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4.

Des instruments emblématiques de la


marchandisation des contrôles
Claire Rodier
Dans
Xénophobie business
(2012), pages 151 à 186

Chapitre

L es pages qui précèdent ont montré que les aspects économiques, idéologiques et
diplomatiques se mêlent le plus souvent pour faire des contrôles migratoires les
outils d’un système complexe derrière lesquels les buts affichés de leur mise en
1

place ont tendance à passer au second plan. Pour illustrer cette complexité, on a choisi
d’en retenir deux instruments emblématiques : la création, par l’Union européenne, de
l’agence Frontex, et la prolifération, à l’échelle planétaire, des lieux de détention des
migrants en situation irrégulière. La première est en passe de servir de base européenne
de lancement pour l’utilisation civile des drones, arme de guerre recyclée dans la
surveillance des frontières. Les seconds occupent une place de choix dans le processus
d’externalisation, par les pays riches, des basses œuvres liées aux exigences de leur
politique de mise à distance des indésirables.

Frontex, une agence multifonctions

Vingt-six hélicoptères, vingt-deux avions légers, cent treize navires, quatre cent 2
soixante-seize appareils techniques (radars mobiles, caméras thermiques, sondes
mesurant le taux de gaz carbonique émis, détecteurs de battements de cœur…). Tel était
en 2010 l’inventaire dressé par l’agence européenne des frontières, Frontex, pour décrire
la flotte et le matériel à sa disposition pour mener à bien sa mission : la lutte contre
l’immigration irrégulière. Petite armée dont le poste de commandement est installé à
Varsovie sous l’autorité d’un général de brigade finlandais, Frontex, depuis sa naissance
en 2004, déploie ses forces aux frontières sensibles de l’Europe. Elle est surtout connue
pour des missions de surveillance en Méditerranée destinées à empêcher les barques de
migrants d’accoster en Grèce ou en Italie, et pour l’organisation d’« opérations de retour
conjointes » de migrants, autrement dit de charters d’expulsés. Mais elle a bien d’autres
fonctions : l’agence se situe en effet à la croisée des multiples enjeux qui sous-tendent
les opérations de lutte contre l’immigration irrégulière.

L’agence Frontex a été créée pour améliorer la « gestion intégrée des frontières 3
extérieures » des États-membres de l’Union européenne. Fruit d’un compromis entre les
tenants d’une politique commune de protection des frontières – pour l’essentiel, les pays
les plus exposés aux « flux » de migrants venant du Sud et de l’Est – et ceux qui
rechignent à voir leur souveraineté restreinte dans ce domaine, Frontex n’a en principe
qu’un rôle de « facilitation ». Elle « coordonne la coopération opérationnelle entres les
États-membres, les assiste pour la formation des garde-frontières nationaux, effectue
des analyses de risques, suit l’évolution de la recherche dans les domaines présentant de
l’intérêt pour le contrôle et la surveillance, assiste les États-membres dans les situations
qui exigent une assistance technique et opérationnelle renforcée aux frontières
extérieures et fournit aux États-membres l’appui nécessaire pour organiser des
opérations de retour conjointes », peut-on lire sur le site de l’UE. Rien dans cette
définition de ses tâches ne laisse présager que l’agence pourrait être le « bras armé » de
l’Europe en matière de contrôle des frontières, d’autant qu’aux termes du règlement qui
l’institue, ce sont les États-membres qui restent responsables du contrôle et de la
surveillance des frontières extérieures.

Un « bras armé » visible, sinon efficace. Pourtant, en quelques années, Frontex est devenue 4
l’instrument emblématique de la politique de contrôle migratoire de l’Union
européenne. Elle est pour cette raison la cible des ONG, qui mettent en cause ses
méthodes et s’inquiètent des violations des droits des personnes commises lors de ses
interventions ; des activistes européens demandent sa suppression, à l’instar du groupe
qui a pris le nom de Frontexplode, tandis que Jean Ziegler n’hésite pas à la qualifier
d’« organisation militaire quasi clandestine ». L’agence, qui se définissait dans son
rapport de 2006 comme « un coordinateur communautaire opérationnel fiable et un
contributeur pleinement respecté et soutenu par les États-membres et les pays tiers »,
se donnait deux ans plus tard comme « but de devenir l’acteur central [au soutien d’]
une gestion efficace des frontières extérieures de l’UE », avant de revendiquer en 2009 le
rôle de « pierre angulaire du concept européen de gestion intégrée des frontières ».
L’avalanche de données dont regorgent ses rapports annuels suggère, implicitement ou
explicitement, le caractère indispensable de ses interventions : y sont notamment
comptabilisés en détail les franchissements illégaux des frontières, les détections
d’activité des passeurs et d’utilisation de faux documents, les situations de séjour
irrégulier, les refus d’accès au territoire ou encore les expulsions de migrants qu’elle a
recensés au cours de la période couverte.

Les premières interventions de Frontex ont eu lieu en 2006, au large des îles Canaries, 5
pour empêcher le débarquement de migrants subsahariens en provenance des côtes
sénégalaises et mauritaniennes. L’opération Hera s’appuyait sur un hélicoptère, un
avion et quatre navires, fournis par l’Espagne, l’Italie et la France, qui patrouillaient le
long de ces côtes pour intercepter les embarcations en partance. Un an plus tard, le
ministre de l’Intérieur espagnol se félicitait d’une diminution de l’ordre de 70 % des
arrivées de barques aux Canaries : un franc succès pour Frontex, qui ne s’est pas
démenti par la suite puisque la source de « migrants clandestins » entrés en Europe via
l’archipel canarien était quasiment tarie en 2010. Après Hera en Espagne, d’autres
opérations sont venues progressivement fermer les voies alternatives d’accès maritime
à l’Europe du Sud. En 2008, Frontex annonçait que l’opération Minerva, mise en place
pour protéger le sud-est de l’Espagne et les Baléares, avait fait chuter les arrivées en
provenance du Maroc et d’Algérie de 23 % – sans préciser que, dans le même temps, le
nombre de migrants ayant traversé la Méditerranée depuis la Libye vers Malte et le sud
de l’Italie avait doublé. Poursuivant vers l’est sa pose de verrous sur la frontière
maritime, Frontex s’est appuyée, pour l’opération menée en Méditerranée sous le nom
de Nautilus, sur l’étroite coopération nouée de longue date entre l’Italie et la Libye en
matière de contrôle des migrations. Là aussi, le dispositif s’est révélé au départ efficace :
alors que plus de 35 000 personnes avaient débarqué sur l’île italienne de Lampedusa en
2008, il n’y avait presque plus d’arrivées par mer fin 2009. Mais, de façon assez logique,
c’est vers la Grèce que se sont alors concentrées la majorité des entrées irrégulières en
direction de l’UE, ce qui a amené Frontex à déclencher une opération maritime de
grande ampleur, baptisée Poséidon, pour lutter contre les passages clandestins par la
frontière grecque. Là encore, les efforts ont pu sembler payants, puisque l’agence
annonçait en mars 2010 une baisse de 60 % des interceptions en mer Égée par rapport à
l’année précédente. Mais ce n’était qu’une apparence, car les franchissements
irréguliers se sont immédiatement reportés sur les frontières terrestres, notamment
celle séparant la Turquie de la Grèce.

Si les opérations menées par Frontex, en verrouillant les points de passage empruntés 6
par les migrants, produisent des effets immédiats, leur efficacité sur le long terme n’est
donc pas prouvée. Plus qu’à une fermeture, c’est à un déplacement des routes
migratoires qu’on assiste depuis qu’elle a commencé à intervenir au sud de l’Europe. Les
évaluations officielles confirment que la sécurisation des frontières est peu dissuasive :
dans son rapport annuel sur l’asile et l’immigration pour 2011, une année au cours de
laquelle des moyens considérables ont été mis en œuvre par Frontex en Méditerranée, la
Commission européenne pointe une augmentation de près de 35 % de la « pression sur
les frontières extérieures de l’Union ». Déjà, en 2008, la même Commission européenne
présentait comme un succès le fait que, grâce à Frontex, 53 000 personnes aient été
arrêtées ou se soient vu refuser l’entrée dans l’UE au cours de l’année précédente. Mais
si, comme l’a fait un chercheur dans une étude réalisée pour le Parlement européen, on
rapporte ce résultat, d’une part au nombre total d’entrées dans les États-membres au
titre de l’immigration pendant la même période (2 millions, d’après les chiffres de
l’OCDE), d’autre part au nombre de personnes auxquelles les États-membres ont
interdit l’accès à leur territoire (800 000 selon les statistiques officielles de l’Union), et si
l’on rappelle enfin que, pour bloquer ces 53 000 personnes, l’agence a dépensé
24 128 619 euros en frais opérationnels, on peut légitimement se demander si le jeu en
vaut la chandelle. Le décalage entre les moyens qu’elle mobilise et leur faible impact
n’est d’ailleurs pas nié par Frontex. Se félicitant que, pour l’opération Poséidon, vingt-
trois États-membres aient fourni en grand nombre des hommes, des chiens policiers et
du matériel (véhicules, caméras, dispositifs d’imagerie thermique, etc.), son porte-
parole affirmait, en mai 2012, que la frontière entre la Grèce et la Turquie était sous
contrôle, avec « un niveau de détection des migrants estimé à 90 % », mais que les
tentatives d’entrée dans l’Union européenne par la porte gréco-turque n’avaient
pourtant pas cessé. Et de s’interroger : « la question est de savoir pourquoi les personnes
arrivent si nombreuses ». Bien que pertinente, cette question ne préoccupe visiblement
pas la Commission européenne, qui vante, au nombre des « réussites remarquables » de
l’année 2011, l’accord politique intervenu au mois d’octobre sur l’élargissement du
mandat de Frontex. Malgré les réticences de nombreux eurodéputés – qui rejoignent
sur ce point les ONG – quant à la compatibilité du fonctionnement de l’agence avec le
respect des droits de l’homme, il a en effet été décidé par les instances européennes de
renforcer son autonomie, de lui permettre de constituer son propre équipement et
d’augmenter ses ressources.

Il faut croire que, indépendamment de l’efficacité réelle ou supposée de ses 7


interventions, Frontex est utile. La place croissante qu’elle occupe sur le champ de
bataille dans cette « guerre » que mène l’Europe contre les migrants, pour reprendre la
formule de certaines ONG, ne se limite pas à la visibilité de ses navires en mer
Méditerranée ou des écussons étoilés (comme le drapeau de l’Union européenne) sur les
manches des garde-frontières qu’elle encadre. Moins connue, la collaboration qu’elle
établit avec les polices des pays d’émigration constitue, sous couvert de coopération
technique, un relais de la stratégie de l’Union européenne pour impliquer ces derniers
dans la protection de ses frontières. Enfin, Frontex est appelée à jouer un rôle central
pour la commercialisation des équipements de sécurité dont plusieurs entreprises se
disputent le marché dans le domaine de la surveillance des frontières.
Une diplomatie peu regardante. Parmi les missions de Frontex figure la collaboration avec 8
des pays non membres de l’Union européenne. Ce volet peu médiatisé de ses activités
joue un rôle non négligeable dans le processus d’externalisation par l’Union de sa
politique migratoire, qui consiste à délocaliser ou à sous-traiter les contrôles pour qu’ils
soient effectués le plus loin possible des frontières physiques des États-membres et
soustraits ainsi au regard de l’opinion et au contrôle des instances parlementaires ou
juridictionnelles. Frontex a ainsi conclu des accords avec les pays des Balkans, la
Biélorussie, la Moldavie, l’Ukraine, la Russie et la Géorgie et, hors Europe, avec les États-
Unis, le Canada, le Cap-Vert et le Nigeria. Plusieurs autres sont en cours de négociation,
avec notamment la Mauritanie, la Libye, l’Égypte et le Sénégal. L’énumération parle
d’elle-même : si l’on met à part les États-Unis et le Canada, elle dessine le cordon
sanitaire dont l’UE cherche à s’entourer pour protéger ses frontières.

À quel prix ? Il existe très peu d’informations disponibles sur les termes de cette 9
collaboration. En principe, la conclusion de traités entre l’Union européenne et des pays
tiers est très encadrée, dans un processus qui fait intervenir la Commission
européenne, le Conseil (c’est-à-dire les États-membres), le Parlement, ainsi
qu’éventuellement la Cour de justice. Mais ces règles ne s’appliquent pas aux accords
passés par Frontex. Si l’on en croit le directeur de l’agence, interrogé dans le cadre d’une
enquête parlementaire menée par la Chambre des Lords britannique, c’est parce qu’elle
n’établirait pas de partenariat avec un pays tiers ou un gouvernement, mais seulement
avec les autorités de contrôle aux frontières de ce pays. Il s’agirait donc, à l’entendre,
d’un simple « arrangement technique » entre l’agence et des entités administratives ou
policières. Ce raisonnement spécieux laisse de nombreuses questions dans l’ombre,
notamment celle de la répartition des responsabilités. Mais, surtout, il permet à une
agence européenne d’intervenir soit directement, soit par délégation dans des activités
de nature policière hors du territoire de l’Union, avec les dangers que cette
délocalisation comporte. Le Parlement européen s’en est inquiété en 2008, en
demandant « un renforcement du contrôle démocratique de Frontex par le Parlement
[et en invitant] Frontex à informer le Parlement des négociations visant à conclure des
accords avec les pays tiers ».

Car, en sous-traitant les contrôles migratoires aux fonctionnaires d’États qui ne sont 10
pas encadrés par les mêmes obligations que les pays européens en matière de droits
fondamentaux, Frontex expose les migrants au risque de voir ces droits violés : on pense
notamment à des pratiques d’arrestations massives, de déportations, de refoulement et
de détention. L’expérience prouve que ces craintes sont loin d’être théoriques : à l’issue
d’une enquête menée en 2010 sur le traitement des migrants en Ukraine – pays avec
lequel Frontex a conclu un accord –, l’organisation Human Rights Watch rapporte que
« les migrants et les demandeurs d’asile, notamment les enfants, courent le risque de
subir des traitements abusifs et la détention arbitraire aux mains de la police et des
garde-frontières ukrainiens », en déplorant que « les États de l’UE renvoient les gens en
Ukraine où ils subissent des exactions ». L’exemple de la Biélorussie, autre partenaire de
Frontex, est éclairant : bien que le pays soit potentiellement concerné par la politique de
voisinage, mise en place en 2004, de l’Union européenne (un partenariat politique et
économique destiné à tisser des relations privilégiées avec ses proches « voisins »), il est
entendu qu’il en restera exclu tant qu’il n’aura pas pris « des mesures convaincantes en
faveur de la démocratisation, du respect des droits de l’homme et de l’État de droit ». Ce
qui n’empêche pas Frontex de travailler main dans la main avec les autorités
biélorusses, les impératifs de sa mission prenant le pas sur le respect des droits des
migrants. Avec un statut qui l’autorise à s’affranchir des règles de la politique étrangère
de l’Union, l’agence permet en outre aux États-membres de mener une diplomatie
parallèle dont il est difficile de dire si son champ est circonscrit aux contrôles
frontaliers.

Une courroie de transmission bien utile. Depuis 2011, Frontex a la possibilité d’acquérir ou 11
de louer par crédit-bail ses propres équipements (voitures, navires, hélicoptères, etc.) ou
de les acheter en copropriété avec un État-membre. Jusqu’à cette date, elle devait
compter sur ceux qui étaient mis à sa disposition, sur la base du volontariat, par les pays
européens. C’est officiellement pour dépasser cette dépendance contraignante,
susceptible d’entraver sa réactivité, qu’elle a vu renforcer sa capacité d’initiative et le
budget correspondant. Mais l’octroi de ces nouvelles prérogatives ne répond
probablement pas à ce seul souci. Il conforte la position de Frontex au cœur d’un
système qui associe les industriels du secteur de la sécurité à l’administration
européenne. Depuis sa création, l’agence est partie prenante de plusieurs forums
consacrés à la sécurisation des frontières et, au-delà, aux dispositifs de prévention
contre les menaces qui visent l’Union européenne. Elle a, en particulier, été l’un des
principaux protagonistes du Forum ESRIF (Forum européen de la recherche et de
l’innovation en matière de sécurité) qui, entre 2007 et 2009, a rassemblé les acteurs de
l’offre et de la demande en matière de technologie sécuritaire. Frontex y animait un
groupe de travail rassemblant vingt agences d’État et quatre-vingts représentants des
grands groupes qui se partagent le marché dans ce domaine.

On rencontre aussi Frontex dans les foires et salons où les professionnels de 12


l’armement, de l’aéronautique et des technologies avancées exposent leur matériel, et
son directeur participe régulièrement à des colloques et séminaires qui réunissent
militaires et policiers, industriels ainsi que représentants des ministères concernés et
des institutions européennes. C’est le cas des rencontres organisées par le SDA (Security
and Defence Agenda), think-tank bruxellois composé de représentants de l’OTAN et de
l’UE, de gouvernements et de parlements nationaux et de l’industrie (tous ces membres
étant également des financeurs), ainsi que des universités et des médias. Dans ces
enceintes où se tissent les liens entre les bailleurs de fonds et les entreprises, Frontex
occupe une place stratégique : financée par les premiers, elle est courtisée par les
secondes, qui ont tout intérêt à son développement et à son autonomisation. L’agence
répond donc à leurs attentes. Son budget a connu une croissance exponentielle, passant
de 6 millions d’euros en 2005 à 86 millions d’euros six ans plus tard. Encore ne s’agit-il là
que d’une base : en septembre 2011, le Parlement européen a voté un complément de
43,9 millions d’euros au budget 2011 « en raison d’une augmentation considérable des
activités opérationnelles de l’agence » ; mieux encore, dans le cadre du « Programme
européen pour la protection des infrastructures critiques », lancé en 2004 pour prévenir
les risques liés au terrorisme, au crime en général et aux catastrophes naturelles,
Frontex s’est vu doter, pour la période 2007-2013, d’un budget de 285 millions d’euros au
titre d’un sous-programme ayant pour objet « la solidarité et la gestion des flux
migratoires ».

La création d’Eurosur, un système européen de surveillance des frontières destiné à 13


renforcer les contrôles aux frontières extérieures de l’espace Schengen par
l’interconnexion des outils de surveillance des États-membres de l’UE, devrait asseoir
encore un peu plus la position de Frontex. En gestation depuis 2008, officiellement créé
en 2012, Eurosur instaure un mécanisme permettant aux États d’échanger des
informations opérationnelles afin d’améliorer leurs capacités de réaction en cas de
menace à leurs frontières. Frontex s’est vu confier l’administration du réseau central de
communications mis en place à cette fin. Travaillant en étroite collaboration avec le
Centre satellitaire de l’UE, l’Agence européenne pour la sécurité maritime et Europol,
Frontex est chargée de fournir un service pour l’application commune des outils de
surveillance en s’appuyant sur les programmes spatiaux européens. Elle est censée
utiliser son propre budget pour cette mission. Mais elle peut bénéficier, en cas de
besoin, d’une aide complémentaire du Fonds pour la sécurité intérieure. Et des fonds
alloués par le septième programme-cadre européen de recherche et développement
(FP7, pour frame-program), qui couvre la période 2007-2013, sont également mobilisables
pour soutenir le dispositif. Ce programme constitue le principal instrument de
financement de la recherche communautaire à l’échelon européen. Des subventions y
sont distribuées, sur la base d’appels à propositions, pour cofinancer des projets de
recherche, de développement technologique et de démonstration. En son sein, le volet
« coopération », qui vise à favoriser l’émergence de « projets menés par des consortiums
transnationaux constitués d’entreprises et de milieux universitaires », représente les
deux tiers du budget total (qui s’élève à 50 milliards d’euros) et inclut une ligne dédiée à
la sécurité. Outre la protection des frontières, celle-ci recouvre la protection des
communications, la prévention des crises et catastrophes naturelles, l’encadrement des
événements internationaux, la prévention du terrorisme, la surveillance d’Internet, le
développement nanotechnologique et biométrique, etc. Autant d’objectifs qui
nécessitent du matériel de pointe, la plupart du temps issu de l’industrie de l’armement.
Via le programme FP7, cette dernière bénéficie de la manne européenne pour procéder
à des investissements lourds dont les retombées dépassent probablement le cadre strict
des projets officiellement financés. Dans un contexte de compétitivité qui s’explique
tant par le montant des sommes en jeu que par la relative étroitesse du marché, la
présence « dans la place » d’interlocuteurs familiers se révèle un atout indispensable.
Frontex est par conséquent doublement utile : en tant qu’acheteur, puisqu’elle dispose
d’un budget propre à cette fin. En organisant, à la fin de l’année 2011, des
démonstrations en vol des drones dont elle a l’intention de s’équiper pour mieux lutter
contre l’immigration irrégulière, l’agence a ainsi donné un coup de pouce prometteur
au marché européen du véhicule aérien sans pilote. Mais elle est aussi une irremplaçable
courroie de transmission, en mettant en relation les industriels en quête de
financement pour la recherche et la réalisation du matériel de surveillance, qu’elle
pratique de longue date, avec les décideurs institutionnels.

En quelques années d’existence, Frontex, figure symbolique sinon « efficace » de la 14


fermeté européenne face aux migrants, aura su imposer son rôle d’agent diplomatique
en sous-main pour les États-membres de l’UE et d’entremetteur incontournable pour la
passation de marchés fort rentables. Qu’importe, par conséquent, si sa mission de
garde-frontières, dont le coût humain et financier s’accroît chaque jour, est d’une
efficacité très relative, dès lors qu’elle sert de paravent à d’autres objectifs.

Drones : les contrôles migratoires au service de l’industrie guerrière. L’expansion de Frontex 15


constitue un tremplin pour le développement du marché civil des drones. En vue
d’intégrer cet outil de surveillance aérienne dans sa flotte, Frontex a organisé à
l’automne 2011 des démonstrations en vol pour permettre à l’américain Lockheed
Martin, à l’espagnol Aerovision associé au français Thales, puis à l’israélien IAI (Israel
Aerospace Industry) de promouvoir in situ l’efficacité de leurs systèmes respectifs.
Plusieurs grandes catégories de drones se distinguent par leur taille et leur poids (le
plus petit, un modèle israélien, a la forme d’un papillon, pèse moins de vingt grammes
et inclut une caméra et une carte mémoire), leur autonomie de vol et leur capacité à
résister aux intempéries. C’est au modèle intermédiaire, pouvant voler entre huit et dix-
huit heures autour de 10 000 mètres d’altitude, qu’appartiennent le Héron israélien et le
Fulmar franco-espagnol, en compétition pour séduire Frontex. Le premier peut se
targuer d’être déjà utilisé par dix-huit clients dans le monde, dont la police brésilienne,
les douanes australiennes et la garde civile espagnole. Le second compte parmi ses états
de service la surveillance du détroit de Malacca, haut lieu stratégique situé entre
l’Indonésie et la Malaisie, l’une des voies maritimes parmi les plus fréquentées au
monde et par conséquent l’une des plus sujettes aux actes de piraterie.

La dimension militaire reste certes le principal pôle pour les fabricants de ce petit 16
véhicule volant léger, sans équipage, télépiloté ou programmé : les États-Unis utilisent
les drones en Irak, au Pakistan et en Afghanistan, l’Inde s’en sert pour observer les
mouvements de l’armée chinoise, l’Iran en a équipé toutes ses régions frontalières, la
Turquie, pour déjouer les attaques du PKK (parti d’opposition kurde), les a déployés à sa
frontière avec l’Irak où en seraient situées les bases arrière, Israël y a recours sur le front
libanais comme à Gaza… En 2008, un recensement faisait état de plus de cent
entreprises fabriquant des drones, dont presque la moitié aux États-Unis. Une
quarantaine de pays en sont équipés et, selon les spécialistes du secteur, le marché du
drone, estimé à environ 3 milliards de dollars en 2009, devrait décupler d’ici 2020. La
surveillance des déplacements de migrants pourrait compter pour beaucoup dans ce
développement spectaculaire.

L’utilisation des drones à des fins non militaires date du milieu des années 1990 : 17
surveillance d’incendies et de dégazages sauvages en mer, recherche de survivants après
des catastrophes naturelles, relevés cartographiques, épandage dans les zones agricoles
font partie des applications les plus fréquentes. À la même époque, ils ont fait leur
percée dans la surveillance des frontières. Dès 1998, l’Autriche y avait recours pour
survoler celle qui la sépare de la Slovaquie, avant l’intégration de ce pays au sein de
l’Union européenne. Plus tard, la Suisse s’est équipée de drones pour combattre la
criminalité organisée susceptible de s’infiltrer depuis la France. Depuis 2009, l’Algérie a
acquis des drones de reconnaissance auprès de sociétés allemandes, chinoises et sud-
africaines afin de lutter, à sa frontière sud, contre la menace terroriste et les trafics de
drogue et d’armes.

Mais la lutte contre l’immigration irrégulière a d’évidence dopé le secteur. Sans 18


surprise, c’est à la frontière entre les États-Unis et le Mexique que les drones ont fait
leur apparition sur ce nouveau front. En 2005, le Customs and Border Protection
Service (Service des douanes et de la protection des frontières) y a inauguré le premier,
un modèle Predator B de la société General Atomics. Un an plus tard, quatre drones
supplémentaires, équipés de radars et de caméras infrarouges, étaient en activité entre
le Nord-Dakota et l’Arizona. En 2010, le président Obama demandait au Congrès
américain de débloquer 500 millions de dollars pour l’acquisition de nouveaux drones
en même temps que le recrutement de garde-frontières : c’est désormais toute la
longueur de la frontière mexicaine qui est sous surveillance aérienne télécommandée.
Sans toutefois, comme on l’a vu, que les résultats soient à la hauteur de l’investissement
(voir p. 73).

Si les fabricants américains détiennent le leadership du marché du drone, Israël vient 19


juste derrière, avec une quinzaine de modèles très performants, dont les deux
principaux constructeurs, Elbit Systems et IAI, se partagent pour l’essentiel la paternité.
Le savoir-faire israélien leur a procuré de nombreux clients un peu partout dans le
monde. Le remplacement, prévu pour 2015, de la flotte de drones de l’armée suisse, qui
sont aussi utilisés par les garde-frontières et la police, devrait bénéficier à l’une ou
l’autre de ces entreprises.
L’industrie du drone est caractéristique d’un processus de transfert de la technologie 20
militaire vers des usages civils qui permet aux fabricants d’armement de profiter des
financements de la recherche dans ce domaine pour développer leurs capacités. Au sein
du septième programme européen de recherche et de développement technologique
(FP7, qui couvre la période 2007-2013), le volet qui concerne la sécurité, doté de
2,83 milliards d’euros, n’est pas censé servir des objectifs militaires. Il est en principe
réservé à des projets qui, selon les responsables de l’Union européenne, peuvent être
classés comme « civils » et « non létaux ». Mais la complexité des montages associant des
organismes privés et publics de recherche aux industriels en pointe dans le secteur,
comme la proximité des débouchés – le Predator B américain utilisé à la frontière
mexicaine pour surveiller les migrants a un tableau de chasse fourni au Pakistan : un
millier de talibans ou supposés tels y ont été tués entre 2006 et 2009 –, favorise la
porosité entre les applications civiles et militaires. Coup double pour les marchands
d’armes : nouveau créneau pour la technologie de la sécurité, la lutte contre
l’immigration clandestine vient aussi soutenir le développement de l’industrie
guerrière.

Le business des camps

Onze mille places. C’est la capacité prévue pour le centre de détention pour migrants et 21
demandeurs d’asile que le gouvernement israélien commençait à construire en 2012,
dans le désert du Néguev, à proximité de la frontière égyptienne – celle-là même où est
également annoncée l’édification d’un mur antimigratoire. Onze mille places : à ce stade
de démesure, difficile de ne pas évoquer l’image du camp, même si le terme heurte ceux
qui voudraient ne voir dans ce que les Anglo-Saxons nomment « holding facilities » qu’un
mode fonctionnel de gestion des migrations. Avec le complexe Ktzi’ot, Israël devrait
détenir un record, celui du plus grand centre d’enfermement pour étrangers du monde.
À titre de comparaison, les plus importants d’Europe, dans le sud de l’Italie et, à une
certaine époque, aux îles Canaries, peuvent accueillir de 1 500 à 2 000 personnes – un
chiffre déjà considéré comme difficilement gérable.

Enfermer longtemps, enfermer beaucoup : une tendance générale. À moins d’un mois des 22
élections législatives anticipées de mai 2012, le gouvernement grec, confronté à une
crise économique, sociale et politique sans précédent, annonçait la création de trente
« centres d’accueil fermés » pour migrants irréguliers. Avec, pour chacun, une capacité
d’environ mille places, le nombre total d’étrangers susceptibles d’y être détenus
excéderait alors la population carcérale de la Grèce, inférieure à 13 000 personnes.
Dans les quelque 300 à 400 lieux de détention administrative que compte l’Union 23
européenne, la durée légale du séjour des étrangers qui y sont placés varie selon les
pays. Mais une directive de 2008 (la directive « retour ») rend possible leur maintien
jusqu’à dix-huit mois. Certains États-membres ont intégré cette faculté dans leur
législation. Ailleurs dans le monde, il peut durer plusieurs années. En général, cette
forme de privation de liberté, infligée sans jugement ni condamnation, concerne les
sans-papiers – migrants ayant séjourné ou pénétré irrégulièrement dans le pays, quel
que soit leur âge – en passe d’expulsion ou de refoulement.

À l’occasion de la refonte d’une autre directive, celle-ci consacrée à l’accueil des 24


demandeurs d’asile, l’UE envisageait en 2011 d’étendre le régime de l’internement à
cette catégorie particulière de migrants, le temps de l’instruction de leur demande. Le
droit international, qui considère ces potentiels réfugiés comme des personnes
vulnérables, recommande pourtant d’éviter, dans leur cas, d’avoir recours à la
détention. Certains pays n’en ont cure : l’Australie, pendant longtemps, a
systématiquement placé tous les demandeurs d’asile qui se présentaient à ses frontières
dans des camps ad hoc. En Europe, c’est le cas à Malte. Mais la pratique pourrait se
généraliser.

Durées extensives de détention, voire détention illimitée ; construction de camps 25


gigantesques ; multiplication des centres d’enfermement ; privation de liberté pour les
demandeurs d’asile : telles sont les tendances marquantes du traitement des étrangers
par les politiques migratoires du début du xxie siècle. Déjà, en 2003, le ministre de
l’Intérieur britannique affirmait que les centres de détention jouaient un rôle essentiel
dans le contrôle de l’immigration. De fait, l’internement administratif des migrants
s’inscrit au cœur de la chaîne des contrôles mis en place par les gouvernements à leurs
frontières : dans la plupart des cas, les centres sont situés à proximité de celles-ci,
souvent près des aéroports. Car ils occupent dans cette chaîne la place qui précède ou
qui suit immédiatement le passage de la frontière : qui précède, dans le cas des
personnes qu’on s’apprête à expulser ; qui suit, pour celles à qui l’accès au territoire est a
priori refusé.

Il n’existe pas d’étude globale, ni locale, qui dresse le bilan de l’efficacité des dispositifs 26
de détention des migrants au regard des objectifs auxquels ils sont censés répondre. Le
principe de l’enfermement n’est cependant jamais remis en question par les
gouvernements, de gauche comme de droite, qui dirigent les pays où il est pratiqué. On
s’est donc habitué à ce qu’il constitue un attribut incontournable de la politique
migratoire. Les statistiques établies par une association qui apporte depuis plusieurs
décennies une aide aux personnes placées dans ce qu’en France on appelle les « centres
de rétention administrative », la Cimade, devraient pourtant semer le doute. Elles
montrent qu’en moyenne il faut moins d’une douzaine de jours aux autorités pour
organiser l’expulsion d’un étranger après son arrivée au centre. Si elles n’y sont pas
parvenues dans ce délai (en général, faute des documents nécessaires), elles n’auront
que très peu de chances de le faire par la suite. Le maintien en rétention au-delà de
douze jours serait donc le plus souvent inutile, en tout cas s’il a l’éloignement des
migrants pour fin.

L’analyse est partagée par Mathieu Bietlot s’agissant du dispositif belge de rétention, 27
qu’il qualifie d’« inefficace fermeture [1] ». Ce chercheur montre que plus de la moitié des
étrangers détenus dans les centres fermés de Belgique le sont inutilement (parce qu’on
ne réussit pas à les expulser), ou abusivement (parce que la détention est jugée illégale).
Dans les deux cas, précise-t-il, ils finiront par être remis en liberté – sans pour autant
être munis d’autorisations de séjour. La privation de liberté à laquelle ils sont soumis ne
serait alors aucunement garante de l’effectivité de leur éloignement. Mais peut-être
n’est-ce pas là sa fonction principale ? Quelques indices portent à le croire.

Les camps d’étrangers, ça rapporte. On peut constater dans ce livre, à partir des exemples 28
britannique et américain (voir p. 58), que le marché de la détention des migrants est
florissant. Même dans les systèmes où les centres ne sont pas totalement privatisés,
comme c’est le cas dans les pays anglo-saxons, la dimension économique est loin d’être
absente. En Italie, la concurrence des associations candidates à se voir confier la gestion
des locaux où sont placés (jusqu’à dix-huit mois) les étrangers en attente d’expulsion fait
apparaître qu’il peut s’agir d’entreprises rentables. En 2003, le rapport de la Cour des
comptes italienne révélait de grandes disparités, d’un centre à l’autre, du prix à la
journée facturé à l’État : il pouvait, dans certains cas, atteindre jusqu’à cent euros per
capita (à titre de comparaison, l’allocation journalière remise, à la même époque, aux
demandeurs d’asile à titre de seul subside pour se loger, se nourrir et le reste, s’élevait à
dix-sept euros). En 2011, les résultats d’un appel d’offres lancé par le gouvernement
italien pour la gestion de deux centres sont éclairants à plusieurs égards : le candidat
qui l’a emporté – l’entreprise française Gepsa – s’est engagé sur un prix à la journée de
trente-quatre euros, soit au total 14,6 millions d’euros pour trois ans, contre
respectivement 16,9 millions et 18 millions pour les deux autres compétiteurs. C’est ce
critère qui lui a permis d’obtenir le marché ; les évaluations techniques de son projet le
plaçaient, en revanche, en troisième position, ce qui en dit long sur l’intérêt porté par les
autorités au confort des occupants des centres. On note que c’est la première incursion
hors du territoire national pour Gepsa, qui est en France l’un des principaux partenaires
de l’administration pénitentiaire et prend également en charge, pour le compte du
ministère de l’Intérieur, quatre centres de rétention administrative.

La gestion de l’accueil des étrangers enfermés n’est pas la seule source de profit généré 29
par la politique d’enfermement. En Italie toujours, des rumeurs ont longtemps circulé,
selon lesquelles il était facile de « s’évader » de certains centres italiens, comme celui de
Crotone, en Calabre, avec une régularité et dans des proportions laissant penser que le
laxisme des gardiens pouvait être fonctionnel et s’exercer au gré de leurs besoins. Si ces
bruits sont difficiles à vérifier, il semble en revanche incontestable que l’implantation de
ce très grand centre dans une région déshéritée constitue une manne locale dont la
suppression ne serait pas sans impact : situé juste en face de l’aéroport, il a permis à
celui-ci, grâce à l’organisation régulière de vols d’expulsion, notamment vers l’Égypte,
de retrouver une dynamique perdue. Et on compte par centaines le nombre d’emplois
qu’il génère, à travers tous les services nécessaires à l’entretien quotidien d’un millier de
personnes.

La création d’emplois est l’un des arguments utilisés par le gouvernement grec pour 30
répondre aux élus régionaux inquiets par la perspective de l’ouverture d’un centre de
détention dans leur circonscription. En annonçant, en mars 2012, qu’il y en aurait
prochainement trente en Grèce, le ministre de la Protection du citoyen ajoutait que
chacun d’entre eux susciterait l’embauche de mille personnes (une par étranger
détenu !) : qu’elle soit ou non tenue, la promesse ne peut laisser indifférente une
population frappée par un taux de chômage de 21 % (51 % chez les jeunes). On reste
toutefois perplexe devant l’étrange équation qui sous-tend l’opération. Car, même dans
l’hypothèse où les perspectives d’emploi seraient confirmées, il reste que
l’investissement qu’elle suppose devrait peser lourd dans le budget national, et donc
dans celui des contribuables grecs, déjà saignés à blanc par des années de chaos
économique. Paradoxe ? Pas sûr. Car, au-delà des éventuelles retombées économiques
qu’elle peut entraîner à court terme, la politique de détention des migrants est aussi un
instrument de communication multidirectionnel.

Des camps pour rassurer. Les camps d’étrangers sont un message à l’opinion des pays 31
« d’accueil » qu’on a nourrie d’une idéologie de la peur, et qu’on rassure en donnant
l’impression, par l’enfermement de ceux qu’on lui a désignés comme ennemis, qu’on a
les choses en main. Ce faisant, on entretient les craintes, on encourage la perception
négative de l’étranger et, en pratiquant l’amalgame « migrant en détention = migrant
délinquant », on justifie, dans un cycle sans cesse renouvelé, le durcissement des
mesures de lutte contre l’immigration irrégulière, comme la criminalisation des sans-
papiers et le renforcement des contrôles aux frontières. Les objectifs affichés – trier et
expulser – pourraient bien, dans certains cas, n’être que des leurres derrière lesquels se
cacherait la véritable fonction des camps, principalement idéologique et symbolique.

Dans le cas grec, l’annonce du programme de construction de centres pour migrants est 32
intervenue, on l’a dit, à moins de deux mois d’élections que la coalition installée au
gouvernement craignait – avec raison – de perdre. Rappelons que celles du 6 mai 2012
ont, pour la première fois, ouvert les portes du Parlement grec à un parti ouvertement
néonazi, Chryssi Avghi (Aube dorée), qui a fait de la lutte contre les « races inférieures »
un de ses mots d’ordre, et dont les militants n’hésitent pas à passer à l’acte en agressant
des immigrés. On a du mal à dissocier un événement de l’autre, quand on sait que
l’inauguration – quelques jours avant le scrutin – du premier de ces centres à
Amygdaleza, au nord-ouest d’Athènes, s’est accompagnée de déclarations propres à
flatter un électorat tenté par les solutions de la droite la plus radicale. N’a-t-on pas
entendu parler, pour expliquer le recours à la détention massive des migrants, des
« proportions épidémiques » prises par l’augmentation de la criminalité attribuée aux
étrangers ? Selon le porte-parole de la police, « 70 % des crimes violents commis en
Grèce » seraient le fait des migrants. Relayées par la presse, des descriptions
apocalyptiques font état d’une Athènes qui serait devenue rien moins que la « cité de la
peur ».

C’est aussi en agitant le spectre du migrant profiteur que le gouvernement israélien a 33


cherché à convaincre de la nécessité de prélever 2 % du budget de chaque ministère pour
financer la construction de la gigantesque « prison pour Africains » dans le désert.
« Nous représentons la seule économie du “premier monde” de la région », expliquait
ainsi son porte-parole début 2012 pour justifier le souci de se protéger des prédateurs
potentiels. Mais, ici, le discours s’enrichit des spécificités locales. Derrière chaque
migrant, et surtout derrière chaque réfugié, peut se cacher l’ennemi prêt à mettre en
péril l’intégrité d’Israël. La politique d’enfermement répond à cette menace, avec
l’adoption par la Knesset d’une loi désignant toute personne cherchant à entrer dans le
pays par sa frontière sud comme « infiltrée », pouvant être à ce titre détenue pendant
trois ans – plus encore si elle vient d’un pays « hostile » comme le Soudan.

Associée à l’annonce du mur qui doit courir le long de la frontière égyptienne, celle du 34
camp de Ktzi’ot met à mal le droit d’asile. Elle place en effet sur le même plan les
ennemis et les réfugiés qui fuient les persécutions. En 2010, plus de la moitié des
personnes entrées irrégulièrement dans le pays étaient érythréennes. Une population
qui, ailleurs dans le monde, se voit majoritairement reconnaître le statut de réfugié, et
donc le droit de s’installer. Pas en Israël, qui n’a accordé l’asile, en 2010, qu’à trois
requérants, considérant tous les autres comme des migrants « illégaux ». Sans doute
cette attitude peu généreuse n’en décourageait-elle pas un assez grand nombre.
Promettre la prison, avant même l’entrée, à ceux qui s’apprêtent à venir, est un pas de
plus dans la dissuasion.

Des camps pour avertir. Car tel est le second message contenu dans la multiplication des 35
camps d’étrangers. À l’égard des migrants, ils sont des instruments de dissuasion, ou
plutôt d’avertissement – il faut que, dans les pays d’origine, on sache qu’on passe par la
case prison avant d’arriver éventuellement à destination. Dans ce contexte, les
mouvements de protestation qui émaillent la vie de centres de détention – grèves de la
faim, automutilations, révoltes – ne gênent que marginalement les autorités ; ils servent
de porte-voix au-delà des frontières. En 2008, une révolte a éclaté dans l’un des plus
importants centres de rétention de France, en réaction au décès d’un des détenus. Une
grande partie des bâtiments a disparu dans l’incendie qui a suivi, pour lequel dix
personnes furent poursuivies et condamnées. Malgré son ampleur, cet événement est
passé quasiment inaperçu, si ce n’est dans les milieux militants. Lesquels, en dénonçant
l’inhumanité du traitement des étrangers qui arrivent en Europe, participent
involontairement à la stratégie de communication des gouvernements.

Il ne faut toutefois pas surestimer la portée de l’avertissement : il joue sans doute un 36


faible rôle parmi les multiples facteurs qui déterminent l’itinéraire des migrants. Mais,
plus largement, la politique d’enfermement a une fonction de mise au pas : elle place les
étrangers dans une situation de précarité et d’incertitude quant à leur devenir
immédiat, situation qu’alimentent l’obstacle de la langue et l’insécurité juridique et
temporelle – il est bien rare qu’ils sachent pour combien de temps ils sont internés ou
même les motifs exacts de la détention. D’une certaine façon, c’est dans les camps que
s’apprennent les codes non écrits de l’existence sans papiers, à laquelle sont promis ceux
qui réussiront à passer.

Des camps comme outil de négociation. Sans être exclusive des précédentes, une autre 37
motivation peut animer les gouvernements qui ont fait de l’enfermement un élément de
leur politique migratoire. Dans certains cas, les camps d’étrangers se révèlent un outil
clé dans les négociations entre les États qui prétendent contrôler leurs frontières et ceux
qu’ils incitent à les y aider. La petite île de Malte, située entre les côtes libyennes et
italiennes, placée sur le chemin des routes migratoires entre l’Afrique et l’Europe, a joué
un rôle pionnier en la matière. Le pays combine une tradition de mise en détention
systématique des étrangers en situation irrégulière (au nom de l’ordre public) avec les
conséquences de la « solidarité » communautaire en matière de politique d’asile, qui
l’oblige à réadmettre tous les requérants d’asile qui seraient passés par son sol avant de
se rendre ailleurs dans l’UE [2].

Pôle d’arrivée d’embarcations de migrants dès le début des années 2000, son choix de 38
placer systématiquement tous leurs occupants, y compris les demandeurs d’asile, dans
des centres fermés répond à un double objectif : à l’égard des boat people qui débarquent
sur ses côtes, c’est un outil de dissuasion, destiné à décourager leurs ambitions
continentales et à écarter l’étape maltaise des circuits migratoires. La seule façon
d’éviter les multiples violations des droits qui sont commises à l’égard des migrants, à
commencer par le droit des réfugiés, serait d’améliorer leurs conditions d’accueil en les
rendant conformes aux normes internationales. Mais ce n’est pas l’intérêt de Malte, qui
redoute l’effet d’« appel d’air » que constituerait cette amélioration. Dans ce contexte, les
camps jouent le rôle de levier dans les discussions entre Malte et les instances de l’UE,
qu’elle a rejointe en 2004. Avant comme après son adhésion, le pays a su jouer de sa
position de poste avancé de l’Europe en Méditerranée pour éviter qu’on ne regarde de
trop près sa gestion douteuse de la question migratoire. La situation maltaise révèle
l’hypocrisie d’une politique européenne qui se satisfait des entorses à la légalité au lieu
de chercher des solutions adaptées au contexte. Car, d’évidence, ce pays, l’un des plus
petits au monde (environ 300 km2 pour 400 000 habitants), n’est pas en mesure
d’accueillir les milliers de migrants et demandeurs d’asile qui transitent par son sol, et
seule une solution européenne est à même de leur assurer protection ou moyens de
subsistance, selon les cas. À exiger de Malte qu’elle serve de rempart à ses partenaires
des Vingt-Cinq en retenant les exilés qui échouent sur ses côtes, l’UE joue avec le feu, en
l’incitant à opter pour la dissuasion à toutes les étapes.

L’installation d’un centre de détention pour migrants à Nouadhibou, en Mauritanie, est 39


une autre illustration de la place des camps d’étrangers dans les relations entre pays
d’immigration et pays d’émigration et de transit. Significativement surnommé
« Guantanamito », ce camp est régulièrement dénoncé par les ONG pour les conditions
déplorables dans lesquelles y sont traités les migrants. Créé en 2006 dans un bâtiment
public désaffecté, en dehors de toute base légale, il a été ouvert pour accueillir les boat
people qui étaient renvoyés d’Espagne ou interceptés en mer au moment des départs
massifs de cayucos depuis les côtes ouest-africaines vers les îles Canaries avant leur
refoulement vers les frontières du Sénégal ou du Mali. Géré par le Croissant rouge
mauritanien avec le soutien de la Croix-Rouge espagnole, il est financé sur les fonds de
la coopération européenne.

C’est que la Mauritanie, où le niveau de pauvreté reste élevé avec un taux de chômage 40
supérieur à 50 % et un monde rural très dépendant des aléas climatiques, fait partie des
pays qui collaborent étroitement à la politique migratoire de l’UE, laquelle ne s’intéresse
pas à elle pour cette seule raison. Considérée comme un « partenaire essentiel pour l’UE
en termes de géographie, d’économie et de sécurité », elle représente en effet un enjeu
dans le domaine de la pêche et de l’industrie halieutique : l’accord de partenariat dans le
secteur de la pêche entre l’UE et la Mauritanie est le plus important de tous ceux qui ont
été conclus avec des pays africains. Il donne le droit aux navires des États-membres de
l’UE de pêcher dans les eaux mauritaniennes, en contrepartie d’une contribution
financière. Bénéficiaire par ailleurs des programmes du Fonds européen pour le
développement (FED), le pays est tenu de démontrer sa capacité à « gérer les flux
migratoires », qui constitue un indicateur de son « profil de gouvernance », pour
reprendre la terminologie institutionnelle, au même titre que le respect des droits
humains ou de l’État de droit au regard duquel l’aide financière de l’Europe est évaluée.
Une politique du donnant-donnant qui ne peut qu’inciter, en Mauritanie comme chez
d’autres partenaires obligés de l’UE, à faire des camps d’étrangers une monnaie
d’échange.

Enfermer ailleurs : dans la logique de l’externalisation des contrôles. Le cas du 41


Guantanamito mauritanien est loin d’être isolé. Géré par une association locale, mais
financé par des fonds européens et de fait placé sous l’autorité de l’Espagne, il est
caractéristique du processus de mise à distance des migrants par l’Union européenne.
La délocalisation des centres de détention pour étrangers n’est ni nouvelle ni spécifique
à l’Europe. Au début des années 1990 c’est sur la base navale américaine de Guantanamo
sur l’île de Cuba, ou même à bord d’un bâtiment de la Marine mouillant à proximité des
côtes jamaïcaines, que le gouvernement américain, cinq ans durant, a retenu des boat
people haïtiens interceptés en mer : l’objectif était d’examiner leur situation avant
d’éventuellement les admettre sur le sol américain ou, plus souvent, de les refouler.
L’Australie a inventé en 2001 la Pacific solution : la gestion matérielle de l’accueil des
candidats à l’asile était sous-traitée à des micro-États voisins, où ils étaient détenus le
temps du traitement de leur requête. En cas de rejet de leur demande d’asile, les
personnes étaient expulsées sans avoir mis le pied sur le territoire australien. C’est en se
référant explicitement au système australien que Tony Blair, Premier ministre
britannique, proposait en 2003 à ses partenaires européens de mettre en place des
« Transit Processing Centers » (centres de transit et de traitement) dans les régions
traversées par les demandeurs d’asile en route vers l’Europe. L’idée était d’y placer toute
personne ayant tenté de franchir irrégulièrement une frontière européenne.

Si elle n’a pas été formellement retenue, la multiplication des lieux d’enfermement pour 42
étrangers chez les voisins qui collaborent à la politique d’immigration de l’UE témoigne
qu’elle a fait son chemin. En Ukraine, comme dans la plupart des pays de sa frontière
orientale, le financement de ces centres est prévu par les accords de partenariat
négociés par Bruxelles. La sous-traitance de la détention, qui épargne aux États-
membres de l’UE la gestion des sans-papiers, présente un double avantage : d’une part,
elle éloigne du regard les mauvais traitements dont ils sont souvent victimes dans des
pays dont les standards sont moins élevés qu’en Europe, en permettant de s’affranchir
des obligations que les lois européennes imposent ; d’autre part, elle participe du
rapport de dépendance que l’UE entretient avec son voisinage proche, en nourrissant
les marchandages. Le mécanisme rappelle le transfert par les services secrets
américains, après les événements du 11 septembre 2001, de prisonniers islamistes
soupçonnés d’être liés à Al-Qaida vers des « sites noirs », en Europe de l’Est et au
Maghreb notamment, où ils étaient détenus et interrogés sans assistance juridique,
voire maltraités et torturés au mépris des règles entourant le régime de la détention aux
États-Unis. La même logique est à l’œuvre : comme dans le cas des prisons secrètes de la
CIA, on délocalise, avec les camps d’étrangers installés aux marges de l’Europe, des
espaces de relégation et de non-droit dans des pays politiquement ou économiquement
dépendants.

Cette mise à distance s’inscrit dans une stratégie plus générale d’externalisation par 43
l’Europe des contrôles migratoires. Initiée en 2004 avec ce que le langage institutionnel
appelle la « dimension externe » de la politique d’asile et d’immigration,
l’externalisation consiste, pour les États européens, à se décharger sur des pays voisins
du contrôle de leurs frontières extérieures. Ces derniers sont censés y trouver aussi leur
compte, puisque en échange de leurs efforts on leur promet le financement d’actions de
coopération ou des contreparties de nature politique ou diplomatique. Mais ils n’ont, la
plupart du temps, ni la capacité matérielle, ni le cadre juridique, ni la volonté politique
d’assumer le rôle de cordon sanitaire qu’on leur assigne. Relégués derrière des
frontières qui, de plus en plus, les enserrent, les grands perdants de l’opération sont les
exilés, migrants, demandeurs d’asile, et tous ceux que le sort a fait naître du mauvais
côté de la planète, contraints à prendre des risques croissants pour gagner le bon côté.

Notes

[1] Mathieu Bietlot, « Le camp, révélateur d’une logique inquiétante de l’étranger »,
Cultures et Conflits, no 57, 2005.

[2] En application du règlement dit « Dublin » de 2003, l’État responsable de l’examen


d’une demande d’asile est, le plus souvent, le premier par lequel le requérant est entré
dans l’UE : ce qui expose prioritairement les pays qui sont situés aux frontières
extérieures de l’espace européen.

Plan
Frontex, une agence multifonctions

Le business des camps

Auteur
Claire Rodier

Mis en ligne sur Cairn.info le 14/06/2019



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