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Mɔgɔya ye juru ye
L’humanité est une dette
Proverbe bambara
La rentrée littéraire de Bamako s’est tenue en février 2017 sous une formule positive
et consensuelle : « L’humanité est un lien » plutôt que de rendre le célèbre proverbe
bambara par « L’humanité est une dette », le mot juru signifiant « dette » ou « corde ». En
effet, la dette est aujourd’hui connotée péjorativement, comme l’usurier.
On ne comprendrait donc pas que nous infligions cette souffrance à ceux que nous
devons chérir et protéger : nos descendants. Car c’est un autre lieu commun que
d’envisager l’action publique à l’aune de nos enfants et petits-enfants, au point qu’Axel
Gosseries cite parmi les tenants de ce discours Adolf Hitler et George W. Bush pour
obliger le lecteur à interroger l’évidence de cette préoccupation 1. Même en étudiant le
lointain passé, on peut sonder les conséquences des actes qui nous précèdent sur les
générations qui nous suivent afin de les préserver autant que possible 2.
Peut-on considérer que la dette publique est autre chose qu’un fardeau qu’on inflige à
ceux qui devront la régler ? A-t-on le droit moral de punir ainsi des personnes qui ne sont
pas encore nées ? Peut-on plutôt considérer que les coûts doivent être partagés avec les
générations suivantes ? Dès lors, pourquoi devrait-on faire peser sur la génération actuelle
la totalité d’un coût dont les effets positifs s’étendraient sur les générations suivantes ?
1
imbrication des points de vue, même contemporains, ils ont des intérêts divergents :
l’acheteur d’obligations a intérêt à ce que l’État lui paie tandis que le contribuable n’a pas
intérêt à payer des impôts pour cela.
D’autre part on peut se sentir les mêmes responsabilités à l’égard de nos
descendants, imbriqués ou non. Dieter Birnbacher envisage ainsi les devoirs à l’égard des
générations futures notamment du point de vue d’un universaliste rationnel, qu’il appelle
U.R., et s’interroge : « En quoi le fait qu’une chose soit connue ou inconnue est-il
pertinent ? », il ajoute : « Pour U.R., une bombe à retardement placée aujourd’hui, qui va
tuer en toute certitude cent personnes et que l’on ne découvrira pas avant l’instant de
l’explosion, a le même contenu de valeur négative, que le déclencheur soit réglé sur trois
minutes, trois ans ou trois siècles »4. Nous partageons en cela le point de vue d’U.R, qui
est sans doute intuitivement partagé par de plus nombreux acteurs qu’un calcul d’utilité
strict entre ce qui a été reçu de la génération précédente et ce qui est dû à la génération
immédiatement postérieure. Spinoza écrivait déjà que « si l’esprit pouvait avoir une
connaissance adéquate d’une chose future, il serait affecté du même sentiment envers
une chose future qu’envers une chose présente »5, ce nivellement du temps permis par la
connaissance adéquate est au coeur de la préoccupation intergénérationnelle, d’autant
que les conséquences de nos pratiques peuvent être projetées scientifiquement dans le
futur, comme c’est le cas pour le climat à travers les travaux du GIEC. L’universalisme
évoqué par Dieter Birnbacher trouve aussi sa source chez Kant : « Peut-être, chez (des
habitants d’autres planètes), chaque individu peut-il atteindre sa destination durant sa vie.
Chez nous, il en va autrement : seule l'espèce peut l'espérer »6, pour qui l’espèce peut
seule réaliser ce que l’humanité promet, et non l’individu, dans une conception holiste et
finaliste. La perception commune est aussi nourrie de phrase dont l’origine se perd comme
le proverbe attribué aux Amérindiens selon lequel « nous empruntons la Terre à nos
enfants »7 où les générations étalées dans le temps sont toutes considérées comme
copropriétaires de la Terre, sans qu’aucune n’en possède l’abusus. Toute génération étant
moralement débitrice du fait de ce qu’elle a reçu des précédentes, toutes ont le même
niveau de devoir à l’égard des suivantes, sinon la toute première génération, à supposer
que cet état de nature ait un sens. L’égalité sous-entendue par ce point de vue annule la
différence entre générations imbriquées et non-imbriquées.
Dans notre cas, la dette publique peut être longue (les décisions prises de faire entrer
la Grèce dans la CEE en 1988 peuvent être considérées comme responsables de la
situation actuelle8 qui a vocation à durer encore, et les décisionnaires sont pour la plupart
décédés aujourd’hui) ou courte (un prêt-relais d’une collectivité territoriale peut ne durer
que quelques semaines). C’est pourquoi la question de l’imbrication ou non des
générations ne nous semble pas pertinent ici car elle est globalement indifférente aux
aspects principaux de la dette publique.
4 BIRNBACHER Dieter, Verantwortung für zukünftige Generationnem, Stuttgart, Philipp Reclam jun., 1988, trad. O.
Manoni, La responsabilité envers les générations futures, Paris, PUF, 1994, p. 49.
5 SPINOZA Baruch de, Éthique, trad. R. Caillois, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1954, p. 330.
6 KANT Immanuel, Idee zu einer allgemeinen Geschichte in weltbürgerlicher Absicht, Berlin, Berlinische
Monatsschrift, 1784, trad. P. Folliot, Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, Québec, Les
classiques des sciences sociales www.uqac.uquebec.ca, 2002, p. 12.
7 GOSSERIES Axel, Penser la justice entre les générations : De l’affaire Perruche à la réforme des retraites, Paris,
Flammarion, coll. Aubier, 2004, p. 181.
8 FARAH Frédéric, Europe : la grande liquidation démocratique, Paris, Bréal, 2017, p. 81.
2
Les générations futures ne sont pas seulement victimes mais aussi
bénéficiaires
Les générations futures tireront des avantages des investissements passés. Xavier
Timbeau explique : « La dette publique n’est qu’une facette de ce que nous léguons aux
générations futures. Le reste, ce sont des éléments tangibles, sous la forme de routes ou
d’infrastructures, ou immatériels quand il s’agit d’éducation ou de retraites. C’est le bilan
de ce legs, aussi imprécis et discutable soit-il, qui fera que nous léguons une charge ou un
avantage aux futures générations »9.
Ainsi, la « dette publique » désigne le plus souvent la dette brute, mais on peut aussi
considérer la dette nette -qui est moindre puisqu’elle est réduite par les actifs de l’ État,
tandis que « si on prend en compte le patrimoine public, en intégrant l’ensemble des actifs
physiques, y compris les bâtiments publics, le solde devient même positif (31 % du PIB en
2012) »10. Il était de « 26,7% du PIB fin 2010, soit 8 000 euros par français (sic) » 11.
Gustav Horn, de la Fondation Hans Böckler 12 conteste la phrase commune selon laquelle
le poids de la dette pèse sur les générations futures : « Il s’agit d’une image déformée de
la réalité. D’un côté, il est clair que les jeunes et les adultes de demain devront payer les
intérêts et amortir la dette. D’un autre côté, on hérite aussi des biens publics. Nous
n’héritons pas seulement des dettes, mais aussi du capital. Et les générations prochaines
en tireront bénéfice ». Si chaque citoyen naît avec une part de la dette de son État, il naît
aussi avec un patrimoine : la totalité des infrastructures dont dispose le pays et qui a été
payée par les générations précédentes.
9 TIMBEAU Xavier, « Solidarité intergénérationnelle et dette publique », Revue de l’OFCE, n° 116, 2011, p. 209.
10 Commission des finances de l’Assemblée Nationale, Rapport d’information, séance du 6 juillet 2016, p. 16.
11 STERDYNIAK Henri, « Réduire la dette publique, une priorité ? », La Vie des idées, 5 février 2013.
12 https://www.dw.com/es/el-lado-positivo-de-la-deuda-p%C3%BAblica/a-6231374 (consulté la dernière fois le 18
février 2019).
13 GOSSERIES Axel, Penser la justice entre les générations De l’affaire Perruche à la réforme des retraites, Paris,
Flammarion, coll. Aubier, 2004, p. 171.
14 RAWLS John, A theory of justice, Harvard, The President and Fellows of Harvard College, 1971, trad. C. Audard,
Théorie de la justice, Paris, Points, 2009, p. 329.
15 RAWLS John, A theory of justice, Harvard, The President and Fellows of Harvard College, 1971, trad. C. Audard,
Théorie de la justice, Paris, Points, 2009, p. 330.
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désépargne »16. D’ailleurs, la croissance de la production peut ne pas être un objectif. Au
contraire, on pourrait aspirer à la stagnation économique, à faire décroître l’attachement
aux biens matériels pour faire croître les relations sociales, meilleures pourvoyeuses de
bien-être17. Considérer que ce qu’on lègue est comptable pose un autre problème, or la
dette publique et le PIB prennent en compte ce qui a une valeur marchande et se trouve
enregistré dans la production. Les activités bénévoles et associatives ne sont pas
comptabilisées mais peuvent concerner plus d’activités que la sphère marchande dans le
domaine de l’aide aux devoirs, la garde d’enfants par un parent au foyer n’est pas
comptabilisée mais celle par une nourrice agréée l’est. Ainsi, si Rawls trouve nécessaire
une accumulation progressive de génération en génération, il ne limite pourtant pas cette
accumulation au capital financier mais précise : « le capital n’est pas seulement constitué
par les usines, les machines et ainsi de suite, mais aussi le savoir et la culture, tout
comme par les techniques et les savoir-faire, qui rendent possibles des institutions justes
ainsi que la juste valeur de la liberté »18. Autant de domaines que l’on aura bien du mal à
faire entrer dans une comptabilité et même à évaluer la croissance.
Vouloir prendre en charge seul le coût commun à plusieurs individus, comme vouloir
payer comptant un coût à partager entre plusieurs générations, revient à jouer le rôle du
chef en devenir des sociétés premières, du big-man, cela revient à une marque d’orgueil
et de distinction sociale. Ainsi, Pierre Clastres situe la naissance de la dette dans les
sociétés primitives mais la dette est alors celle du chef à l’égard de la société 19 : contre le
prestige dont il jouit, il doit faire des cadeaux. La dette est donc un signe de puissance,
c’est le chef naissant qui doit donner, c’est lui dont on attend qu’il paie en échange de la
gratitude et de la reconnaissance à laquelle il aspire. Ainsi Xavier Timbeau explique sous
une forme adoucie : « Recourir à la dette, plutôt que de financer aujourd’hui par l’impôt et
laisser aux générations futures uniquement des actifs physiques n’est pas nécessairement
une bonne politique, bien que généreuse »20, qui n’établit donc pas d’égalité entre
générosité et bonne politique. Dans le même esprit, Philippe Van Parijs rappelle ce que
tout parent se dit parfois : « Paradoxalement, la plus grande injustice que nous
commettons à l’égard de nos enfants est peut-être de les gâter autant que nous le
faisons »21. Donner, payer comptant, n’est ni nécessairement de la prévoyance, ni de
l’altruisme, et la générosité peut être une forme d’orgueil et une recherche de distinction
sociale.
Si la dette a une image si déplorable dans la société contemporaine, c’est aussi parce
qu’elle s’oppose à l’image de l’individu indépendant, du self-made man, de celui qui ne
doit rien aux autres dans sa propre réussite. C’est un modèle contestable de l’individu. On
peut lui opposer le modèle solidariste de Léon Bourgeois selon lequel : « L'homme ne
devient pas seulement, au cours de sa vie, le débiteur de ses contemporains ; dès le jour
même de sa naissance, il est un obligé. L’homme naît débiteur de l'association
humaine »22 et où les générations sont toutes endettées les unes par rapport aux autres,
donc solidaires entre elles. Nathalie Sarthou-Lajus s’oppose aussi au modèle anti-dette et
accepte une forme de dépendance aux générations précédentes au sens où
16 GOSSERIES Axel, « La justice entre les générations. Faut-il renoncer au maximin intergénérationnel ? », Revue de
métaphysique et de morale, n°1, 2002, p. 71.
17 DE BOUVER Émeline, Moins de biens, plus de liens, Charleroi, Couleurs livres, 2008.
18 RAWLS John, A theory of justice, Harvard, The President and Fellows of Harvard College, 1971, trad. C. Audard,
Théorie de la justice, Paris, Points, 2009, p. 330.
19 SAHLINS Marshall, Age de pierre, âge d’abondance, trad. T. Jolas, Paris, Gallimard, 1976, préface de Pierre
Clastres, p. 27.
20 TIMBEAU Xavier, « Solidarité intergénérationnelle et dette publique », Revue de l’OFCE, n° 116, 2011, p. 208.
21 VAN PARIJS Philippe, Refonder la solidarité, Paris, Cerf, 1996, p. 41.
22 BOURGEOIS Léon, Solidarité, Paris, Armand Colin, 19023, p. 116.
4
« l’antécédence absolue de l’autre qui définit l’endettement originaire du sujet a aussi force
de loi et crée des obligations qui précèdent la libre adhésion de la volonté raisonnable »23.
On ne naît pas de rien.
5
Gain Coût Utilité (Gain - coût)
Comptant Avec dette Comptant Avec dette
Génération 1 300 000 3 000 000 360 000 -2 700 000 -60 000
Génération 2 300 000 0 360 000 300 000 -60 000
Génération 3 300 000 0 360 000 300 000 -60 000
Génération 4 300 000 0 360 000 300 000 -60 000
Génération 5 300 000 0 360 000 300 000 -60 000
Génération 6 300 000 0 360 000 300 000 -60 000
Génération 7 300 000 0 360 000 300 000 -60 000
Génération 8 300 000 0 360 000 300 000 -60 000
Génération 9 300 000 0 360 000 300 000 -60 000
Génération 10 300 000 0 360 000 300 000 -60 000
Génération 11 294 000 0 0 294 000 294 000
Total 3 300 000 3 000 000 3 600 000 -294 000 -306 000
Dans le cas d’un emprunt, l’utilité est négative de soixante mille euros pendant dix
ans et positive ensuite. La différence d’utilité entre générations est au maximum de trois
cent cinquante-quatre mille euros. Dans le cas d’un paiement comptant, l’utilité est positive
pendant dix années sur onze, et négative une seule année, la première, mais la différence
d’utilité entre générations est alors dix fois supérieure, de trois millions d’euros. Si l’on
considère un emprunt sur trente ans, en prenant en compte une dévaluation de trois pour
cent par an de l’école au bout de dix ans, et toujours un prêt à deux pour cent, l’écart entre
la première génération et les trente-deux générations suivantes est double, de vingt fois
plus grand : entre cent-cinquante-cinq mille euros et trois millions d’euros (voir annexe 1).
Le financement de l’école par la dette est donc plus juste entre les générations même s’il
est surévalué du coût du taux d’intérêts.
29 VILLIEU Patrick, « Quel objectif pour la dette publique à moyen terme ? », Revue d’économie financière, n°103,
2011, p. 83.
6
en place au début des années 2000 »30, et plus généralement tous les investissements
durables. En revanche, elle représente une part infime des dépenses de l’État : « Les
dépenses d’investissement et d’opérations financières du budget général représentent
11,7 Md€ en 2015 »31, la plus grosse partie de l’investissement public est due aux
collectivités territoriales, qui ne peuvent emprunter que pour ce poste, même si elles sont
financées pour ce faire en partie par l’État via la Dotation Générale de Fonctionnement.
La dette publique peut aussi servir à financer le plein-emploi, et selon Keynes, même
si elle sert à financer des activités inutiles, elle peut relancer l’économie et donc être
positive : « des dépenses sur fonds d'emprunt peuvent, même lorsqu'elles sont inutiles,
enrichir en définitive la communauté. La construction de pyramides, les tremblements de
terre et jusqu'à la guerre peuvent contribuer à accroître la richesse »32 . Dans le cas d’une
relance keynésienne par la dette qui aboutirait à une amélioration de l’économie, la dette
est juste en ceci qu’elle favorisera les générations suivantes qui doivent donc contribuer à
payer l’aide qu’on leur a apportée. Ici, il faut cependant introduire une restriction au fait
que les activités inutiles ont un impact sur la nature qui peut être compensé par le plein-
emploi mais qui doit être évité pour permettre demain une vie convenable sur Terre. Cette
dernière interrogation pousse à critiquer aujourd’hui les « grands travaux inutiles » qui
apparaissent comme des opérations économiques de grande ampleur, rentables ou pas,
et là où Keynes évoque les pyramides égyptiennes, les exemples donnés aujourd’hui
seraient l’aéroport de Notre-Dames-des-Landes ou Europacity.
30 Commission des finances de l’Assemblée Nationale, Rapport d’information, séance du 6 juillet 2016, p. 19.
31 Cour des comptes, Le Budget de l’État en 2015, p. 125.
32 KEYNES John Maynard, The General Theory of Employment, Interest and Money, Londres, Palgrave Macmillan,
1936, trad. J. de Largentaye, Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, Paris, Payot, 1942, éd.
électronique des Classiques des sciences sociales www.uqac.uquebec.ca, 2002, p. 120.
33 Cas de l’Argentine et du Japon : « De fait, avec une dette publique de l’ordre de 55 % du PIB, l’Argentine est en
pleine crise tandis que le Japon vit sans souci avec ses 235 % ». https://www.alternatives-economiques.fr/dette-
publique-de-panique/00086763 (consulté la dernière fois le 2 juin 2019).
34 Commission des finances de l’Assemblée Nationale, Rapport d’information, séance du 6 juillet 2016, p. 43.
7
dans ce cas que nous ayons financé ces travaux non par la taxation mais par
l’emprunt »35. Donc si l’investissement est potentiellement créateur d’une bonne dette, il
peut aussi créer de la mauvaise dette (environnementalement), quant au fonctionnement,
il peut aussi produire une bonne dette (dans le cas d’une relance keynésienne juste) mais
doit pour cela être suivi d’effets positifs pour la génération suivante.
Un cas de mauvaise dette publique : faire payer une dépense à des instances
non-bénéficiaires
Considérons un coût, par exemple une réduction fiscale dont bénéficieront trois cent
mille contribuables. Si le trou budgétaire laissé par ce manque à gagner est payé par la
dette publique, c’est-à-dire potentiellement par tous les contribuables, l’avantage donné à
trois cent mille d’entre eux est basculé sur le total des sociétaires. Si cette opération ne
produit aucun gain équivalent ou supérieur pour l’ensemble de la soiété, alors on peut
considérer que ce basculement est injuste.
Précisément : « l’instauration d’une TVA réduite dans la restauration a réduit de près
de 2,1 milliards d’euros les recettes fiscales, pour un résultat largement reconnu comme
insuffisant, notamment en matière d’emploi ou d’investissement »36.
La dette peut être considérée comme « mauvaise » dans la mesure où elle « couvre »
des dépenses courantes qui n’ont pas d’effets positifs sur l’économie, c’est le cas ici pour
des cadeaux fiscaux inefficients sous forme de crédit, de réduction ou de déduction
d’impôts.
8
ensuite. Ainsi, le champ couvert par la dette publique en France peut reposer sur la dette
privée dans d’autres sociétés : la santé, l’éducation, la sécurité.
Nous envisagerons donc la dette publique comme celle produite pour la fourniture de
biens collectifs à la société tels qu’on peut les trouver en France en 2019 : le logement, la
santé, l’éducation, la sécurité, les transports sont les champs qui peuvent engendrer une
dette publique.
Cependant, un autre lien entre dette publique et dette privée peut être établi à l’aune
de la crise de 2008 : les États ont renfloué des banques privées qui avaient accordé des
prêts sans garantie suffisante de solvabilité de leurs clients privés. Les dettes privées
insolvables sont devenues des dettes publiques. A cet égard, le discours culpabilisateur
sur la mauvaise gestion publique ou l’incompétence financière de l’État mérite d’être
rediscuté : lorsque sort le rapport Pébereau en 2005, il invite à « rompre avec la facilité de
la dette publique » et évoque une « situation financière très préoccupante »40. Pourtant, si
les marchés se sont montrés risquophiles au point d’aboutir à la crise des subprimes,
l’État a été suffisamment prudent pour ne jamais contracter de prêt dit toxique 41, et c’est
l’État mis en cause par ce Président de BNP Paribas, Michel Pébereau, qui trois ans plus
tard devra entrer dans le capital de la banque privée pour la renflouer 42.
40 PÉBEREAU Michel, Rompre avec la facilité de la dette publique, Paris, La documentation française, 2005, p. 29
41 Commission des finances de l’Assemblée Nationale, Compte rendu d’audition de Benjamin Lemoine, séance du 10
février 2016, p. 6.
42 https://www.latribune.fr/entreprises-finance/banques-finance/banque/20090407trib000364465/letat-francais-
devient-le-premier-actionnaire-de-bnp-paribas-.html (consulté la dernière fois le 2 juin 2019).
43 Commission des finances de l’Assemblée Nationale, Rapport d’information, séance du 6 juillet 2016, p. 48.
44 Commission des finances de l’Assemblée Nationale, Rapport d’information, séance du 6 juillet 2016, p. 46.
45 Commission des finances de l’Assemblée Nationale, Compte rendu d’audition de Benjamin Lemoine, séance du 10
février 2016, p. 2.
46 On en trouve pas moins de vingt-sept références dans le Rapport d’information par la commission des finances de
l’Assemblée Nationale du 6 juillet 2016, treize dans l’audit citoyen de la dette publique intitulé Que faire de la
dette ?, et deux dans le compte rendu intégral du CESE où il appelé par erreur une des deux fois « effet boule de
nerfs » (sic).
47 RAWLS John, A theory of justice, Harvard, The President and Fellows of Harvard College, 1971, trad. C. Audard,
Théorie de la justice, Paris, Points, 2009, p. 329.
9
Le taux d’intérêts le plus juste du point de vue de la collectivité serait à calculer sur la
vétusté du bien acquis pour un partage équitable année par année, que nous avons établi
à trois pour cent par an dans le cas de notre école après les dix premières années. Le
taux serait alors établi sur l’utilité. Mais le prêteur cherchera le gain le plus important, sans
être insécure. La négociation du taux se construit dès lors avec les créanciers.
10
État devenu partenaire des traders, témoignant d’un « enchâssement de la puissance
publique et de la puissance bancaire privée »53. Il montre que la différence entre
contribuable et créancier de l’État de Buchanan54 peut aussi induire une injustice
potentielle dans le traitement de la dette aboutissant à choisir entre l’épargnant et le
citoyen : « La question s’est posée en Grèce : on a constaté une mise en concurrence
entre deux types d’acteurs : d’un côté, les épargnants – internationaux en l’occurrence –
qui détiennent des titres de dette, et, de l’autre, les victimes des politiques d’austérité »55.
Les marchés financiers choisiront nécessairement et totalement l’épargnant. De même, la
dépendance des finances publiques à l’égard des marchés est aussi une dépendance
politique, une contrainte sur les politiques publiques, et donc potentiellement une limite en
termes de justice intergénérationnelle et de gestion de la dette publique. C’est le cas dans
la mesure où les taux d’intérêts peuvent dépendre des agences de notation qui elles-
mêmes par exemple surveillent « le débat public sur des questions telles que
l’indépendance de la banque centrale, la création monétaire ou l’inflation »56 pour
déterminer la note attribuée à chaque pays ou institution. En s’ouvrant aux marchés
financiers internationaux, l’État s’est donc transformé et s’il obtient des taux d’intérêts
faibles aujourd’hui il est beaucoup plus vulnérable, y compris quant à la possibilité de
mener un débat politique sur sa dette.
Et si on ne payait pas ?
Pour David Graeber, la dette préexiste à la monnaie 57 et le titre de son livre est assez
clair sur les « 5000 ans d’histoire » de la dette. Aux premiers temps, la dette n’est pas
moralement marquée comme négative, elle caractérise la vie comme un dû qu’on paiera
au moment de la mort, un emprunt qui sera restitué à la fin de l’échéance du prêt qui est la
durée de l’existence58. La culpabilisation des débiteurs punis a changé la perception de
l’endettement : autrefois perçu comme un lien social, il est devenu délit ou crime, passible
de sanctions judiciaires. Et la morale a exigé qu’on paie l’argent dû à ses créanciers, les
monothéismes créant même un discours spécifique à ce sujet 59. La condamnation de la
dette, du prêteur, de celui qui ne rembourse pas à temps, est donc un fait d’histoire, et non
une vérité universelle. Pour autant, cette condamnation morale est-elle discutable ?
Clairement, oui pour David Graeber qui conclut son ouvrage en qualifiant l’assertion selon
laquelle « nous devons tous payer nos dettes » de « mensonge flagrant »60. Le travail
d’expertise d’un créancier repose sur l’évaluation de la capacité à rembourser et des
garanties de paiement de son débiteur. On n’imagine pas que des créanciers puissent
prêter n’importe quelle somme à n’importe qui et à n’importe quel taux en étant sûrs d’être
remboursés, sinon prêter serait sans risque et garantirait des gains exponentiels. C’est
53 LEMOINE Benjamin, « Les „dealers“ de la dette souveraine », Sociétés contemporaines, n°92, 2013, p. 30.
54 BUCHANAN James M., The Collected Works of James M. Buchanan, vol. 2, Indianapolis, Liberty fund, 1999, p.27-
28.
55 Commission des finances de l’Assemblée Nationale, Compte rendu d’audition de Benjamin Lemoine, séance du 10
février 2016, p. 9.
56 Commission des finances de l’Assemblée Nationale, Compte rendu d’audition de Benjamin Lemoine, séance du 10
février 2016, p. 11.
57 GRAEBER David, Dette : 5000 ans d’histoire, trad. F. et P. Chemla, Arles, Editions Actes sud, collection Babel,
2016, p. 52.
58 GRAEBER David, Dette : 5000 ans d’histoire, trad. F. et P. Chemla, Arles, Editions Actes sud, collection Babel,
2016, p. 59.
59 https://www.la-croix.com/Religion/Spiritualite/Le-credit-dans-les-trois-monotheismes-_NP_-2011-12-02-743010
(consulté la dernière fois le 2 juin 2019).
60 GRAEBER David, Dette : 5000 ans d’histoire, trad. F. et P. Chemla, Arles, Editions Actes sud, collection Babel,
2016, p. 477.
11
d’ailleurs un fait que certains débiteurs ne peuvent pas régler leurs dettes, et Jean-
François Boudet, notamment, rappelle que « cette situation est, à cet égard, d’une triste
banalité historique puisqu’on a pu recenser à travers le monde quelque 320 défauts
d’États pendant ce siècle »61. Qu’un État ne puisse pas payer est une chose mais dans
quel cas l’État en aurait-il le droit sans l’accord de son créancier ?
En France, le Collectif pour un audit citoyen de la dette publique estime que « 59%
de la dette publique proviennent des cadeaux fiscaux et des taux d’intérêt excessifs »62 et
appelle cette dette « illégitime ». Il définit la dette illégitime comme « une dette contractée
par les pouvoirs publics sans respecter l’intérêt général ou au préjudice de l’intérêt
général. »63. La dette illégitime n’a moralement pas à être payée. C’est tout l’enjeu des
audits de dette. Dans les faits, un État peut cependant estimer que le risque systémique
en cas de non-paiement est supérieur à l’avantage procuré et accepter de payer une dette
pourtant illégitime.
Mais le cas inverse s’est aussi présenté dans des collectivités territoriales en France,
où des décideurs politiques mal conseillés ont décidé d’emprunter de l’argent à des taux
qui se sont avérés instables. En ce sens, le TGI de Nanterre a reconnu la nocivité
d’emprunts de Dexia dont a souffert le département de la Seine-Saint-Denis 64, révélés à
l’occasion de la crise des subprimes en 2008, dans la mesure où les professionnels de la
banque ont failli à leur mission de conseil en présentant des taux variables et complexes
que leurs interlocuteurs non-professionnels ne pouvaient pas suffisamment évaluer. Le
non-paiement à ces taux a été validé par la justice.
La dette est souvent présentée comme une injustice qu’on infligerait aux générations
futures, le signe d’une incompétence à gérer ou un goût pour la facilité, particulièrement la
dette publique, qui est utilisée par le privé pour démontrer que les marchés financiers
savent mieux gérer que les représentants du peuple. En neutralisant la différence entre
générations imbriquées ou non, nous avons pu traiter des dettes publiques courtes ou
longues. Nous avons établi que les générations futures présentées comme victimes de la
dette qu’elles devront rembourser sont aussi allocataires de tout ce que les générations
précédentes leur ont légué. De ce point de vue, vouloir payer comptant n’est pas
forcément de l’altruisme mais peut relever de l’orgueil alors qu’un choix de justice
privilégiera le fait de faire assumer aux générations bénéficiaires le coût des installations
dont elles bénéficieront. Il restait à définir le champ recouvert par la bonne dette publique :
les investissements qui bénéficient aux générations futures, mais aussi la relance
économique ; en revanche les coûts qui ne provoquent pas d’amélioration ou dégradent
l’environnement inutilement et sans compensation équivalente constituent une mavaise
dette. Les bonne et mauvaise dettes ne recoupent donc pas entièrement l’investissement
et le fonctionnement. La réflexion sur la dette publique doit prendre en compte la dette
privée, qui est venue la gonfler après la crise de 2008 mais dont les tenants sont souvent
très sévères avec la puissance publique à qui ils adressent leurs critiques de goût pour la
facilité ou d’incompétence dans la gestion. Enfin, si l’avantage de l’étalement dans le
temps est établi du point de vue de la justice intergénérationnelle, il reste que le coût de
61 BOUDET Jean-François, « Essai sur le défaut souverain », Revue internationale de droit économique, n° 3, 2015, p.
375.
62 Collectif pour un audit citoyen de la dette publique, Que faire de la dette ?, Paris, ATTAC France, 2014, p. 4.
63 Collectif pour un audit citoyen de la dette publique, Que faire de la dette ?, Paris, ATTAC France, 2014, p. 29.
64 https://www.dalloz-actualite.fr/depeche/annulation-des-taux-d-interet-de-prets-toxiques#.XPKB8o_grDc (consulté
la dernière fois le 1er juin 2019).
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l’emprunt est alourdi du taux d’intérêts et que la puissance publique ne peut pas décider
seule du taux. Cette question est donc dépendante de celle des créanciers et de leur
origine, les avis sont partagés entre ceux qui souhaitent une nationalisation de la dette et
ceux qui ne voient pas de possibilité de se financer en dehors des marchés internationaux.
Enfin, nous envisageons la possibilité de ne pas payer la dette, ce qui est arrivé de la part
d’États défaillants qui renégocient une partie du montant de leur dette publique mais ce
refus de payer peut aussi être fondé sur l’illégitimité de certaines dettes, ce que des cours
de justice reconnaissent parfois.
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Annexe 1
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Bibliographie
15
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Sitographie
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