Vous êtes sur la page 1sur 5

ELEMENTS ORIENTAUX DANS L’ECRITURE DE PANAÏT ISTRATI

Tamara CEBAN
Université «Spiru Haret», Bucarest
tamaraceban@yahoo.com

Panaït Istrati fait partie des écrivains francophones dont le mérite principal consiste
dans l’insertion d’un univers inédit dans l’ensemble de la création en langue française.
Dès ses premières œuvres, il a eu un grand écho parmi les lecteurs en France. Le monde
qu’il a fait connaître c’était la Roumanie de la zone du Baragan (voir Les Chardons du
Baragan) et de la ville de Braïla, port sur le Danube inférieur. Mais tout cela se passe dans
une atmosphère orientale, que l’écrivain a bien saisie lors de ses voyages qui l’ont mené
jusqu’en Egypte, dans le Midi de la France, mais aussi en Afrique du Sud.
Ses errances dans des conditions matérielles difficiles l’ont rejeté dans des milieux
modestes, voire précaires, où il a rencontré des personnes, devenues personnages par la
suite, à partir des innocents jusqu’aux vagabonds. Mais à chaque fois ces rencontres sont
vécues en profondeur, avec une authenticité qui risque de devenir douteuse.
A un tel univers correspond un discours adéquat. La narration est très transparente,
réduite à des attitudes et actes qui parlent d’eux-mêmes.
On a trop insisté sur la couleur locale, le pittoresque des paysages et des faits. Pourtant
P. Istrati n’est pas un écrivain exotique.
Dans ce qui suit nous allons nous occuper uniquement du problème des correspondances
entre la langue natale et le français, centrées sur les problèmes de la traduction.
Istrati était un autodidacte, imprégné pourtant de lectures et d’apprentissage dans le
métier de l’écriture journalistique et littéraire par la suite. On connaît ses difficultés dans le
maniement du français, l’appui que lui a accordé Romain Rolland. Mais la veine narrative
l’emporte et le discours semble se lancer de soi, greffé sur l’authenticité, la spontanéité
autobiographique.
A-t-il pensé en roumain tout en écrivant en français? Certains tours de langue peuvent
nous conduire vers une telle hypothèse. Mais dans l’ensemble le texte français a des traits qui
attestent une maîtrise naturelle de la langue française, avec, parfois, un petit détail incongru:
,,Qu’est-ce que tu as à me considérer comme ça? demanda Stavro, agacé; je ne suis pas
à vendre.
– Je sais, mais je voudrais savoir si tu es encore jeune, ou déjà vieux.
– Je suis jeune et vieux, comme les moineaux…
– Ça c’est vrai : tu en es un moineau, Stavro!” (Kyra Kyralina, p. 24). On aura remarqué
un emploi forcé de –en.
Dans ce cadre français fortement articulé on sent pousser des pressions en roumain,
venues du vécu bien ancré dans les réalités roumaines. Certaines n’ont pas de correspondant
en français et alors le narrateur n’hésite pas à recourir aux mots roumains en question.
Nous en donnerons des exemples significatifs. Pour le moment nous formulons le postulat
de notre recherche. Au moment clé Istrati se traduit du roumain en français. Dans cette
traduction il recourt le plus souvent à l’emprunt.
La question qui se pose est le statut de ces mots roumains du texte français dans

235
l’opération de la traduction des écrits d’Istrati en roumain. Si en français comme langue
de départ de tels mots ont une forte expressivité de signifiant et de signifié, dans la version
roumaine ils ne contrastent pas du tout avec le contexte, au contraire.
Dans le dialogue des deux langues c’est une perte importante. Alors comment faire pour
rétablir l’équilibre de l’expressivité. Un bon traducteur devrait respecter le principe de la
compensation : à une perte quelque part il faudra remédier par un gain ailleurs. Dans notre
cas ce ne sera pas dans le domaine du vocabulaire pur et dur, mais dans celui des figures de
rhétorique, des locutions et expressions.
Soit l’exemple de moussafir qui signifie en roumain ,,invité’’ ; il l’emploie fréquemment
pour connoter un protocole roumain de s’inviter, plus familier qu’en Occident, en France
en l’occurrence. Notons qu’il est d’origine turque, comme bon nombre d’autres mots
,,roumains”, préférés par Istrati. Voici un contexte pour qu’on puisse se rendre compte du
rôle de ces mots :
,, Bien mieux ! Kyra trouvait maintenant que ses toilettes n’étaient pas assez riches, que
les chambres étaient insupportables ; elle avait hâte que l’oncle Cosma en finît avec le père,
pour qu’elle pût rentrer dans sa maison et dans sa fortune, devenir une dame élégante, et
recevoir, non pas des moussafirs, mais des Nayim-Effendi ! La pauvrette ! (Kyra Kyralina,
p.180).
En voici la traduction roumaine :
,, Ba ceva mai mult ! Kyra găsea acum că rochiile ei nu mai erau destul de bogate, că
odăile erau nesuferite, părea nerăbdătoare ca unchiul Cosma s-o sfârşească odată cu tata,
ca să poată intra în casa ei şi în averea ei, să ajungă cucoană elegantă şi să primească nu
musafiri, ci pe Nazim-Efendi ! Sărăcuţa ! (Kyra Kyralina, p.181)
Le mot moussafir n’impressionne pas le lecteur roumain, il perd donc son expressivité
initiale en français. En revanche, le traducteur recourt à des mots autochtones, pour éviter
les néologismes, la plupart étant justement d’origine française : pour toilettes on recourt
donc à rochii ,,robe”, par le truchement d’une synecdoque. Chambre se traduit normalement
par cameră, mais la traduction offre le synonyme plus ancien odaie, d’origine turque. Il en
va de même pour insupportables : il a à son tour un équivalent moderne insuportabil, mais
on lui préfère le calque nesuferite.
La locution avoir hâte devient par le procédé de l’équivalence părea nerăbdătoare ,,elle
semblait impatiente”. Dame élégante combine la synonymie: damă en roumain est devenu
péjoratif, alors on lui préfère cucoană, mot traditionnel, légèrement péjoratif maintenant
mais non pas pour l’époque et le milieu décrits.
Finalement, on a un roumanisme en français : la pauvrette, diminutif transposé
de sărăcuţa. En roumain les diminutifs sont très fréquents, alors que le français les a
abandonnés à l’âge classique.
Cela étant, nous donnons une liste de mots roumains auxquels recourt Istrati, qui n’est
pas exhaustive, loin de là. Ils sont tirés de ,,Présentation des haïdoucs“, signalés déjà par la
critique roumaine, lors de l’apparition du livre et du célèbre roman Kyra Kyralina.
Nous les avons répartis par champs lexicaux et pour chacun on a la signification
et l’étymologie, celle-ci étant hautement significative pour le milieu roumano-oriental
présenté par le narrateur.

236
1. Vêtements
borangic ,,soie”; turc
căciulă ,,bonnet de fourrure” ; albanais
ţzurcana ,,race de moutons” ; russe
catrinţa ,,jupe paysanne”; hongrois
chalvar ,,culotte orientale” ; turc
chouba, glosé par l’auteur comme ,,manteau paysan” ; serbe
fotta ,,tablier” ; turc
ilik ,,gilet paysan” ; turc
kémir ,,large ceinture paysanne” ; turc
obele ,,drap-chaussure” ; bulgare
opinci ,,sandale paysanne” ; bulgare
Ces exemples montrent une image ethnologique de l’univers roumain, qui a fait les
délices des lecteurs français. Ce sont les vêtements traditionnels, certains très archaïques,
comme les opinci qui étaient portés par les Daces, comme on le voit sur la Colonne de
Trajan à Rome.

2. Autres objets
calabalîc ,,bagage” ; turc
donitza ,,sceau en bois” ; serbe
han ,,auberge” ; turc
gherghef ,,tambour à broder” ; turc
oca ,,ancienne mesure de poids = 1,2 kg” ; turc
para ,,monnaie turque” ; turc
rogojina ,,paillasson” ; bulgare
Cette fois-ci encore l’image des réalités roumaines est bien significative.

3. Aliments
baclava ,,gâteau feuilleté” ; turc
borche ,,soupe aigre” ; russe
cadaïf ,,gâteau à la crème fouettée”; grec
kébabe ,,rôti de mouton” ; turc
mamaliga ,,polenta”; inconnu
zer ,,petit lait” ; inconnu
L’emportent ici les mots d’origine turque qui sont encore utilisés en Roumanie, avec
les connotations respectives. En traduction roumaine ils gardent ces valeurs, mais à un
moindre degré qu’en France

4. Catégories et relations humaines


bakchiche ,,pourboire” ; turc
barbat ,,homme” ; latin
beizade ,,prince” ; turc
belea ,,désagrément” ; turc
borfache ,,filou” ; turc

237
cadâna ,,odalisque” ; turc
ghiabour ,,paysan aisé”; turc
mouchterei ,,client” ; turc
moussafir ,,invité” ; turc
pézévengh ,,proxénète” ; turc
ploutache ,,ouvrier sur le radeau” ; serbe
raia, glosé ,,sujet turc” ; turc
surugin ,,postillon” ; turc
téméné ,,couverture” ; turc
ursitele, glosé par l’auteur ,,fées qui président à la naissance”; grec
voinic ,,jeune homme brave” ; bulgare
Notons encore une fois les mots d’origine turque, comme connotations orientales, à
partir des difficultés, catégories jusqu’aux nuances péjoratives.

5. Espace et temps
codru ,,forêt” ; latin
pogon ,,surface agraire =0,5 ha” ; bulgare
kindié ,,couchant” ; turc
S’impose ici codru ,,forêt”, ,,bois”, mot latin très caractéristique des réalités roumaines,
marqué par le proverbe ,,codru-i frate cu românul” - ,,le grand bois est le frère du Roumain”,
abri au temps des grandes invasions.

6. Folklore
doïna ,,complainte chantée” ; inconnu
dor ,,nostalgie, désir, douleur morale” ; latin
capcaoune ,,ogre” ; latin, calque du grec
Făt-Frumos ,,beau vaillant”; latin
S’impose ici la doïna, production populaire à nuance élégiaque, chantée d’une voix
traînante, mais avec de fortes inflexions. Ce mot n’a pas de correspondant ailleurs.
C’est pareil pour dor, sentiment complexe qui marque à la fois la nostalgie, le désir, la
douleur morale. Lui correspond en gros le portugais saudade.
L’espace ne nous permet pas d’insister sur les expressions calquées sur le roumain,
comme ,,tirer les gens par la langue” - ,,les faire parler” ; ,,a trage pe sfoară” - ,,rouler”,
littéralement ,,tirer par les ficelles”. C’est le verbe qui figure en français, alors que
l’expression intervient dans la traduction – a se duce pe apa sâmbetei, littéralement ,,partir,
disparaître sur l’eau du samedi”, trouvaille de traduction, car l’original français donne ,,ne
se vend pas”.
Ce matériel est bien vaste et il faudra le répertorier dans son ensemble par un travail de
longue haleine.
C’est donc un mouvement d’aller retour = traduction virtuelle, parfois directe du
roumain en français, avec, après, la transposition de la version française en roumain. Des
recherches ont déjà été faites à cet égard.
Il faudra comparer quelques autotraductions d’Istrati, auxquelles s’ajoutent d’autres,
faites parfois à quatre mains : traduction littérale et stylisation des écrivains comme Eugen

238
Barbu, comme quoi il n’y aurait pas en Roumanie des personnes compétentes et douées à
la fois. Evidemment une édition critique bilingue s’impose qui pourrait aborder aussi des
problèmes comme ceux qui nous préoccupent ici.
Quoi qu’il en soit, le cas de Panaït Istrati est très significatif pour l’étude contrastive au
niveau de la traduction, comme expressions du dialogue entre les cultures en profondeur.

BIBLIOGRAPHIE
M. Iorgulescu, Spre alt Istrati, Ed. Cartea românească, Bucureşti, 1986.
Al. Oprea, Panait Istrati. Dosar al vieţii şi al operei, Ed. Cartea românească, Bucureşti, 1976.
Gabriela Maria Pintea, Panait Istrati, Ed. Cartea românească, Bucureşti, 1975.
Panait Istrati, Kyra Kyralina, Ed. Pentru literatură, Bucureşti, 1966.
Petit Robert, Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Paris, 1968.

239

Vous aimerez peut-être aussi