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LE CINÉMA MUET ALLEMAND

LE CINÉMA MUET
ALLEMAND
COURS DU 3.3.22
C. DAMOUR
Photogénie du gros plan et de la flamme (« fragments d’atmosphère » du
ciné-genre lyrique, selon Adrian Piotrovski?)
Louise Brooks dans Loulou (G. W. Pabst, 1929)
TROIS MODALITÉS PHOTOGÉNIQUES :
L’OMBRE, LA FLAMME ET LA SURIMPRESSION
LE TRÉSOR D’ARNE / HERR ARNES PENGAR (MAURITZ STILLER, 1919)
LA CHUTE DE LA MAISON USHER (JEAN EPSTEIN, 1928)
Louise Brooks
Loulou (G. W. Pabst, 1929)

« La peau blanche et
magnétique de Louise
Brooks, sa silhouette
épurée, absolument
contemporaine, n’ont
strictement rien à voir
avec les goules de
l’expressionnisme. »
Stéphane du
Mesnildot, « L’enfer
de Pabst », in Cahiers
du cinéma, n°760,
novembre 2019, p.
72.
« chaque pays à son Caligari – les États-Unis ont Naissance d’une
nation, l’Italie Cabiria, la France L’Inhumaine et l’Union soviétique
Potemkine »
Luc Vancheri, Le cinéma ou le dernier des arts, Rennes, Presses
universitaires de Rennes, 2018, p. 143.
MAX SKLADANOWSKY
(1863-1939)

• Lumière en France, Edison aux USA, Max Skladanowsky en Allemagne


• 1er novembre 1895 à Berlin : première projection publique du Bioskop
(concurrent du cinématographe - enregistreur + projecteur)

• [extrait] Les Lumière de Berlin / Die Gebrüder Skladanowsky (Wim


Wenders, 1995)
• Année bicentenaire de la naissance du cinéma : autres films hommages produits
cette année-là : Lumière et compagnie ; Les cent et une nuits de Simon Cinéma
(Agnès Varda)
LUMIÈRE
VS
SKLADANOWSKY
Points communs : films au programme (tournés au mois d’août 1895) :
match de boxe avec un kangourou, enfants sautillants, jongleur, acrobates,
danses folkloriques italiennes et russes, scènes de luttes, danse serpentine ;
par la suite, vues documentaires comme chez Lumière.
le

---
Mais surtout différences :
• Mais films plus longs, et narrativement plus élaborés (les « vues Lumière »)
là où les Skladanowsky demeurent dans une esthétique de la boucle et films
beaucoup plus courts – suite de numéros enregistrés, plus proche des films
Edison.
• Nature du lieu de la projection : au sein d’un théâtre de variété (le
Wintergarten), après des numéros de spectacle vivant (danse – french
cancan -, ou magie – femme coupée en deux) – comme le montre le film de
Wenders – or, les frères Lumière organiseront pour la première fois une
projection en soi, unique, sans la présence d’autres numéros.
• Antériorité des frères Skladanowsky (Max, Emil et Eugen), mais supériorité
technique des Lumière sur le travail artisanal des Allemands : matériel plus
rudimentaire que celui des frères Lumière (notamment le système
d’engrenage – perforation artisanales et œillets de chaussure pour les
Skladanowsky) – « meilleure stabilité et meilleur défilement » (Wenders).
« Les industriels lyonnais n’ont pas inventé l’appareil de prises de vues,
que Marey créa six ans avant leur Cinématographe ; ni le film moderne
mis au point pas Edison, Dickson et les ingénieurs de Kodak-Eastman.
Ils n’ont pas été les premiers à faire des projections de démonstration :
Edison, Marey, Le Prince, Friese Greene, et vingt autres les
précédèrent. Ils n’ont pas été non plus les premiers à organiser des
représentations publiques et payantes puisqu’avant eux il en fut
organisé en 1894-1895 par Le Roy, Latham, Armat et Jenkins, tous les
quatre en Amérique et par Skladanowski à Berlin. Où est le mérite des
Lumière, et comment le nom de leur appareil, Cinématographe, a-t-il
été adopté dans presque toute l’Europe pour désigner un nouveau genre
de spectacle ? »
Georges Sadoul, « Louis Lumière metteur en scène », Intermède, n°1,
printemps 1946, in 1895, n°87, printemps 2019, p. 121.
« L’appareil de Lumière ne fut pas le premier à prendre des vues ou à en
projeter, mais il fut le premier à fonctionner avec une relative perfection
technique. Le jeune industriel passa une année à mettre au point son
cinématographe, avec l’aide de l’ingénieur Carpentier et du mécanicien
Moisson, avant de se lancer dans son exploitation. En décembre 1895,
l’appareil des frères Lumière laissait loin derrière lui tous ses rivaux
baptisés Kinétoscopes, Bioscopes, Eknétographes, Biographes, Panoptikon
ou Vitascopes. » Georges Sadoul, « Louis Lumière metteur en scène »,
Intermède, n°1, printemps 1946, in 1895, n°87, printemps 2019, p. 122

Perfectionnement technique du défilement de la pellicule : « La seule


difficulté était de trouver un mécanisme d’entraînement qui imprimât au
film un mouvement saccadé. Louis Lumière eut l’idée de placer dans son
projecteur un mécanisme de machines à coudre » Georges Sadoul, « Louis
Lumière metteur en scène », Intermède, n°1, printemps 1946, in 1895, n°87,
printemps 2019, p. 121.
+ habile lancement commercial
+ révolution de la mise en scène (en plein air)
SOCIÉTÉS DE PRODUCTION
EN ALLEMAGNE

• Davidson Projecktions A.G., de Paul Davidson (qui engage Asta Nielsen)

• Deutsche Bioskop GmbH (1899) + Deutsche Vitascop (1909) – fondées par Jules Greenbaum (1867-1924)

• Messter Film (1897-1924) – produit Anna Boleyn (Ernst Lubitsch, 1920) : « Le tournage de ce film a constitué un véritable évènement,
comme en témoigne la visite du premier Président de la toute jeune République de Weimar, Friedrich Ebert, qui a posé aux côtés
d’Henny Porten et Emil Jannings. Ebert entendait ainsi marquer deux ans après la défaite de 1918 l’importance de cette grande
entreprise cinématographique pour le redressement de l’Allemagne et le retour de son rayonnement culturel. » Vincent Lowy, « Henry
VIII, le roi des rois », in Les biopics du pouvoir politique de l’antiquité au XIXème siècle – Hommes et femmes de pouvoir à l’écran,
Martin Barnier et Rémi Fontanel (dir.), Lyon, éditions Aléas, 2010, p. 126.

• DECLA – fondée en 1915 par Erich Pommer (1889-1966), principal producteur allemand des années 20, aux talents aussi bien
financiers qu’artistique ; Produit les premiers films de Fritz Lang et Caligari (que devait initialement réaliser Lang)

• Deulig Film - compagnie de production berlinoise fondée en 1916 ; films de propagande, actualités filmées

• Ufa (Universum Film AG, créée en 1917 dans un but de propagande militaire) - fusionne avec la DECLA d’Erich Pommer fondée en
1915

• Münchener Lichtspielkunst AG (Emelka), fondée en 1919 par Peter Ostermayr, spécialisée notamment dans les coproductions
germano-britanniques, et notamment les premiers films d’Alfred Hitchcock : The Pleasure Garden (1925 à Munich, 1926 à Londres),
The Mountain Eagle (1926 en Allemagne, 1927 en Grande-Bretagne), mais aussi : Waterloo (Karl Grune, 1929 – avec Charles Vanel
dans le rôle de Napoléon)

• 1911 : création des studios de Babelsberg à Potsdam (près de Berlin) – y seront tournés Le Golem (Paul Wegener, 1914 et 1920),
Nosferatu (F. W. Murnau, 1922), Metropolis (Fritz Lang, 1927), …
Nombre de salles en Allemagne :

• 1900 : 2 salles
• 1910 : 480 salles
• 912 : 1500 salles
• 1913 : 2370
• À Berlin :
• en 1905 : 16 salles de cinéma
• en 1907 : 139 salles
• en 1913 : 206 salles (+ disparition des petits cinémas au profit des grandes salles appelées
« Kinopalast » de plus de 1000 places, « temples » du cinéma allemand - (Source : Claude
Forest, « Les débuts du cinéma au Togo », 1895, n°83, hiver 2017, p. 62)
-1918 : 2836
-1920 : 3076
-1921 : 3731 (2400 en France, 2200 en Italie, 3000 en GB, 800 en Autriche, 3500 en Russie ; total
Europe : 18 393 salles ; USA : 18 000) – « Dans la plupart des salles on est très bien assis, pour un ou
deux marks, le personnel ne vous engueule pas, les ouvreuses ne demandent rien, le gérant vient (avec
le sourire) vous faire cadeau du programme, il y a de l’air dans la salle, et l’orchestre ne joue pas toutes
les semaines la même chose. » (Louis Delluc, Cinéa, 24 juin 1921).
UN GENRE SPÉCIFIQUE : LE COURANT
FANTASTIQUE DANS LES ANNÉES 10

1913 : L’Étudiant de Prague (Stellan Rye) – avec Paul Wegener


Seconde version en 1926 par Henrik Galeen (avec Werner Krauss et Conrad
Veidt)

1914 : Le Golem (Paul Wegener et Henrik Galeen)


Seconde version en 1920 par Paul Wegener
LES RAISONS DE L’ESSOR DU CINÉMA
ALLEMAND DANS LES PREMIÈRES
ANNÉES DE LA DÉCENNIE 1920

• Grande technicité
• Qualité artistique
• Capacité à distribuer leurs films en dehors de leurs frontières et à fabriquer des films destinés
au monde entier (ce que seront incapables de faire les Suédois)
• Contrat d’exclusivité avec la Paramount pour distribuer leurs films en Europe (Allemagne,
Autriche, Pologne, Turquie, Bulgarie)
• Industrie lourde (importants moyens financiers) : ex. UFA financé par des industriels (Krupp –
fabrication d’armes) et des banques (Deutsche Bank)
• Investissement dans un parc de salles – monopole, concentration verticale : la Deutsche
Bioskop GmbH distribue ses films dans les cinémas de la Deutsche Vitascop, gérées parle
producteur Jules Greenbaum ; 1919 : inauguration du UFA-Palast à Berlin (avec la projection
de Madame Du Barry de Lubitsch)
• Coproductions européennes : en 1927, avec les Russes exilés : Mosjoukine, Volkoff, pour des
films mettant en scène l’iconographie russe (officiers en uniforme, etc.) ou avec la Grande-
Bretagne : Les deux premiers films d’Alfred Hitchcock : coproductions Gainsborough /
Emelka (MLK) – Münchner Lichtspielkunst / The Pleasure Garden (1925) / The Mountain
Eagle/Der Bergadler (1926)
LES PRINCIPALES PERSONNALITÉS DU
CINÉMA MUET ALLEMAND
UN HOMME DE THEÂTRE :
MAX REINHARDT

• Dirige le Deutsche Theater à Berlin de 1905 à 1933


• Mais met également en place une structure plus petite : les Kammerspiele – mises
en scènes intimistes (Strindberg, Ibsen) : jeu intériorisé, effets de lumière
• Fait débuter Ernst Lubitsch qui est son acteur, son régisseur et son assistant
• Influence sur La Femme du Pharaon (Lubitsch, 1922): « Tant Siegfried
Kracauer que Lotte Eisner ont observé que ce film colossal subit grandement
l’influence de Max Reinhardt, avec lequel Lubitsch avait collaboré dans les
années 1910. Cette influence se lit dans la savante organisation des masses et
dans les éclairages contrastés. » Fabio Andreazza, Canudo et le cinéma, Paris,
Nouvelles éditions Place, 2018, p. 62.
• 1917 : fait venir Pola Negri à Berlin
• Ont fait partie de sa troupe d’acteurs : Emil Jannings, Werner Krauss, Conrad Veidt
ERNST LUBITSCH (1892-1947)
OU LES FILMS HISTORIQUES À GRAND
SPECTACLE

• Débute au théâtre sous la tutelle de Max


Reinhardt (dont il sera l’acteur, le régisseur,
l’assistant)
• 1918 : Carmen - lance Pola Negri (1894, 1897
ou 1899-1987), actrice d’origine polonaise qui
commence sa carrière en 1914, s’installe à Berlin
à partir de 1917 à l’invitation de Max Reinhardt
et deviendra l’actrice fétiche de Lubitsch (6 films
de 1918 à 1922)
• 1919 : Madame Du Barry - Avec Pola Negri et
Emil Jannings (Louis XV) ; énorme succès projeté
à l’occasion de l’inauguration du UFA-Palast à
Berlin
• 1920 : Anne Boleyn - Avec Emil Jannings (Henry
VIII)
• Premier cinéaste allemand à émigre aux États-
Unis en 1923, à la demande de Mary Pickford,
pour réaliser Rosita, qu’elle produit.
• Carrière hollywoodienne – se spécialisera dans
les comédies sophistiquées (« Lubitsch Touch »)
Adrian Piotrovski, « Vers une théorie des ciné-genres » (1927), in Poétique du
film. Textes des formalistes russes sur le cinéma, Lausanne, L’Âge d’Homme,
2008, p. 153 :

Un repoussoir : La princesse aux huitres (Ernst Lubitsch, 1919) – une « ciné-


comédie » : « Le cinéma comique américain dans sa pure expression peut
parfois entrer dans une combinaison hybride avec les formes de la comédie
théâtrale traditionnelle qui lui sont foncièrement étrangères. On a alors affaire à
un genre intermédiaire, comme dans certaines soi-disant ‘ciné-comédies’
européennes, telles que la célèbre Princesse aux huîtres de Lubitsch. Par le
traitement des personnages épisodiques et l’utilisation des détails, il s’agit
d’une comédie ; de par l’intrigue amoureuse qui en est à la base, il s’agit d’une
comédie de salon qui souffre des mêmes défauts que le genre du ‘ciné-drame’
déjà décrit. »
Actualité Ciné-concert 2016 : La Princesse aux huitres (Ernst
Lubitsch, 1919) – Festival Musica
EMIL JANNINGS (1884-1950)

Joue les grands hommes chez Lubitsch notamment (Henry


VIII, Louis XV, Pharaon d’Egypte), Néron, Danton, ou des
grands personnages (Mephisto, Othello)

1906 : fait partie de la troupe de Max Reinhardt au Deutsches


Theater de Berlin

1919 : Madame Du Barry (Lubitsch)

1920: Anna Boleyn (Lubitsch) : « Compte tenu de la


truculence supposée du personnage, l’interprétation de
Jannings paraît assez réservée, ce qui renforce la justesse du
portrait : encore en début de carrière, l’acteur était étroitement
encadré par Lubitsch qui l’avait déjà expérimenté sur Madame
du Barry et Kohlhiesels Töchter » (Vincent Lowy, « Henry
VIII, le roi des rois », in Les biopics du pouvoir politique de
l’antiquité au XIXème siècle – Hommes et femmes de pouvoir
à l’écran, Martin Barnier et Rémi Fontanel (dir.), Lyon,
éditions Aléas, 2010, p. 127).

1924: Le Dernier des hommes/Der Letzte Mann (Murnau)

1925: Tartuffe (Murnau)

1926 : Faust (Murnau)

1928 : 1er acteur à remporter l’Oscar à Hollywood pour Last


Command (Sternberg)
Inglourious Basterds (Quentin Tarantino, 2009) : Portrait à charge contre Emil
Jannings (« le plus grand acteur du monde » mis en scène en train de rigoler à gorge
déployée avec le gratin, connivent parmi les Nazis).
Jannings par Mitry

« Le visage de Jannings laisse loin en arrière ce que fut même Sessue


Hayakawa. Je ne sais pour l’approcher devant l’écran mondial, et dans un
autre ordre d’expression dramatique, que l’immense et génial Conrad Veidt
au regard torturé, au visage dur, terrible et mystique, au souffle passionné,
cruel autant que l’autre est doux, inhumain autant qu’il est humain. Peut-
être aussi un John Barrymore – quelquefois, mais rarement, un Mosjoukine
– autrefois un Séverin-Mars. Mais il demeure encore au-dessus de tous (Je
ne parle pas de Chaplin – naturellement). »
Jean Mitry, Emil Jannings, ses débuts, ses films, ses aventures, Paris, Les
Publications Jean-Pascal, 1928, p. 62.

« Il faut avoir vu certaines expressions de Jannings dans ce film [Les Frères


Karamazov, Carl Froelich, 1920] pour savoir vraiment ce qu’est un rôle
‘vécu’. »
Jean Mitry, Emil Jannings, ses débuts, ses films, ses aventures, Paris, Les
Publications Jean-Pascal, 1928, p. 45.
JOE MAY (1880-1954)
FILMS D’AVENTURE À GROS BUDGET

• Réalise les premiers films de Werner Krauss en 1914


• Forme le jeune Fritz Lang
• Réalisateur à succès, notamment de films d’aventure à gros budget et
aux décors monumentaux :
• Le Tombeau Hindou/Das indische Grabmal, 1921 - scénario : Fritz Lang et
Thea von Harbou
• En 1933, émigre aux Etats-Unis pour une carrière hollywoodienne,
accompagné du jeune Billy Wilder (Autrichien, comme lui)
Une carrière hollywoodienne modeste et une postérité quasi inexistante: la
ressortie en 2020 de La Maison aux sept pignons/The House of the Seven
Gables (1940) ne fait aucune mention du réalisateur (Joe May) et l’encart
publicitaire dans le numéro 716 de Positif d’octobre 2020 orchestre une
communication uniquement autour des acteurs (Vincent Price, George
Sanders, jusque dans le livret, consacré à Sanders) et d’un genre (le
« cinéma gothique »)
WERNER KRAUSS (1884-1959)

• 1914 : débute sa carrière


cinématographique sous la houlette de
Joe May

• Joue les grands hommes (Robespierre,


Ponce-Pilate, Napoléon)

• 1920 : Le Cabinet du Docteur


Caligari/Das Kabinett des Doktor
Caligari (Robert Wiene)

• 1925 : La Rue sans joie/Die Freudlose


Gasse (G. W. Pabst)

• 1926 : Nana (Jean Renoir)

• 1926: Tartuffe (Murnau)


« le meilleur acteur de langue allemande »
(Jean Renoir)

Jean Renoir : « Ce qui m’impressionna chez lui, ce fut d’abord son habileté
technique, sa connaissance du maquillage, son usage de petites
particularités physiques. (…) Werner Krauss était au sommet de la gloire. Il
était déjà ce qu’il est resté, le meilleur acteur de langue allemande. »
Jean Renoir, Ma vie et mes films, p. 73.
LUPU-PICK
LES KAMMERSPIELFILME

Le Kammerspiel (« théâtre de chambre » en français) est un courant réaliste dans le théâtre allemand,
qui rend compte de l’arrière-plan social de l’Allemagne et se détache de l’expressionnisme qui refusait
l’analyse individuelle et l’explication psychologique en faveur d’un imaginaire fantasmagorique. Au
cinéma, le Kammerspielfilm est un type de film psychologique et intimiste qui apparaît comme
l’antithèse du film expressionniste, et représente une véritable « gifle naturaliste infligée aux snobs
expressionnistes. » (Selon Lupu-Pick, in Lotte H. Eisner, « Le cinéma expressionniste – De l’Aube à
minuit », p. 215)

« L’étymologie du Kammerspiel est issue du ‘Kammerspel’, pièce d’August Strindberg datant de 1906
et mise en scène par Max Reinhardt, directeur du ‘Deutsches Theater’ de Berlin. Dès 1905, Reinhardt
décide d’innover dans le traitement des thèmes contemporains, en offrant aux spectateurs une vision
objective de leur réalité quotidienne, à travers l’évocation des états psychologiques et des forces
obscures habitant leur psyché. »
(Dominique Nasta, « Du Kammerspiel à ‘Dogma’ : émotion et distanciation dans la mise en scène du
jeu d’acteur », in L’Acteur de cinéma : approches plurielles, Vincent Amiel, Jacqueline Nacache,
Geneviève Sellier, Christian Viviani (dir.), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2007, p. 35)

1921 : Le Rail (Lupu-Pick) – avec Werner Krauss

1921 : Escalier de service/Hintertreppe (Leopold Jessner, Paul Leni, 1921) – avec Fritz Kortner

1923: La Nuit de la Saint-Sylvestre (Lupu-Pick)


GEORG WILHELM PABST (1885-1967)
LE “FILM DE RUE”
1923 : Le Trésor/Der Schatz
• avec Werner Krauss
• Premier film influencé par l’expressionnisme : « De tous les films
expressionnistes, Le Trésor est assurément le plus étouffant. Il semble que
Pabst, pour son premier film, ait voulu réunir tous les éléments
caractéristiques du genre sans pouvoir le justifier toujours autrement que
sur le plan décoratif (…) la chose ne dépasse pas le simple agrément
plastique. Il s’agit plutôt d’un ‘exercice de style’. » (Jean Mitry, p. 492-
493).
1925 : La Rue sans joie/Die Freudlose Gasse
• Confirme le genre « film de rue » inauguré par La Rue / Die Strasse (Karl Grune, 1923)
• Distribution internationale : la Danoise Asta Nielsen ; la Suédoise Greta Garbo ;
l’Allemand Werner Krauss
• Courant : « réalisme social » allemand (refus de toute théâtralité) : « Avec Pabst nous
quittons l’expressionnisme pour entrer dans la Nouvelle Objectivité, ce courant
artistique dont Max Beckmann, Otto Dix et George Grosz étaient les fers de lance. Ce
qui prime n’est plus le psychisme torturé et les hallucinations, mais la réalité peinte
dans toute sa cruauté et exagérée jusqu’au grotesque. » Stéphane du Mesnildot,
« L’enfer de Pabst », in Cahiers du cinéma, n°760, novembre 2019, p. 72.
• Différence avec le Kammerspiel : « par opposition au monde clos de l’expressionnisme
ou du Kammerspiel, La Rue sans joie déboucha sur la réalité sociale » (Sadoul citant
Siegfried Kracauer, Histoire du cinéma, p. 153) : « Pour la première fois, on vit, dans
un décor de studio influencé par l’expressionnisme, apparaître un spectacle familier
depuis dix ans à toute l’Europe centrale : une queue de ménagères en haillons devant la
porte d’une boucherie. Une pléiade de grands acteurs : Asta Nielsen, la débutante Greta
Garbo, Werner Krauss, Valeska Gert jouaient on plus des légendes vampiresques ou des
drames passionnels, mais la ruine et la déchéance d’une couche sociale, un événement
bien situé de l’histoire européenne d’après-guerre. »
1929 : Loulou/Die Büchse der Pandora
• « son plus grand film » (Larousse)
• Adaptation d’une œuvre du théâtre expressionniste écrite par Frank
Wedekind
• Avec l’actrice américaine Louise Brooks (1906-1985) – sous contrat à la
Paramount depuis 1925, seule actrice américaine à être devenue une vedette
en Europe (le mouvement est normalement l’inverse – ex. Garbo, Dietrich,
etc.), et avec laquelle il tourne la même année Trois pages d’un journal
• Et l’acteur allemand Fritz Kortner
LOUISE BROOKS (1906-1985),
VEDETTE AMÉRICAINE
Fritz Kortner dans Loulou (G. W. Pabst, 1929)
Clin d’œil à L’Enfer blanc de Piz Palü/Die Weisse Hölle vom Piz-Palü (Pabst, co-
réalisé avec Arnold Franck, 1929 – film « alpin » en vogue en Allemagne, avec
Leni Riefenstahl) dans Unglorious Basterds (Quentin Tarantino, 2009)
ACTUALITÉ ÉDITORIALE

STÉPHANE DU MESNILDOT, « L’ENFER DE PABST », IN


CAHIERS DU CINÉMA, N°760, NOVEMBRE 2019, P. 72.

« Avec Pabst nous quittons l’expressionnisme pour entrer dans la Nouvelle


Objectivité, ce courant artistique dont Max Beckmann, Otto Dix et George
Grosz étaient les fers de lance. Ce qui prime n’est plus le psychisme torturé et
les hallucinations, mais la réalité peinte dans toute sa cruauté et exagérée
jusqu’au grotesque. » Stéphane du Mesnildot, « L’enfer de Pabst », in Cahiers
du cinéma, n°760, novembre 2019, p. 72.

« Des restes de l’expressionnisme subsistaient dans les décors de La Rue sans


joie, mais Pabst s’en débarrasse dans ses deux chefs-d’oeuvre suivants, Loulou
(1929) et Le Journal d’une fille perdue (1929) »
Stéphane du Mesnildot, « L’enfer de Pabst », in Cahiers du cinéma, n°760,
novembre 2019, p. 72.
WIENE, MURNAU ET LANG :
UNE TRIADE EXPRESSIONNISTE?
Afin de clarifier la situation, Jean-Loup Bourget (Hollywood, un rêve
européen, p. 41-42) a récemment proposé de distinguer trois catégories de
films dans l’ensemble composite habituellement désigné comme
expressionnisme cinématographique :
- le caligarisme, caractérisé par « la distorsion évidente, explicite, des
décors ou des images, sur le modèle des toiles peintes » de
Caligari (Robert Wiene, 1920) ;
- une forme de modernisme, « associée à des termes urbains,
technologiques, mécaniques, apparentés au futurisme » (ex. Metropolis,
Fritz Lang, 1927)
- une forme de primitivisme, « associée à des thèmes ruraux, exotiques ou
animaux, organiques », proches des mouvements picturaux
expressionnistes et du romantisme allemand (ex. Nosferatu, F. W.
Murnau, 1922)
ROBERT WIENE
OU LE CALIGARISME

• Le Cabinet du Docteur Caligari (1920)


• Genuine (1920)
• Raskolnikoff (1923)

• Caligarisme :
• « application au cinéma d’une esthétique picturale ou littéraire dite
‘expressionniste’ » (Jean Mitry, Histoire du cinéma, tome III, Editions
universitaires, 1973, p. 192)
• caractérisé par « la distorsion évidente, explicite, des décors ou des images,
sur le modèle des toiles peintes » de Caligari (Jean-Loup Bourget,
Hollywood, un rêve européen, Paris, Armand Colin, 2006, p. 41-42)
ACTUALITÉ

100 years of The Cabinet of Dr. Caligari – Why we’re still living in its
shadows
A century after the release of the Expressionist horror landmark, we peer inside
the cabinet to assess why Caligari had such a huge impact on the cinema.
Alex Barrett, 25 February 2020
https://www.bfi.org.uk
CONRAD VEIDT (1884-1959)

• 1920 : Le Cabinet du Docteur


Caligari/Das Kabinett des Doktor
Caligari (Robert Wiene)

• 1924: Les Mains d’Orlac (Robert


Wiene)

• 1924: Le Cabinet des figures de cire


(Paul Leni)

• 1928: L’Homme qui rit (Paul Leni)

• 1943 : Casablanca (Michael Curtiz)


FRITZ LANG (1890-1976)

• D’abord scénariste
• 1921 : Les Trois Lumières/Der müde Tod
• 1922 : Mabuse le joueur
• 1924 : Les Nibelungen
• 1927 : Metropolis
• 1928 : Les Espions
• 1929 : La Femme sur la lune

« Le style de Lang, c’était déjà en Allemagne des moments très élaborés plastiquement dans
les décors, la lumière, les surimpressions, le jeu corporel des acteurs, et en même temps un
substrat narratif soucieux d’efficacité dramatique, structuré par la maîtrise d’un cadrage et
d’un montage précis, concis et nerveux, au service d’intrigues passionnelles à péripéties
violentes et inquiétantes que le cinéaste retrouvera en Amérique. » (Frank Curot, « Du style
au cinéma », études cinématographiques, vol.65, lettres modernes minard, Paris-Caen, 2000,
p. 13-14)
FRIEDRICH WILHELM MURNAU (1888-1931)
UNE VERSION « ROMANTIQUE » DE
L’EXPRESSIONNISME

• 1922 : Nosferatu le vampire


• 1924: Le Dernier des hommes
• 1926: Faust

Aux États-Unis :

1927 : L’Aurore
1930 : City Girl ; Tabou
1931: meurt dans un accident de voiture
ACTUALITÉ ÉDITORIALE 2021
MURNAU, EXPRESSIONNISTE?
« l’influence de la peinture expressionniste a peu marqué Murnau, non
seulement dans Faust, mais dans tous ses autres films. Il est même de ce point
de vue – plastique – le moins expressionniste des cinéastes allemands.
L’outrance qu’on trouve chez lui dans le jeu des comédiens, leurs grimaces, se
rattache à une vieille tradition grotesque, antique ou médiévale, loin de la vision
paroxysmique et criarde des Kirchner, Beckmann, Kokoschka ou même Nolde,
qui a gravé sur bois un Faust. (…) Murnau se rapprocherait davantage des
Romantiques. »
Eric Rohmer, L’organisation de l’espace dans le Faust de Murnau, Paris,
Cahiers du cinéma, 2000, p. 18-19.
Nosferatu, « par la révolution du plein air et par le recours à des moyens
propres au cinéma » : « une sorte de critique en acte des films
expressionnistes et notamment de Caligari (1919) qui tire ses effets
hallucinatoires et fantastiques non pas du travail de la caméra mais d’une
théâtralisation exacerbée des décors, des éclairages, de la gestuelle et du jeu
de l’acteur. »
José Moure, Le plaisir du cinéma. Analyses et critiques des films, Clamecy,
Klincksieck, 2012, p. 79.
« Nosferatu n’est pas un film expressionniste, même si le Vampire et
l’agent immobilier semblent parfois jouer dans le style
expressionniste. »
Jean-Michel Palmier, « De l’expressionnisme au cinéma prolétarien », in
Béla Balázs, L’esprit du cinéma, Paris, Payot, 1977.
Actualité éditoriale

Der Gang in die Nacht


(F. W. Murnau, 1920)

Stéphane Delorme,
« Murnau, aurore », in
Cahiers du cinéma,
n°756, juin 2019, p. 74 :

« L’arrivée de l’aveugle
en barque sous l’arche
d’un pont est une saillie
fantastique, d’autant plus
qu’il est interprété par
Conrad Veidt, tout juste
sorti du Cabinet du
docteur Caligari (1920).
L’acteur, qui se tord les
doigts comme bientôt
Nosferatu, marque
l’intrusion de
l’expressionnisme dans
un film qui n’en relève
pas, Murnau s’amusant
en réalité, comme
ailleurs, à confronter les
styles. »
Un exemple de « typage » :
« Le principe du typage, qui permet de caractériser des personnages
épisodiques de façon commode et laconique aboutit, lorsqu’on
l’applique au héros, aux personnages centraux d’un film, à
l’émergence de ‘masques’ invariants, à un amalgame entre l’emploi
au cinéma et à la ville, à des ‘noms-types’, des ‘noms-personnages’.
Ce procédé facilite grandement l’exposition du film. L’apparition à
l’écran de Valentino, Pat et Patachon, Pearl White, suffit à expliquer
au spectateur à la fois le genre du film et le caractère des héros. »
Adrian Piotrovski [1927], « Vers une théorie des ciné-genres », in
Poétique du film. Textes des formalistes russes sur le cinéma, Paris,
Nathan, 2008, p. 149
« Le film le plus expressionniste » (Francis Courtade, livret du DVD
Edition Filmmuseum, 2013) : De l’aube à minuit/Von Morgens bis
Mitternacht (Karlheinz Martin, 1920) – avec Ernst Deutsch
INDICATIONS
BIBLIOGRAPHIQUES

EISNER Lotte H., L’Ecran démoniaque (1952), Paris, Eric Losfeld, 1981 ; Ramsay,
1985.

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