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L'Europe enferme les nouveaux boat-people —

Dans ces mêmes colonnes, il y a un peu plus d’un an, nous écrivions :
« l’Union européenne pourrait un jour installer hors de ses frontières des
camps de triage pour y envoyer les demandeurs d’asile », perspective que
nous comparions à « un film d’horreur ou un cauchemar ». Aujourd’hui, le
cauchemar est à nos portes. L’errance, au début de l’été, pendant une di-
zaine de jours, de trente-sept candidats africains à l’exil entre les côtes li-
byennes et l’île de Lampedusa, à bord du bateau Cap Anamur qui s’était vu
interdire l’accès aux eaux territoriales italiennes, a servi de détonateur. Au
terme d’un pitoyable jeu de la « patate chaude » entre l’Italie, l’Allemagne
et Malte, l’épisode a donné prétexte à Otto Schily, ministre allemand de
l’intérieur, pour réclamer fin juillet l’établissement de camps en Afrique du
Nord, où seraient retenus les demandeurs d’asile, afin de leur éviter, était-il
dit, de risquer leur vie en tentant la traversée vers l’Europe. L’idée a rapide-
ment prospéré : d’abord reprise par le gouvernement italien sous le nom de
« portails d’immigration », elle a trouvé un allié de poids en la personne du
futur commissaire européen pour les questions d’immigration et d’asile,
Rocco Buttiglione, qui l’a pimentée d’utilitarisme en avançant que de tels
« centres » pourraient aussi jouer le rôle de « guichets » pour mettre en
contact les candidats à l’immigration « avec le monde du travail en Eu-
rope ».

Confortée par un tel parrainage, l’« externalisation » des procédures d’asile


s’est imposée comme une priorité à la réunion de rentrée des ministres de
l’intérieur de l’Union. Le principe en est désormais acquis, même si le mot
« camp », jugé politiquement incorrect, est banni du vocabulaire officiel :
un million d’euros sont débloqués par la Commission européenne pour
mettre en place des « centres pilotes dans des pays de transit » ou des « pro-
grammes de protection régionaux » dans les trois pays du Maghreb, la Li-
bye et la Mauritanie.

Personne n’étant vraiment dupe, on fait appel aux arguments humanitaires


pour vendre les camps à une opinion émue ou exaspérée par les images qua-
si-quotidiennes des naufragés de l’exil échouant sur les plages andalouses,
maltaises ou siciliennes. Ce serait pour leur sauver la vie, ou bien pour les

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protéger des passeurs – en quelque sorte pour leur bien – qu’on enfermerait
les migrants loin des regards. Comme si le renforcement et la sophistication
des contrôles aux frontières de l’UE n’étaient pas la première cause de mor-
talité de ceux qui sont contraints à prendre des risques accrus pour les fran-
chir.

Et comme si, en arrière-plan de tous ces discours, l’intention n’était pas évi-
dente : pour se protéger des migrants et des réfugiés, l’Europe est prête à
tout. Depuis plusieurs années cette Europe fait pression – incitations finan-
cières et chantage à l’aide au développement à l’appui – pour associer les
pays de la rive sud de la Méditerranée à la gestion et aux contrôle de ses
frontières extérieures, les transformant en « vastes zones d’attente » de
l’Union. Aujourd’hui elle a su pactiser avec la Libye, opportunément rede-
venue fréquentable, pour lui déléguer le sale boulot. Grâce à la levée de
l’embargo qui empêchait, depuis l’attentat de Lockerbie, de vendre des
armes à un pays considéré comme une pièce maîtresse du dispositif anti-im-
migrés du sud de l’Europe, l’Italie va pouvoir livrer aux autorités libyennes
les hélicoptères, radars, vedettes et armement nécessaires à la surveillance
de leurs frontières contre l’envahisseur, en même temps que les tentes et les
préfabriqués destinés à l’installation des camps. Et peu importe que la Li-
bye, qui n’a pas signé la convention de Genève, soit au plus haut point sus-
pecte en matière de traitement des migrants et du respect des droits de
l’homme en général.

La formule a fait tache d’huile. En Suisse, le ministre de la justice, Chris-


tophe Blöcher, envisage de « réformer en profondeur le système d’asile
pour dissuader les demandes abusives ». Son plan prévoit l’installation, en
collaboration avec l’armée suisse, de camps pour les réfugiés dans les ré-
gions en crise. De leur côté, l’Autriche et les trois Etats baltes nouvellement
membres de l’UE ont fait savoir qu’ils ne seraient bientôt plus en mesure de
faire face à l’arrivée de Tchétchènes sur leur sol, et proposé que l’UE fi-
nance un camp en Ukraine pour les accueillir.

Les mises en garde et les protestations du Haut Commissariat des Nations


unies pour les Réfugiés, qui s’est déclaré préoccupé par ces perspectives
d’externalisation de l’asile, viennent bien tard. Si le HCR n’a jamais soute-
nu les projets de camps de demandeurs d’asile hors de l’Union, l’ambiguïté

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des positions qu’il a prises depuis quelques années a probablement contri-
bué à décomplexer les pays les plus déterminés à se débarrasser des réfu-
giés. Contre toute évidence statistique – l’Europe accueille bien moins de
réfugiés que d’autres régions du monde, notamment les plus pauvres – le
HCR n’a jamais vraiment démenti la thèse selon laquelle l’UE subirait une
pression insupportable due à « l’utilisation abusive des procédures d’asile ».

A la fin de l’année 2003, il a lancé des propositions pour faire baisser cette
pression supposée, et préconisé la mise en place d’une procédure commune
permettant le traitement des demandes d’asile dans des « centres d’accueil
européens », pour faciliter soit l’installation des réfugiés reconnus dans un
pays membre, soit l’éloignement des personnes « en provenance de pays
d’origine dont les demandeurs d’asile sont très nombreux à être rejetés ré-
gulièrement dans les pays de destination » (entérinant ainsi le concept de
« faux » demandeurs d’asile). L’avantage du système est, selon le HCR, que
ces derniers pourraient être « regroupés (et détenus s’il existe des probabili-
tés qu’ils s’enfuient) avant d’être expulsés et renvoyés plus facilement en
tant que groupe » [1]. Des centres fermés pour rassembler les déboutés
avant leur expulsion de l’UE aux camps délocalisés hors d’Europe, il n’y
avait que la Méditerranée à franchir : c’est chose faite.

Notes

[1]
Document de travail du HCR, proposition modifiée du « volet euro-
péen », 22 décembre 2003.

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Eloigner, une tâche comme une autre — Danièle
Lochak
On sait toute l’énergie que les ministres de l’intérieur successifs ont dépen-
sée pour mettre en place un dispositif juridique efficace permettant d’éloi-
gner les étrangers en situation irrégulière : possibilités sans cesse accrues de
procéder à des contrôles d’identité, multiplication des hypothèses de recon-
duite à la frontière par le préfet, sévérité croissante des peines sanctionnant
la tentative de se soustraire à une mesure d’éloignement, allongement de la
durée de la rétention, diminution des pouvoirs du juge, etc.

Malgré l’arsenal législatif, administratif et judiciaire déployé, le taux d’exé-


cution des mesures d’éloignement reste désespérément bas. D’après les sta-
tistiques du ministère de l’intérieur, en 2002, sur 55 700 mesures d’éloigne-
ment, 21 100 seulement ont été exécutées. Ces chiffres globaux sont du
reste trompeurs puisqu’ils amalgament des taux d’exécution très variables
selon la nature des mesures, allant de 97 % pour les réadmissions à… 0 %
pour les arrêtés préfectoraux de reconduite à la frontière (APRF) notifiés
par voie postale. Entre les deux, le taux d’exécution des mesures d’expul-
sion s’établit à 68 %, celui des interdictions du territoire français (ITF)
à 60 %, celui des reconduites à la frontière sur interpellation à 41 %. Les
motifs d’échec les plus fréquents sont que l’étranger reste introuvable ou
qu’il est démuni de documents de voyage [1].

Pour remobiliser ses troupes et pour convaincre l’opinion de l’efficacité de


la politique menée contre l’immigration irrégulière, le ministre de l’inté-
rieur a décidé de dresser désormais, à intervalles réguliers, le bilan chiffré
des mesures d’éloignement. On apprend ainsi qu’au cours des neuf premiers
mois de 2003, le nombre d’étrangers reconduits a augmenté de 12,9 % par
rapport à la même période de 2002, la progression étant de 18 % sur le seul
mois de septembre, de 21,5 % pour le mois d’octobre. En 2004, la progres-
sion est de 39,47 % pour février, de 45 % pour les trois premiers mois de
l’année.

Le discours du ministre, à la réunion des préfets le 26 septembre 2003, lar-


gement reproduit dans la presse, entend adresser un message clair – un « si-

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gnal fort », selon la formule désormais consacrée – à la fois aux fonction-
naires et à l’opinion : « vous devez, sans attendre la nouvelle loi, augmenter
les reconduites. Des objectifs chiffrés vous seront fixés, sachant que l’objec-
tif national est de multiplier par deux, à court terme, le nombre de recon-
duites. À vous de prendre rapidement l’initiative d’agir. […] Dans tous les
cas, nous devons exclure que des procédures d’éloignements échouent par
carence de l’administration, y compris des préfectures pendant le week-end.
Je vous demande de mettre en place dans vos préfectures une permanence
du service des étrangers qui soit vraiment opérationnelle ».

Dans la foulée intervient la circulaire du 22 octobre 2003 sur l’amélioration


de l’exécution des mesures de reconduite à la frontière, alors que la loi Sar-
kozy est encore en cours de discussion, et qui vise à mettre en œuvre l’ob-
jectif de multiplier par deux le nombre de mesures d’éloignement.

À vrai dire, la préoccupation n’est pas nouvelle. Si on se limite aux dix der-
nières années, – un inventaire très incomplet car ne prenant en compte que
les circulaires qui ne sont pas restées strictement confidentielles – on
compte une dizaine de circulaires, soit en moyenne une par an, émanant du
ministre de l’intérieur et parfois du ministre de la justice, qui sont exclusi-
vement ou essentiellement tournées vers la préoccupation d’améliorer le
taux d’exécution des mesures d’éloignement (voir liste p. 6).

La lecture de ces circulaires est instructive à plusieurs égards. De façon gé-


nérale, on y lit la bureaucratisation et la routinisation progressive des tâches
d’éloignement : ainsi, dix ans après la création d’un Bureau de l’éloigne-
ment chargé de centraliser la recherche et la réservation de places d’avion
ou de bateau (circulaire du 4 février 1994), le ministre annonce, en 2003, la
création d’un Centre national d’animation et de ressources qui doit offrir un
appui juridique et opérationnel et pourra être interrogé, en cas de difficulté,
par les services locaux. À travers ces circulaires, on voit aussi quelles sont,
aux yeux de l’administration, les principales difficultés à surmonter, dont
quatre apparaissent de façon récurrente : la disponibilité des moyens de
transport, les escortes, l’identification des étrangers, l’obtention de laissez-
passer consulaires.

Dès 1994, on l’a dit, a été mis en place un Bureau de l’éloignement au sein
du service central de la PAF, de façon à décharger les préfectures des pro-

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blèmes de réservation de places. Il agit comme une véritable agence de
voyages, qui doit toutefois respecter des priorités lorsque, en raison des
quotas fixés par les compagnies, les places disponibles sont en nombre in-
suffisant : les expulsés ont la préséance sur les interdits judiciaires du terri-
toire, qui ont eux-mêmes préséance sur les étrangers en séjour irrégulier
(circulaire du 4 février 1994). Il est fait allusion à l’existence d’« arrange-
ments » avec les compagnies pour déterminer les modalités pratiques
d’éloignement : nombre d’étrangers embarqués (quotas), escortes, etc., et
on apprend par exemple qu’Air France aurait accepté un dépassement des
quotas à la condition que les intéressés en surnombre soient accompagnés
par une escorte.

Un an plus tard (circulaire du 16 mai 1995), le ministre constate que « les


premiers mois de fonctionnement du Bureau de l’éloignement ont mis en
évidence la persistance de nombreuses difficultés » qui entravent l’efficacité
du dispositif mis en place. Il insiste donc à nouveau sur la nécessité de saisir
le plus tôt possible le Bureau pour surmonter les difficultés qui proviennent
de la fixation de quotas sur les vols de certaines compagnies et de la sur-oc-
cupation des vols pendant les périodes de vacances. Il est également suggé-
ré aux préfectures de choisir la voie maritime pour les étrangers récalci-
trants, d’autant que son coût est généralement moins élevé (voir article
p. 33).

De longs développements sont consacrés à la question des escortes, impo-


sées ou non par les compagnies en fonction de la « catégorie » à laquelle
appartient l’étranger : l’annexe à la circulaire du 4 février 1994 définit les
cinq catégories d’étrangers susceptibles d’être éloignés par voie aérienne :
les « incondex » (pour : inculpés, condamnés ou extradés) ; les expulsés ;
les reconduits de 2e catégorie, qui font l’objet d’une interdiction du terri-
toire pour un motif autre que le séjour irrégulier ; les reconduits de 1re caté-
gorie qui font l’objet d’un APRF ou d’une ITF pour séjour irrégulier ; les
non admis). La circulaire rappelle qu’aucune escorte n’est requise pour les
reconduits dits de 1re catégorie, et que les compagnies aériennes admettent
que les reconduits de 2e catégorie et les expulsés peuvent ne pas être systé-
matiquement escortés. Toutefois, une escorte est requise si les personnes
sont « réfractaires » à leur éloignement ou susceptibles d’avoir un compor-
tement violent, ou encore en cas de dépassement des quotas [2].

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La question des escortes est décidément un point sensible, puisque la circu-
laire du 16 mai 1995, un an plus tard, y revient longuement. Le ministre in-
dique que si l’accroissement du nombre des escortes jusqu’au pays de desti-
nation a contribué à la progression très sensible du nombre des départs ef-
fectifs, cette possibilité doit néanmoins être utilisée avec discernement en
raison de son coût élevé et des contraintes qu’elle fait peser sur les « ser-
vices fournisseurs de personnel d’escorte » ; elle ne doit donc être décidée
que dans des hypothèses précises : pour prévenir un refus d’embarquement
« d’un étranger violent ou ayant déjà fait l’objet d’une tentative infruc-
tueuse d’éloignement », à la demande expresse du transporteur, notamment
en cas de dépassement de quota, pour répondre aux exigences d’une autori-
té étrangère, notamment en raison d’un transit par un pays tiers.

On sent bien que les escortes posent un problème de gestion et que les ser-
vices sont réticents à mobiliser leurs hommes à cette fin. La circulaire re-
lève par exemple que « les préfectures annulent parfois des demandes de
reconduite à la frontière lorsque le Bureau éloignement propose la voie ma-
ritime, considérant que cette dernière mobilise les fonctionnaires d’escorte
durant une trop longue durée ». Le ministre rappelle toutefois qu’il a été
porté remède à cet inconvénient puisque, « conformément à la circulaire in-
terministérielle du 1er juillet 1986, les escortes ont la possibilité de remettre
les étrangers reconduits au centre de rétention d’Arenc ou de Sète, et ce
sont les personnels de ces centres qui procéderont à l’embarquement, per-
mettant ainsi le retour de l’escorte dans les meilleurs délais ».

Le ministre déplore également que les non présentations au port ou à l’aéro-


port pour défaut d’escorte soient beaucoup trop fréquentes, débouchant sur
une libération préjudiciable à la sécurité publique et de nature à démotiver
les forces de police et de gendarmerie qui ont ainsi le sentiment que tout le
travail effectué en amont n’a servi à rien. Il importe donc, dit-il, que les per-
sonnels d’escorte assurent la garde de l’éloigné jusqu’au départ du vol ou
du navire.

Identifier les étrangers

Plusieurs circulaires se préoccupent, à propos des étrangers détenus, de re-


médier à « une insuffisante coordination entre les établissements péniten-

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tiaires et les préfectures pour la préparation de l’éloignement des étrangers
qui ont fait l’objet d’une mesure d’expulsion, d’ITF ou d’un APRF ». Par-
tant du constat que le temps de détention n’est quasiment jamais utilisé pour
procéder à l’identification de l’étranger sans papiers, le ministre de l’inté-
rieur demande aux services des préfectures de repérer systématiquement les
étrangers écroués dans les établissements du département qui sont suscep-
tibles de faire l’objet d’une expulsion ou qui sont en situation irrégulière, et
d’entrer en contact avec le greffe de la prison pour identifier les étrangers,
en utilisant tous les indices tels que cartes de sécurité sociale, permis de
conduire, mais aussi audition des étrangers par des spécialistes des dialectes
afin de discerner leur origine géographique (circulaire du 10 mars 1994).

Cette préoccupation trouve un écho du côté du ministre de la justice qui,


dans une circulaire du 26 septembre 1995 adressée aux Parquets, insiste lui
aussi sur la nécessité d’une coordination entre préfectures et établissements
pénitentiaires. Mieux encore : constatant que le délai de rétention est insuf-
fisant pour reconstituer l’identité et l’origine de l’étranger, et que c’est là la
cause du faible taux de reconduites à la frontière exécutées, le ministre in-
vite les procureurs à poursuivre sur le fondement de l’article 19 de l’ordon-
nance de 1945 [3] et à requérir une peine d’emprisonnement ferme plutôt
que de recourir à la procédure de reconduite, le temps d’emprisonnement
étant mis à profit pour mener à bien la procédure d’identification des inté-
ressés.

Dans cette perspective ont été créées (circulaire interministérielle du 27 oc-


tobre 1995) des cellules régionales de coordination et de suivi des étrangers
incarcérés pour permettre la signalisation systématique des personnes sans
titre d’identité. Ont également été signés, en application de la circulaire
conjointe justice/intérieur du 18 mai 1999, des protocoles entre le préfet, le
procureur de la République et le directeur régional des services péniten-
tiaires, toujours dans le but de permettre que la durée de détention soit mise
à profit pour établir la nationalité et l’identité du détenu.

Ces recommandations sont réitérées et complétées à plusieurs reprises : côté


Intérieur, la circulaire du 22 octobre 2003 rappelle la nécessité d’appliquer
les protocoles prévus par la circulaire précédente ; côté Justice, la circulaire
du 21 janvier 2004 demande aux services de l’administration pénitentiaire

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de renforcer la coopération avec les services responsables de la police des
étrangers, notamment en signant des protocoles dans les départements où il
n’en existe pas encore, et leur rappelle leurs obligations : information de la
préfecture dès l’incarcération d’un étranger, communication des pièces et
documents comprenant des éléments d’identification et de nationalité, y
compris originaux des documents d’identité ou de voyage conservés par les
services pénitentiaires, afin que les préfectures en vérifient l’authenticité, si-
gnalement de la date d’élargissement des détenus étrangers.

L’obtention de laissez-passer consulaires

L’absence de document transfrontière constitue une des principales causes


d’échec de la mise en œuvre des décisions d’éloignement. Le ministre rap-
pelle donc la nécessité d’établir « des relations suivies avec les autorités
consulaires » en saisissant « toute occasion de les renforcer », et d’engager
le plus tôt possible les procédures de reconnaissance (voir article p. 31), no-
tamment pour les étrangers détenus (circulaire du 16 avril 2002). Dans le
cadre du renforcement de l’aide à apporter aux préfectures, la circulaire
du 22 octobre 2003 annonce la création d’une cellule centrale opération-
nelle d’éloignement qui jouera le rôle d’intermédiaire entre les préfectures
et les consulats en vue d’améliorer le taux de délivrance des laissez-passer
consulaires, notamment avec certains consulats réputés peu coopératifs.

Eloignement : mode d’emploi

1. Circulaire du ministre de l’intérieur du 4 février 1994 : « Moyens de


transport pour l’éloignement des étrangers. Éloignement par voie aé-
rienne, maritime et terrestre pour toute destination ».
2. Circulaire du ministre de l’intérieur du 10 mars 1994 relative à l’éloi-
gnement des étrangers en situation irrégulière.
3. Circulaire du ministre de l’intérieur du 16 mai 1995 : « Préparation de
l’exécution des mesures d’éloignement ».
4. Circulaire du ministre de la justice du 26 septembre 1995 adressée aux
parquets, « concernant l’autorité judiciaire et la lutte contre l’immi-
gration clandestine ».
5. Circulaire conjointe des ministres de la justice et de l’intérieur
du 18 mai 1999 : « Amélioration de la coordination entre les établisse-

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ments pénitentiaires et les services du ministère de l’intérieur pour la
mise en œuvre des mesures d’éloignement des étrangers du territoire
français ».
6. Circulaire du ministre de l’intérieur du 11 octobre 1999 concernant
l’éloignement des étrangers en situation irrégulière.
7. Circulaire du ministre de l’intérieur du 16 avril 2002 concernant la dé-
livrance des laissez-passer consulaires aux étrangers à l’encontre des-
quels est engagée un procédure d’éloignement du territoire français.
8. Circulaire du ministre de l’intérieur du 22 octobre 2003 : « Améliora-
tion de l’exécution des mesures de reconduite à la frontière ».
9. Circulaire du ministre de la justice du 21 janvier 2004 : « Amélioration
de la coordination entre les établissements pénitentiaires et les ser-
vices du ministère de l’intérieur pour la mise en œuvre des mesures
d’éloignement des étrangers du territoire français ».

Au-delà de ces points qui reviennent de façon récurrente, on trouve aussi


dans les circulaires des détails presque cocasses portant sur des questions
d’intendance, telles la recommandation aux personnels d’escortes de se mu-
nir des titres de voyage et des visas nécessaires et de se faire vacciner (cir-
culaire du 4 février 1994) ou l’incitation à résoudre la question des bagages
des étrangers reconduits qui doivent « être impérativement mis à la disposi-
tion de l’éloigné le jour de l’embarquement », moins par souci du bienêtre
ou des droits de l’intéressé que par souci d’efficacité, puisque l’absence des
bagages est très fréquemment invoquée lors des refus d’embarquement, et
que les parquets prescrivent alors le plus souvent la mise en liberté (circu-
laire du 16 mai 1995).

Des actes de discours

Il ne faut pas oublier, toutefois, qu’au-delà de leur contenu explicite et de


leur fonction opérationnelle, les circulaires sont aussi des actes de discours.
D’abord en ce qu’elles s’inscrivent dans une stratégie discursive et qu’elles
visent, comme on l’a relevé, à remobiliser les fonctionnaires des préfectures
ou de la police et de la gendarmerie ou à frapper l’opinion publique, lors-
qu’elles s’accompagnent d’une médiatisation adéquate (voir la circulaire
Chevènement du 11 octobre 1999 ou la dernière circulaire Sarkozy).

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Discours aussi en ce qu’elles ne nous renseignent pas sur la réalité des pra-
tiques, sauf en creux, dans la mise en lumière des dysfonctionnements
constatés et auxquels elles tentent de remédier. Elles restent en particulier
étrangement silencieuses sur deux aspects capitaux de la pratique de l’éloi-
gnement : l’usage de la force, d’une part, le recours aux charters, de l’autre
(bien que les statistiques officielles mentionnent désormais le nombre de
personnes éloignées « au moyen de vols groupés, organisés dans des condi-
tions commerciales normales »). Ce « blanc » pudique contraste avec la
franchise des textes adoptés au niveau européen : on pense notamment à
l’annexe très détaillée « sur les mesures de sécurité à prendre pour les opé-
rations communes d’éloignement par voie aérienne » [4] qui accompagne la
décision du Conseil relative à l’organisation de charters, adoptée en
juin 2004 (voir p. 9) ; ou encore aux normes du CPT (Comité pour la pré-
vention de la torture) qui a consacré une partie de son rapport pour 2003 à
la question de l’éloignement par voie aérienne, notamment sous l’angle de
l’usage de la force (voir p. 8).

Comme tout discours, enfin, les circulaires donnent à voir la réalité à tra-
vers un prisme – un prisme qui, en l’espèce, gomme les aspects de cette réa-
lité qui pourraient choquer et anesthésie le sentiment de malaise ou d’indi-
gnation qu’elle pourrait susciter. Fondée sur des lois et des décrets, détaillée
par des circulaires, mise en œuvre par des structures créées à cet effet, la
politique d’éloignement apparaît comme une tâche parmi d’autres d’une ad-
ministration bureaucratique, aussi évidente et légitime que les autres ; la
description précise et objective des procédures à suivre, la sécheresse des
chiffres, cette comptabilité brute qui consiste à rappeler que « au cours des
deux premiers mois de 2004, par rapport à la même période de 2003, le
nombre des personnes étrangères, en situation irrégulière en France et re-
conduites dans leurs pays, a augmenté de 37,84 % » [5] finit par faire ou-
blier que c’est d’hommes, de femmes, d’enfants qu’il s’agit. ?

Des normes du Comité de prévention de la torture...

Le Comité de prévention de la torture (CPT), organe du Conseil de


l’Europe, a développé un certain nombre de normes relatives aux per-
sonnes privées de liberté. Dans son 13° rapport général, publié en 2003,
une partie est consacrée à « L’éloignement d’étrangers par la voie aé-

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rienne ». Nous en présentons des extraits ci-dessous.
31. Le CPT reconnaît que faire quitter le territoire d’un État à un étranger
qui fait l’objet d’un ordre d’éloignement et qui est déterminé à rester se ré-
vélera souvent une tâche difficile et stressante. Il apparaît en outre claire-
ment, que les opérations d’éloignement d’étrangers par la voie aérienne pré-
sentent un risque manifeste de traitement inhumain et dégradant. [...]
33. L’une des questions cardinales qui se pose lors d’une opération d’éloi-
gnement est, à l’évidence, celle de l’utilisation de la force et des moyens de
contrainte par les personnels d’escorte. Le CPT reconnaît qu’à l’occasion,
ces personnels sont contraints de recourir à la force et aux moyens de
contrainte pour procéder avec succès à l’opération d’éloignement ; toute-
fois, la force employée et les moyens de contrainte utilisés devraient être li-
mités à ce qui est strictement nécessaire. Le CPT se félicite que, dans cer-
tains pays, l’utilisation de la force et des moyens de contrainte lors des pro-
cédures d’éloignement fasse l’objet d’un examen détaillé, sous l’angle des
principes de légalité, de proportionnalité et d’opportunité.
34. La question de l’usage de la force et des moyens de contrainte se pose
dès l’opération d’extraction de l’étranger retenu de la cellule où il a été pla-
cé, en attente de son éloignement. A cet égard, les techniques utilisées par
les personnels d’escorte pour immobiliser une personne à laquelle des
moyens de contrainte physiques – comme des menottes en acier ou des me-
nottes plastiques (« plastic strips ») – sont appliqués, doivent faire l’objet
d’une attention particulière. L’étranger retenu sera, dans la majorité des cas,
en pleine possession de ses capacités physiques, et pourra, le cas échéant,
résister avec violence au menottage. Dans les situations où une résistance
est rencontrée, le personnel d’escorte aura habituellement recours à une im-
mobilisation totale de l’étranger au sol, face contre terre, afin de lui passer
les menottes aux poignets. Le maintien de l’étranger dans une telle position,
qui plus est avec du personnel d’escorte apposant son poids sur diverses
parties du corps (pression sur la cage thoracique, genoux dans les reins, blo-
cage de la nuque) après qu’il se soit débattu, présente un risque d’asphyxie
posturale.
Un risque similaire prévaut lorsque l’intéressé, placé dans le siège de
l’avion, se débat et que le personnel d’escorte, en utilisant la force, l’oblige
à se plier vers l’avant, tête entre les genoux, comprimant ainsi fortement la
cage thoracique. Dans certains pays, la pression exercée pour obtenir un tel
plié avant complet (« double plié ») dans le siège passager est, en principe,

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proscrite et cette méthode d’immobilisation ne peut être utilisée que si elle
s’avère réellement indispensable pour l’exécution d’une mesure précise,
brève et autorisée, comme le placement, le contrôle ou l’enlèvement de me-
nottes, et ce pour la durée strictement nécessaire à l’exécution de cette me-
sure.
Le CPT a quant à lui clairement indiqué que l’utilisation de la force et/ou de
moyens de contrainte susceptibles de provoquer une asphyxie posturale ne
devrait constituer qu’un ultime recours et qu’une telle utilisation, dans des
circonstances exceptionnelles, doit faire l’objet de lignes directrices, afin de
réduire au minimum les risques pour la santé de la personne concernée.
36. [...] le CPT a systématiquement recommandé l’interdiction absolue de
l’utilisation de moyens susceptibles d’obstruer, partiellement ou totalement,
les voies respiratoires (nez et/ou bouche). Des incidents graves survenus ces
dix dernières années dans différents pays, lors d’opérations d’éloignement
d’étrangers, ont mis en évidence les risques considérables que présente pour
la vie des personnes concernées, l’utilisation de ces méthodes (bâillonnage
de la bouche et/ou du nez avec du sparadrap, utilisation d’un coussin ou
d’un gant rembourré placés sur le visage, compression du visage dans le
dossier du siège précédent, etc.).
38. [...] De l’avis du CPT, aucune considération de sécurité ne peut être in-
voquée pour justifier le port d’un masque par les personnels d’escorte lors
des opérations d’éloignement. Une telle pratique est hautement indésirable,
car elle pourrait rendre très difficile l’examen des responsabilités en cas
d’allégations de mauvais traitements.
Le CPT a également les plus grandes réserves s’agissant du recours aux gaz
incapacitants ou irritants pour maîtriser un détenu récalcitrant afin de l’ex-
traire de sa cellule, lors de son transfèrement vers l’avion. L’utilisation de
tels gaz dans des lieux très confinés, comme une cellule, présente des
risques manifestes pour la santé à la fois de l’étranger retenu et du person-
nel impliqué. Les personnels en question devraient être formés à d’autres
techniques de contrôle (comme, par exemple, des techniques de contrôle
manuel ou l’utilisation de boucliers) pour l’immobilisation d’un détenu ré-
calcitrant.
40. Lors de nombreuses visites, le CPT a recueilli des allégations relatives à
l’injection de médicaments avec effets tranquillisants ou sédatifs aux étran-
gers retenus, destinée à favoriser le bon déroulement de l’opération d’éloi-
gnement. Cela dit, il a également noté que certaines instructions en la ma-

13
tière prohibaient l’administration, contre la volonté de la personne concer-
née, de calmants ou d’autres médicaments en vue de la maîtriser. Le CPT
est d’avis que l’administration de médicaments à une personne faisant l’ob-
jet d’un ordre d’éloignement doit toujours être effectuée sur la base d’une
décision médicale, prise dans chaque cas particulier. Hormis des circons-
tances exceptionnelles clairement et strictement définies, une médication ne
devrait être administrée qu’avec le consentement éclairé de la personne
concernée.
Extrait du 13e rapport général (CPT/Inf (2003) 35

... aux « orientations » de l’Union européenne

La décision du Conseil relative à l’organisation de charters, adoptée en


juin 2004, est complétée par une annexe qui organise concrètement les
conditions de l’éloignement des étranger
1. PHASE PRECEDANT LE RETOUR
Chaque État membre participant veille à ce que les personnes qu’il souhaite
renvoyer soient dans un état de santé approprié, qui autorise, légalement et
dans les faits, à procéder en toute sécurité à un éloignement par voie aé-
rienne. […] L’État membre organisateur se réserve le droit de refuser l’ac-
cès au vol à toute personne présentant un problème médical tel que son re-
tour ne serait pas conforme aux principes de sécurité et de dignité. […]
Règles applicables aux escortes
Lorsque l’État membre organisateur assure l’escorte de l’ensemble des per-
sonnes à renvoyer, chaque État membre participant place à bord de l’avion
au moins deux de ses représentants, avec pour mission de remettre les per-
sonnes renvoyées par cet État aux autorités locales du pays de destination.
Lorsque l’État organisateur n’assure l’accompagnement que des personnes
qu’il renvoie lui-même, les autres États membres participants fournissent
une escorte pour les personnes qu’ils renvoient.
[...] Les escorteurs ne sont pas armés. Ils peuvent être en tenue civile. Leur
tenue doit comporter un signe distinctif permettant leur identification. Les
autres accompagnateurs dûment accrédités sont également porteurs d’un
signe distinctif.
[...] Le nombre d’escorteurs est déterminé au cas par cas après analyse des
risques potentiels et consultation mutuelle. Il est recommandé, dans la plu-
part des cas, qu’il soit au moins égal au nombre de personnes renvoyées se

14
trouvant à bord. [...]
2. PHASE PRECEDANT LE DEPART DANS L’AEROPORT DE DE-
PART OU L’AEROPORT D’ESCALE

Les personnes renvoyées devraient être informées sur la mise en œuvre


de l’opération d’éloignement et averties qu’il est dans leur intérêt de
coopérer pleinement avec les escorteurs. Il doit leur être indiqué claire-
ment qu’aucun comportement perturbateur ne sera toléré, et que ce
type de comportement ne conduira pas à l’annulation de l’opération
d’éloignement.
L’État membre organisateur prévoit une zone de sécurité au sein de
l’aéroport de départ, afin d’assurer un rassemblement discret et un em-
barquement en toute sécurité des personnes renvoyées. Cette zone sert
aussi à sécuriser l’arrivée des avions d’autres États membres transpor-
tant des personnes renvoyées qui doivent rejoindre le vol charter com-
mun. […]
L’État membre sur le territoire duquel l’opération d’éloignement est
exécutée exerce tous les pouvoirs souverains dont il est investi (me-
sures coercitives, par exemple). Les pouvoirs des escorteurs des autres
États membres participants se limitent à l’autodéfense.

3. PROCEDURE EN VOL
Recours à des mesures de coercition

La coercition est mise en œuvre dans le respect des droits de la per-


sonne de ceux qui sont renvoyés.
Il peut être fait usage de la coercition sur des personnes qui refusent
l’éloignement ou y opposent une résistance. Toute mesure de coerci-
tion doit être proportionnée, l’usage de la force ne devant pas dépasser
les limites du raisonnable. Il ne doit pas être porté atteinte à la dignité
ni à l’intégrité physique de la personne renvoyée. De ce fait, en cas de
doute, il y a lieu d’interrompre l’opération d’éloignement, y compris
l’utilisation de mesures de coercition légales motivée par la résistance
et la dangerosité de la personne renvoyée, suivant le principe « pas
d’éloignement à tout prix ».
Les mesures de coercition ne doivent pas compromettre ou menacer la
capacité de la personne renvoyée à respirer normalement. En cas d’uti-

15
lisation de la force comme moyen de coercition, il y a lieu de veiller à
ce que le tronc de la personne reste en position verticale et que sa cage
thoracique ne soit en aucun cas comprimée, afin que la fonction respi-
ratoire reste normale.
L’immobilisation des personnes récalcitrantes peut se faire par des
moyens qui ne portent pas atteinte à la dignité ni à l’intégrité physique.
Tous les États membres participants s’entendent sur une liste des en-
traves et autres moyens d’immobilisation autorisés, préalablement à
l’opération d’éloignement. L’utilisation de sédatifs pour faciliter l’éloi-
gnement est interdite, sans préjudice des mesures d’urgence visant à
assurer la sécurité du vol.
Tous les escorteurs doivent savoir quelles entraves et quels autres
moyens d’immobilisation sont autorisés ou interdits et recevoir des in-
formations à cet égard.
Les personnes entravées font l’objet d’une surveillance constante du-
rant tout le vol.
La décision de retirer temporairement les moyens d’immobilisation re-
lève de l’autorité du responsable de l’opération ou de son adjoint.

Personnel médical

Un médecin au moins devrait être présent sur chaque vol charter com-
mun.
Seul le médecin peut, après un diagnostic médical précis, administrer
des substances médicamenteuses aux personnes renvoyées. Les médi-
caments nécessaires aux personnes renvoyées durant le vol doivent se
trouver à bord.

Décision du Conseil de juin 2004 « relative à l’organisation de vols com-


muns pour l’éloignement, à partir du territoire de deux États membres ou
plus, de ressortissants de pays tiers faisant l’objet de mesures d’éloigne-
ment ». ANNEXE – Orientations communes sur les mesures de sécurité à
prendre pour les opérations communes d’éloignement par voie aérienne

Notes

[1]

16
Chiffres reproduits d’après le rapport Mariani sur la loi Sarkozy (DOC
AN n° 949, 18 juin 2003, p. 17).
[2]
Les indications contenues dans cette circulaire ne correspondent pas ou
plus nécessairement aux pratiques effectives : voir sur ce point l’inter-
view du commissaire principal de la PAF, dans ce numéro, p. 10.
[3]
L’article 19 définit le délit d’entrée et/ou de séjour irrégulier, punis-
sable d’un an d’emprisonnement et de trois ans d’interdiction du terri-
toire.
[4]
Décision du Conseil relative à l’organisation de vols communs pour
l’éloignement, à partir du territoire de deux États membres ou plus, de
ressortissants de pays tiers faisant l’objet de mesures d’éloignement.
Voir aussi « Consensus autour de Charters », Plein droit n° 59-60,
mars 2004, p. 54
[5]
Communiqué officiel du ministère de l’intérieur, accessible sur le site.

17
« Se donner les moyens de sa politique » — Natha-
lie Ferré
Gisti – Quel est le rôle de la police aux frontières en matière d’éloigne-
ment ?

Yvon Carratero – Il existe deux formes d’éloignement qui déterminent l’or-


ganisation des services. La procédure dite de non-admission relève de la di-
rection immigration, dont je suis le responsable. Il s’agit alors de renvoyer
les personnes non admises à séjourner en France – dites INAD – vers le
pays de dernière escale. Notre mission principale est de parvenir, en vingt
jours, à les éloigner [1]. L’autre procédure vise les personnes déjà en France.
Elle est gérée par la direction centrale, et plus précisément par l’UNESI –
unité nationale d’escorte des étrangers en situation irrégulière – rattachée à
la PAF. Cent trente agents n’y font que de l’escorte. Il faut dire que près de
70 % des étrangers éloignés passent par Roissy. Cela nécessite une logis-
tique importante. Aussi tous les services procédant à une mesure de départ
forcé peuvent aider à sa mise en œuvre effective, notamment en fournissant
une escorte.

De votre point de vue, a-t-on enregistré ces derniers temps une aug-
mentation des mesures d’éloignement ?

Pour moi, le niveau des reconduites – entendu comme toute mesure de dé-
part forcé prononcée à l’encontre d’un étranger déjà en France (arrêté pré-
fectoral de reconduite à la frontière, arrêté d’expulsion et interdiction du
territoire français) – est relativement stable. En revanche, j’ai constaté une
baisse du nombre des non-admissions.

Comment s’organise concrètement le départ ?

On reçoit de la division centrale de la PAF un télégramme nous informant


de l’arrivée d’une escorte et un point de rendez-vous est ainsi fixé quelques
heures avant l’embarquement. Conformément à l’organisation des services
dont je vous ai parlé en commençant, la division immigration fournit une
escorte uniquement pour les personnes non admises. Elle se charge égale-

18
ment d’informer la police du pays de destination de l’arrivée des escortés et
entend s’assurer, lorsque des mineurs sont concernés, de la présence de
membres de famille pour les accueillir.

Pour l’autre procédure, l’escorte est constituée soit par l’UNESI, soit par la
direction qui a procédé à l’interpellation. A Paris, c’est souvent le service
des renseignements généraux de la préfecture de police. Nous recevons très
peu d’informations sur les personnes éloignées car l’aéroport ne constitue
qu’un point de passage ; en gros seule l’identité et les raisons du départ for-
cé sont données. Ce sont les escorteurs qui disposent du fond du dossier. En
attendant d’être embarqués, les étrangers sont placés dans un local de police
se trouvant sur la plate-forme aéroportuaire. Ils sont installés dans l’avion
deux heures avant le décollage et avant l’arrivée des passagers. Le place-
ment dans l’avion est indifférent, étant entendu que les sièges de devant de-
meurent libres pour les questions de sécurité.

Pouvez-vous nous parler des refus d’embarquement ? Où sont-ils


constatés ?

Les refus d’embarquement sont constatés sur place, à l’aéroport. Avec la


présence d’escorteurs, c’est rare, à condition de ne pas dépasser des limites
raisonnables. C’est le cas, par exemple, lorsque la personne se roule par
terre, crie et se débat. Ce sont les agents de l’escorte qui établissent le rap-
port détaillé constatant le refus d’embarquement et donc l’infraction. Un of-
ficier de police judiciaire intervient alors immédiatement, et la personne se
retrouve en garde à vue avec respect des droits de la défense. Elle est pré-
sentée au parquet de Bobigny et écope – c’est généralement le tarif – de
deux mois d’emprisonnement. Certaines personnes peuvent être « spécia-
listes » des refus d’embarquement, mais tout le monde finit par se lasser…

Le recours aux escortes semble être un maillon essentiel dans la mise en


œuvre effective de l’éloignement. Est-ce systématique ?

La présence d’escorteurs est très fréquente sur les reconduites à la frontière


(quelle que soit la mesure prononcée). C’est assez logique puisque les per-
sonnes ne veulent pas partir de France où elles ont construit ou commencé à
construire leur vie.

19
En revanche – et c’est là la principale différence entre les deux procédures
évoquées plus haut – pour les non-admissions, le recours à une escorte est
rare (10 % des cas). Les personnes ne sont pas dans le même état d’esprit :
elles ont tenté leur chance, ont perdu et acceptent de repartir. C’est seule-
ment après deux ou trois refus de monter dans l’avion que je mettrai en
place une escorte. Pour moi, il s’agit d’un recours ultime pour réussir l’éloi-
gnement. Au début, on essaie de convaincre. Si le délai est court – concrète-
ment s’il y a peu d’avions sur la destination –, c’est à la deuxième présenta-
tion à l’avion que je fais appel à des escorteurs. Chez les étrangers non ad-
mis à entrer en France, il y a davantage de résignation, ce qui n’empêche
pas parfois le désespoir notamment à cause de l’endettement produit par le
coût du voyage. Les « éloignés » sont plus revendicatifs et donc plus diffi-
ciles à reconduire. Comme je l’ai dit, c’est compréhensible car directement
lié avec le nombre d’années passées en France.

En principe, il y a trois agents escorteurs pour un escorté. Deux sont direc-


tement chargés de la maîtrise de la personne éloignée. Le troisième – le
chef de mission – est libre. Son rôle est de jouer l’interface avec les passa-
gers et le commandant de bord. S’il y a trois personnes à reconduire, six
agents sont occupés à leur maîtrise, et sont « chapeautés » par un chef de
mission et ainsi de suite. Ce dernier a en charge la pédagogie avec les pas-
sagers, et entre en contact avec les policiers locaux, déjà avertis. Les poli-
ciers français ne restent pas sur place : sur les petites distances, ils font l’al-
ler-retour.

L’éloignement par avion ne présente-t-il pas des inconvénients, notam-


ment en raison du pouvoir reconnu au commandant de bord ?

Non, pas vraiment. Il existe un moment très délicat : l’embarquement pro-


prement dit. Une fois que les portes se ferment, on n’enregistre générale-
ment plus de problème. C’est souvent en montant dans l’avion que les per-
sonnes deviennent agitées ; elles peuvent aussi tenter de mobiliser les passa-
gers. L’équipage est, quant à lui, informé de la présence d’étrangers non-ad-
mis ou reconduits plusieurs heures avant le décollage, qu’il y ait ou non une
escorte. Il est averti aussi des difficultés éventuelles. L’objectif est alors de
dissiper les ambiguïtés. Le commandant de bord discute avec les escorteurs,
mais pas avec les escortés ; il est « maître à bord » en ce qui concerne seule-

20
ment la sécurité du vol. Il peut ainsi tout à fait demander le débarquement
de la personne. Il peut y avoir, à cet égard, confusion entre la notion de sé-
curité et les contraintes commerciales. Les commandants de bord utilisent
parfois comme argument, pour s’opposer à la présence d’étrangers recon-
duits, le risque de mobilisation des passagers en leur faveur susceptible de
générer des agitations dans l’avion. C’est là où le chef de mission inter-
vient : dans 90 % des cas, sa présence permet de désamorcer les conflits.

Il est normal que les passagers s’inquiètent du sort des personnes et s’inter-
rogent. Les questions posées au chef de mission sont souvent guidées par la
peur – les êtres humains sont assez égoïstes. L’objectif est alors de les ras-
surer, de leur expliquer que ces étrangers ne sont pas des dangereux malfai-
teurs. Il s’agit tout simplement de rétablir la vérité.

Les personnes directement intéressées sont-elles aussi informées de leur


sort ?

L’agent de mission les prend en charge et leur explique ce qui va se passer,


notamment au moment où elles sont installées dans le local de la plate-
forme aéroportuaire. On sait que la montée sur la passerelle de l’avion est
particulièrement délicate, certains escorteurs l’ayant descendue sur le dos.
Aussi, l’agent de mission va expliquer à la personne concernée qu’elle peut
monter et s’installer librement et dignement dans l’avion. Mais, dès lors
qu’elle se débat, et qu’elle met en danger sa vie et celle des agents escor-
teurs, le chef de mission peut, à sa libre appréciation, décider de recourir à
des moyens de contrainte. On utilise des bandes velcro assez larges pour ne
pas blesser, et placées à hauteur des genoux, ou encore des menottes en tex-
tile, moins blessantes et plus discrètes. Tout est retiré dans l’avion quand les
gens se calment. Je voudrais ici préciser que les escorteurs sont toujours en
civil, là encore par discrétion.

Et contre les cris, quels moyens utilise-t-on ?

Il n’y en a pas.

Existe-t-il des dispositifs particuliers pour les femmes et les enfants ?

21
L’ordonnance de 1945 traite pareillement les hommes et les femmes. Aussi,
nous ne faisons pas de différence. Face à une femme avec un ou des en-
fants, on recherchera des escorteurs femmes. Il y a assez peu de femmes re-
conduites ; en revanche, les cas de femmes non admises sont plus fréquents.

Les policiers qui sont chargés d’escorter bénéficient-ils d’une forma-


tion spécifique ?

Oui. A Gif-sur-Yvette (centre de formation de la police), il existe une for-


mation particulière comprenant deux volets : un volet psychologique pour
mieux comprendre, appréhender et gérer les escortés, et un volet technique
où il s’agit de maîtriser les gestes sûrs pour éviter les problèmes avec des
mises en situation et des cas pratiques. La formation, qui dure environ
quinze jours, est obligatoire pour les chefs de mission. C’est à la suite d’ac-
cidents dramatiques que ces formations ont été mises en place. Je dois dire
que depuis deux ans, je n’ai à faire état d’aucun problème. De la même fa-
çon, la meilleure préparation des escorteurs a eu pour effet de quasiment
faire disparaître les refus des commandants de bord d’embarquer des étran-
gers éloignés. Globalement, les embarquements se passent sereinement.

Comment se passent les négociations avec les compagnies aériennes ?

Pour les reconduits à la frontière, c’est le bureau « éloignement » de la di-


rection centrale de la PAF qui s’en occupe. La Compagnie des wagons-lits
sert d’intermédiaire et agit comme prestataire de services en réservant les
places d’avion. En tout état de cause, c’est l’Etat qui paie. Il existe des quo-
tas par avion, en général trois personnes. Des accords ont été passés avec
Air France portant sur le ratio escorteurs/escortés.

En revanche, il n’est pas question de quota pour les INAD puisque ce sont
les compagnies aériennes qui ont acheminé les personnes démunies de visas
ou ne remplissant pas les conditions d’entrée en France qui sont respon-
sables [2]. Ces personnes sont bloquées à la sortie des avions, et les compa-
gnies par lesquelles elles sont venues doivent les renvoyer d’où elles
viennent. Nous pouvons même exiger de ces compagnies qu’elles dé-
barquent des passagers payants pour prendre à leur bord des étrangers non
admis.

22
Que pensez-vous des rapatriements et des éloignements par « char-
ters » ?

Cela a le mérite d’être clair dès lors que la décision politique est de ren-
voyer les personnes vers leur pays d’origine ou de dernière escale. Des
vols – trois ou quatre – ont ainsi été spécialement affrétés pour des INAD
vers le Sénégal et la Côte d’Ivoire. Cela s’est bien passé. A bord, il y avait
un représentant de la Croix-Rouge et un médecin. C’était il y a deux ans à
une époque où il y avait beaucoup de polémiques sur la zone d’attente, à
juste titre il faut dire car on y recensait cinq cents personnes, ce qui empê-
chait tout traitement serein des dossiers. Les vols « charters » présentent
l’avantage d’avoir un impact important sur les pays de retour et ainsi de les
responsabiliser. C’est une forme de message que la France envoie à ces
pays. Il y a quand même un côté spectaculaire qui rappelle de mauvais sou-
venirs… Lorsque l’immigration est faible, il faut revenir à des traitements
individualisés. Si, au contraire, la poussée migratoire est forte, il convient
de se donner les moyens de sa politique. ?

Notes

[1]
Article 35 quater de l’ordonnance du 2 novembre 1945.
[2]
En effet, l’article 20 bis de l’ordonnance du 2 novembre 1945 stipule
que « Est punie d’une amende d’un montant maximum de 10 000 F.
l’entreprise de transport aérien ou maritime qui débarque sur le terri-
toire français, en provenance d’un autre Etat, un étranger non ressor-
tissant d’un Etat membre de la Communauté européenne et démuni du
document de voyage et, le cas échéant, du visa requis par la loi [...] ».

23
Morts par G.T.P.I.? — Stéphane Maugendre
En d’août 1991, la France apprenait le décès de Monsieur A. entre les mains
de deux policiers dans un avion en partance pour le Sri Lanka. L’instruction
judiciaire de plusieurs années, qui s’achèvera par une relaxe des deux poli-
ciers du chef d’homicide involontaire, nous faisait découvrir l’horreur des
techniques physiques employées par les fonctionnaires chargés de l’éloi-
gnement des étrangers.

Ainsi, dans cette affaire, le réquisitoire définitif afin de renvoi par-devant le


tribunal correctionnel nous enseigne que les « services de police avaient mis
en place un dispositif renforcé afin de reconduire A., bâillonné, menotté aux
pieds, menotté également aux poignets ramenés derrière son dos, jusqu’à
son siège situé à l’arrière droit du bœing 747 où il devait prendre place, en-
cadré par [les policiers X et Y], la rangée de sièges étant dissimulée der-
rière un rideau, les isolant du reste de la carlingue et des passagers dont
l’embarquement débutait peu après 19h30 avec un certain retard.

Très surpris par le calme dont fait preuve, à cet instant A. [X]lui explique
qu’il est prêt à lui retirer la bande Velpeau utilisée comme bâillon en
échange de sa promesse de continuer à se tenir tranquille, ce à quoi le pas-
sager répond favorablement. [Y] desserre alors la bande qui vient pendre
autour du cou de A., lequel se met aussitôt à hurler et tente de quitter son
siège. A la hâte [X et Y] essaient de remettre le bâillon, sans y parvenir
correctement, tout en essayant, à l’aide de couvertures, de maintenir A. sur
son siège et ce, pendant près de 20 minutes au cours desquelles ce dernier
enchaîne des efforts considérables pour se redresser. Retenu à chaque fois
par les couvertures, d’où autant de pressions et contraintes violentes sur sa
cage thoracique avec des périodes d’insuffisance respiratoire, le tout dans
une atmosphère surchauffée ».

Précisons que les policiers ont replacé la bande Velpeau non plus sur le cou
de Monsieur A. mais sur sa bouche ou plutôt dans sa bouche tel un mors de
cheval pour se croiser sur sa nuque et revenir sur le larynx empêchant ainsi
tout mouvement de la tête. L’un des policiers indiquait à l’époque qu’ « ha-
bituellement on emploie de l’adhésif pour empêcher les reconduits de

24
crier… » et ajoutait « … mon expérience me permet de dire que nous utili-
sions assez facilement de l’adhésif qui d’ailleurs, la plupart du temps nous
était fourni par le SMU [1]. J’évalue la fréquence de cet usage à une fois
sur deux ».

Précisons également que les menottes aux chevilles de Monsieur A. étaient


particulières. En effet, les menottes de service ne peuvent s’utiliser que pour
les poignets et non pour les chevilles parce que trop petites. Ainsi, celles
utilisées dans cette affaire avaient été ramenées par un policier lors d’un
voyage aux USA. Elles présentaient en outre l’avantage de pouvoir passer
autour de la barre de fer qui se situe sous les sièges des avions. Enfin, les
couvertures étaient « destinées à maintenir A. sur son siège » comme une
sorte de cordage.

Quelques mois après cette affaire, ce sera au tour de la Belgique de décou-


vrir des pratiques identiques et l’usage du coussin (voir article p. 17).

Dés les premières lignes de son rapport annuel 2003, la commission natio-
nale de déontologie de la sécurité (CNDS), créée par la loi du 6 juin 2000,
souligne l’importante nouveauté que constituent ses saisines (pas moins de
sept) se rapportant à la police aux frontières. Depuis de nombreuses années
déjà, les mesures physiques de coercition utilisées lors de la mise à exécu-
tion des mesures d’éloignement des étrangers nous préoccupent. Mais, sou-
vent, ces préoccupations sont dépourvues de preuve et ce n’est générale-
ment qu’à l’occasion de procédures judiciaires ou administratives que nous
arrivons à confirmer nos informations.

C’est pourquoi les affaires qui ont endeuillé la fin de l’année 2002 et le dé-
but de 2003 et relatés dans le rapport 2003 sont particulièrement impor-
tantes. Il ne s’agit pas ici de mettre en cause tel ou tel fonctionnaire, mais,
comme dans l’affaire A que nous avons évoquée en introduction, de décrire
les méthodes utilisées dans le cadre des éloignements forcés, c’est-à-dire à
l’encontre d’étrangers refusant catégoriquement de quitter le territoire fran-
çais. Nous découvrirons ensuite les instructions écrites de la direction géné-
rale de la police nationale (DGPN) qui ont été prises suite au décès de ces
deux étrangers.

25
Deux morts

Tout d’abord l’affaire B [2]. Avant de le placer dans le fourgon en direction


de l’avion, les escorteurs ont menotté B. dans le dos et « l’ont immobilisé
avec des bandes velcro aux chevilles, aux jambes et au niveau du torse ».
Dans le fourgon, B. « a dû être assis de force sur le plancher du fourgon et
maintenu fermement dans cette position ». Sans être désentravé, B. « a été
hissé dans l’avion par cinq personnes ».

Un gendarme explique qu’ensuite « B a été attaché à sa place, et sa tête


était maintenue sur ses genoux… ». Un steward voyant que B. était « main-
tenu plié en avant, les policiers exerçant une pression sur chacune de ses
omoplates de sorte que la tête se trouvait au niveau de l’assise du siège de
devant » questionnait les policiers qui lui ont répondu « que cette procédure
visait à empêcher le raccompagné d’inspirer suffisamment d’air pour pou-
voir crier et prendre à partie les autres passagers… ».

De plus, et selon une hôtesse de l’air, « les fonctionnaires de police avaient


placé une couverture sur le reconduit qui était toujours en position pliée et
entièrement recouvert par la couverture. Il est resté ainsi pendant à peu
près quarante minutes ».

Cette affaire fait actuellement l’objet d’une instruction judiciaire par-devant


le tribunal de Bobigny pour coups mortels.

L’affaire H [3]. Dans l’avion, selon les policiers, pour asseoir H. qui résis-
tait et lui mettre la ceinture de sécurité, le chef d’escorte a dû faire pression
avec son genou sur sa cuisse et en appuyant sur ses épaules. Une fois assis
et ceinturé, un autre policier tenait la chaînette des menottes passées dans le
dos de H. tandis que le chef d’escorte « s’efforçait de le maintenir en posi-
tion inclinée en pesant avec le poids de son corps au niveau des épaules.
[…] Monsieur H. était plié vers l’avant, position qui permettait de le maî-
triser plus facilement, mais il se redressait constamment. Cela a duré une
quinzaine de minutes. Comme il continuait à se débattre “le chef d’escorte”
était obligé de se mettre debout et de s’appuyer sur son dos pour le faire
plier ».

26
Une hôtesse témoigne : « un des fonctionnaires était assis sur son dos, un
autre lui tenait les bras derrière, sa tête penchait dans le vide […]. [M. H]
est resté dans cette position, il criait de temps à autre mais moins fort. Cela
a duré au moins vingt minutes ». Le chef d’avion rapporte qu’« un fonction-
naire de police – parfois même les deux policiers – était assis sur son dos,
l’un des deux portant parfois la main sur la bouche du reconduit ». Enfin,
un des escorteurs précise que « la technique de pencher la personne recon-
duite en avant est une pratique habituelle des escortes… ».

Cette affaire fait actuellement l’objet d’une instruction judiciaire par-devant


le tribunal de Bobigny pour homicide involontaire.

Il n’est pas inutile de rappeler qu’un étranger qui manifeste son intention de
ne pas se soumettre à une mesure de refus d’entrer ou à une mesure d’éloi-
gnement est passible de trois années d’emprisonnement et dix années d’in-
terdiction du territoire français et donc soumis aux foudres du tribunal cor-
rectionnel, qui est systématiquement saisi.

Suite à ces deux décès, intervenus dans le cadre d’une politique migratoire
particulièrement répressive pour laquelle le ministère de l’intérieur sollici-
tait que les mesures d’éloignement du territoire français soient de plus en
plus exécutées, la DGPN adressait, le 31 janvier 2003, une note aux divers
services chargés de ces missions d’éloignement les informant de la mise en
place de formations et de l’attribution de nouveau matériel de coercition.

Un nouveau métier

C’est ainsi que la DGPN établissait, six mois plus tard, une « Instruction re-
lative à l’éloignement par voie aérienne des étrangers en situation irrégu-
lière » [4]. Y sont abordées les questions relatives aux quotas d’éloignés par
compagnie aérienne, aux documents et aux tenues vestimentaires des éloi-
gnés et des policiers, aux fouilles, à la mise en place d’un superviseur char-
gé de seconder le chef d’escorte, aux relations avec l’équipage et les autori-
tés étrangères, aux instructions durant le vol et à l’arrivée à l’étranger, au
charter dit « vol affrété ».

27
Dès l’introduction, l’objectif poursuivi est clair : « la mise en œuvre effec-
tive des mesures d’éloignement des étrangers en situation irrégulière est
l’un des piliers de la politique gouvernementale de maîtrise des flux migra-
toires par la lutte » en précisant que « l’éloignement constitue un axe d’ac-
tion fondamental de répression et de prévention de la pression migratoire
illicite ».

Et, logiquement, l’escorte des éloignés devient « un nouveau métier de po-


lice » nécessitant une spécialisation et une formation des personnels d’es-
corte « en raison de la diversité des paramètres intervenant dans une telle
mission : reconduite individuelle ou groupée, comportement de l’éloigné,
attitude des autres acteurs, connaissance du milieu aérien, contact avec les
services étrangers… ».

Ce nouveau métier implique tout d’abord un recrutement spécifique. Pour


faire partie de l’Unité nationale d’escorte, de soutien et d’intervention
(UNESI) les candidats doivent passer une visite médicale, avoir un entretien
avec un jury (composé du chef de service, d’un psychologue et de deux es-
corteurs confirmés), se soumettre à une épreuve de « gestes techniques pro-
fessionnels en intervention » (GTPI) et à un test d’anglais.

Vient ensuite la formation préalable qui consiste d’abord à suivre deux mo-
dules. Le premier (cinq jours) a pour objet d’aborder les aspects politiques,
organisationnels, techniques, médicaux et relationnels de la mission d’éloi-
gnement des étrangers du territoire français – le quatrième jour étant entiè-
rement consacré à l’actualisation des GTPI spécifiques à l’éloignement, et
le cinquième jour à la formation aux gestes de premiers secours. Le
deuxième module, de deux jours, (soit douze heures) est consacré exclusi-
vement aux GTPI d’escorte. Ces deux modules sont suivis d’un recyclage
trimestriel obligatoire d’une demi-journée.

Cette instruction précise que « seuls les matériels actuellement en dotation


administrative (menottes textiles de préférence ou métalliques en cas de né-
cessité, bandes de type “velcro” et en tant que de besoin la ceinture d’im-
mobilisation) doivent être utilisés » et que « toute forme de bâillonnement
est strictement prohibée ». Elle précise également que le policier doit utili-
ser « la coercition proportionnellement à la résistance opposée afin de maî-
triser la personne avec discernement ». Très concrètement, le « recours à la

28
technique de contrainte et de régulation phonique, dont la mise en œuvre
de 3 à 5 secondes ne peut excéder 5 minutes, constitue l’ultime moyen à
mettre en œuvre avant de constater un refus d’embarquement, un éloigne-
ment ne devant pas être exécuté à n’importe quel prix ». Et l’instruction
poursuit : « afin de prévenir les risques médicaux dus à l’état d’excitation
de l’éloigné et à son maintien dans l’avion, la pratique des gestes non ré-
glementaires, notamment la compression du thorax, le pliage du tronc et le
garottage des membres est strictement prohibée. A l’inverse, le policier es-
corteur veille à s’hydrater et faire boire régulièrement l’éloigné, à lui relâ-
cher les sangles et à faire dégourdir toutes les heures les membres infé-
rieurs ».

Deux fiches techniques sont consacrées aux moyens de coercition à utiliser.


L’une concerne la technique de contrainte et de régulation phonique. Cette
technique consiste, pour le policier, à faire passer son bras derrière la nuque
du reconduit pour revenir devant la gorge en saisissant le vêtement de ce
dernier, tandis que le second bras vient fermer cette boucle ou cette « clef
d’étranglement » sur la face latérale du cou et que le front de l’escorteur ap-
puie sur la tempe de l’éloigné. Il est indiqué que cette technique déstabilise
physiquement par la modification des repères sensoriels, diminue la résis-
tance par les forces exercées sur la tête et le cou et réduit les capacités à
crier par la régulation phonique, mais que les risques d’atteintes trauma-
tiques sont la détresse ventilatoire et/ou circulatoire, la défaillance de l’or-
ganisme et le risque vital.

L’autre fiche décrit la ceinture de contention, sorte de ceinturon d’où


partent, au niveau des hanches, deux liens réglables venant entraver les poi-
gnets, en réalité une sorte de camisole de force améliorée en ceinture.

La procédure d’embarquement proprement dite est décrite dans ses diffé-


rentes étapes : le placement de l’étranger à l’arrière de l’avion, après le pas-
sage dans une zone réservée ou une passerelle arrière, avec repérage préa-
lable des sièges et leur préparation, l’installation sur ces sièges, la fixation
de la ceinture de sécurité, l’isolement des étrangers éloignés entre eux et
vis-à-vis des passagers. La DGPN conclut ces descriptions en indiquant
« d’une façon générale, en cas de graves difficultés (cris, hurlements, vio-
lences…), le superviseur en accord avec le chef d’escorte, décidera d’inter-

29
rompre la mesure d’éloignement. Les escorteurs doivent toujours garder à
l’esprit que la mesure d’éloignement ne doit pas être exécutée à n’importe
quel prix ».

Faisons un petit arrêt image sur l’étranger refusant catégoriquement de se


soumettre à une mesure d’éloignement au moment de son embarquement. Il
est attaché par des bandes velcro faisant plusieurs tours autour de ses che-
villes et de ses jambes, ses mains et ses bras sont entravés soit par les me-
nottes associées encore à des bandes velcro soit par la ceinture de conten-
tion. Pour monter les marches de la passerelle arrière, il est porté par trois
policiers, face au sol, deux le soulevant chacun par un bras et le troisième
tenant en l’air la bande velcro entravant les chevilles. Arrivé sur le siège de
l’avion, la sangle abdominale de sécurité est ajoutée aux précédentes en-
traves. Et si ce saucissonnage ne suffit pas, on lui applique la technique de
contrainte et de régulation phonique, dont on a compris qu’elle n’est pas
sans danger.

Vers plus de violences physiques ?

On comprend néanmoins que les services de l’Etat puissent encore en venir


à ces extrémités à la lecture de la conclusion de l’instruction.

« L’éloignement est un enjeu décisif de la politique de maîtrise des flux mi-


gratoires conduite par la France et les pays européens. Outre le fait qu’elle
contribue à affirmer l’autorité de l’Etat en assurant l’exécution de ses déci-
sions, elle joue un rôle dissuasif non négligeable vis-à-vis d’émigrants po-
tentiels et constitue donc un frein, en amont de nos frontières, à l’immigra-
tion illégale. L’ampleur de la mission est considérable et les contraintes ne
manquent pas. La France est particulièrement attentive à la problématique
des retours groupés organisés notamment en liaison avec nos partenaires
européens. Ces vols groupés constituent un signal fort adressé aux pays
sources de l’immigration irrégulière et aux candidats des filières d’immi-
gration clandestines. Les qualités humaines à déployer alliées à des tech-
niques professionnelles adaptées à la réalisation de ces missions dans le
respect des droits fondamentaux de la personne humaine doivent toujours
être mises en œuvre d’une façon rigoureuse. Ce manuel à l’usage des per-
sonnels d’escorte vaut instruction permanente. »

30
Mais ce manuel, en justifiant une violence d’Etat, empêchera-t-il d’autres
morts ou blessés ou, au contraire, n’est-il pas, par la charge des responsabi-
lités politiques qu’il fait peser sur les épaules des escorteurs, un marchepied
vers plus de violences physiques ?

Espérons que l’avenir ne nous le dira pas ! ?

Notes

[1]
Service médical d’urgence.
[2]
Pages 131 à 142 du rapport de la Commission nationale de déontologie
de la sécurité (CNDS).
[3]
Pages 123 à 130 du rapport de la CNDS.
[4]
Nous n’évoquerons pas ici toutes les rubriques de cette instruction,
mais seulement celles relatives à l’éloignement forcé.

31
En Belgique : violence, opacité et déloyau-
té — Marianne Gratia, Pierre-Arnaud Perrouty
Le décès de Semira Adamu, morte étouffée en septembre 1998 dans l’avion
qui devait l’expulser vers le Togo, avait fait grand bruit et suscité une indi-
gnation légitime, bien au-delà des frontières belges. Mais d’autres cas sont
passés beaucoup plus inaperçus. En octobre 2000, un jeune Albanais, Xhev-
det Ferri, mourait dans sa cellule après une tentative d’évasion. En mars
2002, un jeune Kosovar, Bekim Tatchi, était trouvé mort dans son lit au
centre 127 bis à côté de l’aéroport de Bruxelles. Tout récemment encore, en
septembre 2004, un jeune Congolais s’est pendu au centre fermé de Merks-
plas. Ces quatre décès en cinq ans et les innombrables témoignages re-
cueillis par les associations auprès de ceux qui résistent à des tentatives
d’expulsion attestent d’un climat de violence continu.

Dans son Rapport au gouvernement belge relatif à sa visite effectuée à la fin


de l’année 2001, le Comité de prévention de la torture (CPT) soulignait que
« les opérations d’éloignements d’étrangers présentent un risque manifeste
de traitement inhumain et dégradant. Ce risque couvre aussi bien la phase
préparatoire au rapatriement que la phase du vol proprement dit » [1]. De
fait, la violence est présente à tous les stades du processus d’éloignement
des étrangers. Elle commence dans les centres fermés où, sans même évo-
quer la violence psychologique que constitue l’enfermement, des pressions
de diverses natures sont exercées sur les détenus. Pression de la part de cer-
tains services sociaux des centres qui tentent de convaincre les détenus qu’il
faut accepter la décision et partir ; pression de certaines compagnies aé-
riennes qui se rendent dans les centres pour convaincre les personnes
qu’elles ont amenées de repartir par leurs lignes afin d’éviter de se voir fac-
turer le coût – beaucoup plus important – d’une expulsion par avion mili-
taire ; pression encore des policiers dans les cellules de l’aéroport qui
tourne souvent à la violence physique ; pression enfin des policiers d’es-
corte dans l’avion. Les témoignages recueillis par les ONG qui ont accès
aux centres fermés confirment que les coups sont encore fréquents. Fré-
quents et tolérés par le système puisque, à de rares exceptions près, les poli-

32
ciers qui y ont recours ne sont jamais inquiétés, même lorsqu’un certificat
médical en atteste de manière formelle.

Violent, le processus d’éloignement est également peu transparent et voit


son opacité renforcée par les conditions de détention existant dans certains
lieux. C’est le cas du centre INAD [pour les « inadmis » NDLR] situé dans
l’enceinte de l’aéroport de Bruxelles où sont détenues les personnes qui ne
disposent pas des documents de voyage appropriés.

Une absence totale de réglementation

Aucune réglementation ne s’applique à ce lieu de détention. Hormis l’avo-


cat des étrangers concernés, personne n’est autorisé à les contacter par télé-
phone. Il arrive également que des commissariats de police détiennent ad-
ministrativement des étrangers en séjour illégal, à la demande de l’Office
des étrangers qui invoque un manque de place dans les centres fermés. Or,
les services de police ne s’estiment pas liés par la législation qui réglemente
le fonctionnement des centres : ils ne se considèrent par exemple pas tenus
de laisser le détenu rentrer en contact avec son avocat. Le détenu a le droit
de contacter une personne de confiance mais l’officier de garde dispose
d’un pouvoir discrétionnaire pour accepter ou refuser que la personne de-
mandée soit avertie.

A la violence et l’opacité du processus s’ajoute une déloyauté persistante de


l’administration. Ainsi, à la fin du mois de septembre 1999, la police de
Gand adressa une convocation à des familles tziganes, dont la famille
Conka, dans le but de compléter leur dossier relatif à leur demande d’asile.
Arrivées au commissariat, ces familles furent emmenées dans un centre fer-
mé avant d’être expulsées du territoire quelques jours plus tard. Cette af-
faire a donné lieu à un arrêt de condamnation de l’Etat belge par la Cour eu-
ropéenne des droits de l’homme, arrêt sur lequel on reviendra.

La déloyauté de l’administration se traduit également par une série de pra-


tiques qui constituent autant d’entraves à l’exercice du droit à un recours ef-
fectif contre la décision d’expulsion. Ainsi, l’avocat du détenu n’est que très
rarement informé, par le service social du centre fermé, du moment prévu
pour l’expulsion de son client. Ce dernier étant placé en cellule d’isolement

33
la veille de l’expulsion, il lui est impossible de contacter une personne exté-
rieure au centre pour l’en avertir. Lorsque, exceptionnellement, l’avocat est
informé de la date du rapatriement, c’est généralement par fax la veille du
moment prévu, à une heure avancée de la soirée.

Des expulsions se déroulent aussi régulièrement le week-end, les jours fé-


riés ou durant la période des vacances judiciaires. Une telle situation
contraint les avocats à devoir régulièrement plaider la nuit un dossier qu’ils
n’ont pas eu le temps de préparer suffisamment. Les cas de personnes ex-
traites de justesse de l’avion à bord duquel elles allaient être rapatriées, à la
suite d’une décision rendue in extremis par le Conseil d’État, ne sont pas
rares.

Autre pratique déloyale : le recours à la zone de transit. Les étrangers déte-


nus en centres fermés peuvent introduire mensuellement une demande de li-
bération devant la chambre du conseil. Il arrive que l’Office des étrangers
exécute une ordonnance de mise en liberté en « libérant » les personnes
dans la zone de transit de l’aéroport. Le ministre de l’intérieur estime en ef-
fet que, si la décision prévoit la remise en liberté de l’intéressé, elle n’im-
plique pas pour autant l’accès au territoire. Les étrangers détenus dans la
zone de transit ne peuvent donc pas en sortir sauf à prendre un vol vers leur
pays d’origine ou vers le pays par lequel ils ont transité. Ces personnes se
retrouvent ainsi confinées dans un lieu dépourvu d’infrastructure permettant
des conditions d’hygiène minimales, sans accès à un accompagnement juri-
dique et social. Les autorités policières conservent leurs documents offi-
ciels. Seuls les représentants d’un nombre limité d’organisations autorisées
par le ministre de l’intérieur et les avocats peuvent éventuellement accéder
à ce lieu, si les agents du détachement de la zone de police fédérale de l’aé-
roport les y autorisent. Quant aux parlementaires, « seuls les présidents et
les vice-présidents de la Chambre et du Sénat figurent sur la liste des per-
sonnes admises à pénétrer dans la zone de transit sans autorisation » [2].

Disparitions

Il arrive aussi que les autorités perdent la trace des personnes maintenues
dans cette zone [3]. Le 27 septembre 2003, Nicole, une Angolaise mineure,
a disparu de cette zone après y avoir été maintenue pendant dix jours. Elle

34
avait vu son avocat le 20 septembre et, depuis lors, celui-ci n’a plus pu voir
sa cliente après avoir tenté de la joindre [4]. Dans un communiqué de presse
du 1er octobre 2003, des associations mentionnent qu’avant elle, six autres
cas de personnes disparues de la zone de transit leur ont été rapportés en
moins d’un an.

Après le maintien de deux Palestiniens dans cette zone pendant une quin-
zaine de jours, qui fait l’objet d’un recours pendant devant la Cour euro-
péenne des droits de l’homme, une dizaine d’étrangers y ont été détenus
pendant plusieurs mois. Les quatre derniers d’entre eux y sont demeurés
plus de cinq mois, avant d’en être expulsés le 6 mai 2004 à l’heure où le dé-
légué du ministre de l’intérieur assurait à l’un des avocats qu’aucun éloi-
gnement n’aurait lieu tant que le médiateur fédéral n’aurait pas remis son
avis sur la situation.

Les pratiques belges d’expulsion ont fait l’objet de recours divers devant les
tribunaux. Dans l’affaire Conka, la Cour européenne des droits de l’homme
a rendu un arrêt, le 5 février 2002, qui condamne la Belgique. Le piège uti-
lisé pour convoquer les personnes afin de mieux pouvoir les priver de leur
liberté, et l’impossibilité pratique d’introduire un recours devant la chambre
du conseil, notamment parce que l’avocat avait été informé de la situation
de ses clients un vendredi à 22h30, ont été jugés incompatibles avec la
Convention européenne des droits de l’homme (art. 5 §1 et 4). Cette expul-
sion a été considérée par la Cour comme une expulsion collective d’étran-
gers, prohibée par le Protocole n° 4 additionnel à la Convention (art. 4). En-
fin, le fait que « l’administration ne soit pas tenue de surseoir à l’exécution
de la mesure d’expulsion tant que le référé d’extrême urgence est pendant,
pas même pendant un délai minimum raisonnable permettant au Conseil
d’État de statuer » [5] revient à priver l’étranger du droit à un recours effec-
tif (art. 13).

La Belgique n’a toujours pas conformé sa législation aux enseignements de


cet arrêt [6]. Aucune disposition ne stipule que l’étranger détenu ne pourra
être éloigné du territoire avant que l’instance chargée de statuer sur la léga-
lité de la détention ne se soit prononcée. Les recours qui peuvent être intro-
duits contre l’ordre de quitter le territoire, et qui pourraient constituer un
obstacle à la mise à exécution de la décision d’expulsion n’ont pas d’effet

35
suspensif de plein droit, en contravention avec l’exigence de recours effec-
tif. La possibilité pratique d’introduire un recours au Conseil d’État est en
outre souvent entravée, notamment lorsque des personnes sont expulsées
dans les heures qui suivent la réception de la décision confirmant l’irreceva-
bilité de leur demande d’asile. Pour le reste, des expulsions collectives sont
encore régulièrement pratiquées, notamment à bord de vols militaires, en
l’absence de tout contrôle sur les modalités de ces éloignements forcés.

Deux autres procès se sont déroulés à la fin de l’année 2003 avec la poli-
tique belge d’éloignement des étrangers pour toile de fond. Le premier a été
largement relayé dans les médias : il s’agit du procès des policiers respon-
sables de la mort de Semira Adamu en 1998. Le second beaucoup moins :
des membres du Collectif contre les expulsions (CCLE) étaient poursuivis
pour des faits qui dataient de la même période. Il est intéressant de com-
prendre en quoi ces deux affaires sont liées.

En 1998, la Belgique, comme d’autres pays européens, sort d’une période


de durcissement de sa législation en matière d’asile et d’immigration.
Constitué au départ d’un noyau de quelques personnes, le Collectif mène
ses premières actions au printemps 1998 : manifestations devant les centres
fermés, devant le parlement, prises de contact téléphonique avec des déte-
nus et blocages de fourgons cellulaires. Régulièrement aussi, les membres
du CCLE se rendent à l’aéroport, au comptoir d’embarquement de la com-
pagnie qui doit transporter une personne expulsée, pour informer les passa-
gers qu’ils ont le pouvoir d’empêcher l’expulsion s’ils le désirent, notam-
ment en refusant de s’asseoir tant que la personne n’est pas débarquée.
Technique simple et non-violente pour un résultat efficace : plusieurs expul-
sions échouent et l’appareil policier commence à s’intéresser de près au
Collectif.

Au même moment, une jeune Nigériane dont la demande d’asile a été reje-
tée fait l’objet de plusieurs tentatives d’expulsion. Lors d’une manifestation
devant le centre où elle est enfermée, des militants déploient une banderole
sur laquelle le numéro du Collectif est inscrit. Elle note ce numéro de loin et
le contact est établi par téléphone : elle s’appelle Semira Adamu. Dans des
lettres adressées par la suite au Collectif, Semira évoquera le durcissement
progressif à chaque nouvelle tentative d’expulsion. Ainsi, le matin de la

36
quatrième tentative, elle est réveillée à 6h30, n’a que vingt minutes pour
préparer ses affaires puis est emmenée dans une cellule de l’aéroport, pieds
et mains entravés. Elle y passe plus de trois heures et n’est embarquée dans
l’avion que peu après 11 heures. Elle crie, se débat. Six policiers et deux
membres de la sécurité de la Sabena cherchent à la faire taire : « ils pous-
saient partout sur mon corps et l’un d’eux pressait un oreiller sur mon vi-
sage. Il a presque réussi à m’étouffer » [7]. Grâce à l’intervention de passa-
gers, elle sera finalement débarquée. Le matin du 22 septembre 1998, elle
est emmenée à l’aéroport pour la sixième fois. A bord de l’avion, les poli-
ciers de l’escorte décident de lui appliquer un coussin sur le visage pour
l’empêcher de crier. Elle perd connaissance. Elle est débarquée de l’avion
dans le coma et emmenée d’urgence à l’hôpital. Elle sera déclarée morte le
soir même.

Un document à charge accablant

Il faudra attendre cinq ans pour que le procès s’ouvre au mois de dé-
cembre 2003. Le film tourné par un des policiers pendant l’expulsion est
projeté lors de la première audience dans un silence de plomb. Les images
sont insoutenables : largement diffusées dans les médias, elles ramènent
brusquement la société belge à la réalité concrète d’une politique d’expul-
sion à laquelle plus grand monde ne s’intéressait depuis cinq ans. Images
dures donc, mais aussi paradoxales.

Le premier paradoxe, c’est qu’elles sont rendues plus insoutenables par ce


qu’elles ne montrent pas. En particulier, elles ne montrent pas quand ni
pourquoi les policiers décident d’appliquer un coussin sur le visage d’une
jeune femme qui, jusque-là, d’après ce qui est donné à voir, est extrême-
ment calme, passive, presque indifférente. Elles ne montrent pas non plus le
moment où ces mêmes policiers, appliqués à peser sur son dos, ont fini par
se rendre compte qu’il y avait un « problème » – en l’occurrence, le coma
anoxique dans lequel elle sombrait depuis plusieurs minutes. Le second pa-
radoxe de ces images est de se retourner contre leurs auteurs. Car elles
étaient avant tout destinées à protéger les policiers : il fallait montrer que
l’usage de la force avait été rendu nécessaire par le comportement violent
d’une personne qui résistait à une sixième tentative d’expulsion. Or c’est
évidemment l’inverse qui se produit. Malgré leurs fort regrettables – ou op-

37
portunes – zones d’ombre, ces images constituent un document à charge ac-
cablant.

Moins médiatisé, le procès des membres du Collectif s’ouvre dans ce


contexte. Très vite, il apparaît que les préventions retenues sont dispropor-
tionnées par rapport aux faits. Le procureur le reconnaît d’ailleurs à l’au-
dience et les « dégonfle » pour la plupart, allant même jusqu’à requérir l’ac-
quittement pour certaines. Il n’empêche : pendant cinq ans, une dizaine de
personnes ont dû faire face à des charges qui pouvaient entraîner des peines
très lourdes, ce qui a eu notamment pour effet – l’effet recherché – de limi-
ter sérieusement les actions du Collectif.

Le 12 décembre 2003, le tribunal correctionnel a condamné les trois poli-


ciers qui exerçaient une pression sur Semira à un an de prison avec sursis
et 500 euros d’amende. Dans le procès du Collectif, les prévenus sont
condamnés pour certaines préventions avec suspension du prononcé de la
peine ou sursis, ils sont acquittés pour d’autres. Ces issues laissent une
désagréable impression de renvoi dos à dos, comme s’il avait fallu ménager
tout le monde pour ne fâcher personne et, surtout, éviter de s’aventurer dans
un débat sensible. Or la gravité des faits respectifs – étouffer une personne
jusqu’à la tuer d’une part, manifester et bloquer des fourgons de l’autre –
était sans commune mesure.

En guise de débat de société, une commission (« Vermeersch ») chargée


d’évaluer les instructions en matière d’expulsion a été mise en place à la
suite du décès de Semira Adamu. L’objectif de cette commission était de
formuler des recommandations afin d’éviter que de tels « accidents » ne se
reproduisent et, de manière générale, que « les renvois s’effectuent de ma-
nière plus humaine ». A l’issue du procès Adamu, les policiers chargés de
procéder aux expulsions ont entamé une grève pour protester contre la
condamnation de leurs collègues. C’est dans ce contexte, cinq ans plus tard,
qu’une nouvelle Commission Vermeersch a été mise en place, afin que les
éloignements avec escorte puissent reprendre. Elle a remis un rapport inter-
médiaire au mois de mai dernier qui témoigne au minimum de son manque
d’information et d’une analyse superficielle des pratiques des instances
belges. Ce rapport montre en outre que la Commission semble plutôt vou-
loir protéger les policiers que lutter contre les violences physiques com-

38
mises lors des expulsions à l’égard des étrangers. Le débat espéré n’est
donc sans doute pas pour demain. ?

Notes

[1]
Organe du Conseil de l’Europe, le Comité pour la prévention de la tor-
ture (CPT) a pour mission d’examiner « le traitement des personnes
privées de liberté en vue de renforcer, le cas échéant, leur protection
contre la torture et les peines ou traitements inhumains ou dégra-
dants ». Voir extraits dans ce numéro, p. 8.
[2]
Extrait de la réponse apportée par le ministre de l’intérieur, Patrick De-
wael, à une question parlementaire du 30 septembre 2003 de la dépu-
tée Zoé Genot sur « Le droit de la défense d’une mineure en zone de
transit », Chambre des Représentants, CRIV 51 COM 007, p. 38.
[3]
Réseau U.E. d’experts indépendants en matière de droits fondamen-
taux « Rapport sur la situation des droits fondamentaux en Belgique
en 2003 », collection Droits fondamentaux, Janv. 2004, p. 50-51.
[4]
Voir note (2).
[5]
§ 83 de l’arrêt.
[6]
Voir note (3).
[7]
Pour un témoignage de Semira basé sur ses lettres et des conversations
téléphoniques, voyez M. Carbocci, Nisse et L. Vanpaeschen, Les bar-
belés de la honte, Bruxelles, Editions Luc Pire, 1998, pp. 23-26.

39
Une histoire de reconduite — Anne-Sophie Bruno
« Quand je suis arrivé, ils m’ont fouillé trois fois et ils m’ont pris tout ce
qui m’appartenait (téléphone, montre, argent). Ils m’ont donné un papier
qui disait ce que je devais faire au centre. Ils m’ont demandé si je voulais
un papier en arabe ou en français. Si tu sais pas lire, c’est les autres qui
t’expliquent ». Ils lui ont aussi donné une carte numérotée avec sa photo.
Cette carte rythmait sa vie au centre et lui permettait, en échange, de
prendre de quoi se raser le matin, de retirer son plateau repas, d’aller aux vi-
sites... « Les deux premiers jours, j’ai partagé la chambre avec quatre
autres détenus. Mais ils n’arrêtaient pas d’en ramener tous les soirs et à la
fin, on était dix dans la chambre. Dans le centre, il y avait de tout, même
des clochards, des gens qui n’ont pas de travail, pas de maison, des pickpo-
ckets… Tout le monde était mélangé dans les chambres. Les gens venaient
de partout ; il y avait des Algériens, des Marocains, des Maliens, des Chi-
nois, des Egyptiens, des Syriens, … ». Certains avaient une femme et des
enfants en France. Riadh s’est fait deux amis égyptiens et un ami malien ;
« avant, je travaillais avec des Africains sur les chantiers, mais on ne par-
lait pas ensemble ».

Au centre, c’était « pire que sale. Quand tu vas aux douches, tu prends plus
de saleté [que tu n’en enlèves]. Il y a une seule douche qui a l’eau chaude.
Quand des gens habillés en costume sont venus visiter le centre, tout a été
nettoyé, surtout le réfectoire » dont les murs étaient recouverts de nourri-
ture. Les deux premiers jours, Riadh, trop angoissé, n’a rien mangé. Il atten-
dait de passer devant le juge et espérait être relâché ; l’audience a été fixée
au dimanche. Prévenues dans la nuit du vendredi au samedi, sa sœur et moi
n’avons réussi à joindre personne. L’avocat, rencontré le jour de l’audience
dans les couloirs du palais de justice, n’a pu obtenir la libération de Riadh ;
la même demande a été rejetée deux jours plus tard en appel. Après son pre-
mier passage chez le juge, Riadh a recommencé à s’alimenter normalement,
mais la nourriture était « dégueulasse » et puis, là bas, « tout est blanc,
alors que nous, on a l’habitude de manger épicé ». A l’occasion d’une fête
musulmane, la sœur de Riadh lui avait préparé un plat traditionnel mais tout
aliment venant de l’extérieur était interdit ; se sentant déjà impuissante pour
son frère, elle est repartie du centre encore plus bouleversée, avec son plat

40
intact. Un midi, ils ont décidé de déclencher une grève de la faim. « Ceux
qui avaient fait vingt-huit jours ne voulaient pas [1] ; il y a eu des ba-
garres », quelques-uns ont été « envoyés à la Santé » et la grève s’est arrê-
tée. Dès que quelqu’un se plaignait des conditions de rétention et du
manque de respect de certains gardiens, on le menaçait de l’envoyer en pri-
son.

Dans le centre, il n’y avait rien à faire. Il y avait une table de ping-pong,
mais pour y jouer, il fallait donner sa carte très tôt pour prendre les ra-
quettes. Quant à la salle de télé, c’était l’endroit le plus sale. Riadh passait
une partie de la journée à discuter avec les autres, dans les chambres, dans
la petite cour ou à côté des téléphones. Ils parlaient de ce qu’ils faisaient
avant, de ce qu’ils allaient faire s’ils sortaient, de ce qu’ils feraient s’ils ren-
traient, « toujours de ça ». Les seuls moments de répit, relatif, étaient les vi-
sites et les appels téléphoniques. Nous avions le droit de le voir un quart
d’heure par jour ; la présence permanente des gardiens rendait cependant les
conversations difficiles et la disposition des tables faisait que, presque spon-
tanément, Riadh se retrouvait face au gardien pendant toute la visite. Les
cabines téléphoniques, quatre ou cinq par bâtiment, étaient prises d’assaut
tous les soirs et il fallait souvent appeler de façon continue pendant plus
d’une demi-heure pour qu’enfin une ligne se libère et que quelqu’un dé-
croche. Les visites, trop courtes, et les moments, parfois très longs, passés
au téléphone, à parler, à pleurer, à rire, ou encore à écouter des chansons
d’Oum Kalthoum, « c’était très important. Comme ça, tu as quelqu’un qui
est avec toi, tu n’es pas seul. J’avais envie d’avoir mes amis avec moi ».

Lors d’une de nos visites, une formation au tir venait de s’achever dans la
cour de l’école de police ; deux policiers discutaient à voix haute : « Si tu
veux t’entraîner, tu vas à côté [au centre] ; il y a plein de cibles vivantes ».
Cette remarque venait s’ajouter à celles entendues au palais de justice : l’ar-
rivée de Riadh et de ceux qui, comme lui, se présentaient ce matin-là devant
le juge des libertés, avait suscité chez une magistrate, non chargée de l’au-
dience, ce commentaire de couloir : « Ah ! je croyais que c’était le person-
nel de ménage ».

« Je ne voulais pas rentrer comme ça »

41
Les derniers jours, Riadh est resté le plus souvent enfermé dans sa chambre
à dormir et à réfléchir. Il répétait sans cesse que sa vie était foutue. En un
instant, tout ce qu’il avait essayé, tant bien que mal, de construire s’effon-
drait. Riadh espérait que le consul ne le reconnaîtrait pas, mais cet espoir
était faible : le consul tunisien était connu pour délivrer systématiquement
les laissez-passer – il était d’ailleurs le seul, avec les consuls marocains et
algériens, à se déplacer jusqu’au centre pour reconnaître ses ressortissants.
Restait une solution : refuser d’embarquer. Au centre, des rumeurs assu-
raient que ceux qui refusaient l’embarquement faisaient trois mois de prison
puis étaient relâchés. Au téléphone, nous essayions de l’en dissuader. Jus-
qu’au dernier moment, Riadh ne savait pas s’il accepterait de monter dans
l’avion. « Je ne voulais pas rentrer. Pas comme ça. Je réfléchissais trop, ça
me faisait très mal à la tête ». Le médecin n’avait qu’un peu d’aspirine ou
de Doliprane à lui donner. « Je ne savais pas ce qui allait m’arriver. Si tu
sais dès le premier jour que tu vas rentrer, tu peux réfléchir. Mais au centre,
tu ne peux rien savoir. Même l’OMI, ils ne savent rien. Le plus dur, c’est de
ne pas savoir ce qui va m’arriver. Je réfléchis à ce que je vais faire si je
sors. Après, je change d’idée et je me demande ce que je vais faire là-bas.
Tu sais pas si tu sors ou si tu rentres ; tu restes bloqué entre les deux. Les
gens sont tellement stressés et dégoûtés qu’il y a tout le temps des ba-
garres ». Certains sont si désespérés qu’ils s’auto-mutilent ; « quand j’étais
au centre, un Chinois s’est coupé la langue avec une lame [de rasoir] ».

Le quinzième jour, ils sont venus le chercher et lui ont dit de prendre ses af-
faires. Ses amis du centre ont prévenu sa famille qu’on venait de l’emmener
à l’aéroport. Dans l’avion, Riadh a été installé à côté d’un autre Tunisien
expulsé ; tous deux étaient menottés et encadrés par des policiers. Il a de-
mandé à être détaché et, comme il se tenait tranquille, il a pu changer de
siège et voyager seul. A son arrivée à Tunis, Riadh a débarqué entre deux
policiers, mais sans menottes ; il a pu parler quelques instants avec sa fa-
mille venue le chercher à l’aéroport. Il a ensuite passé deux jours en prison,
attendant d’être libéré par un juge : « c’était le week-end ». ?

Notes

[1]

42
La durée maximale de la rétention administrative est de trente-deux
jours ; au terme de ce délai, si aucun laissez-passer n’a été délivré par
un consulat, la personne ne peut être reconduite à la frontière et est re-
lâchée.

43
Retour par bateau : embarquement assuré — Ma-
rie Hénocq
La reconduite par bateau concerne essentiellement les personnes de nationa-
lité algérienne, marocaine et tunisienne. Depuis les centres de rétention de
Strasbourg et de Lyon, elle touche presque uniquement les Algériens.

Pour les centres situés en bordure de la Méditerranée, le renvoi par bateau


est pratiqué à destination des pays pour lesquels des traversées existent de-
puis le port le plus proche : depuis le centre de rétention de Marseille, situé
sur le port autonome, zone de départ des bateaux pour la Corse, l’Algérie et
la Tunisie, ce sont essentiellement des Algériens et des Tunisiens qui em-
barquent par bateau. En 2003, cela a concerné 614 personnes. Les Maro-
cains, eux, sont éloignés par avion.

Le port de Sète compte deux lignes à destination du Maroc, ce qui fait que
la quasi-totalité des Marocains éloignés depuis le centre de rétention de Sète
le sont par bateau (soit 149 personnes sur 151 pour les premiers mois de
l’année 2004, proportion plus importante que pour 2003). Il arrive cepen-
dant que des ressortissants algériens placés au centre de Sète soient ren-
voyés, eux-aussi, par bateau au départ de Marseille. A partir du centre de
Rivesaltes, la majorité des Marocains et des Algériens retenus qui sont éloi-
gnés le sont par bateau. Quant aux étrangers retenus au centre de rétention
de Nice, le renvoi par bateau touche près des trois quarts des Marocains et
des Tunisiens, et presque autant des Algériens.

Dans les centres de rétention proches des ports, les étrangers renvoyés par
bateau ont généralement été interpellés dans la région. A Marseille, ils
viennent pour l’essentiel des Bouches-du-Rhône, de la région Provence-
Alpes Côte d’Azur et des Hautes-Alpes. A Nice, ce sont des personnes des
Alpes-Maritimes ou transférées des locaux de rétention administrative du
Var, des Hautes-Alpes, des Alpes de Haute-Provence ou de Corse. A Sète, il
est extrêmement rare de voir des retenus d’un autre département que ceux
des Pyrénées Orientales, de l’Aude, de l’Hérault ou du Gard. Cependant, à
Marseille comme à Sète, d’autres préfectures procèdent à des éloignements
d’étrangers par bateau mais ces derniers sont conduits directement au port

44
dès l’arrivée à la gare. Il arrive cependant que l’on croise des personnes en
attente d’embarquement dans le hall du centre de rétention de Marseille
pour une heure ou deux, mais leur passage n’est pas enregistré.

La motivation du choix du moyen de transport varie en fonction de la dis-


tance qui sépare le centre de rétention du port. A Nice et Sète, l’avion n’est
utilisé que lorsqu’il n’y a plus de places disponibles sur les bateaux. Cela
peut avoir pour conséquence d’allonger le temps de la rétention des per-
sonnes retenues : dans les premiers mois de 2004, plusieurs Algériens sont
restés près de quinze jours en rétention à Sète pour attendre des places sur
un bateau au départ de Marseille.

Depuis le centre de rétention de Lyon, les étrangers pour qui un départ est
prévu par bateau sont souvent ceux qui ont déjà refusé d’embarquer par
avion. Il s’agit fréquemment de sortants de prison ou de personnes dont le
comportement est jugé potentiellement violent par les policiers. Certaines
préfectures demandent le départ par bateau pour tous les ressortissants algé-
riens. Ce n’est que rarement que le choix est motivé par l’absence de place
en avion.

De la même façon, alors qu’il n’y a pas de bateau pour le Maroc depuis
Marseille, il arrive que des Marocains soient envoyés de Marseille à Sète
pour y prendre un bateau quand ils sont suspectés d’avoir l’intention de re-
fuser d’embarquer. Ici encore, cela concerne généralement des personnes
sortant de prison.

Le renvoi en bateau peut également être décidé après un refus d’embarque-


ment en avion avéré qui n’aura pas donné lieu à des poursuites pénales :
ainsi, récemment, un jeune garçon amené à l’avion depuis le centre de ré-
tention de Marseille avait réussi, une fois embarqué, à sauter de l’avion. Les
forces de police l’ont appréhendé et ramené au centre de rétention. Il a en-
suite été emmené à Sète pour un départ en bateau, immobilisé pendant le
transfert.

Un renvoi par bateau n’est pas toujours neutre pour les étrangers. Tout
d’abord, lorsque les étrangers sont placés en rétention dans des lieux éloi-
gnés des ports, comme le centre de Strasbourg par exemple, le temps du tra-
jet est beaucoup plus long : train jusqu’au point d’embarquement, puis la

45
traversée en bateau. De plus, comme on l’a vu, l’attente de place dans un
bateau peut allonger inutilement la durée de la rétention. Enfin, lors de
l’embarquement sur un bateau, le refus de monter est presque impossible :
l’acheminement jusqu’au bateau se fait par escorte en voiture, et la police
fait souvent monter le véhicule dans le bateau.

Chiffres recueillis par la Cimade pour l’année 2002

Nationalité Avion % Bateau % nsp Total


Algérie 778 40,52 % 738 38,44 % 332 1920
Maroc 740 69,81 % 188 17,74 % 96 1060
Tunisie 148 36,27 % 186 45,59 % 59 408
Destin Avion % Bateau % Total %
Refusent 247 6,14 % 9 0,80 % 256 4,97 %
Embarquent 3775 93,86 % 1117 99,20 % 4892 95,03 %
Total 4022 78,13 % 1126 21,87 % 5148 100 %

Chiffres recueillis par la Cimade pour l’année 2002

Le refus d’embarquement n’est constaté que lorsque l’étranger est particu-


lièrement violent : soit il dégrade la voiture, soit il s’en prend physiquement
aux policiers. La déclaration de refus d’embarquer ne semble pas suffire à
la reconnaissance du refus. Depuis le centre de rétention de Marseille, neuf
refus d’embarquement par bateau ont été comptabilisés par la Cimade pour
l’année 2003. Il semblerait que certains commandants n’autorisent pas l’en-
trée sur leur bateau d’étrangers refusant de se soumettre à une procédure de
reconduite à la frontière. Une fois montées à bord, il semble que les per-
sonnes reconduites soient libres, mais seulement quand le bateau est au
large. Là encore, le comportement en rétention peut avoir une incidence.

Sur les bateaux des compagnies étrangères, la police du pays est présente à
bord. Les témoignages recueillis à Nice laissent apparaître que, à l’arrivée,
la police tunisienne remet les personnes renvoyées aux autorités, qui les
gardent plusieurs heures. Il semble qu’au Maroc, la privation de liberté à
l’arrivée soit plus longue : c’est un juge qui libère lorsqu’il constate que la

46
reconduite a eu lieu pour infraction à la législation sur les étrangers. Sur les
bateaux français, les documents d’identité sont remis aux intéressés. ?

Notes

[1]
Les éléments rapportés ici ont été fournis par les personnes de la Ci-
made qui interviennent dans les centres de rétention administrative :
Guillaume Bernard (Strasbourg), Cécile Fernandes (Rivesaltes), Birgit
Bretton et Jeannette Cruz (Marseille), Ingeborg Verhagen et Jean-
Claude Beba (Nice), Samuel Salavert (Sète) et Aude Bissuel (Lyon).

47
Petits arrangements entre États — Caroline In-
trand, Marie Hénocq
D’une manière générale, c’est vers son pays d’origine que l’administration
française tente de renvoyer un étranger qui fait l’objet d’une procédure
d’éloignement du territoire. Mais cette procédure de réadmission prévoit
aussi le renvoi dans un pays membre de l’Union européenne dans le cas où
l’étranger concerné a des attaches dans cet État membre. Malheureusement,
la logique à l’œuvre dans le mécanisme de la réadmission est rarement sou-
cieuse des droits et de la volonté des personnes et répond plus souvent à des
impératifs de « responsabilité » des États, voire théoriquement de « partage
du fardeau » : un État va être obligé de réadmettre une personne parce que
c’est lui qui l’a « laissé entrer » sur le territoire de l’Union et qu’il lui ap-
partient donc soit de prendre en charge son éloignement vers son pays d’ori-
gine, soit d’examiner sa demande d’asile.

Sur l’ensemble des étrangers rencontrés par la Cimade dans les centres de
rétention administrative où elle était présente entre le 1er janvier et le 26 no-
vembre 2003 (date de la réforme de la rétention administrative), 885 per-
sonnes ont été réadmises dans un pays européen, contre 582 en 2002 [1].

La procédure de réadmission repose sur des textes internationaux : le règle-


ment n° 243/2003 du 18 février 2003 (Dublin II) pour les demandeurs
d’asile, la convention de Schengen, et les accords bilatéraux de réadmission
que la France a conclus avec la plupart de ses voisins. Ces accords ne
posent pas tous les mêmes règles : certains prévoient uniquement la réad-
mission des nationaux, d’autres concernent aussi les personnes en situation
régulière, d’autres, enfin, visent également des personnes qui ont été en
simple transit sur le territoire d’un État partie. En revanche, tous ont en
commun de ne laisser aucun choix aux individus sur les modalités de réad-
mission : il s’agit de règles de discussion entre autorités étatiques.

En pratique, les procédures de réadmission ont généralement cours dans les


départements frontaliers [2], lieux où les étrangers en provenance ou à desti-
nation d’un État européen limitrophe se font interpeller. Aussi, dans les

48
centres de rétention administrative d’Hendaye, de Nice ou de Rivesaltes
pour le Sud de la France, de Strasbourg pour l’Est ou de Coquelles pour le
Nord, la réadmission tient une place très importante.

Trajectoires

Le centre d’Hendaye reçoit de nombreux étrangers qui tentent de regagner


l’Espagne mais sont refoulés par la police espagnole car ils sont dans l’im-
possibilité de prouver leur situation régulière au regard du droit au séjour
espagnol. A Rivesaltes, les personnes appréhendées par la police française,
lors d’un voyage en France ou à destination d’un autre pays européen (dans
le sens inverse de celui d’Hendaye), voudraient également être réadmises en
Espagne.

A Nice, les personnes, qui viennent généralement d’Italie, sont dans des si-
tuations très diverses : demande de titre en cours ; en possession de faux pa-
piers italiens ; sortants de prison en situation irrégulière ; en possession
d’une carte consulaire émise par le consulat du pays tiers en Italie ; en pos-
session de contrats de travail italiens et de cartes d’assurances médicales
et/ou de syndicats italiens... En pratique, la procédure de réadmission en
droit français pose plusieurs types de problèmes relatifs à l’imprécision de
la procédure et à son articulation avec l’ensemble du système d’éloigne-
ment du territoire.

Aucun texte ne réglemente à proprement parler la procédure de réadmis-


sion. Chaque accord bilatéral de réadmission compte quelques dispositions
relatives à la procédure. Mais, dans l’ensemble, ces accords sont assez
flous, laissant à l’administration une grande liberté d’interprétation. La pro-
cédure de réadmission commence par une demande de l’État requérant – ce-
lui dans lequel se trouve l’étranger – à l’État requis – celui dans lequel
l’étranger serait réadmis. Les modalités de mise en œuvre de cette première
étape ne sont prévues dans aucun texte : les demandes de réadmission ne
sont donc pas systématiques et les pratiques diffèrent beaucoup d’une pré-
fecture à l’autre.

Certaines demandes de réadmission sont faites spontanément dès qu’un élé-


ment objectif laisse penser que la personne interpellée a transité par le terri-

49
toire d’un autre État membre et pourrait, de ce fait, y être réadmise. A Co-
quelles, la demande de réadmission est faite par la police de l’air et des
frontières (PAF) dès la garde à vue, et à Hendaye, la préfecture démarre une
procédure de réadmission dès la notification de l’arrêté de reconduite à la
frontière.

Mais, dans la plupart des centres de rétention, une interpellation des autori-
tés – préfecture ou PAF – par un avocat ou la Cimade est nécessaire pour
que la procédure de réadmission soit mise en œuvre : c’est le cas par
exemple à Nice, Rivesaltes, Paris ou Lyon. Les seules déclarations ou
pièces fournies par l’étranger ne suffisent pas pour faire démarrer la procé-
dure. Il s’agit alors de rassembler des documents faisant état du transit ou
du séjour de la personne dans un autre État membre et de les transmettre à
l’administration qui suit la procédure d’éloignement pour qu’elle saisisse
l’État requis.

Souvent, pour convaincre l’administration, il faut en plus insister sur la vo-


lonté de la personne de rejoindre sa famille, de retrouver un travail, … Mal-
gré cela, certaines préfectures ne transmettent pas la demande de réadmis-
sion ou hésitent à le faire, faute de critères précis (à Versailles par exemple).
A Rivesaltes, la PAF ne transmet plus les demandes de réadmission des per-
sonnes qui ne sont « qu’en cours de procédure de demande de titre de séjour
en Espagne ». A l’inverse, à Coquelles, les demandes de réadmission sont
faites quasi systématiquement.

Disparités européennes

A ce caractère aléatoire de la saisine de l’État requis par l’administration


française, il faut ajouter que les étrangers concernés ne sont jamais (ou sont
mal) informés de la demande, si elle a été faite, ou de son issue quand elle
est refusée. Il n’existe pas davantage de règles concernant les pièces à pro-
duire à l’appui de la demande faite à l’État requis. Les accords de réadmis-
sion se bornent à mentionner un « permis de séjour en cours de validité ».
L’absence d’uniformité des différents titres de séjour en Europe et les diffi-
cultés à connaître et comprendre les législations des autres États membres
de l’Union sont à l’origine de beaucoup de confusion et souvent de la réten-
tion indue de personnes en situation régulière.

50
Par exemple, les étrangers en possession d’un « resiguardo » (document
prouvant le dépôt d’une demande de titre de séjour en Espagne) étaient ré-
admis jusqu’en 2001 ; puis le changement législatif en Espagne a supprimé
cette possibilité. De manière surprenante, à Coquelles, les étrangers ont plus
de chance d’être réadmis en Espagne lorsqu’ils apportent la simple preuve
de leur transit que quand ils prouvent le commencement de démarches ad-
ministratives, voire leur situation régulière. Le Portugal, quant à lui, délivre
une carte de séjour valable un an, « permiso de residencia », mais n’accepte
pas de réadmettre les personnes qui le possèdent. La police italienne exige
désormais des documents originaux pour la réadmission alors qu’aupara-
vant, elle réadmettait des personnes sur la base des photocopies. Cela rend
plus compliqué l’établissement de la preuve de la situation régulière et in-
terroge sur l’interprétation des textes en vigueur par les autorités en charge
de la mise en œuvre de la procédure.

Au bon vouloir des États

Après la transmission de la demande de réadmission à l’État requis, la ré-


ponse intervient à l’issue d’un temps plus ou moins long. Pendant cette at-
tente, il est difficile (sauf à Coquelles) pour l’étranger concerné, son conseil
ou la Cimade de savoir à quel stade en est la procédure. Il est surprenant de
constater que si l’Allemagne répond très rapidement quand les personnes
sont retenues à Coquelles (la réponse est connue à l’issue de la garde à vue),
à Hendaye (48 heures) ou à Lyon (quelques jours), elle met une dizaine de
jours lorsque les demandes émanent de Rivesaltes. Les réponses émises par
l’Espagne interviennent immédiatement pour les personnes retenues à Lyon
et en trois jours pour Rivesaltes. Elles sont souvent positives. A l’inverse,
depuis le centre de rétention de Nice, très peu de demandes de réadmission
aux autorités espagnoles aboutissent, et depuis Hendaye, aucune, les per-
sonnes retenues étant refoulées d’Espagne. La Grande-Bretagne et les Pays-
Bas répondent rarement dans le délai des trente-deux jours maximum de la
rétention administrative. Les autorités hollandaises ne réadmettent pas de
personnes ayant simplement transité sur leur territoire. Depuis Nice, Rive-
saltes et Hendaye, le Portugal répond dans des délais très longs. Les de-
mandes de « réadmission-Dublin » pour les demandeurs d’asile vers l’Au-
triche aboutissent généralement très rapidement, notamment pour les Tchét-

51
chènes. A Versailles et Nanterre, les demandes de réadmission n’aboutissent
tout simplement jamais.

Les préfectures réagissent différemment à ces délais de réponse variables :


certaines entament des démarches en parallèle pour renvoyer les personnes
dans leur pays d’origine (voir plus loin l’articulation entre la réadmission et
le renvoi dans le pays d’origine), d’autres font des demandes de prolonga-
tion de la rétention, ou parfois, faute de réponse, les étrangers sont libérés.
A Hendaye, Versailles et Nanterre, c’est un retour systématique dans le pays
d’origine s’il est possible avant la fin de la rétention sans attendre la ré-
ponse des autorités requises pour la réadmission et sans se préoccuper de la
situation des intéressés. Dans le cas de demande de « réadmission-Dublin »,
ce renvoi dans le pays d’origine est une grave atteinte au droit d’asile :
l’histoire suivante en est une triste illustration.

A Hendaye, Monsieur X, sa femme et leur fille âgée de sept ans, de nationa-


lité chinoise, se sont faits interpeller lors d’un contrôle d’identité. Monsieur
et Madame ont fait l’objet d’arrêtés de reconduite à la frontière le 3 no-
vembre 2003. L’ensemble de la famille arrivée dans le cadre d’un voyage
organisé, tentait de trouver refuge en Europe afin d’échapper à des persécu-
tions dans leur pays d’origine, étant de confession protestante. Lors de leur
interpellation, ces personnes avaient chacune en sa possession un passeport
à son nom ainsi qu’une photocopie d’un autre passeport et d’un visa (en
cours de validité) apposé par les autorités autrichiennes. N’ayant que des
photocopies, leur séjour a été considéré comme irrégulier.

Dans les quarante-huit heures de son placement en rétention, la famille a


formulé son souhait de déposer une demande d’asile auprès de la Cimade.
Des formulaires OFPRA lui ont donc été remis. Parallèlement, des recours
contre les arrêtés de reconduite à la frontière ont été déposés au tribunal ad-
ministratif de Pau qui les a confirmés. Suite à la volonté des personnes d’in-
troduire une demande d’asile, la préfecture a demandé leur réadmission aux
autorités autrichiennes sur la base de la convention de Dublin, reconnaissant
ainsi la validité des documents photocopiés qui, non seulement attestaient
que la famille était passé par l’Autriche, mais les mettaient également en si-
tuation régulière. Un avion à destination de la Chine était prévu pour le 9
novembre 2003. A cette date, n’ayant aucune réponse des autorités autri-

52
chiennes, la préfecture a mis les arrêtés de reconduite à la frontière à exécu-
tion, sans procéder à l’enregistrement de la demande d’asile.

A Nice et Lyon, quand une demande de réadmission est en cours, la préfec-


ture fait une demande de prolongation de la rétention. A Rivesaltes, à l’is-
sue de la première prolongation, s’il n’y a pas de réponse de l’État requis, la
préfecture procède au renvoi dans le pays d’origine. A Coquelles, lorsque la
préfecture sollicite la prolongation de la rétention au motif qu’elle attend
une réponse à une demande de réadmission, le juge des libertés et de la dé-
tention exige qu’elle produise les preuves de ses diligences ; à défaut, il re-
fuse la prolongation et la personne est libérée. Dans tous les cas, la préfec-
ture libère les personnes quand, à l’expiration de la durée maximum de ré-
tention, il n’y a toujours pas de réponse à la demande de réadmission.

L’espoir d’un éloignement moins tragique

De nombreux étrangers dont la famille vit dans un autre État européen, ou


qui y ont un contrat de travail sont renvoyés dans leur pays d’origine parce
que les justificatifs ont été trop longs à réunir ou que la réponse de l’État re-
quis a trop tardé.

Toutes ces imprécisions dans la mise en œuvre de la réadmission privent la


plupart du temps les étrangers concernés de moyen de recours. Le plus sou-
vent, ils ne peuvent qu’attendre une hypothétique réponse, spectateurs
d’une procédure que rien n’encadre.

La réadmission est rappelée dans le droit français à l’article 33 de l’ordon-


nance du 2 novembre 1945. A l’article 35 bis de ce même texte, elle est pré-
vue comme l’une des mesures d’éloignement du territoire français qui peut
donner lieu à un placement en rétention administrative, lorsque son exécu-
tion ne peut être immédiate. Dans la pratique, la réadmission est souvent
une mesure qui vient s’ajouter à une procédure de reconduite à la frontière
plus « classique », vers le pays d’origine de l’intéressé.

La réadmission, qui apparaît dans bien des cas aux personnes concernées
comme un éloignement moins tragique que le retour dans le pays d’origine,
notamment lorsqu’elles espèrent retrouver de la famille dans l’État euro-

53
péen où elles espèrent être renvoyées, est alors demandée « en plus » de
l’arrêté préfectoral de reconduite à la frontière qui mentionne le pays d’ori-
gine comme destination. Les deux mesures deviennent alors cumulatives.
Or la procédure et les voies de recours concernant les décisions de renvoi
dans le pays d’origine sont bien rodées, à la différence de celles relatives à
la réadmission. De ce fait, dans la plupart des cas, le renvoi dans le pays
d’origine prime sur la réadmission, au détriment de l’intérêt des personnes
concernées.

Les seuls textes relatifs au choix entre ces deux procédures sont anciens et
non contraignants : il s’agit de deux circulaires du ministère de l’inté-
rieur [3] qui vantent la « souplesse » de la procédure de réadmission en tant
qu’elle déroge à de nombreuses garanties pour les étrangers concernés. No-
tamment, il n’existe pas de délai pendant lequel la mesure ne peut être exé-
cutée (24 heures à l’époque de ces circulaires, quarante-huit heures au-
jourd’hui pour l’arrêté préfectoral de reconduite à la frontière). De surcroît,
il n’est pas prévu de recours suspensif contre la décision de remise aux au-
torités d’un État membre. L’absence de recours effectif dans le cadre des ré-
admissions est donc présentée comme normale. C’est même un gage d’« ef-
ficacité ».

Une procédure très peu utilisée

Malgré ces instructions, la procédure de réadmission de l’article 33 de l’or-


donnance est très peu utilisée, sauf à Hendaye où tous les demandeurs
d’asile qui ont transité par un autre État partie au règlement « Dublin » sont
réadmis sur cette base, et à Lyon. La plupart des réadmissions se font suite à
la notification d’un arrêté de reconduite à la frontière, assorti d’une décision
fixant le pays de renvoi qui précise « toute destination où la personne est
admissible ». Il s’agit alors, pour l’étranger concerné, de faire la preuve, de-
puis le lieu où il est retenu, qu’il peut être réadmis dans un État membre.

On l’a vu, les recours contre les décisions de refus de réadmission ne sont
pas aisés : il n’existe pas de recours suspensif et la décision de refus est une
décision étrangère qui n’est pas toujours notifiée à l’intéressé. Une voie de
recours plus facile à mettre en œuvre consiste à attaquer la décision préfec-

54
torale française qui fixe le pays de destination [4] devant le tribunal admi-
nistratif.

C’est ainsi que le tribunal administratif de Montpellier s’est prononcé à


deux reprises sur l’articulation entre la réadmission dans un État européen
et le renvoi dans le pays d’origine : le 14 mars 2003, il a annulé un arrêté
fixant le pays d’origine comme pays de destination car l’étranger apportait
la preuve de sa situation régulière en Espagne ; le 28 novembre 2003, le
même tribunal a annulé une autre décision fixant le pays d’origine comme
pays de destination alors que l’intéressé avait demandé sa réadmission en
Slovaquie (qui ne fait pas partie de l’espace Schengen mais avec laquelle la
France a un accord de réadmission), pays dans lequel il était en situation ré-
gulière. La décision a été annulée parce que la préfecture ne faisait pas la
preuve que la demande de réadmission avait bien été entreprise.

La procédure de réadmission, si elle repose sur des éléments tangibles, pri-


merait donc sur le renvoi dans le pays d’origine. Ainsi, le juge administratif
redonnerait un peu de poids à la procédure de remise aux autorités compé-
tentes d’un État membre qui est trop souvent perçue comme une option,
avec ses avantages économiques, mais non comme une priorité dans l’inté-
rêt des individus qu’elle concerne. ?

La Commission européenne négocie

Depuis 2000, dans le cadre de la politique de réadmission multilatérale ini-


tiée par l’Union européenne, la Commission a été chargée de négocier des
accords de réadmission avec onze pays tiers : Maroc, Sri Lanka, Russie, Pa-
kistan, Hong-Kong, Macao, Ukraine, Albanie, Algérie, Chine et Turquie. A
ce jour, cependant, quatre accords seulement ont été signés : avec Hong
Kong [1], Macao [2], le Sri Lanka et l’Albanie, et seuls les deux premiers,
conclus avec des pays ne générant pas une immigration démesurée en Eu-
rope, sont entrés en vigueur. Le prochain accord devrait être signé avec le
Maroc. Les autorités marocaines ont cependant longtemps résisté à entamer
les négociations et aucune réelle information officielle sur l’état des discus-
sions n’est disponible.
Le contenu de ces accords est standard et, en général, aucune clause
n’oblige les États à prendre en compte la protection des droits humains ou

55
le respect du droit d’asile.
Les États membres s’emploient à rechercher les éléments qui inciteront les
États visés à s’engager dans les négociations. Ils ont ainsi prévu de déblo-
quer 250 millions d’euros pour des programmes d’assistance technique et
financière pour le contrôle des frontières, destinés en priorité aux pays pour
lesquels il existe un mandat de négociation (formation de garde-frontières,
coopération policière, fourniture de technologie et d’équipement…). Mais
cette politique ne fonctionne pas, les Etats d’origine réclamant entre autres
« une meilleure intégration de leurs ressortissants dans les États membres,
la levée des restrictions en matière de visa, l’assouplissement de l’octroi de
visa pour certaines catégories de personnes et des quotas de travailleurs
permanents ou saisonniers » [3].
Ces difficultés de l’Union ont convaincu certains États membres de pour-
suivre des négociations bilatérales. Outre la multitude d’accords qui
existent et permettent les réadmissions en cascade, la commission révèle
même que des accords de réadmission « informels » sont conclus [4], au
mépris de la transparence et du contrôle démocratiques.

Notes

[1]
Pour une répartition par pays, voir : Centres et locaux de rétention ad-
ministrative – Rapport 2003, Cimade, juillet 2004
[2]
Le éléments rapportés ici ont été recueillis à partir des situations ren-
contrées dans les centres de rétention administrative de Coquelles,
Hendaye, Nanterre, Nice, Paris, Rivesaltes et Versailles.
[3]
Circulaire du 8 février 1994 (application de la loi du 24 août 1993) et
circulaire du 23 mars 1995 (mise en œuvre de la convention d’applica-
tion de l’accord de Schengen signée le 19 juin 1990).
[4]
Cette décision, attaquée en même temps que l’arrêté préfectoral de re-
conduite à la frontière lui-même dans le cadre de la procédure prévue à
l’article 22 bis, peut alors faire l’objet d’un recours suspensif.

56
Le Maroc et l'Espagne contre les pateras — Clau-
dia Cortes-Diaz
Après la deuxième opération espagnole de régularisation des étrangers
en 1991, qui a principalement concerné les Marocains, et les premières arri-
vées de pateras sur la péninsule ibérique, amenant non seulement des Ma-
rocains mais également des ressortissants d’Afrique subsaharienne, l’Es-
pagne et le Maroc ont signé, le 13 février 1992, un accord bilatéral de réad-
mission.

Cet accord prévoit, à l’article 1er, que les autorités de l’Etat sollicité (le Ma-
roc) réadmettront les ressortissants des pays tiers qui auraient transité par
leur territoire afin d’atteindre l’Etat requérant (l’Espagne). Cette disposi-
tion, assez nouvelle pour l’époque, s’est révélée tellement difficile à appli-
quer, tout au moins pour ce qui concerne les Subsahariens que, quelques
jours seulement après la signature de l’accord, le Maroc a manifesté son in-
tention de le renégocier, ce que l’Espagne a catégoriquement refusé. En ef-
fet, alors que la réadmission des Marocains arrivés de manière irrégulière
sur le territoire espagnol ne posait pas de problème majeur, il n’en allait pas
de même pour les étrangers provenant, entre autres, du Nigéria, de Sierra-
Leone, du Liberia, de Côte d’Ivoire, du Mali, de la République démocra-
tique du Congo. Pour ceux-ci, la grande difficulté résidait dans la preuve de
leur passage par le territoire marocain avant leur arrivée en Espagne (obs-
tacle moins important à Ceuta ou Melilla en raison de leur situation géogra-
phique). C’est ainsi que, selon certaines sources, pour le seul premier se-
mestre 2003, une unique demande de réadmission de ressortissants subsaha-
riens sur les 271 formulées par l’Espagne a été acceptée par le Maroc.

Face à cette situation, les deux Etats ont décidé, en décembre 2002, de créer
un groupe de travail sur les questions d’immigration. Ce groupe a été char-
gé de répertorier les indices permettant de déterminer quand un étranger
provient du territoire marocain. Il a été ainsi décidé que le seul fait que le
conducteur de la « patera » sur laquelle arrivent les étrangers soit Marocain
suffisait pour considérer qu’ils arrivaient en provenance du Maroc et que,
par conséquent, la demande de réadmission devait être acceptée.

57
Le 27 février 2004, pour la première fois, le Maroc a donc procédé à la ré-
admission de trente ressortissants de plusieurs pays africains anglophones et
francophones arrivés sur l’île de Fuerteventura, aux îles Canaries. Selon la
presse espagnole, six cents autres Subsahariens attendaient d’y être ren-
voyés.

Cette évolution dans l’attitude des autorités marocaines prêtes à assumer


désormais leurs « obligations » [1] concerne également les mineurs isolés.
Un « mémorandum » signé le 23 décembre 2003, permet en effet à l’Es-
pagne de procéder au renvoi des mineurs isolés marocains, après qu’ils
aient été identifiés et que leur famille ait été localisée. A défaut, les enfants
seront rendus aux autorités marocaines qui seront chargées de retrouver
leurs familles. Sur ce point, de nombreuses ONG espagnoles émettent des
doutes quant à la capacité et à la bonne volonté des services marocains. Le
mémorandum précise par ailleurs que ce rapatriement doit se faire dans le
respect des conventions internationales et, notamment, de la convention re-
lative aux droits de l’enfant. Or, le renvoi des mineurs est déjà contraire au
droit espagnol de protection de l’enfance qui prévoit que tout enfant en dan-
ger – ce qui est le cas des mineurs isolés marocains – doit être accueilli et
protégé.

La mise à exécution de ce « mémorandum », ne s’est pas fait attendre. Dès


le mois de février, quarante mineurs avaient déjà été renvoyés et, selon la
presse des deux pays concernés, une « liste d’attente » d’au moins trois
cents noms serait déjà constituée. Dans un rapport rendu en 2002, l’associa-
tion Human Rights Watch avait déjà dénoncé le renvoi de ces mineurs iso-
lés sans aucune formalité depuis les enclaves de Ceuta et Melilla.

Notes

[1]
La position espagnole a également évolué sur certains dossiers « épi-
neux » comme la délimitation des espaces maritimes et la coopération
financière de l’Espagne avec le Maroc.

58
Le poids des consulats — Alexis Spire
L’éloignement d’un étranger qui réside sur le territoire français est une me-
sure qui se situe à l’intersection du droit des personnes et de celui des
États [1]. Les autorités françaises sont en principe les seules à intervenir
puisque l’éloignement d’un étranger relève de la souveraineté de l’État.
Mais, pour que la mesure soit effectivement réalisée, il faut aussi que l’État
d’origine de l’étranger accepte de le reconnaître comme l’un de ses ressor-
tissants.

Pendant longtemps, le problème ne s’est guère posé car les mesures d’éloi-
gnement d’étrangers ne constituaient pas une priorité politique. Durant les
« Trente Glorieuses », par exemple, les préfets se contentaient le plus sou-
vent de remettre à l’étranger un bon de transport jusqu’à la frontière par la-
quelle il avait choisi de quitter le territoire. Il était même fréquent qu’à dé-
faut de pouvoir financer la reconduite, le ministère de l’intérieur décide de
laisser l’étranger se maintenir sur le territoire en situation irrégulière. En
pratique, la mesure d’éloignement n’était mise en œuvre que dans les cas où
l’expulsion sanctionnait une condamnation pénale. Quelques accords bilaté-
raux ont alors été signés avec des pays limitrophes afin d’organiser la réad-
mission de leurs nationaux [2]. Mais, dans la plupart des cas, les étrangers
en instance d’éloignement n’étaient pas ressortissants de ces pays. Le plus
souvent, l’escorte policière s’arrêtait donc à la frontière et n’allait jamais
jusque dans le pays de départ.

Depuis la fin des années 1970, l’effectivité des mesures d’éloignement est
devenue un objectif prioritaire de l’administration française. C’est la loi
Bonnet de 1980 qui a d’abord légalisé la privation de liberté pour un étran-
ger en instance d’expulsion, puis la loi du 29 octobre 1981 qui a généralisé
le principe de la rétention administrative [3]. Pour l’étranger placé en réten-
tion, il est bientôt apparu que le seul moyen d’échapper à la reconduite était
de ne pas présenter son passeport aux autorités préfectorales. Dès lors, l’is-
sue de la procédure dépend du consulat du pays dont il se réclame. Si le
consulat le reconnaît comme l’un de ses ressortissants, plus rien ne s’op-
pose à l’exécution de la reconduite à la frontière. En revanche, si le consulat

59
ne répond pas ou s’il refuse de délivrer un laissez-passer, l’étranger est re-
mis en liberté au terme de la période de rétention.

L’étranger, la préfecture et le consulat

Toute mesure d’éloignement fait donc intervenir trois protagonistes qui


n’ont ni les mêmes intérêts ni les mêmes ressources pour les défendre :
l’étranger, la préfecture et le consulat du pays d’origine.

L’étranger tout d’abord. Une fois qu’il a épuisé toutes les voies de recours
et qu’il se trouve en rétention, la non présentation de son passeport aux au-
torités de police apparaît souvent comme l’ultime espoir d’échapper à la re-
conduite, même si, en réalité, les chances sont très minces. A cet égard, tous
les étrangers ne sont pas logés à la même enseigne car la probabilité d’être
identifié comme le ressortissant d’un pays varie fortement selon les pra-
tiques des consulats concernés.

Dans les couloirs des centres de rétention, il se dit par exemple qu’il vaut
mieux se prétendre soudanais ou camerounais pour les uns, irakien ou égyp-
tien pour les autres car les consulats de ces pays ont la réputation de ne pas
délivrer de laissez-passer. La probabilité de ne pas être reconnu dépend aus-
si de l’histoire de chaque pays et de la genèse des découpages territoriaux.
Le rayonnement de l’ancien empire ottoman permet par exemple à certains
de se déclarer de nationalité irakienne ou iranienne ; s’ils ne sont pas recon-
nus par le consulat de Turquie, ils ont alors toutes les chances d’échapper à
la reconduite à la frontière.

Depuis peu, ce rôle des consulats a également été pris en compte par le
mouvement des sans-papiers. A la suite des arrestations intervenues lors de
l’évacuation du square Séverine, à Paris, au début du mois de juillet 2004,
seuls trois des vingt-six sans-papiers interpellés avaient sur eux des titres de
voyage et pouvaient donc être éloignés immédiatement. Pour les autres, la
Coordination nationale des sans-papiers a tenté d’empêcher leur éloigne-
ment en appelant ses sympathisants à intervenir auprès des consulats (par
téléphone ou par fax) pour exiger que les laissez-passer ne soient pas déli-
vrés.

60
De leur côté, les autorités préfectorales mettent en œuvre tous les moyens
pour que l’éloignement puisse avoir lieu. C’est d’ailleurs pour leur faciliter
la tâche que la durée de rétention, fixée initialement à sept jours, est passée
à dix, puis à douze, puis à trente-deux jours avec la dernière loi Sarkozy. En
réalité, cet allongement continu de la durée de rétention est un moyen de fa-
ciliter l’éloignement par « vols groupés » mais ne résout pas la question de
la délivrance des laissez-passer qui dépend davantage du degré de « coopé-
ration » des autorités consulaires. En effet, dès que l’étranger est placé en
rétention, la préfecture envoie par fax le dossier de l’intéressé au consulat
du pays dont il est supposé être le ressortissant (elle se fonde en général sur
la nationalité déclarée à l’entrée en France ou sur la langue parlée lors de
l’audition). Deux cas de figure se présentent alors : soit le consulat accepte
de « coopérer » et l’étranger y est conduit sous escorte policière pour un en-
tretien visant à déterminer s’il est bien ressortissant de ce pays ; soit le
consulat refuse d’apporter son concours aux autorités préfectorales et ne dé-
livre aucun laissez-passer, ni au bout de sept, ni au bout de douze, ni au
bout de trente-deux jours [4].

Depuis quelque temps, les pouvoirs publics français agissent sur tous les
fronts pour mettre fin à ces résistances et augmenter les taux de reconduite à
la frontière. A l’échelle internationale tout d’abord, l’imposition de clauses
de réadmission dans les accords de coopération est désormais monnaie cou-
rante : au niveau français comme au niveau communautaire, les questions
d’aide au développement et d’échanges commerciaux sont de plus en plus
systématiquement liées à la gestion des flux migratoires [5].

Depuis la récente visite de Nicolas Sarkozy au Mali par exemple, le consu-


lat de ce pays se montre beaucoup plus « coopératif » : alors qu’il ne déli-
vrait jusque là aucun laissez-passer, il accepte maintenant de se déplacer
jusqu’au centre de rétention pour procéder à l’identification de ses ressortis-
sants. De même, depuis la dernière visite des autorités françaises, le consu-
lat de Tunisie de Marseille se rend jusqu’à la maison d’arrêt pour identifier
les détenus, de telle sorte que la police de l’air et des frontières puisse les
conduire directement à l’aéroport, sans passer par le centre de rétention.

A l’échelle nationale, le ministère de l’intérieur consacre également beau-


coup de moyens pour favoriser un « rapprochement » avec davantage de

61
consulats. Dans une circulaire du 16 avril 2002 relative à la délivrance des
laissez-passer consulaires, il avertit les préfectures que des entretiens bilaté-
raux ont eu lieu avec les représentants des principaux pays destinataires des
reconduites, afin de « contribuer à l’établissement d’un climat de compré-
hension mutuelle » plus propice à l’aboutissement des démarches préfecto-
rales [6]. De façon moins officielle, les services de police chargés de l’éloi-
gnement proposent même parfois de monnayer les laissez-passer pour inci-
ter les consulats à davantage de « coopération ».

Taux de délivrance de laissez-passer des vingt-quatre princi-


paux consulats

Non Sans Taux de délivrance


Reconnus Total*
reconnus réponse de laissez-passer
Roumanie 293 18 9 91,6 % 320
Turquie 189 27 2 86,7 % 218
Albanie 106 20 4 81,5 % 130
Afghanistan 30 4 7 73,2 % 41
Algérie 879 465 67 62,3 % 1411
Pologne 44 27 1 61,1 % 72
Moldavie 44 36 2 53,7 % 82
Nigeria 24 26 1 47,1 % 51
Sénégal 19 22 5 41,3 % 46
Chine 99 130 17 40,2 % 246
Yougoslavie 15 26 1 35,7 % 42
Maroc 407 752 34 34,1 % 1193
Ukraine 26 52 5 31,3 % 83
Congo 14 38 2 25,9 % 54
Tunisie 171 447 49 25,6 % 667
Cameroun 14 34 7 25,5 % 55
Russie 14 48 3 21,5 % 65
Mali 69 251 13 20,7 % 333
Congo Rdc 8 34 6 16,7 % 48
Inde 6 57 5 8,8 % 68
Égypte 6 115 6 4,7 % 127
Iran 0 72 0 0,0 % 72

62
Palestine 0 61 1 0,0 % 62
Irak 0 48 1 0,0 % 49

Taux de délivrance de laissez-passer des vingt-quatre princi-


paux consulats * Ces chiffres ne comprennent pas les données
pour les centres de Paris-Dépôt et Paris-Vincennes et unique-
ment des données partielles pour le centre de Lyon.

CIMADE, Centres et locaux de rétention administrative, Rapport 2003,


p. 16.

De leur côté, les consulats sont partagés entre plusieurs injonctions contra-
dictoires. Ils sont en principe tenus par le droit international de réadmettre
leurs ressortissants mais ils sont également censés protéger leurs nationaux
et défendre leurs intérêts face à un État tiers. Cette contradiction donne lieu
à des pratiques de délivrance de laissez-passer très variables d’un consulat à
l’autre. Elles dépendent tout d’abord de la position diplomatique du pays
concerné vis-à-vis du gouvernement français, comme en témoigne le ta-
bleau des taux de reconnaissance des vingt-quatre principaux consulats.

Dans son rapport, la Cimade souligne d’ailleurs que les deux pays les plus
« coopératifs » sont la Roumanie et la Turquie, tous deux candidats à l’en-
trée dans l’Union européenne. Un constat similaire pouvait être dressé en
2002 : parmi les sept pays présentant le plus fort taux de reconnaissance de
leurs ressortissants, on trouvait cinq pays candidats : la Roumanie, la Bulga-
rie, la Lituanie, la Pologne et la Turquie [7]. Pour prouver leur volonté de
« coopération », certains consulats vont jusqu’à délivrer des laissez-passer
pour des étrangers qui ne sont pourtant pas leurs ressortissants. Il n’est pas
rare, par exemple, que la Roumanie reconnaisse des étrangers qui se sont
déclarés moldaves, sans même avoir procédé à leur audition et il semble
que l’Algérie fasse de même avec des Marocains. Certains étrangers
peuvent ainsi être reconduits dans des pays qu’ils ne connaissent pas.

Pour les consulats qui ne répondent pas systématiquement aux injonctions


des autorités préfectorales, il est parfois difficile d’établir avec certitude que
l’étranger sous le coup d’une mesure d’éloignement est bien l’un de leurs
ressortissants. Les représentations consulaires des pays de l’ex-Union sovié-

63
tique (Georgie, Ukraine, Russie…) délivrent par exemple assez rarement de
laissez-passer, non pas par volonté d’obstruction mais parce qu’elles ne par-
viennent pas toujours à savoir avec certitude s’il s’agit de l’un de leurs res-
sortissants. Au consulat de Turquie, en revanche, une enquête est systémati-
quement instruite avant que l’étranger n’arrive sous escorte policière pour
l’entretien de reconnaissance. Les responsables du consulat se plaisent à ex-
pliquer qu’il y a des techniques pour reconnaître un Turc d’un Iranien ou
d’un Irakien, « des expressions, des manières de parler, un regard, un ac-
cent particulier… » sont autant de signes qui les aident à prendre leur déci-
sion.

En violation de la Convention de Genève

Depuis 1998, ces techniques empiriques d’identification sont doublées


d’une procédure de reconnaissance à partir des fichiers de l’état civil qui
ont été informatisés mais qui comportent encore aujourd’hui une part d’in-
certitude. Plus généralement, le flou qui pèse sur les modalités d’identifica-
tion des étrangers par les consulats engendre des pratiques très fluctuantes
d’un pays à l’autre (voir tableau). Pour quelques pays comme l’Inde,
l’Égypte, l’Iran, l’Irak ou la Palestine, le refus de délivrer le laissez-passer
est la règle. Dans ces cas-là, le ministère de l’intérieur demande aux ser-
vices préfectoraux de saisir le ministère des affaires étrangères, sans doute
dans l’espoir de faire « basculer » ces derniers récalcitrants.

Les efforts déployés par les gouvernements successifs pour rendre plus ef-
fectives les mesures d’éloignement ont donc fini par porter leurs fruits. Les
récents voyages de Nicolas Sarkozy en Chine, en Roumanie et au Mali
n’ont pas été vains. Les consulats faisant preuve de « coopération » sont de
plus en plus nombreux et les taux de reconduite à la frontière augmentent au
fil des années. Une telle obstination à vouloir augmenter les taux de recon-
duite à la frontière s’effectue bien souvent au détriment des engagements
pris par la France en matière de protection des réfugiés. On sait, par
exemple, que certains demandeurs d’asile dont la première demande a été
rejetée sont présentés au consulat de leur pays d’origine avant même
d’avoir épuiser tous les recours auxquels ils ont droit. On est alors tenté de
se demander si les étrangers éloignés vers certains pays comme l’Albanie,
l’Algérie ou le Nigeria ne l’ont pas été en violation de la Convention de Ge-

64
nève qui impose en principe aux États signataires de ne pas refouler ceux
qui demandent l’asile vers des frontières dangereuses [8]. ?

Les biais d’une enquête délicate

Lorsque nous avons entrepris d’enquêter sur le rôle des consulats dans les
procédures d’éloignement, nous pensions rencontrer les agents chargés de
la délivrance des laissez-passer et recueillir ainsi le discours officiel des
États concernés. Pourtant, il est apparu très vite qu’un tel projet suscitait de
fortes résistances, assez révélatrices de la position de nos interlocuteurs.
Les réponses obtenues peuvent être classées en trois groupes. Une première
catégorie de consulats s’est distinguée par son mutisme : ne répondant ni
aux courriers, ni au téléphone, ceux qui ne souhaitent pas communiquer sur
leurs pratiques sont aussi ceux qui ne délivrent jamais de laissez-passer
(Soudan, Cameroun par exemple). Un deuxième type de réponse pourrait
être qualifié de dilatoire : au consulat d’Égypte ou du Maroc, par exemple,
il nous a été répondu qu’il fallait au préalable obtenir l’accord des autorités
gouvernementales pour espérer un entretien avec les représentants consu-
laires. Enfin, un troisième groupe se compose des consulats qui, comme la
Turquie ou le Sénégal, n’affichent aucune réticence à communiquer sur
leurs pratiques de délivrance de laissez-passer : ce sont aussi ceux qui ont
une attitude très « coopératrice » avec les autorités préfectorales.

Notes

[1]
Je tiens à remercier Lionel Claus, Ingeborg Verhagen et Jean-Claude
Beba, intervenants pour la Cimade aux centres de rétention de Tou-
louse et de Nice, pour les précieux renseignements qu’ils m’ont four-
nis.
[2]
Caroline Intrand, « La politique du « donnant-donnant » », Plein droit,
n° 57, juin 2003, p. 26-28.
[3]
Alexis Spire, « Une indignation oubliée », Plein droit, n° 50,
juillet 2001, p. 20-23.
[4]

65
Lorsqu’il n’existe pas de consulat en France comme pour le Surinam,
l’étranger est retenu dix-sept jours en rétention puis est remis en liber-
té, faute de laissez-passer.
[5]
Caroline Intrand, « La politique du « donnant-donnant » », Plein droit,
n° 57, juin 2003, p. 26-28.
[6]
Cf. Circulaire de la DLPAJ du 16 avril 2002 relative à la délivrance
des laissez-passer consulaires, http://www.interieur.gouv.fr/ru-
briques/b/b5_lois_decrets/02-00098/02-00098.pdf.
[7]
CIMADE, Centres et locaux de rétention administrative, Rap-
port 2003, p. 18.
[8]
François Crépeau, Droit d’asile. De l’hospitalité aux contrôles migra-
toires, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 1995, p. 142.

66
S'opposer aux expulsions ? —
Même s’il ne s’y est jamais cantonné, notre collectif, le Collectif Anti-Ex-
pulsions (CAE) s’est constitué en premier lieu pour organiser une pratique
régulière : l’intervention aux aéroports. Nous souhaitons faire part, dans ce
texte, du bilan nuancé que nous en faisons aujourd’hui, alors qu’elle de-
vient, nous expliquerons pourquoi, plus difficile et plus problématique. Ce
bilan, nous espérons qu’il servira au nécessaire renouvellement de cette pra-
tique et – pourquoi pas ? – à l’invention de nouvelles.

Tout d’abord, indiquons dans quel contexte nous avons formé le CAE.
En 1998, plus de quatre cents « célibataires » occupent, les 15 et 18 mars,
deux églises à Paris. Ils en sont aussitôt délogés par la police qui en place
une centaine en rétention pour les expulser. Aujourd’hui encore cette opéra-
tion de répression (par le gouvernement de gauche plurielle, rappelons-le)
reste la plus massive, avec celle contre l’occupation de l’église Saint-Ber-
nard, qu’aient eu à subir des sans-papiers en lutte. Grâce aux liens qui exis-
taient auparavant entre des réseaux militants et un des collectifs de sans-pa-
piers, le 22 mars, apprenant l’expulsion de trois d’entre eux, quelques mili-
tants se rendent à Roissy pour informer de la situation les passagers et les
inciter à refuser de voyager dans ces conditions. C’est ce qui se produit et
deux des trois embarqués de force sont redescendus ; le troisième, probable-
ment drogué, ne s’est rendu compte de rien. Après ce premier succès, la
présence de militants est quotidienne jusqu’au 2 avril. La mobilisation des
passagers (le plus souvent des travailleurs maliens ou sénégalais en règle
rentrant au pays) a permis d’une part le débarquement d’une vingtaine de
sans-papiers des vols, et d’autre part que l’État, au vu des réactions, renonce
à embarquer de force tous les camarades arrêtés comme il l’envisageait. De-
puis, à notre connaissance, tous ont été régularisés.

Passée cette mobilisation quotidienne pendant près de quinze jours, nous


avons voulu continuer à un rythme plus supportable. Outre son succès dans
ce cas d’urgence, conforté par la décision de certaines compagnies d’impo-
ser à la police une limitation du nombre d’expulsés par vol, l’intervention
auprès des passagers répondait à plusieurs de nos préoccupations.

67
D’abord, nous voulions participer à la lutte des sans-papiers pour la régula-
risation de tous. Mais nous pensions, et nous pensons toujours que les sans-
papiers sont comme tout le monde : ils ne font jamais preuve d’autant de
force et d’intelligence que lorsque qu’ils s’organisent collectivement selon
des modalités qu’ils définissent eux-mêmes. Militants français, nous avions
mieux à faire que de les en empêcher en jouant auprès d’eux le rôle de
« soutien » qui consiste à tout faire à leur place. Par ailleurs, nous nous
sommes assez souvent retrouvés en contrôle d’identité au commissariat
pour savoir que les interventions, militantes ou non, dans les aéroports ne
peuvent être assumées qu’à condition d’avoir des papiers [1] ; empêcher les
expulsions de leurs militants, la plupart des collectifs de sans-papiers s’en
sont toujours soucié autant qu’ils le pouvaient, aux commissariats et aux tri-
bunaux : nous, nous pouvions poursuivre jusqu’à la dernière limite, l’aéro-
port, sans risque excessif.

Un guide d’intervention

Au-delà de cette poursuite de la lutte sur un terrain que les sans-papiers


peuvent difficilement occuper eux-mêmes, nous avons désormais un moyen
de nous opposer directement aux expulsions quotidiennes qui remporte
quelques succès et nous donne la satisfaction certes pas, hélas !, de bloquer
la machine, mais au moins de lui compliquer la tâche. L’expérience se
transmet dans certains milieux d’immigrés réguliers d’Afrique noire de
sorte que, sur certains vols, l’opposition aux expulsions devient presque une
habitude. Nous éditons alors un guide d’intervention en plusieurs langues
pour faciliter la diffusion et la reprise par tous de ce mode d’action [2]. Sur
ces deux points – extension à d’autres réseaux solidaires ou militants de
notre pratique, extension à d’autres destinations (telles l’Algérie, la Turquie,
la Chine…) de la pratique des passagers africains – nous devons reconnaître
que nous avons échoué. Faut-il dire : nous avons échoué pour l’instant ? Ce
n’est pas sûr, car les obstacles auxquels nous nous heurtons semblent bien
structurels (structures militantes, structures de l’immigration).

Une autre limite de notre action nous est apparue : les sans-papiers dont la
police n’a pu achever l’expulsion peuvent être poursuivis en correctionnelle
pour « refus d’embarquement » et sont alors quasi automatiquement
condamnés à trois mois de prison et trois ans d’interdiction du territoire au

68
premier « refus » poursuivi. En 1998, la mobilisation avait permis que les
militants ne soient pas inculpés, ou que ceux qui l’étaient soient relaxés [3].
Mais, lorsque nous intervenons sur des expulsions ordinaires, nous devons
prendre garde à ce que l’expulsé soit informé de ce risque et prêt à l’accep-
ter. Surtout, nous devons mener une bataille politique et juridique pour que
les tribunaux reconnaissent que, dans les cas où l’expulsé est débarqué à la
demande du commandant de bord, suite à des protestations de passagers, le
délit n’est pas constitué. Sur ce point aussi nous avons échoué… Cette fois
nous espérons pouvoir dire pour l’instant.

Que ce soit dans la perspective d’une réaction à la répression de sans-pa-


piers en lutte ou dans celle d’une opposition aux expulsions quotidiennes,
nous avons, dès le début, pris le maximum de contacts avec les personnels
de l’aéroport ou des compagnies aériennes. La police ne peut pas tout ca-
cher ; les hôtesses, les bagagistes, toutes celles et ceux qui travaillent quoti-
diennement sur ce lieu sont constamment confrontés aux multiples vio-
lences policières, sans rien pouvoir faire. A ceux qui nous parlent, nous
n’avons pas à expliquer que toute expulsion est d’une brutalité insoute-
nable : ils le savent ; ils le savent mieux que nous : ils le vivent. Ils ont un
fort désir de briser le silence et l’invisibilité, de ne pas rester des spectateurs
passifs. Lorsque nous dénonçons, dans nos tracts et nos actions, la collabo-
ration des entreprises, telles qu’Air France ou Accor, nous ne portons évi-
demment aucun jugement moral à l’égard de leur personnel. Lorsque nous
manifestons, affichons des autocollants, distribuons des tracts à la cantine,
nous faisons de l’aéroport un lieu où silence, peur, solitude ne règnent plus
en maîtres. C’est fugitif, c’est insuffisant, mais ce n’est qu’un début.

Injonctions aux préfets

De nouvelles difficultés sont apparues, rendant les interventions aux aéro-


ports plus problématiques. En effet, trois facteurs nous semblent avoir mo-
difié le rôle de l’expulsion et les possibilités de s’y opposer. Les deux pre-
miers : les faiblesses dont souffre depuis plusieurs années le mouvement
des sans-papiers en terme d’auto-organisation et de forme de lutte, et les
mutations des modes d’exploitation qui ont modifié l’importance écono-
mique de l’expulsion ne peuvent pas être traités dans le cadre de cet article.
Pour ce qui est du troisième, chacun aura pris connaissance des déclarations

69
dans la presse et injonctions aux préfets de Sarkozy, puis de De Villepin,
d’augmenter le nombre et le taux de réussite des expulsions. Sans que ces
objectifs soient forcément atteints (on est très loin par exemple de la fré-
quence annoncée des charters), les reconduites sont effectivement plus
nombreuses, grâce à une série de mesures et de pratiques adaptées : multi-
plication des arrestations (dans la rue, les transports, les foyers, au domicile,
aux guichets des préfectures…), passage à trente-deux jours du temps de ré-
tention, augmentation du nombre de places en centre de rétention et
construction de nouveaux centres ; il est également apparu indispensable à
l’État de réaffirmer la neutralité de l’aéroport comme espace de circulation
pacifié.

« Entrave à la circulation d’aéronefs »

En 98, la première réaction des pouvoirs publics aux protestations de passa-


gers contre des expulsions avait été d’essayer de les inculper ; débarqués,
gardés à vue, ils avaient finalement été libérés sans suite. Depuis, il n’y
avait plus eu d’arrestation, jusqu’à l’offensive récente, qui met gravement
en péril notre mode d’intervention : à plusieurs reprises, en 2003 et 2004,
un ou plusieurs passagers récalcitrants ont été inculpés, pour « entrave à la
circulation d’aéronefs » et/ou « obstruction à une mesure de reconduite à la
frontière » (parfois aussi outrage et/ou rébellion). En se portant partie civile
dans deux des procès, Air France a participé à cette offensive de pacifica-
tion.

Face à ces différents obstacles et tout particulièrement aux attaques contre


les passagers qui réagissent aux expulsions, nous pourrions être contraints
de cesser nos interventions aux aéroports : d’un côté, nous ne voulons pas
cacher aux passagers le risque qu’ils peuvent courir en se manifestant à
bord de l’avion ; d’un autre côté, si nous les en informons, n’allons-nous
pas simplement décourager d’éventuelles initiatives spontanées [4] en diffu-
sant la peur au lieu de travailler à la faire reculer ? Mais, comme nous l’ex-
pliquons plus haut, nous y tenons. C’est pourquoi nous avons voulu inventer
d’autres pratiques qui mettent en déroute ces divers dispositifs d’intimida-
tion. Nous espérons, avec tous ceux qui tiennent aussi à ne pas laisser tom-
ber ce type d’interventions, pouvoir travailler à l’avenir à découvrir de nou-
velles pistes.

70
Parmi tous nos doutes, une certitude s’impose : la première tâche est de
soutenir le plus efficacement possible les passagers interpellés. En ce qui
nous concerne, à nous qui avons toujours encouragé et diffusé ce type de
protestations, cette solidarité minimale s’imposerait même en dehors de
toute autre considération. Quoiqu’il en soit, il est impératif de contrecarrer
l’offensive judiciaire, parce qu’elle vise à mettre fin à cette pratique diffuse,
ou du moins à restreindre son ampleur en étouffant sous les amendes et les
condamnations ses acteurs d’un jour. Plusieurs procès ont eu lieu, d’autres
sont à venir. Le bilan reste assez négatif : aucune relaxe [5], trois condamna-
tions avec dispense de peine, un rappel à la loi, trois amendes considérables
[voir l’encadré ci-dessous, NDLR]. S’ajoutent à ces condamnations la perte
d’un billet coûteux, quarante-huit heures de garde à vue et la gestion éprou-
vante d’une procédure judiciaire, le tout pour des passagers qui n’étaient
pas partis pour ce genre d’aventure, mais plutôt en vacances ou en visite à
leur famille... Nous avons commencé à recueillir des fonds pour aider à as-
sumer les divers frais liés à ces procédures, en particulier lors d’une réunion
publique où nous informions de cette question. Dans les deux procès à venir
(le 19 octobre et le 3 novembre 2004 au tribunal de Bobigny), nous espé-
rons une victoire sur le fond. Nous demandons à tous ceux et celles qui
veulent continuer à s’opposer aux expulsions d’être vigilants et disponibles
à ces occasions.

Ces procédures soulèvent un enjeu de taille : alors que nos interventions


fonctionnaient grâce au principe juridique international faisant du pilote le
seul maître à bord d’un avion, les interpellations de passagers ont toujours
lieu sur initiative policière et non à la demande du pilote. Ces condamna-
tions entérinent donc un changement lourd de conséquences quant aux
postes décisionnaires à l’intérieur de l’avion [6]. L’un de ces procès a été
l’occasion, pour Air France, de devancer les exigences du ministère de l’in-
térieur en se portant partie civile pour le retard de l’avion. Nous avons réagi
en diffusant et en faisant signer, courant octobre 2003, une lettre à M. Spi-
netta, directeur d’Air France, signée Voyager sans expulsés, dans les
agences ainsi qu’au départ des bus pour l’aéroport et dans l’aéroport lui-
même. Ayant réuni un grand nombre de signatures, nous avons occupé deux
agences Air France le 8 novembre.

Délinquants de la solidarité ou consommateurs mécontents ?

71
Le 2 septembre 2004, les militants du Gisti présents au tribunal de Bobigny
ont assisté non pas au procès de « délinquants de la solidarité » mais à celui
de « passagers ayant payé un billet d’avion cher et qui souhaitaient voya-
ger tranquillement », « aspiration normale de tous passagers payants » se-
lon la procureure. Bien évidemment, chacun est libre de choisir son système
de défense.
Les quatre personnes poursuivies ont été relaxées mais après une telle dé-
fense, nul ne peut penser qu’il s’agit d’une victoire de la solidarité…
La rédaction de Plein droit

Suite à ces occupations, Air France, qui a maintenu sa constitution de partie


civile, a néanmoins limité ses exigences in extremis à la demande d’un euro
symbolique, et ne s’est plus manifesté, à notre connaissance, par la suite [7].
Nous avons aussi essayé d’aider les passagers dans la résolution de pro-
blèmes concrets (remboursement des billets qu’ils avaient dû repayer pour
la plupart, question des bagages…). Là aussi, les occupations ont, semble-t-
il, porté leurs fruits : les passagers inculpés par la suite n’ont pas eu à subir
les désagréments causés par Air France aux premiers inculpés.

A l’occasion de ces initiatives, nous nous sommes rendu compte que la


lettre que nous diffusions nous permettait d’entrer en contact avec les passa-
gers et d’entamer avec eux des discussions souvent fructueuses, sans leur
cacher le risque d’interpellation qu’ils pouvaient courir en intervenant dans
l’avion. Les membres du personnel de l’aéroport ont accueilli favorable-
ment cette lettre, qu’ils ont même parfois contribué à diffuser. Nous avons
donc essayé de l’utiliser pour intervenir en amont, sur l’ensemble des
clients et personnels, en essayant de susciter le fait que chacun, lorsqu’il
commande un billet, fasse savoir qu’il n’acceptera pas de voyager avec un
expulsé et qu’il demande que cessent les inculpations de passagers et que
les procédures en cours soient stoppées. Ce travail est énorme et dépasse
sans doute nos capacités de diffusion. Par ailleurs, les implications d’une
telle campagne, de type « boycott », nous posent problème.

En outre, la diffusion de cette lettre ne nous satisfait pas complètement dans


la mesure où elle ne résout pas le problème d’interventions concrètes à l’ef-
ficacité immédiate. Cette exigence de résultats nous empêche aussi de nous
en tenir à des manifestations avec banderoles et autocollants dans les aéro-

72
gares. Nous avons donc envisagé d’utiliser une lettre semblable en la diffu-
sant aux passagers des vols sur lesquels ont lieu des expulsions, afin qu’ils
la fassent parvenir au commandant de bord lorsqu’ils entrent dans l’avion.
Nous ne pouvons cependant garantir que ce type de procédé empêchera
toute interpellation, et ne l’avons pas assez expérimenté pour en évaluer
l’efficacité. Si nous ne voulons pas cesser de rechercher des modes d’inter-
ventions concrets et efficaces, nous sommes conscients que la tâche est de
plus en plus ardue. C’est pourquoi nous pensons que seule une prise en
main plus massive du problème (par tous ceux qui prennent part à la lutte
des sans-papiers, par des juristes qui travailleraient sérieusement sur les re-
fus d’embarquement, entre autres, par les personnels des aéroports indivi-
duellement et/ou à travers leurs organisations) pourrait permettre de battre
en brèche l’emballement actuel de la machine à expulser.

Par ailleurs, les difficultés rencontrées dans les interventions au moment de


l’expulsion rendent d’autant plus importantes les mobilisations au cours des
étapes antérieures, en particulier les différentes audiences (35 bis, 35 quater
et appels, tribunal administratif) où il devient primordial que les avocats ar-
rachent des annulations de procédure et se battent pied à pied contre la pré-
fecture sur des procédures souvent faites à la va vite. D’autre part la réten-
tion, qui peut maintenant durer jusqu’à trente-deux jours, prend une impor-
tance énorme dans l’ensemble du dispositif. Nous savons que l’État est allé
un peu vite en besogne, n’ayant pas les moyens matériels d’appliquer sa
nouvelle législation (en particulier en nombre de places dans les centres).
C’est pourquoi se mobiliser contre la construction des nouveaux centres de
rétention apparaît comme une priorité de toutes celles et ceux qui veulent
s’organiser pour la liberté de circulation et l’arrêt des expulsions [8]. ?

Notes

[1]
Un des contrôles d’identité a été suivi de l’inculpation de treize per-
sonnes pour « exploitation non conforme d’une zone aéroportuaire ».
Lors du procès, où était en jeu la diffusion de tracts dans les aérogares,
certains collectifs de sans-papiers nous ont soutenus massivement.
Nous avons été relaxés.
[2]

73
Toutes les informations concernant le CAE sont disponibles sur le site
pajol.eu.org.
[3]
Douze expulsés le 30 mars dans le même avion et poursuivis pour re-
fus d’embarquement ont été relaxés en première instance. Lors du pro-
cès en appel, six d’entre eux ont été finalement condamnés, les avocats
n’ayant pas jugé bon de plaider l’intervention des passagers. Celui qui
a été le plus lourdement condamné a été arrêté lors du rendu du juge-
ment pour purger une peine d’un an ferme.
[4]
Il est apparu que la quasi totalité des passagers inculpés pour avoir ré-
agi à des expulsions ne l’ont pas fait suite à une intention préalable,
mais plutôt en réaction immédiate à une situation qu’ils ont trouvée in-
supportable.
[5]
Depuis l’écriture de cet article, quatre autres passagers ont été inculpés
et ont comparu le 2 septembre à Bobigny. Ils ont été relaxés et Air
France, qui s’était porté partie civile et réclamait 10000 euros, a été dé-
bouté. Nous espérons que cette première relaxe jouera favorablement
pour les deux procès à venir.
[6]
Quelques pilotes ont d’ailleurs réagi à ce problème et l’un d’entre eux
a témoigné, lors d’un des procès, du fait que ses consignes n’avaient
pas été respectées par les forces de l’ordre. Sur certains vols s’est
même apparemment déroulé un curieux marché : les policiers ac-
ceptent de débarquer l’expulsé mais réclament en échange de pouvoir
interpeller quelques passagers…
[7]
voir note (5).
[8]
Une campagne contre les centres de rétention est en cours au niveau
national, nous cherchons à ce qu’elle soit relayée, en particulier partout
où de nouveaux centres sont en projet.

74
Poursuites illégitimes — Fanny Petit
Jeudi 17 avril 2003. Quatre personnes à reconduire « sans incident et dans
le calme » par le vol BIE 961 Air Méditerranée Paris-Bamako, comme l’in-
diquait le chef d’escorte dans son rapport.

M. Chevalier, passager interpellé, déclarera :

« Quand j’ai gagné ma place […], j’ai entendu des cris venant du fond de
l’avion. Un groupe de passagers se tenait debout. J’ai vu des personnes non
admises encadrées par des policiers en civil portant un brassard de police.
Le personnel de bord paraissait dépassé par les incidents. Les policiers
n’expliquaient rien. J’ai dit à un agent de la compagnie que je refusais de
voyager dans des conditions pareilles. La tension montait […]. Au bout
d’environ trois quarts d’heure, nous avons entendu un message du comman-
dant de bord qui indiquait qu’il n’était pas possible de décoller dans ces
conditions et qui demandait aux forces de la police d’annuler la mesure de
reconduite et de redescendre […] ».

Et M. Herman :

« J’ai demandé à un gradé pour quelle raison après l’annonce du comman-


dant de bord les personnes non admises et leur escorte ne débarquaient
pas. Il ne m’a pas répondu m’invitant à m’asseoir. Comme je renouvelais
ma demande, il a indiqué à l’un de ses subordonnés : « celui-là, vous le dé-
barquez ».[…] J’ai quitté l’appareil sans opposer la moindre résistance.
[…] J’ai été menotté dans le dos pour entrer dans le fourgon. J’ai retrouvé
deux jeunes passagers que j’avais vus dans l’appareil. ».

Des étrangers en situation irrégulière sont refoulés quotidiennement, vers


leur pays d’origine, sans avoir nécessairement épuisé les recours juridiques
leur permettant d’avoir accès au territoire français. Selon le ministère de
l’intérieur, le nombre de reconduites à la frontière entre janvier et
juillet 2003 s’est élevé à 19 425. Une banalisation du procédé dans le fond
comme dans la forme : les expulsions, souvent extrêmement violentes [1],
se font sur des vols commerciaux au su et au vu des passagers et des

75
membres de l’équipage, sans que l’opinion publique n’en mesure la fré-
quence.

Il arrive que la tension soit vive au moment de l’embarquement et que des


passagers manifestent leur indignation. Ils sont alors immédiatement débar-
qués et, sans préavis, font l’objet de poursuites judiciaires sur la base de
l’un (au moins) des chefs d’accusation suivants : « trouble à l’embarque-
ment », « opposition à une mesure d’éloignement », « entrave volontaire à
la circulation d’un aéronef », et/ ou « incitation à la rébellion »…

Rappelons que ces interpellés ont simplement réagi verbalement à ce qui


leur est apparu comme une insulte à la dignité humaine. Pourtant, de-
puis 1998 [2], on assiste à la multiplication des poursuites à l’encontre des
passagers trop réactifs. Ces derniers risquent, au-delà de l’annulation de
leur voyage, une garde à vue voire un procès ; la peine de prison encourue
étant systématiquement assortie d’une amende de plusieurs centaines d’eu-
ros. Sur les quatre procès qui ont eu lieu jusqu’à aujourd’hui, on compte
une seule relaxe [3], trois condamnations avec dispenses de peine et deux
condamnations avec amende. Personne n’a encore jamais été emprisonné
mais, comme les procès de ce type se multiplient, les sanctions appliquées
peuvent à tout moment s’alourdir.

Ces arrestations ne paraissent justifiées que par (et pour) la police, sou-
cieuse d’asseoir son autorité. Elles caractérisent la politique répressive qui
s’abat à la fois contre n’importe quel citoyen en divergence avec les orien-
tations politiques de l’État mais aussi contre les étrangers en situation irré-
gulière, envers lesquels la « manière forte » devient monnaie courante.

Réaction légitime ou délit ?

On remarque, à travers les différents procès, que les accusés ne donnent pas
nécessairement une tonalité militante ou même politique à leur geste. S’ils
réagissent, c’est d’abord spontanément : parce que la violence de l’escorte
policière ne s’atténue ni sous les cris des expulsés, ni sous les questions des
passagers. Ils sont peu à avoir eu le courage d’intervenir que ce soit pour
dénoncer la politique répressive à l’égard des étrangers, ou par solidarité

76
face aux méthodes inhumaines des membres de la PAF (police aux fron-
tières) auxquels ils ont été confrontés.

Romain Binazon, porte-parole de la coordination nationale des sans papiers


(CNSP), fut l’un de ces passagers qui ont protesté sur une question de prin-
cipe. L’ironie de sa présence à bord lui a permis de tirer parti de son inter-
pellation et, grâce à sa relative marge de manœuvre, de dénoncer la banali-
sation des expulsions. « Il a mis le doigt, avec cet acte citoyen légitimé par
son engagement auprès des sans-papiers, là où il fallait, pour éviter que ce
genre de situation ne devienne systématique » précise Dominique Noguères,
son avocate.

Ainsi, certains avocats [4], en accord avec leurs clients, donnent à leur plai-
doirie une couleur politique afin d’orienter le procès vers le véritable débat
relatif au traitement des étrangers et aux mesures de plus en plus répressives
prises à leur égard. Sous couvert d’une politique migratoire qui affiche la
volonté de « maîtriser les migrations clandestines », il s’agit en fait de
contrôler le flot d’entrées jugées indispensables et de refouler le reste, c’est-
à-dire les indésirables. La différence entre les « bons immigrants », régu-
liers, installés souvent depuis longtemps et les nouveaux, les dangereux, les
sans-papiers, se creuse de plus en plus. La politique de fermeture et de
chasse aux clandestins vise à soumettre les migrants à un régime discrimi-
natoire sur le plan du droit du travail comme sur celui des droits de
l’homme.

Se pose la question des choix politiques en matière d’immigration, dont


l’expulsion n’est qu’une facette. Ces procès, et la pression qu’exercent les
autorités à travers eux, permettent d’éviter les débats de fond.

Ces poursuites dissuasives visent à intimider les témoins des expulsions for-
cées et les manifestants potentiels. Un certain nombre d’affaires ne sont
d’ailleurs pas instruites, marquant le malaise d’une justice trop vite saisie
par le procureur de la République. On observe un « décalage » entre les sé-
vères réquisitoires des procureurs à l’égard des prévenus et l’absence de
peines prononcées à l’issue des procès. Il apparaît toutefois difficile, pour le
président du tribunal, de désavouer le procureur, et ceci explique les
condamnations par principe avec dispense de peine.

77
D’ailleurs, il semblerait que les juges soient plus cléments avec les interpel-
lés qui ne remettent pas en question la décision administrative de reconduite
à la frontière mais qui insistent sur l’aspect confort et sécurité du voyage
mis à mal par les cris ou même les menaces de la personne expulsée [5]. La
relaxe du dernier procès, celui du 2 septembre à Bobigny, s’expliquerait par
le soin qu’ont mis les accusés à désamorcer tout reproche de désobéissance
civile. Dans les autres procès, la condamnation reste trop lourde au regard
de l’absence de délit commis et ouvre la porte sur des sanctions plus sé-
rieuses. Comme le rappelait l’une des magistrates dans le procès de Romain
Binazon, il ne faut pas « laisser les mouvements d’indignation se multiplier,
sinon il n’y aura plus de reconduites possibles. »

Expulser à tout prix

C’est quand l’État devient lui-même violent, quand l’escorte policière est à
l’origine du trouble et de la tension au sein de l’appareil, quand elle ne par-
vient pas à contraindre au silence l’expulsé, que la situation se renverse et
que les accusations de violence se retournent contre les passagers eux-
mêmes. Leur interpellation brouille les pistes et déplace les responsabilités.

D’une part, quand des individus protestent ou manifestent leur mécontente-


ment, ils sont accusés d’« incitation à la rébellion » ou de « violence à
l’égard des forces de l’ordre », alors même que les témoignages ne viennent
pas corroborer les faits reprochés. Dominique Noguères remarque, à ce pro-
pos, le caractère extensible de la notion de violence, utilisée systématique-
ment par les forces de l’ordre pour justifier leurs actes quand l’interpellé ré-
siste ou refuse d’obéir. Il existe une confusion dangereuse entre violence et
résistance, facile à démontrer par la mise en contradiction des témoi-
gnages – encore faut-il recueillir la parole des passagers et de l’équipage.

D’autre part, la violence policière n’est jamais, elle, mise en cause. Les
moyens de coercition employés par la PAF pour calmer ou maîtriser « l’ex-
pulsé » sont ceux de la force. Les recommandations de la commission de
déontologie [6] sont, à ce niveau, sans équivoque :

traiter les étrangers qui font l’objet d’une mesure d’éloignement avec
d’autant plus de précaution que leur situation et les mesures dont ils

78
font l’objet les rendent vulnérables. Après le constat d’une préparation
insuffisante de ces opérations, la commission met en avant la nécessité
du dialogue avec les intéressés et les autorités du pays de renvoi.
appliquer avec la plus grande rigueur les gestes techniques et profes-
sionnels d’intervention.

On comprend, à demi mots, la violence entretenue par les forces de


l’ordre [7] et l’immunité qui peut leur être accordée.

Principales condamnations

A ce jour, on recense quatre procès. Deux affaires seront jugées, au TGI de


Bobigny, en octobre et en novembre 2004.
M. Koné Zoumana, Melle Santara Dieneba Néné et M. Diabira Mamadou
ont été relaxés en septembre 2004. Ils étaient interpellés pour « entrave à la
circulation aérienne » et « incitation à la rébellion ». Air France s’était por-
tée partie civile, demandant réparation pour le retard du vol et réclamait dix
mille euros.
M. Herman, M. Chevalier et M. Rosner ont été déclarés coupables d’« op-
position à une mesure d’éloignement et entrave à la circulation aérienne »,
en juin 2003, mais dispensés de peine.
M. Binazon a été condamné, en septembre 2003, a verser 7 euros d’amende
pendant 100 jours, soit 700 euros pour rébellion et provocation directe à la
violence (résistance avec violence : infraction retirée).
M. Kamissoko, M. Tounkara et M. Danokio ont été condamnés, en no-
vembre 2003, à 100 jours/amendes de respectivement 4, 5 et 6 euros. Ces
montants différents correspondent à des chefs d’inculpation différents, cer-
tains étant poursuivis uniquement pour entrave à la circulation aérienne,
d’autres pour violences et rébellion.
A ces condamnations, il convient d’ajouter de nombreuses gardes à vue et
des interpellations sans poursuites.

Ainsi, il apparaît que la responsabilité des forces de la police, nettement en-


gagée, est en jeu : un procès contre les passagers vient alors la couvrir.
C’est bien souvent le rapport de force, entretenu au-delà des limites du rai-
sonnable, qui est à l’origine des altercations à bord. On assiste, la plupart du
temps, à un véritable renversement de situation : quand le commandant de

79
police est responsable de l’annulation ou du retard d’un vol, la faute est re-
jetée sur l’un ou l’autre des passagers. La complicité d’Air France qui va
même jusqu’à se porter partie civile et demander des dommages et intérêts
aux prévenus est, sur ce point, éloquente.

Dans l’affaire Rosner-Chevalier-Herman [8], les seuls qui ont véritablement


défié l’autorité du commandant de bord, unique maître au sein de l’appareil,
sont les policiers. D’un point de vue légal [9], le commandant de bord a la
faculté de débarquer toute personne, parmi les passagers, qui pourrait pré-
senter un danger pour la sécurité ou le bon ordre de l’aéronef. Or, cette fois,
comme bien souvent, l’escorte policière a passé outre l’autorité du com-
mandant en refusant de débarquer quand celui-ci l’avait exigé. Interpeller
ces passagers – et les condamner – permet à l’escorte policière de se dé-
douaner, de rejeter la responsabilité du retard de vol sur d’autres, même
quand c’est elle qui est directement responsable des tensions au moment de
l’embarquement.

La PAF continuera d’expulser dans le silence, d’autant plus si la désappro-


bation des passagers est réprimée. Elle continuera de dissimuler ses mé-
thodes par l’affrètement de vols groupés qui empêchent toute manifestation
de résistance à l’embarquement par les étrangers en situation irrégulière,
parfois le seul moyen de faire comprendre leurs craintes aux passagers ci-
vils et au commandant de bord.

En criminalisant les actes de solidarité et en contenant la mobilisation ci-


toyenne, le ministère de l’intérieur continuera d’expulser dans la discrétion
et l’indifférence. M. Sarkozy avait ordonné récemment aux préfets d’effec-
tuer plus de reconduites à la frontière : « l’exécution effective des décisions
d’éloignement est la condition de crédibilité de toute politique publique de
maîtrise de l’immigration » [10]. Cette volonté affichée de « faire du
chiffre » ne met personne à l’abri, et nombreuses sont les victimes que l’on
renvoie trop vite chez elles.

L’absurdité des chefs d’inculpation et la difficulté à constituer les délits ma-


nifestent clairement la mauvaise foi et l’hypocrisie des autorités. Ces procès
contre les passagers ne peuvent pas être instrumentalisés, ils ne doivent ser-
vir ni à préserver l’immunité des forces de l’ordre, ni à détourner l’attention
du véritable sujet : la « lutte contre l’immigration clandestine » menée par

80
le gouvernement français va à l’encontre de la dignité et de la sécurité des
personnes et de leurs droits fondamentaux. ?

Notes

[1]
Voir le site du Collectif Anti-expulsions : http://pajol.eu.org/ru-
brique6.html
[2]
Affaire Sirine Diawara, 26 novembre 1998, 12ème cour d’appel de Pa-
ris.
[3]
Procès de Koné Zoumana, Santara Dieneba Néné, Diabira Mamadou,
le 2 septembre 2004 à Bobigny.
[4]
Les avocats de Messieurs Herman, Chevalier et Rosner lors du procès
fortement médiatisé de juin 2003.
[5]
La dernière affaire, marquée par la relaxe des passagers, prouve no-
tamment deux points, que l’on peut d’ailleurs lier aux autres procès :
d’une part, quand la tension monte, on compense le débarquement des
personnes expulsées par l’interpellation de passagers., d’autre part, les
accusations paraissent infondées et du moment que l’accusé ne remet
pas en cause l’autorité des forces publiques, le procureur n’a pas de
mal à reconnaître leur incongruité.
[6]
Rapport pour l’année 2003 de la Commission nationale de déontologie
de la sécurité. Saisine n°2003-42.
[7]
Voir dans ce numéro, article p. 13.
[8]
Mis en examen en avril 2003 pour « entrave à la circulation d’un aéro-
nef » et encourant une peine maximum de 5 ans de prison assortie
de 37500 euros d’amende. Jugement rendu le 23 juin 2003 : ils sont re-
connus coupables mais dispensés de peine.
[9]
Article L 322-4 du Code de l’aviation civile (partie législative).

81
[10]
Note apparaissant dans une circulaire datée du 22 octobre, révélée par
Le Figaro. Le ministre français de l’Intérieur avait instruit les préfets
pour qu’ils doublent le nombre de reconduites aux frontières d’immi-
grants en situation irrégulière.

82
Rétention, le « désordre chaotique » — Véronique
Baudet
Le rapport 2003 de la Cimade sur les centres et locaux de rétention adminis-
trative est alarmant et préoccupant pour l’avenir. Alarmant en ce qu’il décrit
une situation, celle des étrangers en rétention administrative, qui s’est dé-
gradée au cours de l’année passée. Préoccupant en raison du contexte poli-
tique actuel marqué par le souci d’accélérer et de doubler le nombre de re-
conduites à la frontière d’étrangers en situation irrégulière. S’il est trop tôt
pour dresser un premier bilan des conséquences de la loi Sarkozy du 26 no-
vembre 2003, qui a presque triplé la durée maximale de rétention, passée
de 12 à 32 jours, les premiers éléments présentés par la Cimade montrent
que « la logique à l’œuvre depuis la loi du 26 novembre constitue bien une
rupture dans la façon de concevoir en France l’éloignement des étrangers.
[…] Le difficile équilibre que les représentants de l’État tentaient depuis
des années de maintenir entre usage de la contrainte et respect de la per-
sonne est pour le moment rompu ».

28 220 étrangers ont été placés dans les centres de rétention administrative
où la Cimade intervenait en 2003, soit une hausse de 22,03 % par rapport à
l’année précédente [1]. L’augmentation est particulièrement importante pour
les centres de Nantes, Lille, Sète et Marseille. Parmi les étrangers placés en
centres de rétention, plus de 3 500 sont passés préalablement par un local de
rétention.

A l’origine, la création de ces locaux devait répondre à une situation d’ur-


gence lorsque les circonstances de temps ou de lieu font obstacle au place-
ment immédiat d’un étranger en centre de rétention. Ils ne sont d’ailleurs
pas soumis aux mêmes règles que les centres, notamment sur le plan de
l’exercice des droits reconnus aux retenus. Le décret du 9 mars 2001 ne pré-
voit le placement en local de rétention administrative que de manière provi-
soire ; il ne peut durer plus de quarante-huit heures s’il existe un centre de
rétention dans le ressort du tribunal administratif ou de la cour d’appel dont
dépend le local.

83
En pratique, les dépassements de la durée légale sont fréquents, comme il
est de plus en plus fréquent que les préfectures recourent d’abord au place-
ment en local de rétention des étrangers en situation irrégulière. L’allonge-
ment de la durée de la rétention et les consignes ministérielles de l’au-
tomne 2003 visant à augmenter l’exécution des mesures d’éloignement ex-
pliquent l’engorgement des centres de rétention et le recours aux locaux de
rétention. Dans plusieurs régions, les locaux se sont multipliés. Les condi-
tions dans lesquelles les étrangers y sont traités ne sont pas connues. Il
semble également que des espaces soient utilisés comme locaux de réten-
tion sans être déclarés comme tels, notamment dans les régions Rhône-
Alpes et Nord. Dans ces locaux, les conditions de la rétention seraient plus
proches de celles de la garde à vue, indique la Cimade. Comme le décret
de 1991 prévoit que les étrangers maintenus dans les locaux de rétention
peuvent bénéficier du « concours » d’une association de défense du droit
des étrangers [2], la Cimade a mis en place, courant 2003, une permanence
dans les deux plus gros locaux de la région parisienne (Cergy-Pontoise et
Choisy-le-Roi). Elle a demandé une habilitation pour entrer dans le local de
Nîmes, pour l’instant sans succès. L’association déplore que les locaux de
rétention soient de fait utilisés comme des centres de rétention mais sans les
garanties. « De nombreux retenus arrivent dans les centres de rétention,
transférés depuis un local, après l’expiration des délais de recours sans
qu’ils aient, à aucun moment, été en mesure d’exercer concrètement les
procédures prévues par la loi ».

Le cadre réglementaire des centres et locaux de rétention administrative a


été fixé par le décret du 19 mars 2001. Les structures avaient à l’origine jus-
qu’au 19 mars 2004 pour se mettre en conformité avec ces règles. Un délai
supplémentaire d’un an leur a été accordé, jusqu’en mars 2005. Autant dire
que peu de centres et locaux sont aujourd’hui aux normes. La Cimade cite
quelques innovations positives avec la création de nouveaux centres à Bobi-
gny, Bordeaux ou encore des travaux d’aménagement à Versailles, Stras-
bourg et Nantes (voir également en encadré les conclusions du rapport de
l’IGA/IGAS). C’est tout ! Dans le même temps, la loi Sarkozy augmentait
considérablement la durée maximale de rétention, disposition entrée en vi-
gueur immédiatement, et la course aux chiffres était lancée pour que soit
doublée en année pleine le nombre de reconduites.

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Harcèlement

D’ores et déjà, les conséquences de cette politique se font sentir. Certaines


pratiques d’interpellation des étrangers ont tendance à se développer : arres-
tations des étrangers aux guichets des préfectures alors qu’ils viennent en
confiance demander ou entreprendre une démarche (la Cimade évoque no-
tamment des « convocations-pièges »), arrestations au domicile, arrestations
des étrangers qui viennent déposer un dossier de mariage. Les arrestations
des femmes prostituées sont également en hausse depuis la loi sur la sécuri-
té intérieure du 18 mars 2003. Depuis septembre 2003, de plus en plus de
femmes prostituées sont condamnées pour racolage « passif » et séjour irré-
gulier. Elles tombent sous le coup d’une interdiction du territoire, sont pla-
cées en rétention et reconduites dans leur pays d’origine. Certaines de ces
femmes sont victimes de la traite des êtres humains et soumises à la prosti-
tution. La Cimade déplore qu’en ce domaine, son action « [soit] entravée
par le manque d’outils juridiques et sociaux mis à la disposition des vic-
times de la traite ».

Ce harcèlement dont font l’objet les étrangers sans papiers a forcément des
conséquences sur les placements en rétention. Il n’est pas rare, souligne la
Cimade « de rencontrer des étrangers maintenus pour la 3e, 4e, 5e fois en
rétention, alors que tous les intervenants savent qu’ils ne sont pas recon-
ductibles ». En outre, on rencontre, dans les centres, de plus en plus de
femmes et d’enfants, de personnes marginales, psychologiquement déséqui-
librées.

Autre conséquence de ce harcèlement, les centres fonctionnent de plus en


plus comme « des usines à flux tendus » : manque de places, entassement,
extensions en urgence… Le nombre de places du centre du Mesnil-Amelot
est passé de 68 à 140 « en quelques jours », celui de Lyon de 52 à 78 en
quelques semaines. Si la Cimade reconnaît les efforts fournis par les res-
ponsables de ces structures, il n’en reste pas moins que les effectifs et les
aménagements que nécessite une telle extension n’ont pas suivi. La surpo-
pulation dans des lieux non adaptés entraîne inévitablement des situations
de tensions, de stress, « des incidents réguliers ». La déshumanisation des
rapports humains est latente dans les gros centres de plus de 80 ou 100 per-
sonnes. Se développent alors des phénomènes de groupe, de l’agressivité,

85
des relations plus conflictuelles entre les personnes retenues, les interve-
nants et les policiers.

Les conséquences d’une telle situation sont hélas connues ; elles passeront
par le renforcement des mesures de sécurité au détriment des droits des per-
sonnes. La Cimade relève que plusieurs catégories de population sont parti-
culièrement vulnérables : les femmes, les enfants, les malades, les trans-
genres. « Pour certaines personnes, le séjour en rétention est devenu une
véritable épreuve quotidienne, humiliante et traumatisante ». La proportion
de femmes en rétention est passée de 5,8 % en 2002 à 7,88 % en 2003 .
En 2003, plus de 220 étrangers se déclarant mineurs ont été placés en réten-
tion, 57 d’entre eux ont été conduits à l’embarquement. Il s’agissait de per-
sonnes à qui l’administration contestait leur minorité. D’autres enfants se
retrouvent placés en rétention parce qu’ils accompagnent leurs parents. Si
certains centres ont prévu des chambres familiales ou des aires de jeux, en
revanche rien n’est prévu sur le plan éducatif, psychologique pour les rece-
voir. Ces enfants se retrouvent ainsi, comme les adultes, confrontés à la vio-
lence de la rétention au quotidien.

« La rétention s’apparente de plus en plus à la détention

L’inspection générale de l’administration (IGA) et l’inspection générale des


affaires sociales (IGAS) ont remis fin juillet 2004 à Dominique de Villepin
et Jean-Louis Borloo un rapport sur le dispositif de rétention, rapport non
rendu public mais dévoilé par La Croix le 5 août 2004. L’objectif était no-
tamment de déterminer si le dispositif actuel est adapté à l’allongement du
délai de rétention et vérifier que les centres répondent aux normes régle-
mentaires. Le constat de l’IGA et de l’IGAS est accablant et rejoint celui
exprimé par la Cimade.
Sur vingt-cinq centres de rétention en France, seuls sept sont aux normes,
ceux de Bobigny, Calais-Coquelles, Strasbourg-Geispolsheim, Lyon-Saint-
Exupéry, Rouen, Sète et Toulouse. Trois centres devraient faire l’objet de
« mesures immédiates », ceux de Marseille, Nanterre et Versailles, en raison
des problèmes d’hygiène, de promiscuité. Le constat est également sévère
concernant les locaux de rétention administrative : accès aux droits précaire,
soutien psychologique et médical absent…
Les inspecteurs soulignent également la diversité des populations retenues,

86
l’ambiance « souvent tendue » qui règne dans les centres, les sous-effectifs
des policiers qui sont souvent très jeunes et « manquent de l’expérience que
requiert cette mission délicate », la densité « parfois à la limite du suppor-
table ».
L’IGA et l’IGAS recommandent donc « d’adapter les équipements à la ca-
pacité d’accueil de chaque centre », de séparer les hommes et les femmes,
d’aménager des lieux de rétention pour les familles avec enfants, de limiter
la taille de chaque centre à cent vingt personnes, scindé en petites unités de
trente à cinquante personnes. Enfin, le rapport estime qu’une association
doit être présente dans les centres, pour garantir l’accès aux droits des per-
sonnes et « assurer une fonction de témoignage ».

Sur les derniers mois, la durée du maintien a doublé et approche désormais


dix jours. La Cimade se demande si cet allongement n’est pas, en bonne
partie, « la conséquence perverse de la surcharge de travail produite par
les instructions données en termes d’objectifs chiffrés ». En d’autres termes,
les services préfectoraux et les services de police ont une charge de travail
alourdie du fait de l’augmentation des procédures à suivre. Les effectifs
n’ayant pas suffisamment progressé, « ce qui était faisable en trois jours
prend désormais le double. Pendant ce temps, les étrangers attendent en ré-
tention, en se demandant bien souvent pourquoi ils restent si longtemps pri-
sonniers sans que rien ne se passe ».

Les aménagements matériels sont encore très insuffisants dans de nombreux


centres. Avec l’augmentation de la durée de rétention et du nombre de per-
sonnes retenues, ces insuffisances prennent une autre ampleur et ont des
conséquences importantes, notamment sur le plan humain. Les centres ne
sont pas aménagés pour des séjours dépassant quelques jours, notamment
en termes d’hygiène (absence de machine à laver dans certains lieux par
exemple), de loisirs, de lieu de promenade, de salle commune… A Lille, le
nombre insuffisant de policiers rend les sorties dans la cour de promenade
restreintes. A Lyon, les visites des familles sont plus courtes parce qu’il y a
une seule salle de visite pour recevoir plus de visiteurs du fait de l’augmen-
tation des retenus. La promiscuité est génératrice de tensions et de conflits.
Ainsi, aux centres de rétention de Coquelles ou de Lyon, quatre personnes
sont logées dans une chambre normalement prévue pour deux.

87
L’augmentation du nombre de personnes retenues, l’allongement de la du-
rée de la rétention, le nombre plus important de demandes d’asile [3]
rendent plus difficiles les conditions d’exercice de la mission de la Cimade
et des autres intervenants extérieurs (avocats, OMI, consuls). A Lille, le
seul local prévu pour les intervenants extérieurs est occupé par les inter-
prètes. A Lyon, l’association ne peut accorder la même attention à chaque
personne du fait du nombre croissant de retenus. « L’accès au bureau de la
Cimade devient un véritable combat pour les retenus, qui ne peuvent pas
toujours accéder à un recours dans les délais légaux ».

La nouvelle législation a rompu avec la priorité accordée au respect de la li-


berté individuelle. L’amélioration des conditions de rétention, telle qu’orga-
nisée par les textes de 2001, était lente. Elle est aujourd’hui interrompue.
Pour quel objectif ? Du 1er janvier au 26 novembre 2003, 42,7 % des per-
sonnes rencontrées par la Cimade ont été présentées à l’embarquement.
Pour près de 55 % des retenus, la procédure de rétention n’atteint pas son
objectif. ?

Notes

[1]
Ces données ne concernent pas les centres de rétention de Rouen,
Saint-Louis, des départements d’outre-mer, ni les locaux de rétention
administrative où la Cimade n’est pas présente.
[2]
En revanche, dans les centres de rétention administrative, la Cimade a
pour mission de permettre aux étrangers l’exercice effectif de leurs
droits. A cet effet, elle doit disposer d’un local permanent dans le
centre (article 5 du décret de 1991).
[3]
Depuis la loi du 26 novembre 2003, les demandes d’asile doivent être
formulées dans le délai maximal de cinq jours à compter de l’arrivée
au centre de rétention. Ce droit de demander l’asile est notifié par écrit
à l’arrivée au centre ou à l’occasion de la notification des droits en ré-
tention à l’issue de la garde à vue avec, le cas échéant, un interprète.

88
Les nouveaux gardiens de la forteresse Europe —
La mission, qui avait pour mandat d’évaluer la situation des étrangers et des
demandeurs d’asile à Malte, s’est rapidement rendue à l’évidence que
c’était l’ensemble de la politique maltaise de gestion des flux d’immi-
grants – et particulièrement des demandeurs d’asile – qui était à remettre en
cause. Dès lors, les investigations de la mission ont porté d’une part sur la
détention systématique des étrangers dits « illégaux », et d’autre part sur les
conditions même de l’exercice du droit d’asile, qui s’apparente, pour Malte,
à un trompe l’œil.

Voie de passage naturelle des migrations du Sud (Afrique, Moyen-Orient)


vers l’Europe : située à 290 Km de l’est de la Tunisie ou du nord de la Li-
bye, Malte n’est séparée du sud de la Sicile, et donc de l’Italie, que
par 93 Km. Ces données expliquent que ce pays connaisse, depuis la fin des
années 80, des arrivées d’étrangers parfois importantes. Pour nombre
d’entre eux, il s’agit d’une étape dans la perspective de gagner par la suite
un autre pays européen, d’autres y échouent involontairement – chavire-
ment des embarcations en Méditerranée ; passeur les ayant déposés sur les
côtes.

Ces faits sont connus maintenant depuis plusieurs années, et le rapport es-
time par conséquent que « la surprise et l’urgence ne constituent [...] plus
des motifs suffisants pour justifier l’absence d’investissement humain et ma-
tériel qui permettrait de traiter les migrants dans le respect de leur digni-
té ». Elle dénonce particulièrement l’attitude des autorités, qui, s’estimant
débordées par le phénomène, ont récemment adopté des mesures d’excep-
tion visant à enfermer systématiquement tous les immigrants irréguliers,
c’est-à-dire toute personne se trouvant sans titre sur le territoire (modifica-
tion en 2002, de l’Immigration Act de 1970) dans des centres fermés. Ces
lieux clos sont la plupart du temps surpeuplés, insalubres, et inadaptés à une
détention de longue durée. Cette durée excessive, combinée à l’incertitude
sur le sort qui leur est réservé sont à l’origine de nombreux troubles psycho-
logiques. Certaines pratiques liées au maintien de la sécurité peuvent égale-
ment être considérées comme humiliantes. A ce titre, le rapport recom-
mande aux autorités maltaises de « mettre en place un système d’accueil des

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immigrants alternatif à leur placement en détention administrative, en gé-
néralisant l’hébergement en centre ouvert ».

En outre, l’annonce effectuée en janvier 2004 de la modification de certains


aspects du Refugees Act (adopté en octobre 2001), ne paraît pas de nature à
corriger de façon significative les dysfonctionnements constatés en matière
de droit d’asile. Dès leur arrivée sur l’île, les demandeurs d’asile partagent
en effet le même sort que les autres migrants, en attendant l’instruction de
leur dossier. Le rapport dénonce à ce propos les lacunes du système maltais
(défaut d’information, d’interprétariat et d’assistance juridique, délais d’at-
tente excessifs et ineffectivité des recours). Le rapport recommande sur ce
point aux autorités maltaises, de « ne réserver qu’à titre exceptionnel, pour
une durée la plus courte possible et dans des conditions strictement enca-
drées, la possibilité de détenir des demandeurs d’asile ». Le rapport recom-
mande également que soient assurées les conditions d’une intégration réus-
sie à l’égard des réfugiés reconnus.

Si les chargées de mission ne nient pas la spécificité démographique et géo-


graphique de Malte, elles estiment que la question du droit d’asile à Malte –
quasi-systématiquement refusé aujourd’hui – est indissociable de la poli-
tique de l’Union européenne et notamment des incidences du règlement Du-
blin II. C’est pourquoi la FIDH adresse à l’Union européenne plusieurs re-
commandations :

[...] « 4-2 – Recommandations aux instances de l’Union européenne

Les conséquences d’une application mécanique du règlement dit « Du-


blin », et l’obligation qui en résulterait pour Malte de devoir réadmettre la
plupart des demandeurs d’asile qui auront transité par son territoire avant
de se rendre ailleurs, ne manqueraient pas,

1. compte tenu de la taille du pays et de sa situation géographique, d’en-


traîner un grave déséquilibre, préjudiciable à la qualité de l’accueil
des demandeurs d’asile et du traitement de leur dossier ;
2. par ricochet, de susciter, à l’égard d’éventuels candidats à l’asile, une
politique de refoulement accru de la part des autorités maltaises, au
détriment des principes de protection.

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Il convient en conséquence que l’Union européenne prenne en urgence des
dispositions ad hoc. Elles peuvent être de deux ordres : – soit prévoir une
dérogation à l’application du règlement « Dublin » en déchargeant Malte
de la responsabilité du traitement d’une demande d’asile émanant d’un
étranger qui aurait quitté son territoire après l’avoir déposée, et en repor-
tant le traitement de cette demande sur les autorités du pays où le deman-
deur souhaite se manifester [1] ; – soit permettre aux personnes reconnues
réfugiées ou s’étant vu reconnaître un statut humanitaire à Malte de s’éta-
blir librement et légalement dans un autre Etat membre.

Par ailleurs il convient que l’Union européenne, en l’espèce la Commission


au travers de la gestion du FER II (Fonds européen pour les réfugiés) éta-
bli par le Conseil dans sa décision du 8 juin 2004, décide expressément de
l’attribution de crédits spécifiques pour que Malte accueille dans des
conditions conformes au respect de la dignité des personnes et de l’équité
les réfugiés et les personnes déplacées et puisse supporter les conséquences
de cet accueil.

Ces mesures financières devraient privilégier deux des secteurs prévus par
le FER : accueil et procédure d’asile ; intégration. Sur ce dernier objectif,
les ressources de Malte devraient également être abondées dans le cadre du
programme EQUAL pour appuyer l’effort d’insertion professionnelle des
réfugiés.

Enfin, il conviendrait tout particulièrement que des « actions communau-


taires » soient suscitées pour évaluer, tant sur le plan quantitatif que quali-
tatif la pertinence et la portée des actions engagées par Malte ; ces évalua-
tions pouvant être menées par des ONG. »

Rapport de la FIDH

Mission Internationale d’Enquête


Enfermer les étrangers, dissuader les réfugiés : le contrôle des flux mi-
gratoires à Malte
Septembre 2004 – 4 euros
Publié dans La Lettre, n° 403, septembre 2004
17, passage de la Main d’Or - 75011 Paris

91
fidh@fidh.org
www.fidh.org

Notes

[1]
Voir, sur ce point, la Recommandation 1327 de l’Assemblée parlemen-
taire du Conseil de l’Europe (1997) qui invite (pt 8-vi) les États
membres à modifier [le mécanisme « Dublin »] « afin de permettre aux
demandeurs d’asile d’exprimer un choix quant au pays où ils sou-
haitent demander asile, dès lors qu’ils peuvent faire la preuve d’un lien
avec ce pays ».

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