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Tiers-Monde

L'aide internationale au développement


Gaston Leduc

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Leduc Gaston. L'aide internationale au développement. In: Tiers-Monde, tome 4, n°13-14, 1963. pp. 237-260;

doi : https://doi.org/10.3406/tiers.1963.1328

https://www.persee.fr/doc/tiers_0040-7356_1963_num_4_13_1328

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CHRONIQUE INTERNATIONALE

L'AIDE INTERNATIONALE
AU DÉVELOPPEMENT (I>

par Gaston Leduc (2)

La présente étude conçue comme l'amorce d'une discussion générale,


ne saurait évidemment avoir pour objet une présentation complète de la
question dont elle traite. Une littérature considérable existe déjà sur ce sujet,
bien que son entrée dans les préoccupations des économistes ne remonte pas
à plus d'une quinzaine d'années (3).
Nos propos seront divisés de la manière suivante : nous commencerons
par examiner les principes généraux qui sont à la base du problème, en
précisant le contenu de la notion « d'aide au développement » et situant
rapidement les oppositions de points de vue au sujet de l'utilité de cette aide. Nous
exposerons dans un deuxième point les différentes modalités que peut présenter
cette « aide », en distinguant celles qui ne font pas intervenir la monnaie de
celles qui se manifestent, au contraire, sous une forme financière.
Nous essaierons, dans un troisième point, de serrer d'un peu plus près les
effets des différentes formes d'aide relatives aux apports en capitaux et d'ouvrir
quelques perspectives sur l'efficacité de cette aide.

(1) Sujet traité au Congrès de Vienne en 1962.


(2) Professeur d'économie du développement à la Faculté de Droit et des Sciences
économiques de Paris.
(3) J'exprime ici ma vive gratitude à mon collègue et très cher ami François Perroux
pour avoir bien voulu accepter dans notre revue Tiers Monde le texte principal de
mon rapport au IIe Congrès international des Sciences économiques, réuni à Vienne en
septembre 1962 sous les auspices de l'Association internationale de Sciences économiques.
Les nombreuses notes et références qui accompagnaient ce texte n'ont pas été reproduites
ici. L'ensemble du rapport, accompagné d'un résumé des discussions auxquelles il a donné
lieu, figurera dans le Recueil général des Actes du Congrès (en version française et en version
anglaise), qui paraîtra ultérieurement. J'ai pleinement conscience des nombreuses lacunes
d'une présentation que j'ai voulu très générale, en vue précisément de servir d'amorce à un
débat d'ensemble. Je remercie François Perroux de m'avoir fait l'honneur et la joie d'enrichir
mon texte de précieux commentaires.

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TIERS MONDE

Enfin, en manière de conclusion, nous nous demanderons dans quelle


mesure il semble souhaitable et possible d'améliorer l'actuel état de choses
et nous tenterons quelques pronostics sur l'avenir de l'aide internationale au
développement.

I. — PRINCIPES GÉNÉRAUX
DE L'AIDE INTERNATIONALE AU DÉVELOPPEMENT

Que faut-il entendre par « aide internationale » d'une part, et, d'autre part,
par « aide au développement (ou à la croissance) » ? On peut penser, à première
vue, qu'il n'est pas très difficile d'apporter à ces deux questions une réponse
satisfaisante. Mais, à la réflexion, la réalité ne paraît pas aussi simple.
Et, sans doute, cette complexité des choses explique-t-elle pour partie les
oppositions d'opinions qui continuent à se manifester au sujet du bien-
fondé de cette aide.
Expliquons-nous donc succinctement sur chacun de ces trois points.

A) Qu'est-ce que l'aide internationale ?


Il nous semble que la notion d'« aide » est susceptible d'être prise dans des
acceptions plus ou moins larges, allant, d'une part, de tout ce qui est utile à
l'obtention du but poursuivi jusque, d'autre part, au sens le plus restreint, au
seul acte présentant pour celui qui l'accomplit le caractère d'un don gratuit,
d'un sacrifice sans compensation (du moins sur le plan strictement économique).
Dans la première acception, on en arriverait à considérer comme « aide »
tout concours, tout apport, quels qu'en soient l'objet et la forme, qui
aboutiraient, en fin de compte, à favoriser le développement souhaité — ou du
moins, que les auteurs de ces actes accompliraient dans cette intention, même
si le résultat définitif n'était pas exactement celui que l'on se proposait au départ.
Il y aurait donc des aides onéreuses et des aides gratuites — ceci du point
de vue du bénéficiaire et, du point de vue de l'apporteur, on pourrait en effet
distinguer une aide « intéressée » de la pure forme de l'aide, l'aide «
désintéressée ».
Mais nous ne pensons pas qu'il soit utile d'insister. En ce qui concerne la
philosophie de l'aide, il nous semble que la meilleure façon d'aborder la
question consiste à nous inspirer de la distinction si féconde établie par le Pr
François Perroux entre Véconomie du don et Г économie marchande, expressions et notions
dont il est fait maintenant un large usage.
En un sens strict, le don pur ne comporte pas de contrepartie économique
immédiate. Il n'est pas inspiré par un calcul intéressé. Ceci conduit, dans la
pratique, à ne considérer comme « aide » véritable que les dons purs et simples,
en argent ou en nature et (pour partie seulement) les opérations partiellement

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CHRONIQUE INTERNATIONALE

onéreuses, telles que les ventes de produits au-dessous de leur prix « marchand »
ou les achats à des prix supérieurs aux « cours du marché » ou encore les prêts
d'argent à des taux d'intérêt nuls ou inférieurs « aux conditions normales ».
Il faut reconnaître que, dans bien des cas, des hésitations seront permises,
lorsqu'il s'agira de distinguer ce qui est « aide » de ce qui ne l'est pas. Mais
nous ne pensons pas qu'il soit utile d'en dire davantage à cette place.
Rappelons seulement que les experts de l'O.N.U. par exemple, ne considèrent comme
« aide » véritable que les dons et les prêts gouvernementaux à long terme,
assortis de taux d'intérêt « infra-normaux », et, en général, de larges différés
d'amortissement. On peut avoir des doutes pour certaines catégories
d'opérations comme celles de la B.I.R.D., par exemple, qui ne sont pas gratuites.
Mais les conditions dont elles sont assorties sont certainement plus
avantageuses que celles qu'imposerait le « marché international des capitaux à long
terme » et leurs confèrent, au moins dans cette mesure, la qualité d'une aide.
Et il faudrait naturellement se montrer encore plus affirmatif pour la récente
Association internationale pour le Développement, habilitée à consentir des
prêts risqués, à faibles taux d'intérêt comportant des délais d'amortissement
très prolongés, éventuellement remboursables dans la monnaie du pays
débiteur et même transformables en dons purs et simples. Il faudrait peut-être y
ajouter les diverses formes de crédits et d'assurances à l'exportation.
Pour nous résumer sur ce premier point, nous dirons que la délimitation
exacte du domaine de l'aide est souvent une pure question de convention et
que, s'il est relativement facile de qualifier l'aide « gratuite », il l'est moins
de distinguer, dans une opération avec contre partie, ce qui appartient au
domaine de l'aide de ce qui doit en être exclu (en sens inverse, le contraire de
P« aide » serait l'« exploitation »).

B) Qu'est-ce que l'aide au développement ?

Les concours que peuvent apporter des pays économiquement évolués


à de moins avancés qu'eux n'ont pas nécessairement pour objet de faciliter
le développement (économique et social).
Il est possible de venir à l'aide de pays à faibles revenus à titre purement
charitable dans le seul but de soulager la misère humaine. Il s'agit là de ce que
nous pourrions qualifier de « bienfaisance » ou d'« assistance » passive, de la
forme la plus élémentaire de « partage du pain » (Fr. Perroux). On peut aussi,
surtout dans le domaine des relations internationales où la pratique de la
charité paraît chose relativement récente, assigner à l'assistance des buts non
directement économiques, mais non plus désintéressés : tel est, par exemple,
le cas de l'aide à des fins militaires. Il est vrai qu'il est parfois difficile de
distinguer le domaine proprement économique de celui de la diplomatie et de

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TIERS MONDE

la stratégie internationale. Il est patent que la valeur militaire d'un pays allié
est en partie fonction du bon état de son économie ! D'où l'obligation, pour
le leader de l'alliance, de soutenir économiquement ses alliés, indépendamment
même des dispositions purement militaires. C'est là ce que le vocabulaire
officiel en usage aux U.S.A. qualifie précisément de pratiques de defense support.
Il est possible aussi que les concours apportés aux pays attardés en vue de
faciliter leur développement économique aient pour fin dernière d'éviter les
désordres sociaux et internationaux que pourrait entraîner la prolongation
de leur état de pauvreté ou l'élargissement des écarts entre leurs niveaux de
vie et ceux des pays « riches », et, plus précisément, d'empêcher que le « tiers
monde » ne bascule tout à fait d'un côté ou de l'autre des deux camps auj ourd'hui
en présence dans ce qui n'est peut-être plus la « guerre froide », mais n'est
sans doute pas encore tout à fait la « coexistence pacifique ».
Mais il n'est pas dans notre intention d'insister sur tous ces points. Nous
devons ici considérer les fins économiques de « l'aide » et, plus spécialement,
celles qui ont rapport — direct ou indirect — au développement économique.
Il est possible que la recherche de ce but obéisse, chez ceux qui pratiquent
l'aide, à des mobiles intéressés. Mais il peut arriver que le développement des
pays attardés soit recherché pour lui-même, dans un sentiment de justice
et de solidarité entre les divers peuples de notre terre.
Il nous faut toutefois ajouter ici quelques précisions :
i° Nous posons en principe que le but assigné à l'aide est le «
développement ». On s'exprime parfois en termes de « croissance » (growth). La. place
nous fait défaut pour entrer ici dans une analyse terminologique. Nous
préciserons simplement que pour nous, le développement économique implique
la croissance, mais la dépasse. Il constitue un « phénomène social global »,
aux aspects multiples. Mais il n'existerait pas sans croissance économique, la
manifestation essentielle de cette croissance consistant dans l'augmentation
du produit national global réel, à un rythme et selon des modalités tels qu'il
en résulte une amélioration régulière du revenu national moyen par tête
d'habitant, même si l'accroissement démographique est très rapide. Sous ces
réserves, il nous arrivera donc de nous exprimer indistinctement en termes
d'aide « au développement » ou d'aide « à la croissance ».
2° Nous supposons que ce qui est recherché, ce n'est pas simplement le
déclenchement d'un processus régulier de développement (croissance).
Il s'agirait plutôt ici d'une aide au démarrage (ou dêcollage-take off), dans la
mesure où une notion de ce genre peut être admise en l'occurrence.
Mais l'aide dont nous nous préoccupons a des fins plus étendues : il
s'agit non seulement de déclencher la croissance dans des économies jusqu'alors
enfermées dans les « cercles vicieux » de la pauvreté stationnaire, mais, une
fois le processus engagé, de le soutenir, en faisant en sorte qu'il soit aussi

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CHRONIQUE INTERNATIONALE

rapide et régulier que possible (nous éviterons à dessein d'évoquer la notion


d'accélération).
Deux points doivent ici être précisés :
a) Quelle importance convient-il d'assigner à cette « rapidité »
d'évolution ? On peut en débattre. Il est souhaitable que, pour le moins, le rythme
de croissance des pays attardés devienne rapidement égal à celui des pays
avancés (disons г à 3 % d'accroissement cumulatif annuel du revenu moyen
réel par tête d'habitant), puis le dépasse, de manière à ce que l'écart relatif
entre les niveaux de vie des pays « pauvres » et ceux des pays « riches » cesse
d'augmenter, puis que se réduise progressivement à son tour l'écart absolu
des revenus moyens réels par tête, jusqu'à ce qu'un jour (en quelle année ?
quel siècle ?), ces niveaux de vie deviennent approximativement comparables.
On doit logiquement s'attendre à ce que l'importance de l'aide étrangère
nécessaire soit fonction du degré de rapidité souhaitée ? Plus on veut aller
vite, plus le soutien indispensable doit être important et prolongé.
b) Convient-il de fixer un terme à cette aide, même si elle n'est pas de
simple « démarrage » ? C'est là un point dont on peut discuter (et nous
souhaitons qu'il en soit ainsi). Pour certains auteurs, et notamment pour l'équipe
C.E.N.I.S. du M.I.T., aux travaux de laquelle nous nous sommes reportés,
l'« aide extérieure » devrait se prolonger tant que le pays bénéficiaire ne serait
pas en état d'assurer sa croissance régulière par ses propres moyens, tant,
par conséquent, qu'il ne serait pas devenu self-sustaining. Aux dires de P.N.
Rosenstein-Rodan, il faudrait quinze ans pour y parvenir et c'est sur cette
base qu'ont été établies les propositions chiffrées de l'organisme en cause.
Le but étant d'aider les pays sous-développés à se tirer d'affaire par
leurs propres moyens (help to help themselves), l'auteur a prévu un
programme réparti sur trois périodes de chacune cinq années, à partir de 1961 et
se terminant en 1976. Il est remarquable qu'à quelques rares exceptions
près (Rhodesie, Mexique, Israël, Trinidad, Jamaïque, Hong-Kong, Singapour),
ce délai de quinze années est également applicable à l'ensemble des pays en
cause. L'aide proprement dite serait plus élevée dans la seconde période
quinquennale que dans la première et, par contre, en nette décroissance pour
la troisième. Passé l'année 1976, les flux d'investissements privés, dont on
prévoit l'augmentation continue d'une période sur l'autre, seraient estimés
suffisants pour couvrir l'intégralité des besoins « extérieurs » d'un assez grand
nombre de pays (Colombie, Argentine, Mexique, Chili et même l'Inde et le
Pakistan).
Il est à peine besoin de souligner le caractère très conjectural des
projections de ce genre. Son auteur a du moins le mérite de les avoir tentées et nous
pensons qu'il convient de lui en savoir gré. Nous verrons plus loin que, pour
lui, les besoins en capitaux extérieurs des pays « en voie de développement »

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TIERS MONDE

plus ou moins récemment amorcé sont plus élevés dans la phase de «


croissance déjà assurée » qu'au cours du « démarrage » proprement dit. Ils
baisseraient progressivement par la suite, du fait que les épargnes intérieures tant
privées que publiques deviendraient peu à peu suffisantes pour assurer la
relève de l'aide extérieure, d'abord (capitaux publics) et même, par la suite,
des apports privés. Mais il va de soi que si ceux-ci continuaient, le rythme de la
croissance s'en trouverait sans doute accéléré.
3° Le développement recherché est celui du pays attardé lui-même, c'est-
à-dire considéré à l'intérieur de ses frontières territoriales, avec toutes les
ressources productives dont il dispose sur place, tant en ce qui concerne les
données naturelles que les hommes, mais sans que cela implique le moins
du monde une solution de caractère autarcique, c'est-à-dire qui viserait à
l'isolement. On suppose simplement qu'une activité économique de caractère
progressif est possible sur le territoire national du pays considéré et qu'elle
offre au problème de l'amélioration des niveaux de vie d'autres perspectives
que l'émigration pure et simple. Ceci implique que l'on ne met pas en cause
la notion, par ailleurs si confuse et discutable, d'optimum de la population et
que l'on se place, si l'on veut, dans une perspective pseudo-ricardienne,
impliquant une certaine rigidité au déplacement international des ressources
productives (du moins en ce qui touche les hommes; mais non les capitaux).
4° II s'agit donc de mettre ces ressources en valeur, c'est-à-dire de tirer
le meilleur parti possible du « potentiel productif » du pays. Bien entendu,
tous les apports extérieurs susceptibles d'accroître ce potentiel doivent être
en principe considérés comme souhaitables. Il nous sera donné de revenir à
plusieurs reprises sur cet aspect de notre problème. Nous voudrions souligner
pour le moment que ces apports ne doivent pas nécessairement présenter le
caractère de « biens-capitaux », mais peuvent tout aussi bien consister — vus,
bien entendu, sous leur aspect non monétaire — dans des objets de
consommation directe pourvu que leur utilisation aboutisse à un renforcement de ce
« potentiel productif ». Tel serait notamment le cas d'une aide qui prendrait
la forme d'un apport de « biens de subsistance », susceptibles de permettre de
dégager un certain quantum de ressources productives nationales du secteur
de la production des produits alimentaires et de le transférer dans le secteur
de la production des biens-capitaux (processus de récupération d'un potentiel
de travail disponible — chômage déguisé — analysé notamment par Nurkse).

C) UNE « AIDE INTERNATIONALE AU DÉVELOPPEMENT » EST-ELLE NÉCESSAIRE ?


La chose est controversée, mais notre intention n'est pas de nous étendre
longuement sur ce point.
Pour les auteurs d'inspiration libérale (Brandt, Friedmann, Rôpke, etc.),
la meilleure façon pour les pays développés de venir « en aide » aux nations

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CHRONIQUE INTERNATIONALE

économiquement retardataires consiste à éliminer tout ce qui peut faire


obstacle au développement normal des relations d'affaires dans le cadre d'une
économie de libre entreprise de type concurrentiel, et aussi bien dans le
domaine commercial que dans celui des mouvements de capitaux. Les pays
développés doivent s'y montrer des partenaires actifs et loyaux, afin que leur
prospérité fasse tache d'huile et s'étende progressivement à l'ensemble du
monde.
Telle est la thèse de la « croissance transmise » ( et induite).
De l'avis de ces mêmes auteurs, les formules d'« aide » présentent de grands
risques, aussi bien sur le plan économique (gaspillage-freinage de la prospérité
chez les donateurs) que dans le domaine politique : étant en principe une aide
inter-gouvernementale, elle est dénoncée comme un moyen de renforcement,
voire même d'instauration de l'étatisme dans les pays attardés et donc comme
une voie susceptible de conduire, de façon plus ou moins insidieuse, à la
planification collectiviste.
La position des partisans de l'aide (François Perroux, Rosenstein-Rodan,
G. Myrdal, etc.), repose, on s'en doute, sur une argumentation fort différente.
Sans vouloir entrer ici dans tous ses détails, nous nous bornerons à mentionner :
i° Qu'elle insiste sur l'insuffisance des relations « ordinaires » de l'économie
« marchande » pour provoquer les effets d'entraînement indispensables à
un « démarrage » réussi et à une croissance soutenue et durable.
2° Qu'elle souligne l'impossibilité de compter sur le fonctionnement
« normal » de « marchés » souvent imparfaits pour assurer l'entraînement des
pays « attardés » dans le sillage des plus « avancés ». Telle est la thèse bien
connue des « effets cumulatifs », dont G. Myrdal s'est notamment fait le
champion.
3° Qu'elle proclame la nécessité pour les pays pauvres de fournir un effort
important au démarrage (big push-critical minimum effort) et l'impossibilité
d'y parvenir sans d'importants concours extérieurs.

II. — LES DIVERSES MODALITÉS


DE L'AIDE AU DÉVELOPPEMENT

II y a de multiples façons d'« aider » son prochain, même lorsque ce sont


des États — ou des « pays » — qui sont en cause et particulièrement lorsque les
intentions des auteurs de cette aide sont de favoriser le « développement »
de ceux auxquels elle est destinée. Nous voudrions procéder ici à un rapide
tour d'horizon de ces diverses modalités de l'aide, sans aucune prétention
d'être complet. Nous les classerons en deux grandes catégories : en premier
lieu, celles qui ne font pas intervenir — du moins d'une façon principale —
l'instrument monétaire et, d'autre part, l'aide financière proprement dite.

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TIERS MONDE

Nous devons convenir que cette distinction est quelque peu formelle.
Les procédés non financiers de l'aide exercent nécessairement, d'une manière
ou d'une autre, des effets de nature monétaire et, en sens inverse, ce ne sont
pas les apports en liquidités d'une aide exprimée en monnaie qui importent
à celui qui les reçoit, mais bien l'usage qu'il peut en faire en transformant ces
faux financiers en flux réels. Nous la retiendrons néanmoins, pour la commodité
de notre exposé :

A) Les modalités non financières de l'aide.


Nous évoquerons successivement l'aide (ou assistance) dite technique,
l'aide commerciale et ce que nous qualifierons d'aide en nature, concrétisée par
des fournitures, en principe non compensées, de biens et de services.
i° U aide ou assistance technique.
Cette aide est certainement fort utile et le temps n'est plus où certains pays,
jaloux de leur supériorité technique, pouvaient se réjouir de l'ignorance
d'autrui et s'efforcer de la perpétuer par des législations draconiennes sur la
divulgation des procédés de fabrication. La question générale de la
transmission des connaissances acquises, de h. propagation des innovations, de la
communication des idées et des procédés en un sens plus large, est aujourd'hui reconnue
comme l'un des plus importants problèmes du développement.
Il semble même qu'il faille le placer en toute première urgence, aucun
peuple ne pouvant aspirer au progrès s'il n'est préalablement préparé à devenir
l'auteur principal des changements auxquels il aspire.
Il nous semble que cette rubrique générale d'aide (ou assistance) technique
couvre, en vérité, trois domaines d'application :
a) La formation générale des individus, ou éducation au sens le plus large.
L'aide fournie à cette fin pourrait être qualifiée A1 aide culturelle car elle ne met
pas seulement en cause la formation technique, mais bien la valorisation
générale de l'homme, en tant que personne, certes, mais aussi en tant qu'agent
possible du développement recherché. L'éducation apparaît ainsi, au même
titre que la santé, comme l'un des aspects essentiels de la formation du capital
humain, comme un véritable « investissement ».
b) La formation des spécialistes, dans toutes les branches d'activité — et
notamment la recherche — susceptibles de contribuer, de près ou de loin, à la
croissance. Tel est le but principal de l'aide technique proprement dite, pratiquée
aujourd'hui sous les formes les plus diverses, dans l'analyse desquelles il ne
nous est évidemment pas possible d'entrer.
c) La transmission des techniques elle-même, indispensable à l'amélioration
de la productivité, c'est-à-dire à une utilisation plus rationnelle des ressources
disponibles. Cette question soulève de très délicats problèmes, tenant en partie

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CHRONIQUE INTERNATIONALE

au fait que la transmission présente fréquemment un caractère commercial.


Elle met en cause le système du « droit d'auteur », des « brevets d'invention »
et d'une façon générale la technique des procédés d'organisation, que les
entreprises privées ont parfaitement le droit de considérer comme un
élément de leur pouvoir de concurrence et donc comme un actif négociable.
Mais l'idée, formulée par I. Svennilson, de la création d'une « corporation »
de type privé ou semi-public en vue de « coordonner » les activités des firmes
relatives à la transmission des connaissances », pourrait être utilement évoquée
et approfondie.

z° Uaide commerciale.
L'association de ces deux mots peut paraître paradoxale. N'est-il pas
fréquent d'opposer l'aide au commerce, conformément à la formule bien connue :
Trade, not aid} On sait que cette formule, qui remonte au Plan Marshall,
a été reprise à propos de Г« aide au développement » et vise à représenter le
« commerce » (y compris les placements de capitaux privés) comme la seule
voie normale pour assurer aux pays le concours actif efficace et durable des pays
plus avancés qu'eux.
On retrouve ici l'une des argumentations favorables des auteurs de
tendance libérale : pourvu que la liberté des échanges soit aussi parfaite que
possible et dégagée de toute intervention « artificielle », les pays attardés
n'auraient aucune difficulté à se procurer les devises dont ils ont besoin
grâce aux apports de capitaux privés et surtout à la vente de leurs produits
(produits primaires ou même biens de transformation) à des prix « normaux »
sur des marchés fonctionnant « de façon régulière ». Le « commerce » est
donc présenté comme la manière la plus raisonnable de « venir » en « aide »
aux pays sous-développés.
Mais cette opposition entre Г« aide » et le « commerce » nous semble
quelque peu forcée. Il existe en effet bien des façons d'aménager les « relations
commerciales » entre pays avancés et pays attardés et ces aménagements peuvent
fort bien être agencés dans le but de « venir en aide » à certaines catégories des
partenaires à l'échange purement commercial. D'une manière générale, il
nous semble possible d'avancer que toute action systématique visant soit à
rendre les « termes de l'échange extérieur » plus favorables ou moins
défavorables aux pays attardés, soit à élargir leurs débouchés ou encore accroître leurs
facilités d'approvisionnement en biens utiles à la croissance, doit être cataloguée
parmi les formes « d'aide ». Rappelons ici les plus courantes de ces formes :
a) II s'agit en premier lieu de l'aménagement des conditions de vente par des
pays développés en ce qui concerne leurs « exportations commerciales « vers
les pays sous-développés. Il y a bien des façons pour un fournisseur de «
faciliter » la tâche d'un acquéreur moins riche que lui. Il peut réduire ses prix,
TIERS MONDE

accorder des facilités de crédit, assortir ses livraisons d'une aide technique,
participer à l'installation des biens d'équipement, etc. Cette politique peut aller
jusqu'à la distribution gratuite ou quasi gratuite de certaines marchandises,
cas sur lequel nous allons revenir au point с ci-après. Nous avons dit
précédemment ce qu'il convient de penser des « crédits à l'exportation », assortis
ou non de pratiques d'assurances et garantis ou non par des organismes
publics. Il nous semble qu'il entre une certaine part « d'aide » dans ces
pratiques qui portaient, pour l'année i960, selon les estimations de l'O.C.D.E.
et de l'O.N.U., sur un montant d'environ un demi-milliard de dollars. Mais
nous répétons qu'il serait exagéré de n'y voir qu'une pure et simple charité.
b) Une forme d'aide symétrique de la précédente, en quelque sorte,
consiste de la part des pays évolués à aménager les conditions ď achat des produits
en provenance des pays attardés. Mentionnons à cet égard les possibilités qu'offre
une fiscalité encore parfois très lourde sur la consommation de certains
produits tropicaux (café, cacao, bananes, etc.) dont la vente représente pour les
fournisseurs l'essentiel de leurs recettes en devises. On peut également
envisager d'adapter la politique tarifaire et contingentaire des pays acheteurs.
Ceci ne vise pas tellement les produits dits « primaires », dont l'importation
est en général exonérée de droits (mais il subsiste encore de notables
exceptions) que les articles transformés, pour lesquels certains pays en voie
d'industrialisation se présentent dès maintenant comme des concurrents possibles
jusque sur les marchés nationaux des pays évolués.
Il faut aller jusqu'à se demander s'il n'est pas conforme à une certaine
logique des relations entre pays attardés et pays avancés que ceux-ci consentent
à ouvrir leurs marchés aux importations de produits industriels de type
élémentaire (notamment les produits textiles, les articles de fabrication courante),
donc à transformer leurs propres structures de production, et ceci tout en
reconnaissant la légitimité pour les pays fournisseurs de protéger sur leurs
propres marchés nationaux les activités « naissantes » ou dont l'implantation
n'est pas encore suffisamment solide pour qu'on puisse les livrer sans
précautions aux atteintes de la concurrence internationale. Il y a là, à notre avis,
l'un des problèmes les plus difficiles que soulève déjà, dans le domaine
des relations internationales, l'industrialisation des pays sous-développés.
Dans le même ordre d'idées, nous devons citer tout ce que les pays
développés peuvent faire en vue de contribuer à la stabilisation^ voire à la
revalorisation des cours des produits dits « primaires » (ou « de base »). Nous
n'insisterons pas sur le problème, puisque l'examen approfondi en est repris d'autre
part. Mais il va de soi que nous l'évoquions ici. La participation des pays évolués
à une politique internationale de stabilisation des cours des produits de base
pourrait déjà présenter, à certains égards et sous certaines conditions, l'aspect
d'une « aide au développement ». Mais la chose nous paraît plus évidente

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CHRONIQUE INTERNATIONALE

s'il s'agit d'une politique de stabilisation des recettes d'exportation et, plus
encore, d'une action conduite en vue de ménager une progression continue
et régulière du volume de ces recettes, c'est-à-dire de produit des quantités
exportées par les prix unitaires. Signalons toutefois que cette action n'est pas
sans danger et qu'il n'est pas nécessairement prouvé qu'elle contribuera à une
croissance régulière, rapide et équilibrée.
c) II semble aussi que les pays avancés pourraient venir « en aide » aux
pays attardés en leur facilitant l'accès à des « ensembles » commerciaux^ voire
économiques, dans lesquels les handicaps résultant de l'étroitesse du marché
intérieur (du fait de la pauvreté) pourraient se trouver, au moins partiellement,
éliminés. Le jeu des complémentarités et des substitutions, combiné avec
l'action des « économies externes » dans un « marché commun » d'une certaine
dimension pourrait, peut-être, se traduire par l'implantation d'activités
nouvelles susceptibles de jouer le rôle de « pôles de croissance ». Toutefois il va
de soi que l'association au sein d'une même « communauté économique »
de pays situés à des niveaux différents de développement présente aussi le
risque d'un écrasement, dans certains domaines, des faibles par les forts.
L'opération doit donc être conduite avec précautions, si l'on ne veut pas qu'elle
aboutisse à des freinages, ou même à des blocages dont la seule issue possible
serait un déplacement massif de population vers les zones déjà les plus riches
de ces nouveaux ensembles. La question est donc complexe et le cadre limité
du présent rapport ne nous permet pas d'insister davantage. Disons
simplement, pour ne pas laisser subsister d'équivoques, que toute formation d'un
nouvel « ensemble » appelle nécessairement des adaptations, et que
l'aménagement des transitions nécessaires fournit aussi un domaine où une « aide »
rationnelle doit trouver à s'exercer.

3° Uaide directe en nature.


Elle se concrétise par des fournitures consenties à titre de dons ou à prix
« de faveur », par certains États — en principe plus riches — à d'autres — en
principe plus pauvres — en vue de faciliter le développement économique
de ces derniers.
Ces fournitures peuvent être de nature fort diverse, consister en biens
matériels ou en services personnels (cette dernière forme s'apparentant à l'assistance
technique, dont il a déjà été question).
Elles peuvent constituer des ensembles techniquement intégrés, tels que
des usines entières, que les « donateurs » vont installer sur le territoire du pays
bénéficiaire et dont ils assurent en général la mise en route. Mais il peut aussi
s'agir d'articles divers, tels que des machines, camions, pièces de rechange,
voire des livres ou des produits pharmaceutiques, indispensables à l'exécution
des « investissements humains » dont nous avons déjà parlé.
TIERS MONDE

Devons-nous considérer que cette « aide » ne conserve son caractère que si


elle porte sur des biens et services présentant le caractère incontestable d'un
apport à l'« accumulation du capital » ?
Que convient-il de penser des fournitures de biens de consommation et
notamment de denrées alimentaires ? La question est d'importance, puisqu'elle
met en cause l'utilisation des surplus agricoles en vue du développement
économique.
Il s'agit là encore d'une question fort complexe.
Sur le principe, il semble qu'aucun désaccord ne soit possible. N'est-il pas
paradoxal, sinon même scandaleux, que certains pays éprouvent des difficultés
chroniques à se débarrasser de leurs exédents agricoles, alors que des peuples
entiers souffrent de la faim ?
L'exemple des États-Unis est particulièrement significatif. On sait que la
fameuse loi fédérale n° 480 a précisément été votée par le Congrès dans le but
de lier la politique d'aide à l'agriculture avec une certaine systématisation des
concours apportés par les États-Unis aux pays sous-développés.
Les avantages d'une telle pratique sont réels, à la fois pour les fournisseurs
et pour les bénéficiaires. Les premiers en retirent en apparence un double
bénéfice : ils se débarrassent des surplus qui les encombrent et ils viennent en aide
aux peuples affamés. Quant aux seconds, ils y trouvent la possibilité d'obtenir
gratuitement ou à prix de faveur (avec, en outre, la faculté de payer dans leur
propre monnaie, donc sans avoir à se préoccuper de la question du transfert)
des ressources qui leur permettent de mieux équilibrer leur bilan alimentaire,
s'il s'agit de denrées comestibles, ou d'approvisionner leurs activités
industrielles naissantes, s'il s'agit de matières premières, comme le coton, par
exemple.
Toutefois il convient de reconnaître que cette politique n'est pas sans
dangers. Pour les pays développés, elle pose la question de savoir s'il est
économiquement rationnel d'encourager des productions régulièrement
excédentaires. Pour les pays bénéficiaires, il n'est pas sûr que l'octroi de ces
surplus constitue toujours un avantage. Même en négligeant le fait que les
autres producteurs des produits en cause pourraient se trouver lésés par cette
sorte de concurrence au rabais, on peut se demander si de telles pratiques
constituent bien une forme ď « aide au développement ». Ce dont les pays en
cause ont surtout besoin, ce sont des biens d'équipement et des facilités
d'accumulation du capital. La fourniture de « surplus agricoles » est-elle le
meilleur moyen d'y parvenir ? Ne s'agira-t-il pas d'un soulagement de la
misère plutôt que d'une aide véritable à la croissance économique ? Il nous
semble que la question appelle une réponse nuancée : aider une population
sous-alimentée à mieux se nourrir ne l'amène pas nécessairement à produire
davantage, mais peut toutefois augmenter son potentiel de travail et lui per-

248
CHRONIQUE INTERNATIONALE

mettre de dégager des ressources productives en vue de l'investissement


(les surplus faisant alors office de véritable « fonds de subsistance »).
Pour conclure en quelques mots sur ces diverses formes « non financières »
de l'aide au développement, nous voudrions insister sur l'extrême difficulté
de séparer dans la pratique ce qui est « aide gratuite » de ce qui est « concours »
plus ou moins intéressé. Dans une large mesure, il serait plus exact d'évoquer
l'aide par le commerce (aid through trade) plutôt que d'opposer le commerce
à l'aide (trade, not aid) ou l'aide au commerce (aid, not trade). Les deux vont
en général de pair, comme Га bien vu Fr. Benham, à la différence près que le
« commerce » fournit en général les revenus sur lesquels des capitaux doivent
être dégagés par un effort d'épargne, tandis que l'aide peut apporter
directement des capitaux, soit en nature, soit par le canal de la monnaie.

B) L'aide financière.
Cette distinction, au moins apparente, entre 1* « aide » et le « commerce »,
nous la retrouvons à propos des apports de fonds. Dans la mesure en effet
où les apports sont le fait de capitalistes privés, qui effectuent des placements
ou des investissements pour leur propre compte, il est difficile de parler d'une
« aide » véritable, au sens strict du terme. La contrepartie est évidente. L'apport
est effectué en vue d'un avantage direct = intérêt ou profit, sans parler, bien
entendu, du remboursement éventuel. Faut-il alors réserver le caractère
d'aide aux seuls « dons » véritables, en y ajoutant les « prêts de faveurs »,
c'est-à-dire ceux qui sont consentis à des conditions plus avantageuses que
celles qui seraient imposées par le « marché » international des capitaux ?
Auquel cas l'aide financière ne pourrait être le fait que des collectivités publiques,
à l'exception de certaines opérations auxquelles nous nous sommes déjà référés.

i) Les encouragements aux mouvements internationaux de fonds privés.


Ces mouvements, sauf exception, assortissent au domaine du « commerce »
et non point à celui de 1' « aide ». Ils ne peuvent être qu'intéressés, ce qui ne
signifie point que les pays vers lesquels ils se dirigent ne peuvent point en
tirer avantage, notamment en ce qui concerne les exigences de leur
développement.
Il fut même un temps, nous le savons, où ces mouvements représentaient
la forme normale des investissements internationaux. Ils jouent encore un rôle
important dans les relations entre pays de type capitaliste, davantage
aujourd'hui sous la forme d'« investissements directs » que de « placements
de portefeuille ». On sait encore qu'au cours de la récente période d'après-
guerre la proportion la plus importante de ces investissements a porté sur le
secteur du pétrole et que le fournisseur principal de ces « capitaux » a été et
demeure les États-Unis d'Amérique.

249
TIERS MONDE

Pour donner une idée approximative de l'ordre de grandeur des flux qui
sont en cause, nous préciserons simplement que, selon les indications du récent
rapport de l'O.C.D.E. concernant l'année i960, les « nouveaux prêts et
investissements nets » de capitaux privés étrangers dans les « pays sous-développés »
et en provenance des « pays industriels » ont atteint un montant de 2,4
milliards de dollars, montant qu'il convient de rapprocher de celui de 4 milliards
de dollars environ pour les apports de « fonds publics » (dons et prêts de
faveur) que nous analyserons dans un instant.
Pour ce qui concerne ces flux de capitaux privés, l'aide ne peut, à notre
avis, apparaître que sous la forme d'encouragements venant de la part des
pays d'origine eux-mêmes, et destinés à stimuler les placements dans les pays
attardés, en vue, précisément, d'y promouvoir ou d'y accélérer le
développement économique.
Ces encouragements peuvent être de divers ordres. Il peut d'abord s'agir
de mesures unilatérales, telles que des réductions ou remises d'impôts sur les
revenus des placements extérieurs ou les bénéfices des filiales d'entreprises
installées à l'étranger ou l'octroi de garanties contre certains des risques courus
par les investisseurs, risques de nature politique ou même monétaire, peut-
être même économique, si les pertes survenues sont le fait d'événements
indépendants de la qualité de la gestion des investissements en cause. Il existe à
ce sujet une législation intéressante dans des pays comme les États-Unis et
l'Allemagne.
L'octroi de ces garanties peut aussi faire l'objet d'accords bi- ou
multilatéraux concernant, par exemple, la suppression des doubles impositions, la
mise en œuvre d'un système de responsabilité solidaire, l'organisation d'un
réseau d'informations sur les possibilités offertes aux investisseurs, etc.

2) Les apports de capitaux publics.


Ces apports sont constitués par les transferts de fonds publics des pays
développés vers les pays attardés. Leur importance, jadis quasi nulle, est
aujourd'hui prépondérante dans l'organisation actuelle de l'aide internationale
au développement. Nous reviendrons un peu plus loin sur les difficultés que
présente le recensement statistique de ces apports. Il nous suffira, pour l'instant,
de préciser la part relative de ces transferts dans l'ensemble des mouvements de
capitaux à destination des « pays sous-développés » ; selon les données d'une
publication récente de l'O.N.U., cette part aurait atteint 63 % du total pour la
période 1951-55. Elle aurait légèrement diminué, jusqu'à 58%, pour la
période 1956-59. Notons encore que pour cette dernière période et sur ce
34 34 , soit
total ď « apports publics », la part des « dons » a été de = —
34 + 25 57
approximativement 60 %, et celle des prêts d'environ 40 %.

250
CHRONIQUE INTERNATIONALE

De nombreux problèmes se posent à l'occasion de ces apports de « fonds


publics », indépendamment de celui de la détermination de leur efficacité,
auquel nous avons consacré toute la section suivante de notre rapport. Faute
de place, nous nous bornerons à faire mention des points qui présentent,
selon nous, une importance spéciale et doivent retenir particulièrement
l'attention.
a) Faut-il donner ou faut-il prêter ? Nous venons de préciser que, pour la
moyenne annuelle de la période 1956-59, le rapport des dons aux prêts (sur
fonds publics) a été approximativement de 6 à 4.
Le choix entre le don ou le prêt dépend de plusieurs critères; la
psychologie de l'apporteur, celle du bénéficiaire, la destination du montant de l'apport,
les pronostics relatifs à la capacité de remboursement, s'il s'agit d'un prêt, de
même que les réponses à donner en ce qui concerne la détermination du
montant des taux d'intérêt, les modalités d'amortissement, etc. On sait, par exemple,
que l'U.R.S.S. a recours aux prêts plutôt qu'aux dons, mais les assortit de taux
d'intérêts réduits (2,5 % l'an en général).
Peut-être, conformément à l'opinion de Fr. Benham, la sagesse commande-
t-elle une combinaison « judicieuse » du don et du prêt. Le niveau de
développement déjà atteint par le pays bénéficiaire jouera certainement un grand
rôle dans la décision à prendre, du fait qu'il détermine pour une large part
la capacité d'honorer les dettes (debt servicing capacity).
b) Les prestations financières doivent-elles être liées ou non aux
mouvements de marchandises} Les dons et prêts liés constituent ce que certains
dénomment une aide « captive », c'est-à-dire consentie en une monnaie non
transférable et utilisable seulement pour les achats dans le pays apporteur.
Certes, les pays bénéficiaires souhaitent en général que leur soit laissée
la possibilité de choisir leurs fournisseurs. Mais la question peut se poser du
choix entre une aide « captive » et pas d'aide du tout. La plus « captive » des
aides est finalement celle qui est consentie « en nature ». Mais cela ne suffit
cependant point à la condamner.
c) L'aide extérieure doit-elle être affectée à des emplois appropriés à la
nature et à l'origine des fonds par le moyen desquels elle s'exprime ? Est-il
rationnel de consacrer plutôt les dons aux investissements d'infrastructure,
notamment ceux de caractère social (social overhead capital), non directement
ni immédiatement rentables, et de réserver les prêts aux investissements
parfois qualifiés de « productifs », surtout lorsqu'il s'agit d'opérations relevant
du secteur privé ? On en peut débattre, tout comme la discussion demeure
possible sur le point de savoir s'il est préférable d'affecter ces apports extérieurs
à l'exécution de projets spécifiques ou, au contraire, de les faire concourir au
financement d'un développement général préalablement pensé dans son
ensemble et inscrit dans un programme ou dans un plan.

251
TIERS MONDE

III. — L'EFFICACITÉ DE L'AIDE FINANCIÈRE


Faute de pouvoir traitet cette vaste question dans tous ses détails — il
y faudrait certes tout un livre — , nous nous bornerons à évoquer trois points
particulièrement importants : en premier lieu la constatation de la grandeur
actuelle de cette forme d'aide, par référence à un certain nombre de critères
de comparaison spécialement significatifs; en second lieu la mesure de
l'efficacité de cette aide par rapport au but recherché, à savoir le développement de
l'économie assistée par le truchement de la croissance de son revenu national
net par tête d'habitant; enfin la détermination des quantum d'aide considérée comme
la plus favorable, tant du point de vue des pays apporteurs que de celui des
pays bénéficiaires, ce qui revient à soulever une question d'optimum de l'aide.

A) L'importance actuelle de l'aide financière internationale aux


PAYS SOUS-DEVELOPPES.
Nous avons déjà eu l'occasion de dire que cette importance est
essentiellement fonction de ce que l'on convient d'entendre par aide. Selon l'étendue
de la conception adoptée, le montant de l'aide peut varier dans une
proportion allant facilement du simple au double ou même davantage. On s'explique
ainsi que le rapport de l'O.N.U. précité fasse mention « d'un montant net des
sorties de capitaux à long terme et donations publiques des pays développés
du « monde libre » — Amérique du Nord, Europe occidentale, Australie,
Japon et Nouvelle-Zélande — à destination des pays non développés (non
compris les crédits fournis par l'intermédiaire des institutions financières
internationales) dont la moyenne annuelle aurait atteint « 4,5 milliards de
dollars de 1956 à 1959 ». Par contre, PO.E.C.E. a estimé, pendant cette
même période, les moyens financiers mis par les pays développés, membres
ou associés de cette institution, à la disposition des pays « en voie de
développement économique » à 6,8 milliards de dollars par an (dont 500 millions versés
par l'intermédiaire des institutions internationales).
Un document plus récent, le « Rapport du secrétaire général de l'O.N.U.
au Comité pour un Fonds d'Équipement des Nations Unies sur les besoins des
Pays sous-développés en matière d'équipement » (février 1962), fournit, sur la base
des chiffres dont nous venons de faire état, des données encore plus explicites.
D'une part, en ce qui concerne l'importance des sorties de capitaux des
pays développés vers les pays attardés, il montre que « le courant de ces
capitaux pendant la période 195 6-1959 a représenté, dans les pays apporteurs, une
contribution de 8 dollars par an et par habitant et n'a correspondu qu'à 3 %
environ de l'épargne intérieure brute de ces pays et à un peu plus de 1/2 %
de leur produit intérieur brut. Les donations publiques constituaient environ
la moitié de ce courant ».

252
CHRONIQUE INTERNATIONALE

Par contre, pour ce qui concerne l'importance des mêmes courants de


capitaux, à l'entrée dans les pays récepteurs, le même document, se référant à
des données relatives à Tannée 1958, mentionne que « les entrées de fonds
étrangers dans les pays sous-développés ont représenté en moyenne 4 dollars
environ par habitant, cet apport allant de 2,30 dollars en Asie du Sud-Est
à 6 dollars en Afrique et plus de 7 dollars en Moyen-Orient et en Amérique
latine. Pour l'ensemble des pays sous-développés, on estime que les entrées
de capitaux étrangers à long terme représentaient cette année-là environ 2 %
du produit intérieur brut ».
Il convient d'ajouter que pour la période 195 6-195 9 ces entrées de «
capitaux (publics et privés) à long terme et donations publiques » ont représenté
14 % du total des ressources en devises des pays récepteurs (soit les
exportations de marchandises et les entrées nettes de capitaux à long terme). Mais cette
proportion n'avait été que de 10 % pour la période 1951-1955. D'une période
à l'autre, l'accroissement du montant de ce flux de capitaux a dépassé 60 %
et a été plus de trois fois supérieur à celui des augmentations des exportations
de marchandises.
Un dernier trait — et non le moindre — reste à souligner. C'est que la
distribution effective de cette « aide », tant entre les pays apporteurs qu'entre
les pays bénéficiaires, s'opère de manière très inégale. Nous ne pouvons entrer
ici dans les détails. Mais chacun sait qu'en chiffres absolus la part fournie par
les États-Unis est de beaucoup la plus grande, alors que si l'on s'exprime soit
par tête d'habitant, soit en proportion du revenu national, c'est la France qui
vient nettement en tête (encore que son avance ait tendance à se réduire).
De même, pour ce qui concerne la répartition entre les pays bénéficiaires,
celle-ci, nous l'avons vu, est fort inégale en ce qui concerne les apports par
tête d'habitant. Elle l'est davantage encore si l'on rapproche les sommes reçues
par chacun des pays en cause, en prenant pour référence les montants globaux
ou les proportions par rapport au produit (ou au revenu national ou encore
à l'épargne nationale, envisagée globalement ou par tête).

B) Comment apprécier les effets de cette aide ?


Il serait intéressant de se demander comment ces flux financiers dans
lesquels 1' « aide » se concrétise agissent sur la situation économique du pays en
cause, s'ils se traduisent bien par des « transferts effectifs » de biens-capitaux
des pays donateurs vers les bénéficiaires, si ces transferts ont bien pour
résultat de déclencher ou de soutenir la croissance de ceux auxquels ils sont destinés,
soit par leurs effets directs, soit par leur action sur les flux de capitaux privés
et la formation de l'épargne intérieure, tant privée que publique. On pourrait
aussi se poser la question de savoir si leur montant exprime bien le quantum
des sacrifices que cette aide impose à ceux qui la dispensent.

253
TIERS MONDE

On nous excusera d'être une fois de plus fort succinct sur tous ces points
et de suggérer des lignes de recherche plutôt que d'apporter des réponses
détaillées et pertinentes.

i° Les effets dans le pays bénéficiaire.

Normalement, l'aide financière au développement devrait, pour remplir


son but, aboutir à un accroissement du quantum d'investissements dans le
pays utilisateur, d'où résulterait une élévation du coefficient d'augmentation
du produit national global (et du produit moyen par tête, pour autant que ce
coefficient serait supérieur au taux d'accroissement démographique).
Il devrait d'abord en résulter une addition nette aux facilités d'épargne
intérieure. A z % du P.I.B. (capitaux privés compris), cette addition peut
représenter une hausse sensible : peut-être jusqu'à 25 ou 30 % de l'épargne
intérieure, lorsque celle-ci ne dépasse pas 6 à 8 % du produit national. Mais
il va de soi que la situation doit varier beaucoup selon les pays.
Bien évidemment, cette addition n'est efficace que dans la mesure où les
flux financiers aboutissent à une formation de biens-capitaux et non pas à une
simple augmentation de la consommation, soit par voie directe, soit par jeu
de substitution. Il reste alors à se demander si un accroissement
d'investissement se traduit bien par une hausse plus ou moins proportionnellement égale
du produit national. Tout dépend assurément de la nature de ces investissements
et du jeu du taux d'intensité capitalistique (capital-output ratio).
Il est peut-être possible d'espérer davantage. Ne pourrait-on s'attendre
à ce que ces flux financiers ne déclenchent une sorte ď « effet multiplicateur »,
soit en suscitant une augmentation des investissements financiers sur épargne
interne, tant publique que privée (ou même des investissements réels directs
dans les secteurs de subsistance), soit en ouvrant la voie à des apports de
capitaux privés extérieurs ?
Des études ont été entreprises dans ce domaine par un expert français,
M. Maldant, et elles paraissent avoir conduit à des résultats assez concluants,
au moins pour ce qui concerne l'aide publique de la France à ses anciennes
colonies d'Afrique noire. Il est souhaitable qu'elles soient applicables à
d'autres pays et que les méthodes utilisées, avec fruit semble-t-il, par l'auteur
soient éprouvées dans des circonstances différentes de celles dans lesquelles
se trouvait placée sa recherche.

20 La précision de la charge pour le pays fournisseur de l'aide.

En principe l'aide est une charge pour celui qui la fournit; elle implique
un sacrifice. Mais la détermination exacte de cette charge n'est pas
chose aussi facile qu'il y paraît à première vue. Il convient d'abord de

254
CHRONIQUE INTERNATIONALE

distinguer entre les prêts, qui appellent en principe une contrepartie


ultérieure, et les dons qui sont en principe gratuits. Nous n'insisterons pas sur le
point de savoir s'ils sont toujours désintéressés ! Mais nous nous demanderons
simplement si la séquence des événements provoqués par le transfert
monétaire qui constitue la première manifestation de l'aide n'a pas pour résultat
de modifier, peut-être sérieusement, le quantum de la charge réellement
imposée à l'économie du pays fournisseur.
Il est possible que cette charge soit accrue, si l'aide financière doit
nécessairement avoir pour complément une assistance technique, si elle aboutit à
des commandes elles-mêmes subventionnées par le pays fournisseur, si elle
se double, tôt ou tard, d'une aide nécessitée par des déficits de fonctionnement
des installations financées sur l'aide primitive. Des faits de ce genre se sont
produits dans les relations entre la France et les « pays et territoires
d'outremer » auxquels elle venait en aide.
Mais il est également possible qu'interviennent certains facteurs dont
l'action est de réduire l'importance réelle de la charge finalement imposée par
l'aide à l'« économie nationale » du pays fournisseur. Une aide apparemment
gratuite n'est pas sans contreparties : des commandes sont passées à des
entreprises du pays donateur, par l'intermédiaire de ses maisons de commerce.
Elles aboutiront à des transports sur bateaux nationaux, à des fournitures de
services divers, donc à des bénéfices ou économies sur émoluments d'experts
et techniciens qui seront par la suite rapatriés dans le pays d'origine. Une
comptabilité détaillée de ces divers flux de sens contraire devrait permettre
d'aboutir à certaines constatations : ce qui a pu être tenté à ce sujet en ce qui
concerne la France laisse entrevoir que le sacrifice réel imposé par l'aide à
l'économie nationale du donateur est en général inférieur aux flux financiers
d'origine. Mais la question reste obscure : après tout, Д n'est pas impossible
que, dans un pays évolué qui n'est pas en plein emploi de ses capacités
productives, l'obligation imposée par l'aide ne facilite une reprise économique ou ne
provoque une augmentation du flux de croissance du produit national. Il
faudrait aussi faire entrer en ligne de compte, en longue période, les avantages
indirects que peut provoquer le développement des pays attardés secourus.
Il y a là l'amorce de ce que certains auteurs qualifient à juste titre de «
développement réciproque » (Fr. Perroux).

3° Peut-on déterminer un montant optimum à Г aide financière ?


Les chiffres dont nous avons fait état, bien qu'assez approximatifs, ont du
moins le mérite de montrer que l'aide internationale (stricto sensu) , bien qu'en
voie d'augmentation d'année en année, reste encore relativement modeste,
eu égard aux possibilités des pays apporteurs, aussi bien que par rapport aux
besoins des pays bénéficiaires. Jusqu'où conviendrait-il donc d'aller ? Est-il

255
TIERS MONDE

possible d'articuler des chiffres susceptibles de représenter, pour une


certaine période à venir (disons dix à quinze années, par exemple), une
sorte de programme général et idéal de l'aide financière internationale
au développement des pays attardés ? Nous nous efforcerons à nouveau
d'être bref.
a) II faut d'abord diriger nos regards du côté des pays fournisseurs de l'aide.
Existe-t-il une limite à la « capacité de donner » comme à celle de prêter ?
La première met en cause la politique financière interne du pays et les
possibilités de dégagements d'excédents budgétaires, puisque les dons et prêts
constitutifs de l'aide sont le plus souvent consentis à l'aide de fonds publics. Mais
la « capacité globale de fournir de l'aide » (donner -{- prêter), au moins d'une
manière régulière, est également liée à la possibilité pour le pays d'opérer une
réduction sur les satisfactions de ses propres besoins intérieurs et de supporter
au passif de sa balance générale des paiements extérieurs la charge impliquée
par le service de l'aide. L'exemple récent des États-Unis prouve qu'un
agencement harmonieux de la « capacité de se restreindre » et de la « capacité
d'équilibrer sa balance des paiements » est parfois délicat à opérer.
Ce sont ces considérations qui pourraient inspirer un calcul idéal visant à
déterminer la part que devrait équitablement supporter chacun des pays
« riches » dans l'octroi de Г « aide » aux pays « pauvres », et, d'autre part, la
fixation du volume global de cette aide en chiffres absolus. L'étude précitée
de P. N. Rosenstein-Rodan formule à ce sujet des propositions chiffrées qui
pourraient fournir matière à discussion.
b) En ce qui concerne les pays bénéficiaires, l'essentiel de la question revient
à déterminer leur propre « capacité de recevoir ».
On peut admettre que celle-ci est composée en premier lieu d'une capacité
d'emprunter qui est à la fois fonction des possibilités futures pour l'emprunteur
de faire face au service de ses dettes, tant sur le plan interne qu'en ce qui
concerne les facilités de transfert, pour autant que ce service (en intérêts et
capital) doive être assuré dans une monnaie autre que celle du débiteur.
Mais il existe aussi une « capacité d'absorption » des dons, pour autant, du
moins, que ceux-ci sont destinés à la formation du capital (car en ce qui
concerne les dons à la consommation pure et simple, on peut admettre que la
capacité de les absorber est pratiquement infinie !).
Sans vouloir entrer dans les détails d'une question fort complexe nous
pouvons noter que cette capacité à"utilisation efficace de l'aide aux fins auxquelles
elle est destinée tient, d'une façon générale, à la présence ou à l'absence des
facteurs complémentaires nécessaires pour sa mise en œuvre, qu'il s'agisse
de la force de travail qualifiée, des ressources nouvelles, des institutions
appropriées, des services d'intérêt général, de l'épargne intérieure, des réserves en
devises nécessaires pour couvrir l'accroissement des importations consécutif

256
CHRONIQUE INTERNATIONALE

à l'augmentation des revenus internes engendrés par les investissements


financés sur l'aide extérieure, etc.
Il apparaît donc que des calculs sommairement établis sur la base du jeu
combiné d'un taux d'intensité capitalistique inter-sectoriel et de coefficients,
tant moyens que marginaux, de l'épargne intérieure ne sauraient suffire
à préciser cet « optimum d'aide ».
Pas plus, par exemple, que les seules indications tirées des besoins en
devises étrangères, à plus forte raison s'il ne devait s'agir que d'évaluer les
déficits purement commerciaux.
Par contre, on peut légitimement estimer, avec MM. Millikan et Rostow
et P. N. Rosenstein-Rodan, que la capacité ď absorption est certainement appelée
à varier selon les phases du développement en cours. Elle semble assez faible
au début du processus, alors qu'il s'agit surtout d'aménager les « pré-conditions
du démarrage », c'est-à-dire de mettre le pays secouru en état physique et
intellectuel de rompre avec les habitudes du passé et de réaliser, de quelque
manière, un « grand bond en avant ». La part de l'assistance technique paraît
ici devoir être prépondérante.
Par la suite, les apports de capitaux extérieurs deviendront certainement de
plus en plus urgents, surtout lorsqu'il s'agira d'installer toute l'infrastructure
nécessaire au déclenchement d'une phase de croissance rapide et soutenue.
(La nature même de cette infrastructure, dont la productivité est largement
étalée à la fois dans l'espace et dans le temps, permet de penser que son coût
devra surtout être couvert par des dons ou des prêts « de faveur ».) Enfin,
une fois le processus de croissance bien engagé, il n'est pas impossible d'espérer
que la relève de l'aide extérieure proprement dite soit progressivement assurée
tant par l'épargne intérieure à coefficient marginal croissant que par les
placements et investissements directs de capitaux externes privés.

IV. — CONCLUSION : L'AVENIR DE L'AIDE

En guise de conclusion à ce rapport déjà trop long et cependant bien


incomplet, nous voudrions présenter quelques propos sur les trois questions
suivantes :
i° Faut-il poursuivre l'aide internationale au développement ?
2° Faut-il tâcher d'universaliser cette aide ?
3° Doit-on s'attendre, dans quel délai et à quel rythme, à une extinction
progressive de cette aide ?
i. Sur le premier point, nous ne pensons pas qu'il puisse y avoir de grandes
divergences de vues. L'aide internationale est certainement utile et doit être
continuée. Certes, les buts poursuivis peuvent n'être pas forcément le dévelop-

17
TIERS MONDE

pement en soi. Des arrière-pensées plus ou moins intéressées peuvent guider


les décisions des promoteurs de l'aide. D'autre part, il n'est pas sûr qu'il soit
toujours fait de ce qui est offert aux pays bénéficiaires l'usage le meilleur qui
se puisse concevoir. Et il est bien vrai, comme l'a montré Nurkse dans le
dernier chapitre de son ouvrage plusieurs fois cité, que « l'action en vue du
développement doit commencer sur le front intérieur ». Mais cela ne nous
semble pas détruire le bien-fondé de la constatation selon laquelle,
conformément au dicton bien connu, il n'est pas possible à un grand nombre de pays
attardés « de s'élever en tirant eux-mêmes sur les lacets de leurs chaussures ».
Quoi qu'on puisse penser de notions telles que celles du décollage (Rostow),
de la grande poussée initiale (Rosenstein-Rodan) ou de l'effort minimum
critique (Leibenstein) ou encore du rôle exact du taux d'intensité capitalistique
dans un processus de croissance, il n'est pas douteux qu'un pays parviendra
plus vite, s'il est aidé de l'extérieur, à un stade de développement auto-
entretenu (self sustained) et que, même s'il peut encore bénéficier d'une aide
une fois engagé dans cette phase, son taux de croissance s'en trouvera
vraisemblablement plus élevé. Ce ne sont donc pas des économistes qui pourraient
trouver singulier le fait pour les plus hautes autorités des grands pays du
monde d'avoir proclamé à plusieurs reprises la nécessité de l'aide et d'avoir
même proposé que la décennie en cours soit considérée plus spécialement, sur
le plan international, comme celle du développement.
2. Mais, pour nécessaire qu'elle soit, il n'est pas sûr que, telle qu'elle
est aujourd'hui pratiquée, l'aide au développement ne puisse faire l'objet
de sérieuses améliorations. C'est à dessein que nous ne nous sommes pas
étendus dans le cours de cette étude sur les aspects purement institutionnels de
la question. Chacun sait que l'essentiel de l'aide proprement dite est aujourd'hui
accordé sous la forme dite bilatérale, chaque donateur traitant séparément
avec les bénéficiaires de son choix. Certes, il existe aussi certaines modalités
d'aide multilatérale, tant dans des domaines régionaux (plan inter-américain,
par exemple; plan eurafricain par le truchement de l'association de certains
« pays et territoires d'outre-mer » à la Communauté économique européenne;
liaisons entre l'Asie du Sud-Est et certains pays développés des autres
continents par le canal du Plan dit de Colombo) que sur un plan mondial (ou quasi
universel). Il nous faut rappeler ici l'action de la B.I.R.D. et surtout celle de
sa récente filiale : l'Association internationale pour le Développement, l'œuvre
de PO.N.U. dans le double domaine de l'assistance technique et de l'aide
financière avec le S.U.N.F.ED. On sait que des propositions sont aujourd'hui
en voie d'examen et de discussion, dans le but de doter l'O.N.U. d'un « Fonds
d'équipement» destiné à favoriser la diversification économique et le
développement industriel rapide des pays retardataires.
En présence d'une telle complexité, on peut se demander s'il ne serait

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CHRONIQUE INTERNATIONALE

pas plus simple d'unifier toutes ces actions à l'échelon le plus élevé et d'établir,
par exemple au niveau de l'O.N.U., une sorte d'organisme de coordination
et de direction générale de l'aide. On rejoint ainsi des propositions telles que
celles formulées par M. P. Moussa à propos de l'impôt cosmique^ contribution
qui serait établie à l'échelle mondiale conformément aux règles à déterminer
par voie d'accord international et dont le produit serait affecté à l'aide au
développement, selon des modalités de gestion et de répartition à fixer. Mais
nous ne devons pas nous faire trop d'illusions à ce sujet : comme l'avait bien
vu R. Nurkse, des décisions de ce genre demeurent de nature essentiellement
politique. Elles supposent, soit l'existence d'une sorte de gouvernement à
l'échelle de notre univers, soit, à tout le moins, un renforcement des
attributions actuelles de l'O.N.U. dont les plus chauds partisans de cette formation
(nous en sommes) ne doivent pas méconnaître les difficultés. Bien des progrès
seraient déjà réalisés si l'on parvenait à coordonner tant bien que mal les
différentes formes d'aide, à éviter les doubles emplois, à lier les interventions
externes à une vision pour le moins « programmée » des possibilités et modalités
de développement des économies assistées, à mettre un terme aux surenchères,
plus inspirées par des vues démagogiques que par le souci réel de réduire les
divergences entre les niveaux de vie des différents peuples qui se partagent
notre terre.
3. Est-il déjà possible de prévoir la fin d'une aide qui n'a
vraisemblablement pas encore atteint son maximum ? A lire certains auteurs, il semblerait
que celle-ci doive se prolonger aussi longtemps que durera, chez les « pays
attardés », l'état ď « insuffisance de développement ». On se garde de fixer un
terme. La redistribution des revenus des pays « riches » au bénéfice des pays
« pauvres » pourrait, dans cette perspective, durer autant que les inégalités
qu'elle est supposée devoir combattre.
A ces considérations pessimistes s'opposent des vues plus rassurantes,
qui envisagent la cessation de l'aide proprement dite dans un délai somme toute
assez bref : qu'est-ce que quinze années dans la vie des nations ? Ainsi l'aide
au développement n'aurait été qu'une phase transitoire dans l'histoire
économique du monde moderne. Son efficacité serait donc démontrée par
l'accession progressive de chacune des quelque quatre-vingts nations en cause à la
phase de « croissance auto-entretenue ». Passé quoi, il ne resterait plus qu'à
revenir de P« aide » au « commerce » et à faire confiance aux vertus des échanges
entre les peuples et des mouvements internationaux de capitaux privés (du
moins pour les relations entre pays non communistes). Certes, nous pensons
qu'il est désirable qu'il en soit ainsi et que, d'ores et déjà, une certaine évolution
se manifeste dans ce sens. Comme l'a noté avec pertinence un auteur fort
qualifié, M. René Servoise, on peut d'ores et déjà affirmer « que le problème
des relations « commerciales » entre les États industriels et les pays en voie de

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TIERS MONDE

développement devient l'un des problèmes majeurs de la décennie i960- 19 70 ».


Ce même auteur approuve les propos qu'aurait tenus G. Myrdal à son retour
de l'Inde et d'après lesquels « le côté économique du développement est
mineur dans le problème du développement; le côté financier est mineur dans
le développement économique; le côté « financement extérieur » est mineur
dans le financement ».
Nous avions nous-même, voici plus de dix années, dans notre rapport
introductif au Congrès des économistes de langue française de 1952, énoncé
un jugement quelque peu similaire. Nous hésitons cependant à émettre une
prédiction quelconque sur la date probable à laquelle l'aide, au moins sous
sa forme financière, sera devenue superfétatoire. Le souci du réel ne doit-il
pas nous amener à penser que, sur le plan des peuples comme sur celui des
individus, « il y aura toujours des pauvres parmi nous » ? Mais il est à souhaiter
que le sentiment accru des interdépendances et des solidarités dans un destin
commun à tous les hommes conduise peu à peu de l'aide à sens unique à la
coopération réciproque, des gestes particuliers à une entreprise menée en
commun, dans un souci également partagé d'une victoire maintenue en
permanence sur l'ignorance et la pauvreté.

гбо

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