le travail infini du vants. Il a pris cette place, aux alentours de 1989, au
deuil. moment de l'effondrement des derniers vestiges de cette
La cension hiscorique des deux figures de l'avanc-garde révolution qui avait, jusqu'alars, lié la radicalité politique
tend ainsi à s'évanouir dans le couple éthique d'un art de et esthétique à une coupure du temps historique. 11 a pris
proximité voué à la restauration du lien social et d'un are la place de la coupure du temps nécessaire à cette radica-
témoignant de la catastrophe irrémédiable qui est à l'ori- lité, quitte à en inverser le sens, à la transformer en catas-
gine même de ce lien. Cette transformacion reproduit trophe déjà advenue et dont seul un dieu pourrair nous
exactement celle qui voit la tension politique du droit et sauver.

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Malaise dans l'esthétique Le tournant éthique de l'esthétique et de la politique

Je ne veux pas dire que la politique et l'art seraient tion d'un temps coupé en deux par un événement fonda-
aujourd'hui entierement soumis à cette vision. On teur ou un événement à venir. Sortir de la configuration
m'opposerait aisément des formes d'action politique et éthique d'aujourd'hui, rendre à leur différence les inven-
d'intervention artistique indépendantes ou hostiles à tions de la politique et celles de l'art, cela veut dire aussi
l'égard de ce courant dominam. C'est bien ainsi que je récuser le fantasme de leur pureté, rendre à ces inventions
l'entends: le tournant éthique n'est pas une nécessité leur caractere de coupures toujours ambigues, précaires ec
historique. Pour la simple raison qu'il n'y a pas de néces- litigieuses. Cela suppose indissolublement de les soustrai-
sité historique du tout. Mais ce mouvement tient sa re à coute théologie du temps, à coute pensée du trauma
force de sa capacité à recoder et à inverser les formes de originei ou du salut à venir 1•
pensée ec les attitudes qui visaient hier à un changement
politique ou artistique radical. Le tournant éthique n'est
pas le simple apaisement des dissensus de la politique et
de l'art dans l'ordre consensuel. II apparait bien plutôt
comme la forme ultime prise par la volonté d'absolu-
tiser ces dissensus. La rigueur moderniste adornienne
qui voulait purifier le potentiel émancipateur de l'art de
toute compromission avec le commerce culturel et la vie
esthétisée devient la réduction de l'art au témoignage
éthique sur la catastrophe irreprésentable. Le purisme
politique arendtien, qui prétendait séparer la liberté
politique de la nécessité sociale, devient la légitimation
des nécessités de l'ordre consensuel. Lautonomie kan-
tienne de la loi morale devient la soumission éthique à
la loi de l'Autre. Les droits de l'homme deviennent le
privilege du vengeur. Lépopée d'un monde coupé en
deux devient la guerre contre la terreur. Mais l'élément
central du recournement, c'est sans doure une certaine
théologie du temps, c'est l'idée de la modernité comme 1. Ce texte a été présenté en mars 2004 à Barcelone, dans le
temps voué à l'accomplissement d' une nécessité interne, cadre du Forum de la Caixa consacré aux « Géographies de la pen-
hier glorieuse et aujourd'hui désastreuse. C'est la concep- sée contemporaine ».

172
Table

lntroduction............................................................. 9

POUTIQUES DE L'ESTHÉTIQUE ...................................................... 29

Lesthétique comme politique ....................................... 31


Problemes ec transformacions de l'art critique .............. 65

LES ANTINOMIES DU MODERNISME.......... ......... .......... 85


Linesthétique d'Alain Badiou : les corsions du
modernisme. ................................................................. 87
Lyotard et I'esthétique du sublime : une contre-
leccure de Kant ............................................................ 119

LE TOURNANT ÉTHIQUE DE L'ESTHÉTIQUE ET DE IA


POLITIQUE. .............................................................................................. 143

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