Vous êtes sur la page 1sur 54

ggçodx

Analyse d’une séquence


Métonymie et métaphore
dans l’ouverture de M le Maudit
(Fritz Lang, 1931)

C. Damour / Cours du 22.9.22


Introduction - Preuve ou indice?
L’approche sémiologique de
l’analyse de films
• Deux figures de style : la métaphore et la métonymie (appelées également
« tropes », du grec tropê « ce qui tourne » - désigne « les figures qui
semblent faire qu’un mot change de sens », Patrick Bacry, Les figures de
style, Paris, Belin, 2017, p. 11)

• Les deux faces du signe :


– Face matérielle : le signifiant
– Face conceptuelle : le signifié

• Sémiologie : étude des types de relations entre ces deux faces (sens littéral -
dénoté ou sens figuré - connoté)
• Trichotomie de Charles S. Peirce: « Un signe peut être appelé icône, indice ou
symbole » (Charles S. Peirce, Ecrits sur le signe, Paris, Editions du Seuil, 2017, p.
163)

– Index (ou indice) – dénotation ; métonymie / « contiguïté » de Metz / « figure


du voisinage » (linguistique - Bacry) / « déplacement » (psychanalyse - Lacan)

– Icône – connotation ; métaphore / « comparabilité » de Metz / « figure de la


ressemblance » (Bacry) / « condensation » (psychanalyse - Lacan)

– Symbole – convention ; ne fait pas, en tant que tel, partie des figures de style
en rhétorique (mais les allégories, oui)
• « signe dont la relation à l’objet est conventionnelle (par opposition à
l’icône dont la relation est analogique et à l’indice dont la relation est
causale) » (selon la définition du Trésor de la Langue française
informatisé)
• « un symbole est un signe qui renvoie à l’objet qu’il dénote en vertu d’une
loi, d’ordinaire une association d’idées générales, qui détermine
l’interprétation du symbole par référence à cet objet » (Charles S. Peirce,
Ecrits sur le signe, Paris, Editions du Seuil, 2017, p. 164).
Illustration : J’accuse (Abel Gance, 1919)
trois types de comparaisons / fusions (surimpression) :
dénotation (vanité, vieillissement), symbole (conventions), métaphore
(physiognomonie animale)
• L’unité de la séquence
-
Fritz Lang (1890-1976)
Cinéaste d’origine autrichienne
Période allemande (sélection)

• 1919 : La Métisse (Halbblut)


• 1919 : Les Araignées - 1 : Le Lac d'or (Die Spinnen - 1. Teil: Der Goldene
See)
• 1920 : Les Araignées - 2 : Le Cargo de diamants (Die Spinnen - 2. Teil:
Das Brillantenschiff)
• 1921 : Les Trois Lumières (Der Müde Tod)
• 1922 : Docteur Mabuse le joueur (Dr Mabuse der Spieler)
• 1924 : Les Nibelungen : La Mort de Siegfried (Die Nibelungen: Siegfried)
• 1924 : Les Nibelungen : La vengeance de Kriemhild (Die Nibelungen :
Kriemhilds Rache)
• 1927 : Metropolis
• 1928 : Les Espions (Spione)
• 1929 : La Femme sur la Lune (Frau im Mond)
• 1931 : M le maudit (M)
• 1933 : Le Testament du docteur Mabuse (Das Testament des Dr. Mabuse)
Brève période française

• 1934 : Liliom
Période américaine (sélection)

• 1936 : Furie (Fury)


• 1937 : J'ai le droit de vivre (You Only Live Once)
• 1940 : Le Retour de Frank James (The Return of Frank James)
• 1941 : Chasse à l'homme (Man Hunt)
• 1943 : Les bourreaux meurent aussi (Hangmen Also Die!)
• 1944 : Espions sur la Tamise (Ministry of Fear)
• 1944 : La Femme au portrait (The Woman in the Window)
• 1945 : La Rue rouge (Scarlet Street)
• 1946 : Cape et Poignard (Cloak and Dagger)
• 1948 : Le Secret derrière la porte (Secret Beyond the Door...)
• 1949 : House by the River
• 1951 : L'Ange des maudits (Rancho Notorious)
• 1952 : Le démon s'éveille la nuit (Clash By Night)
• 1953 : La Femme au gardénia (The Blue Gardenia)
• 1953 : Règlement de comptes (The Big Heat)
• 1954 : Désirs humains (Human Desire)
• 1955 : Les Contrebandiers de Moonfleet (Moonfleet)
• 1956 : La Cinquième Victime (While The City Sleeps)
• 1956 : L'Invraisemblable Vérité (Beyond a Reasonable Doubt)
Retour en Allemagne

• 1958 : Le Tigre du Bengale (Der Tiger von Eschnapur)


• 1959 : Le Tombeau hindou (Das indische Grabmal)
• 1960 : Le Diabolique docteur Mabuse (Die 1000 Augen des Dr. Mabuse)
Le Mépris (Jean-Luc Godard, 1963)
--
--
• ----
Une séquence programmatique
• « La séquence-prologue (‘l’assassinat d’Elsie Beckmann’), pose, comme
dans beaucoup de films à système fort, la matrice formelle du film entier. »
Michel Marie, M le maudit, étude critique, Paris, Nathan, 1989, p. 32.

• « Cette séquence initiale se caractérise à la fois par sa très forte autonomie,


son rôle comme matrice de représentation et de structuration du film »
Michel Marie, M le maudit, étude critique, Paris, Nathan, 1989, p. 101.
Un « morceau de bravoure »

Certaines séquences de films apparaissent comme « des chefs-d’œuvre en soi,


comme s’il s’agissait de courts métrages géniaux ».
Une « séquence forte » constitue un véritable « morceau de bravoure », qui se
présente tout à la fois comme un fragment détaché de l’ensemble du film, tout en
condensant à elle seule tous les enjeux narratifs, esthétiques, politiques et
métaphysiques du film.

Luc Moullet, « Le morceau de bravoure (2) », Positif, n°539, janvier 2006, p. 60-
61.
Un titre programmatique : « M »
icône, indice ou symbole?
« la lettre-emblème apparait en définitive comme une condensation, figurant
sous la forme la plus ramassée ce que déplie le récit, et, éventuellement,
traçant des voies associatives transversales entre ce récit et d’autres récits (les
Mabuse). (…) L’analogie iconique, procédure métaphorique en ce qu’elle met
en jeu la ressemblance, lie le ‘M’ comme motif aux jambes du pantin et à la
marque, qui à leur tour renvoient, par métonymie, aux fantasmes sexuels, aux
victimes, et au personnage du meurtrier. Le ‘M’ comme lettre désigne une
seconde fois ce meurtrier en remplaçant le mot ‘Mörder’ par son initiale, selon
une procédure synecdochique, appliquée au signifiant linguistique et non au
signifié. »
Laurence Moinereau, Le générique de film. De la lettre à la figure, Rennes,
PUR, 2009, p. 181-182.
Un remake hollywoodien : M (Joseph Losey, 1951)
« C’est ce que les psys appellent la prise en considération de la figurabilité :
quand vous ne pouvez pas vous représenter quelque chose, quand c’est
interdit, vous substituez autre chose qui y ressemble. »
Daniel Arasse, « La toison de Madeleine », in On n’y voit rien. Descriptions,
Paris, Denoël, 2000, p. 120.
Avant l’image : le noir, le son
• trois types de sons :
– la voix
– la musique
– le bruit
• « le tri-cercle » (Michel Chion, L’audio-vision. Son et image au
cinéma, Paris, Nathan, 1990, p. 65) :
– Son in (zone visualisée)
– Son off (non diégétique ; musique de fosse ou voice-over :
voix de commentaire ou de narration)
– Son hors champ (zones acousmatiques)
• Acousmatique : « Cet adjectif d’origine grecque, qui désignait au départ les
paroles du philosophe dissimulé derrière une toile, a été repris par le créateur
de la musique concrète, Pierre Schaeffer (1966), pour caractériser tous les sons
entendus dont on ne voit pas la source, parce qu’elle est masquée. Le son
filmique est par nature acousmatique puisqu’il est livré au spectateur
séparément de l’image, par l’intermédiaire du haut-parleur dissimulé derrière
ou à côté de l’écran. Le synchronisme est le processus qui consiste alors à
‘désacousmatiser’ le son, à l’ancrer dans une source visuelle, à incarner la voix
dans le corps. Toutefois, le cinéma sonore joue autant qu’il le peut des
virtualités acousmatiques du son filmique (voix off, musique non diégétique,
hallucinations auditives, etc.) » (Jacques Aumont, Michel Marie, Dictionnaire
théorique et critique du cinéma).

• « Dans un film, un son peut accomplir dès ses premières apparitions deux
sortes de trajets :
– Soit il est d’emblée visualisé, et ensuite acousmatisé
– Soit il est pour commencer acousmatique, et n’est visualisé qu’après »
(Michel Chion, L’audiovision, Paris, Nathan, 1990, p. 64)

• acousmêtre : « être dont on entend la voix sans avoir jamais vu son visage »
(Michel Chion, La Voix au cinéma, p. 32)
La dimension programmatique de la comptine
« Du bist raus »
L’exclusion d’une communauté
« Bald kommt der Schwarze Mann zu dir… »

• Du fondu au noir à l’ombre projetée : sens littéral et sens figuré du


« Schwarze Mann » (traduit dans les sous-titres français par « le
méchant tueur »)

« Avec l’expressionnisme (…) le cinéma découvre la puissance du choc. Les


images ne doivent plus suivre le lent et fastidieux itinéraire intellectuel par
lequel cheminent tous les moyens d’expression mourants, elles frappent par
coups de tonnerre au plus profond de l’homme, elles transpercent le tamis de la
raison et du ‘bon sens’, et le subconscient accueille directement les hommes
noirs, les vampires, les hurlements, les ombres agressives. »
Ado Kyrou, Le surréalisme au cinéma, Paris, Le Terrain Vague (1963),
Ramsay (1985), p. 72-73.
L’ombre polysigne : tour à tour métaphore ou métonymie

« les ombres (…) n’appartiennent pas au monde réel. On ne peut les toucher ni
les saisir. D’ailleurs, le langage courant recourt souvent à la métaphore de
l’ombre pour désigner quelque chose qui n’existe pas, ou que l’on ne connait
pas, comme dans ‘lâcher la proie pour l’ombre’. Les Grecs de l’Antiquité
croyaient qu’après avoir pris congé du monde réel, les hommes ne survivaient
qu’en qualité d’ombres parmi les ombres. Il y a pourtant des situations où
l’apparition d’une ombre atteste en revanche la matérialité d’un être ou d’un
objet, car ce qui projette une ombre est forcément réel. »
E. H. Gombrich, « Aspects des ombres portées », in Ombres portées. Leur
représentation dans l’art occidental (1995), Paris, Gallimard, 2015, p. 36.
« L’ombre d’un corps humain est à la fois un indice et un signe, au sens
fort de l’un et l’autre de ces deux termes. Indice, c’est-à-dire, dans les
termes de Peirce, ce qui montre la probable existence de quelque chose (la
fumée et le feu, l’empreinte et le pied, etc.). Qui voit l’ombre voit l’indice
d’un corps – et même, l’indice d’un corps situé à proximité, puisque sa
projection lointaine est rare. Signe, c’est-à-dire plus largement ce qui vaut
pour autre chose (…) »
Jacques Aumont, Le montreur d’ombre, Paris, Vrin, 2012, p. 34.
Indices
(rapport métonymique, de
continuité ou de contiguïté)
-Une mise en abyme intra-diégétique, à travers les compétences et les
méthodes des personnages, de la posture de l’analyste (ici : la déduction
indicielle)
-
M le maudit (Fritz Lang, 1931)

• -
Le remake - M (Joseph Losey, 1951)
Métonymie ou métaphore ? De la polysémie

• « Un élément évince l’autre du film, mais ces éléments s’associent en vertu


de leur contigüité ‘réelle’ ou diégétique, et non de leur ressemblance ou de
leur contraste (…) Exemple : la célèbre image du Maudit de Fritz Lang qui,
après le viol et le meurtre de la petite fille par ‘M’, nous montre le ballon
de baudruche de la victime, abandonné par elle, retenu prisonnier dans les
fils électriques (Je pense ici, évidemment, au plan dans lequel figure le
ballon seul). Le jouet remplace (évoque) le cadavre, l’enfant. Mais nous
savons par les séquences antérieures que le ballon appartient à l’enfant.
Remarque : il ne fait pas que lui appartenir. Il lui ressemble, aussi ; il a,
comme elle, quelque chose de plaintif et de misérable. » Christian Metz, Le
Signifiant imaginaire, Paris, Union générale d’éditions, 1977, p. 228
Icônes
(rapport analogique, de
ressemblance)
Traduction visuelle d’un élément sonore :
« Der Schwarze Mann »
De l’icône au symbole
Nosferatu (Murnau, 1922)
Métaphore du vampire
Renvoie au « vampire de Düsseldorf », surnom du tueur en série allemand de
la fin des années 20, fait divers qui aurait inspiré le film (bien que Lang s’en
défende).
Actualité 2022
Le Cabinet du Dr Caligari (Robert Wiene, 1920) /Nosferatu (F. W. Murnau, 1922)
« (…) la fameuse ombre annonciatrice d’un personnage menaçant
mais encore invisible ; elle avance, glisse sur le sol et atteint la
personne menacée avant le contact réel. »
(Lotte Eisner, L’Ecran démoniaque, p. 96)
Retour à Lang (auto-citation?)
Mabuse le joueur (Fritz Lang, 1922)
Le motif de l’ombre comme allégorie du Mal
L’ombre de Napoléon pour Hollywood
The Conquest (Clarence Brown, 1935)
Mephisto (Michel Simon) dans La Beauté du Diable (René Clair, 1949)
Actualité 2022
« Scarface (1932), sorte d’écho et d’inversion absolue de M. »
Dominique Païni, L’attrait de l’ombre, Crisnée, Yellow Now, 2007, p. 42.

Ombre portée, violence, sifflement, et chiffres cachés


Un film “jumeau” - Scarface (Howard Hawks, 1932)
Conclusion : Fritz Lang, cinéaste classique
Un autre symbole : la mort, l’envol de l’âme

« le thème du voyage céleste de l’âme » : « L’âme en tant que substance


lumineuse est communément représentée sous la forme d’une flamme ou d’un
oiseau. »
Jean Chevalier, Alain Gheerbrant (dir.), Dictionnaire des symboles. Mythes,
rêves, coutumes, gestes, formes, figures, couleurs, nombres, Paris, Robert
Laffont, 1969, p. 32.
Les cinéastes phare du classicisme

« le cinéma classique : celui qui commence à Griffith, Ince et de Mille, pour


s’achever avec les derniers films de Ford, Lang, Hawks ou Hitchcock, et un
certain déclin, une profonde mutation de Hollywood. »
Raymond Bellour, Le cinéma américain. Analyses de films, Paris, Flammarion,
1980, p. 7.

« Le style est direct et clair, dans la meilleure tradition hollywoodienne du


récit (Hawks, Ford, Hitchcock). »
Jonas Mekas (1968), in Ciné-Journal, un nouveau cinéma américain (1959-
1971), Paris, Paris Expérimental, 1992, p. 283.

Jacques Aumont qualifie Red River (Howard Hawks, 1948) de « film d’un
classicisme exemplaire » (in Doublures du visible. Voir et ne pas voir en
cinéma, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2021, p. 66)
« Le style de Lang, c’était déjà en Allemagne des moments très élaborés
plastiquement dans les décors, la lumière, les surimpressions, le jeu
corporel des acteurs, et en même temps un substrat narratif soucieux
d’efficacité dramatique, structuré par la maîtrise d’un cadrage et d’un
montage précis, concis et nerveux, au service d’intrigues passionnelles à
péripéties violentes et inquiétantes que le cinéaste retrouvera en
Amérique. » (Frank Curot, « Du style au cinéma », études
cinématographiques, vol.65, lettres modernes minard, Paris-Caen, 2000,
p. 13-14)
Indications bibliographiques

• Fabien BAUMANN, « M. La société comme palindrome », Positif, n°664,


• Thierry KUNTZEL, « Le travail du film », Communications, n°19, volume
19, numéro 1, 1972, p. 25-39 – analyse de M le maudit.
http://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1972_num_19_1_1279
• Michel MARIE, M le maudit, étude critique, Paris, Nathan, 1989.
– Analyse de la séquence : p. 101-116.
• Jean-Baptiste RENAULT, « Métaphores littéraires et cinématographiques.
Du comparé au comparant in absentia », in BONNIER (Xavier), FERRY
(Ariane) (dir.), Le Retour du comparant. La métaphore à l’épreuve du
temps littéraire, Paris, Garnier, 2019, p. 85-101.

Vous aimerez peut-être aussi