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« Nous? On n’a pas de budget de campagne. C’est


l’opposition!», plaisante Tchikito. Son candidat n’est
Au Sénégal, l’argent ne fait pas (toujours)
pas franchement sans le sou: il aligne aussi les 4x4
les élections rutilants lors de ses déplacements, a fait imprimer
PAR JUSTINE BRABANT
ARTICLE PUBLIÉ LE LUNDI 24 JANVIER 2022 tracts et affiches en nombre. Mais de fait, ses moyens
semblent plus limités que ceux du maire sortant –
dont le salaire mensuel était, jusqu’il y a peu, de
25000dollars.

Dans un bureau de vote de Guédiawaye (Sénégal), le 23 janvier 2022. © Mediapart / JB


Les Sénégalais votaient, dimanche 23 janvier, pour
élire leurs maires et conseillers départementaux. Ahmed Aïdara, candidat à la mairie de Guédiawaye
(banlieue de Dakar), le 23 janvier 2022. © Mediapart / JB
L’opposition a remporté plusieurs grandes villes, dont L’équipe de ce dernier n’a pas manqué de le souligner,
la capitale. Reportage en banlieue de Dakar, où le frère épinglant publiquement ce «tocard» d’Ahmed Aïdara
du président Macky Sall a été battu par un célèbre et sa «pauvre caravane» électorale composée de «deux
animateur radio. pelés et trois tondus». Lors de l’un de ses meetings,
Guédiawaye (Sénégal).– Tchikito doit bien en Aliou Sall a remis un petit coup de pression à ses
convenir: son patron est stressé. «C’est normal, adversaires : «Je crois qu’à Guédiawaye, il n’y a
dans ces circonstances, non ?», glisse-t-il en garant pas de combat. La victoire est déjà acquise. Où est
sa voiture devant un bureau de vote. En effet. l’opposition?»
Ce dimanche, c’est jour d’élection et le patron en En ce dimanche matin, l’opposition est un peu tendue,
question, Ahmed Aïdara, est candidat. mais à pied d’œuvre. Elle s’active dans les bureaux de
Depuis l’aube, il sillonne les rues de son fief – la ville vote mais aussi en cuisine – la journée va être longue,
populaire de Guédiawaye, en banlieue de Dakar – pour autant ne pas la commencer l’estomac vide. Dans
aller vérifier l’état des bureaux de vote. Gros bras, la cour de la maison familiale d’Aïdara, les enfants
«chef du protocole» et chargés de communication mangent des sandwichs aux haricots et les femmes
forment un épais rideau autour de l’enfant du quartier nettoient des marmites aux proportions spectaculaires.
devenu animateur radio à succès. Dans un coin, Tchikito fait les derniers tests de
Son adversaire, Aliou Sall, n’est pas n’importe qui: connexion de son ordinateur. Il lui servira à compiler
à la fois maire sortant, président de l’association les résultats à la fermeture des bureaux de vote, prévue
des maires du Sénégal et frère du président de à 18heures. La mère du candidat, Penda Diouf, affiche
la République, Macky Sall. Un gros calibre, une un sourire tranquille. «Il a créé son premier club de
campagne à l’avenant – grands meetings, caravanes foot à 14ans», observe-t-elle, y voyant le signe que ce
tapageuses et promesses à la pelle. Au total, selon la gamin débrouillard «allait devenir quelqu’un».
presse sénégalaise, la coalition présidentielle Benno À quelques centaines de mètres de là, en visite dans
Bokk Yaakaar a consacré un budget de 3milliards une école transformée en bureau de vote, Ahmed
de CFA (4,6millions euros) à cette campagne des Aïdara rappelle avec solennité que «c’est là qu’[il a]
élections locales. fait son CP». Le candidat ne rate pas l’occasion de
rappeler qu’il est un enfant du quartier, contrairement

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à son adversaire, «un intrus, un étranger». «C’est ça Les moyens déployés par la campagne d’Abdoulaye
qui fait la différence, pas les moyens [dont dispose l’un Diouf Sarr, candidat de la majorité dans la capitale,
ou l’autre]», assure-t-il. sont importants. Les communicants sont organisés
en bataillons et les goodies coûteux. Les machines
Nespresso tournent à plein régime pour tenir tout ce
petit monde éveillé.
« Au moins, Barthe, lui, est resté simple», commente
Aliou Ndiaye. Barthe, comprendre: Barthélémy Dias,
maire de la commune de Mermoz-Sacré-Cœur et
candidat d’opposition à la mairie de Dakar. L’homme
est connu pour avoir tiré à balles réelles sur des
Graffiti de soutien au candidat Aliou Sall à Guédiawaye
(Sénégal), le 23 janvier 2022. © Mediapart / JB partisans de l’un de ses adversaires. Lui et ses gros bras
Et sur le fond? Comme à peu près tous les candidats, (ses «nervis», comme on dit ici) sont régulièrement
il promet de s’atteler à «la sécurité, l’insalubrité, le accusés de violences. Mais ce n’est pas ce que retient
foncier mais aussi l’éducation et la santé».Sur le coup Aliou Ndiaye. Ce comptable de formation, voisin du
de 21heures, Tchikito se déride: «Les tendances sont candidat, apprécie la simplicité de Dias – qui «vient
très favorables.» Aliou Sall finira par reconnaître sa souvent ici prendre le thé» – et son «franc-parler».
défaite au bout de la nuit. Le comptable fait partie d’un petit groupe de proches
Le désormais ex-maire de Guédiawaye a beau répéter et de voisins qui s’est rassemblé au coin de la rue où
que «le délit de parenté [lui] fait mal», difficile de ne habite le candidat pour attendre les résultats. Devant
pas y voir un coup dur pour le président Macky Sall une échoppe étroite qui vend pêle-mêle shampoings
lui-même, tant les deux frères ont lié leurs carrières et frigos, on discute, on plaisante et on écoute d’une
et leurs destins politiques. Après avoir assuré qu’il ne oreille les premiers chiffres qui tombent à la radio.
«mêlait jamais [s]a famille à la gestion du pays», le À quelques mètres, un groupe de femmes pousse des
président a nommé son frère au poste stratégique de cris de joie. Ce sont les bénéficiaires d’un programme
directeur de la Caisse des dépôts et consignations – de formation mis en place par Dias dans sa commune
poste dont il a dû démissionner après que son nom a de Mermoz-Sacré-Cœur. Elles sont venues soutenir
été cité dans une affaire de corruption (conclue par celui qui leur a permis de trouver du travail. Dans
un non-lieu). la capitale comme ailleurs, les candidats peuvent
Barthélémy Dias, un cow-boy à la mairie de compter sur le vote des membres d’associations qu’ils
Dakar ont subventionnées, des clubs sportifs à qui ils ont
Non loin, dans la capitale, le constat se vérifie: l’argent distribué des maillots, des chômeurs à qui ils ont
ne fait pas (toujours) les élections.
Au QG du parti présidentiel (l’APR), pendant qu’une
flopée d’employés aligne les chaises dans un patio
impeccable, au troisième étage une équipe de «veille
numérique» d’une vingtaine de personnes scrute les
réseaux sociaux. On demande à les rencontrer. Refus
courtois. Leur travail est entouré du plus grand
secret: «Les gens ne doivent pas nous identifier. Ils
risqueraient ensuite d’aller dire “Ah ! c’est lui qui
m’insulte en ligne” alors que c’est faux», justifie
étrangement le coordonnateur de la petite équipe.

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trouvé un emploi et, parfois, des passants à qui ils Covid-19. Le taux de chômage en 2021 y atteignait
ont distribué t-shirts et casquettes lors des «caravanes» les 23%, selon les chiffres de l’Agence nationale de la
électorales. statistique et de la démographie.
Une partie de la population a exprimé sa frustration
lors des émeutes de mars 2021. «Les événements
de mars sont derrière nous. Maintenant, on se
projette vers le futur», veut croire Mouhamed Ndiaye,
conseiller municipal à Guédiawaye. Les problèmes
pointés à l’époque n’ont pas disparu pour autant et
À l'entrée d'un bureau de vote de Guédiawaye
(Sénégal), le 23 janvier 2022. © Mediapart / JB
les pouvoirs et budgets limités des mairies ne les
Du moins, en théorie. La stratégie clientéliste et résoudront pas à eux seuls.
le pouvoir des «caravanes» ont leurs limites, et le Où est passée cette colère? Peut-être sous les radars
candidat du pouvoir à Dakar en a sans doute fait les de la campagne, dans le taux d’abstention. Lundi, en
frais. Il est 22heures, la victoire de «Barthe» se précise. fin d’après-midi, il n’était pas encore connu. Lors des
L’un de ses supporters éclate de rire: «Abdoulaye dernières élections municipales, en 2014, il était de
Diouf Sarr s’est bien fait avoir. Il a donné des grands 63%. Dans les rues de Dakar et sa banlieue, dimanche,
meetings, invité à manger et à boire des gens qui en ont on rencontrait de fait moult abstentionnistes.
bien profité… Mais ensuite, les gens, dans l’isoloir, ils « Je n’ai pas voté parce que la politique au Sénégal,
font ce qu’ils veulent, hein!» c’est beaucoup de paroles, explique Cheikh, 37ans,
Équation à 85% d’inconnues chauffeur routier à Guédiawaye. Mais ensuite, quand
Bien que les résultats officiels n’avaient pas encore il s’agit de travailler, c’est fini, on ne les voit plus.»
été proclamés, une partie des commentateurs voyaient Son amie Nogaye renchérit: «Ils donnent de l’argent
lundi après-midi dans les résultats provisoires le pendant la campagne, mais ensuite ils disparaissent.
signe d’une «défaite» du camp présidentiel. Outre Les politiques, ce sont des faux types!»
Dakar et Guédiawaye, l’opposition a en effet remporté Dans une étude publiée en 2017, le politiste
plusieurs grandes villes, dont Ziguinchor (Casamance) Boubacar Kante et le juriste Malick Diop concluaient
où se présentait l’un des principaux adversaires de que l’abstention était une «donnée structurelle de
Macky Sall, Ousmane Sonko. À Kaolack, la liste du la démocratie sénégalaise» et que le pays, «à
pilier de «Y’en a marre» Fadel Barro a été balayée l’instar de la plupart des démocraties représentatives,
par celle d’un autre opposant, l’homme d’affaires travers[ait] une crise de la représentation» se
Serigne Mboup. traduisant par «une baisse tendancielle de la
Les résultats en zones rurales semblaient plus participation des citoyens-électeurs aux scrutins».
contrastés, avec le succès de nombreuses listes issues Sur mediapart.fr, un objet graphique est disponible à cet endroit.
de la majorité. Ces premiers éléments ne sont pas Sans attendre de connaître le taux de participation, la
complètement une surprise dans un pays où les majorité présidentielle s’est félicitée lundi soir de la
campagnes sont historiquement plus promptes à «fiabilité du système électoral» sénégalais et a qualifié
voter pour le pouvoir en place et les grandes villes pour le scrutin de «triomphe de la démocratie sénégalaise».
l’opposition. Alors que l’Afrique de l’Ouest connaît une succession
Les vainqueurs ont fêté leur victoire jusqu’à tard dans de coups d’État militaires, un scrutin sans incident
la nuit. Mais une grande partie des Sénégalais·es n’ont majeur mérite sans doute d’être salué. Mais à trop
pas le cœur à «jubiler». La situation reste compliquée se féliciter de la supposée «exception sénégalaise»
pour des millions d’entre eux, fortement affectés par
les restrictions économiques liées à la pandémie de

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en matière de démocratie, la classe politique du pays De quoi rendre humbles à la fois les vainqueurs et les
risque d’oublier que le fait de voter reste, lui aussi, une commentateurs, journalistes compris, qui voudraient y
exception. prendre «le pouls du pays».
Si le taux d’abstention est comparable à celui de 2014,
cela signifiera que le choix exprimé dimanche n’était
que celui de... 15% des 16,7millions de Sénégalais·es.

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