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V O

COLLECTION DIRIGÉE PAR MICHEL ESPAGNE Hans


Dlumenberg
Elias Canetti, O. Agard.
Heiner Müller, F Baillet.
Friedrich Schiller, S. Fort.
Artl1ur Schnitzler,]. Le Rider.
Bertolt Brecht; F Maier-Schaeffer.
Alfred Dôblin, M. Vanoosthuyse.
Günter Grass, T. Serrier.
Wolfram von Eschenbach, R. Pérennec.
Paul Celan, A. Lauterwein.
Heinrich Heine, M.-A. Maillet.
Rainer Maria Ril11e, K. Winkelvoss.
Franz Kaîua, F Bancaud.
Johann Friedrich Herbart, C. Maigné.

par
Jean-Claude Monod

BELIN
8, rue Férou - 75278 Paris cedex 06
www.editions-belin.com
Sommaire

INTRODUCTION 7
Chapitre 1 Impulsions théoriques :
la phénoménologie historique
et l'anthropologie des
techniques symboliques 17
Chapitre 2 Parcours dans la métaphore 35
Chapitre 3 La lumière de la vérité,
le monde comme livre 66
Chapitre 4 Histoire des effets
et symbolisation :
le malentendu copernicien 95
Chapitre 5 La modernité entre illégitimité
théologique et auto-affirmation
rationnelle 116
Chapitre 6 Des transformations du concept
de réalité et de leurs
Photo de couverture: © Photo Suhrhamp Verlag
conséquences poétiques
et rhétoriques 146
Chapitre 7 Le mythe au travail 165
Le code de la propriété intellectuelle n'autorise que « les copies ou repmductions
sutcternenr réservées à l'usage privé du copiste el non destinées à une utilisation col­ Chapitre 8 Temps de la vie, temps du
lective» [article L 122-5] : il autorise également les courtes citations effectuées monde et temps de la théorie 183
dans un but d'exemple ou d'illustration. En revanche « toute représentation
ou reproduction intégrale ou partielle, sans le consentement de l'auteur ou de Chapitre 9 Sous-textes politiques 205
ses ayants droit ou ayants cause, est illicite» [article L 122-4].
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© Éditions Belin 2�/;l_..,l;�,1..J.i.tllJ..lJ®.li--.1.':l BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE 235
Introduction

Dans l'introduction à son recueil Wirhlichheiten in


denen wir leben (Les réalités dans lesquelles nous vivons),
Hans Blumenberg rappelle que la formule « il y a plus
d'un monde» a suscité une grande excitation dans le
courant des Lumières, depuis Fontenelle. C'est qu'elle
apparaissait
« comme la plus forte contradiction à l'encontre de la
métaphysique théologique, qui devait tirer du concept
de création l'unité du monde et pouvait en appeler à cet
égard à Platon et Aristote, qui avaient trouvé dans la
pluralisation du cosmos par Démocrite une destruction
de la raison et l'avaient maîtrisée».
Si l'on cherchait maintenant une formule pour les
découvertes qui ont provoqué une agitation philoso-
phique analogue au xx" siècle, on pourrait avancer celle-
ci : « nous vivons dans plus d'un monde».
« On peut lire cela comme la métaphore absolue pour
les difficultés que nous rencontrons de façon croissante
à rapporter à la réalité quotidienne de notre expérience
et de notre capacité de compréhension ce qui est
"réalisé" dans les régions devenues autonomes de la
science et des arts, de la technique, de l'économie,
du système de formation et des institutions confes-
sionnelles, et ce qui est "offert" au sujet dans les limites
que constituent son monde de la vie et son temps de
vie pour lui permettre de saisir simplement dans
quelle mesure il "appartient" déjà à tout cela de façon
inséparable.» 1

7
HANS BLUMENBERG INTRODUCTION

Commenter en détail cette longue phrase implique- nous manions sans avoir toujours conscience de l'his-
rait de «déplier» une part importante de la pensée de toire sédimentée qu'elles charrient? Et pour finir, si
Blumenberg : la notion de « métaphore absolue», le personne n'est plus en mesure d'effectuer la sommation
rapport entre le « temps de la vie» et un temps méta- du savoir, l'entreprise savante a-t-elle encore un sens?
individuel qui l'englobe, mais aussi la réflexion sur le Hans Blumenberg aurait peut-être récusé pour lui-
rapport entre le développement scientifique moderne et même la qualification d'esprit encyclopédique, mais
les capacités d'intégration d'un sujet, la question de la l'ampleur de ses champs d'investigation et d'intérêt en
pluralité des mondes en tant que problème cosmolo- fait assurément l'un des rares esprits du xx" siècle à
gique que l'on retrouverait transposée, au xx" siècle, propos desquels une telle désignation ne paraît pas tout
comme une question interne au savoir dans la proliféra- à fait dénuée de sens. Si l'on a été tenté d'appliquer, à
tion de ses «régions» spécialisées et des ontologies son propos, l'image de la « galaxie »2 ou l'idée que son
différentielles qui s'y articulent, mais aussi comme une esprit aurait précisément contenu « des mondes »3, c'est
question «sociale» ou civilisationnelle portant sur la assurément parce que la pluralité des domaines abordés,
capacité de sommation d'une expérience déployée dans depuis la genèse de la révolution copernicienne jusqu'à
les champs devenus autonomes de l'art et de la poli- l'esthétique de Mallarmé, s'accompagne d'une cohérence
tique, de la religion et de la science, - qui peut encore se dans la démarche qui évite à la pluralité de devenir
rêver encyclopédiste? Ne sommes-nous pas voués à une dispersion pure. Mais avant d'entrer dans cet univers de
dispersion totale, à un savoir minuscule et parcellaire, à pensée, rappelons quelques données biographiques à
un éclatement des expériences en autant de «mondes» propos d'un philosophe encore peu connu du public
incommunicables et étanches les uns aux autres? La français.
question ne doit-elle pas d'ailleurs être radicalisée Hans Blumenberg est né en 1920 à Lübeck, une ville
pour être posée au sein de chaque champ, de chaque où la Passion selon saint Matthieu de Bach était jouée
espace de l'expérience : la physique grecque, la physique chaque année dans la cathédrale. Son père était
newtonienne sont-elles encore intelligibles au physicien marchand d'art (sacré et profane). Il reçut une éducation
contemporain? I'auditeur actuel de La Passion selon catholique, mais sa mère étant d'origine juive, il s'est
Matthieu, éloigné par quelques siècles de sécularisation découvert juif - Halbjude, «demi-Juif», selon la termi-
du climat théologique dans lequel Bach a élaboré son nologie nazie - avec l'arrivée des nazis au pouvoir et les
chef-d'œuvre, peut-il en «recevoir» autre chose qu'une lois raciales de Nuremberg. On interdit alors au jeune
perception amoindrie par la perte de son «sens» reli- Blumenberg de prononcer le discours de congé pour le
gieux originel? Les philosophèmes du passé ne sont-ils semestre d'été de 1939, comme cela aurait dû lui échoir
pas travestis par le complexe de coordonnées intellec- en tant que « meilleur élève» (après discussion avec la
tuelles et de croyances qui forment notre horizon, direction du lycée, Blumenberg est autorisé à écrire le
profondément différent de celui dans lequel les Grecs discours, mais non à le lire). Après avoir obtenu le
anciens, les Pères de l'Église, les penseurs de la Renais- baccalauréat, Hans Blumenberg n'a pu intégrer l'Univer-
sance ou même les philosophes que l'on tient pour les sité de son choix, mais il a pu poursuivre des études
«pères» de la modernité ont élaboré des notions que supérieures dans des institutions catholiques : il a étudié

8 9
HANS BLUMENBERG INTRODUCTION

la philosophie scolastique et néothomiste, un semestre à Bochum (1965) et de 1970 à sa retraite (en 1985), à
l'Académie de philosophie et de théologie de Paderborn, l'Université de Münster. Blumenberg fut également l'un
un semestre à ]'École supérieure de philosophie et de des fondateurs, avec notamment Hans Robert Jauss et
théologie de Francfort. Il a cependant dû interrompre Wolfgang Iser, du groupe de recherche, actif à partir de
ces études en 1941. Un industriel (Heinrich Drager) lui 1963, Poetik und Hermeneutik, dont les travaux sur
a proposé du travail et l'a protégé un temps, mais il n'a l'histoire de la réception devaient avoir un retentisse-
pas pu éviter que Blumenberg soit envoyé dans un camp ment considérable dans le champ des études esthé-
de travail de l'Organisation Todt4, dont il réussit à s'en- tiques; il dirigea avec Jürgen Habermas et Dieter
fuir; il trouva alors refuge dans une famille de Lübeck Henrich la collection « Theorie » des éditions Suhr-
hostile au régime (il épousera d'ailleurs la fille de ses kamp, entre 1964 et 1967.
protecteurs à la fin de la guerre). De ce temps de vie Limage qui s'est imposée de Blumenberg est celui
caché, comment ne pas entendre un écho métaphorique d'un homme secret (comme le note F. ]. Wetz, nous
dans le dernier grand livre de Blumenberg, Sorties de savons beaucoup par lui, mais peu de lui), plongé dans
caverne (Hôhlenausgange), qui envisage les cavernes sa caverne-bibliothèque, hostile à toute médiatisation de
comme des lieux obscurs et protecteurs où les premiers sa personne, ne dormant que six nuits par semaine,
hommes trouvèrent refuge quand leur visibilité les peut-être pour rattraper le temps perdu, notamment le
menaçait? temps d'étude et de pensée· dont l'avait privé le régime
Un court cwTiculum vitae (Lebenslauf) accompagne nazi, mais prenant le temps de déployer une œuvre
sa «dissertation» soutenue à Kiel en 1947 sous le titre sinueuse, complexe, à l'écriture «torrentielle» (Gianni
Beitrage zwn Problem der Ursprünglichkeit der mittelalter­ Vattimo), et libre vis-à-vis des courants philosophiques
lich­scholastischen Ontologie (Contributions au problème comme des idéologies qui ont dominé le xx" siècle.
de l'originalité de l'ontologie médiévale­scolastique), Lœuvre de Blumenberg échappe en effet aux classi-
Blumenberg y note ceci : fications usuelles. Elle présente un tour non systéma-
«j'ai dû interrompre mes études en 1941, et j'ai tique, parfois proche de l'aphorisme, mais certains de
continué à travailler en privé jusqu'en 1943, en particu- ses ouvrages majeurs obéissent à une structure argu-
lier dans le domaine de la philosophie médiévale. mentative développée et complexe, toujours liée à une
Ensuite j'ai obtenu un emploi dans l'industrie. Après la considérable matière historique et «culturelle». Ses
fin de la guerre, j'ai repris mes études philosophiques à racines plongent dans la phénoménologie, mais sur un
l'Université de Hambourg, surtout avec Ludwig Land- mode qui assume progressivement de plus en plus nette-
grebe, jusqu'à leur terme.» (p. 108). ment la volonté de transgresser l'interdit jeté par Husserl
Après la dissertation sur l'ontologie médiévale, sur une «anthropologie» inspirée de sciences positives
Blumenberg soutint sa thèse d'habilitation sur « La que la phénoménologie, dans son geste inaugural, met
distance ontologique. Une recherche sur la crise de la hors circuit en tant qu'éléments du monde naturel. Son
phénoménologie de Husserl» (1950), sous la direction érudition et son goût pour « l'histoire des problèmes» le
de l'ancien assistant de Husserl, Ludwig Landgrebe. li rapprochent d'une tradition académique allemande dont
enseigna ensuite à Hambourg (1958), Giessen (1960), les fleurons au xx" siècle sont sans doute les ouvrages de

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HANS BLUMENBERG INTRODUCTION

Cassirer (La philosophie des Lumières, Individu et cosmos une théorie de l'inconceptuabilité » qui représente un
à la Renaissance), mais son intérêt pour le mythe et la jalon fondamental dans son élaboration du statut philo-
métaphore l'ont conduit à développer une approche sophique de la métaphore. Mais c'est sans doute La Lisi­
propre de l'animal symbolicum. Son exploration de l'his- bilité du monde (Die Lesbarheit der Welt) (1981) qui
toire des sciences, en particulier de la révolution coper- constitue l'exemple le plus abouti d'un travail sur une
nicienne, est inséparable de son intérêt pour la question « métaphore absolue», celle de la lisibilité du monde
apparemment «littéraire» du rôle de la métaphore dans comme porteuse d'un programme et d'une promesse de
la pensée, et ses investigations esthétiques se prolongent connaissance d'une totalité de sens.
toujours en un questionnement sur ce qu'on peut 2) Une seconde problématique centrale réside dans
appeler les ontologies de la «réalité» dans leur variation l'approche de la genèse et du sens des « Temps
historique, telle que les œuvres d'art en subissent et en modernes», de leur auto-représentation (c'est-à-dire de
déterminent parfois les effets. leur représentation au sein de philosophies de l'Histoire
On peut distinguer trois ou quatre grandes catégo- qui ont contribué à construire l'idée des Temps modernes
ries parmi lesquelles se laissent à peu près distribuer les comme rupture d'époque et « nouveau commence-
ouvrages qu'il a publiés de son vivant : ment »), des perceptions du « tournant d'époque» et du
1) Un premier ensemble concerne les travaux sur rôle, à ce titre, de deux éléments culturels hétérogènes :
les métaphores et leur rôle dans l'histoire de la pensée, la « souche » chrétienne (à travers la thèse de sécularisa-
depuis Paradigmes pour une métaphorologie (Paradigmen tion) et la révolution copernicienne. Les deux ouvrages
zu einer Metaphorologie) (1960) jusqu'à Sorties de décisifs sont à cet égard La Légitimité des Temps modernes
caverne (1989). Pourquoi parler de métaphore dans ce (Die Legitimitiit der Neuzeit, première édition en 1966),
dernier cas? Le « mythe de la Caverne» du livre VII et La Genèse du monde copernicien (Die Genesis der
de la République apparaissait en effet déjà au chapitre 7 hopemihanischen Welt, 1975).
des Paradigmes, Blumenberg le situant alors « dans 3) La réflexion sur la métaphore incluait déjà une
"le royaume intermédiaire" entre mythos et logos : la interrogation sur les rapports entre mythe et métaphore,
caverne comme théâtre d'un événement originaire est que Blumenberg a par la suite développée dans ce qu'on
enracinée et consacrée dans la tradition mythique »5. peut appeler une philosophie de la culture. Celle-ci
Sorties de caverne prolonge l'analyse, mais dépasse le comprend le Travail sur le mythe (Arbeit am Mythos,
cadre d'une étude de la métaphore et de l'allégorie de la 1979), qui est indissociable d'une réflexion sur la quête
caverne, de Platon à nos jours, pour faire de la caverne de « significatrvité » du monde, mais elle se prolonge en
un «lieu» décisif de la préhistoire mais aussi, par ses une méditation continuée sur le rôle des techniques
déplacements dans l'imaginaire, de l'histoire humaine. symboliques et matérielles, sur les effets de sécurisation
Naufrage avec spectateur (1979) peut être compté et d'angoisse liés au progrès de la science et de la tech-
dans cette série, puisque l'ouvrage se propose d'analyser nique. l'ouvrage aphoristique Le Souci traverse le fleuve
le voyage en mer comme métaphore du Dasein; Blumen- contient à ce titre des éléments essentiels pour une
berg y a ajouté un chapitre qui ne porte pas sur cette théorie de la culture et pour une réflexion sur l'actualité
métaphore précise, mais constitue une « Perspective sur techno-scientifique.

12 13
HANS BLUMENBERG INTRODUCTION

4) Un thème constant, et transversal, est enfin celui tisme théologique» d'un Dieu conçu sur un mode qui
des interprétations du temps, dans sa double dimension rend impraticable la connaissance ou qui rend vaine l'ac-
de temps de la vie individuelle et du temps du monde, tion (dans La Légitimité des Temps modernes), « l'absolu-
l'Histoire constituant la catégorie intermédiaire entre ces tisme du Livre» sacré contre lequel la science moderne
deux temporalités. Cette interrogation trouve sa forme fait jouer la métaphore du livre de la Nature (dans La
achevée dans Temps de la vie et temps du monde (Lebenszeit Lisibilité du monde), ou bien il peut s'agir de « l'absolu-
und Weltzeit, 1986). Mais le problème de la mesure du tisme de la réalité» déjà cité, d'une réalité indifférente
temps par le mouvement des astres, et du rapport entre ce aux souhaits et au sort de l'homme, et qu'il s'agit alors de
temps «relatif» et un éventuel temps «absolu», était au doter de structures d'ordre (dans La Genèse du monde
cœur des réflexions de la physique classique (chez copernicien) ou de «peupler» de puissances mythiques
Newton, Clarke, Leibniz ... ), et il est présent à ce titre (dans Travail sur le mythe).
dans La Genèse du monde copernicien, tandis que la possi- Cette reconstitution de la « pensée fondamentale»
bilité d'interpréter !'Histoire sur le modèle du développe- qu'on retrouverait jusqu'à Sorties de caverne (avec l'idée
ment d'une vie individuelle, et le lien entre cette de la caverne protectrice contre l'absolu de la mort) est
possibilité et une pensée du Progrès, sont des éléments de séduisante et nous semble partiellement juste. Mais le
la discussion sur les origines de l'idée de Progrès à laquelle paradoxe est qu'une des « pensées fondamentales» de
La Légitimité des Temps modernes a apporté sa pierre. cette pensée est que l'essentiel se joue dans les détours,
Peut-on trouver une unité sous-jacente à ces champs dans les digressions, dans les chemins de traverse de la
de recherche apparemment disjoints? Certains commen- culture. Et si nous devions formuler à notre tour l'hypo-
tateurs, comme E-J. Wetz6, estiment que le fil caché de thèse d'un fil conducteur de l'œuvre, ce serait alors
l'ensemble tiendrait dans l'idée (et la formule) d'un celui-ci : par quels tours et détours s'opèrent les dona-
« absolutisme de la réalité» insupportable, contre lequel tions de sens, historiquement variées et déterminées (du
l'humanité aurait tenté d'élaborer différentes procédures mythe à la physique, du cosmos au code génétique,
de mise à distance, par l'opération mythique, par l'objec- etc.), à travers lesquelles l'humanité a « fait parler» une
tivation scientifique, par la domination technique ... Et réalité muette?
toutes ces procédures connaissent des complications, des Ce petit livre ne prétend nullement rendre compte
déplacements ... Un autre thème transversal (qui n'est de tous les méandres, de tous les aspects de cette œuvre
sans doute qu'une variante et une extension du premier), efflorescente; il ne constitue qu'une présentation et une
aux yeux d'Odo Marquard cette fois, est l'étude de la introduction à quelques thèmes centraux de la pensée
façon dont les hommes auraient cherché à se « décharger de Blumenberg, en même temps qu'une tentative pour la
d� l'absolu» (Entlastung vom Absoluten) : « les hommes «localiser» dans le champ de la pensée contemporaine,
ne supportent pas l'absolu. Ils doivent - sous les formes c'est-à-dire aussi pour identifier sa singularité. Pour ce
les plus variées - créer une distance à son égard», et la faire, nous alternerons une exposition des grandes
culture est « un travail sur cette distance» 7. Labsolu et lignes des œuvres les plus construites (en un style argu-
les multiples figures d'un «absolutisme» intenable mentatif suivi) et un traitement plus «musical» des
varient selon les ouvrages : il peut recouvrir « l'absolu- « thèmes et variations» de ses écrits : car si Blumenberg

14 15
HANS BLUMENBERG

a toujours valorisé la digression, le prisme des formules, CHAPITRE 1


des anecdotes, des maximes qui ont leur histoire
souvent riche en surprises, en détournements et en
renversements (les métamorphoses de la servante de
Impulsions théoriques :
Thrace en sont un exemple remarquable), il faut le la phénoménologie historique
suivre dans quelques-uns de ses tours, détours et
retours.
et l'anthropologie des
techniques symboliques

La réflexion de Blumenberg a reçu ses impulsions


théoriques les plus marquées de trois grands courants
intellectuels de langue allemande du début du
xx" siècle : la phénoménologie husserlienne et ses
développements vers une réflexion sur la temporalité et
l'historicité de la pensée, le néo-kantisme - et son
prolongement dans la philosophie des formes symbo-
liques de Cassirer -, la psychanalyse freudienne et ses
essais d'interprétation de la culture. Mais ce rapport se
développe chaque fois hors de toute orthodoxie, en
passant outre les limites que se sont fixées ces diffé-
rentes traditions.
Ainsi de la phénoménologie, dont Blumenberg déve-
loppe et dévoile les difficultés immanentes : quelles sont
les conditions réelles de possibilité de l'existence d'une
conscience purement «spectatrice» du monde et d'elle-
même? Cette question génétique était inévitable pour la
phénoménologie, mais embarrassante, dès lors qu'elle
impliquait de resituer l'ego transcendantal dans le
monde, y compris dans le monde biologique, au risque
de fermer l'accès à cette dimension «constitutive» de la

16 17
HANS BLUMENBERG 1. IMPULSIONS THÉORIQUES ...

conscience que la réduction phénoménologique avait une série d'hypothèses dans le cadre de travaux sur l'his-
mise au jour. Est-il possible de rendre compte « biologi- toire des sciences, sur les forrctions du langage poétique,
quement» de la capacité de la conscience à se mettre à métaphorique, mythologique, conceptuel, sur le rapport
distance des choses pour en faire des objets? Rejoignant entre la connaissance et les besoins vitaux ... Si cette
les débats actuels sur la possibilité d'une naturalisation ouverture à des objets culturels et à des savoirs positifs
de l'intentionnalité, Blumenberg répond résolument par éloigne Blumenberg de la phénoménologie transcendan-
l'affirmative, même si ce parti pris n'a été énoncé et tale, c'est pourtant bien la réflexion sur ce que la phéno-
assumé en toute clarté que tardivement dans son œuvre ménologie nous révèle de la situation moderne de la
- en s'éloignant ainsi de la « crainte de l'anthropolo- pensée qui lui a fourni le cadre de sa problérnatisation
gisme » qui habitait Husserl : première des tâches de la philosophie.
« ma thèse est la suivante : l'intentionnalité, comme
déterminabilité de la conscience qui lui ménage sa capa- La crise de la phénoménologie
cité à avoir des objets, peut être fondée de façon suffi-
sante sur un fondement anthropologique». (ZSz, et la perte d'évidence du concept
p.132) moderne de réalité
Différentes hypothèses phylogénétiques, tirées de Comme on l'a vu, Blumenberg a étudié la phénomé-
l'histoire de l'espèce humaine et de spéculations sur les nologie à Hambourg avec Ludwig Landgrebe, un ancien
temps préhistoriques, ou ontogénétiques, empruntées à assistant de Husserl, et il put caractériser sa propre
la psychologie, sont ainsi utilisées par Blumenberg, qui démarche philosophique comme une « phénoménologie
tisse les fils d'une nouvelle anthropologie philoso- de l'histoire» (WL, Introduction, p. 6; H, p. 549). Ce
phique. Celle-ci s'inscrit dans une tradition qui a qu'il entendait par là est complexe à démêler : c'est, en
perduré en Allemagne mais est restée méconnue en un sens, l'objet de tout notre ouvrage. Si l'inscription
France, et qui tente d'utiliser ou de synthétiser les résul- dans la phénoménologie est revendiquée par Blumen-
tats de recherches en psychologie, en biologie, en étho- berg, elle est aussitôt compliquée par l'attribution d'un
logie, en archéologie et en anthropologie préhistorique, objet historique qui n'est intervenu, dans le développe-
en ethnologie, les investigations ou les hypothèses sur ment de la phénoménologie husserlienne, qu'en un
l'histoire de l'espèce, etc., et de les prolonger par des second temps (la « phénoménologie génétique »), et non
hypothèses philosophiques : ainsi des travaux d'Erich sans perturber une entreprise dont la vertu première
Rothacker (Anthropologie philosophique [Philosophische pouvait sembler être sa capacité à redonner à la
Anthropologie], 1964) ou d'Arnold Gehlen (dont conscience un accès aux choses mêmes dans leur dona-
[Homme [Der Mensch], de 1940, est présenté par tion, hors de toute considération de contexte, de tout
Blumenberg comme un ouvrage « fondamental, bien que «filtre» interprétatif, de toute tradition métaphysique
discutable dans ses intentions», notamment en raison déterminée. Retrouver le sens du donné, tel fut bien
de son « absolutisme des institutions »1). Mais cette l'enjeu premier de la phénoménologie, ce qui permit d'y
anthropologie ne donne pas lieu, chez Blumenberg, à voir un « nouveau commencement» pour la philosophie
une exposition systématique : elle se développe comme et un retour à la source de toute élaboration d'un logos :

18 19
HANS BLUMENBERG 1. IMPULSIONS THÉORIQUES ...

la conscience même. Louvrage Logique Jormelle et Cette «science» d'un nouveau genre devait remé-
logique transcendantale énonçait clairement l'ambition dier à la scission entre le- monde de la vie dans ses
phénoménologique : contre la restriction du logique au évidences natives et les productions de la théorie, et
domaine formel-mathématique, redéployer un «logos» d'abord les résultats de sciences physico-mathéma-
ajusté à toutes les opérations de la conscience, y compris tiques, après le tournant galiléen : ce qui n'était que
dans ses dimensions quotidiennes, obvies. technique ou langage - la mathématisation - est vu
Blumenberg prend au sérieux le souci phénoméno- comme une vérité plus «objective» que les opérations
logique de construire une « science du trivial», qui de la conscience quotidienne et ses préoccupations
sache recoudre toutes les «couches» des opérations de pratiques (la mesure, l'exactitude), qui fondaient pour-
conscience, dans ses dimensions les plus «évidentes» tant l'opération scientifique elle-même. Mais ce décro-
comme les plus théoriques, en évitant les effets que chage n'était-il pas inscrit dans la logique même du
la technicisation et la spécialisation des sciences ont développement de la science en tant que visée d'une
produits, essentiellement : le décrochage de leurs résul- élucidation toujours plus précise du monde, la conquête
tats vis-à-vis d'une conscience qui ne peut plus y recon- de la précision étant justement favorisée par l'idéalisa-
naître ses opérations, la perte d'unité du logos. Mais dans tion des formes et la mathématisation du réel?
ce cadre Husserl devait rencontrer les énoncés scienti- La Krisis de Husserl découvre aussi une «crise»
fiques comme des objets historiques, et aborder de front interne à la phénoménologie, dans son rapport de dépen-
le problème de l'historicité scientifique et de sa dépen- dance factuelle à l'égard d'un projet, d'une histoire qu'il
dance vis-à-vis d'une idée déterminée de la science, dans n'est pas possible de mettre entre parenthèses, mais qu'il
son ouvrage tardif, La Crise des sciences européennes. faut réinvestir par une « question en retour» sur l'origine
La thèse d'habilitation (Habilitationsschrift) de du projet scientifique même, dans son rapport au monde
Blumenberg, soutenue à l'Université de Kiel, La Distance de la vie. La «crise» de la phénoménologie trahit, selon
ontologique (Die ontologische Distanz), déplace précisé- Blumenberg, une perte « du sol même de réalité (Wirkli­
ment le titre de l'ouvrage tardif de Husserl, pour chkeitsboden) de la modernité dans son ensemble» (OD,
diagnostiquer une « crise de la phénoménologie de p. 5) ou dans son projet d'assurer la certitude de soi du
Husserl» (c'est le sous-titre de la thèse : « Recherches sujet par une maîtrise de la réalité comme objet, dès lors
sur la crise de la phénoménologie de Husserl»). Lou- que le domaine des objets scientifiques a perdu tout lien
vrage rédigé par Husserl entre 1934 et 1937 diagnos- intuitif avec le monde de la vie. Blumenberg tiendra
tique une crise mais en exprime peut-être une autre, une toujours pour nécessaire une prise de position, une
crise qui affecte le projet même du fondateur de la « explication (Auseinandersetzung) avec l'idée de crise de
phénoménologie : Husserl» (WL, p. 40), quitte à ce que celle-ci se déve-
« la phénoménologie, rappelle Blumenberg, a fait naître loppe sur le mode d'une « critique immanente ». La
l'espoir que sa façon de philosopher pourrait recréer la conférence sur « Monde de la vie et technicisation dans
cohérence perdue des sciences positives, par la descrip- une perspective phénornénologique » (« Lebenswelt und
tion des transitions et par des explications imagées de la Technisierung unter Aspekten der Phiinomenologie », 1963)
conceptualité ». (RST, p. 191) suggérera ainsi que la technicisation mise en cause par

20 21
HANS BLUMENBERG 1. IMPULSIONS THÉORIQUES ...

Husserl n'est pas forcément un processus pathologique, laquelle toute une époque se reposait ne se comprend
et que son opposition au « monde de la vie» procédait plus elle-même», note...Blumenberg (OD, p. 5). Cette
peut-être d'un geste classique d' « exclusion de la tech- perte d'évidence traduirait plus profondément « l'anihi­
nique hors de la légitimité spirituelle de la tradition occi- latio du sol de réalité des Temps modernes dans son
dentale» (WL, p. 45) dont le prototype est le rejet ensemble» : le projet moderne de certitude scientifique
rhétorique de toute rhétorique par Platon. tout entier serait ainsi entré en crise.
Mais en 1950, dans La Distance ontologique, l'expli- La crise de la phénoménologie est donc vue comme
cation avec Husserl empruntait l'essentiel de ses le symptôme d'une crise plus radicale du projet fonda-
éléments aux motifs de rupture avancés par son plus teur de la philosophie moderne remis en jeu par
fameux disciple, Heidegger. Blumenberg crédite alors Husserl, à savoir celui d'une compréhension de la réalité
Heidegger d'avoir approfondi la crise de la phénoméno- comme ensemble d'objets validés par un sujet. C'est à la
logie en remontant jusqu'aux racines de la situation reconstitution de ce projet et de sa crise que s'attachait
historique présente de la pensée, jusqu'à la crise de son La Distance ontologique. Blumenberg forge le concept de
rapport à l'être : « distance ontologique» pour mettre en évidence « l'es-
« cette situation est celle du tournant critique qui a été pacement» qui préside à la constitution réciproque de
pris avec la compréhension de l'être des Temps l'objectivité et de la subjectivité : le projet cartésien,
modernes en totalité. Le tournant est marqué de façon repris par Husserl, de construction d'une certitude
prégnante par la crise de la phénoménologie de scientifique indexée à un sujet, suppose une mise à
Edmund Husserl d'où provient la pensée de Martin distance de l'être, une annihilation théorique de l'être
Heidegger». (OO, p. 5) qui fait émerger la conscience comme seul pôle de certi-
La crise de la phénoménologie questionnant son tude inconditionnée. La conscience émerge, dans la
origine et son projet scientifiques a montré la nécessité réduction phénoménologique pratiquée par Husserl
de poser le problème de l'historicité de la pensée dans sa aussi bien que dans les Méditations métaphysiques de
radicalité, en mettant en question la détermination de la Descartes, comme ce qui résiste à toute mise à distance
métaphysique comme science de l'être, et par là la fixa- de la vie et de la contingence de ses contenus (le
tion de la philosophie - et de la phénoménologie - sur «restant» de la néantisation du monde, âas Residuum
«l'essence» ou sur « l'être nécessaire», sur lequel on der Weltvemichtung, selon Husserl), elle devient le foyer
peut « faire fond». La « question en retour» vers l'ori- irrécusable de toute variation imaginaire sur les objets
gine du projet philosophique se transforme alors en de la représentation.
déconstruction (Abbau) de l'ontologie traditionnelle, Mais le cogito étant ainsi posé comme sphère d'une
une démarche qui révèle tout à la fois la crise historique réalité inconditionnée, comme « région de l'essentialité
de la métaphysique qui portait le projet scientifique et nécessaire» (OD, p. 23), La Distance ontologique suggère
«l'embarras» dont témoigne la conscience même du que cette position d'une absolue certitude de la
caractère historique et fini de la pensée. Ainsi, la crise conscience a bien pour corrélat une perte du monde, dont
des Temps modernes telle que la comprend Heidegger la coupure entre le monde de la vie et le monde des idéa-
« signifie que l'autocompréhension sans question sur lités physico-mathématiques n'est qu'une expression:

22 23
..
HANS BLUMENBERG 1. IMPULSIONS THÉORIQUES ...

Blumenberg se tient alors au plus près de la problé- Monde de la vie et technicisation


matisation heideggérienne de la modernité : il met en )
question « la compréhension de soi absolue qui règne Là encore, la phénoménologie husserlienne est
dans le projet de certitude des Temps modernes» (OD, comme un miroir grossissant pour les contradictions
p. 107), la perte du sol de certitude qui confère à laques- internes à la philosophie moderne de la science :
tion du nihilisme sa «véhémence» présente, et cherche à comment concilier l'idée d'une « validité ultime» de la
donner expression à une compréhension de l'être diflé- vérité scientifique produite par un temps avec la
rente de celle dont les pôles constitutifs - « l'espace- conscience de plus en plus aiguë de la finitude de ses
ment» caractéristique de la « distance ontologique» - conditions? Dans ses Essais sur la théorie de la science,
sont« l'objectivité» et « l'insistance» du soi, « la distance Jean Cavaillès avait pointé la tension, chez Husserl,
entre l'objet (Gegensland) et la position de soi (Selbsts­ entre une philosophie de la conscience et la pensée d'un
tand) » (OD, p. 10). La Distance ontologique débouche processus scientifique indéfini, sans sujet, à reprendre
ainsi sur le problème de l'expression d'une telle pensée, à de génération en génération pour viser un tëlos d'éluci-
laquelle Heidegger cherche une réponse dans la poésie. dation du monde.
Blumenberg repère ainsi remarquablement des thèmes Blumenberg explore cette même contradiction
décisifs auxquels Heidegger consacre de nouveaux déve- dans son magistral essai de 1963, Monde de la vie et
loppements publiés l'année même où est présentée cette technicisation :
thèse d'habilitation - si bien que l'introduction de celle-
« S'il est exact que les Temps modernes ont mis en
ci comporte des pages sans doute rajoutées in extremis
lumière la conséquence, encore latente dans le concept
pour tenir compte de ces essais, notamment « Lépoque antique de science, de "l'idée d'une tâche infinie", alors
des conceptions du monde», («Die Zeit des Weltbildes », la phénoménologie de Husserl est le sommet extrême
paru dans Holzwege en 19502). La question du langage de cette prétention infinie dont est chargé un être fini.
philosophique, et de la « métaphorique d'espacement» Le pathos de l'idée d'infinité recouvre une contradic-
impliquée par le concept de « distance ontologique», a tion : la recherche de l'évidence absolue et de la radica-
été posée plus tôt dans le cours de l'étude de Blumen- lité des fondations et des analyses de sens génétique se
berg, mais comme un «présupposé» dont la thématisa- met elle-même dans une position illégitime vis-à-vis de
tion reste encore problématique. Or il s'agit là, comme on la représentation d'une infinité du travail théorique.»
le verra, d'un axe essentiel de sa réflexion ultérieure, qui (WL, p. 41)
l'écartera de la voie heideggérienne. Développons les éléments de cette contradiction
Les ruptures explicites qu'accomplira ultérieure- fondamentale, dont Blumenberg analysera plus avant les
ment Blumenberg avec « l'histoire du déclin» heideggé- dimensions temporelles dans Temps de la vie et temps du
rienne-' n'empêchent cependant pas que celle-ci ait bien monde et épistémologiques dans La Genèse du monde
fourni le cadre premier d'une interrogation sur le sens copernicien comme dans les chapitres de La Légitimité
d'une époque qui, tout à la fois, met au premier plan le des Temps modernes consacrés à la réhabilitation de la
caractère historique de l'être et veut se concevoir elle- curiosité théorique. Au départ, Husserl renouait explici-
même comme dotée d'une valeur ultime. tement avec le projet métaphysique d'une « science de

24 25
HANS BLUMENBERG 1. IMPULSIONS THÉORIQUES ...

l'être», ou, dans sa reformulation moderne, avec le idéal de connaissance philosophique attaché au temps
projet d'une mathesis universalis, ­ devenue ici science d'une vie et un idéal de connaissance scientifique pensée

rigoureuse fondée sur la subjectivité transcendantale. comme « tâche infinie» nécessairement méta-subjective.
Mais ce faisant, Husserl «empruntait» le fondement de Blumenberg s'écarte alors de Husserl pour considérer
son projet à l'idée de science, idée «factuelle» et histo- qu'il ne s'agit pas d'un fourvoiement pathologique de la
rique qui contenait une contradiction latente avec le science moderne donnant lieu à une « rationalité
postulat « égologique » de la phénoménologie. Les mutilée» que seule la philosophie transcendantale -
corrélats d'évidence, de transparence à soi et de sous les traits de la phénoménologie - pourrait remettre
commencement absolu attachés à l'horizon cartésien de sur ses rails.
la subjectivité s'assurant d'elle-même se heurtent à la « La séparation de la philosophie et de la science -
dimension opérationnelle d'une méthode scientifique réalisée précisément grâce à l'idée philosophique de la
qui se déploie dans un temps méta-personnel, qui se science [ ... ]-était nécessaire et légitime. Ici se forme la
transmet sur un mode collectif, dans la suite des géné- critique de la position de Husserl. La perte de sens, dont
rations. « Toute méthode veut créer une itérabilité non Husserl a parlé, est en vérité un renoncement au sens
réfléchie» (WL, p. 42), une capacité opérative qui inscrit dans la logique de la prétention théorique elle-
permet d'avancer sans faire retour constamment am mëme.» ( « Lebenswelt. · · », WL, p. 42)
justifications et aux intuitions par lesquelles un sujet Certes, ce renoncement se paie d'un scepticisme
isolé devrait (et a dû) passer pour s'assurer de chaque croissant sur les vertus de la science, du « doute si
moment. En ce sens, comme le montre Blumenberg, le, courant sur la science comme facteur de progrès»
difficultés de Husserl répètent les déceptions des initia· («Ernst Cassirer ... », WL, p. 167). Mais à la différence
teurs de la science moderne : le Discours de Ia méthoâs de la plupart des philosophes allemands du xx" siècle
fut déjà pour Descartes le résultat d'une résignation, qui ont thématisé « la question de la technique» dans
d'un renoncement à accomplir dans une vie indivi- son lien avec la science moderne, Blumenberg tient
du elle, dans sa vie, le programme d'une mathesis uni ver· désormais ce doute non seulement pour «léger», mais
salis. Le temps de la science n'est plus le temps du sujet pour « impraticable, dans la mesure où il ne peut se
individuel. Mais il faut alors reconnaître que la méthode former toujours à nouveau que dans la forme de la
contient déjà un élément de technicisation et de décro- scientificité» (ibid.) : c'est à la science que l'on demande
chage vis-à-vis de l'idéal réflexif auquel Husserl veut d'évaluer les risques démographiques dus à l'accroisse-
reconduire la rationalité scientifique moderne. la ment de la population mondiale rendue elle-même
technicisation, en ce sens, « naît de l'écart entre la possible par l'amélioration technique des conditions de
tâche théorique qui s'avère infinie et les capacités de vie, d'hygiène, de santé. En outre, dans l'optique même
l'existence humaine que l'on trouve données d'avance de la phénoménologie, il paraît de plus en plus difficile
comme une constante» (Wl, p. 51). Surtout, il faut de dissocier quelque chose comme le « monde de la vie»
admettre que la science moderne, en se développant des effets en lui de la science et de la technique : il faut
comme science formalisée, spécialisée et segmentée, désormais tenir compte de « l'effet en retour de la
n'a fait que creuser une séparation nécessaire entre un science sur le monde de la vie» («Ernst Cassirer ... »,

26 27
HANS BLUMENBERG 1. IMPULSIONS THÉORIQUES ...

WL, p. 164) et de la « transplantation mondiale de li senti", son phénomène de l'expression, comme fonde-
science européenne et de la technique à des peuples et i ment de toutes les opérations théoriques et celles-ci
des mondes culturels autrefois exotiques» ( « Lebens seulement comme pleih accomplissement de celui-là».
welt ... », WL, p. 49). Mais une question retournée ven (WL, p. 166)
la phénoménologie consiste à se demander si la forme Dans la erspective de Cassirer la coupure entre le
de_ pensée d�tac�ée, en mesure de mettre �ntre paren- pet
monde vécu le monde des idéalités scientifiques est
theses la «reahte» du «monde naturel», nest pas elle· comblée ar leur médiation à travers le monde de la
etdes
même un produit tardif de la ·rationali_té scienti�iqu� culture symboles : la classification mythique, « les
Dans Le décompte complet 1es étoi,les (Die Vollz�hligke11 opérations élémentaires de donation des noms [des
der Stem�), Blun�enbe�g est1�e �u il a fal�u q�e 1 univers dieux] et de construction de système» (WL, p. 165)
ait fait l objet dune mvesngation systemattque avaru doivent être ressaisies dans le cadre d'une anthropologie
qu'un intérêt théorique pour le « monde de la vie» ail philosophique ancrée dans le phénomène de l'expression
pu se faire jour. Et dans le posthume Aux choses mêmei (qu'on peut définir comme la «traduction» humaine des
et retour (Zu den Sachen und zurück) qm est encore une impressions produites par le monde sur la sensibilité).
discussion de Husserl, il est rappelé que :
« Le langage, le mythe, l'art et la science sont pour
« le spectateur phénoménologique [ ... ] se fait non·
Cassirer des régions de ces "formes symboliques", qui
participant par une réduction [ ... ). [Or) le spectateur
en principe ne font que répéter ce processus primaire de
non-participant est une figure difficile. Il n'est pas le
transformation de "l'impression" en "expression".»
successeur du "bon sauvage", qui ne devait pas encore
être pris dans la formation culturelle, mais plutôt h («Anthropologische Anncïherung ... », WL, p. 114)
rejeton tardif de l'excès de culture, qui ne supporte plw À travers sa propre étude de la métaphore et du
la charge des conventions et part dans le désert». (ZSz, mythe comme élaborations du rapport à la réalité,
p. 30) Blumenberg s'inscrit dans ce sillon d'une approche de
l'homme comme animal symbolicum, mais armé du fil
Vers une anthropologie directeur d'une question élaborée dans sa discussion de
de l'animal symbolicum la phénoménologie, celle de la distance à l'être : méta-
phore, mythe et science même seront vus comme autant
La question du rapport entre le monde de la vie et de «techniques» de mise à distance de la réalité, une
les constructions théoriques et scientifiques devait donc distance nécessaire pour mieux «saisir» celle-ci et
être reprise; Blumenberg se tourne alors vers ce qu'il éviter l'effroi que suscite ce que Die ontologische Distanz
repère comme son pendant (contemporain de la phéno- désignait comme son caractère propre tel que le saisit la
ménologie husserlienne, à laquelle elle fait d'ailleurs pensée mythique : sa « surpuissance ».
référence) dans le champ du néokantisme : La prise de distance de Blumenberg à l'égard de
« la théorie des formes symboliques revient [ ... ) vers Husserl et de Heidegger se marque donc d'abord par son
l'expérience quotidienne, et non plus scientifique», insatisfaction face à la considération du monde de la vie et
remarque-t-il. [ ... ] Cassirer a voulu voir le "monde du rôle de la technique dans ces œuvres. Blumenberg

28 29
HANS BLUMENBERG
r 1. IMPULSIONS THÉORIQUES ...

construit en effet une conception anthropologique de 11 C'est ici que la réflexi�n freudienne sur la culture
«technique», entendue dans son extension la plus large joue un rôle porteur. Blurnènberg fait sien le parallèle
et qui représente un écart et une originalité de cetn entre histoire de l'individu et histoire de l'espèce,
pensée, dans le relais même qu'elle offre à une réflexion d1 marquées à leur commencement par ce que Freud
provenance phénoménologique sur la « technicisatiorn désigne comme une commune Hilflosigkeit, un état de
(dans la ligne de Husserl) et sur le sens premier de 11 détresse originelle - due, pour Freud, à la prématura-
« technë» (dans la ligne de Heidegger). Dans un de se tian de l'être humain,« moins achevé que [les animaux]
premiers articles, qui porte sur lè rapport entre Nature Ei lorsqu'il est jeté dans le monde». Pour Blumenberg
technique en tant que problème philosophique, Blurnen également, une anthropologie réaliste doit prendre pour
berg plaçait déjà la technique au niveau d'une répons! point de départ la faiblesse de la constitution biologique
«naturelle» à la déficience biologique humaine", er de l'être humain, son défaut de réactivité, la nécessité
prenant «technique» dans toute l'extension du grer où il se trouve d'être longuement «protégé» après sa
technê, qui comprend aussi l'art, notamment l'art poétiqu: naissance.
et rhétorique, les usages réglés du langage; il considéren . . - -
. . « L e manque d e ditsposinons speciifiques d e l'h omme a
ultérieurement la religion et le mythe comme tee h niques ­ if . . . d - lité
. un comportement reacn VIS-a-VIS e 1 a rea 1 e, sa
dont la fon:üo� e:sentielle consis_te à crée_r �es relat10� pauvreté instinctuelle, est le point de départ de laques-
avec une reahte d abord mnommee et mdiffere�te. Dam tion centrale de toute anthropologie : comment cet être
son ouvrage bien plus tardif sur le mythe, 11 suggerera qut peut-il exister malgré son indisposition biologique? »
la possibilité même de concevoir quelque chose comrru («Anthrùpologische Annaherung ... », WL, p. 115)
un «monde» est indissociable d'un certain «art» de li
représentation, d'une forme de technique : « avoir ur Approchant ain�i la cult�r� à fartir de la faible apti-
onde est toujours Je résultat d'un art même s'il ne peu tude biologique de I homme a I existence, Blumenberg y
:tre en aucun sens une "œuvre d'art to�ale" » (AM, p. 13) voit d'abord un moyen de survie, si bien que le partage
Toutes ces décisions théoriques reviennent à mettn entre u�e <<Nature'.> né�essaire et une « c�lture » ou des
en question certains des gestes de «séparation» origi « techniques » surajoutées perd de sa pertmence.
nels de la philosophie : expulsion de la rhétorique et d1 « La première déclaration d'une anthropologie devrait
la technique hors de la légitimité philosophique, sépara être alors : il n'est pas évident que l'homme puisse
tian du logos et du mythos, du concept et de la méta· exister. [. .. ) Je ne vois pas d'autre voie scientifique pour
phore. En effet, une approche, a�thropologi�ue de li �ne ant�ropologie q�e d�' dét�·uir� _I,; .. ] le s�pposé
culture comme expression de I a1111nal symbohcum d011 naturel et de transferer l artificialité (Kunstltchlmt)
se demander si l'universalité de ces formes culrurelles- dans le système de fonctions de l'opération humaine
le mythe, la métaphore, la rhétorique, l'outillage tech élémentaire : "vivre". »5
nique ... - ne renvoit pas à des «besoins» humain: Il y a une nécessité vitale de l'artifice et de la tech-
fondamentaux, dans l'ordre biologique comme dam nique : cette conclusion est le corrélat de « l'anthropo-
l'ordre psychologique, si bien qu'il s'agirait de sorte d1 Jogie d'un être auquel manque l'essentiel» (eines Wesens,
« techniques de survie» symboliques. dem Wesentliches mangelt). .

30 31
HANS BLUMENBERG 1. IMPULSIONS THÉORIQUES ...

La théorie blumenbergienne de la culture sera ains voit une opération première du mythe. Le mythe
une anthropologie de la prévention, des procédures di «peuple» la réalité de -forces à propos desquelles on
«défense» contre des menaces possibles, éventuelle peut raconter des histoires, que l'on peut convoquer ou
ment imaginaires, contre « l'absolutisme de la réalité 11 conjurer. La réalité extérieure cesse donc d'être « sans
Cette expression, dont on a pu faire le thème autou lien» avec nous, ab-solue. Cette division de l'être en
duquel la pensée de Blumenberg trouve son poin domaines relevant de puissances divines diverses est
d'unité, nous reconduit à Freud. l'essence du polythéisme pour Blumenberg : là où il y a
« À l'absolutisme de la réalité s'oppose l'absolutisrn «des» dieux, la réalité, la Nature cessent d'être des puis-
des images et des souhaits», indique en effet Blumen sances monolithiques et inaccessibles, on peut jouer un
berg dans Travail sur le mythe (p. 13), en renvoyant a1 dieu contre un autre, on peut «diviser» le pouvoir.
Freud de Totem et tabou. Dans cet ouvrage de théorie di Dans cette perspective, le mythe apparaît comme
la culture, la « toute-puissance des pensées» apparais Abbau, « déconstruction » de l'absolutisme de la réalité,
sait comme la réponse animiste d'une humanill travail d'introduction de la division dans l'unité chao-
archaïque face à une réalité non domestiquée et mena tique. travail de séparation et d'élaboration d'une réalité
çante. Blumenberg donne alors un prolongemen d'abord terrifiante.
original à la réflexion freudienne qui intégrait déjà le La notion de « travail du mythe» déplace vers le
problématiques de connaissance et de « figuratiorn mythe la théorisation freudienne du travail psychique,
(onirique, fantasmatique, mythique, artistique) à un développée à partir de l'analyse du « travail du rêve» et du
histoire vitale des pulsions et des nécessités biologique « travail de deuil». Le rêve, notait Freud, opère par dépla-
d'adaptation de l'espèce : outre le « travail du rêve», i cements et condensations des éléments de la vie diurne
faut compter avec le « travail du mythe», et donne déformés sous l'effet du désir; le travail de deuil
toute son ampleur à l'opposition séminale entre absolu «élabore» la douleur, fait accepter la perte, réorganise le
tisme des images-souhaits et absolutisme de la réalité. monde... De même, pour Blumenberg, le travail du
En regard de l'article de 1964, « Concept de réalit mythe met à distance la terreur primaire à travers des
et possibilité du roman» ( « Wirklichkeitsbegriff uni images qui la déplacent, mais il connaît un « processus
Môglichkeit des Romans»), qui distingue plusieun secondaire» qui fait oublier qu'il a servi, à l'origine, à éloi-
concepts de réalité, on peut se demander lequel d'entn gner la terreur, et qui éloigne celle-ci d'autant plus, en
eux est ici mis en jeu. li s'agit à l'évidence du concept di efface jusqu'aux traces. Le mythe lui-même fait oublier
réalité qui « tire son orientation de l'expérience de li qu'il a eu pour fonction de mettre à distance l'angoisse et
résistance »6, comme ce qui oppose un factum brutum I de «maîtriser» imaginairement la Nature, il se redéfinit
la projection des souhaits - et des illusions - du sujet. peu à peu comme objet esthétique, ludique, littéraire.
Le vocabulaire politique de l'absolutisme suggère Ui On peut parler à cet égard d'un «fonctionnalisme»
rapport de forces, comme l'idée de « surpuissance ». L de Biumenberg: mythe, métaphore, etc., sont universels
mythe brise l'absolutisme en introduisant de la plurs parce qu'ils ont, à l'origine, une « fonction vitale» -
lité : la première partie de Travail sur le mythe s'intitul précisément cette (ap) préhension du monde qui
« La division archaïque des pouvoirs», où Blumenben éloigne la terreur face à l'être anonyme, au chaos.

32 33
HANSBLUMENBERG

« La terreur qui a retrouvé la voie du langage est déj CHAPITRE 2


supportée» (AM, p. 41). L'art, le mythe, la religion, l'er---------------------
semble des médiations symboliques ont, pour Blumer
berg, répondu à une nécessité vitale, au même titre que I
Parcours dans
construction d'outils et que les premiers mouvemenl la métaphore
humains de recherche d'un «refuge» pour une vi
quotidienne protégée, et notamment : de fuite vers lt
cavernes.
Le texte sur « l'approche anthropologique de I
rhétorique» souligne cette volonté de placer la mén
phore au niveau d'un « existential »,pourparler comrn
Heidegger : « Le rapport humain à la réalité est indireo
embarrassé, hésitant, sélectif et avant tout "rnétaphe La philosophie pose en effet un idéal de logos clair,
rique" » (WL, p. 115). Lactivité qui consiste à déplace d'expression adéquate des choses; mais dans quelle
des propriétés d'un objet à un autre, à parler d'une chas mesure cet idéal implique-t-il un rejet de l'élément
mieux connue pour parler d'une autre, moins connue, métaphorique si souvent employé par la philosophie, et
nommer ce qu'on ne connaît pas ou ce dont on craint d de l'arrière-plan mythologique d'où elle s'est détachée en
(ne pas pouvoir) parler à partir de noms déjà en circula l'intégrant (dès l'utilisation du mythe d'Er le Pamphy-
tion n'est pas une activité subalterne, décorative; ell lien par Platon) plutôt qu'en le «dépassant»? La philo-
participe d'un travail de l'intelligence dont participer sophie peut-elle se passer de métaphore? N'est-elle pas
aussi bien le mythe que la science, la création poétiqu plutôt une réflexion incessante autour de certaines
que l'appréhension philosophique du monde. métaphores obsédantes? De telles questions, centrales
La théorie blumenbergienne de la culture sera airn dans la philosophie depuis Nietzsche (au moins), obli-
une anthropologie des procédures de «défense» contr gent à revenir sur les partages originels de la philoso-
des menaces possibles, éventuellement imaginaire phie : partage entre logos et mythos, mais aussi rejet
contre « l'absolutisme de la réalité». Cette approch (rhétorique") de la rhétorique.
invite à réhabiliter des éléments traditionnellemen Comment penser le statut de la métaphore, aussi
subordonnés par la métaphysique à la présence pleine e bien dans l'histoire de la pensée philosophique et scien-
univoque du sens, ou « mal vus» par certaines formes d tifique que dans son rapport au « monde de la vie», en
rationalisme philosophique, sans pour autant renonce renonçant au télos d'un langage purement «exact» et
à l'orientation fondamentalement « élucidatrice » de t dont la perfection consisterait à être « sans images»,
philosophie. mais sans renoncer pour autant à une certaine visée de
i< polysémie contrôlée», selon la formule par laquelle

Blumenberg détermine la « poétique immanente» au


langage philosophique et à son idée de vérité? Et que
devient la métaphysique une fois que les métaphores

34 35
HANS BLUMENBERG 2. PARCOURS DANS LA MÉTAPHORE

reviennent au premier plan d'une philosophie qui consalors conclure que le déclin de la métaphysique ne lais-
dère son histoire et y constate la présence constanùserait à la philosophie d'autre voie qu'une exploration de
transversale et insurmontable de métaphores? son passé comme phénomène de langue? Nous revien-
drons sur ces problèmes d'interprétation de la portée de
La philosophie et son langage : la métaphorologie dans sa relation avec la métaphysique
tâches d'une métaphorologie et sa «perte» éventuelle. Mais il faut d'abord revenir au
principe même de l'entreprise :
Lintérët pour la métaphore est aussi vieux que 1 « S'il peut et s'il doit y avoir quelque chose comme une
philosophie : Aristote rapprochait la capacité typiqur métaphorologie, notera Blumenberg, c'est alors contre
ment philosophique à « voir le même», à repérer de le mépris traditionnel de tout élément rhétorique par la
ressemblances, de la faculté d'inventer des métaphores philosophie depuis Platon.» (ZSz, p. 190)
Mais l'attention au langage a joué de façon (auto . . . . .
enitiique d ans l a p hil1 osop hi1e au XIX e siec .:
1 e ( ave Mais - - chose comme
. peut-ill et .doit-il y avoir. quelque -
. h ) ' e ._ U . une métaphore ogie ? La question a ete sou l evee en
N ietzsc e, notamment et au xx s1ec 1 e. n certai _ . .
. , France, dans les annees soixante-dix, notamment par
discours sur le monde ou sur 1 être est apparu, rétmJ . · · , -
. . . . acques D ernid a; mais ce 1 ut-et conc 1 ut a l'i1mposs1ibili 1 ite
pectivement, comme une sorte de Jeu sur les limites d d' l di · l' · ·
- .
di1c1ibl e, d ont 1 e contenu ventable ,- . . .
n était livré que par u1
un te
. déiâ
1scours, sans mentionner entrepnse qm
. . ·
· · ._ portait eJa ce nom et qm avait cours d epms p 1 us d e d'ix
sous-Jeu d e connotauons et d'iimages d' arnere-p 1 an. l
. pour une
- d e BI umen b erg s ,.mscnt ans, en Ail emagne.
pensee part d ans c
travail critique. La dernière phrase des Paradigmes pou
une métaphorologie présente ainsi la métaphorologi Possibilité ou impossibilité
comme une réponse à la fin de la métaphysique · « 1 d' ,t h 1 · ?
métaphysique nous est apparue souvent comme. de une me ap oro agie ·
métaphores prises au pied de la lettre; la disparition d Le point de départ est proche dans les deux cas
la métaphysique redonne à la métaphorique sa place Derrida se propose d'examiner, dans « La mythologie
(P, p. 193; trad. fr., p. 169). On pourrait aussi traduire blanche», « la métaphore dans le texte philosophique»
« rappelle la métaphorique à sa place», voire « remet l (c'est le sous-titre de l'article de 1971 paru dans
métaphorique à sa place», mais en français, l'expressio Poétique, repris dans Marges); de son côté, la métapho-
a quelque chose de péjoratif. Or de quelle place s'agit-il rologie de Blumenberg se concentre sur le discours
D'une place de premier plan? La métaphorologie, e1 philosophique : au début des Paradigmes, Blumenberg
tant que retour critique sur l'histoire de la méraphy évoque la prétention cartésienne à un « accomplisse-
sique, prend-elle la place qu'une métaphysique naïve ment de la terminologie», un « état final» du discours
ment confiante en son langage aurait perdue philosophique dans lequel celui-ci serait « purement
précisément par un défaut de réflexivité sur le langag, "conceptuel" au sens strict : tout peut être défini, donc
dont témoigne la philosophie comme « critique d1 tout doit aussi être défini, il n'y a plus rien de logique-
langage » (Sprachkritik) et métaphorologie? Faut-i ment "provisoire" ... » (P, p. 7; trad. fr., p. 7). Mais dans

36 37
HANS BLUMENBERG 2. PARCOURS DANS LA MÉTAPHORE

l'écart qui nous sépare de cet accomplissement, le « logsystématiques ... » (P, p. 13). Mais pourquoi un disco�rs
quement provisoire», comme la morale provisoilphilosophique sur la métaphore devrait-il pro�cnre
s'avère durer; la persistance des métaphores indique « l'usage de métaphores? Ce serait présupposer leur m.va-
caractère cartésiennement provisoire de la situatiolidité philosophique, leur incapacité à éclairer la philo-
historique momentanée de la philosophie, qui doit 'sophie dans sa tâche réflexive, là où Blumenberg fait
mesurer à l'idéalité régulatrice du pur logos». (P, p. Hévidemment le pari inverse.
trad. fr. p. 10). la notion d'idéalité régulatrice �
empruntée à Kant: il s'agit d'un point focal imaginai, . Ii T .
un but idéal que l'on doit viser tout en sachant qu'on rUne, di�scrp me auxi mire
l'atteindra jamais. Cette référence suggère que, pm de 1 histoire des concepts
Blumenberg, la philosophie doit bien maintenir u La métaphorologie de Blumenberg s'est développée
certain idéal de clarté, d'univocité ou du moins dd'abord comme retour sur l'histoire de l'usage et de la
« plurivocité maîtrisée» (lwntrollierte Mehrdeutigheît) conception des métaphores dans le discours philoso-
Mais s'il s'agit d'un idéal régulateur, il faut admettre qrnphique. Ce fait autorise un discours qui trouve sa possi-
de fait, la métaphore fait partie intégrante du discou1bilité dans la volonté principielle de la philosophie de se
philosophique, et qu'elle traverse son histoire de parte comprendre elle-même : mais il ne faut pas en conclure,
part. Même l'idée d'une pensée «pure», puremer par ·une radicalisation typique du geste déconstruc-
conceptuelle, s'exprime, « se projette» sous forme mén tionniste, qu' « un de ses produits tente en vain de
phorique (pureté, transparence, etc.). Mais on rencontr comprendre sous sa loi la totalité du champ auquel il
alors le paradoxe central de tout discours sur la méu appartient» 4. Il s'agit plutôt de ne pas laisser jouer sans
phare, qui faisait précisément conclure Jacques Derrid réflexion un élément «instituteur» du discours philoso-
à l'impossibilité de toute métaphoro-logie : phique, de faire retour sur ses opérations. La métapho-
«j'essaie de parler de la métaphore, de dire quelqu rologie est alors définie comme une .« partie de la_ tâc�e
chose de propre ou de littéral à son sujet, de la traite d'une histoire des concepts», elle doit être une Hdfsdts-
comme mon sujet mais je suis, par elle, si on peut din ziplin, une « discipline auxiliaire de la philosophie qui
obligé à parler d'elle more metaphorico [ ... ] Même sij cherche à se comprendre elle-même à partir de son
décidais de ne plus parla métaphoriquement de I histoire et à accomplir son objectivation» (P, p. 111 ;
métaphore, je n'y arrivernis pas, elle continuerait à s trad. fr. (modifiée), p. 101). En suivant les déplacements
passer de mm pour me faire parler, me ventnloquer, m de sens d'une métaphore, elle donne à voir des change-
rnétaphoriser »3. ments de concepnon · d u mond e, d es cons t e 11 a t'ions d e
Blumenberg confirmerait-il ce cercle à son corp sens historiquement déterminées. Ainsi, à travers la
défendant puisqu'il utilise aussitôt une série de méta métaphore de la vérité comme lever de Soleil ou de la
phores pour définir la tâche de la métaphorologie? « L refoi{dation de la philosophie suivant les plans d'un
métaphorologie cherche à approcher l'infra-structm urbanisme rationnel, on peut repérer des variations de
(die Substruhtur) de la pensée, le soubassement, 1 «style», d'époque, plus nettement peut-être que par
bouillon de culture (die Niihrlôsung) des cristallisation l'étude des seuls concepts.

38 39
HANS BLUMENBERG 2. PARCOURS DANS LA MÉTAPHORE

La métaphorologie, en ce sens, semble détourner lg travers les transformations de l'usage de la métaphore


regard de la singularité d'un auteur vers des systèmlde la lumière ou de la comparaison de la découverte de
d'image qui le dépassent, mais elle peut par là mêrnla vérité avec un « lever de Soleil» (voir chap. 3).
faire ressortir cette singularité en repérant les véritab] Dans l'article paru en 1971, à nouveau dans Archiv
points d'inflexion. für Begriffsgeschichte (Annales pour une histoire des
« On trouve chez chaque penseur des métaphores q concepts), intitulé « Considérations sur la métaphore»,
1

semblent plus appartenir à son époque qu'à lui-mêmBlumenberg soutient l'orientation scientifique de la
Elles permettent parfois de jeter un regard sur l'arriènmétaphorologie vers l'univocité : « la métaphorologie
plan de ses questions et de ses décisions sur les chose [ ... ) accepte la tendance à l'univocité du discours scien-
Si elles le font entrer dans l'horizon de son époque [ ... tifique »s. La fonction de la métaphore qui est ici prise
ces métaphores restent néanmoins instructives par lien vue est définie en ces termes : « assurer à un concept
déplacements et les_ déformation� qu'�n peut enco1herméneutique son univocité ou soutenir des tentatives
l�ur faire subir et �m pe�mett�nt- d a_p?rehender la fonde correction d'un concept qui n'est pas encore
dune individualité face a la generahte. » (SF, p. 123) assuré »6. Il s'agit donc d'une sorte de travail d'approxi-
En ce sens la métaphorologie constitue la voimation, de précision du sens d'un concept par l'homo-
d'accès à une «autre» histoire de la philosophie et de I génétsation du langage qui l'entoure, par l'orientation
pensée en général, y compris de la pensée scientifiqur-omrnune du discours qui oriente la compréhension.
plus axée sur l'histoire des concepts que sur l'opinio Cette visée de clarification et d'univocité accrue
des auteurs, mais capable de saisir des discontinuité! reconnue à la métaphore écarte Blumenberg, comme
des ruptures, des déplacements souvent inaperçus de cela a été souvent noté, de théories plus «esthétiques»
auteurs eux-mêmes. de la métaphore qui veulent précisément préserver la
Mais que vise alors la métaphorologie? À « élucider plurivocité comme horizon indépassable, et qui pren-
les embarras de la philosophie par rapport à son passé I nent pour norme plutôt la richesse esthétique que la
à son langage, en souscrivant à son idéal régulateur I visée « terminologique »-scientifique dans laquelle
pureté conceptuelle, ou à mettre en lumière les limite Blumenberg, lui, s'inscrit alors, même s'il la met en
structurelles de ce projet, de cet idéal? C'est ici le carar cause dès les premières pages des Paradigmes et avec
tère de « discipline auxiliaire» de l'histoire des concepl une radicalité croissante par la suite. Dès le départ, cette
qui devait être mis en question par Blumenberg, au fil d perspective n'implique pas d'assigner à la métaphore un
développement de l'entreprise métaphorologique. rôle unique, celui d'auxiliaire pour la connaissance
Comme on l'a vu, la métaphorologie se présent conceptuelle qui devrait nécessairement toujours
essentiellement, au départ, comme une (sous-) partie d prendre le relais. Lintroduction de Paradigmes souligne
l'histoire des concepts, une branche dans l'étude di en effet : « la métaphorologie [ ... ) veut aussi faire saisir
discours philosophique et scientifique. I'article « L avec quelle "audace" l'esprit s'anticipe lui-même dans
Lumière comme métaphore de la vérité» (« Licht al ses images et comment dans l'audace de la conjecture
Metapher der Wahrheit ») rend ainsi perceptible, de Iaçc s'ébauche son histoire» (P, p. 13; trad. fr., p. 12). Il y a
très fine, des évolutions dans le concept même de véril là une autre dimension, projective, conjecturale, une

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HANS BLUMENBERG 2. PARCOURS DANS LA MÉTAPHORE

hardiesse de la métaphore : celle-ci est à la fois « avanlmythos au logos» est déjà une manière de leur recon-
le concept (comme substructure, soubassement, milienaître une certaine légitimité dans le discours philoso-
où s'élaborent et se décantent les concepts) et « ephique, et renvoie à une fonction que les métaphores
avant» du concept, permettant des «sauts» dans l'h)jouent sûrement dans l'histoire des concepts et du
pothèse, des intuitions de sens qu'il faudra travaillediscours philosophique ou scientifique.
élucider, et qu'on n'élucidera peut-être jamais tout à fai « Les métaphores, écrira encore Blumenberg, sont
Un exemple fameux de «passage» de saut permen ce sens les fossiles d'une couche archaïque du
par une métaphorisation qui est indissociable d'uprocessus de la curiosité théorique» 7. La curiosité
travail de saisie conceptuelle se trouve aux origims'aventure dans l'inconnu en tâtonnant, elle donne des
mêmes du discours scientifique-cosmologique greinoms provisoires, à partir de ce qu'elle connaît déjà, à ce
Thalès de Milet « traduit» la vision mythique selo qu'elle découvre à peine et qu'elle éprouve d'abord
laquelle tout est entouré d'Oluanos, d'océan, el viendra quelque embarras à décrire avec précision, dans toute la
de lui, dans le principe physique-cosmologique selo clarté de déterminations qui n'apparaîtront que peu à
lequel tout serait né d'un élément, l'eau. La métaphot peu. Blumenberg ajoute:
est une étape vers le principe abstrait, l'élérner « au service de l'histoire des concepts, la métaphoro-
physique (eau) une première approche du « principe logie a répertorié et décrit les embarras qui surviennent
causal de la physique. en amont de la construction de concepts, dans l'entou-
Blumenberg notera à ce propos dans le texte « Pen rage du noyau dur de la déterminabilité claire et signi-
pective sur une théorie de l'inconceptualisable ficative ... »8.
( « Ausblick auf eine Theo rie der Unbegrifflichkeit ») : «! Mais ce n'est là qu'une première approche, qu'un
cette, "traductio�" de Thalè� de _Milet e:t si riche _d aspect de la métaphorologie; il faut compléter l _théorie.

conséquences, c est parce quelle introduit un pnnop D'une part, parce que « la métaphore peut aussi ëtre une
qlli peut être pris comme réponse à une question forme tardive »9, y compris dans l'histoire scientifique.
(AMS, p. 201). Ensuite, l'élément sera abandonné, mai Lexemple cité par Blumenberg est celui de la « perte de
on conservera la recherche d'un « principe» générateur réalité du molécularisme au xix" siècle». Lidée de
le concept de causalité, de principe physique d'une séri Laplace que la microstructure de la matière serait
de transformations, a pris la place de la métaphor comme la répétition de la macrostructure de l'univers,
provisoire qui avait permis le passage à un discour susceptible d'une application de la dynamique de
explicatif; la métaphore joue ainsi un rôle crucial dan Newton, est ici significative d'une «réalisation» erronée
le «passage» de la cosmologie mythologique au de ce qui est en fait une métaphore. Les analogies de
prémisses d'une cosm�logie scientifique. , procédures d'analyse donnent lieu à un « �éalisme »
Blumenberg ne me donc pas que les metaphore trompeur, pour ce qui devrait rester métaphonque : ces
puissent constituer des formulations provisoires, de métaphores auxquelles ne correspond pas une réalité
sortes d'esquisses, d'intuitions qui pourront être préci physique, mais qui permettent de mettre en forme, de
sées, définies, conceptualisés plus avant. Considérer le construire une image, un système de signes avec lequel
métaphores. comme des « rudiments sur le chemin d1 on peut penser un état de choses donné. .

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HANS BLUMENBERG 2. PARCOURS DANS LA MÉTAPHORE

Dès les Paradigmes, Blumenberg se demandait si SOdiscours philosophique le plus soucieux de clarté
étude des transitions « de la métaphore au conceplconceptuelle.
n'était pas marquée par « un schéma d'évolution ass
primitif» (P, p. 142; trad. fr., p. 127). Il intègre donc
sa typologie des histoires de métaphores un parcou1Aux limites du concept :
inverse : « du concept à la métaphore». Il n'en donqa métaphore absolue
alors qu'un exemple, mais, souligne-t-il, « le poids hisn
rique de cet élément écarte l'objection», puisqu'il s'ag Un exemple est celui des métaphores spatiales utili-
de la réinterprétation métaphorique de la cosmologsées à propos de l'intuition du temps, notamment chez
copernicienne dans les Temps modernes. En effet, c'eKant. Cet usage inspire à Blumenberg une question,
« l'histoire des effets» (Wirkungsgeschichte) du coperndans « Perspective sur une théorie de l'inconceptua-
canisme qui confère à la «place» de l'homme darlisable » : « Est-ce que la représentation du fluxus
l'Univers et au «déplacement» copernicien un « senstemporis, du flux du temps, est une métaphorique néces-
qui fait de la position centrale de l'homme et de .saire ? » (AMS, p. 197). Il croise ici un questionnement
«perte» un événement de valeur métaphorique et métpermanent de Bergson : est-ce qu'on peut se passer de
physique - précisément la métaphore de son « détrôrnmétaphores spatiales quand on parle du temps?
ment», de son expulsion d'une position éminente q1 La notion décisive est celle de « métaphore
est en fait un produit rétroactif, une reconstruction .absolue », sans doute l'un des apports principaux de la
eventu. métaphorologie. Citons la définition qu'en donne Para­
«[ ... ] Le géocentrisme n'est devenu un théologoumè1digmes pour une métaphorologie:
qu'à travers Copernic et sa réforme, de façon comp: « Que ces métaphores doivent être appelées absolues
rable aux impulsions de l'histoire des dogmes chrétien signifie seulement qu'elles s'avèrent résistantes face à la
qui sont sortis des "hérésies" et ont conduit à des dél prétention terminologique, qu'elles ne peuvent pas être
nitions qui ont été sanctionnées après coup cornn résolues en conceptualité, mais non qu'une métaphore
orthodoxes [ ... ] » (P, p. 146; trad. fr., p. 130) ne puisse être respectivement remplacée, suppléée ou
La révolution copernicienne est interprétée comrn corrigée par une autre, plus exacte.» (P, p. 12; trad. fr.
si la «place» cosmique de l'homme devait encot (légèrement modifiée), p. 11-12)
«signifier» quelque chose quant à sa « valeur», la méu C'est en ce point que s'élabore une « paradigma-
phore vient ainsi se greffer sur le concept neutre d tique» des métaphores absolues, cherchant à en cerner
«place» en le surinvestissant d'un sens métaphysiqu les grands types et à en définir les critères.
alors qu'en unifiant ontologiquement le cosmos, ell Que peut-on citer à titre de métaphores absolues?
aurait pu être le « signe de la fin des signes» (o Celles qui « donnent au monde une structure, représen-
reviendra sur ce « malentendu copernicien», auqu tent le tout de la réalité, que l'on ne peut jamais
Blumenberg a consacré plusieurs essais). connaître par expérience mais que l'on ne peut jamais
Enfin et surtout: il y a des métaphores qui sembler ignorer non plus» (P, p. 20). Lunivers comme polis, cité,
résister à toute traduction conceptuelle, qui hantent I dont on peut chercher les lois, la constitution, les règles

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HANS BLUMENBERG 2. PARCOURS DANS LA MÉTAPHORE

de fonctionnement; le monde comme théâtre, comnl'être même, et qui ouvrirait l'être au questionnement
horloge, comme être vivant, comme organisme... : hque le Dasein retourne vers lui, selon cette structure que
cosmologies usent de « métaphores absolues», Heidegger caractérise comme Geschick, «envoi», dans
compris les cosmologies scientifiques de l'âge classiqules textes des années cinquante. Mais les développe-
par exemple. D'une manière générale, les métaphonments mêmes sur l'herméneutique de la facticité, des
absolues donnent un « accès à la totalité», qui resteraiannées vingt, abordent quelque chose de proche de la
sinon, irreprésentable, mais que nous ne pouvorformule des Paradigmes : on ne s'interroge qu'à partir de
manquer d'interroger en tant que nous «y» sommiquelque chose qu'on trouve déjà là, dans la situation, à
pris. La « lisibilité du monde» comme« métaphore pot partir d'une facticité qui est celle d'un do�mé, d'une
le tout de l'expérimentable » a à cet égard valeur de pan situation porteuse de ses propres questions. Etre là sans
digme (et Blumenberg y a consacré un livre entier) : elly avoir été peur rien porte inévitablement à chercher les
fixe un cap imaginaire à la connaissance, même si ceu , raisons» à ce sans-raison, ce sans-fond, - appel au
totalité n'est accessible à aucun sujet, et est en ce sen questionnement qui est structurellement inscrit dans le
«au-delà» des conditions de l'expérience. La rnétaphr fait d'être là et de pouvoir le penser. Sur ce point,
rologie complète ici la théorie critique de la connaùBlumenberg n'a sans doute jamais démenti l'idée d'une
sance : il y a des objets que nous ne pouvons pi« insistance» de questions que le positivisme peut
connaître mais que nous ne pouvons pas ne pas post déclarer mal posées, mais qui ne continuent pas moins
comme horizons d'une connaissance totale - «1 de «se» poser.
monde» est de ceux-là. La métaphore absolue a ici une fonction théorique :
« Les métaphores absolues répondent à ces questior elle donne accès au tout; elle donne une orientation, un
supposées naïves, principiellement sans réponse, dontl cadre - ce qui importe est plutôt l'ensemble des opéra-
pertinence réside simplement en ce qu'elles ne sont pa lions que ces métaphores rendent possible. Ainsi, de la
éliminables, parce que nous ne les posons pas, mai métaphore de la cité appliquée à l'Univers, s'ensuit l'idée
��us l_es. trouvons posées d'avance au fondement d des «lois» (législation) cosmiques, du «centre» de
I etre-la (im Daseinsgrund). » (P, p. 23; trad. fr., p. 23-21 l'univers, etc.
Cette formule est de celles qui suscitent 1 Mais la métaphore absolue a également une fonction
perplexité de certains lecteurs, notamment issus de I pragmatique, en ce sens qu'elle indique et induit une
tradition analytique : est-ce que cela a un sens de parle certaine attitude : on le comprend par l'analyse que
de questions que «nous» ne posons pas, mais qu Blumenberg propose de la « docte ignorance» de Nicolas
« trouvons» posées im Daseinsgrund, à la racine d de Cues. Si la métaphore se porte ainsi aux limites de
l'être? Lexpression porte peut-être la marque de I ce qui peut faire l'objet d'une saisie conceptuelle, elle
pensée de Heidegger, avec laquelle Blumenberg, peul sciemment viser une sorte d'au-delà du concept,
l'époque des Paradigmes, prend quelques distances, mai tenter de donner à saisir les limites de toute «saisie»
avec laquelle il n'a pas encore opéré la rupture critiqu humaine, conceptuelle, porter le langage à son point de
dont témoignent des écrits plus tardifs. On peut pense rupture logique, vers l'insaisissable et l'inconceptuali-
au thème d'une question qui nous serait «adressée» pa sable. Blumenberg parle alors de Sprengmetaphorik, de

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HANS BLUMENBERG 2. PARCOURS DANS LA MÉTAPHORE

métaphorique explosive ou de métaphore d'éclatemendéborde largement la fonction d'auxiliaire de l'histoire


rassemblant des éléments contradictoires qui rende1des concepts. I'essai « Perspective sur une théorie de
impossible une visualisation ou une «saisie» bi11'inconceptualisable », placé comme chapitre supplé-
arrêtée. Lexernple privilégié par Blumenberg est alomenLaire de Naufrage avec spectateur, marque nettement
celui de la métaphore utilisée par Nicolas de Cues prncet élargissement.
donner à penser Dieu sans prétendre le circonscrire da « Une métaphorologie, si elle ne veut pas se restreindre
un concept ou une intuition : le cercle où courbe I à l'opération de la métaphore dans la construction de
droite coïncident, la coïncidence des opposés, - imag concepts, mais veut avoir pour fil directeur la prise en
visant à distendre l'intentionnalité qui les vise et à fan considération du monde de la vie, ne peut manquer de
percevoir les limites de la faculté humaine de conce1 déboucher sur l'horizon plus vaste d'une théorie de l'in-
tualisation. La Sprengmetapher vise ainsi à « montrer conceptualisable. »10
que son objet ne peut et ne doit pas être représenté, e La métaphorologie s'émancipe en quelque sorte de
hors d'atteinte d'un entendement et d'une imaginatioson orientation vers la Begriffsbildung, l'histoire de la
humaines. La métaphore explosive «convient» au Di1 formation des concepts, pour scruter le rapport des
de la théologie négative ou de certains mystiques, dar métaphores au « monde de la vie».
la mesure où il s'agit précisément d'indiquer l'excès a Mais avant d'interroger cette double ouverture vers
Dieu par rapport à toute capacité humaine de représeq., monde de la vie et vers l'inconceptualisable, il faut
tation, et d'induire par là une attitude, celle de la doclobserver que les remarques de Blumenberg sur le
ignorance, l'ignorance qui se connaît et s'accepte coma: rapport entre Metaphorologie et Begriffesgeschichte
telle avec humilité, ou celle de l'extase mystique, qui Dsuivent aussi l'histoire complexe de la mise en œuvre du
donne accès à Dieu que par une « sortie de soi» et un projet auquel la revue Archiv für Begriffsgeschichte était
non-maîtrise. consacrée : préparer le terrain pour un dictionnaire
« li apparaît ici que la "vérité" même de la métaphm historique des concepts. C'est dans ce cadre (et �ans
explosive, telle que nous cherchons à l'élaborer pourlcette revue), rappelons-le, que Blumenberg a av�nce s?n
métaphore absolue, est essentiellement pragmatique esquisse d'une métaphorologie comme necessa1re
elle induit une attitude, un rapport qui sont désigrn complément d'une histoire des concepts; or il s'est
avec une grande généralité comme "mystiques", et ch d'abord heurté à une fin de non-recevoir. Lors de la
le Cusain spécifiqu_ement c��m� docta_ ignorantu parution du premier tome du Dictionnaire his.torique. de
con:ime ce n�n-savoir _qm s_e sai� lui-mërne c�mrn philosophie (Historisches Wôrterbuch der Philosophie),
indice d� la d1sproport1�n (Ubergross.e) de son objet.: dirigé par Joachim Ritter, celui-ci écartait expressément,
qm se �etourne de la sctence scolastique comme sou dans l'avant-propos, la suggestion de Blumenberg de
estrmanon de cet objet. » (P, p. 183; trad. fr., p. 161) . - · .
consacrer certames « en trees » a d es m étaphores .
Cette ouverture sur le sens de la métaphore absolu
« Ce n'est pas d'un cœur léger que le comité éditorial a
a deux effets : d'une part, elle incite à s'interroger sur 11
renoncé à inclure des métaphores et des tournures méta-
rapports entre la métaphore et la métaphysique; d phoriques dans la nomenclature du Dictionnaire, alors
l'autre, il est clair qu'à travers elle, la métaphorolog qu'il était clair à nos yeux que, comme H. Blumenberg

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HANS BLUMENBERG
2. PARCOURS DANS LA MÉTAPHORE

l'a montré, les métaphores qui résistent à leur dépass


ment (Auflôsung) dans la conceptualité ont "UI ne peuvent s'y insérer sont pour cette raison voués à
hi . en un sens plus radical que les concepts" retomber dans le passé d'une existence seulement histo-
1sto1re _ rique » 12 .
co� d msent vers le_ "soubassement de la pensée" qui e . . , . . ..
la solutwn nutrinve des cristallisations systématiques Cet aveu de distance vis-a-vis du positivisme
[ ... ] La raison de ce renoncement fut qu'avec cela on I marque, pour Blumenberg, une transformation
demanderait trop au Dictionnaire, dans l'état actuel d1profonde dans la conscience des effets de l'historicité sur
rech:r�hes dans ce champ, et qu'il valait mieux laiss la nature de la philosophie, toute l'entreprise d'histoire
de c�te un domaine auquel on ne rendrait pas justi1des concepts (Begriffsgeschichte) étant l'expression d'une
pluto� que de se contenter pour lui d'une improvisatio conscience historique «retournée» réflexivement vers
insuffisante. »11 la philosophie.
Blumenberg réagit à cet argumentaire dans le tex1 « Le nouveau dictionnaire, note Blumenberg, doit
« Considérations sur la métaphore», paru dans li contenir la tension qui est née entre, d'un côté, le pôle
Annales pour une histoire des concepts en 1971 : « l'exte du cartésianisme transformé en théorie de la science et
sion de la recherche en histoire des concepts dans en nouvelle logique, et, de l'autre, la philosophie qui se
métaphorologie ne doit pas être vue seulement cornn conçoit elle­même historiquement et sans laquelle ni la
l'ouverture d'un chapitre spécifique, dont l'abando rech�rche d'hi�toire des c?ncep_ts ni le1; attentes qu'elle
signifie que l' on se d ec - h _ _ . suscite ne seraient compréhensibles. »
arge d' une tac h e supp 1 ementau
risquée», réplique-t-il à Ritter, Croire que cette tâcl Le refoulement des métaphores au profit du pôle du
serait subsidiaire revient en fait, estime Blumenberg, cartésianisme �ansfor_mé l�isse a�nsi � l'écart non seule-
e�d�sser la « préférence cartésienne pour l'univocité», 1 ment _la cons_cience h�st�:1que re�exive�ent accrue de
ou 1 av�u ême de �itter selon lequel il n'aurait pi l_a _p�ilosop�ie du. x�. s�ecle, mais aussi _ses ava_ncées

renonce « d un cœur Jeger » à l'inclusion des métaphon épistémologiques : l_ 1�s1stanc�, de la ph1lo�ophie . du
langage_ sur « !a réalité la�gagi�re de la __philosophie»
�arque cependant une conscience, historiquemer
mcontournable, des limites de cet idéal, par contras! (pour c1te_r le tlt�e du premier arucle publie par Blumen-
avec le grand Dictionnaire des concepts philosophiqw berg), mais a�ss1 sur la p_lu�ali�é légitime des régimes de
(Wôrterbuch der philosophischer Begriffe) antérieur, ceh langage; la �nse en considération du « monde de la vie»
de Rudolf Eisler (1899, 4e éd. 1927-1930) dont l'Histr comme « objet » dont le mode de donation appelle une
risches Wô�terbuch devait être au dép;rt, comme I sa�s�e p�r esquisses, par comparaiso_ns, appr�ches,
'"
r�p?elle ,Rmer, qu une actualisation. Or l'entrepris sai�ies d aspects, _etc Bref, tout c� so�ct de la. philoso-
d E1_s(e� s ancrait sans complexe dans une inspiratio. ��h1� c_ontemporame, de �_usser! � _Wittgenstei�, de se
posinviste comnenne, dont Ritter notait le caractère daté terur a la hauteur de « l 1mprec1s10n » essentielle du
. . _ monde vécu, aurait dû trouver un écho dans le Diction­
il
«.1 a P 111 osophie parvtent a son accomplissement, pou naire histoïique de philosophie par l'élargissement au jeu
Eisler dans la mise en forme (Ausbildung) d l · -
positive , e t l' ensem bl e d es met _ h d e a sciene de la metaphore. En effet, la métaphorologie « permet de
o es concepts 1 - · , -
reconnaitre l' umvocite d u resu 1 tat comme appauvrisse-
-
qui1 ne se t rans forme nt pas ' .
Problématiques. en scie nce 1 ment ( , . , -- . . .
Verannung) a partir d un arrière-plan imaginatif et

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51
HANS BLUMENBERG 2. PARCOURS DANS LA MÉTAPHORE

d'un fil conducteur dans le monde de la vie». Une tell de valeur fondamentaux et porteurs à partir desquels se
vision pointe vers une « direction opposée» a' sont régulés les attitudes, les attentes, les actions et les
processus de construction d'univocité comme télos d omissions, les espérances et les déceptions, les intérêts
l'activité pensante, où le monde de la vie est pris comm et l'indifférence d'une époque. »16
point de départ seulement contingent-relatif d'une idéi Une question comme « qu'est-ce que le monde?»
lisation et d'une instrumentalisation qui «construira» 1 est à la fois trop vaste et trop imprécise pour pouvoir
sens;_ cett� contœ-vision souligne la légitimité_ d'un être posée au commencement de toute entreprise théo-
pensee qm «habite» le monde et sa texture sensible, e rique et pour« vouloir» être réglée « avant toute autre»,
pour laquelle la plurivocité de l'être est le fait Iondr mais en un sens, elle doit bien avoir reçu des éléments
mental. On peut également rappr_ocher ces_ notations di implicites de réponse, qui se sont précisément déposés
souci de Paul Ricoeur, dans La Metaphore vive, de refuse dans les métaphores directrices d'une « pragmatique de
la restriction de la notion de vérité aux seuls énoncé la connaissance».
logiques et scientifiques,. au p_r�fi� d'une « vfrité �éta « Ce qu'est le monde à proprement parler [eigentlich] _
ph�nque » qm ex_ploreralt precisernent les d1me�s10n cette question, dont on peut le moins décider, est en
de I In­der­Welt­Sem ou de la Lebenswelt, tout ce qm rem même temps la question qui n'est jamais indécidable et
le monde «habitable». Il n'est pas sûr que Blurnenbej par conséquent toujours-déjà décidée. Que le monde
parlerait d'une « vérité métaphorique» distincte d'un soit un "cosmos" fut une des décisions constitutives de
vérité littérale (une option refusée, dans son famew notre histoire intellectuelle, [ ... ] filée dans les méta-
article de 1978, « What Metaphors Mean», par Dona] phores du monde-polis, du monde-organisme, du
Davidson 14, pour qui la métaphore est le produit d'u monde-théâtre et du monde-horloge.» (P, p. 26-27;
usage imaginatif des mots, non la manifestation d'in trad. fr., p. 26)
«sens» second, différent du sens littéral, et manifestan En guise de supposition phénoménologique, ne
une « vérité» d'un genre particulier - mais la conclusio pourrait-on penser que les concepts renvoient au monde
de Davidson est radicale puisqu'en ce sens, il estime qui des idéalités, aux constructions méthodiques de la
toutes les métaphores sont fausses, ce qui ne signifie p� science, tandis que les métaphores renverraient au
qu'elles soient dénuées d'intérêt ou d'un pouvoir de fain monde de la vie? Ce serait là une partition évidemment
voir les choses autrement), mais il évoque bien, de soi simpliste, trop stricte, et Blumenberg s'est d'ailleurs
côté, une « vérité de la métaphore» conçue comme uni intéressé pour une très large part au rôle des métaphores
« vérité à faire», en détournant une formule de Merleau dans l'histoire des sciences. Reste que les métaphores
Ponty15. Einterprétation qu'avance Blumenberg de \1 permettent sans doute une expression plus « approxi-
« vérité» de la métaphore est en effet essentiellemen mative », par esquisses, retouches, comparaisons, qui
«pragmatique» ou «pragmatiste», en ce sens que u épouse bien une certaine eidétique du monde de la vie
métaphore donne un cadre pratique, définit des orienta tel que Husserl le caractérisait - justement par l'impré-
tions fondamentales : cision, la fusion d'horizons ...
« [les métaphores absolues] indiquent donc au regan Autant qu'avec Husserl, c'est avec Heidegger qu'une
historique les certitudes, les conjectures, les jugement confrontation serait nécessaire pour mesurer les enjeux

52 53
HANS BLUMENBERG 2. PARCOURS DANS LA MÉTAPHORE

spéculatifs de la métaphorologie. Comme on l'a vu plu faire l'objet d'une décision quant à leur vérité ou à leur
haut, la dernière phrase des Paradigmes présente I fausseté.
métaphorologie comme une réponse à la fin de la méu Si, d'un côté, certains concepts sont indissociables
physique : d'une série de métaphores que leur emploi entraîne
« La métaphysique nous est apparue souvent comrn «logiquement», d'un autre côté, dans la philosophie
des métaphores prises au pied de la lettre; la disparitio moderne, on constate des moments où des philosophes
[ou l� perte,ramenuisement, l'�ffacemrnt, �chwund] d posent que tel ou tel concept est non figurable: la liberté
la métaphysique rappelle la métaphorique a sa place. selon Kant, l'être selon Heidegger - si le terme de
CP, P· 193; trad. fr., P· 169) «concept» convient ici, ce que Heidegger met en
Si « histoire de l'être» il y a, elle se manifeste peul doute ... On aurait alors affaire à des concepts infigurables,
être - ou « se dispense» pour parler comme Heidegger et que, là encore, leur statut de condition, d'arrière-plan
moins dans une succession d'époques reflétées dans I de toute expérience, constitue en point aveugle de toute
métaphysique que dans l'évolution de grandes constel la conceptualisation qui se développe à partir d'eux.
lations métaphoriques, qui se tiennent à l'arrière-pla S'agissant de l'Ëtre cependant, Blumenberg ne cache
des métaphysiques elles-mêmes et les nourrissent. 0 pas une certaine irritation face au statut qu'il revêt dans
voit que la métaphorologie ne serait alors pas une rnino le discours plein de mystère de l'ontologie fondamen-
révision non seulement de l'histoire de la philosophie e tale. Dans plusieurs textes, Blumenberg donne des
de ses méthodes, mais de l'interprétation de la natur éléments d'une critique de l'opération heideggérienne
même de la philosophie dans son lien avec un « ëtrer autour de l'être, articulée à une pensée de l'histoire
qu'elle n'a jamais pu exprimer que par un réseau crois comme occultation de cette étrange «question» qui ne
de métaphores et de concepts. peut recevoir de réponse. « Lastuce, note-t-il dans sa
On peut dire ainsi qu'il n'y a pas seulement de "Perspective sur une théorie de I'inconceptualisable",
conditions métaphysiques au déploiement de la scieno consiste à affirmer qu'il serait superflu d'y répondre [ ... ]
moderne, comme Heidegger a voulu le montrer à propo [dans la mesure où) nous posséderions déjà la réponse,
du « projet mathématique» de la science galiléo-carté nous ne consisterions même en rien d'autre qu'en la
sienne et de ses présupposés quant à l'entente de l'ëtr possession de cette réponse». Mais ce dispositif ne serait
comme objet que le sujet doit « assurer» dans son objec pas satisfaisant sans le théorème supplémentaire de l'in-
tivité; il y a aussi des conditions métaphoriques a1 authenticité de l'existence, déplacée ultérieurement vers
déploiement de la métaphysique : toute métaphysiqu la théorie du retrait de !'Être, qui permet d'expliquer
est «portée» par des métaphores qu'elle ne peut justifie pourquoi cette réponse est en même temps occultée. La
pleinement et qui irriguent une conceptualité qui s pointe critique de la métaphorologie contre la « pensée
développe aussi en métaphores secondaires, filées, pa de !'Être» est double : elle suggère que l'on ne peut
où se construit la cohérence d'un système <l'interpréta comprendre ou feindre de comprendre la « question de
tion du monde. Il ne faut donc pas seulement dire qu'i l'Être » qu'en procédant à des substitutions �maginaires,
y a de l'indécidable, mais bien que l'indécidable est à 11 à des métaphorisations que la pensée de l'Etre interdit
racine de l'ensemble des propositions qui pourraien pourtant comme réductions de l'être à l'étant; c'est de

54 55
HANS BLUMENBERG 2. PARCOURS DANS LA MÉTAPHORE

cette tension même que naît le sentiment d'une questio l'esprit de la phénoménologie, sinon de la philosophie :
abyssale; « d'une profondeur plus abyssale qui celle qr Blumenberg contraste cette prétention avec le souci
existe entre intuition et concept, entre métaphore r husserlien d'une validation intersubjective constante
formule». Mais en même temps, Heidegger lui-mêrn des assertions du phénoménologue, et il y voit l'expres-
n'a eu d'autre moyen d'évoquer cet être en retrait qu sion d'une rupture des liens avec les Lumières20 et leur
d'inventer des métaphores (comme la «clairière») tau souci d'une raison publique. « La chute du philosophe
en récusant le concept de métaphore!". est devenue le critère de ce qu'il se trouve sur la bonne
Quelles que soient la portée et les conséquences qu voie.» Comment ne pas songer ici à l'auto-critique de la
Blumenberg conférait dans les Paradigmes à cette idé « grosse bêtise» de Heidegger (l'adhésion au nazisme),
d'une « disparition (Schwund) de la métaphysique» · dans [expérience de la pensée, qui se convertit imrnédia-
dont il est difficile de déterminer si, à l'époque, el! tement en apologie de soi : « Qui pense grandement il
empruntait ses motifs à une approche positiviste, à uni doit se tromper grandement»?
inspiration nietzschéenne ou encore heideggérienne -i Quant à la fin de la métaphysique (dont il faut
semble ultérieurement s'être détaché du thème d'u cependant rappeler que pour Heidegger, elle est à
déclin irréversible de la métaphysique. Ainsi une réévs entendre aussi bien comme son accomplissement),
luation de la constance du besoin de métaphysiqu Blumenberg émet un doute quant à l'effectivité de la
transparaît-elle peut-être dans Le Rire de la servante il prétention de la pensée de Heidegger de se tenir au-delà
Thrace. Lavant-dernier chapitre du livre développe uni de ce qui a porté ce nom :
critique du «renversement» heideggérien de l'anecdot «poser la question de l'essence de la chose signifie
du philosophe tombé dans le puits et moqué par I interroger le fond de cette chose à laquelle il s'agissait
servante : un renversement de principe du rapport a1 de retourner, comme il était dit dans le manifeste fonda-
public, à l'utilité et à l'accessibilité de la philosophie teur de la phénoménologie. Cela ne devait en aucun cas
dans lequel la moquerie populaire devient le critère d devenir de la métaphysique [ ... ) Pourtant, cela est rapi-
la justesse de l'attitude du philosophe - « la philosophie dement devenu de la métaphysique». (RST, p. 193)
écrit Heidegger, est cette pensée dont par nature on m Si cette notation a une portée critique face aux
peut rien faire et dont les servantes nécessairemen prétentions heideggériennes, elle n'implique pas pour
rient» 18. Blumenberg retraduit cette prétention ave autant une condamnation de la métaphysique tradition-
distance et ironie : nelle et de la continuation de la pratique de la métaphy-
« on reconnaît celui qui comprend [la question d1 sique comme telle, dont Blumenberg situe alors
l'être] au fait que personne ne le comprend. Il se tient t l'impulsion dans le « monde de la vie» même :
comme le Jactum brutum qui a échappé à toute quêll
d'approbation et de consensus. D'où le pluriel de «la métaphysique de type traditionnel, fondée par Aris-
servantes : toutes sont devenues des rieuses» 19. tote - même si ce n'est pas celui-ci qui l'a nommée ainsi
- transgresse toujours une limite : mais si elle poursuit
Mais le risque est grand, aux yeux de Blumenberg le questionnement, c'est qu'elle est soumise à une pres-
de conférer à l'inaccessibilité un label de profondeur, 11 sion qui reçoit son énergie du monde de la vie, de ce à
risque d'une <<arrogance» foncièrement étrangère i quoi on ne peut renoncer ... ». (RST, p. 193)
Unlversltât..
56 Blbllothf>k 57
Erlang•"'
HANSBLUMENBERG 2.___PARCOURS DANS LA MÉTAPHORE

Pas plus que le fait de poser des questions qui exci Carnap sur le dépassement de la métaphysique par
dent les possibilités de réponse scientifique n'est aloi l'analyse critique du langage, où l'idée d'un renvoi vers
condamné par Blumenberg, la transgression métapln l'art de questions que la métaphysique prétendait traiter
sique des limites du questionnement par rapport au par des arguments et des raisonnements se trouve
possibilités de validation des réponses ne semble pas il exposée (avec la fameuse comparaison des métaphysi-
être considérée comme une pratique vouée à la dispan ciens avec des musiciens sans talent), et où Nietzsche
tion. Un certain renouveau très actuel de la métapln est évoqué favorablement, à la fois pour avoir eu le plus
sique pourrait bien lui donner raison.' grand talent artistique et pour avoir su éviter la préten-
tion de la métaphysique à se donner pour autre chose
Le verre à mouches de Wittgenstein qu'une création de l'imagination, à présenter de fausses
«raisons» pour ce qui échappe à la juridiction de la
Cette cntique de l'ontologie fondamental raison.
rapproche Blumenberg d'une certaine « critique d Avec cette caractérisation de la «situation» épisté-
langage » philosophique, que l'on peut faire remonter mique de son temps, Blumenberg s'inscrit partiellement
Nietzsche et qui s'est prolongée, sur un autre mod dans ce «programme», pour sa dimension de critique
dans le positivisme logique ou chez Wittgenstein. D du langage comme condition d'une lucidité philoso-
fait, dans les Paradigmes, Blumenberg prenait acte d'un phique. I'intérêt pour l'arrière-plan imaginaire des
certaine critique du langage comme élément constitua pensées peut aussi revêtir une dimension de vigilance
de la situation présente de la philosophie. « Notre sitm critique face à des connotations qui forment une logique
tion est caractérisée par le programme positiviste d'un sous-jacente à un propos réfléchi : Blumenberg souligne
1 '
critique résolue du langage dans sa "fonction directrice ainsi la << nécessité d'une métaphorologie de la Kultur­
pour notre pensée. » (P, p. 24; trad. fr. p. 24) kritik qui, quand elle n'a pas son propre jargon, a du
La métaphorologie participe, en un sens, d moins son propre arrière-plan imaginaire» (SF, p. 136).
programme d'une « critique du langage» qui a effective Le contexte de cette remarque renvoie à l'utilisation
ment animé la philosophie, depuis différentes source d'un vocabulaire organiciste appliqué à l'histoire et à la
comme le positivisme logique, auquel renvoie i1 société, en l'occurrence par le sociologue Hans Freyer.
aussitôt Blumenberg avec le nom d'Ayer, dans un Mais on peut aussi y voir une allusion à Heidegger, dont
parenthèse. Ayer, auteur en 1936 de Language, Tru th an Adorno avait décrypté le « jargon de l'authenticité», ce
Logic, avait publié et rédigé, en 1959, l'introduction d'm qui se confirme à la lecture de plusieurs passages
recueil de textes fondateurs du positivisme logiqœ marquant la distance de Blumenberg vis-à-vis des
Logical Positivism (New York, Macmillan/Free Press prétentions de la Kulturhritih philosophique lorsqu'elle
1959), que Blumenberg avait probablement lu : OJ place le philosophe en position de surplomb et d'exté-
trouve dans l'introduction d'Ayer la citation de Wittgen riorité absolue par rapport à un «commun». Mais c'est
stein sur le piège (ou la bouteille, ou le verre) un même souci d'élucidation qui porte la fameuse étude,
mouches, dont Blumenberg fera grand cas dans Sorti! menée par Blumenberg, des connotations et des sugges-
de cave me, et le recueil contient le fameux texte d tions attachées au concept de «sécularisation», et qui

58 59
HANS BLUMENBERG
2::-PARCOURS DANS LA MÉTAPHORE

inspire encore son étude des effets métaphoriques de I mouvement progressif faisant passer d'un «état» à un
révolution copernicienne dans l'interprétation de soi d autre, si bien que l'ordre de la théologie puis de la méta-
l'homme moderne. Chaque fois, des malentendus sot physique, comme celui du «fétichisme» ou de la
mis au jour; mais en même temps, des histoires son mythologie, pourraient être renvoyés à un passé révolu,
ainsi racontées. Et Blumenberg n'a cessé de souligne à une « enfance» de l'humanité. Il ne s'agit là que d'une
l'importance qu'il y a à raconter des histoires - depui corrélation tendancielle, mais elle met en jeu l'inscrip-
l'âge des cavernes même, une activité où s'est joué, san tion du positivisme dans le programme « terminolo-
doute, quelque chose de décisif dans le processus d'ho gique » de la philosophie (tout peut être défini, tout doit
minisation. Aussi fait-il de ces récits des aventures de I être défini) que Blumenberg met en question - et qui a
réception d'une métaphore ou d'une anecdote l'instru été mis en question dans l'histoire même du positivisme
ment d'une relecture vivante de l'histoire de la pensé logique, lorsque Neurath admit l'impossibilité de
De fait, la différence est évidente entre une « philoso construire un langage pur à partir d'énoncés protoco-
phie » entendue au sens d'un ensemble de position laires-'. On peut mettre en question cette visée pour
métaphysiques et un type de réflexion comme celle cl deux motifs essentiels : d'une part, parce qu'il est
Blumenberg, essentiellement faite de commentaires su douteux que la philosophie doive nécessairement
d'autres textes et largement consacrée aux variations de procéder toujours par définitions, comme Kant l'avait
arrière-plans intellectuels qui donnent aux concepts e observé; et d'autre part, parce que même lorsqu'elle
aux images leurs significations successives. Faut-i procède par définitions, une certaine indéfinissabilité ou
penser que c'est là le lot d'une pensée « post-métaphy opacité première demeure (comme le relève Pierre
sique », qui se sait prise dans un langage sédiment Hadot à propos de « l'ordre géométrique» de Spinoza).
d'histoire(s) et qui ne peut donc se donner pour tâch Mais refuser ces dernières dimensions du positi-
que d'éclairer à rebours les discontinuités du travai visme ou d'une certaine forme de positivisme (la consti-
d'interprétation du monde? C'est en tout cas une vor turion du langage scientifique, sur modèle axiomatique,
bien différente de celle qu'a prise le néopositivism en norme exclusive, la réduction de la philosophie à une
logique qui a eu tendance à reconduire le rejet ou li mise en forme des résultats de la science, la vision d'une
subordination de la métaphore, tenue pour imprécise histoire-progrès renvoyant les formes de pensée pré- ou
vague, non définie, et donc à l'exclure autant que faire sr non scientifiques à un passé révolu et sans valeur autre
pouvait d'un langage philosophique dont la norm qu'historique) n'implique pas de rejeter en bloc toute
devait être scientifique. Par là, le «posinvistne » peul inscription dans une certaine forme de positivisme, et
revêtir deux autres caractères, rejetés cette fois pa1 notamment pas d'abandonner ses vertus critiques (la
Blumenberg : la philosophie tend à être conçue cornmt critique du langage en tant qu'il exerce des effets non
simple synthèse des résultats de la science; et cetn perçus sur la pensée, le souci de s'en tenir aux données
vision est souvent sous-tendue par une interprétatiot et de ne pas postuler d'entités métaphysiques).
(qu'on peut dire « comtienne », Comte étant d'ailleun Précisément cette combinaison entre, d'un côté, une
en bonne place dans la liste des prédécesseurs du posi inscription première dans le programme positiviste
tivisme logique dressée par Carnap) de l'histoire cornnn d'une critique du langage, et, de l'autre, le refus résolu

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HANS BLUMENBERG
2:--PARCOURS DANS LA MÉTAPHORE

du mépris métaphysique ou scientiste vis-à-vis d, convient de donner à cette critique. Blumenberg


formes . d'expression I 1que et l'imte
· tif
. .pré - o u non snen commente ainsi cette proposition :
roganon sur les limites du langage, installait Blumet . . . . . . .
berg dans une proximité certain e avec l e « second « [ ... ] cette affirmation ne signifte pas un scepncisme
· peut etre
Wi ttgensteim. WiI ttgens t em - vu en e ffet comrn
. . . . . d
pnmaire vis-a-vis
- .
es. . operanons d l c ·
u angage. e 11 es-ci
. ·
J hil h d h '
e p 1 osop e u..1 a�gage 1 e_ p 1 us ?roc e d e ce ra ppm
sont au contraire st impressionnantes que c'est eur
magie même qui accapare »24_
l

complexe au posuivisme et a la cntique de la métaplu


sique que Blumenberg a lui-même entretenu, mais 50 la critique philosophique du langage s'exerce
nom n'apparaît pas encore dans les Paradigmes. Il e d'ailleurs, surtout chez le «second» Wittgenstein, à l'en-
cependant remarquable qu'un des premiers philosoplu contre des «enchantements» auxquels cède le langage
français (et collaborateur du Dictionnaire historique a philosophique lorsqu'il d?nne des «_images» i_nadéquates
Philosophie de Ritter) à s'être intéressé aux Paradigmes r des pro�essus_ ou des_ faits perceptif�, langa?Iers, etc. Et
à les avoir cités dès 1962, Pierre Hadot, l'ait précisémen le travail « thérapeutique » de la philosophie tel que le
fait dans un article sur Wittgenstein, en rapprochant I conçoit le second Wittgenstein consiste largement à
démarche des deux philosophes, dans «Jeux de langag substituer à une desc_ri�tion ou _à une «image» trom:
et philosophie »22. la question qui justifie ce rapprocbr peuse une autre description, une Image plus conforme a
ment aux yeux d'Hadot était essentiellement celle de la réalité et à la simplicité des faits. Blumenberg s'est
limites de« ce qui peut se dire», du langage, à la fois ei assurément rapproché de cette vision, mais dans l'article
tant que langage conceptuel ouvrant à la nécessité d de 1971, « Considérations sur la métaphore», il
métaphores que Blumenberg nomme alors « absolues, marquait les limites de toute « critique du langage» :
et en tant que langage en général. « "Histoire" au singulier est une métaphore absolue,
Et de fait, Wittgenstein deviendra bientôt une réf l'un de ces grands mots du royaume des substantifs, qui
rence explicite et centrale chez Blumenberg : il apparai nous créent les grands problèmes et les métaphysiques
dans le texte de 1966, « Situation de discours et poétiqu qui y correspondent. Aucune critique du langage (Spra­
immanente » ( « Sprachsituation und immanente Poeuh, chkritik) ne paraît en mesure d'aider à obtenir leur
25
AMS, P· 125), à propos de l'illusion du langage privé évitement. »
mais surtout dans l'ouverture vers une théorie de !'in le désir de forger des énoncés sur des totalités incon-
conceptualisable («Perspective sur une théorie de l'in naissables (Blumenberg énumère ensuite « la vie», « le
conceptualisable ») et dans le chapitre« Dans la bouteilh soi» (das Selbst), « le monde ») résiste à la critique philo-
à mouches» (« lm Fliegenglas ») de Sorties de cave1111 saphique du langage. D'un côté, Blumenberg semble
(chap. VI de la 7e partie), précisément sur le thème de 11 vouloir prendre acte de cette résistance et de la puissance
critique du langage et de la tâche du philosophe des « trop grandes questions». Mais d'un autre côté, il a
Blumenberg cite ici la fameuse proposition 4.0031 di travaillé aussi à débusquer les formes subtiles du substan-
Tractatus : « Alle Philosophie ist "Sprachkritik" » ( « tour tialisme historique, et l'on trouvera assurément chez
philosophie est "critique du langage" »23). Mais toute li Blumenberg une dimension de vigilance, voire de soupçon
question est de savoir quel sens et quelle portée l de la philosophie moderne vis-à-vis de son propre langage.

62 63
HANS BLUMENBERG 2:-PARCOURS DANS LA MÉTAPHORE

« [ ... ] Nous avons utilisé une image, une compa portées par la plus vieille image de l'ambition philoso-
raison (ein Gleichnis), et maintenant cette image nou phique : la sortie de caverne. Les tentatives pédago-
tyrannise », notait Wittgenstein dans ses Remarque giques de Wittgenstein se faisant instituteur dans une
philosophiques. Blumenberg voit dans l'image wittgen école primaire (Volksschule) de montagne doivent-elles
steinienne du « verre à mouches» une de ces comparai être interprétées comme une volonté para-platonicienne
sons obsédantes par lesquelles Wittgenstein essayai d' « éducation du peuple» (Volksbildung) ? La volonté du
précisément d'exprimer la tyrannie d'une image sur \ philosophe de se « mettre à la disposition» du peuple a
pensée : une portée éthique, politique, civique, mais on peut
« l'emprisonnement comme image et l'emprisonnemen parfois y soupçonner une sorte de désir de sortir d'un
dans l'image sont l'un et l'autre des aspects de la méta enfermement dans la pensée ou dans la «caverne»
phore de la mouche dans le verre »26. d'une philosophie qui ne serait plus que langage sur du
Voir dehors sans pouvoir sortir, viser sans pouvoi langage, des « phrases sur des phrases au lieu de phrases
atteindre : immanence de l'optique, transcendance d1 sur des choses» - la retraite dans un cabanon, l'ensei-
l'haptique. gnement à des écoliers des montagnes perdues, l'eng�-
gement dans l'armée, tout, ne serait-ce que pour sortir
« La transparence du verre [ ... J présente le monde
du verre à mouches et croire toucher du doigt, un
comme il est; et cependant par une caractéristique déci-
instant, une réalité alors pensée comme ce qui résiste à
sive, la "réalité" de ce qui est vu dans la transparence s1
la pensée, mais aussi comme ce qui peut mettre fin à son
présente comme inatteignable, impossible à savourer
impossible à toucher - et ainsi comme non saisie.. obsédant bourdonnement.
(H, p. 777)
Blumenberg reconstitue l'image du verre à mouche
et l'évolution des tâches de la philosophie telles qm
Wittgenstein les a respectivement présentées dans h
Tractatus puis dans sa «seconde» philosophie, celle dei
jeux de langage : le langage comme ensorcellement dont
la philosophie subit les effets et dont elle peut « réduire-
les effets en reconduisant les mots vers leur usage quoti
<lien. La philosophie comme « critique du langage,
doit-elle être comprise, suivant une formule devenue
fameuse que Blumenberg utilise ici, comme « art de la
résignation »27? le renoncement à la métaphysique par
dénouement des problèmes liés à la tendance à prendre
au pied de la lettre certaines métaphores n'est-il pas
aussi le dernier mot de Blumenberg? Mais Blumenberg
confronte alors le verre aux mouches aux ambitions

64 65
3. LA LUMIÈRE DE LA'vÉRITÉ, LE MONDE COMME LIVRE

CHAPITRE; occidentale des archéologies discontinuistes de


Foucault ou de Thomas Kuhn, et d'une certaine relativi-
La 1 umière de la vérité, sation historique des prétendues «constantes» de la
le monde comme livn philosophia perennis. Mais la pointe relativisante, incon-
testable, du propos de Blumenberg est toujours équili-
brée par une interrogation sur les hypothèques de
questions léguées par la tradition, même lorsqu'on ne
dispose plus des moyens traditionnels d'y répondre, et
son objection à la thématique kuhnienne des « change-
ments de paradigme» comme discontinuités est précisé-
ment qu'elle surévalue l'effet de rupture par rapport à
une continuité dont elle risque de manquer les transfor-
Le programme ouvert par les Paradigmes a-t-il étt mations discrètes.
tenu? Pour le vérifier, il faut parcourir les essais qui on De même, d'ailleurs, si l'on peut voir dans ces
repris, après cet effort de délimitation de l'objet el dt
enquêtes une dimension de réhabilitation des « éléments
détermination des méthodes, l'étude de métaphore
subordonnés» par la métaphysique ou par une certaine
particulières.
tradition rationaliste - le mythe, la métaphore, la
Si ces textes ont fréquemment une orientatior
rhétorique -, cette réévaluation ne débouche pas sur
historique, éventuellement érudite, marquée, il ne s'agi une indistinction entre philosophie et littérature, la
jamais d'un luxe digressif, mais d'un effort pour saisir lei « poétique immanente» de la philosophie étant plutôt
discontinuités qui restent souvent masquées par h orientée par un souci de « polysémie maîtrisée» (selon
constance des termes, tels que «réalité», «monde» une formule déjà citée de l'article « Situation de discours
«Nature», etc. On a pu, à cet égard, rapprocher cetu et poétique immanente »), là où la poésie est plus libre
enquête sur les « horizons de sens» du souci heideggê· par rapport à la visée d'univocité que la philosoph�e
rien de dessiner des «époques» de la métaphysiqrn partage en partie avec la science. La métaphor�log1_e
et de donner à entendre, notamment, l'irréductibiliu assume ainsi une certaine visée d'élucidation, mais fait
de la compréhension grecque de l'être à son approch
place à la métaphore et à la rhétorique comme modes
moderne; mais on trouve en même temps chez Blumen légitimes et, sur certains plans, «suffisants» d'élucida-
berg une réflexion critique sur la notion d'époqut tion.
telle qu'elle apparaît chez Heidegger comme un « fait
absolu» 1 et sur l'illusion des « figures fondatrices,
autour desquelles « l'histoire de l'être» tourne entière· Une première esquisse :
ment (comme Descartes ou, dans une moindre mesure, la lumière comme métaphore de la vérité
Galilée), une nette prise de distance avec la cornpréhen
I'article « La lumière comme métaphore de la
sion de cette histoire comme «déclin». On a pu égale·
vérité» («Licht ais Metapher der Wahrheit»), 1957, est
ment rapprocher sa relecture de l'histoire de la pensé
sous-titré : « En amont de la construction de concept

66 67
HANS BLUMENBERG 3. LA LUMIÈRE DE LA'vÉRITÉ, LE MONDE COMME LIVRE

philosophique» (« Im Vorfeld der philosophischen Begriff­ Dans l'épistémologie moderne, la confiance envers ce
sbildung >> ). Blumenberg se situe ici dans le « Vorfeld>1, qui se montre fait place à l'idée que l'attention doit être
c'est-à-dire « en amont», dans le <<glacis», le domaine dirigée, qu'il faut démêler le vrai de l'erreur par un travail,
qui précède, ou, en termes stratégiques, le « terrain précisément, d'orientation de la lumière vers les points
avancé» de la formation d'un concept philosophique (la obscurs. Blumenberg cite ici Bacon et Descartes comme
vérité). li s'agissait alors pour Blumenberg de montrer fondateurs de l'idée moderne de méthode, pour laquelle
« comment les transformations d'une métaphore fonda· « le donné ne se tient plus dans la lumière, mais il doit
mentale [celle de la lumière] sont l'indice de change· être éclairé sous un aspect déterminé» (AMS, p. 170). On
men ts dans la compréhension du monde et du soi» voit ainsi comment la nouvelle idée de la vérité comme
(AMS, p. 140). L'article rend ainsi perceptible des évolu- objectivation implique l'activité d'un sujet, le « libre
tians et des ruptures dans le concept même de vérité à choix» d'une «perspective» détermine maintenant le
travers les transformations de l'usage de la métaphore de concept de vision. Mais ces grandes scansions doivent
la lumière, ou de la comparaison de la découverte de la être «compliquées» par d'autres éléments; par exemple,
vérité avec un « lever de Soleil». par l'opposition entre, d'un côté, la métaphysique de la
Arrêtons-nous à quelques stations de ce parcours. vision, telle que la philosophie grecque la construit et la
La philosophie antique développe une approche de la transmet à la scolastique, via le néoplatonisme et l'aristo-
lumière comme donnée : télisme; et de l'autre, une approche biblique d'une Vérité
« la vérité est la lumière de l'être même r ... ] Eëtre qui se donne à entendre et non à voir - une opposition
comme lumière, cela signifie : l'être est auto-présenta- que Luther a particulièrement soulignée, précisément
tion de l'étant. C'est pourquoi la connaissance, dans sa contre la philosophie, qui surévaluerait le visible, la
forme la plus haute, procède du regard tranquille et vision, la présence : la vérité théologique se transmet par
sans contact, de la Théorie».
la voix et l'oreille, par la révélation d'une Parole, d'un
La lumière de l'être est à contempler, à admirer par Verbe, par la foi en des choses invisibles. Mais d'autres
un homme connaissant qui est essentiellement Théore- évolutions sont encore à prendre à compte, qui engagent
tikos, contemplateur de ce qui se déploie devant lui, et la compréhension des cycles de la lumière naturelle, du
d'abord : du Ciel. l'ignorance peut être alors pensée jour et du Soleil : lumière et obscurité sont prises dans
comme privation d'une lumière «naturelle» mais perdue une approche cosmologique et physique historiquement
(c'est l'image de la caverne de Platon), privation qui n'est évolutive, liée à des systèmes scientifiques d'explication
pas imputable à l'être mais aux déficiences humaines (à des mouvements des astres ou de l'optique. Ainsi, la
la chute de l'âme dans le corps, selon Platon et toute une métaphore du lever de Soleil n'aura pas le même sens
tradition néoplatonicienne chrétienne); un processus chez Giordano Bruno et, ultérieurement, dans la philoso-
d'éducation, de paideia, est nécessaire pour « retrouver 11 phie des Lumières du XVIIIe siècle, et l'idée de vérité qui
le jour authentique où les choses apparaissent en pleine �L exprimée à travers elle non plus. En effet, l'apparition
lumière : la métaphorique de la lumière se développe de la vérité garde, chez Bruno, à l'arrière-plan, l'idée
alors en plusieurs niveaux de «visibilité», avec la méta- d'une cyclicité, d'une suite d'alternances de jours et de
phore de l'œil de l'esprit qui «voit» les idées. nuits; le lever de Soleil de la vérité n'est pas encore

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HANS BLUMENBERG 3. LA LUMIÈRE DE LA VÉRITÉ, LE MONDE COMME LIVRE

porteur, ici, de la représentation d'un «avènement» de la En revanche, la thématique de la lumière comme


lumière qui chasserait définitivement l'obscurité et son élément permettant de relire transversalement l'histoire
équivalent social, l'obscurantisme (cf LW, p. 143). de la pensée européenne réapparaîtra à de multiples
Lidée des Lumières fait de l'Aujklarer, de l'homme points de l'œuvre de Blumenberg. On trouve une résur-
des Lumières, un «acteur» de l'Aujklarung, quelqu'un gence intéressante dans Le Souci traverse le fleuve : le
« qui propage les Lumières», par où la lumière rentre concept de « lumière intérieure» est détourné par un
dans le domaine des choses à accomplir, elle cesse d'être artiste singulier, El Greco, qui en fait un principe pure-
vue comme simplement «naturelle» : il faut éclairer la ment intérieur, opposable à la lumière naturelle -
Nature elle-même, « la vérité ne se montre pas, elle doit Blumenberg relate l'anecdote d'un visiteur invitant El
être montrée», relève Blumenberg (AMS, p. 169). Mais Greco à sortir de son atelier aux rideaux tirés « si étroite-
un pas de plus et la lumière deviendra un «effet», l'effet ment qu'on distinguait à peine les objets» pour apprécier
de dispositifs optiques qui excluent tendanciellement la les premiers rayons de Soleil de la saison, et essuyant ce
possibilité d'une libre circulation du regard. Blumenberg refus du Greco : la lumière du jour dérangeait sa lumière
évoque « une optique de la préparation [ ... ] qui [ ... J intérieure. Comme l'observe Blumenberg,
prépare à l'homme moderne toujours plus de situations
« bien que le langage de la lumière intérieure soit une
dans lesquelles domine une optique contrainte (eine
structure métaphorique centrale de la métaphysique
Zwangsoptih) » (AMS, p. 171), une nouvelle organisa· chrétienne, cette lumière ne peut plus être ramenée à
tion du visible qui finit paradoxalement par former une un conflit d'ordre religieux. Ce n'est pas la lumière inté-
nouvelle caverne. La conclusion de l'article prenait alors rieure de la Grâce qui s'opposerait à celle de la Création.
une tonalité critique inattendue : La lumière intérieure, mise en péril par celle de l'exté-
,/
« l'homme auquel la lumière technique de "l'éclairage" rieur, est celle du monde personnel du peintre, qui s'op-
[lllwninationJ octroie, sous les formes les plus variées, pose à ce monde étranger de Dieu, là dehors ... ». (SF,
une optique soumise (eine Jremdwillige Optih), est l'an· p. 194)
tipode historique de l'antique contemplator caeli et de sa
liberté de contempler». (AMS, p. 171) Là où une telle opposition pourrait recouper une
valorisation théologique de l'invisible et de la voix inté-
Cette dévalorisation d'un monde ambiant moderne rieure de l'âme contre le visible et ses prestiges séduc-
dominé par l'artihcialité technique, et contrasté avec la teurs, elle sert bien plutôt au Greco à distinguer deux
liberté antique de contempler le cosmos, sera mise en régimes de visibilité : la visibilité naturelle, offerte par la
question par Blumenberg, dès les années soixante, lumière du jour, dont il se cache dans son atelier obscur,
comme expression d'un platonisme latent qui consiste et la visibilité des figures «déformées» que n'éclaire
à rejeter la technique hors de la légitimité intellectuelle. que sa propre « lumière intérieure». Or « celui qui créa
Peut-on n'aborder que l'effet de manipulation de la première grande déformation de toutes les choses
l'éclairage, sans évoquer l'effet d'élargissement du naturelles» ne justifiait pas ainsi la singularité de sa
cosmos connu rendu possible par l'instrumentation vision par un «génie» particulier de créateur, mais au
technique qu'étudie La Genèse du monde copernicien, contraire en invoquant la lumière naturelle, il se réclame
l'optique transformée par le télescope? d'un principe présent en chacun. Que l'artiste s'appuie,

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HANS BLUMENBERG 3. LA LUMIÈRE DE LA VÉRITÉ, LE MONDE COMME LIVRE

pour défendre l'autonomie de son art, sur certains sens strict, qui est rempli par une définition et une
schèmes théologiques, n'est un procédé ni rare ni isolé : intuition pleine, il y a un vaste champ de transforma-
Kantorowicz a bien montré, de son côté, que les tions mythiques, le périmètre des conjectures métaphy-
passages de saint Paul sur l'homme inspiré par l'Esprit siques, qui se sont déposées dans une métaphorique
Saint, le nomos empsuchos, que nul ne peut contredire, pluriforme. Ce champ avancé (Voifeld) du concept est
ont été transférés à la Renaissance non pas seulement plus plastique, dans son "état d'agrégat", plus sensible à
vers le Pape, mais aussi vers l'artiste, qui revendiquait l'inexprimé, moins dominé par des formes de tradition
ainsi une forme de «souveraineté». . établies »2.
Un complément mythologique à la métaphorologie Mais ces dimensions de plasticité, de transformation
de la lumière apparaîtra dans Travail sur le mythe, avec libre, de sensibilité à l'inexprimé ne recouvrent qu'une
la figure du « Lichtbringer », celui qui a apporté la part de la fécondité des métaphores, comme on l'a vu; et
lumière à l'humanité, Prométhée. En effet, au chapitre des « métaphores absolues», Blumenberg a
« si l'Aufldc'i.rung a vu préfigurer dans le vol du feu par exemplifié son propos par l'étude d'une des plus remar-
Prométhée sa propre tâche historique, celle de donner quables d'entre elles : le monde comme livre.
la lumière à l'humanité contre l'être et la volonté de ses
anciens dieux, l'échec des Lumières jusque dans l'abais-
sement de leurs prétentions devait pouvoir s'exprimer La lisibilité du monde
clans le langage du mythologèrne de Prométhée. Le
Dans les Paradigmes, Blumenberg évoquait évidem-
porteur de lumière tombe dans la pénombre». (AM,
ment à plusieurs reprises la métaphore du Livre de la
p. 644)
Nature, mais en renvoyant à son traitement dans l'ou-
Blumenberg suit ici la transformation du mythe vrage classique d'E. R. Curtius sur la littérature euro-
chez Nietzsche, mais on pourrait s'intéresser aussi à la péenne et le Moyen Age latin3, ainsi qu'à une étude
mise en question du « prométhéisme » des Temps « encore inédite» de l'éditeur des Annales pour une
modernes que l'on trouve dans certaines critiques de la histoire des concepts (Archiv für Begriffsgeschichte), qui
technique et de la science, comme hybris d'auto-suffi- avait accueilli la publication des Paradigmes, Erich
sance humaine, par où l'excès de lumière aurait préparé Rothacker",
l'espace aveuglant du désert. La lisibilité du monde est une « métaphore pour le
La métaphorologie constitue ici une (sous-) partie tout de l'expérimentable ». Si Blumenberg y a consacré
de l'histoire des concepts, une branche dans l'étude du un livre entier (La Lisibilité du monde, 1981), c'est qu'on
discours philosophique et scientifique qui permet de peut percevoir à travers ses variations d'usage une
rendre compte de son extension réelle et de ses trans- histoire de l'idéal de connaissance et de ses mutations,
formations d'arrière-plan : depuis la métaphysique grecque jusqu'aux espoirs
« la représentation selon laquelle le logos philosophique placés dans le «déchiffrement» de l'ADN. Or un tel
aurait "surmonté" le mythos pré-philosophique a «souhait» de lisibilité (le terme Wunsch est omniprésent
restreint notre champ de vision de l'extension (Umfang) dans cet ouvrage) n'est pas un « besoin sorti de la
de la terminologie philosophique; à côté du concept au Nature, comme l'est celui de la magie d'obtenir un

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HANS BLUMENBERG 3. LA LUMIÈRE DE LA VÉRITÉ, LE MONDE COMME LIVRE

pouvoir sur des forces non maîtrisées» (LW, p. 9) - en vérité. Le papyrus, la tablette, sont dévalués, il ne s'agit
effet, si l'on a pu constater l'existence de pratiques que de supports pour des traces. La possibilité de voir
magiques dans toutes les sociétés connues du passé, dans le livre une appréhension et une métaphore du tout,
l'idée de lisibilité du monde est en revanche le produit une « totalité de sens» capable d'énoncer et d'enclore les
d'une histoire particulière, au-delà même de la restric- structures du monde, est liée à l'apparition de ce que
tion évidente qui en exclut a priori les sociétés dites Blumenberg appelle le « singulier-collectif du Livre
« sans écriture». sacré», formé par l'ensemble de ce que l'on appelle aussi
« Faire du monde une expérience telle que celle dont on les Écritures : mais précisément, le singulier marque une
peut être redevable à un livre ou à une lettre, ne présup- unité de sens et de révélation, là où « les Écritures»
pose pas seulement l'alphabétisme, pas seulement la portent la marque, plus «humaine», d'une pluralité de
préformation des souhaits d'accès au sens par l'écrit et foyers d'élaboration. Blumenberg emprunte la notion et
le livre, mais aussi l'idée culturelle du livre même, dans le terme de «singulier-collectif» à son collègue du
la mesure où il n'est plus un simple instrument d'accès
groupe Poetik und Hermeneutik, Reinhart Koselleck, qui
à autre ch se.» (LW, p. 10-11)
l'employait pour marquer la singularité du concept
Blumenberg s'attache donc à reconstituer les condi- moderne d'Histoire, comme ensemble des histoires poli-
tions de formation de cette « idée culturelle du livre». tiques, civilisationnelles, etc., censées former, depuis la
Les questions «négatives» ont une valeur heuristique transformation de la conscience du temps dans les Temps
dans cette perspective : par exemple, on peut se modernes, «une» Histoire dotée d'une direction et d'un
demander pourquoi l'idée d'un «déchiffrement» du sens5. Blumenberg suggère de son côté que c'est d'abord
monde n'était pas pertinente (et n'est pas présente le singulier-collectif du logos déposé en Un livre, du Livre
textuellement) dans le monde grec, où le mot et, en un sacré comme lieu où est déposée une Vérité, qui s'est
sens, l'objet «livre» existaient pourtant. Par là, on reflétée sur les concepts de Nature ou d'Histoire. Mais si
aborde sous un angle inédit une question récurrente de le judéo-christianisme ouvre ainsi la possibilité de la
l'histoire des sciences : celle du non-avènement d'une métaphore du monde comme livre, il semblait la fermer
physique mathématisée dans la Grèce ancienne. Cette aussitôt en posant « l'absolutisme du Livre» : « l'absolu-
question a reçu une acuité particulière du fait que le tisme du livre empêche son utilisation métaphorique
postulat fondateur de la science moderne énoncé pour le monde» (LW, p. 34) ; la Bible contient tout, et dès
par Galilée, « la Nature est écrite en langage mathé- lors prétendre lire dans la Nature un contenu de vérité
matique», avait bien un aspect pythagoricien et plato- sans la médiation de l'écrit sacré est dénué de sens. Telle
mcien la réalité intelligible est, éminemment, est l'une des problématiques centrales de La Lisibilité du
mathématique. Mais l'idée d'un monde « à déchiffrer» monde : aussitôt que le livre a été « autonomisé en une
est, quant à elle, étrangère à Platon, précisément parce expérience propre de la totalité, comme c'est exemplaire-
qu'elle présuppose une application au monde de la méta- ment le cas dans l'épopée grecque ancienne ou dans le
phore du Livre qui n'est pas de provenance grecque, pour Livre des livres, l'expérience du livre entre en rivalité
la bonne raison que l'objet-livre n'a pas, dans le monde avec l'expérience du monde» (LW, p. 11). La lisibilité du
grec, valeur d'unité de sens constituée comme lieu de monde retrace l'histoire de cette rivalité et de ses racines.

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HANS BLUMENBERG 3. LA LUMIÈRE DE LA VÉRITÉ, LE MONDE COMME LIVRE

Mais d'emblée, la question de la complexité du concile de Lyon de 1274), aussi bien pour les deux
statut du livre, de l'écrit, est soulevée par Blumenberg à Testaments que pour les deux livres. Mais d'autre part, il
propos du Dieu biblique : « le Dieu biblique est, depuis faut éviter que les secrets de création de Dieu ne soient
les tables autographes du Sinaï, un Dieu qui écrit, ou du conçus comme une voie de connaissance sacrée, comme
moins, un Dieu qui laisse écrire» (LW, p. 31). Cette la clé d'une connaissance du créateur à partir de sa créa-
manifestation pose aussitôt problème : tion. On retrouve ici un schéma développé dans La Légi­
« si [le Dieu du Livre saint] voulait écrire ou parler, en timité des Temps modernes : « s'il n'y a pas pour Augustin
quelle langue le ferait-il alors? Si c'est dans la sienne - d'authentique connaissance de la Nature, c'est une
alors il est pe probable que nous puissions jamais le conséquence annexe de son rejet de la Gnose »7•
comprendre. Si c'est dans la nôtre - que pourrait-il alors Nous ne suivrons pas ici, avec Blumenberg, les
nous révéler, qui ne serait pas déjà nôtre, déjà dans le reprises et déplacements de la métaphore des deux
Livre de la Nature, ou seulement un petit bout de la livres, parfois compliquée et raffinée par une métapho-
sorte et du type de celui-ci?» (LW, p. 31) rique des images et des reflets, chez divers auteurs chré-
La réponse biblique se trouverait dans une certaine tiens, comme Bonaventure, et son interrogation sur son
affirmation supplémentaire d'illisibilité du dessein de absence chez Thomas d'Aquin.
Dieu, comparable à l'obligation faite à Moïse de ne pas Lessentiel est ailleurs, dans la construction d'une
regarder Dieu en face. rivalité entre livre sacré et livre du monde, qui a donné
Longine chrétienne de la métaphore du livre du ultérieurement à « l'ernpirie théorique des Temps
monde se trouve chez Augustin, dans l'allégorèse du modernes» son caractère propre : celle-ci n'est pas « la
Psaume 45: chose la plus naturelle du monde», mais bien la contre-
instance opposée à l'autorité du Livre ou de quelques
« que la page divine soit pour toi un livre afin que tu
livres (ceux d'Aristote en particulier), mais dans un
l'entendes; que le cercle du monde soit pour toi un
livre, afin que tu le voies. Seuls ceux qui connaissent les rapport qui empruntait souvent à cette autorité des
lettres lisent les écrits ; dans le tout du monde, même instruments de légitimation de sa tâche et de son
l'ignorant (idiota) lit ».6 recours au livre de la Création, c'est-à-dire la Nature
elle-même. En effet, d'un côté, comme dans La Légiti­
La thématique des « deux livres» se trouve ainsi non mité des Temps modernes mais sous un autre angle,
seulement posée, mais élaborée théoriquement par Blumenberg évoque les réflexions de certains Pères de
Augustin, dans un double souci : créer un lien avec les l'Église condamnant la recherche «empirique» et scien-
cosmologies antiques mais marquer une distance à tifique en tant qu'elle détournerait du savoir essentiel,
l'égard de l'émanatisme néoplatonicien et des mythes celui qui porte sur le salut. Mais en même temps, le
gnostiques dualisant les créateurs. Il faut admettre à la monde comme création divine est pensable comme
fois que Dieu n'a pas seulement écrit ou dicté le livre <le œuvre, produit à propos duquel il est tentant de poser la
la révélation, mais est d'abord l'auteur de l'autre livre, le question de ses « secrets de fabrication», d'autant plus
Livre de la Nature, et qu'il s'agit dans les deux cas que l'entendement singularise la créature humaine.
d'unwn esse auctorem (selon la formule du deuxième Celle-ci n'est-elle donc pas vouée, par prévenance divine

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HANS BLUMENBERG 3. LA LUMIÈRE DE LA VÉRITÉ, LE MONDE COMME LIVRE

même, à chercher à «comprendre» le monde qui se La contemplation de la Nature ne vise ici qu'à
donne à voir et qu'elle cherche, aiguillonnée par une méditer la gloire de Dieu, mais une commune cible
curiosité qui ne saurait être entièrement égarante, à rhétorique et scolastique permettait la translation du
«lire»? La compréhension n'est-elle pas hommage à la thème, opposant cette fois au savoir excessivement
création divine et à son ingéniosité, contemplation intel- livresque et fondé sur l'autorité des anciens, qui étaient
lectuelle de l'harmonie intelligible et de la beauté pourtant des païens, non plus l'expérience intérieure et
suprême de la Cr, ation, à savoir la beauté cachée aux la spiritualité contemplative des mystiques, mais l'expé-
yeux et accessible à l'esprit? La naissance de la science rience de la Nature comme livre ouvert par Dieu à l'in-
moderne coïncidera ainsi avec la métaphorisation de la telligence. Cependant,
Nature comme livre écrit en langage mathématique : un « ce sont seulement les réflexions sur l'absence de
nouveau programme de déchiffrement est inscrit dans contradiction entre la révélation et la connaissance de la
cette métaphore. « La métaphore du Livre de la Nature Nature, qui ont trouvé leur expression dans la lettre du
dévoile son contenu rhétorique seulement comme para- 21 décembre 1613 de Galilée à son élève et ami Castelli,
doxe clans son axe de poussée (Stossrichtung) contre la bénédictin et professeur de mathématiques à Pise,
scolastique» (LW, p. 58). Paradoxe, dans la mesure où la comme dans le traité dédié à la grande-duchesse Chris-
métaphore du livre, appliquée à la Nature, est dirigée tine de Toscane, qui ont conduit Galilée, par souci de
« contre le livre comme symbole (Inbeg,­ijf) de l'érudi- comparabilité, à traiter également la Nature sur le mode
tion stérile» (LW, p. 64). Dans cette orientation, « un d'un texte et à prendre ainsi à son service la métaphore
rôle nouveau est joué par l'opposition entre le personnel polémique pour soi». (LW, p. 72)
de ce monde des livres, des clercs et des moines, et le Si le livre sacré a besoin d'une herméneutique, le
monde des laïcs de la bourgeoisie urbaine qui arrivent à déchiffrement du Livre de la Nature implique peut-être
la conscience de leur valeur et qui, non initiés à la lui aussi une connaissance particulière, celle des figures
lecture et hostiles aux in-folio, veulent voir formulée ( «les angles, cercles et autres figures géométriques »)
leur intelligence du monde» (LW, p. 58). Paradoxale- sans lesquelles il ne serait pas possible d'en comprendre
ment encore, les tenants laïcs de la « science nouvelle» un mot.
reprennent la métaphore du livre de la Nature d'une « Ce qui unit Kepler et Galilée est la supposition fonda-
tradition mystique-méditative - Blumenberg cite un mentale que la langue des mathématiques n'est pas
beau texte de Guillaume Du Vair, futur évêque de seulement un moyen auxiliaire qu'utilise l'esprit
Lisieux (1556-1621) : humain pour présenter les relations entre les choses de
« ce fut, à mon avis, une belle réponse que Socrates écrit
la Nature, mais le langage du Dieu géomètre même. »
avoir été faite par ce bon ermite, saint Antoine, à un (LW, p. 74- 75)
philosophe qui lui demandait comme il pouvait Cependant, ce programme de déchiffrement scienti-
demeurer en solitude sans livre : "je n'ai, dit-il, pas faute fique se construit dans une tension tantôt larvée, tantôt
de livres; mon livre, c'est le monde; mon étude, c'est la ouverte avec la pratique du commentaire du Livre et des
contemplation de la Nature; j'y lis jour et nuit la gloire Anciens, en tant que l'expérimentation et le déchiffre-
de mon Dieu; mais je n'en puis trouver le bout" »8. ment du Livre de la Nature prétendent découvrir des

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HANSIBLUMENBERG 3. LA LUMIÈRE DE LA VÉRITÉ, LE MONDE COMME LIVRE

« vérités nouvelles» directement : le pathos moderne de lité, ne pourra dire ce qu'il a à dire que sous la
la fraîcheur de l'expérimentation tournée contre le contrainte particulière de la clarté (Deutlichheit) de ses
savoir purement livresque et érudit fournit ici un ressort représentations liées à son temps et dans sa langue. Il
polémique, jouant sur le mode de lecture respective- n'y a pas de langue pour tous les temps et pour tout
ment adéquat aux deux «livres». Les stratégies, de temps, bien que Spinoza place encore des prétentions
conciliation ou d'affrontement, sont variées au début relativement élevées dans la constance de la langue
des Temps modernes.Justifier le codage, par le Créateur, hébraïque. Mais ce n'est pas Dieu qui parle cette langue,
ce sont les prophètes. » (LW, p. 102)
des lois de cette Nature qui s'offre aux regards mais qui
doit être déchiffrée, est possible dès lors que l'on Or dans cette approche dont il tire les conséquences
travaille simultanément à présenter ces vérités comme radicales, Spinoza, estime Blumenberg, est conduit à
conciliables avec les vérités révélées : savoir naturel et mettre en question non seulement l'unité du livre sacré
savoir surnaturel se distribuent en deux livres différents, mais sa possibilité même :
qu'il faut parfois corriger à la marge. La « science « aucune révélation ne pourrait révéler à l'homme ce
nouvelle» peut faire valoir qu'en révélant la perfection qui lui est complètement étranger, et aucune ne pour-
mathématique des lois du mouvement, elle «prouve» rait avoir lieu autre part que dans les têtes des contem-
qu'une intelligence ordonnatrice a présidé à la forma- porains parlant la même langue, et sous les conditions
tion de l'Univers : une possibilité apologétique. qui s'ensuivent». (LW, p. 103)
Mais inversement, les normes de la rationalité more Non seulement il est ici répondu négativement à la
geometrico peuvent être appliquées au livre sacré question de la contribution des écritures sacrées à
suivant ce que Blumenberg désigne comme « l'hermé- l'intelligence du livre de la Nature, mais c'est bien
neutique immanente» pratiquée par un Spinoza (LW, plutôt à partir de la compréhension du livre de la
p. 103). Celle-ci est marquée par deux découvertes qui Nature, tel que l'envisage !'Éthique en partant de
transforment la métaphorique du livre : l'unité de la l'axiome de l'identité entre Nature et Dieu, que l'on peut
Bible est redécomposée, c'est-à-dire en l'occurrence rendre lisible ce qui est énigmatique dans le livre sacré.
dispersée suivant l'ordre de sa composition historique; Néanmoins, un rôle est bien reconnu au livre sacré :
ensuite, sa constatation du « besoin de rendre lisibles celui de « faire valoir le droit de Dieu à être obéi», les
même des textes qui ne sont pas chiffrés et qui ne relè- tables de la loi étant « adaptées à un état encore enfantin
vent pas de degrés subtils d'abstraction» (LW, p. 101). de l'humanité» (LW, p. 105), là où la loi de la Nature
La pluralisation de la Bible est ici liée à son historicisa- (et de Dieu) inscrite dans les cœurs sera explicitée
tion, qui revient à considérer ses parties comme par la connaissance et recevra forme universelle. « Les
renvoyant à des moments déterminés, non seulement commandements bibliques n'apparaissent comme droits
dans les événements qu'elles relatent, mais aussi dans et principes qu'aussi longtemps qu'il n'est pas possible
leur rédaction et dans la relation entre auteurs et d'expliquer leur fondement autrement» (LW, p. 104).
lecteurs. Au-delà de la critique biblique, en constituant un
« I'auteur, quand bien même il serait le prophète inspiré savoir autonome vis-à-vis de la sanction biblique, la
par Dieu, dont·Spinoza ne nie pas au moins la possibi- science moderne a bien fait valoir sa capacité propre à

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HANS BLUMENBERG 3. LA LUMIÈRE DE LA VÉRITÉ, LE MONDE COMME LIVRE

interroger le (livre du) monde, tout en faisant peut-être Le romantisme commence pourtant avec une tout
miroiter, par l'emprunt d'une métaphore qui avait aussi autre version de la métaphore, d'inspiration plus
une fonction émancipatrice-et polémique, la promesse panthéiste : « Lhomme n'est pas seul à parler»,
d'un «sens» que la rationalité scientifique a peut-être proclame ainsi Novalis, « l'univers aussi parle - tout
plutôt pour effet réel de dissoudre. La lisibilité du monde parle - des langages infinis» (Le Brouillon universel,
est à ce titre une enquête répondant à l'irritation de Matériaux pour une Encyclopédie [Das Allgemeine
Blumenberg face à des slogans courants de la Kultur­ Brouillon. Materialen zur Enzyklopéidistih], 1798/99, cité
kritih contemporaine sur la « perte de sens» : il faut dans LW, p. 234). Or cette parole aurait été oubliée, et
tenter de dissiper le vague de tels discours en réalisant « le fait d'avoir ôté le langage au monde (die Entsprachli­
une typologie de ce qui a été attendu, en termes de chung der Welt) est pour Novalis un crime de son
« sens », dans le passé. époque, le pur éloignement de son origine» (LW,
L'ambition de déchiffrement des secrets du monde et p. 234). On a ici un discours prototypique sur la « perte
de l'humanité n'a-t-elle pas été reprise aujourd'hui non de sens» : si « le monde est en fait une communication
plus par la physique, mais par ce qui peut apparaître - une révélation de l'esprit», Novalis ajoute que « le
comme le programme de déchiffrement le plus chargé temps n'est plus où l'esprit de Dieu était compréhen-
d'enjeux de la science actuelle : le code génétique, le sible. Le sens du monde a été perdu »10. Mais cette
déchiffrement du génome? Blumenberg y consacre les déploration est doublée d'un projet atypique d'une ency-
dernières pages de La Lisibilité du monde. Mais avant clopédie des langages infinis, qui se formule alors en
d'en venir à ce point, il faut suivre le parcours dans ses une multitude d'expressions enthousiastes et para-
détours, qui en font encore toute la richesse. doxales : « idéalisme magique», « mystique grammati-
Si, dans le matériau convoqué par une étude de la cale», promesses d'un nouvel « âge d'or» dans lequel la
métaphore de la lisibilité, une très large place est donnée poésie aura pris toute son ampleur parce que le monde
aux programmes scientifiques qui s'y sont articulés, on sera lui-même vu comme un roman : « le genre humain
ne saurait en exclure la part proprement poétique et tout entier deviendra finalement poétique. Nouvel âge
littéraire, qui n'est pas un « à côté» de l'histoire qu'en- d'or» 11. La capacité de réentendre le monde apparaît
treprend de retracer Blumenberg. Un renversement liée à un « art d'écrire des livres» qui lui-même « n'a pas
spectaculaire s'y opère en effet : le livre comme méta- encore été découvert. Mais qui est sur le point de
phore du monde cède la place, dans le romantisme l'être »12. Le devenu-illisible va redevenir lisible grâce à
tardif, au monde comme objet devant aboutir à ... un un nouvel art d'écrire qui s'annonce ici. Mais cette
livre. On a affaire là, non pas à « l'absolutisme du Livre» mystique panthéiste veut également engager le christia-
en son sens théologique, précédemment aperçu, mais à nisme dans sa préparation de l'âge d'or, ce qui implique
une forme extrême de « l'absolu littéraire», pour de tenir la Bible pour inachevée : s'inscrivant dans
reprendre le beau titre d'un recueil des grands textes du l'espace ouvert par le Lessing de Eëàucation. du genre
romantisme allemand réalisé par Jean-Luc Nancy et humain et son annonce d'un « nouvel évangile» 13,
Philippe Lacoue-Labarthe9. Novalis fait ici également écho à Friedrich Schlegel et à
sa représentation du « monde inachevé», mais il ne se

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contente pas d'annoncer, comme Schlegel, u_ne nouvelle moins où le sujet serait presque invisible, si cela se
Bible - « toute l'Histoire est évangile »14. A travers la peut »16.
correspondance entre Novalis et Schlegel, Blumenberg Qu'il y ait là une variante ironique du livre absolu
montre la tension présente dans la conception roman- des romantiques n'est pas douteux pour Blumenberg :
tique du livre absolu, qui hésite entre le modèle (privi- « le livre sur rien est le livre absolument autarcique; il
légié par Novalis) d'une Encyclopédie qui contiendrait n'a besoin de rien que de lui-même» 17, il a aboli son
la physique aussi bien que !'Histoire (la Nature étant rapport de dépendance à un objet-monde, rompu avec
elle-même « un index systématique encyclopédique ou toute mimésis, mais son intérêt vient précisément de ce
un plan de notre esprit» 15), et le modèle de la Bible, qu'il nie, le «rien» est l'inversion de l'absolu.
dominant pour Schlegel : celui-ci veut « fonder une
« C'est là qu'on reconnaît son rattachement à la méta-
nouvelle religion, ou plutôt aider à l'annoncer, car elle phorique du monde comme livre : si le monde avait été
viendra et triomphera aussi sans moi». une communication de Dieu à ses créatures, la perte de
Pourquoi Blumenberg consacre-t-il tant d'attention cette fonction devait laisser derrière soi les gestes vides
à ce qui peut apparaître comme un épisode limité de de la signification, le monde comme livre sur rien.»
l'histoire littéraire? Parce que dans cette esthétique (LW, p. 304)
romantique ont été fixées les mesures « pour la rivalité Faut-il s'étonner alors de voir ressurgir chez Flau-
du livre et de l'univers pour l'esthétique de l'avenir - et bert les figures jumelles et antagonistes qui s'affrontaient
aussi bien encore pour les traitements ironiques, néga- chez Novalis et Schlegel, mais là encore sous une forme
tifs et les abdications à l'endroit de cette esthétique» exténuée et parodique : la Bible, celle de saint Antoine,
(L\V, p. 244). Mais d'autre part, la métaphore du livre réservoir d'images, et l'Encyclopédie, entreprise menée
fait apparaître ici une hésitation lourde d'enjeux futurs ad absurdum par Bouvard et Pécuchet - l'encyclopédie
pour toute esthétique quant à une « décision fondamen- comme farce ... ?
tale [ ... ] : la décision sur le fait de savoir si l'opération Eultime variation sur le livre absolu est fournie,
essentielle de la création à effet esthétique doit être dans le chapitre sur « le livre-monde vide», par les
située chez ses producteurs ou chez ses récepteurs» réflexions de Mallarmé (et de Valéry sur son maître) en
(LW, p. 300). I'idée de Novalis que toute vie est un direction du Livre : «J'irai plus loin, je dirai : le Livre,
roman, et que chacun devrait finalement devenir le persuadé qu'au fond il n'y en a qu'un, tenté à son insu
poète de sa vie, se porte aux limites de ce problème : par quiconque a écrit [ ... ] » («Autobiographie», lettre
« l'absurdité qui apparaît si tous écrivent [ est] qu'ils ne de Mallarmé à Verlaine, 16 novembre 1885). Mais le
puissent alors plus écrire pour personne» (LW, p. 301). projet mallarméen du Livre donnera lieu finalement au
À cette figure limite s'ajoute celle du « livre sur poème éclaté Un coup de dés, et le rêve du Grand Œuvre
rien» dont Flaubert écrit dans une lettre à Louise Colet trouve refuge dans le fragment romantique : « Prouver
du 16, janvier 1852 qu'il serait ce qu'il aspire à faire : par les portions faites que ce livre existe, et que j'ai
« un livre sur rien, un livre sans attache extérieure, qui connu ce que je n'aurai pu accomplir.» ( « Autobiogra-
se tiendrait de lui-même par la force interne de son style phie», cité par Blumenberg, LW, p. 325). Opiniâtrement,
[ ... ) un livre qui n'aurait presque pas de sujet ou du Blumenberg soulève la même question qu'à propos des

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HANS BLUMENBERG 3. LA LUMIÈRE DE LA VÉRITÉ, LE MONDE COMME LIVRE

romantiques allemands : « Si une expression (Ausdruch) monde, Blumenberg évoque en effet le code génétique,
devait être trouvée au sens du monde, sur qui pourrait- passé du rang de métaphore (dans les hypothèses déve-
elle alors encore faire impression (Eindruck), dans la loppées par Schrôdinger en 1943, lorsque le physicien
forme de sa lisibilité accomplie?» (LW, p. 325). Pas un abordait la question « What is Life? ») à celui de modèle
mot sur le lecteur, sinon celui par lequel Mallarmé déjà ou de « schéma hypothétique» (LW, p. 376). Dans son
se séparait du livre en le livrant à l'impersonnalité de son évocation de la réflexion initiale de Schrôdinger,
destin : « Impersonnifié, le volume, autant qu'on s'en Blumenberg, fidèle à lui-même, soulève la question :
sépare comme auteur, ne réclame approche de lecteur.»
« Si Schrodinger voyait l'ensemble des facteurs géné-
(Quant au livre, cité in LW, p. 324). Le paradoxe du livre tiques dans le noyau de la cellule comme une écriture
absolu tisé est qu'il n'a plus besoin de lecteur. Qu'il existe chiffrée, qui était alors le lecteur métaphoriquement
suffit à son auteur, qui adopte l'attitude d'un créateur de inévitable de son texte? Il est du plus haut intérêt que
monde, du moins dans les versions du créateur qui le physicien ait eu recours pour cela à une vieille figure
voient celui-ci se désintéresser de sa créature une fois de parade de sa discipline, bien que celle-ci n'ait pu
celle-ci créée. Le scepticisme de Blumenberg sur le livre affirmer sa validité au siècle de la statistique du méca-
absolu ne renvoie pas seulement à son souci d'une nisme des quanta : le démon de Laplace.»
esthétique de la réception, donc au « lecteur implicite» C'est que cette figure d'une intelligence totale du
impliqué dans toute écriture (ce lecteur dont parlait son monde « qui n'était qu'un concept-limite de la capacité
collègue et co-fondateur du groupe Poetik und Herme- opératoire d'une physique déterministe», trouvait ici un
neutik, Wolfgang Iser); il renvoie aussi à l'idée qu'il n'y nouvel espace dans l'idée qu'à partir d'un état chromo-
a pas plus de Livre final que de fin au mythes, il y a somique quelconque, le démon de Laplace devait
seulement des actes littéraires de proclamation de la fin pouvoir prédire tout autre état de ce système au moyen
du mythe et d'achèvement du Livre, là où le mythe et les de comparaisons différentielles, en annulant le facteur
livres continuent autant que dure un monde à dire - ce temps, puisque ces états pouvaient être aussi bien passés
qui fournit à Travail sur le mythe sa conclusion sous la qu'à venir. Or une telle vision revenait à faire de l'écri-
forme de la question : « Pourquoi un monde devrait-il ture chiffrée du génome un système fermé, là où le code
continuer à exister, s'il n'y avait plus rien à dire?» (AM, génétique nous apprendra plutôt « que tout cela est
p. 689) possible, mais aussi qu'autre chose aurait encore été
La science contemporaine, de son côté, n'a-t-elle pas possible, parce qu'il y a le nucléotide et sa combina-
abandonné la métaphorique de la lisibilité, du monde toire» (LW, p. 408).
comme livre, qui n'intéresserait plus dès lors que l'his- On reviendra sur les effets de cette combinatoire qui
torien de la science classique? Il faut plutôt constater empêche le déterminisme physicaliste de reprendre ses
qu'en certaines de ses branches les plus dynamiques, la droits dans l'interprétation du code génétique. Il faut
science contemporaine a réactivé et comme diffusé la noter plutôt que chez Schrôdinger, « l'introduction de la
métaphorique de la lisibilité et a même semblé, pour la métaphore de l'écriture n'avait atteint [ ... ] qu'une fonc-
première fois, lui donner une correspondance objective tion illustrative, et non une signification théorique»
précise. Dans les derniers chapitres de La Lisibilité du (LW, p. 381).

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HANS BLUMENBERG 3. LA LUMIÈRE DE LA VÉRITÉ, LE MONDE COMME LIVRE

Or un approfondissement de l'hypothèse allait « les constituants universels que sont les nucléotides
donner une tout autre consistance à la métaphore. d'une part, les acides aminés d'autre part, sont l'équiva-
Ainsi Erwin Chargaff rapporte l'impression faite sur lent logique d'un alphabet dans lequel serait écrite la
lui par la lecture d'une communication d'Avery sur sa structure, donc les fonctions associatives spécifiques
découverte de la constance génétique des transforma- des protéines. Dans cet alphabet, peut donc être écrite
tions d'un pneumococcus à l'échelon non seulement toute la diversité des structures et des performances que
d'un individu, mais de la lignée descendant de lui : «je contient la biosphère. »20
vis alors devant moi les contours obscurs des commen- On peut ainsi parler de la reproduction à chaque
cements d'une grammaire de la biologie» (cité par génération cellulaire d'un « texte écrit sous forme de
Blumenberg, LW, p. 380). Loption ouverte au chimiste séquence de nucléotides dans !'ADN, qui assure l'inva-
était ici de tenter d'atteindre « la composition chimique riance de l'espèce» (Ibid.). Mais la métaphorique de la
de la multiplicité des propriétés héréditaires non pas à lisibilité (qui appelle un lecteur) et du code (qui appelle
travers une multiplicité équivalente de substances un déchiffrement), ne comporte-t-elle pas alors, comme
distinctes, mais à travers la variabilité de l'ordonnance- souvent, un risque d'hypostase anthropomorphique
ment de quelques substances» (LW, p. 381). Chargaff (L\V, p. 385) ? Les biolochimistes et les généticiens
perçut cette possibilité et rapporta l'activité biologique déjouent généralement ce risque en déplaçant l'accent :
des acides nucléiques à des séquences spécifiques d'élé- code il y a dans la mesure où un nombre très limité
ments toujours identiques, à savoir un triplet des quatre d'éléments donne la «clé» des configurations diverses
nucléotides connus. On voit alors comment la méta- qui résultent de leur combinatoire, Mais le code « n'ap-
phore de la lisibilité devient tout autre chose qu'une pelle» pas son déchiffrement au sens d'un finalisme
illustration : métaphysique qui se réintroduirait par la biologie là où
« Cette fois, pour la première et l'unique fois, le procédé on l'aurait perdu dans la physique. Le développement de
de l'écriture trouva une correspondance précise dans la la science détruit ainsi impitoyablement « les éléments
Nature : présenter une multiplicité presque infinie de anthropotropes » toujours contenus dans ses justifica-
variations de signification avec un petit nombre d'élé- tions (LW, p. 408). La métaphore de la lisibilité a ainsi
ments.» (LW, p. 381) été simultanément ou successivement utilisée et décons-
truite par ses utilisateurs scientifiques :
Comme l'écrit Jacques Monod, qui est une des
« on peut observer dans la biochimie et la génétique
sources de la présentation par Blumenberg de l'histoire
comment le progrès théorique déconstruit à nouveau
du déchiffrement du code génétique18,
(wieder abbaut) les constructions métaphoriques inter-
« le code génétique est écrit dans un langage stéréochi- médiaires dont il s'est servi avec tant de succès. » (LW,
mique dont chaque lettre est constituée par une séquence p. 405)
de trois nucléotides (un triplet) dans \'ADN spécifiant un Il est significatif à cet égard que dans son ouvrage La
acide aminé (parmi vingt) dans le polypeptide» 19.
Logique du vivant, François Jacob instaure une distance
La métaphore trouve ici une correspondance à l'égard des concepts clés de la biochimie dont il vient
profonde: d'exposer la genèse et la puissance :

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HANS BLUMENBERG 3. LA LUMIÈRE DE LA VÉRITÉ, LE MONDE COMME LIVRE

« aujourd'hui, le monde est messages, code, informa- du cosmos qui a provoqué la destruction des illusions
tions. Quelle dissection demain disloquera nos objets résiduelles.» (SF, p. 172)
pour les recomposer en un espace neuf? Quelle
ridée de la « mort par la chaleur», de la destruction
nouvelle poupée russe en émergera? »21
inéluctable des conditions de la vie sur la Terre, pose
Mais avant cette relativisation de la métaphorique une limite au développement de l'espèce et donc à la
du code, au nom de l'avenir de la science qui réserve perpétuation de sa mémoire. li n'existe plus rien que
d'autres «découpes», il est clair que les promoteurs de l'on puisse faire « pour toujours».
la biologie de l'hérédité ont eux-mêmes mis en garde Cette vision d'une vie comme oasis provisoire, vouée
contre une mécompréhension finaliste : la biologie du à disparaître, est celle d'un rationalisme dégrisé, et peut-
code génétique ne débouche sur aucun finalisme conso- être « post-métaphysique »23. Dans ses conséquences
lateur, elle représenterait plutôt le crépuscule des dieux. pratiques « anti-éternitaires », elle débouche nécessaire-
Comme le note encore François Jacob : ment sur la question, soulevée par Hans Jonas et
« l'être vivant représente bien l'exécution d'un dessein, disputée plus récemment, en Allemagne, par Peter
mais qu'aucune intelligence n'a conçu. Il tend vers un Sloterdijk et Jürgen Habermas, des ressources d'une
but, mais qu'aucune volonté n'a choisi. Ce but, c'est de pensée post-métaphysique face à la manipulabilité
préparer un programme identique pour la génération accrue du vivant humain ouverte par le progrès de la
suivante. C'est de se reproduire. »22 génétique et de ce que Blumenberg nomme ici la
Comme le formule à son tour Blumenberg, « toute « biotechnique ». S'en tenant à son fil directeur, Blumen-
l'évolution n'apparaît que comme le procédé compliqué berg se demande « si la métaphorique de la lisibilité n'a
du protozoon pour raffiner sa technique d'auto-conser- pas stimulé, sinon légitimé la poussée fatale vers la mise
vation ». Mais d'autre part le principe d'entropie (le à disposition biotechnique » de l'humain (LW, p. 399).
second principe de la thermodynamique) suggère que C'est à son collègue, admirateur admiré, Hans Jonas, que
« la vie a elle-même une tendance interne à retourner Blumenberg se réfère ici lorsque celui-ci s'interrogeait
à son état de départ dans le pseudopode, sinon dans sur le fait qu'au « décodage du mécanisme génétique»
l'inorganique, et à se révéler ainsi comme la grande succéderait la volonté d'un rewriting du texte, avec tout
exception qui aurait présumé de ses forces et qui ce que peut comporter d'inquiétant l'idée que quelques-
serait finalement insupportable pour elle-même» (LW, uns, même ou surtout armés des meilleures intentions,
p. 403). La vie comme immense détour vers ... rien. Le ne souhaitent « prendre en main l'évolution» humaine.
principe d'entropie est, pour Blumenberg, ce qui se prête Blumenberg se demande si cette inquiétude ne fait pas
le mieux à l'idée d'une destruction scientifique des illu- nécessairement jouer un « regard en arrière vers l'ancien
sions consolatrices pour l'homme : Livre de la Nature en tant que texte de la création déposé
« ce n'est pas la théorie astronomique du système par Dieu avec un caractère de sacrosainteté définitive»
solaire, [ ... ] ni la théorie de l'évolution biologique, ni la (LW, p. 398-399). Ce seraient alors deux métaphoriques
théorie de l'inconscient et de l'incapacité pour le moi de de la lisibilité qui s'affronteraient : le Livre de la Nature
le maîtriser, mais l'astrophysique et l'application du comme création définitive, d'un homme à l'image de
deuxième principe de la thermodynamique à la totalité Dieu qui se défigurerait et commettrait un sacrilège s'il

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HANS BLUMENBERG 3. LA LUMIÈRE DE LA VÉRITÉ, LE MONDE COMME LIVRE

cherchait à s'auto-transformer; et la lisibilité du code limites et les interdits liés à la philosophie antique et à
comme ce qui, une fois déchiffré, permet de nouvelles la religion chrétienne. lei, ce n'est plus l'impulsion néga­
combinaisons, des créations inédites. Or, comme le note tive fournie à la volonté de savoir moderne par la
Blumenberg, la perspective que l'homme prenne sa condamnation chrétienne de la curiosité théorique et
propre évolution en main, et dans le contexte allemand par l'autodestruction de la théologie comme source de
en particulier, fait naître un soupçon essentiel, le connaissance du monde qui est mise en lumière; c'est
soupçon qu'est cherchée par là « la création du plutôt l'émulation concurrentielle qu'offrait le Livre
surhomme» (LW, p. 399). Sans préciser extensivernent comme totalité où seraient déposées les clés de l'exis-
sa propre position, on peut penser que Blumenberg se tence du monde. Ainsi doit être évitée la naïveté qui
tiendrait à distance aussi bien de l'interdit fondamenta- voudrait, selon une formule déjà citée, que « l'empirie
liste jeté sur toute amélioration de la santé humaine à théorique des Temps modernes [soit] quelque chose
l'aide des biotechnologies que sur l'optimisme béat quant comme la "chose la plus naturelle du monde"» (LW,
aux effets forcément bénéfiques de leur développement. p. 11) : la connaissance de la réalité a pris un pli parti-
li indique ainsi : « il faut bien distinguer entre le sacrilège culier du fait de la métaphorique de la lisibilité du
et la pesée objective des chances et des risques» (LW, monde, qui a bien ses racines dans une culture du Livre.
p. 399). Toute approche de l'humanité comme produit de Le désir de «déchiffrer» le monde n'est pas, comme tel,
l'évolution doit en tout cas garder à l'esprit le paradoxe un « besoin naturel» (LW, p. 10), - à la différence,
fondamental qu'avait rappelé Darwin lui-même dans La estime Blumenberg, de la magie ou de l'activité mytho-
Descendance de l'homme et qui ruinait les formes de poétique, qui constituent une forme d' «interprétation»
« darwinisme social» qu'on a prétendu tirer par la suite du monde ou qui, dans le cas de la magie, traduit un
d'une application indue des théories de l'évolution à la désir de maîtrise des forces naturelles mais qui ne revêt
sphère sociale : pas universellement cette forme spécifique qu'a revêtue,
« le système organique résultant du mécanisme de l'évo- dans les civilisations du Livre, le désir de savoir.
lution devient "homme" par le fait qu'il se dérobe à la Dans le premier chapitre de La Lisibilité du monde,
pression de ce mécanisme, en lui opposant quelque Blumenberg énumérait différentes visions possibles de la
chose comme un corps fantômal. C'est la sphère de sa réalité : ce qui reste quand on a laissé derrière soi « la
culture, de ses institutions, et même de ses mythes» sphère du souhait et de l'imaginaire», ou bien la « masse
(AM, p. 183).
plastique d'un ensemble de choses disponibles», ou
Ce parcours dans l'histoire de la métaphore du livre bien encore le vestibule du musée esthétique, ou encore
du monde laisse de multiples questions ouvertes. « l'écriture sur le mur du rien» ... Ces images énigma-
Certes, on retrouve dans La Lisibilité du monde quelque tiques, mais derrière lesquelles on pourrait reconnaître
chose de l'apport de La Légitimité des Temps modernes, à de grandes options métaphysiques, ont un statut incer-
quoi nous reviendrons plus loin : la capacité à restituer tain, que l'ouvrage sur la lisibilité du monde tente juste-
les conditions et les impulsions qui ont donné son style ment d'élucider :
particulier à la science moderne, dans son rapport « dans ces métaphores, il ne s'agit pas de vérités ultimes,
complexe avec les impulsions et les empêchements, les d'ontologies, d'histoires de l'être ou de métaphysique.

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HANS BLUMENBERG

Nous aurions plutôt affaire avec elles à de l'interpré- CHAPITRE 4


table, qui précède autre chose, coordonne et colore
d'autres états de choses [ ... ) »
Blumenberg parle alors, en une formule qui marque
Histoire des effets
bien l'espace qu'explore la métaphorologie, d'une « indé- et symbolisation:
terminabilité déterminée» :
le malentendu copernicien
« aucune expérience ne se meut jamais dans un espace
de pure indétermination, pas plus que dans un pur
accomplissement linéaire des relations causales de ses
objets. La métaphorique de l'expérirnentabilité du
monde a affaire à cette indétermination déterminée
[bestimmte Unbestimmtheit) pour laquelle vaut le para-
digme de la "lisibilité".» (LW, p. 16)
li n'est guère douteux que dans l'intérêt de Blumen- « Qu'est-ce qui a fait paraître Copernic représentatif,
berg pour la métaphore du Livre de la Nature, les significatif, ou pour utiliser une expression usée :
fameuses formules de Galilée sur le langage mathéma- "symbolique" de la conscience de soi de l'époque? »1
tique de la Nature n'aient joué un rôle d'aiguillon, rinterrogation de Blumenberg, dans l'article « Copernic
prolongeant sa discussion infinie de la Krisis de Husserl, dans la conscience de soi des Temps modernes», peut
où la mathématisation galiléenne de la Nature occupe surprendre, dans la mesure où peu d'événements intel-
le centre de l'analyse du tournant objectiviste de la lectuels paraissent dotés d'une portée comparable au
science moderne. En ce sens, autant que dans la suite bouleversement qu'a pu représenter l'abandon du
des analyses des Paradigmes sur la cosmologie méta- géocentrisme. S'il faut chercher un symbole de l'époque
phorisée, La Lisibilité du monde se situait dans l'appro- moderne, ne trouve-t-on pas dans cette rectification
fondissement de questions ouvertes par l'étude scientifique de l'illusion (cosmologique, théologique et
monumentale consacrée par Blumenberg aux conditions métaphysique) selon laquelle la Terre, et donc l'homme,
et aux effets de la révolution copernicienne. seraient au centre de l'Univers, un geste qu'on est bien
fondé à tenir pour significatif d'un changement radical
d'époque, de «monde» historique?
Il faut plutôt s'interroger sur l'écart entre le contenu
scientifique d'origine et les interprétations symboliques.
En effet, rappelle Blumenberg :
« La réforme astronomique de Copernic est un événe-
ment de l'histoire des sciences de la Nature dont la
signification est clairement limitée pour le progrès ulté-
rieur de la connaissance astronomique. Très tôt, il a été
observé que l'on ne devait pas surévaluer l'avantage

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HANS BLUMENBERG 4. HISTOIRE DES EFFETS ET SYMBOLISATION ...

théorique offert par le système copernicien par rapport copernicien. Mais le rapport de légitimation est rendu
à celui de Ptolémée. [ ... ] À ce sujet, l'histoire de l'astro- douteux par une telle ambivalence. Il semble bien
nomie montra que seul un problème de construction plutôt que les interprétations et les valorisations oppo-
partiel du cosmos complet avait été_ traité par Coper�ic. sées de l'homme se soient simplement servies de cet
Mais l'événement avait son potentiel historique speci- événement copernicien pour leurs propres confirma-
fique. Lhomme des Temps modernes crut avoir appris tion, figuration et triomphe.»
par Copernic quelque chose sur lui-même et sur sa
D'un côté, en effet, Copernic a été peu à peu célébré
position dans l'Univers. »2
comme l'acteur d'une percée sans égale de l'esprit humain,
Les travaux que Blumenberg a consacrés à l'histoire capable de « faire tourner les astres» et de déplacer les
de la révolution copernicienne, à sa genèse et à sa récep- sphères, l'un de ceux qui auraient permis le triomphe de la
tion, explorent tout ce jeu d'écarts, de déplacements, de raison dans la compréhension du cosmos (au-delà de
reprise, de traduction métaphorique et métaphysique toutes les réserves auto-imposées par l'idée de «modèle»
d'une «réforme» de l'astronomie qui, par ailleurs, modi- tel que Ptolémée le comprenait encore) et, par là, l'un de
fiait l'idée même de «modèle» du cosmos comme le ceux qui auraient rappelé l'une des destinations de l'hu-
statut de sa « significabilité », manité. Blumenberg évoque une multiplicité de textes qui
Ce travail, d'abord développé dans une série d'ar- jalonnent cette célébration, depuis l'inscription sur le
ticles, puis synthétisé dans la somme La Genèse du monde monument consacré à Copernic à Thorn jusqu'à Goethe.
copernicien (Die Genesis der kopernikanischen Welt), La deuxième direction d'interprétation attribue à la
prolonge sa recherche sur les processus de métaphorisa- révolution copernicienne un gain de lucidité sur soi de
tion (et sur le rapport entre métaphore et métaphysique), l'humanité, qui a dû passer par une « humiliation de
mais il constitue aussi une étude exemplaire d'histoire l'homme», détrôné du centre de l'Univers et relégué à
de la réception (scientifique, philosophique, littéraire une position excentrique, insignifiante - l'évocation par
même ... ), avec ce qu'elle comporte de malentendus Freud des « trois humiliations »3 a ici valeur de para-
(parfois féconds), de retournements, de reconstructions. digme, mais on trouve également dans cette ligne la
réflexion de Nietzsche4 sur «l'auto-rapetissement»
Abaissement de l'homme scientifique (et la « volonté d'auto-rapetissernent ») de
ou triomphe de la raison? l'homme post-copernicien ...
Linterprétation de la révolution copernicienne en
Lune des caractéristiques les plus frappantes de termes de rupture héroïque et de destruction d'une
cette histoire est que la «leçon» tirée de la révolution « illusion narcissique» de nature théologique procède
copernicienne a fait l'objet d'interprétations diamétrale- largement, pour Blumenberg, d'un effacement des inten­
ment opposées, comme si des thèses métaphysiques tions coperniciennes.
avaient cherché dans cette figuration la confirmation
« [interprétation du nouveau système du monde
scientifique de leur vérité. comme un abaissement de l'homme fut possible essen-
« Labaissernent et l'élévation de l'homme peuvent tiellement pour la raison suivante : les présupposés
ainsi également avoir pris leur départ du dévoilement métaphysiques et cosmologiques de Copernic étaient

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HANS BLUMENBERG 4. HISTOIRE DES EFFETS ET SYMBOLISATION ...

tombés dans l'oubli, tandis que, dans le même temps, la posés d'un nouveau genre, qui n'existaient pas au
connaissance astronomique croissante de la proportion moment de l'événement copernicien et durant sa prépa-
du corps terrestre par rapport au tout de l'Univers et ration telle qu'on peut la reconstituer biographique-
ainsi l'excentricité de l'homme pénétraient de façon ment. »6
toujours plus effrayante dans la conscience. »5
Ce que nous croyons savoir des effets du copernica-
Cette conscience du caractère infime de la surface nisme est en effet largement déterminé par son interpré-
occupée par l'homme dans l'infinité est un grand thème tation tardive, qui ne recoupe pas du tout les intentions
de la métaphysique classique, mais on la projette à tort de Copernic et le milieu intellectuel (le « nootope »,
sur l'histoire de la réception immédiate de Copernic. comme dit Blumenberg) dans lequel ont germé sa
Si on la situe dans le cadre de la réflexion déve- «réforme» de l'astronomie et sa réception première.
loppée par l'école de Constance sur l'histoire de la récep- La vision rétrospective de Copernic comme « révolu-
tion, la recherche de Blumenberg sur la révolution tionnaire» intentionnel est devenue une représentation
copernicienne présente d'abord un geste important à usuelle : Copernic aurait déplacé la Terre, et donc
titre méthodologique, explicité dans la deuxième partie l'homme, de sa situation de « centre du monde», ce qui
de La Genèse du monde copernicien, intitulée « Ouverture constituait une rupture violente avec l'anthropocen-
de la possibilité d'un Copernic» : c'est la thèse de l'insé- trisme d'origine religieuse. Dans une telle lecture, les
parabilité de « l'histoire des effets» (Wirhungsgeschichte) réactions tardives (du xvn" siècle) de l'Église deviennent
et de « l'histoire des conditions» (Vorgeschichte). la clé de l'événement. Mais on projette ainsi les condam-
Notre compréhension des sources elles-mêmes nations de Bruno et Galilée par l'Église, condamnations
dépend de l'histoire de la réception : comme le dit d'ailleurs elle-même réinterprétées (comme on le verra)
Blumenberg d'une formule qui rappelle le cercle hermé- sur Copernic.
neutique, la réception des sources crée les sources de la Or, tout d'abord, il n'y avait rien de tel qu'une
réception. l.histoire des conditions, en effet, n'est pas volonté de « remettre l'homme à sa place» dans les
équivalente à la recherche des «précurseurs», des signes intentions de Copernic, pour plusieurs raisons qu'une
avant-coureurs; elle vise à mettre au jour des transfor- « histoire des conditions» relève justement. La repré-
mations qui ont rendu possible l'entreprise de Copernic sentation de la place spatiale de la Terre à la fin du
mais aussi son potentiel d'effets. Moyen Âge n'était pas du tout «idéale», on trouvait
« La stricte séparation de la "pré-histoire" et de l'histoire souvent l'idée qu'elle était en «bas» du monde, dans un
des effets a été, dans ce cas précis, confirmée par l'ap- «cul-de-basse-fosse». Avant d'attacher une signification
parence selon laquelle l'œuvre de Copernic serait un tel révolutionnaire à la mise en cause de l'anthropocen-
corps étranger à son environnement intellectuel que les trisme physique, il faut plutôt reconstituer les « trans-
violentes réactions de son rejet par les puissances domi- formations de l'anthropocentrisme» avant Copernic
nantes, jusqu'aux destins de Giordano Bruno et de (Ille section de la deuxième partie de La Genèse du
Galilée, déterminent la typique de son effet. Mais cela monde copernicien), transformations qui comptent au
est, précisément, faux. La sensibilité de la réaction au nombre des conditions de « l'ouverture de la possibilité
copernicanisme au début du xvus siècle a des présup- d'un Copernic ».

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HANSBLUMENBERG 4. HISTOIRE DES EFFETS ET SYMBOLISATION ...

Cette transformation, pour le dire vite, consiste en Divers penseurs de la Renaissance ont bien plaidé,
l'abandon d'une vision «réaliste» de la situation de leur côté, pour la « dignité de l'homme» et pour une
«centrale» : l'homme n'est pas physiquement au centre, forme d'anthropocentrisme métaphysique, mais en
mais cela n'a pas d'implication quant à sa «valeur». Au annulant le facteur spatial : la dignité vient de la pensée,
cours de la Renaissance s'est en effet effectuée une par où la créature communique avec le divin, et non de
«idéalisation» de la situation de « centre du monde» la place, qui est dérisoire.
(Wellmilte) : l'homme est au centre du monde non pas D'un côté, l'histoire des effets de la révolution
au sens spatial, mais en un sens spirituel, en tant copernicienne est donc largement tissée de malen-
qu'objet privilégié dans l'économie du salut, point d'in- tendus, le plus grand malentendu tenant sans doute à ce
carnation de Dieu. qu'on a voulu attribuer une signification métaphysique
On voit, du coup, la fragilité de la représentation des à la «place» physique de l'homme là où l'approche
Temps modernes comme « humiliation» scientifique cosmologique de Copernic s'inscrivait plutôt dans une
d'un homme que le Moyen Âge chrétien aurait placé au dé-symbolisation du cosmos.
centre du monde par «narcissisme». La théologie chré-
« Copernic avait pu renoncer à la place centrale de
tienne médiévale tirait de la spatialité plutôt des consé-
l'homme parce qu'il pouvait précisément affirmer [ ... ]
quences négatives, en accord avec une anthropologie
la position centrale de la raison humaine. Il avait ainsi
théologique largement dominée par le thème de l'humi- remplacé la légitimation de l'homme, certes sensible
lité, du néant de la créature, etc. - on a pu dire à cet mais non spécifique, selon sa place dans l'Univers, par
égard que le christianisme médiéval était bien plus une opération certes insensible mais réellement prou-
« théocentrique » qu' «anthropocentrique». Lidée d'une vable. » (K, p. 366)
relation téléologique entre le géocentrisme et l'anthro-
En ce sens, l'idée du «centre» est métaphorisée :
pocentrisme se trouvait chez les stoïciens, ur1e source
l'homme est « au centre» de la création dans la mesure
philosophique importante pour les Pères de l'Eglise qui
où il peut la comprendre, et Copernic a suffisament foi
travaillaient à utiliser les ressources de la philosophie à
dans cette «destination» pour abolir la « centralité »
des fins apologétiques. Mais c'était un point que la
physique. Blumenberg déploie toutes les facettes de ce
patristique avait plutôt du mal à reprendre, dès lors que
processus de « démétaphorisation » de la cosmologie,
la Terre était vue non pas seulement comme « le lieu du
recouvert par la métaphorisation ultérieure de l'événe-
Paradis, intégré comme locus congruens homini, c'est-à-
ment copernicien. Ainsi,
dire comme le lieu de la plus parfaite coïncidence téléo-
logique, mais qu'elle devait être également le lieu de « [ Copernic] s'était accroché à la formule qui
l'existence humaine laborieuse, "dé-paradisée", dure et voulait que le monde eût été créé pour nous; mais
il voulut introduire pour cette assurance métaphysique
a-téléologique» 7. C'est sur les réactions tardives à la
une confirmation réelle, à la place de sa confirmation
révolution copernicienne que « repose la conviction
nominale-métaphorique. Copernic sortit de la sphère
générale de la modernité [ ... J, que le géocentrisme de la cosmologie métaphorique, il abandonna l'image
aurait été défendu et perdu comme un contenu spécifi- pour obtenir la chose. Mais dans son effet sur
quement chrétien »8. l'histoire intellectuelle, le premier plan sensible de la

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HANS BLUMENBERG 4. HISTOIRE DES EFFETS ET SYMBOLISATION ...

métaphore, du signe, a été toujours stabilisé à Copernic ou à « ce qui est appelé ici champ de possibi-
nouveau. » (K, p. 366) lité (Spielraum) »10. Dans une perspective toujours
En effet, les interprétations de la révolution coper- attentive à déterminer avec précision l'identité et la
nicienne, en parlant de l'homme «détrôné» de sa place différence irréductible qui fait la singularité des confi-
«centrale», de son «humiliation», etc., n'ont cessé de gurations historiques, Blumenberg remonte vers des
rester attachées au réalisme de Ia métaphore du «centre» débats oubliés et des transformations subtiles au sein de
et du « décentrement ». la science et de la théologie médiévales, qui ont lente-
ment et involontairement préparé le terrain à la réforme
La lente émergence de nouveaux principes copernicienne, et il déplace la perception des points
décisifs.
Mais avant d'examiner ce paradoxe de la réception, Historiquement, estime ainsi Blumenberg, les chan-
l'effet de rupture du copernicanisme doit être lui-même gements les plus difficiles à admettre pour la scolastique
sondé plus avant. Dans la remontée vers les conditions tardive et pour l'Église n'étaient pas tant l'échange des
de possibilité de la révolution copernicienne, La Genèse places entre la Terre et le Soleil que les transformations
du monde copernicien s'attache aux nominalistes de dans le concept de causalité, les bouleversements atta-
l'école parisienne du XIVe siècle, parfois présentés chés à la notion d'infini, l'homogénéisation ontologique
comme les «précurseurs» de Copernic, notamment du cosmos.
dans les investigations historiques de Pierre Duhem, Un point essentiel est l'émergence du principe de
d'ailleurs cité par Blumenberg9. Mais Blumenberg conservation du mouvement, dont Blumenberg fait dans
s'écarte de Duhem en estimant que celui-ci, en réaction un article le principe moderne par excellence : « ce n'est
à une présentation de l'événement ignorante des muta- pas qu'un nouveau principe rationnel parmi d'autres,
tions discrètes qui l'ont précédé, a construit, de son c'est le principe de la nouvelle rationalité même» 11, un
côté, une image excessivement continuiste des transfor- principe qui se répercutera dans la physique, la méta-
mations de la théorie. Surtout, précise Blumenberg, physique, et jusque dans la pensée politique, avec l'idée
la démarche d'histoire des conditions ne consiste pas de « persévérance dans l'être» et d'instinct de conserva-
à reconstituer « la convergence et l'épaississement tion. Ce principe a joué un rôle essentiel dans la rupture
progressif d'une série de motifs vers une nécessité histo- avec le principe téléologique qui gouvernait la tradition
rique finalement inéluctable», elle ne vise ni à expliquer scolastique. Blumenberg cite à cet égard Dieter Henrich :
le fait de l'opération copernicienne, ni à l'inscrire dans
« La pulsion d'auto-conservation est la contre-instance
une quelconque nécessité, mais elle cherche à rendre
extrême opposée à toute téléologie anthropologique.
compte de « sa pure possibilité». Ainsi les nominalistes
Car elle est la seule impulsion subjective au mouvement
parisiens du XIVe siècle ne sont-ils pas présentés comme qui, en vertu de sa définition, n'est orientée vers aucun
des «précurseurs» de Copernic, dans la mesure où but. Elle est le précurseur, dans la psychologie, de la
l'orientation de leurs travaux sur le mouvement et leur force d'inertie de Newton (vis inertiae), qui a définitive-
rapport à Aristote sont fondamentalement autres, même ment libéré la physique de la téléologie aristotélicienne
si ces travaux ont bien contribué à la possibilité d'un des "lieux naturels". Les tentatives de fondation de

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HANS BLUMENBERG 4. HISTOIRE DES EFFETS ET SYMBOLISATION ...

l'éthique qui ont suivi Hobbes sont toutes tirées de «causalité» divine permanente, qui paraîtrait ainsi, un
lui. »12 temps, superflue (le mouvement se prolongeant « de lui-
Avec Hobbes, en effet, mais déjà avec Grotius':', même » ). Lidée même de lois de la Nature, d'ailleurs,
l'idée apparaît que la raison de se former en société pouvait paraître porteuse d'une telle mise au rencard
civile, de contracter le pacte civil, n'est pas un désir d'un Dieu actif, dès lors que la Nature subsisterait en
naturel de socialité, inscrit dans une téléologie naturelle suivant ses propres lois «nécessaires». C'est la méta-
qui ferait de l'homme un animal politique, mais la pure physique classique, avec Hobbes, Spinoza, Descartes et
volonté de conservation de soi, chez Hobbes plus spéci- Leibniz, qui a exploré toutes les difficultés et les consé-
fiquement le calcul de se préserver de la mort violente. quences théologiques, anthropologiques et physiques de
Entre la rationalité de l'Antiquité grecque et la rationa- ce thème de la « possibilité d'un monde qui repose
lité moderne, la rupture ne tient pas seulement au substantiellement en et sur soi», mais Blumenberg en
passage « du monde clos à l'Univers infini», selon la retrouve les premières expressions dans la théologie
formule qui donnait son titre au bel ouvrage de Koyré!", médiévale des xur' et x10 siècles. La connexion entre un
mais aussi d'un monde ordonné par une téléologie à un problème de physique (la continuation du mouvement,
monde mû par des mécanismes d'auto-conservation abordée par Aristote dans la Physique) et une question
sans but supérieur (traduits de façon frappante par la théologique - l'action de Dieu dans le monde après l'in-
métaphore hobbesienne de la course dans laquelle le carnation, dans la tradition chrétienne - constitue l'un
seul but est de devancer les autres). Nous laissons ici de des arrière-plans reconstitués par Blumenberg comme
côté l'objection qui pourrait être faite dans l'un et l'autre ferment pour une mise en cause progressive du cadre
cas à la présentation de cette rupture : la présence de cosmologique que la scolastique avait réussi à stabiliser,
thèses infinitistes et antifinalistes dans l'Antiquité, avec en combinant une image de l'Univers venue de Ptolémée
l'atomisme de Démocrite et d'Épicure notamment. Ce avec une théologie de la Création.
fait est précisément à l'origine d'un chapitre (Ill) de la Nous ne saurions évidemment reconstituer ici
deuxième partie de La Légitimité des Temps modernes sur toutes les étapes explorées en détail par le monumental
la question : qu'est-ce qui a donné à ces thèses leur travail de Blumenberg; nous nous contentons de
valeur fondatrice pour la modernité et leur a laissé un quelques indications.
statut marginal dans l'Antiquité ? Une difficulté « causaliste » est, en un sens, à la
De son côté, « la philosophie aristotélicienne ne racine même de la représentation chrétienne d'un Dieu
connaît pas de principe de conservation. Seul le repos qui s'incarne temporellement puis s'absente : si le chris-
absolu se conserve lui-même; le mouvement doit, dans tianisme « fait de son Dieu un homme qui entre dans le
chaque cas et à chaque instant, être expliqué par un monde mais le fait aussitôt disparaître à nouveau, sans
facteur causal» 15. Cette vision des choses avait avoir accompli la destruction et la transformation
été conciliée avec la théologie chrétienne dans la promises de tout ce qui existe »16, comment continue
scolastique médiévale. Car dans une perspective « chré- d'agir un Dieu absent? La réponse de l'Église se
tienne», le fait de l'auto-préservation ou de l'inertie du trouve... dans l'institution ecclésiale elle-même -
mouvement posait problème par rapport à l'idée d'une l'Église «pérégrine» à travers l'Histoire mondaine, selon

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HANS BLUMENBERG 4. HISTOIRE DES EFFETS ET SYMBOLISATION ...

les termes d'Augustin, pour assurer le ministère sacré-, La Légitimité des Temps modernes reprendra et déve-
et dans les sacrements : « la question du mode d'action loppera cet étonnant schéma : la maximisation de la
des sacrements chrétiens n'était pas un problème puissance de Dieu dans le nominalisme se renverse en
marginal, mais le cœur de toutes les difficultés provo- un minimum dans l'ordre de l'explication.
quées par la particularité historique du christia- Dans son commentaire ligne à ligne du De Caelo
nisme» 17. d'Aristote, Nicolas d'Oresme, élève de Jean Buridan,
La connexion, a priori surprenante, entre le avance également un certain nombre d'objections et
problème physique de l'inertie et le problème théolo- de «suspensions» qui ont participé à la création
gique de l'action divine, a été opérée à travers les du « milieu » d'émergence d'un Copernic. Ainsi estime-
commentaires des sentences de Pierre Lombard, qui t-il que rien ne permet de décider si c'est la Terre ou le
définissait les sacrements comme « instruments de l'ac- ciel qui tourne, que rien ne permet d'affirmer que la
tion de grâce de Dieu». Mais, comme dans La Légitimité Terre « tombe vers» le centre de la Terre (la notion de
des Temps modernes, c'est le nominalisme qui est désigné centre de gravitation n'est pas encore en vigueur).
comme un moment décisif dans la destruction du « reste On voit bien ici l'écart entre un récit « nécessitariste »
d'ordre» cosmique de provenance aristotélicienne. La de l'histoire des sciences et l'approche de Blumenberg :
question de la causalité est alors parfois posée à partir les «doutes» nominalistes ne «devaient» pas nécessai-
d'une autre entrée biblique, en sa première page même: rement aboutir au copernicanisme, mais ils en ont
dans la Genèse, il est dit qu'au septième jour de la Créa- favorisé la possibilité.
tion, Dieu se reposa; les réalisations des jours précé-
dents ne s'effondrèrent pas pour autant. Jean Buridan en L'auto-affirmation de la raison
tira des arguments dans lesquels Blumenberg discerne
comme nouveau style scientifique
une brèche dans le système d'explication par la causalité
divine, au profit d'une thèse qu'on pourrait dire d' « auto- Ainsi resitué dans ce que Blumenberg, en un style
nomie relative» du monde : le « besoin permanent de la parfois rapproché de l'approche foucaldienne de l'epis­
Nature à l'égard de Dieu» pouvait être au moins partiel- témè, appelle la marge, ou, littéralement, « l'espace de
lement suspendu. jeu» (Spielraum) où la réforme copernicienne a trouvé
sa possibilité, on voit que Copernic ne rompt pas avec la
« Le commencement des Temps modernes a pu être
tradition là où le croit le plus souvent : il propose un
marqué par l'insistance, devenue aiguë, sur l'épisode
biblique presque anecdotique du repos de Dieu après la type de construction du cosmos qui réduit les marges
Création, qui devait être rendu possible par la supposi- d'inexactitude qu'admettait le système de Ptolémée, et
tion d'une autonomie d'abord "déléguée" aux puissances revendique par là une efficacité rationnelle capable d'ex-
du monde. À partir de ce point de départ, on peut anti- primer avec exactitude la réalité physique, là où l'astro-
ciper la tendance vers le principe d'inertie vers la suppo- nomie médiévale avait accepté la relative résignation
sition de la physique de la conservation, dont le point selon laquelle un modèle astronomique était nécessaire-
ultime devait être le renversement de la maximisation de ment entaché d'approximations et devait se contenter de
la théologie vers son minimum.» (GKw, p. 187) « sauver les phénomènes». Or,

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4. HISTOIRE DES EFFETS ET SYMBOLISATION ...

« l'astronomie s'était précisément laissée gagner par le


doute du Moyen Âge finissant quant au fait que condamnation de Giordano Bruno ne procède-t-elle pas,
l'homme puisse avoir un accès réel aux plus hauts comme on pourrait l'attendre, d'une réaction à la
secrets de la Nature. Déjà Ptolémée avait excusé l'in- contestation du géocentrisme - et Bruno n'est pas un
exactitude de ses constructions sur un mode métaphy- « martyre copernicien». Une étude des documents de
sique, lorsqu'il expliquait que la raison humaine n'était, son procès montre que le point saillant n'est pas, pour
par essence, pas à la hauteur de ce domaine d'objets les autorités ecclésiastiques, le fait que la Terre perde sa
suprême qu'étaient les astres divins [ .. ·. J Ici, Copernic a « place centrale» dans le système solaire au profit du
rompu avec la tradition et avec le déclin de la foi en la Soleil, mais la thèse de l'infinité de l'Univers, qui
raison et en sa parenté avec l'esprit créateur. » 18 constitue une mise en cause indirecte de l'idée d'un
Biographiquement, Copernic n'est aucunement un substrat remarquable où l'événement de l'incarnation
homme qui opposerait vérité scientifique et foi, mais prendrait sens - l'infinité dissout la portée de l'événe-
plutôt un homme qui voit dans la compréhension du ment sacré. Pas de Passion dans l'infini? I'étude du
monde par la raison une confirmation de la parenté de procès de Galilée a également fait apparaître que la ques-
l'esprit humain avec le Créateur du monde; il est vrai tion du géocentrisme n'était pas au cœur des argumen-
que cette parenté doit alors s'attester, s'affirmer et se tations, celle-ci ne lui valant qu'une condamnation au
confirmer, et qu'elle ne relève donc plus d'une foi tran- silence qui ne l'empêcha pas d'écrire ses plus fameux
quille et immédiate : Discours. Le point le plus attaqué était encore un
concept unifié de «corps», qui paraissait incompatible
« La prétention de vérité que Copernic a élevée pour sa
réforme astronomique n'a assurément plus l'immé- avec le dogme de la transsubstantiation. (Il est vrai que
diateté de la confiance et de la foi, mais plutôt le style certains historiens des sciences tiennent cette insistance
de l'autoaffirmation argumentant avec de grands sur la question de la définition des corps au détriment
efforts.» 19 de ce qui «nous» apparaît comme le point décisif pour
une sorte de manœuvre de diversion ... ).
Ce «style» est si décisif pour les rapports entre la
Les recherches de Blumenberg sur la réception de la
science et la métaphysique modernes que Blumenberg
révolution copernicienne font donc apparaître le déca-
en fera un trait essentiel de la modernité, dans La Légi­
lage entre les intentions de Copernic et l'utilisation de sa
timité des Temps modernes : l'affirmation de soi de la
percée théorique comme symbole d'une nouvelle
raison.
époque:
On voit ainsi que l'histoire des effets telle que la
conçoit Blumenberg ne consiste pas à dérouler une « [un grand nombre d'interprétations (de Goethe à
signification univoque à partir d'un événement-source Max Born, de Nietzsche à Freud ... )] prennent ce qui
dont on détiendrait le sens par avance. Elle montre des est arrivé et a été découvert non pas comme connais-
conséquences imprévues et des intentions oubliées. sance, non pas comme hypothèse, mais comme méta­
Cela vaut d'ailleurs aussi pour la réception ultérieure et phore! Et même comme métaphore absolue, dans la
mesure où la transformation du cosmos en modèle
les réactions qu'on interprète à faux da�s le cas du rejet
d'orientation est prise comme réponse à une question
de la révolution copernicienne par l'Eglise : ainsi la qui n'avait encore jamais pu recevoir une réponse par

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4. HISTOIRE DES EFFETS ET SYMBOLISATION ...

des moyens purement théorétiques et conceptuels : la L'époque: une unité illusoire?


question de la place de l'homme dans le monde, au
sens de sa considération et de son caractère d'objet La mise au jour de cet écart entre l'histoire des
privilégié de la Providence, ou de sa participation péri- sciences et son interprétation philosophique, métaphy-
phérique au mouvement de l'Univers.» (P, p. 144; sique et métaphorique, à travers laquelle cherche à s'ex-
trad. fr. (légèrement modifiée), p. 129) primer aussi une rupture d'époque, a conduit
Un jeu de métaphorisation et d'idéalisation de la Blumenberg à poser un problème plus général, classique
position de « centre» a précédé la réforme coperni- mais décisif dans la mesure où il détermine, parfois
cienne, un jeu en sens inverse, de re-symbolisation de la inconsciemment, la façon dont on écrit l'histoire, y
place physique l'a suivi. D'où cette remarquable incon- compris la façon dont les philosophes (ré) écrivent l'his-
séquence de la réception : toire de la philosophie et des sciences : qu'est-ce qu'une
« La puissance exercée par la révolution copernicienne
«époque», quel statut donner à un « changement
sur la conscience des Temps modernes se fonde sur le d'époque»? S'agit-il d'un découpage toujours entaché
présupposé non-dit, mais d'autant plus agissant, que la d'arbitraire, ou d'une illusion de rupture qu'une sobre
Nature détiendrait pour l'homme un énoncé sur sa recherche historique dissiperait? Vouloir saisir un chan-
position dans l'Univers. Sans cette prémisse, toute gement d'époque dans le geste théorique ou pratique
cosmologie reste anthropologiquement muette et non d'un «acteur», Copernic déplaçant le centre de l'Uni-
pertinente. Mais cette condition de possibilité de l'effet vers, Descartes dégageant un nouveau fondement au
copernicien dans les Temps modernes est, de son côté, savoir, ou aussi concrètement que mythiquernent,
non copernicienne. » (K, p. 367) Luther placardant ses thèses, répond sûrement à un
En effet, demander à l'espace une signification, besoin de « significativité » projeté vers l'Histoire, mais
pratiquer une « allégorèse » de la Nature est une voie ce besoin produit ici aussi des mythes :
que l'héritage copernicien aurait dû, en toute logique, « la prétendue possibilité de saisir l'histoire dans ses
fermer : la révolution copernicienne offrait « la possibi- détails prégnants [ ... ] a des traits mythiques. [affichage
lité de se libérer de la tutelle des transcriptions, des de ses thèses par Luther en 1517, qui fut au départ un
signes et des images» (ibid.), elle aurait pu être un événement académique respectant les règles du jeu du
« signe de la fin des signes». Mais la conscience "travail" scolastique, tomba, sous la pression du besoin
moderne s'est laissée fasciner par la dimension sensible d'une histoire signifiante, sous la coupe d'une significa-
du signe cosmologique en se servant de ce premier plan tivité dont on ne saurait plus rendre compte par des
pour l'auto-compréhension de l'homme. faits. » (RM, p. 106)
Linterprétation métaphysique est restée attachée à la Mais si le registre de la symbolique des ruptures
métaphorisation de la place de l'homme dans le cosmos; d'époque recourt volontiers à un registre herculéen, le
l'histoire de la réception de la révolution copernicienne travail de l'historien vient le plus souvent dissoudre
confirme bien ainsi l'observation qui concluait les Para­ la « significativité intuitive» (RM, p. 107). Il n'y a pas
digmes : « la métaphysique nous est souvent apparue de témoins aux ruptures d'époque, note Blumenberg
comme des métaphores prises au pied de la lettre». dans La Légitimité des Temps modernes : « le tournant

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HANS BLUMENBERG 4. HISTOIRE DES EFFETS ET SYMBOLISATION ...

d'époque est toujours un limes imperceptible, qui n'est un appareil de concepts destinés à éviter les pièges
attaché à aucune date prégnante et à aucun événement des grandes philosophies de l'Histoire allemandes,
marquant» (LN, p. 545; trad. fr., p. 533). depuis la Geistesgeschichte, « l'histoire de l'Espnt » selon
Faut-il alors se rallier à la vision de l'historien de Hegel, jusqu'à l'histoire de ]'Être selon Heidegger. l'un
l'art Wollflm, dont les travaux contribuèrent à identifier des (fameux) co-fondateurs de l'école de Constance,
des différences pertinentes entre le classique et le H. R. Jauss, note que les concepts mis en place par
baroque, et qui écrivait pourtant : « Tout est processus, Blumenberg pour appréhender ces changements
et il est bien difficile de contredire celui qui considère permettent de rompre avec « la conception substantia-
l'histoire comme un flux incessant. .. » Dans Travail sur liste d'une tradition qui se perpétue par elle-même »20,
le mythe, Blumenberg écrira (dans le contexte, il est avec une « métaphysique de la tradition», pour prendre
vrai, d'une évocation d'Ovide) : « Lhistoire déploie le en vue « le rapport entre production et réception» : la
principe de la métamorphose.» Comment penser des novation perturbe un « horizon d'attente» constitué,
ruptures dans une suite de métamorphoses? Et quelle mais tout « nouveau» système de pensée doit prendre en
place faire aux homologies, aux indices apparents d'une compte un certain héritage, une certaine «hypothèque»
continuité sous-jacente? de questions du système qu'il entend remplacer. Larticle
Ces questions font l'objet, chez Blumenberg, d'une de 1958, « Seuil d'époques et réception» ( « Epochensch­
réflexion au long cours sur l'histoire des systèmes de welle und Rezeption »), souligne qu'il est possible non
pensée, incluant aussi bien la réception de la méta- seulement de localiser des «redistributions» à l'inté-
physique grecque par la patristique que l'étude de la rieur des systèmes formels d'explication du monde, mais
«symbolisation» de l'événement copernicien. Elle est aussi d'observer comment certaines redistributions
aussi le fruit du travail collectif que Blumenberg a mené confèrent bien à certaines phases « le caractère radical
dans le cadre du groupe Poetik und Hermeneutik sur d'un changement d'époque »21.
l'évolution de la poétique et de l'esthétique. Un grand exemple de réception et de redistribution
Cette élaboration est faite d'un va-et-vient entre, est fourni à Blumenberg par la « critique et la réception
d'un côté, des essais qui s'attachent à des «moments» de la philosophie antique dans la Patristique», et par la
précis de réception, où l'on voit comment une forme de façon dont, à travers elle (ou du moins à travers certains
pensée «reçoit» des questions d'une tradition anté- Pères de l'Église), le christianisme gère une «pression»
rieure (le christianisme gérant, à travers les Pères de de questions et de réponses élaborées par la métaphy-
l'Église, la « pression de questions» laissées par la méta- sique greco-latme ". Blumenberg y note une évolution :
physique antique, la rationalité critique moderne héri- le christianisme des premiers temps était essentielle-
tant des questions auxquelles l'eschatologie chrétienne ment orienté vers la perspective d'une fin du monde
apportait une réponse) et s'efforce d'y répondre (même imminente, et cette urgence eschatologique concentrait
quand elle n'en a pas les moyens); et d'un autre côté, le questionnement vers le seul problème du salut; en
des réflexions situées sur un plan plus général et métho- revanche, quand il apparut que le monde, et le christia-
dologique, qui constituent peu à peu une véritable nisme avec lui, s'avérait «durer», et que l'Église tendait
contre-philosophie de l'Histoire, ou plus précisément : à s'institutionnaliser dans un monde culturel donné, il

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HANS BLUMENBERG 4. HISTOIRE DES EFFETS ET SYMBOLISATION ...

lui fallut réviser sa vision du «monde», du temps, et de cernent à une eschatologie aiguë, et même à une
l'environnement de questions, de problèmes, d'interpré- conscience prégnante de la nouveauté »25.
tations qui caractérisait son espace de développement. Ces réflexions sur l'accommodation de l'Église et de
« Quand le christianisme commence à laisser des docu- l'eschatologie chrétienne à un contexte impliquant une
ments, sa phase initiale de critique absolue, l'anticipa- autre approche du temps et de !'Histoire, seront reprises
tion eschatologique du dépassement de l'existence du par Blumenberg dans la perspective d'une discussion de
monde, est déjà derrière lui; celui qui _crée des docu- la thèse courante qui fait des philosophies de l'Histoire
ments s'intègre aux règles du jeu d'un monde pré- modernes, en particulier des philosophies du progrès,
donné et persistant. Le nouveau met de moins en moins de simples variantes sécularisées de l'eschatologie
en question le monde en totalité, et le fait de façon
judéo-chrétienne. Mais avant d'examiner ce point, il faut
toujours plus indéterminée, il prétend de moins en
moins être quelque chose de tout à fait Autre et de pure- en venir à une autre «époque» dont la particularité
ment étranger, qui ne pourrait être saisi que par un Oui historique est précisément d'avoir donné une impor-
aveugle; de la négation, on passe à la critique ... »23 tance fondamentale à la notion d'époque : les Temps
modernes.
Blumenberg observe ainsi la mise à distance de l'im- S'il faut, de façon générale, refuser le continuisme
minence eschatologique dans l'institutionnalisation de ou le substantialisme qui «noie» ou dénie toute
l'Église; ce processus est parallèle à « un mixte de nouveauté et s'adosse toujours à des postulats métaphy-
critique et de réception »24 de problématiques philoso- siques ou théologiques, , au profit d'une forme de
phiques, métaphysiques, de représentations hellénis- « phénoménologie historique», cela implique-t-il d'ad-
tiques, de tout un ensemble de questions auxquelles on hérer à l'idée que les Temps modernes seraient la
cherche désormais à répondre plutôt qu'on ne leur dénie rupture nette et la refondation absolue qu'un certain
massivement toute pertinence. Mais chercher à y « discours philosophique de la modernité» soutient
répondre implique d'importer dans l'espace de pensée qu'ils sont?
«chrétien» des procédés rhétoriques et polémiques qui
installent l'Église dans le champ culturel où elle doit
s'imposer, « concurrentiellement » à d'autres traditions
spirituelles. Le christianisme a ainsi peu à peu trouvé le
moyen de concilier sa prétention à la nouveauté disrup-
tive avec une pensée de la durée des institutions et du
«sursis» du monde : là où les premières communautés
chrétiennes priaient pour la venue immédiate de la fin
des Temps (et le retour du Christ), les fi�èles prieront
bientôt pro mora finis, pour un délai, et l'Eglise antique
développera une pensée de l'histoire comme interim au
cours duquel l'Église invisible doit «pérégriner» dans le
monde. Or « l'invocation de l'histoire est déjà un renon-

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5. LA MODERNITÉ ...

CHAPITRE 5 pour (et une familiarité, qu'il n'a cessé d'approfondir,


avec) les controverses centrales de « l'histoire des
La modernité entre dogmes» chrétiens : le statut de l'Incarnation et la possi-
bilité de la Transsubstantiation, l'interprétation de la
illégitimité théologique et Passion comme mise à l'épreuve par soi-même d'un Dieu
auto-affirmation rationnelle qui « se vide» jusqu'à expérimenter la mort (la kénose),
le problème dunde malum? (d'où vient le mal i), ou la
possibilité de «comprendre» et de justifier l'introduction
du mal dans la Création d'un point de vue théologique
(problème de la théodicée, réponses gnostiques), la
tension entre une pensée de la Création divine du monde
et une doctrine du salut centrée sur la Fin du monde ...
Ces problèmes ont un intérêt et une consistance théo-
La réflexion sur l'impact de Copernic dans la riques propres, qu'un athée ou un agnostique (ce qu'était
conscience de soi des Temps modernes ouvrait un vaste certainement devenu Blumenberg1) peut apprécier dans
champ de réflexion sur cette «césure» époquale la mesure où ils déploient une exigence de cohérence et
supposée, ses interprétations, sa signification ... Une telle de «logique» interne, mais aussi dans la mesure où ces
réflexion implique de préciser ce dont les « Temps questions et ces réponses ont constitué ou occupé des
modernes» sont censés se détacher, et à ce titre, il «places» que des pensées séculières tenteront souvent, à
convient de s'interroger sur l'opposition communément leur tour, d'occuper, selon ce schéma de « l'hypothèque
admise entre un Moyen Âge« chrétien» et une modernité de problèmes» et du « réinvestissement de positions»
«séculière» ou «laïque». En amont même d'une déter- que La Légitimité des Temps modernes a mis au jour. Et
mination du seuil d'époque, Blumenberg a été conduit à sans doute la « judeïté », en quelque sorte imposée à
développer une méditation continue sur ce qu'on peut Blumenberg par les nazis, a-t-elle contribué à aiguiser
maladroitement appeler la «culture» chrétienne, ou son intérêt pour la ligne de fracture entre le messianisme
plutôt sur les paradoxes qu'une telle expression recouvre: juif et la doctrine chrétienne du salut, entre les rapports
comment une religion du salut peut-elle «faire» culture? au temps impliqués par l'une et l'autre visions, aussi bien
Comment une eschatologie peut-elle se concilier avec un qu'à reprendre le fil d'une sorte de méditation indéfinie
monde social et ses institutions, qui perdurent? sur le messianisme et ses effets qui est comme un lien
ténu entre des écrivains, des philosophes «juifs» de
langue allemande au xx" siècle, qu'on retrouve dans La
Tensions eschatologiques Passion selon saint Matthieu (Mathauspassion) comme
et tentations gnostiques dans Travail sur le mythe ­ Kafka, Rosenzweig, Scholem,
Hans Jonas, Benjamin ...
De ses années de formation dans des institutions Lintérët de Blumenberg s'est porté plus particuliè-
catholiques, Blumenberg a assurément gardé un goût rement vers des positions-limites pour la théologie

116 117
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HANS BLUMENBERG 5. LA MODERNITÉ ...

chrétienne, comme l'hérésie gnostique et le défi qu'elle sans doute de l'ambiguïté du mot «Passion» selon son
a représenté pour les Pères de l'Église, ou comme le origine latine, dont Blumenberg relève qu'en allemand,
nominalisme du Moyen Âge tardif et sa théologie de la elle se divise en deux mots : Leiâen et Leidenschaft. Souf-
potentia absoluta, où Blumenberg voit une position d'ab- france et passion.
solutisation du divin portée à un point tel qu'il devient Dans sa recension de l'ouvrage du grand théologien
impossible d'utiliser Dieu dans l'explication du monde: protestant Rudolf Bultmann, Histoire et eschatologie
ce moment où la théologie prend des positions si (Geschichte und Eschatologie), Blumenberg livrait déjà sa
extrêmes qu'elle risque de s'annuler et semble appeler, propre interprétation des tensions de l'apocalyptique
préparer le terrain à une pensée laïque ou athée. Centra- juive et de l'eschatologie chrétienne, et des tensions
lement marquée par Nietzsche, sa réflexion sur l'histoire internes à l'eschatologie juive elle-même. Si celle-ci est
du christianisme en éclaire les paradoxes constitutifs née « de l'échec d'un peuple acharné à faire son histoire
d'une lumière crue et fascinée : comme l'observe Odo dans son immanence historique», la théologie posté-
Marquard, le livre de Blumenberg La Passion selon saint rieure à l'Exil ne pouvait que modifier le sens de ses
Matthieu est centré sur les derniers mots du Fils de Dieu attentes :
sur la croix : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu « le "jour de Yahvé" devint après l'Exil la quintessence
abandonné? ». et cette méditation sur la réception de l'accomplissement de rattrapage de toutes les
problématique de l'œuvre de Bach est en même temps attentes historiques déçues. Le conflit entre Dieu créa-
une méditation sur le thème nietzschéen de la mort de teur et Dieu de l'Histoire, qui jusqu'alors était resté
Dieu, telle qu'elle serait annoncée et énoncée dès les latent [ ... ] prit ici une acuité véritable, car l'eschato-
derniers mots de l'Évangile. « Ainsi ce livre tardif de logie signifiait l'atteinte du salut par l'anéantissement
Blumenberg est-il aussi ce qu'étaient déjà ses premiers du monde»3.
ouvrages : une relance de la question de la théodicée Il y avait quelque chose de paradoxal dans l'idée que
radicalisée, et qui ne trouve pas de réponse.» 2 Nous le salut puisse impliquer la destruction du monde,
verrons en quel sens il est en effet possible de trouver comme si Dieu devait supprimer sa propre création pour
chez Blumenberg une reformulation radicalisée de la faire accéder ses créatures au salut. Blumenberg note
question de la théodicée. Mais il est aussi possible d'y ici : « seul Marcion en tira les conséquences systéma-
lire une méditation continuée sur le paradoxe d'un Dieu tiques». Faire de ce paradoxe le point de départ d'un
mort, d'un Dieu qui éprouve la mortalité pour «sauver» système, c'est l'opération gnostique, dont une variante -
les mortels sans les sauver de la mort, d'un Dieu qui ne une interprétation de Marcion, dont les écrits prêtent à
promet le salut que sur les ruines du monde qu'il a créé. discussion - consiste à dissocier le Dieu de la création
À la dernière page de La Passion selon saint Matthieu, du Dieu qui apporte le salut, ou du moins à suggérer
Blumenberg cite une phrase de Cioran : « Le destin qu'un démiurge a pris part à la création et l'a faussée.
historique de l'homme est de mener l'idée de Dieu Ainsi Marcion apporte-t-il une réponse à un problème
jusqu'à sa fin» - une phrase, estime Blumenberg, qui qu'il a le mérite d'affronter, et que Blumenberg refor-
exprime toute l'ambivalence de la «Passion» destruc- mule ainsi dans La Passion selon saint Matthieu :
trice (M, p. 307). Phrase écrite en français, et qui joue (< Comment le monde pourrait-il avoir besoin de devenir

us ll9
HANS BLUMENBERG 5. LA MODERNITÉ ...

autre que ce qu'il est en toutes choses, s'il ne doit pas Depuis le XIXe siècle, ce n'est pas seulement « l'his-
humilier son Dieu?» (M, p. 273) La réponse gnostique toire des dogmes» mais la réflexion philosophique et
est que ce monde n'est que partiellement l'œuvre de historico-politique allemande qui a fait une place impor-
Dieu: un démiurge se serait immiscé dans la création, ce tante et singulière5 à la Gnose, envisagée essentiellement
qui expliquerait la multitude des maux qui caractérisent à partir de la figure de Marcion - bien que l'apparte-
celle-ci, due à la part du faux démiurge qui sera démas- nance au gnosticisme de cet auteur, qui ne nous est
quée par une « discrimination de son œuvre à travers un connu qu'à travers ses réfutations, soit contestée. Le lien
transformateur de toutes choses» (M, p. 273). entre Gnose et Temps modernes a ainsi été noué par
Mais avant de revenir à la solution gnostique, il faut Voegelin, avec la proposition surprenante selon laquelle
noter que Blumenberg récuse, dans cette présentation les Temps modernes seraient, à leur insu, une reprise de
des eschatologies juive et chrétienne, leur amalgame : la Gnose. Chez Voegelin, il s'agissait d'abord là d'une
parce qu'elles avaient une fonction de compensation thèse politique et polémique contre ce qu'il avait lui-
pour des attentes historiques déçues, les espérances même désigné comme les « religions politiques» du
eschatologiques juives post-exiliques sont des « attentes xx" siècle, soit essentiellement le nazisme et le commu-
collectives [qui] peuvent être datées de façon très nisme, dont le trait commun «gnostique» serait de
souple, précisément, peut-être, parce qu'elles maintien- donner du mal une figure identifiable et « expulsable »,
nent ainsi un peuple en vie; l'individu est certes co- celle d'une «race» (juive) ou d'une « classe» (bour-
impliqué par elles, mais il n'est pas concerné de façon geoise) censée tenir les rênes du monde, et d'organiser
pressante». C'est ce qui fait contraste avec l'eschatologie une vision du monde autour du combat contre cet agent
chrétienne : l'attente est ici celle d'un événement immi- du mal, vision qui prend elle-même l'allure d'un
nent, au moins dans les premiers temps de l'Église, si «savoir» des principes cachés du cours du monde",
bien qu'elle « isole et pousse chacun vers son souci de Blumenberg ne s'intéresse guère à la dimension poli-
salut individuel, mais sans "responsabilité" pour qui que tique de la thèse dont il retient la formulation générale
ce soit d'autre et pour un quelconque avenir» 4. Certes, (les Temps modernes comme nouvelle Gnose), pour
l'histoire de l'eschatologie chrétienne montre une l'inclure à titre de variante dans sa discussion des thèses
certaine neutralisation de cette dimension d'imminence, de sécularisation - cette fois, c'est une hérésie « chré-
une« historicisation de l'eschatologie», comme dit Bult- tienne» qui fournit la clé cachée de la modernité. Or si
mann, mais ce renvoi de la parousie à un élément futur Blumenberg rejette, comme on pouvait s'y attendre, une
n'annule pas la différence. telle interprétation, il y substitue une construction non
Dans La Légitimité des Temps modernes, ces éléments moins surprenante : les Temps modernes seraient le
d'histoire des religions du Livre sont rappelés contre la deuxième dépassement (Überwindung) de la Gnose, un
thèse d'une sécularisation de l'histoire sacrée (unifiée) dépassement réussi après le dépassement seulement
en philosophies de l'Histoire, mais ils se répercutent partiel opéré par le christianisme médiéval.
aussi sur la discussion d'une autre interprétation de la Blumenberg emprunte au grand théologien et his-
modernité sous le prisme de la théologie : soit l'idée des torien des religions Harnack l'idée que le catholicisme
Temps modernes comme « récidive gnostique». a été essentiellement construit contre la Gnose7, et

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HANS BLUMENBERG 5. LA MODERNITÉ ...

l'applique plus particulièrement au catholicisme contient alors une «charge» considérable, dont la
médiéval. La Gnose apparaît d'abord, dans cette perspec- modernité travaillera précisément à «décharger»
tive, comme une réponse au « problème du mal» tel l'homme. Car si la liberté est coupable, peut-elle nous
qu'on a vu qu'il ne pouvait manquer de se poser au chris- sauver? Aucunement : la grâce seule sauve, et toute
tianisme, dès lors que Dieu était vu comme le Créateur prétention à se sauver soi-même ou à améliorer le
du monde, mais aussi comme son sauveur. Contre « l'im- monde par l'action est non seulement dénuée de sens,
posture fondamentale et indiscernable du cosmos», la mais hérétique, satanique. Augustin, estime Blumen-
Gnose attend le salut d'un Dieu qui n'est pas le créateur, berg, a donc bien permis à la scolastique médiévale de
d'une « divinité qui a le droit d'anéantir le cosmos qu'elle «préserver» la Création des attaques de la Gnose et de
n'a pas créé et de prêcher la désobéissance à la loi qu'elle surmonter la Gnose, mais le prix de ce sauvetage n'était
n'a pas donnée »8. De cette dissociation procède l'orien- pas seulement le péché de l'homme, c'était aussi
tation fondamentalement « anti-nomique » et eschatolo- « la résignation que lui imposait sa responsabilité dans
gique de la Gnose, et son caractère profondément hostile, l'état du monde : de là le renoncement de l'homme à
éventuellement subversif, à l'égard de la «loi», du transformer à son avantage, par l'action, une réalité
«monde» et de ses autorités spirituelles et politiques, dont il s'était imputé la défaveur. Labsence de sens de
suspectes de servir le faux Dieu, l'empire du mal. l'autoaffirmation était l'héritage de la Gnose non
En quoi le Moyen Âge peut-il être vu co�me un surmontée, mais seulement déplacée »9.
premier dépassement de la Gnose? En ce que l'Eglise du I'ornbre que la Gnose, «déplacée» et non sur-
Moyen Âge avait su construire une réponse au défi gnos- montée, continue de faire planer sur le monde chrétien
tique, en s'inspirant des réflexions de saint Augustin médiéval, dans son souci de décharger Dieu de la
contre cette hérésie que l'auteur de la Cité de Dieu avait responsabilité du mal mondain en l'imputant à
un temps épousée (dans sa forme manichéenne) avant l'homme, tient dans l'absence de tout encouragement à
de la combattre. Cette réponse consiste à dire qu'il n'y a la transformation du monde par l'acte d'une liberté d'em-
ni deux Dieux (ou un Dieu sauveur et démiurge blée coupable. Ce que Temps de la vie et temps du monde
constructeur) ni deux âmes, mais des forces antago- appellera « l'étiologie de l'historicité» dans le récit de la
nistes en lutte dans l'âme, l'une tendant vers le salut, chute, porte avec soi une perception d'emblée négative
l'autre vers le monde. Mais surtout, elle objecte que le de l'action historique. Revenant sur Augustin, son
mal n'est pas le monde comme tel (comme Création) ni rapport à la Gnose et les effets du dogme du péché
comme matière, qu'il n'investit pas l'homme du dehors: originel dans Travail sur le mythe, Blumenberg notera :
il provient de la volonté humaine marquée par le péché « le dogme du péché originel fut le "réinvestissement"
originel. La doctrine du péché originel permet en effet de la place fonctionnelle du démiurge, du contre-prin-
de préserver le Dieu créateur de l'introduction du mal cipe au Dieu étranger ou au Dieu bon. Tout ce qu'Au-
dans le monde, en en reportant la responsabilité sur gustin a pu et a dû devenir - le philosophe du traité sur
l'homme, lui-même «séduit» par le serpent. En effet, la liberté, le théologien du péché originel et de la grâce
qui a décidé de l'introduction du mal dans le monde? élective, le fondateur de la métaphysique de !'Histoire
Lhomme, par l'acte de sa liberté. Mais cette réponse du Moyen Âge - s'enracine non pas tant dans le fait qu'il

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HANS BLUMENBERG 5. LA MODERNITÉ ...

avait été jadis gnostique, mais plus précisément dans le sécularisation» en tant que « catégorie de l'illégitimité»,
fait qu'il a pu Je devenir. Et non pas lui seulement, mais lancée en 1962 lors d'un colloque sur l'idée de progrès,
la tradition chrétienne elle-même - et ce non par
mais préparée par une série d'articles et «achevée» dans
hasard, mais suivant sa logique intrinsèque». (AM,
le maître-livre de Blumenberg, La Légitimité des Temps
p. 221)
modernes.
Ce « premier dépassement» de la Gnose laisse ainsi
des marques profondes dans l'invalidité dont elle frappe
l'action mondaine-historique : le ressort polémique des La critique du théorème de sécularisation
Temps modernes commençants, qui fait de la polémique et du substantialisme historique
antichrétienne bien davantage qu'une polémique anti- Pourquoi un ouvrage intitulé La Légitimité des
cléricale, consistera à dénoncer la paralysie de l'homme Temps modernes s'ouvre-t-il par une longue critique de la
qu'entraîne la volonté de le charger de tous les maux catégorie de sécularisation? Et tout d'abord, que faut-il
pour en décharger Dieu. Le « second dépassemen_t » d� entendre par « théorème de sécularisation»? Il s'agit
la Gnose qu'opèrent les Temps modernes consiste a d'un schéma extrêmement répandu non seulement dans
éradiquer ce trait gnostique persistant ou déplacé, qui la philosophie allemande, mais aussi dans la sociologie
aboutit toujours à identifier le monde au mal, à la (d'inspiration wébérienne notamment), dans l'histoire
« vallée de larmes», à un règne dominé irréversiblement du droit, de la littérature, dans l'interprétation de l'his-
(jusqu'à la fin des temps) par le mauvais principe, pour toire de la pensée occidentale en général, et dont
légitimer une perspective d'amélioration _de l'ici-bas, la Blumenberg livre la formule : « Y n'est rien d'autre que X
domination rationnelle et la transformation historique sécularisé. » C'est ainsi que, pour Hegel, le monde
du monde, en investissant la liberté humaine de la tâche démocratique moderne, en plaçant la subjectivité libre
de réaliser cette amélioration. au fondement de l'ordre politique, n'a fait que sécula-
Y a-t-il une contradiction entre cette place ménagée riser l'affirmation de la valeur infinie de l'individualité,
par Blumenberg à la Gnose et son refus du théorème de proclamée abstraitement par le Christ et relayée par
sécularisation, dès lors qu'une hérésie chrétienne Luther; mais la philosophie de !'Histoire de Hegel
semble occuper une place décisive dans la construction elle-même a pu être interprétée comme une « sécularisa-
du projet moderne? Il ne nous semble pas, puisque cette tion» de !'Histoire sacrée chrétienne. Au demeurant,
place est en l'occurrence celle d'un repoussoir, d'une selon Lowith, les philosophies de l'histoire modernes, et
détermination négative : les Temps modernes se cons- d'abord les philosophies du Progrès, ne sont qu'une
truisent bien ici «contre» une dimension gnostique sécularisation de l'eschatologie chrétienne et de sa valo-
«encore» présente dans le christianisme médiéval, ils risation de l'avenir, et même « le matérialisme historique
n'en « transfèrent» pas le contenu. Or une telle repré- (de Marx) n'est pas autre chose que "du messianisme
sentation, celle d'un «transfert» substantiel, est précisé- dans la langue de l'économie politique"». On peut citer
ment ce que rejette Blumenberg dans sa première bien d'autres thèses célèbres qui pointent certains
intervention vraiment remarquée dans le débat phi- «transferts» du plan religieux ou théologique au plan
losophico-historique : sa critique du « théorème de séculier, au «monde» politique ou social : pour Carl

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HANS BLUMENBERG 5. LA MODERNITÉ ...

Schmitt, tous les concepts prégnants de la théorie de sécularisation est-elle séparable de ce postulat? On
moderne de l'État sont des concepts théologiques sécu- peut penser que oui, mais il est clair que Blumenberg a
larisés (à commencer par le concept de souverain); dévoilé une fonction polémique cachée de la notion, et
d'après Max Weber, la valorisation capitaliste du succès qu'il a suscité un besoin de clarification de son sens.
« intra-mondain » dans le métier ou l'entreprise serait Dès son compte rendu de l'ouvrage de Bultmann,
une forme sécularisée de la certitude du salut sous le Histoire et eschatologie (Geschichte und Eschatologie),
présupposé de la foi réformée en la prédestinatiorr'". Blumenberg avait pointé le faible apport explicatif de la
Blumenberg s'interroge sur la validité ponctuelle de notion de sécularisation et sa dimension de suggestion
certaines de ces affirmations mais surtout sur leur théologique :
succès, sur la généralisation de ce schéma dont la valeur « Qu'est-ce qui est véritablement exprimé, lorsqu'on dit
explicative reste sujette à caution. Ainsi peut-on soup- que l'idée de progrès contient la pensée de l'accomplis-
çonner que le grand succès de la thèse de Weber auprès sement eschatologique "sous une forme sécularisée"?
des théologiens tient à ce qu'elle assure une sorte de Ou bien que la vision kantienne de l'Histoire est "une
pérennité cachée à la tradition chrénerme!", celle-ci sécularisation rnoral(ist)e de la téléologie chrétienne de
conservant toute son importance malgré son déclin l'histoire, avec son eschatologie" ? [ ... ) Il me semble
apparent - à titre de «facteur» de la formation de la que l'historien et le philosophe ne peuvent rien expli-
force la plus importante de la modernité selon Weber : quer avec lui; seul le théologien, qui présuppose que
le capitalisme. Chez Schmitt, la visée « cryptothéolo- certains énoncés très précis sont d'origine transcen-
dante, peut reconnaître ou de ne plus reconnaître cette
gique » du théorème de sécularisation est plus nette
encore : la pensée politique moderne est placée dans origine dans telles transformations de ces énoncés, dire
qu'on a affaire à une "sécularisation", et suggérer ainsi
une position d'héritière inconsciente des concepts
qu'une appropriation illégitime et une dénaturation
théologiques. D'une façon générale, le théorème de seraient en jeu. Lhistorien et le philosophe devront
sécularisation place la pensée moderne en position de demander si des contenus de la compréhension
Ku1turschu1d, de «dette» ou de faute culturelle vis-à-vis humaine de soi et du monde ne peuvent se réaliser
de cette tradition dont elle prétendait s'émanciper, et qui historiquement aussi bien sous une forme religieuse ou
lui fournirait en fait la substance même de sa concep- mythique que dans une formulation poétique ou théo-
tualité. D'où le soupçon de substantialisme émis par rique, de telle sorte qu'un énoncé philosophique ne doit
Blumenberg : toute nouveauté, ici, « n'est que» la trans- pas nécessairement être dérivé d'un énoncé théologique
formation inaperçue de la substance théologique sous- équivalent, même si les deux sont apparus dans un
jacente. même espace historico-culturel. »
Cette vision postule une «constante» qui résiste à Ce « aussi bien que ... » montre que Blumenberg
toute historicisation, une sorte de «fonds» ou de récuse le prestige de «l'antériorité» théologique
«substance» théologique, qui peut dévoiler ses dimen- supposée, et souvent discutable : ainsi l'idée de Provi-
sions multiples à travers l'histoire mais reste elle-même dence est-elle, dans la culture occidentale, le fruit de la
l'absolu auquel il est toujours possible de référer les philosophie stoïcienne avant d'être un élément d'une
transformations de la pensée et du monde. La catégorie théologie chrétienne qui a tenté de conférer un sens au

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HANS BLUMENBERG 5. LA MODERNITÉ ...

temps historique à travers elle. Si les généalogies de Ces analyses d'histoire des sciences ne valent pas
l'idée de Progrès y cherchent une source « authentique- seulement, comme on pourrait le penser, pour le
ment théologique», elles ont tendance à se tourner vers domaine des sciences de la Nature : la science historique
le thème messianique et/ou eschatologique; mais une aussi peut être tentée de substantialiser son objet, et les
attention au contenu précis de l'apocalyptique juive et sciences de la culture peuvent tendre à éliminer le
de l'eschatologie chrétienne ne peut manquer d'observer facteur temporel perturbateur pour dégager l'essence
l'écart incommensurable qui les sépare d'une idée d'une d'une culture. D'un côté, Blumenberg a prolongé les
Histoire progressant vers le mieux par le mouvement analyses de Cassirer sur le terrain même de l'histoire des
immanent de l'action des hommes. sciences. Ainsi la quête, dans les théories antiques, de
constantes résistant au «flux» du devenir - atomes
idées, formes non-temporelles - peut-elle être comprise
Substance et fonction dans l'histoire comme l'expression de la recherche d'un apaisement du
La critique de « l'ontologie de l'histoire substantia- processus de connaissance lui-même : là où la science
liste» que véhicule le concept de sécularisation est aussi trouve des atomes, elle peut «s'arrêter», calmer l'in-
en jeu dans le système de concepts que Blumenberg met quiétude de ses besoins théoriques et convertir l'être en
en place comme alternative à ce travers. Le couple de un espace à (re) décrire. La volonté de «stabiliser» le
notions que Blumenberg fait jouer ici, fonction versus devenir se traduit aussi, dans les sciences de l'esprit ou
substance, provient d'un livre d'épistémologie histo- les sciences humaines, par la quête d'archétypes ou de
rique de Cassirer : Substance et Jonction12. Cassirer y structures intangibles, par l'invention d'un substrat
analysait comment un mode de pensée substantialiste, caché de l'histoire - ce qui constitue plutôt une perte
dominant dans la science antique et classique, a peu à qu'une victoire aux yeux de Blumenberg. La menace qui
peu laissé place, dans la science moderne, à une atten- guette alors est en effet de « rétrécir l'histoire à la simpli-
tion aux relations qui unissent différentes entités, et à cité du toujours-le-même» 14.
une analyse des Jonctions qu'elles jouent au sein d'un Le fait que des éléments d'époques différentes
système: présentent des homologies frappantes ne doit pas faire
conclure à « l'auto-aliénation d'une substance théolo-
« Lidentité à laquelle la pensée tend, par sa propre
gique». Lopposinon fonction/substance se réfracte alors
progression, n'est pas l'identité de choses substantielles
absolues, c'est l'identité d'ordre et de correspondances (LN, p. 75; LTM, p. 74) dans l'opposition entre deux
fonctionnels. Or ceux-ci, loin d'exclure la diversité et la concepts clés de l'approche blumenbergienne de l'his-
variation, leur doivent d'accéder au sol ferme de la toire : Umsetzung, «transposition», transplantation,
détermination [ ... ] La voie ainsi ouverte par la déplacement, et Umbesetzung, «réinvestissement» ou
recherche ne consiste nullement à passer de la pluralité «redistribution» dans un système de fonctions (au
à l'unité, du mouvement au repos; l'inverse, c'est-à-dire théâtre, on parle d'une « nouvelle distribution» lors
l'abolition de la constance et de la simplicité des choses d'un changement d'acteurs pour les rôles). La critique
perçues n'a pas moins de justification et de néces- du théorème de sécularisation débouche sur la thèse
sité.» 13 selon laquelle ce qui est trop fréquemment pensé en

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HANS BLUMENBERG 5. LA MODERNITÉ ...

termes de transplantation ou de déplacement d'une Mais Blumenberg entreprend de montrer l'irréducti-


«même» substance devrait être appréhendé comme le bilité de l'idée de progrès à quelque « transposition de
réinvestissement de certaines «fonctions» ou de l'eschaton » ou du Paradis. Son compte rendu de l'ou-
certains «rôles», dans un système de places, de ques- vrage de Bultmann, Histoire et eschatologie (Geschichte
tions et de réponses. und Eschatologie), posait d'ailleurs déjà le problème :
Ces discussions méthodologiques ne trouvent peut-on prétendre à la fois que, d'un côté, l'idée de
cependant leur sens que dans l'application à des progrès dans la philosophie des Lumières, qui est un
exemples précis, où l'histoire intellectuelle revêt des « ainsi de suite» indéfini, et, de l'autre, l'avènement de
accents polémiques, des jugements sur le «projet» la société sans classes prophétisé par Marx, qui est
moderne ou sur les héritages chrétiens, ce que j'ai censée posséder une « validité ultime», sont des « sécu-
appelé ailleurs « la querelle de la sécularisation». Un larisations du messianisme» - « cela ne doit-il pas nous
domaine où Blumenberg développe plus particulière- laisser perplexe? » 16 Dans tous les cas, on méconnaît
ment la discussion du détail, et où se révèlent également des différences fondamentales dans la conception du
les enjeux décisifs de la discussion, est celui des philo- temps en jeu : l'eschatologie fixe une fin qui peut advenir
sophies de !'Histoire, en particulier la discussion avec à tout moment, et qui peut s'annoncer par des événe-
Karl Lowith, ments cataclysmiques-apocalyptiques; de ce fait, la
Les philosophies de !'Histoire modernes sont chrétienté médiévale priait plutôt pro mora finis, pour
décrites par Lowith, dans son livre classique, paru en l'ajournement de la fin ... Le progrès, de son côté, tel que
1949 sous le titre Meaning in History15, comme des le conçoivent les grandes philosophies de !'Histoire
formes sécularisées des théologies de !'Histoire placées modernes, voit dans le temps un facteur d'accroissement
sous le signe de la Providence. Assurément, les philoso- des savoirs et/ou des pouvoirs de l'homme, une amélio-
phies de l'Histoire modernes ont eu souvent un tour ration immanente des rapports avec la Nature, des
providentialiste : « ruse de la Nature» chez Kant, « ruse rapports sociaux ... Lune des conditions de possibilité
de la Raison» chez Hegel, loi des trois états chez Comte d'une telle représentation a été la valorisation du rôle du
même, et jusqu'au développement immanent des forces temps dans la découverte de «vérités» nouvelles,
productives qui accouche de la société sans classes ... notamment au plan astronomique : la découverte de
Mais est-ce que cela fait pour autant de ces philosophies planètes nouvelles grâce à la lunette astronomique, et le
les héritières de la théologie chrétienne? La notion de «progrès» dans la représentation du cosmos grâce à la
Providence, rapporte Blumenberg, a d'abord été élaborée révolution copernicienne. Il faudrait également évoquer
dans le cadre héllénistique-stoicien. La Patristique se la découverte géographique d'un « nouveau monde»,
l'est appropriée, mais son « retour» dans le discours récompensant l'audace de ceux qui sont partis « au-delà
philosophique doit-il alors être tenu pour un « déplace- des limites» posées comme infranchissables, ou la réha-
ment»? La conscience diffuse de cet «emprunt» anté- bilitation (antichrétienne) de la curiosité (théorique),
rieur explique, selon Blumenberg, la préférence donnée inscrite au catalogue des vices par Augustin et les Pères
à une autre «source» authentiquement religieuse, celle- de l'Église, la valorisation de l'originalité contre l'imita-
là : l'eschatologie ou le messianisme. tion des classiques dans la querelle esthétique des

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HANS BLUMENBERG 5. LA MODERNITÉ ...

Anciens et des Modernes... Autant d'éléments qui rester « en dessous» de l'eschatologie médiévale, pour
montrent l'insuffisance radicale du schéma de séculari- répondre aux « restes de besoins» que l'époque précé-
sation pour rendre compte de la genèse de l'idée de dente laissait derrière elle. La substance intellectuelle des
progrès. philosophies modernes du progrès n'a ainsi rien à voir
Pour autant, il ne serait pas faux de dire que les avec l'eschatologie chrétienne, elle puise dans une
philosophies de l'Histoire ont « pris la place» des théolo- vision cumulative du savoir, dans une interprétation de
gies de l'Histoire élaborées par Augustin, Joachim de la vérité comme fille du temps, dans une interprétation
Flore, Bossuet... ni que cette volonté de prendre une de l'amélioration des conditions de vie matérielle, tech-
place a déterminé une certaine «pente» théorique de nique, et des rapports sociaux, etc.; mais la fonction de
l'idée de Progrès, sa généralisation « sous tous rapports». ces philosophies de !'Histoire correspondait peut-être
Blumenberg réintroduit à cet endroit l'idée d'une « hypo- aux mêmes «besoins» : faire que le temps paraisse
thèque de questions» qu'une tradition, une époque conduire « quelque part», que les actions justes ne
lèguent aux temps qui suivent, et auxquelles les pensées soient pas accomplies en vain, que tout soit compté
ultérieures se sentent tenues de répondre, même ou d'une autre manière ...
surtout si elles veulent ou prétendent «dépasser» ce qui Il n'est guère étonnant que cette analyse complexe
précède. des rapports entre philosophies de l'Histoire et eschato-
Un cas paradigmatique est la situation du christia- logie ait pris pour cible la présentation classique qu'avait
nisme à ses débuts, dans un contexte dominé, pour ce fournie Karl Lowith de la relation entre « histoire
qui concerne le monde lettré occidental, par la culture mondiale» et « histoire du salut».
grecque, métaphysique, avec sa systématicité pr?pre, ses Le style d'histoire intellectuelle que pratique
questions et ses réponses. Certains Pères de l'Eglise se Blumenberg, méticuleux jusqu'au luxe des nuances de
sentent tenus de montrer que christianisme répond à détail et attentif aux plus subtiles variations, présente en
toutes les questions que se posaient les philosophies effet un fort contraste avec celle que pratique Lôwith,
grecques. On a là affaire à une sorte de « pression cultu- plus proche, de son côté, d'un genre de « grand récit»
relle» qui fait qu'à un système philosophico-religieux qui tente de donner un sens «continu» à la succession
doit s'opposer un «nouveau» système, alors qu'au des figures, suivant le modèle hégélien, marqué par la
départ, l'Évangile n'a rien d'un système et ne consiste quête d'une formule dialectique qui rendrait compte des
qu'en un enseignement éthique et religieux succinct. tensions de toute l'histoire : ainsi, écrit Lowith, les
De même, les philosophies modernes de l'Histoire philosophies de !'Histoire modernes sont « à la fois chré-
constituent des « tentatives de répondre à des questions tiennes et antichrétiennes », dans leurs présupposés et
médiévales avec les moyens post-rnédiévaux dispo- leurs résultats, ce qui expliquerait leur prétention
nibles», et d'abord à la question du « tout de l'Histoire », contradictoire et explosive à inscrire dans l'immanence
encadrée par un commencement absolu et une fin signi- de l'histoire un salut collectif de l'humanité. Blumenberg
ficative, - bien qu'une telle question fût en excès par se situe plutôt dans une inspiration néo-kantienne, celle
rapport aux critères «critiques » de la rationalité posi- de l'histoire des problèmes et des systèmes de pensée,
tive, limitée, etc. Mais il « fallait répondre», pour ne pas plus sensible aux discontinuités, au déplacement des

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HANS BLUMENBERG 5. LA MODERNITÉ ...

contextes, aux évolutions qui font qu'un même concept d'un Pierre Duhem sur l'histoire de la théorie physique
aura un sens différent dans tel ou tel cadre, à l'histoire montre ainsi une transformation beaucoup plus sourde
de la réception ... La critique du théorème de sécularisa- et continue de la théorie, qui se révise peu à peu, jusqu'à
tion procède précisément de cette sensibilité aux diffé- un basculement dont on croit qu'il advient d'un coup
rences qui s'insurge contre le « ceci n'est que cela » de par méconnaissance du travail continu de la théorie -
tant de formules de sécularisation hâtives. Mais par là, Blumenberg nuance cependant ce qui lui apparaît, chez
Blumenberg a fait émerger une controverse bien plus Duhern, comme une vision excessivement continuiste.
vaste, non dite, aux enjeux philosophiques et politiques Mais il est vrai que le sens historique, l'érudition
bien plus qu'historiques et érudits : le procès en illégiti- critique développés, dans les Temps modernes, par la
mité des Temps modernes, l'implicite d'une grande construction d'une histoire objective et volontiers
partie de la philosophie allemande au xx" siècle. démystificatrice se retourne ici contre la conscience de
Mais une fois refusé le substantialisme du théorème soi des Temps modernes, marquée par la volonté de
de sécularisation, est-on conduit à souscrire à la vision « faire époque» et cédant au mythe d'origine du pur acte
des Temps modernes comme pure rupture, tabula rasa d'auto-création. Blumenberg évoque ainsi « la contradic-
absolue, comme le prétend Carl Schmitt dans sa tion entre la conscience de soi de l'époque au moins
réplique à Blumenberg (la «deuxième» Théologie poli­ dans son explicitation philosophique, et son nivelle-
tique, écrite en 1969)? Lidée de rupture historique n'est- ment théorique» (LN, p. 547; LTM, p. 535).
elle pas naïve au regard de ce que nous apprend Ainsi, le questionnement «historiai» qui se veut
l'objectivation historique, par exemple sur le cas même radical se fie sans question à un concept d'époque qu'il
de Copernic, dont Blumenberg montre bien qu'il n'est omet d'historiciser : il y a bien des « époques du concept
pas aussi « moderne » qu'on le croirait volontiers, et d'époque», note Blumenberg, il faut mesurer ce que
qu'il n'était aucunement dans ses intentions de « faire notre conception de l'époque doit à la prétention des
époque»? « Est-ce que la validité de la catégorie Temps modernes à la rupture et à la volonté de «faire»
d'époque et la rationalité de l'objectivation historique l'histoire ... ne serait-ce que pour comprendre comment
doivent entrer en conflit l'une avec l'autre ». se î nous pouvons utiliser ainsi « les Temps modernes» en
demande ainsi Blumenberg (LN, p. 441; LTM, p. 434). position de sujet grammatical.
I'objectivation historique a tout loisir de faire apparaître, En un sens, Blumenberg poursuit ici la discussion
contre les prétentions à la rupture ou au commence- des approches des Temps modernes développées par
ment radical, une série de transformations discrètes ou Husserl et Heidegger. Avec Husserl, la crise des sciences
de précurseurs cachés qui conduisent à relativiser tout européennes impliquait une « question en retour» vers
« tournant» radical. l'.objectivation historique brouille le tournant désigné comme crucial pour la transforma-
ainsi les seuils d'époque en dévoilant la « préparation tion du concept de réalité porté par la physique : le tour-
des Temps modernes» à l'œuvre dans la Renaissance ou nant galiléen. Heidegger développe de son côté l'image
dans le Moyen Âge finissant, en allongeant toujours plus d'une histoire de l'Ëtre qui se dispense en «époques»
la liste des «précurseurs», des anticipations, des décou- successives, dont la clé est fournie par la métaphysique;
vertes préparées et annoncées. Le monumental travail ainsi l'époque moderne dévoile-t-elle son essence dans

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HANS BLUMENBERG 5. LA MODERNITÉ ...

la métaphysique de la puissance dont Descartes livre à la Dans quelle mesure faut-il admettre une représenta-
fois l'expression métaphysique et le programme techno- tion de la modernité comme l'avènement de la raison à
scientifique: la maîtrise de la Nature objectivée au profit elle-même par une rupture nette avec un passé renvoyé
de la volonté du sujet qui se la représente. au préjugé ou à l'obscurantisme, un recommencement à
Le paradoxe de ces approches critiques du tournant partir de rien, une reconstruction sur une tabula rasa?
moderne est qu'elles empruntent plus à la vision Si « le commencement absolu, qui inaugure l'histoire,
moderne de !'Histoire qu'elles ne le croient. Blumenberg s'interdit à lui-même d'avoir une histoire» 17, une telle
met en effet en cause « l'idéalisation négative des Temps représentation va à l'encontre de l'opposition rationnelle
modernes dans l'histoire de !'Être [Seinsgeschichte] ­ qui au schéma mythique de la creatio ex nihilo. Or, dans le
ne partage peut-être avec la conscience de soi des cas des Temps modernes, « l'idée d'un commencement
Lumières que de pouvoir désigner dans le Cogito de absolu [ ... ] est aussi peu rationnelle que n'importe
Descartes le commencement immémorial de l'époque» quelle creatio ex nihilo» 18, et elle est battue en brêche
(LN, p. 220; LTM, p. 217). Il y a bien un tour cartésien par l'histoire savante comme par le souci de rendre
de la modernité, ou du discours de la modernité sur justice au passé, par exemple dans la volonté du roman-
elle-même, dans la mesure où Descartes est le philo- tisme de réhabiliter le Moyen Âge. « La restitution de
sophe qui a donné aux Temps modernes les catégories "l'historicité" déniée n'est pas encore en elle-même un
par lesquelles s'est construite leur première auto- contre-mouvement à l'Aujkléirung », note Blumenberg19,
interprétation : renvoi du passé à une obscurité d'où elle peut apparaître comme l'application des méthodes
jaillit la nouvelle vérité, mais dont celle-ci ne provient des Lumières à leur origine. Le romantisme corrige les
aucunement, doute hyperbolique vis-à-vis de toutes les illusions de l'autofondation, et approfondit paradoxale-
opinions héritées et refondation de la certitude sur le ment l'application de la raison à sa propre histoire tout
sujet et la raison. Blumenberg relève dans le Discours de en «nivelant» théoriquement l'époque. C'est ainsi en
la méthode la métaphore de la vieille ville médiévale, effet que la rationalité critique, à travers l'historicisme,
désordonnée et proliférante, anarchique et pourrissante, nivelle l'époque dont elle est censée être la marque : il y
qu'il faut mettre à bas pour la reconstruire « de neuf», a de la raison ailleurs, dans le passé, dans la religion,
« sur notre propre fonds», sur un terrain assaini et selon dans le «primitif» - les sciences humaines ont d'ailleurs
des règles strictes : ce système d'images, qui traverse largement pris le relais du romantisme dans sa tâche
tout le Discours de la méthode, « montre le "souci" que rationnelle de montrer la richesse de toutes les « pensées
ses fondements inspiraient à une époque débutante, sauvages» et les rationalités cachées derrière l'apparence
essentiellement au regard de tout ce qui lui avait été de superstition, de préjugé, d'étrangeté «archaïque» ou
transmis» (SF, p. 117). Mais l'historien ne doit pas se «exotique».
laisser fasciner par les figures fondatrices et le « mono- Sur le plan de l'histoire de la philosophie, il
logue du sujet absolu» au point de méconnaître que la convient de se méfier des « gravures trop bien
situation même dont parle Descartes est moins le découpées» et du « besoin en images fortes de ceux
résultat d'une décision pure que le produit d'une crise qui aimeraient être sujets de l'histoire» (LN, p. 536-7;
des fondements du savoir médiéval tardif. LTM, p. 524-5), besoin qui part à la recherche d'une

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HANS BLUMENBERG 5. LA MODERNITÉ ...

incarnation visible du divorce des esprits et des qui ne s'est pas présenté comme telle ou qui s'est même
époques, une «figure-limite» : « Colomb et Luther, caché de l'être» (LN, p. 442; LTM, trad. fr., p. 435).
Copernic et Descartes semblaient proposer une telle
matérialité», note Blumenberg (LN, p. 546; LTM, Absolutisme théologique
p. 534): ce sont là les figures auxquelles reviennent sans et auto-affirmation humaine :
cesse les célébrations des Temps modernes comme les
une crise des fondements
philosophies de !'Histoire, et même de l'histoire de
!'Être. Or, comme pour Copernic, dont Blumenberg fait D'où vient le « besoin de certitudes» qui se mani-
apparaître l'inscription dans un champ de problèmes et feste à l'aube des Temps modernes et qui ne paraît plus
d'intentions «médiéval», la pensée de Descartes peut se contenter de la garantie divine et des réponses
être largement resituée dans ses rapports avec la scolas- chrétiennes et scolastiques aux questions morales,
tique tardive (comme l'ont montré E. Gilson ou J.- scientifiques et intellectuelles fondamentales? Quelles
L. Marion) ou, selon Blumenberg, avec le nominalisme, impulsions ont permis le déploiement de la curiosité
comme on le verra. théorétique et de la science de la Nature? La réponse de
Pour prolonger et assurer les Lumières dans leur Blumenberg peut surprendre : ce qui provoque le
effort inachevé, il faut reconnaître, contre les dénis d'hé- mouvement d'affirmation de soi de la raison est une
ritage, l'insuffisance de leur compréhension des condi- certaine radicalisation théologique de la puissance et de
tions historiques de l'acte fondateur de la modernité la volonté divine. La deuxième partie de La Légitimité
dans son rapport avec un « besoin de certitudes» de des Temps modernes montre l'effet paradoxal de l' « abso-
provenance théologique et métaphysique. Mais pour lutisme théologique», qui aurait rendu non seulement
Blumenberg, il ne s'agit pas d'opposer cette genèse possible mais en un sens nécessaire un mouvement
occultée de la modernité à ses illusions inaugurales pour réactif d' « autoaffirmation humaine». Blumenberg
ruiner la légitimité des Temps modernes : au contraire, insiste ainsi sur l'importance du nominalisme à la fin du
cette crise d'origine doit être restituée, dans la richesse Moyen Âge, dans la mesure où ce courant de pensée a
même des constructions théologiques qu'elle comporte, voulu « pousser [l'homme] à une capitulation sans
pour mieux résister à certaines utilisations (crypto) condition dans l'acte de foi». Ainsi de la souveraineté
théologiques et antimodernes des difficultés et des absolue de Dieu : volonté insaisissable et opaque,
faiblesses liées aux prétentions à l'autofondation dans potentia abso!uta, le Dieu du nominalisme et ses
l'histoire. Blumenberg invite ainsi à se détacher d'une «décrets» se situent au-delà de toute tentative de
vision du début des Temps modernes comme « mono- compréhension par l'esprit humain. Tout ce qui est fait
logue d'un sujet absolu», et à comprendre la nouvelle peut être défait, toute loi peut être suspendue, nulle
époque commençante comme le « système des efforts garantie ne doit être attendue de Dieu, dont l'entende-
déployés pour répondre dans un nouveau contexte à des ment est incommensurable au nôtre et dont dépend
questions adressées à l'homme du Moyen Âge», ce qui pourtant entièrement notre salut. On comprend que
entraîne de « nouvelles exigences d'interprétation de ce Blumenberg puisse qualifier le nominalisme de
qui avait certes la fonction d'être une réponse, mais « système d'inquiétude extrême de l'homme par rapport

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HANS BLUMENBERG
5. LA MODERNITÉ ...

au monde», dans la mesure où sont détruits tous les La dé-divinisation complète de l'univers ouvre aussi
appuis et toutes les garanties que l'homme pourrait un nouvel espace de jeu pour la curiosité humaine : si
trouver dans le monde, tant dans le domaine du savoir « le monde comme création [n'est) plus lisible comme
que dans celui des signes de son salut. expression de la prévenance divine rapportée à
« Les Temps modernes ont commencé en effet non pas l'homme» (LN, p. 403; LTM, p. 398), il devient possible
comme époque du Dieu mort, mais comme époque du de l'explorer dans tous ses recoins et dans toute son
Dieu caché, du Deus absconditus et un Dieu caché est étendue sans secret. Le microscope et la lunette montre-
pragmatiquement presque équivalent à un Dieu rnort.» ront que cette curiosité, considérée comme un vice par
(LN, p. 404; LTM, p. 399) la théologie médiévale d'inspiration augustinienne, peut
Ainsi la théologie du nominalisme médiéval tardif, être récompensée par un élargissement de l'Univers
avec son accent mis centralement sur la prédestination connu et légitimeront par là la « nouvelle prétention de
et la liberté totale de la volonté de Dieu, identique pour vérité» qu'a établie Copernic.
nous au hasard, a-t-elle favorisé un « rapport de Mais au-delà de la curiosité, n'est-il pas paradoxal
l'homme au monde dont la conséquence aurait pu être de faire reposer la légitimité d'une époque dans son
formulée par le postulat que l'homme avait à se rapport. .. au futur? Dans la seconde Théologie politique
comporter comme si Dieu était mort» (LN, p. 404; (1969), répondant aux critiques adressées par Blurnen-
LTM, p. 399). La construction scolastique, qui permet- berg à son usage du concept de sécularisation, Carl
tait de concilier le modèle grec du cosmos comme Sch�itt P?�ntait la difficulté : l'idée de légitimité impli-
ordonnancement divin et l'échelle théologique des créa- quait traditionnellement la référence à une source c'est-
tures, est alors ébranlée. Toute téléologie étant vidée du à-dire à un passé fondateur. Comment conférer une
monde, toute assurance mondaine étant perdue pour légitimité à ce qui se pose non seulement en rupture avec
l'homme, il ne lui reste qu'à s'affirmer dans une réalité le passé, mais à ce qui veut ou prétend s'auto-Ionder ?
indifférente, avec ses propres forces. On voit ici se Y a-t-il un sens à parler d'une « légitimité par le
nouer le lien, essentiel à la genèse des Temps modernes nouveau»? Il est clair que pour le juriste catholique, il
pour Blumenberg, entre « absolutisme théologique» s'agit là d'une sorte d'aberration : Blumenberg, écrit
et « auto-affirmation humaine» : comme l'a observé Schmitt, a « mis sur la tête » le concept traditionnel de
Odo Marquard, dans l'interprétation de Blumenberg, légitimité. En toute rigueur, ajoute-t-il, il aurait pu et dû
les Temps modernes sont bien théologiquement parler plutôt de légalité, c'est-à-dire de conformité à un
provoqués, syst�me_ (co�temporain) de normes, là où la légitimité
est indissociable d'une durée, d'une tradition. Mais
« mais le théologique ne fonctionne pas directement, Schmitt y voit un signe, un aveu : il reformule ainsi les
comme position, mais indirectement, comme trauma : t?èses de Blumenberg pour en faire ressortir ce qu'il
là où Dieu devient celui qui anéantit le monde, le
d�scerne comme une agressivité latente, qui «exprime»
monde doit être défendu sans lui et contre lui (de façon
bien quelque chose de la modernité : précisément une
extérieure à la théologie, de façon neutre ou antithéolo-
gique) »20. agressivité à l'égard du passé, une volonté de faire table
rase de la théologie, et même de refuser tout legs, toute

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HANS BLUMENBERG 5. LA MODERNITÉ ...

dette, toute légitimation par la tradition, toute « sécula- point d'adhérer aux philosophies de la contre-révolution
risation» enfin, c'est-à-dire même tout héritage ou qui nourrissent l'attaque des concepts politiques
reprise de la religion sur un autre plan. Schmitt formule modernes dans la Théologie politique (Bonald, De
ce programme d'émancipation prétendument rationnel Maistre, Donoso Cortés). C'est une lecture (sans doute
comme une sorte de surenchère folle dans la novation sciemment) erronée qui interprète la critique par
(en jouant sur le fait que Temps modernes se dit en alle- Blumenberg du théorème de sécularisation comme
mand Neuzeit, « temps nouveau ») et dans la destruction aboutissant à la négation de tout héritage et de toute
non seulement de l'ancien, du passé, mais de toutes les trace du passé, de toutes les représentations et des
traces du passé, - la quête effrénée du novum finit dans schèmes religieux dans la modernité : il s'agit plutôt de
le nihil, dans le nihilisme de la négation de tout donné. montrer le caractère incertain des hypothèses de sécula-
Voici ce morceau de rhétorique quasi expressionniste : risation et les arrière-pensées qui conduisent souvent à
« il n'y a plus que du novum; toutes les dëthéologisa- les tenir pour acquises alors qu'elles ne présentent
tions, les dépolitisations, les déjuridicisations, les dési- aucune garantie de vérification. Néanmoins, Blumen-
déologisations et autres dé- quelque chose qui vont berg est ainsi amené par Schmitt à préciser son concept
dans le sens d'une tabula rasa disparaissent; la tabula de légitimité, et d'abord à préciser qu'il s'agit d'une légi-
rasa se dé-tabularise elle-même, et sombre en même timité historique, située : on ne parle de légitimité que
temps que la table; la science nouvelle, purement lorsqu'il y a contestation, contestation d'une légitimité,
mondaine et humaine, est le procès-progrès ininter- d'une forme, d'un projet - et peut-être quand il y a crise.
rompu d'un élargissement et d'un renouvellement du C'est de la crise de l'absolutisme théologique, porté à
savoir, confinés dans le purement humain et mondain l'absurde par la doctrine de la puissance divine absolue,
et provoqués par une curiosité humaine sans limites »21.
que procède un « rationalisme humain» qui tire de soi-
La négation des phénomènes de sécularisation en même sa légitimité : en ce sens, les Temps modernes ont
tant qu'ils impliqueraient de reconnaître une « dette été contraints d'inventer leur propre mode de légitima-
culturelle» aboutirait ainsi à renverser la thèse théolo- tion, un mode qui consiste moins à indiquer ses sources
gique d'une creatio ex nihilo pour donner lieu à la figure qu'à faire valoir ses effets. C'est ce mode de valorisation
monstrueuse d'une « création du rien comme condition par l'effet que Schmitt récuse quand il veut à toute force
de possibilité de l'autocréation d'une mondanité sans rapporter le présent politique à des sources théologiques
cesse nouvelle »22. qui seules lui donneraient consistance, mais une consis-
Cette attaque est paradoxale lorsqu'on considère tance fragile, parce que dérivée.
l'attention de Blumenberg pour le passé, sa valorisation
du «retard» comme manière de prendre le temps des
Une approche différentielle
détours, de la culture et de la réflexion, par opposition à
la valorisation absolue du neuf et de l'accélération qui du seuil d'époque
caractériserait la technique. Sur ce point, Blumenberg Si « le zèle historique a provoqué l'usure des figures
n'est pas si éloigné d'une certaine critique schmittienne fondatrices» (LN, p. 546; LTM, p. 534), si les «préten-
des «accélérateurs» à tout prix, mais sûrement pas au dues conquêtes spécifiques de la modernité» se sont

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HANS BLUMENBERG
5. LA MODERNITÉ ...

avérées déjà présentes ou en germe au xnr' siècle, voire tous deux remarquables par leur rapport au seuil
dans ]'Antiquité tardive alexandrine, la coupure d'époque. Cette relation ne peut être saisie avec eux ou
d'époque est moins nette, elle ne se réduit pas à une date à partir d'eux, mais par l'interpolation entre eux. [ ... ] Si
ni ne s'incarne dans une figure, mais il ne faut pas pour l'on met le Cusain [Nicolas de Cues] et le Nolain [Gior-
autant renoncer à la saisir « diflérentiellement », « en dano Bruno] côte à côte, il devient aussitôt évident
dessous de la surface de la chronologie et des événe- qu'ils ne peuvent avoir été l'un à côté de l'autre.» (LN,
ments», écrit Blumenberg (LN, p. 544; LTM, p. 533). p. 555; LTM, p. 543)
En effet, si le seuil d'époque est un limes impercep- Cette approche «différentielle» de la modernité et
tible, il y a pourtant bien des « indices qui empêchent du seuil d'époque fera alors jouer des comparaisons
l'historien de niveler les événements historiques en une fines pour essayer de saisir ce qui fait que Nicolas de
uniformité où tout serait toujours pareil, et donc l'em- Cues est fondamentalement «pré-copernicien» et Gior-
pêchent de croire à tort que tout peut arriver n'importe dano Bruno essentiellement « post-copernicien ». Le
quand» (LN, p. 535; LTM, p. 523). Pour saisir cette premier cherche à sauver une conceptualité médiévale
frontière d'époque, il est nécessaire d'écouter au moins avec des hypothèses qui se tiennent à l'extrême limite
deux témoins : la dernière partie de La Légitimité des d'un langage où Dieu peut s'articuler au monde, dénon-
Temps modernes s'attache ainsi à approcher le seuil çant le faux savoir scolastique au profit de la « docte
d'époque à travers l'écart entre Nicolas de Cues, qui voit ignorance», tandis que le second pense un Univers
le monde comme le fruit d'une « auto-limitation de infini et homogène, où l'événement de l'Incarnation
Dieu» et Giordano Bruno, qui pense l'univers comme risque de perdre tout sens privilégié - raison principale
« auto-création de Dieu». Le rapprochement fait appa- pour laquelle il finira au bûcher.
raître l'interpolation de l'événement copernicien, les
«cadres congruents», la communauté de questions
montrent la distance dans les réponses : le métaphysi-
cien du xv" siècle tente de saisir une dernière fois la
réalité dans une conceptualité médiévale conséquente,
même si celle-ci implique une critique radicale de la
scolastique, tandis que le moine errant, du XVIe siècle
finissant, célèbre la réalité nouvelle, l'infinité des
mondes, se projetant par là « en dehors du Moyen Âge,
mais [ ... ] il n'a pas encore découvert les formules fonda-
mentales de la modernité» (LN, p. 645; LTM, 630).
C'est précisément cette position «liminaire» qui fait
tout l'intérêt de leurs pensées pour une approche de la
transformation qui les sépare :
« aucun des deux n'a fait époque, aucun des deux n'est
fondateur d'époque (Epochenstifter). Pourtant, ils sont

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6. DES TRANSFORMATIONS DU CONCEPT DE RÉALITÉ ...

CHAPITRE 6 «L'imitation de la Nature.»


Sur la préhistoire de l'idée
Des transformations de l'homme créateur
du concept de réalité I'article de 1957 sur « "Limitation de la Nature" ou
et de leurs conséquences les antécédents de l'idée de l'homme créateur»
( « "Nachahmung der Natur". Zur Vorgeschichte der Idee des
poétiques et rhétoriques scltôpferischen Menschen ») explore ainsi la caractérisation
de l'art comme « imitation de la Nature», issue de la
philosophie grecque, et tente de rendre compte de l'his-
toire des antécédents et des conditions de l'idée moderne
de l'homme comme «créateur» d'une « réalité » artistique
nouvelle, non naturaliste. Dans la perspective grecque,
note Blumenberg, « tout le possible est déjà là, et pour
l'œuvre de l'homme il ne reste aucune idée non réalisée».
Dans ce contexte, la technê ne peut qu'imiter et
«accomplir» ce que la Nature lui montre déjà, et Aris-
Depuis le xvm" siècle, l'esthétique est devenue une tote détermine la poétique à partir du concept de
discipline propre, pourvue d'une certaine autonomie. mimesis. « Là où l'étant comme tout est absolu, il ne peut
Mais cette « entrée de l'art dans le domaine de l'esthé- y avoir d'"enrichissement" de l'être, même par Dieu. La
tique», évoquée par Heidegger dans « l'époque des volonté n'a pas de puissance d'être; elle ne peut vouloir
"conceptions du monde"» (Holzwege), et comprise que ce qui est déjà. » Blumenberg étudie la façon dont
comme la traduction d'une approche marquée par la cette conception métaphysique de la physis se répercute
thématique moderne de la subjectivité, s'inscrit dans dans la poétique d'Aristote, et les ruptures qui ont rendu
une histoire dans laquelle la détermination des « fins de possible l'émergence d'un nouveau concept de réalité,
l'art» n'est pas séparable de l'évolution des représenta- corrélé à l'idée d'une volonté créatrice à partir de rien, et
tions des notions d'imitation, de réalité, de possibilité, à un nouveau concept de puissance. Il souligne en parti-
de fiction ... Les apports les plus nets de Blumenberg à la culier la brèche constituée par l'idée du Dieu créateur,
théorie littéraire et esthétique se situent assurément qui ne recoupe pas l'image platonicienne du Dieu
dans les études qu'il a consacrées à l'histoire de ces démiurge créant le monde en « imitant» les idées.
notions de «réalité», de «Nature», de «création», mais
aussi de «technique», et à la façon dont elles détermi- « l'histoire de la destruction et du déracinement de
nent en retour la conception de l'art, sa fonction d'imi- l'idée de mimesis est [ ... ] un processus qui a été inau-
guré par des idées nouvelles, extérieures, à savoir par
tation d'idéalisation ou au contraire de « saisie brute»
des idées théologiques; non pas la simple idée biblique,
du « réel », - et par là les notions de « réalisme», de
mais la nouvelle interprétation de l'être qui a été peu à
«naturalisme », etc. peu construite à partir d'elle. Il a fallu ainsi que le

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HANS BLUMENBERG 6. DES TRANSFORMATIONS DU CONCEPT DE RÉALITÉ ...

concept de toute-puissance entre en contact avec le I'article de 1964, « Concept de réalité et possibilité
concept d'infinité (ce qui n'était pas encore le cas chez du roman», déplace l'interrogation vers les conditions
saint Augustin) pour que se dessine l'idée d'une "non- de possibilité du genre romanesque et sur le concept de
congruence entre être et Nature". »1 «réalité» qu'il implique.
Blumenberg voit s'opérer cette liaison au xr' siècle, « Poser la question de la possibilité du roman comme
et suit ses effets tels que divers théologiens en tirent les une question ontologique [ ... J signifie aussi interroger
conséquences : facticité de ce monde-ci, contingence, une nouvelle ambition de l'art, sa prétention non plus à
puisqu'un autre monde aurait pu être créé et que la créa- présenter seulement les objets du monde, non plus
tion de celui-ci parmi une infinité de possibles est due à seulement à imiter le monde, mais à réaliser un monde.
un acte de volonté insondable. Comme dans La Légiti­ Un monde, rien de moins : c'est là le thème et l'ambi-
mité des Temps modernes, Blumenberg s'intéresse en tion du roman. »2
particulier à l'élaboration nominaliste de la notion de Une telle prétention aurait été non seulement déme-
potentia absoluta, et s'attarde sur les conceptualisations surée mais dénuée de sens pour une pensée antique
modernes du «possible» en tant qu'objet du choix de la référée au modèle de la Physis, un ordre naturel et
volonté de Dieu et, à son échelle, de l'homme, chez cosmique unique et nécessaire, vu comme harmonie
Descartes et Leibniz. La doctrine leibnizienne des parfaite que l'activité humaine, technique ou artistique,
mondes possibles a eu un impact notable sur les théories ne peut chercher qu'à imiter pour en approcher la perfec-
esthétiques, par exemple dans Lart poétique critique tion, par la mimesis. I'apparition du roman suppose une
(Critische Dichtkunst) de 1740 de Breitinger, qui fait de tout autre conception du possible, de l'homme créateur,
la poésie « une imitation de la création et de la Nature de la Nature «inachevée» ... un type de représentations
non seulement en tant que réalité, mais en tant que inconcevable sans la césure théologique du Dieu biblique
possibilité». Le caractère de « possibilité réalisée» de la conçu comme volonté créatrice du monde. On rejoint
Nature est accentué dans sa dimension « facticielle » et par là l'article sur l'imitation de la Nature, Blumenberg
contingente au XIXe siècle. Si la Nature perd son aura de soulignant à nouveau l'importance pour l'esthétique des
modèle, l'art « n'est plus rapporté à un autre être, exem- notions de volonté divine toute-puissante dans le choix
plaire, il est lui-même cet être exemplaire pour les possi- des possibles et de « monde possible», donc d'une idée
bilités de l'homme : l'œuvre d'art ne veut plus signifier de monde comme série parmi d'autres possibles, qu'un
quelque chose, mais être quelque chose» (ibid., p. 45). esprit peut choisir et porter à l'existence... Si un
Néanmoins, cette nouvelle conception de l'art, dont monde a été créé par Dieu, qui aurait pu en créer
Blumenberg trouve une expression chez Paul Klee, d'autres, l'imagination du romancier est libre à son tour
retrouve les problèmes que son « dépassement de l'idée de faire varier le monde, à l'infini. Le roman est rattaché
de mimesis » n'annule pas, mais déplace : ce que le créa- par Blumenberg au concept de réalité comme cohérence
teur crée reste «de» l'Ëtre, et peut-être « les miroite- d'un contexte : « le concept de réalité du contexte des
ments infinis d'une figure fondamentale de !'Être». Lart phénomènes présente une réalité qui n'est jamais défini-
moderne fait signe ainsi vers une possible et paradoxale tivement assurée, mais toujours en train de se réaliser
« essentialisation du hasard». et en instance de confirmation». Le roman exprime

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HANS BLUMENBERG 6. DES TRANSFORMATIONS DU CONCEPT DE RÉALITÉ ...

exemplairement cet « horizon de consistance ouverte, classique, de la non-fiabilité des signes, qui auraient
qui est toujours en attente de nouvelles opérations et de besoin d'une garantie divine : le « concept médiéval de
nouvelles mises à l'épreuve», à travers « le malaise et réalité garantie par une transcendance» a fait émerger un
l'insatisfaction qui se font presque toujours sentir dans soupçon, une crainte dont la forme hyperbolique (métho-
l'histoire d'un roman »3. La « recherche de nouvelles diquement mise en jeu, une fois encore, par Descartes
garanties» n'est pas seulement le mot d'ordre post- pour dégager un nouveau concept de réalité) est celui
médiéval de la philosophie moderne en son instauration d'une tromperie universelle, d'un monde où les signes ne
«dramatique» par Descartes, elle est aussi latente dans le correspondraient jamais aux choses. À cette dimension de
roman, fruit d'une certaine crise qui transparaît, par doute, à cette potentialité d'un monde entièrement trom-
exemple, dans le sort ironique et erratique de Don peur, le roman ajoute un approfondissement de l'auto-
Quichotte en quête d'un monde de valeurs perdu. Dans affirmation moderne de la subjectivité, esthétiquement
sa Théorie du roman, Georg Lukacs parlait du roman traduite dans la forme des « romans polyphoniques», où
comme de « l'épopée d'un monde sans dieux» 4. Blumen- différentes versions du «monde» se livrent et s'affrontent
berg note une certaine correspondance entre ses propres avec un degré égal, et indécidable, de plausibilité.
thèses et cette formule fameuse : le renouvellement de On comprend donc mieux « la prédominance du
l'épopée, sa valeur de mesure absolue se sont brisées sur roman dans la réalisation des idées esthétiques fonda-
« une compréhension de la réalité pour laquelle le monde mentales des Temps modernes »6 si l'on voit qu'il se
était devenu un monde, le cosmos un Universum ». Autre- conforme à la dimension d'ouverture et de malaise
ment dit, le roman est l'épopée d'un monde qui ne se contenue dans ce concept d'une réalité indéfiniment en
pense plus comme le seul monde, mais comme un monde instance de confirmation intersubjective, dont l'envers
possible réalisé, parmi d'autres possibilités, d'autres est l'ouverture indéfinie d'un possible angoissant : le
mondes possibles. Or cette conception de la réalité roman montre l' « élargissement du domaine du possible
présuppose une théologie de la création bien différente de l'homme» 7. Cette exploration du possible humain est
de l'interprétation du cosmos comme ordre parfait en soi, d'ailleurs ce qui confère au roman sa valeur d'explora-
tel qu'il forme l'arrière-plan cosmologique de l'épopée. tion éthique, de réflexion ouverte sur les vies possibles,
« Le roman ne pouvait pas être une "sécularisation" de les choix possibles, le tremblement des normes face aux
l'épopée après la dédivinisation du monde, au contraire, réalités, etc. Mais c'est aussi dans son souci d'un certain
c'est précisément à la théologisation du monde que réalisme, d'un rapport à une réalité construite comme
remonte sa contingence, la facticité de l'article indéfini, un monde cohérent, que l'histoire du roman est signifi-
l'afflux des possibilia. »5 cative, jusque dans ses expérimentations-limites : le
Outre le lien entre l'idée d'une création dépendante concept de réalité comme consistance interne et
d'une volonté et d'une puissance de choix et la forme du contexte inter-subjectif peut se heurter au concept de
roman, avec le soupçon d'arbitraire («la marquise rentra réalité comme résistance du donné. Ainsi, dans Thomme
à cinq heures ... ») et la fréquence de l'ironie caractéris- sans qualités de Musil,
tiques de ce genre, Blumenberg souligne l'importance du « l'accroissement de l'exactitude du récit conduit à ce
thème métaphysico-théologique, devenu aigu à l'âge que l'impossibilité du récit même trouve sa présemation.

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HANS BLUMENBERG 6. DES TRANSFORMATIONS DU CONCEPT DE RÉALITÉ ...

Mais cette impossibilité est éprouvée, de son côté, matière d'énonciation poétique, d'invention, de
comme le signe d'une résistance insurmontable de la construction, de narration ont été renversées en maes-
réalité imaginaire à sa description, et conduit dans cette tria de l'écriture pour son propre culte (Eigenweihte) :
mesure le principe esthétique relevant du concept de une industrie de production pour une industrie de
réalité de la consistance immanente vers un point où il réception. Ce public professionnel a une disposition
se renverse en un autre concept de réalité »8. pour quelque chose qui n'a été accepté dans l'histoire de
En poussant son principe de description et d'exacti- l'humanité que dans des conditions cultuelles :
l'ennui.» (AM, p. 93)
tude jusqu'à l'hyperbole où il accentue la limite de l'ex-
haustivité possible de toute description, le roman ne Un complément à l'histoire de la réception de la
s'abolit pas, mais atteint une réflexivité ironique. culture impliquerait sans doute d'ajouter, aujourd'hui,
Blumenberg a également abordé de nombreuses que cette acceptation tend à se dissiper, et qu'en ce sens,
œuvres littéraires, sous l'angle de la réception, de la la poursuite du processus de sécularisation ruine peut-
poétique ou de la transformation du mythique dans les être cette disposition qui rendait le public cultivé
formes littéraires modernes (un de ses premiers articles capable d'accepter de s'ennuyer par dévotion envers
portait ainsi sur « I'éthique et le mythe de l'Amérique l'art.
chez Faulkner»). Dans Travail sur le mythe, c'est notam-
ment !'Ulysse de Joyce qui fait l'objet d'un commentaire
où les conditions de la réception apparaissent dès la
La Nature comme norme fictive:
conception et la production de l'œuvre : cette « Odyssée
l'aveu de Rousseau
de la trivialité», qui joue précisément de la trivialisation Blumenberg montre bien, à travers ces études, que
du mythe et de sa dimension héroïque, ne peut être véri- l'histoire culturelle de l'art et de la littérature doit
tablement appréciée que par un public d'herméneutes, inclure une histoire des concepts théologiques qui ont
capables de déchiffrer ce jeu avec la matrice mythique, remodelé les idées de «réalité», de «monde», de « puis-
où le parcours de pubs en toilettes mime sur un mode sance», d'imagination, de création, etc., de même
bien différent les étapes d'Ulysse, d'îles en grottes. Lho- qu'elle doit évidemment prendre en vue les évolutions
rizon de la réception de l'œuvre en tant que variation scientifiques et techniques qui ont remodelé l'idée de
ironique sur le mythe et sur l'impossibilité moderne du «nature», de «réel», etc. La situation moderne d'un
mythe détermine ici sa production. monde ambiant humain entièrement refaçonné par
« [Ulysse [de Joyce] doit être lu contre les prétentions à «l'art» devrait avoir des effets considérables sur la
l'intégration et à l'exhaustion, et il ne peut l'être que par compréhension du sens de l'art, de la rhétorique, de la
des herméneutes nés. Cependant, c'est là un groupe si technique même : si la condamnation traditionnelle de
important, dans un monde déchargé de l'esclavage par la rhétorique reposait sur une conception de la réalité
le mécanique, qu'il vaut de plus en plus la peine de comme «nature», et sur l'opposition « res, non verba ! »
n'écrire que pour lui et selon les règles de cette (un trait rhétorique, « l'interdit de toute rhétorique
confrérie. Avec Joyce commence une littérature dans [étant] un processus rhétorique »9), « les difficultés
laquelle les faiblesses concernant l'habileté classique en modernes de la rhétorique à l'égard de la réalité résident

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HANS BLUMENBERG 6. DES TRANSFORMATIONS DU CONCEPT DE RÉALITÉ ...

en bonne part en ceci que cette réalité n'a plus de valeur attendre, ou se tient sous la convention de pouvoir
d'appel, parce qu'elle est de son côté le résultat de attendre, tandis que la rhétorique présuppose la
processus artificiels» 10. Comment penser la rhétorique contrainte à l'action de l'être déficient comme élément
sans «dehors»? La question croise ici la critique que constitutif de sa situation »12.
Blumenberg a développée de l'approche heidéggerienne Une autre transformation, qui a conféré ou devrait
de la technique (encore présente dans l'article de 1951 conférer à la rhétorique une valeur cardinale pour la
« Le Rapport entre technique et Nature comme pensée contemporaine, tient à la difficulté présente qu'il
problème philosophique», « Das Verhiiltnis vom Technik y a à invoquer, dans le domaine social ou politique, une
und Natur ais philosophisches Problem ») comme de l'ap- « nature des choses» ou une «Nature» tout court, que
proche husserlienne du monde de la vie. Mais elle invite l'on pourrait opposer au (x) discours ou à la technique
aussi à reconsidérer le statut des vérités scientifiques : comme «revêtements » humains et artifices rhétoriques.
« aussi longtemps que la philosophie a voulu poser des [histoire de la philosophie politique moderne offre
vérités éternelles, des certitudes définitives au moins en une illustration éclatante de ces difficultés. Dans l'article
perspective, le consensus comme idéal de la rhétorique, « Approche anthropologique de l'actualité de la rhéto-
l'accord comme résultat de la persuasion obtenu par rique», Blumenberg évoque la volonté hobbesienne de
rétractation, ont paru suspects» .11 conférer à la politique des fondements scientifiques; on
Or on peut ici mettre le doigt sur l'un de ces chan- pourrait rappeler à cet égard la dédicace au comte de
gements qui ont donné à la rhétorique une nouvelle Devonshire, placée au début du De Corpore, dans
importance : l'image de la science s'est modifiée, sa laquelle Hobbes dresse un parallèle entre la nouvelle
dimension de processus indéfini de révision, de réfuta- physique, fondée par Galilée, et la nouvelle science de la
tion, de critique l'emporte sur l'image antique d'une société civile, dont le fondateur serait. .. Hobbes lui-
thëoria accomplie et statique des sphères supérieures de même : « la physique est une science très récente. Mais
l'être. En ce sens, il faut faire un pas de plus par rapport la philosophie de la société civile est plus récente
à Aristote : la rhétorique ne porte pas seulement sur encore : elle n'est pas plus ancienne que mon
ces affaires humaines contingentes où l'on a affaire à De Cive »13. [application de la méthode résolutive-
des passions et à un futur ouvert, tout en n'ayant plus compositive à la société civile ouvrirait enfin la politique
lieu d'être lorsqu'on aborde les régions supérieures de à sa compréhension rationnelle. Et significativement,
l'être que sont le monde supralunaire, les êtres parfaits Blumenberg remarque que dans De Cive :
que sont les astres ou Dieu. Partout où il y a du discours, « l'une des plus importantes objections contre la démo-
il y a de la rhétorique, y compris dans la sphère de cratie tient à ce que la démocratie ne peut se passer de
la connaissance scientifique. Blumenberg souligne rhétorique, et par conséquent qu'elle atteint ses déci-
ainsi, avec Thomas Kuhn, la dimension rhétorique de sions davantage à travers les impulsions de l'âme
tout «paradigme» scientifique (stabilisé dans et par (impetu animi) qu'à travers la juste raison (recta ratio),
« la rhétorique des académies et des manuels»), tout parce que ses orateurs ne suivent pas la "nature des
en marquant la différence entre science et rhétorique par choses" mais les passions du public »14.
leur rapport respectif au temps : « la science peut

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HANS BLUMENBERG 6. DES TRANSFORMATIONS DU CONCEPT DE RÉALITÉ ...

Blumenberg lit ici Hobbes comme un représentant hommes. Dans sa cntique de l'éloignement d'un état
de l'absolutisme comme «décision» contre l'irrationa- harmonieux rompu par le désir de possessions vaines,
lité démocratique, mais aussi comme un représentant de Rousseau combine plutôt, comme l'observe Blumen-
la rhétorique politique de l'antirhétorique : berg, une critique des superfluités d'inspiration épicu-
« l'exemple de Hobbes montre que l'antirhétorique est rienne (les « désirs non nécessaires et non naturels ») et
devenue, dans les Temps modernes, l'une des plus un rejet des dépravations sociales d'inspiration chré-
importantes figures destinées à prendre sur soi la tienne-calviniste. À la philosophie épicurienne et à sa
responsabilité des duretés du réalisme, qui promet reprise chez Lucrèce, Rousseau emprunte aussi l'image
d'être la seule voie à la hauteur de la gravité de la situa- d'une sorte de clinamen historique par où les états d'har-
tion humaine - ici dans son "état de nature" [ ... ] »15 monie et de frugalité originels ont été mystérieusement
Dans le chapitre X du De Cive, la « pathologie brisés; et il colore cette chute d'accents chrétiens, en le
hobbesienne de la rhétorique» reconduit explicitement dépeignant comme une montée en puissance des
l'agitation des passions à « l'usage métaphorique des passions égoïstes, du désir de domination et de posses-
mots», ou, en ce qui concerne les conclusions poli- sion terrestre, du mépris du prochain. Mais précisément,
tiques, à une mésinterprétation des métaphores et des la différence avec le statut de la Nature chez Epicure et
figures de la Bible : la métaphore est présentée comme Lucrèce tient à ce que ceux-ci y voyaient une normati-
« adaptée aux passions», et par conséquent comme vité immanente, là où l'état de nature peut garder un
« très éloignée d'une vraie connaissance des choses». statut de norme chez Rousseau, mais seulement comme
On pourrait presque dire que dans le système de une sorte de fiction et d'artefact rhétorique : « Commen-
Hobbes, la métaphore est la passion du langage, le çons par écarter tous les faits ... ». On peut à nouveau
moment où celui-ci n'est plus gouverné par la recta mettre le doigt sur un basculement historique qui
ration, mais où les émotions et les passions prennent la explique la valeur centrale conférée à la rhétorique et à
parole. la technique dans l'anthropologie blumenbergienne de
À cet égard, Rousseau a, comme souvent, repris la modernité : il semble impossible d'en appeler à un
Hobbes pour le renverser : si les métaphores et les tropes état «naturel», à une « nature naturelle», parce que,
sont une expression des passions, alors il faut conclure comme le formulait Blumenberg dans son article sur la
qu'elles ont été la forme première, «naturelle», du technicisation du monde vécu, la réalité qui nous
langage : « les premiers mots furent des tropes», « le entoure est elle-même de part en part façonnée par
langage fut d'abord poétique» ... Mais ce n'est pas là un «l'art», l'artifice, la technique, si bien que « la Nature a
mal pour Rousseau : Hobbes tient l'état de nature pour perdu sa valeur d'appel». Un témoignage en est donné
mauvais parce qu'il y a projeté des passions qui ne par Rousseau lui-même : c'est un trait typique de la
peuvent s'être développées que dans un état social conscience de Rousseau en tant que conscience
sophistiqué et, aux yeux de Rousseau, perverti : ces moderne et lucide sur les conditions modernes qu'il
sociétés, les nôtres, dans lesquelles des passions admette qu'on ne peut corriger les effets de la technique
mauvaises comme l'envie, le désir de l'emporter, la flat- et de la politique modernes par un simple «retour» à un
terie, la violence se sont installés dans le cœur des état naturel qui serait antérieur : on ne peut le faire que

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HANS BLUMENBERG 6. DES TRANSFORMATIONS DU CONCEPT DE RÉALITÉ ...

par une extension de la technique et une refondation de Je ne suis pas sûr que cette affirmation de Blumen-
la politique. En réponse à la vision négative de l'état de berg soit parfaitement juste, dès lors que, aux yeux de
nature de Hobbes, mais aussi, indirectement, à Diderot Leibniz, la capacité de donner la raison suffisante de
qui l'accusait de promouvoir un mouvement rétrograde chaque chose et événement particuliers supposait une
vers une« bonne nature» imaginaire, Rousseau répond: connaissance de la «série» entière du monde, et de la
« montrons-lui dans l'art perfectionné la réparation des série (infinie) des séries de mondes possibles non
maux que l'art commencé fit à la Nature». réalisés, et cette connaissance était, bien sûr, réservée à
l'entendement infini de Dieu. Certes, dans l'optique de
Le principe de raison insuffisante Blumenberg, l'idée même d'un entendement divin
comme axiome de toute rhétorique appartenait à un passé métaphysique révolu, si bien que
la question du principe de raison suffisante devait sans
La légitimation moderne de la technique a pu s'ap- doute être posée à nouveaux frais, à l'écart des fonda-
puyer, à cet égard, sur une métaphore étudiée dans les tions théologiques et métaphysiques du « grand rationa-
Paradigmes, celle du « monde inachevé» : si le monde lisme» leibnizien. Néanmoins, il faut observer que le
n'est plus cet achèvement en soi que toute technique principe de raison insuffisante a été, en un sens, préparé
peut seulement imiter ou aider à s'accomplir au mieux, et appelé par Leibniz lui-même, quand il notait : « l'art
si le monde est ouvert temporellement et imparfait, la de juger des raisons vraisemblables n'est pas encor bien
technique peut être considérée comme l'un des instru- établi, de sorte que .nostre Logique à cet égard est encor
ments de son perfectionnement. « Le "monde inachevé" tres imparfaite, et que nous n'en avons presque jusqu'icy
légitime le vouloir démiurgique de l'homme et appar- que l'art de juger des démonstrations» (Essais de Théo­
tient à l'histoire des éléments de conscience qui fondent dicée, § 28). Et comme le rappelle Blumenberg dans les
l'époque technique» (P, p. 85). Paradigmes (p. 129, trad. fr., p. 117) Leibniz œuvra à
ridée d'une incomplétude du monde s'oppose à la établir l'étude de ce qu'il appelle les « vérissimilitudes »,
vision antique d'un univers dont la perfection se miroite une logica probabilium, ce que Pascal travaillait égale-
dans l'image du cercle et de la trajectoire régulière des ment à créer alors au titre d'une « géométrie du hasard».
astres. Mais elle s'oppose aussi, d'une autre manière, à la Leibniz pressentait qu'une telle application des probabi-
construction d'un monde tenu pour l'optimum métaphy- lités aux régularités des actions humaines dans une
sique et théologique tentée par la théodicée leibni- société pourrait modifier profondément notre vision du
zienne. droit et de la jurisprudence, à travers une transforma-
« Si le monde de l'homme s'accordait avec l'optimisme tion de notre appréhension du déterminisme social, du
de la métaphysique de Leibniz, qui pensait qu'il pouvait hasard et de la responsabilité individuelle - notons que
assigner une raison suffisante même pour le fait que c'est précisément cet aspect qui fascina Robert Musil
quelque chose existe plutôt que rien [ ... J, alors il n'y dans Lhomme sans qualités, avec le cas du criminel
aurait pas de rhétorique, parce que ni le besoin ni la Moosbrugger et l'interrogation qui traverse le roman sur
possibilité de l'utiliser effectivement n'existeraient. »16 la pertinence qu'il y a à «juger» et à condamner un
homme qui est, en un sens, le «produit» de la société,

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HANS BLUMENBERG 6. DES TRANSFORMATIONS DU CONCEPT DE RÉALITÉ ...

et l'interrogation plus générale sur le sens de l'indivi- tique à une conception platonicienne de la politique : la
dualité à l'époque de la connaissance des régularités vision platonicienne de la cité idéale ne reconnaît aucu-
statistiques sur des actes aussi apparemment « indivi- nement le principe de raison insuffisante, elle veut un
duels» que le choix du conjoint, le meurtre ou le ordre qui soit «absolument» justifié, et la rhétorique ne
suicide ... Et ce n'est pas un hasard si Musil fait une peut fournir de telles justifications. La rhétorique ne
place importante, dans ce roman sur l'homme moyen et mérite pas d'être appelée une technê, selon le Gorgias,
le sentiment du hasard réglé qui préside à la vie indivi- précisément parce, selon Socrate, « elle ne peut rendre
duelle et collective, au « principe de raison insuffi- compte de la nature des choses qu'elle administre et
sante» tï_
ne peut expliquer la raison pour laquelle elle les
Précisément, pour Blumenberg, la rhétorique traite administre» (Gorgias, 465a). La rhétorique peut être
essentiellement de « raisons probables», de choses et comparée à un talent pratique, à la «cuisine», mais non
d'événements qui pourraient arriver, et qui arrivent à une véritable technê comme la médecine, qui repose
généralement, mais qui pourraient aussi ne pas arriver. sur une connaissance des choses, en l'occurrence du
Le concept essentiel est ici celui de « vérissimilitude », corps humain. Un médecin doit connaître « la nature du
de wahrscheinlich en allemand, de vraisemblable en patient et la raison du traitement qu'il lui donne»
français... Tous ces termes portent une ambiguïté (SOla). Certes, le Gorgias évoque en passant la possibi-
essentielle, à laquelle un chapitre des Paradigmes est lité d'une « vraie rhétorique, non de sa forme flatteuse»,
consacré. Wah r signifie « vrai », et scheinlich signifie et dix-sept ans plus tard, dans le Phèdre, Platon déve-
«apparent, manifeste», mais peut renvoyer aussi à une loppera l'hypothèse, le projet et «l'offre» (concurrente
fausse apparence. Le vrai-semblable peut être vrai, mais et opposée à celle des sophistes) d'une « vraie rhéto-
peut avoir seulement l'apparence du vrai et nous rique», fondée sur la connaissance du vrai et du bien, et
tromper. Il y a cependant une certaine probabilité à ce pour cette raison d'autant plus efficace. Mais dans cette
qu'il soit vrai : Wahrscheinlichkeit peut être traduit par perspective, la rhétorique doit toujours être maîtrisée en
vraisemblance et par probabilité, plausibilité. tant que moyen de contrôle et de domptage des
ll s'agit là d'une catégorie hautement rhétorique, passions, elle reste subordonnée à la connaissance supé-
peut-être de la catégorie ontologique de la rhétorique, rieure du vrai et du bien, à une sophia d'un autre ordre.
comme Cicéron l'avait discerné. Il n'y a pas ici de rationalité de la rhétorique : celle-ci
S'il y a « une conception rhétorique de la politique», n'est pas considérée comme un authentique médium
ce sera donc une conception qui, dans le sillage d'Aris- d'une rationalité qui pourrait émerger de l'agôn dans
tote (qui se prolonge jusqu'aux réflexions d'Hannah l'agora. Il s'agit plutôt d'une sorte de courroie de trans-
Arendt sur la démocratie), reconnaît le caractère contin- mission entre les gardiens de la Cité et les citoyens; et
gent, ouvert et sujet à interprétations des affaires là encore, la vision dépréciative ou subordonnée de
humaines, et pense que le type d'intelligence qui y est la rhétorique s'accompagne d'une vision dépréciative
approprié n'est pas la construction d'une science ou de la démocratie, l'une et l'autre à distance d'une poli-
d'un savoir « supérieur». Blumenberg oppose ainsi para- tique qui serait guidée par une rationalité supérieure,
digmatiquement une conception rhétorique de la poli- capable de transcender les désordres de l'irrationalité et

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HANS BLUMENBERG 6. DES TRANSFORMATIONS DU CONCEPT DE RÉALITÉ ...

et l'interrogation plus générale sur le sens de l'indivi- tique à une conception platonicienne de la politique : la
dualité à l'époque de la connaissance des régularités vision platonicienne de la cité idéale ne reconnaît aucu-
statistiques sur des actes aussi apparemment « indivi- nement le principe de raison insuffisante, elle veut un
duels» que le choix du conjoint, le meurtre ou le ordre qui soit «absolument» justifié, et la rhétorique ne
suicide ... Et ce n'est pas un hasard si Musil fait une peut fournir de telles justifications. La rhétorique ne
place importante, dans ce roman sur l'homme moyen el mérite pas d'être appelée une technë, selon le Gorgias,
le sentiment du hasard réglé qui préside à la vie indivi- précisément parce, selon Socrate, « elle ne peut rendre
duelle et collective, au « principe de raison insuffi- compte de la nature des choses qu'elle administre et
sante »lï. ne peut expliquer la raison pour laquelle elle les
Précisément, pour Blumenberg, la rhétorique traite administre» (Gorgias, 465a). La rhétorique peut être
essentiellement de « raisons probables», de choses et comparée à un talent pratique, à la «cuisine», mais non
d'événements qui pourraient arriver, et qui arrivent à une véritable technê comme la médecine, qui repose
généralement, mais qui pourraient aussi ne pas arriver. sur une connaissance des choses, en l'occurrence du
Le concept essentiel est ici celui de « vérissimilitude », corps humain. Un médecin doit connaître « la nature du
de wahrscheinlich en allemand, de vraisemblable en patient et la raison du traitement qu'il lui donne»
français... Tous ces termes portent une ambiguïté (50la). Certes, le Gorgias évoque en passant la possibi-
essentielle, à laquelle un chapitre des Paradigmes est lité d'une « vraie rhétorique, non de sa forme flatteuse»,
consacré. Wahr signifie «vrai», et scheinlich signifie et dix-sept ans plus tard, dans le Phèdre, Platon déve-
« apparent, manifeste», mais peut renvoyer aussi à une loppera l'hypothèse, le projet et «l'offre» (concurrente
fausse apparence. Le vrai-semblable peut être vrai, mais et opposée à celle des sophistes) d'une « vraie rhéto-
peut avoir seulement l'apparence du vrai et nous rique», fondée sur la connaissance du vrai et du bien, et
tromper. Il y a cependant une certaine probabilité à ce pour cette raison d'autant plus efficace. Mais dans cette
qu'il soit vrai : Wahrscheinlichkeit peut être traduit par perspective, la rhétorique doit toujours être maîtrisée en
vraisemblance et par probabilité, plausibilité. tant que moyen de contrôle et de domptage des
li s'agit là d'une catégorie hautement rhétorique, passions, elle reste subordonnée à la connaissance supé-
peut-être de la catégorie ontologique de la rhétorique, rieure du vrai et du bien, à une sophia d'un autre ordre.
comme Cicéron l'avait discerné. Il n'y a pas ici de rationalité de la rhétorique : celle-ci
S'il y a « une conception rhétorique de la politique», n'est pas considérée comme un authentique médium
ce sera donc une conception qui, dans le sillage d'Aris- d'une rationalité qui pourrait émerger de l'agôn dans
tote (qui se prolonge jusqu'aux réflexions d'Hannah l'agora. Il s'agit plutôt d'une sorte de courroie de trans-
Arendt sur la démocratie), reconnaît le caractère contin- mission entre les gardiens de la Cité et les citoyens; et
gent, ouvert et sujet à interprétations des affaires là encore, la vision dépréciative ou subordonnée de
humaines, et pense que le type d'intelligence qui y est la rhétorique s'accompagne d'une vision dépréciative
approprié n'est pas la construction d'une science ou de la démocratie, l'une et l'autre à distance d'une poli-
d'un savoir « supérieur». Blumenberg oppose ainsi para- tique qui serait guidée par une rationalité supérieure,
digmatiquement une conception rhétorique de la poli- capable de transcender les désordres de l'irrationalité et

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HANS BLUMENBERG 6. DES TRANSFORMATIONS DU CONCEPT DE RÉALITÉ ...

de l'agitation démocratique. Le projet platonicien d'une raison de tout ce qui arrive ou va arriver, mais cette
science de la politique suppose essentiellement, comme connaissance limitée ne nous empêche pas de discuter
l'a observé Henry Joly, qu'un « transfert de rationalité fût de nos propres attentes. Comme le note encore Blumen-
opéré sur les affaires de la cité et le discours politique, berg, « la rhétorique n'a pas affaire à des faits, mais à des
depuis des domaines et des modèles de rationalité exis­ attentes »20.
tant» 18_ Joly énumère ces modèles, littéralement méta- Deux notions permettent ainsi de cerner l'essentiel
phorisés par Platon pour devenir les modèles de l'art d'une situation rhétorique : défaut d'évidence (Evidenz­
politique : le modèle médical, le modèle géométrique- mangel) et contrainte d'action (Handlungszwang). I'ab-
mathématique, le modèle de l'artisan. En un sens, toute sence d'évidence traduit le fait que nous ne disposons
l'opération de la politique platonicienne est une opéra- jamais d'une norme absolument adaptée à une situation,
tion métaphorique, un geste de déplacement de modèles
qu'une marge subsiste toujours entre des normes géné-
de rationalité et de compétence.
rales et une situation concrète : « se voir dans la pers-
Dans le cas de la conception rhétorique de la poli-
pective de la rhétorique signifie être conscient d'être
tique, la confrontation des logoi, des raisons et des argu- obligé d'agir et de l'absence de normes dans une situa-
ments de chacun, l'affrontement démocratique des
tion finie». Nous sommes voués à agir sans posséder
points de vue ne sont pas seulement une sorte de
toutes les informations qui seraient requises pour
processus pédagogique par lequel le peuple devrait être
disposer d'une vision parfaite de la situation et des
conduit à découvrir une vérité déjà existante, antérieu-
conséquences possibles de toute décision - ce qu'il est
rement à la discussion; il n'y a rien au-delà des « tech-
«bon» de faire ne se présente pas avec évidence et certi-
niques de vérité», pour utiliser une expression de
tude. Inversement,
Foucault. Et le principe de raison insuffisante ne se
laisse pas dépasser alors dans une science de la praxis, « une éthique qui part de l'évidence du Bien ne laisse
une sophia qui répondrait aux questions : Comment aucun espace pour la rhétorique vue comme théorie et
dois-je agir? Qu'est-ce qu'une cité bonne? La praxis est pratique de l'influence sur les relations humaines, sous
rendue à elle-même par le principe de raison insuffi- le présupposé que l'évidence du bien n'est pas dispo-
nible »21.
sante, qui n'est pas un renoncement à toute rationalité
pratique, mais plutôt la reconnaissance du fait que les L'éthique platonicienne est antirhétorique dans la
affaires humaines sont marquées par une opacité mesure même où elle s'articule à une « promesse d'évi-
partielle et une incertitude quant à leur «sens». dence» et à une promesse de bonheur à travers la
« Dans le domaine de justification de la praxis de la vie, connaissance. Mais sur ce point encore, la modernité
l'insuffisant peut être plus rationnel que l'insistance sur tardive se caractérise plutôt par le sentiment qu'une telle
une procédure qui devrait avoir une forme scientifique, sagesse pratique est inaccessible, ou qu'il n'y a pas de
et il est plus rationnel que le fait de couvrir des déci- science qui réponde à la question de savoir comment je
sions déjà prises par des justifications scientifiques. »19 dois me comporter en tant qu'homme et en tant que
Les formes de rationalité adaptées à la praxis et à la citoyen, comme le relevait Max Weber en 1917 lors de
politique supposent que nous ne connaissons pas la sa conférence « La science, profession et vocation».

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HANS BLUMENBERG

Cela ne livre pas pour autant « l'obligation d'agir»


dans des situations déterminées au pur décisionnisme
CHAPITRE 7
arbitraire : les raisons probables sont des raisons, l'arti-
culation des principes éthiques à des temps et à des Le mythe au travail
lieux particuliers est un travail de l'esprit qui prend du
temps mais qui écarte la pure immédiateté de la décision
immotivée. li y a à cet égard un paradoxe de la structure
temporelle de la rhétorique : d'un côté, la rhétorique est
liée à la « contrainte d'action», à l'obligation de faire des
choix dans un temps limité. En Grèce ancienne, la
rhétorique est étroitement liée à une pratique de parole
dans le temps limité d'une plaidoirie ou d'un discours Il est remarquable que Hans Blumenberg soit à la
d'orateur, au terme desquels un jugement ou une déci- fois l'auteur de La Légitimité des Temps moderne, où il
sion devaient être opérés. Mais d'un autre côté, la rhéto- prend à contre-pied certaines formes de délégitimation
rique est toujours quelque chose qui crée un délai, un philosophique de la modernité, assimilée à un pur
retard, un temps de réflexion; la rhétorique commence déclin ou à une simple transformation inconsciente de
par dire : pas de panique, pas de précipitation, même si form�s passées, et l'auteur de Travail sur le mythe, qui
la situation est grave et urgente, prenons le temps de constitue non seulement une élaboration théorique mais
discuter dans des formes. Elle s'oppose ainsi principiel- une forme de prolongement philosophique de la pensée
lement au pathos décisionniste, et il n'est guère éton- mythique, puisque Blumenberg y conçoit précisément
nant qu'une pensée politique décisionniste comme celle l'activité mythique comme un «travail» prolongé par
de Carl Schmitt soit à la fois centrée sur l'état d'urgence son interprétation philosophique même.
et marquée par un rejet du parlementarisme comme Or une pensée du mythe, en Allemagne, dans la
perte de temps, paralysie de la décision - le parlementa- seconde moitié du xx" siècle, rencontre inévitablement la
risme n'est-il pas la forme institutionnalisée de la rhé- question de la défiguration de la pensée mythique opérée
torique dans nos démocraties? À l'inverse, pour par les idéologues nazis, dans le sillage de l'ouvrage de
Blumenberg, la rhétorique est certes détour, chemin Rosenberg, Le mythe du xx" siècle. Cette défiguration
indirect, mais c'est par de tels détours, comme on l'a vu, tardive peut conduire à une vision essentiellement ou
que Blumenberg pense l'essence de la culture : prendre uniquement négative du mythe, ou de toute appréciation
son temps pour refuser l'action sans raison, le jugement positive du mythe chez des auteurs modernes, par un
sans procès, la procédure expéditive et l'exécution sans effet de rétroaction bien injuste.
délai.
Une philosophie du mythe sans évolutionnisme
Le souci de développer une philosophie du mythe,
et plus généralement des formes d'expression non scien-
tifiques, s'inscrit moins ici dans le sillage de Schelling

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HANS BLUMENBERG
7. LE MYTHE AU TRAVAIL

(encore que l'auteur de Philosophie de la mythologie soit Blumenberg : Du mythos au logos (Vom Mythos zum
cité par Blumenberg et que plusieurs points de recoupe- Logos). Or, d'une part,
ment puissent être observés entre leurs approches) que
« il devrait être clair que l'antithèse du mythe et de la
du néo-kantisme :
raison est une invention tardive et funeste, dans la
« à l'intérieur du néokantisme [est née] une philosophie mesure où elle renonce à voir la fonction du mythe -
du mythe - pas seulement du mythe, mais de ces celle de dépasser toute l'étrangeté archaïque du monde
phénomènes d'expression qui ne sont_, de leur côté, pas - comme une chose rationnelle, quelque indigents que
théoriques, pas encore scientifiques». (AM, p. 58) puissent paraître ses moyens». (AM, p. 56)
En effet, avec Cassirer, la théorie du concept s'est D'autre part, l'expression « du mythos au logos»
élargie au mythe et aux formes symboliques; mais elle renvoie le mythe au passé, et laisse donc le philosophe
l'a fait sur un mode insatisfaisant pour Blumenberg, démuni face à ses manifestations récentes ou présentes,
dans la mesure où le mythe est toujours pensé comme jugées incompatibles avec le développement de la ratio-
tenant-lieu provisoire et dépassable d'une raison à venir. nalité scientifique : à cet égard, dans le chemin de
« La théorie des formes symboliques permettait seule- pensée de Cassirer, il y a une ironie amère, note Blumen-
ment de corréler les moyens d'expression du mythe à berg, à ce que son dernier livre (Le Mythe de l'État) soit
ceux de la science, mais encore dans un rapport histo- précisément consacré à ce qu'il ne parvient à penser que
riquement irréversible et avec la prééminence irrémis- comme résurgence de l'archaïque, d'un archaïsme dont,
sible de la science - terminus ad quem. » (AM, p. 59) en héritier des Lumières, il avait annoncé le dépasse-
On sait déjà comment « continue» l'histoire - vers ment irréversible. Mais ce qu'on a pu appeler le « mythe
la science - et c'est cette «suite» qui donnerait au mythe nazi» est irréductible à la résurgence d'anciens mythes,
sa valeur: s'il est vrai qu'il investit des productions idéologiques
modernes, comme la race et la nation. Or c'est là une
« cette philosophie conçoit le mythique comme la
chose qu'il convient d'analyser dans sa singularité : les
forme par excellence de ces opérations qui sont encore
possibles et nécessaires par surcroît pour supporter un mythes modernes se nouent autour de constructions
monde et vivre dans un monde qui n'a encore aucune politiques et scientifiques modernes, et leur efficacité
théorie». (ibid.) idéologique, exploitée par les forces les plus diverses, a
aussi tenu à leur capacité de paraître réintroduire une
Le problème de cette approche, c'est qu'elle renonce significativité simple dans une histoire qui n'était plus
à penser le mythe hors de l'élément du concept et de la gouvernée par les dieux. Sur le versant originellement
théorie, posés comme télos. « Un tel pré-savoir de la fin socialiste ou anarcho-syndicaliste, mais repris par le
supposée exclut de thématiser le mythe comme forme fascisme : la référence est allée à Sorel et à l'idée d'une
d'élaboration de la réalité, authentiquement juste», sorte de «minimalisme» mythique repris à des fins de
souligne Blumenberg. Lévolutionnisme sous-jacent à mobilisation - un conglomérat de souhaits, de projec-
cette vision est exprimé par le titre de l'ouvrage de tions, d'attentes qui fixe un « horizon de sens» et
l'historien néokantien Nestle, titre qui est un lui-même permet la mobilisation des masses vers un avenir qui
un morceau de « désinformation classique», estime doit précisément rester indéterminé. Sur le versant

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167
HANS BLUMENBERG 7. LE MYTHE AU TRAVAIL

national (iste) : on privilégie la dimension «locale» des source des mythologies politiques du nazisme (Blumen-
mythes, par opposition aux religions, qui peuvent être berg cite Klages, Chamberlain et l'auteur du Mythe du
«mondiales» - tandis qu'il n'y a pas de « mythe xx" siècle, Rosenberg), et la convergence des références
mondial», les mythes sont liés à des peuples, et le projet négatives à l'histoire de !'Être heideggérienne, à l'inter-
de régénérer une nation moderne en puisant dans les prétation schmittienne de la sentence de Goethe
mythes «fondateurs» du peuple a été un leitmotiv idéo- « contre un Dieu seul un Dieu», etc. Mais si Blumenberg
logique du nationalisme allemand et de la plupart des détruit théoriquement l'intérêt stratégique et politique
nationalismes européens. - d'un « mythe artificiel», il n'en réhabilite pas moins le
Ces mésusages, et la violence de leurs effets, invali- mythe comme forme de pensée authentique contre les
dent l'instrurnentalisation politique des mythes dans la entreprises qui tendent à la réduire à ses plus funestes
modernité, mais on ne saurait en conclure à la néces- réactivations.
saire et inéluctable liquidation de tout mythe ou, pire, à Travail sur le mythe tente précisément de construire
leur disqualification rétrospective. Assurément, cette re- cette pensée du mythe comme forme d'élaboration de la
mythologisation artificielle est précisément ce qui, en réalité qui a sa «justesse» propre, irréductible à la vérité
particulier en Allemagne, peut rendre inquiétant un scientifique, et qui répond à des besoins différents de
recours intempestif aux ressources de sens du mythe. ceux auxquels répond la science (même si ces besoins
Dans une lecture d'Arbeit am Mythos intitulée « Poila ta peuvent se recouper en partie), si bien qu'elle peut
deîna, ou comment dire l'innommable», Denis Trier- coexister avec un logos scientifique.
weiler affirme à cet égard :
« [ ... ] je tiens que ce livre difficile, foisonnant, à la
structure improbable, est un livre contre une certaine Travail sur le mythe : un livre dans le mythe
Allemagne. Contre l'Allemagne de Heidegger et de Lun des intérêts de l'ouvrage de Blumenberg sur le
Gadamer, de Hôlderlin lu par eux, l'Allemagne de mythe tient moins à la théorie qu'il en donne qu'à la
Jünger et de Carl Schmitt. »1
modalité même sous laquelle il se donne : « travail sur le
Je ne suis pas sûr que l'on puisse unifier sans autre mythe», mais en même temps « travail au mythe», au
forme de procès « l'Allemagne de Heidegger et de sens où travailler «sur» le mythe, c'est «y» travailler,
Gadamer », celle de l'auteur de Théologie politique et l'élaborer théoriquement, c'est y collaborer, se situer
celle de l'auteur du Travailleur, au-delà du fait qu'à un dans la continuation d'une réélaboration qui est à
moment ou à un autre, mais selon une chronologie, des l'œuvre dans le mythe lui-même, qui est le travail même
modalités et des degrés très différents, ils ont soutenu du mythe. Sur près de sept cents pages, Blumenberg
des positions ultra-nationalistes, et parfois national- élabore une matière qui est faite de multiples mythes
socialistes (Blumenberg, jusque dans Travail sur le mais aussi d'interprétations générales et particulières du
mythe, ne réserve pas le même «traitement» à Jünger et mythe ou de tel mythe, des théories du mythe et des
à Heidegger, par exemple). Mais l'hypothèse de Trier- « mythes du mythe», de reprises littéraires et de varia-
weiler est intéressante et touche bien un aspect du livre, tions poétiques, philosophiques, scientifiques sur le
à savoir la critique constante du « néo-mythe simulé», mythe, de sa théorie et de sa pratique.

r
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HANS BLUMENBERG 7. LE MYTHE AU TRAVAIL

Comme on l'a vu plus haut, la notion de « travail du Créer de belles formes à partir d'un fond archaïque
mythe» déplace vers le mythe les thématiques freu- de terreur, cette opération doit être reconstituée dans sa
diennes du « travail du rêve» ou du « travail de deuil» : logique et dans ses transformations, et c'est ce qu'entre-
le rêve condense, déplace des significations parfois prend Travail sur le mythe.
insupportables ou perturbatrices pour la vie psychique Dans une lecture de Travail sur le mythe restée
du sujet, qui se les approprie en les confrontant à inédite, Rémi Brague2 dégageait quelques catégories
ses désirs inconscients; le travail de deuil « élabore» fondamentales du mythe tel que le comprend Blumen-
la douleur, lui ôte peu à peu son caractère écrasant. .. berg, exprimées par ce que Brague appelait plaisamment
De même, le travail du mythe, selon Blumenberg, met quelques « germanismes absolus» : Bedeutsamkeit, Viel-
à distance l'angoisse devant le chaos grâce à des deutigkeit, Unfragbarmachung, Umstandlichkeit.
images familières, personnifiées, de façon à la diluer La notion de Bedeutsamkeit (significativité, parfois
dans des récits; mais ce travail connaît un « processus traduite également par «signifiance ») avait fait l'objet
secondaire» qui fait oublier qu'il a servi, à l'origine, d'un développement dans le maître livre de Heidegger
à transformer «l'angoisse» indistincte en une «peur» (Être et temps, § 18), qui la tirait lui-même de Dilthey.
des dieux moins intense, parce que moins diffuse; Blumenberg trouve néanmoins la plus claire expression
on peut s'adresser aux dieux, non au vide. D'un fond du « principe de significativité » (Satz der Bedeutsam­
de terreur, le mythe tire des formes divines et des récits keit) chez Erich Rothacker : « Seul le principe de signi-
captivants. ficativité rend compréhensible le fait que les perceptions
La belle illustration que Blumenberg donne de ce (Anschauungen) ne sont pas seulement intuitives-
processus d'effacement progressif de la terreur jusqu'à sensibles (anschaulich), mais sont également pleines de
l'oubli et à la pure esthétisation est l'image de la nais- sens», écrivait Erich Rothacker dans son ouvrage Vers
sance d'Aphrodite-Vénus. Aphrodite naît de l'écume, une généalogie de la conscience humaine3. Blumenberg lui
mais parce que dans cette écume il y a la semence donne sa propre formulation :
d'Uranus qui a été émasculé et dont l'organe sexuel a été « [ce principe] signifie que dans le monde culturel de
jeté à la mer. « Aphrodite naît de l'écume de la terrifiante l'homme, les choses possèdent d'autres valorisations
émasculation d'Uranus - c'est là comme une métaphore pour l'attention et la distance vitale que dans le monde
de l'opération du mythe», note Blumenberg : d'un fond objectif des sciences exactes, pour lesquelles l'investis-
de violence archaïque extrême naît une forme belle, sement subjectif en valeur des phénomènes thématisés
rassurante. va normalement et tendanciellement vers zéro ». (AM,
« Cependant, son travail [celui du mythe], alors, n'est p. 77)
pas à son terme : dans la Vénus Anadyomène de Boti- Dans une approche objective, l'espace et le temps
celli celle-ci s'élève hors de l'écume de la mer, et seule- sont indifférents à ce qui se produit en eux (AM,
ment pour les connaisseurs du mythe à partir du secret p. llS). La raison se heurte ici à l'anonymat et à l'indif-
de la terrible blessure d'Uranus. [ ... ] I'arrière-plan de férence de la réalité par rapport aux souhaits humains.
terreur a été oublié, l'esthétisation accomplie» (AM, De même, « la causalité est, d'une certaine manière,
p. 45). décevante : en tant que principe de proportionnalité

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HANS BLUMENBERG 7. LE MYTHE AU TRAVAIL

entre la cause et l'effet, elle exclut la signifiance» (RM, Blumenberg, une discipline de l'hypothèse), mais qui
p. 107). Si « le besoin de significativité se fonde sur l'in- sait inscrire ces hypothèses dans l'espace ouvert d'une
différence de l'espace et du temps, sur l'inapplicabilité élaboration indéfinie du mythe. Larticle de 1971
du principe de raison suffisante pour les positions « Concept de réalité et potentiel d'action du mythe» se
spatio-temporelles» (AM, p. 109), le mythe y répond en terminait déjà sur cette notation, empruntée à Jacob
brisant l'homogénéité et l'indifférence du temps et de Brucker, à propos de l'histoire de Prométhée : « mais
l'espace : il permet de distinguer des lieux et de leur quant à savoir ce qu'elle signifie, sur cette question on
accoler une histoire, de distinguer des temps en leur se dispute à l'infini ... »6.
associant des événements qui ont une portée humaine, Cette polysémie, cette ouverture à l'élaboration et à
une signification. La significativité, dirigée « contre le l'interprétation-reprise constituent un caractère struc-
caractère insupportable de l'indifférence du temps et de turel du mythe : si le mythe pose des questions sur
l'espace» 4, réintroduit une structure de souhait dans la l'homme, il s'agit de questions qui restent sans doute
réalité, surélève les événements historiques en les reliant nécessairement sans réponse, mais qu'on ne peut pas ne
aux « spectacula cosmiques simultanés» (AM, p. 119), et pas se poser - sur la limite essentielle de l'action indivi-
met ainsi en correspondance temps humain et temps duelle ou des efforts de culture humains, sur la morta-
cosmique. D'où son fréquent recours à la figure rassu- lité, etc. Ainsi du sort de Prométhée, déjà évoqué :
rante du cercle : « le schéma cyclique a été une figure de « l'histoire de Prométhée ne répond à aucune question
la confiance dans le monde». Ainsi du «retour» sur l'homme, mais elle paraît renfermer toutes les ques-
d'Ulysse : cercle qui se ferme, durée qui fait sens, espace tions qu'on pourrait poser à son propos» 7. Travail sur le
qui n'a pas été parcouru sans fin, en vain. mythe formulera autrement ce thème de la question dans
La significativité (Bedeutsamkeit) implique elle- le mythe : le mythe, écrira alors Blumenberg, ne répond
même l'ambiguïté, la polysémie (Vieldeutigkeit) qui se pas à des questions, il rend inquestionnable (AM,
manifeste dans l'incertitude quant au «sens» du mythe, p. 14 2), « il invente avant que la question ne devienne
indéfiniment interprétable, - de tel ou tel mythe, sans urgente et pour qu'elle ne le devienne pas» (AM,
cesse repris et réélaboré, comme celui de Prométhée, p. 219). Ce « rendre-inquestionnable », cette Unfragbar­
par exemple, mais aussi du sens du mythe en général, machung, s'oppose à la sérialité des réponses théologi-
qui a fait l'objet d'une multiplicité indéfinie d'interpré- quement élaborées, résumables en un credo.
tations : la significativité, note Blumenberg, « implique Le mythe consisterait en quelque sorte à tenir un
précisément la plurivocité, qui ne tient pas seulement discours profus et narratif pour empêcher le question-
au potentiel apparemment inépuisable d'élaboration du nement de prendre la forme d'alternatives théoriques
mythe, mais aussi à la pluralité des théories sur son qu'on devrait trancher une fois pour toutes par «oui»
origine et sa fonction véritable »5. Le travail sur le ou par «non». Si, comme le disait Althusser, il y a « un
mythe élabore à son to.ur sa significativité et développe nécessaire dogmatisme de la thèse», le mythe évite de
sa polysémie : Blumenberg relativise ainsi sa propre susciter des questions dont la réponse peut consister en
théorie, qui émet des hypothèses sur la fonction du une thèse. Sa manière de se dérober, c'est de « faire des
mythe (la philosophie est largement, dans l'optique de complications», ce qui est une traduction possible de

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HANS BLUMENBERG
7. LE MYTHE AU TRAVAIL

l'Umstiindlichheit. Pourquoi faire simple quand on peut conceptuelle [ ... ] qui se stabilise entre les Umstânde, les
faire compliqué?, dit une plaisanterie qui, comme tout complications, et les Umwege, les digressions ou les
mot d'esprit, a son fond de vérité : la complication détours »10. Laccès indirect à l'objet, le détour typique
narrative, les tours et détours du mythe sont un principe de la métaphore comme de la rhétorique, constituent un
de plaisir, comme le voyage d'Ulysse qui l'entraîne hors temps apparemment perdu mais qui laisse le champ
de la quotidienneté. « Si l'on cherche un instrument pour envisager diffétents aspects, tourner autour de ce
descriptif universel pour les façons de procéder du qui se présente d'abord comme un bloc ou comme une
mythe, on pourra tenter au moins une approche avec force opaque : le style même de Blumenberg, tout en
l'idée d'Umstandlichheit » (AM, p. 159) : la ruse, le détours et en digressions, se tient en continuité avec sa
déguisement, la transformation, l'erreur, forment la propre valorisation des détours et des complications.
trame favorite des mythes, qui mettent en scène des
complications, des égards oubliés, des transgressions
punies, des désirs dont l'assouvissement passe par_ des Irruption du nom
tours et détours. C'est par là que le mythe communique dans le chaos de I'innommé
avec le rite comme avec l'ensemble des procédés visant
Ces complications ne sont pas vaines : elles rendent
à agir « par procuration» et substitutions : « le rapport
plus familières des régions étrangères de l'Ëtre. Le mythe
humain à la réalité est indirect, embarrassé (umstéind­
arrache ainsi des formes sensées à ce qui se donne
lich), retardé, sélectif et avant tout "métaphorique" »8.
d'abord comme sans raison et sans rapport à nous, il
Les complications du mythe reflètent les opérations
donne aux choses un visage. « Irruption du nom dans le
substitutives auxquelles l'humanité a recours pour jouer chaos de l'innornmé » : ce mot de Rosenzweig, cité par
avec une réalité qu'il s'agit ainsi de fractionner, d'accli-
Blumenberg (AM, p. 22), donne son titre au chapitre II
mater de rendre familière - le concept d'absolutisme de
de la première partie de Travail sur le mythe : il marque
la ré;lité est à l'arrière-plan de cette valorisation de
l'opération fondamentale, et fondatrice, du mythe :
l'Umstiindilichheit (AM, p. 159).
nommer ce qui, sinon, resterait anonyme et hors de toute
« L'animal symbolicum domine la réalité qui serait vérita- prise, pur chaos. Nommer, c'est déjà avoir prise,
blement mortelle pour lui, en la représentant et en la suggérer qu'une force naturelle est personnifiée - et peut
déplaçant. [ ... ] l'homme peut non seulement représenter dès lors être invoquée, priée, influencée par le rituel;
une chose à la place d'une autre, mais il peut aussi Jaire cette réalité est alors moins terrifiante et opaque qu'elle
une chose à la place d'une autre. [. .. ] Le remplacement n'en avait d'abord l'air : elle devient l'espace d'un jeu ou
ritualisé du sacrifice humain par le sacrifice d'une bête,
d'un combat entre des dieux, entre des puissances
tel qu'il transparaît encore à travers l'histoire d'Abraham
et d'Isaac, peut avoir été un début. »9 adverses, plus ou moins favorables ou défavorables aux
humains. Le mythe permet ainsi de fractionner « l'abso-
Le rite déplace et re-présente, et comme tel il lutisme de la réalité», dit Blumenberg, désignant par là
s'ajoute aux différentes techniques de mise à distance son opacité première, son indifférence aux vœux
de, et de communication avec, la réalité anonyme. On humains, sa « surpuissance » sans partage, mais aussi
peut ainsi relever, avec Bruno Accarino, « la solidarité littéralement, son absence de «lien», le fait que rien

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HANS BLUMENBERG
7. LE MYTHE AU TRAVAIL

«n'oblige» la réalité à répondre à nos souhaits ou nos ludisme l'oppose à la gravité des religions révélées et à
demandes. Si le mythe «peuple» la réalité de forces à leur pente dogmatique.
propos desquelles on peut raconter des histoires, celle- En effet, la transformation, l'appropriation et le
ci cesse d'être « sans lien» avec nous, et en ce sens, le détournement, les métamorphoses sont essentielles au
mythe fait une brèche dans l'absolutisme de la réalité. Le mythe (les Métamorphoses d'Ovide sont peut-être, en
mythe effectue ainsi une première Abbau, une « décons- cela, le symbole du mythe, qui « déploie le principe de
truction » de l'absolutisme de la réalité sous son aspect la métamorphose»), par opposition au dogme aussi bien
de bloc indivisible - la première partie de Travail sur le qu'à la thématique de l'incarnation unique.
mythe s'intitule d'ailleurs « La division archaïque des
pouvoirs», division qui est l'essence du polythéisme et « le Satan de la tradition chrétienne est, comme Protée,

de l'opération mythique pour Blumenberg : là où il y a une hypertrophie du répertoire mythique [ ... J. le


Diable a sa nature dans l'absence de nature, comme
«des» dieux, la réalité, la Nature cessent de n'opposer
auto-disponibilité à la métamorphose et à l'exhibition
qu'une indifférence aux souhaits humains, on peut jouer des attributs animaux. Il a été trop peu observé qu'il est,
un dieu contre un autre, on peut espérer un retourne- dans toute sa constitution, la contre-figure au réalisme
ment du malheur, on peut «diviser» le pouvoir en invo- substantiel du dogme. Dans la forme de Satan, le mythe
quant un recours, une force de secours ... est devenu la subversion du monde de la foi dogmati-
« Toute confiance envers le monde commence avec les quement disciplinée. » (AM, p. 158-9)
noms à propos desquels on peut raconter des histoires Une fois devenu homme, le Dieu monothéiste
[ ... J Des histoires sont racontées, pour faire passer
instaure un «sérieux» de l'incarnation incompatible
quelque chose. Dans les cas les plus bénins mais non les
moins importants : le temps. Sinon, et plus gravement : avec la légèreté de la métamorphose des dieux grecs qui
la peur.» (AM, p. 40-41) se changeaient en bêtes pour enlever des nymphes
convoitées.
Faire passer la peur, c'est là, en partie, le travail du Blumenberg saisit ainsi la spécificité du mythe en
mythe. Par son opération, tout est plein de dieux, tout opposant sa plasticité aux exigences théologiques du
est plein de pensée, tout est plein de noms et de formes dogme : dans l'article « Concept de réalité et potentiel
humaines: le monde se met « répondre».
d'action du mythe», il évoquait déjà « la distance essen-
à

La théorie du mythe de Blumenberg fait l'hypothèse tielle qu'observe le mythe vis-à-vis de toute espèce de
d'un fond archaïque de «terreur» hors duquel le jeu "rigueur" - que ce soit la rigueur de la crainte ou de la
même du mythe ne serait pas doté d'un tel enjeu anthro- foi, de l'exactitude ou de la systématicité, de la fidélité
pologique : « on ne saurait comprendre la liberté du au texte ou la rigueur qui exclut simplement la satire et
mythe dans sa spécificité - comme joie de la variation la parodie» 12; mais Blumenberg corrige aussitôt cette
par contraste avec la puissance de la répétition - sans appréciation en parlant de la rigueur d'une règle du jeu.
rappeler les frayeurs et les contraintes qu'elle a surmon- Dans Travail sur le mythe, il fait droit à une forme de
tées» 11_ Si le rituel assume la puissance de la répétition,
rigueur quasi structurale dans l'agencement des parties
le mythe se situe plutôt du côté de la variation ludique et la substitution des rôles qui caractérisent l'histoire des
et de la mise à distance de la terreur première. Ce mythes. Mais le mythe se situe aux antipodes d'une

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HANS BLUMENBERG 7. LE MYTHE AU TRAVAIL

«authenticité» dogmatique qui sacralise les sources et fondamental (Grundmythos) n'est pas celui qui est
fixe le «canon», hiérarchise les locuteurs et les inter- donné au début, mais ce qui reste visible à la fin comme
prètes «autorisés», et exige décisions, renoncements (y ce qui pouvait satisfaire les attentes et les réceptions »15.
compris des « renoncements pulsionnels», tels que ceux Blumenberg ne souscrit pas pour autant à l'approche
que Freud associe à l'interdit d'image de l'Ancien Testa- structuraliste, précisément en raison de l'importance
ment+'), «conversions»; il est du côté de la variation qu'il accorde à l'histoire de la réception : Travail sur Ie
orale et du jeu, de la réception qui est en même temps mythe souligne en effet la nécessité d'étudier la réception
production, de la substitution et de la continuation de et la transformation des mythèrnes, contre l'approche
l'histoire par changement de ces éléments. La théorie de structuraliste lorsque celle-ci prétend étudier le mythe
la réception du mythe se situe ici sur la ligne de cette en mettant entre parenthèses le facteur temps. On ne
logique de « thème et variation» (AM, p. 40). Contre peut négliger l'historicité de la transformation des
toute survalorisation romantique de l'origine, Travail sur éléments ou des personnages mythiques si l'on cherche
le mythe étudie toutes les versions du mythe, y compris à interpréter convenablement la signification de certains
les plus récentes : dans le cas de Prométhée, ses reprises changements de valeur.
chez Schelling ou Marx et son application à Napoléon, « C'est seulement la déterminabilité de l'antérieur et du
et dans le cas d'Ulysse, sa réécriture chez Joyce en une postérieur qui rend important le fait qu'Apollon, origi-
« Odyssée de la trivialité». Comme le soulignait déjà nellement un dieu "corrupteur", soit devenu le dieu
l'article de 1971, solaire-amical, qu'Héphaïstos, divinité des terreurs du
« en tant qu'objet des sciences de l'esprit, les œuvres- feu, soit devenu le protecteur des artisans, que l'ancien
sources n'ont aucune prééminence par rapport aux dieu de l'orage, Zeus, soit devenu l'ordonnateur du
résultats de leur influence, parce que et dans la mesure monde, etc. »16
où il n'y a plus de dignité particulière de leur origine Il est vrai que dans le cas des mythologies de
[ ] La production et la réception sont équivalentes « sociétés sans écriture» amérindiennes privilégiées par
[ ] Quelque chose comme une "reconquête du sens Lévi-Strauss, successions et transformations restent
perdu" n'existe pas; on tomberait là [ ... ] seulement généralement inaccessibles, faute de documents. Mais
dans un mythe de la mythologie. Loriginel reste une justement, Blumenberg soupçonne chez l'ethnologue un
hypothèse, dont la seule base de vérification est la renversement des limites imposées à sa situation en
réception. » 14 idéal épistémologique : « l'impossibilité d'atteindre la
Blumenberg rejoint par là le thème lévi-straussien profondeur de champ temporelle est convertie, par un
de « l'inauthenticité radicale» du mythe, de son « brico- renversement qui n'est pas si rare professionnellement,
lage» permanent, et l'idée exprimée par l'auteur des en idéal de l'opération de connaissance »17. D'autre part,
Mythologiques que toutes les versions du mythe ont si l'origine n'a pas de privilège, il est également douteux
même valeur pour l'analyse : Sophocle et Freud sur le que le mythe connaisse une fin. On a vu que le projet
même pied (Œdipe). Comme le père de l'anthropologie d'une pensée entièrement conceptuelle ou formalisée,
structurale, Blumenberg récuse tout privilège de l'anté- débarrassée de toute métaphore et de tout mythe était
rieur et toute « métaphysique de l'origine» : « le mythe lui-même, aux yeux de Blumenberg, un mythe. Il existe

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HANS BLUMENBERG 7. LE MYTHE AU TRAVAIL

aussi de nombreuses versions du « mythe de la fin des Le mythe sans fin


mythes», d'une raison qui serait parvenue à surmonter et le mythe de la fin du mythe
tout élément figurai, narratif, mythique. Mais chaque
fois, l'idée que la science ou la raison pourraient éradi- S'il faut se débarrasser de l'opposition entre mythos et
quer le mythe s'est avérée illusoire, la science elle-même logos, il ne s'agit pas pour autant, pour Blumenberg, de
tendant alors à occuper la place vacante et à créer des nier une certaine différence : « la philosophie a introduit
mythes de substitution. Le mythe prométhéen a fait dans le monde, contre le mythe, le questionnement sans
l'objet d'une telle appropriation paradoxale : il a pu être fin» (AM, p. 287). En ce sens, la philosophie rend
utilisé, par Marx notamment, pour désigner le processus toujours questionnable, là où le mythe contourne les
par lequel l'homme se ferait entièrement maître de ses questions pour produire des récits, également « sans
conditions d'existence et chasserait, avec le feu de la fin». Cette différence permet à Blumenberg d'évaluer
science et de la technique, les fantômes théologiques er sur un mode critique certaines constructions philoso-
mythologiques des religions et des idéologies. Or la phiques qui visent également, en confusion avec le
projection d'une telle libération, aux dimensions de mythe, à « rendre inquestionnable » :
l'histoire mondiale, ne pouvait satisfaire aux critères de « la métempsychose de Schopenhauer, l'éternel retour
scientificité modernes, suivant lesquels l'objectivation de Nietzsche, [ ... ] l'histoire de ['Être de Heidegger avec
scientifique porte sur un domaine de l'être particulier, son anonymus qui parle sont autant d'efforts pour satis-
délimité; le « sens du devenir» historique ne peut faire faire au paradigme imposé par le mythe fondateur de
l'objet d'une science «totale» sans recourir au mythe. l'idéalisme.» (AM, p. 319)
Se raconter une histoire qui peut avoir l'étendue du Ce paradigme consiste à construire un récit total de
genre humain entier, investir le temps d'espoirs et de !'Histoire qui rassemble toutes les mutations et ruptures
craintes, d'images de l'avenir et du passé, du retour ou comme autant de variantes d'un Unique substantiel, pour
de la fin : ces dimensions de la pensée ne trouvent pas lequel le nom de Dieu n'est plus disponible. Il faut alors
de remplissement définitif dans le concept, elles « poser à la place des anciens noms un nouveau titre
marquent la recherche d'une significativité là où la abstrait jusqu'à l'extrême : le moi, le monde, l'Histoire,
pensée scientifique nous laisse face à du non-significatif, l'inconscient, l'être» (AM, p. 319). À partir de ce nom, un
déçoit l'attente d'un « sens éthique du monde», pour récit total devient possible, sous la forme d'un thème et de
parler comme Max Weber. variations. « De tels projets sont totaux précisément en
Par là, 1i"avail sur le mythe communique avec un autre tant qu'ils font passer l'envie de questionner plus avant, et
ouvrage majeur de Blumenberg, Temps de la vie et temps d'inventer autre chose.» (AM, p. 319)
du monde (1986), et avec le problème qu'il soulève : la La philosophie de Blumenberg se présente au
disproportion entre le temps de la vie et le temps du contraire comme une entreprise de réouverture perma-
monde, qui menace d'inanité les entreprises humaines, et nente des problèmes dans laquelle la déconstruction des
les «parades» conçues par l'humanité pour remédier prétendues «constantes» de la « nature humaine»
imaginairement à cette disproportion, ou pour la s'accompagne d'une conscience aiguë de la précarité
masquer. des progrès et de la fragilité des réalisations humaines

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HANS BLUMENBERG

- l'expérience du jeune «demi-Juif» dans ce pays d'im-


mense culture qu'est l'Allemagne est sans doute aussi
CHAPITRE 8
déterminante, ici, que son travail sur l'histoire de la
pensée. Temps de la vie,
« Il n'y a pas de triomphes définitifs de la conscience sur temps du monde
ses abîmes : la culture [Bildung], la rationalité, les
Lumières signifient moins ce qui a été accompli une fois et temps de la théorie
de manière radicale et peut être accompli une fois pour
toutes, que, bien plutôt, l'effort que l'on peut constam-
ment redéployer afin de dépotentialiser, découvrir,
dénouer, retransformer en jeu.» (RM, p. 41)
Sur ce point, l'adhésion de Blumenberg à une forme
de rationalisme se veut précisément quitte des illusions
d'un rationalisme évolutionniste qui ne voit pas qu'il
cède à son tour à la volonté de rassurer l'humanité par [un des éléments dont traite la structure de souhait
la projection d'une nécessité bienveillante. du mythe est, comme on l'a vu, le temps lui-même, en
Ce rapport dégrisé à la raison se retrouve dans le faisant en sorte qu'il ne soit pas un principe de pure
jugement qui transparaît sur le mythe : Travail sur le dispersion sans retour, mais un temps signifiant, - d'une
mythe marque l'admiration de Blumenberg pour l'inven- significativité qui emprunte bien souvent la symbolique
tivité dont témoignent les mythes et sa défiance vis-à-vis du cercle. Le retour d'Ulysse est à cet égard le symbole
de ce qui, dans la modernité, a des allures de « mythe de l'opération de donation de sens de l'épopée, qui
forgé», non de reprise et de variation du mythe mais de s'écarte sans doute du mythe par l'importance accordée
substitut au mythe et de tentative de retrouver l'atmo- au mouvement erratique de l'individu, à sa quête poten-
sphère « enchantée » qui est supposée avoir présidé à sa tiellement infinie - en quoi elle annonce le roman et son
naissance. li n'y a pas plus de paradis prémoderne perdu concept de réalité sans autre garantie que le recoupe-
que de triomphe définitif de la raison. ment indéfini des perspectives - mais lui ménage encore
un retour; Ulysse aura résisté au chant de sirènes, Péné-
lope ne défera pas sans fin son ouvrage. La métaphore
du voyage est bien ici celle d'une expérience risquée,
mais elle se combine avec une figure cyclique pour
éviter la perte de tout repère et de toute «patrie» : le
temps fait boucle.
rapproche du temps à travers ses métaphores histo-
riquement variées n'est pas le dernier mot de Blumen-
berg à ce sujet: la question du temps a été centralement
thématisée dans son ouvrage de 1986, Temps de la vie et

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HANS BLUMENBERG 8. TEMPS DE LA VIE, TEMPS DU MONDE ...

temps du monde (Lebenszeit und Weltzeit), mais comme le Cet enchaînement masque cependant une non-
montre la première partie de cet ouvrage, elle était sans congruence, avec le passage du temps de la conscience
doute nécessairement appelée par l'inscription première au temps du monde : assurément, le monde est ce qui
de sa pensée dans la phénoménologie. fait que la conscience s'éprouve dans des vécus succes-
En effet, le concept d'intentionnalité, par lequel sifs et, en ce sens, il est ce qui rend possible la tempora-
Husserl définit la conscience comme conscience de lité de la conscience; mais en tant qu'il dévoile des
quelque chose, présuppose le temps. « Sans la constitu- objets qui viennent se présenter à elle, le temps du
tion du temps il n'y aurait pas de conscience "de monde déborde le temps de la conscience. On peut en
quelque chose"», note Blumenberg (ZSz, p. 22), si bien dire autant de la vie : tout « vécu» de conscience présup-
qu'on peut dire que : pose la vie; la vie bénéficie d'un « supplément de
« le temps est la forme de réalisation de la conscience temps» par rapport à tout vivant. Mais la vie elle-même
comme intentionnalité. Intentionnalité veut dire que n'est qu'un moment dans le temps cosmique. On se
j'ai à faire avec et que je suis orienté vers ce que je ne heurte alors à un problème classique de la métaphy-
suis pas moi-même. Inévitablement, alors, la définition sique : y a-t-il du temps avant la vie, c'est-à-dire avant
de la conscience comme intentionnalité, acceptée dans qu'une conscience puisse déterminer un avant et un
la phénoménologie, devait tôt ou tard entraîner avec soi après? La conscience présuppose le temps, mais l'idée
la position centrale de la thématique du temps et placer
du temps ne présuppose-t-elle pas la conscience?
celle-ci sous le principe suprême selon lequel la
conscience serait essentiellement impossible sans En parlant du « temps du monde», Blumenberg
conscience du temps». (ZSz, p. 122) semble répondre d'emblée par la négative, mais Temps de
la vie et temps du monde s'intéresse à un autre problème:
Dans la pensée de Husserl, cette centralité s'est plus l'homme, sortant de la sphère des besoins immé-
manifestée à travers les Leçons pour une phénoménologie diats et de la recherche du plus court temps entre le
sur la conscience intime du temps, et les développements désir et sa satisfaction, prend conscience d'un écart entre
ultérieurs de la phénoménologie, notamment chez son propre temps de vie et le temps du monde, plus il se
Heidegger, ont encore radicalisé cette «priorité» de la met en quête d'un « temps du monde», comme c'est le
question, plaçant ainsi la finitude et l'affection par cas dans la métaphysique, dans la théologie du temps
l'objet parmi les dimensions constitutives du Dasein. ou, sur un tout autre mode, dans la physique et la méta-
De son côté, Blumenberg s'attarde plutôt sur le fait physique modernes, plus il est renvoyé à la finitude de
que le temps est présupposé par la structure de la sa propre temporalité, au temps de la «vie» dans sa
conscience de quelque chose, en tant que celle-ci a des non-congruence et sa disproportion d'avec le temps
objets sans les être, et que son champ de perception et cosmique.
d'affection a toujours un horizon. Ces « ciseaux du temps» sont la source d'une
« C'est sur elle que repose le fait que l'objet est toujours angoisse dont Pascal a donné la plus fameuse expres-
plus et par suite absolument autre que la conscience qui sion, mais dont Blumenberg détecte d'autres traduc-
s'occupe de lui. En dernière exécution : qu'il y a un tions, parfois inconscientes, dans les efforts pour
monde. » (ZSz, p. 125) rapprocher le temps du monde du temps d'une vie

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HANS BLUMENBERG 8. TEMPS DE LA VIE, TEMPS DU MONDE ...

humaine. Lune des grandes médiations, dans cette pers- Prendre son temps pour en gagner, en termes rela-
pective, est !'Histoire. tifs (pour aller plus vite) comme absolus (pour rester en
« [La philosophie de !'Histoire] implique ou suppose la vie) : tel pourrait être le «détour» caractéristique de la
conviction qu'il est encore possible de parler d'un tout conscience par rapport à l'immédiateté de l'instinct chez
de !'Histoire, ou bien, après que cette prétention même cette « créature méfiante par essence» qu'est l'homme,
a été atteinte par le doute, au moins d'une pluralité de selon Nietzsche.
"touts" dans l'Histoire. Cette variante est possible à
« La rhétorique est à l'égard de la structure temporelle
partir de différentes unités, par· exemple si les
"époques" sont considérées comme des unités exclu- des actions la quintessence du retard. La complication
sives les unes des autres, ou si les "civilisations" sont (Umstandlichkeit), l'imagination procédurale, la rituali-
sation impliquent un doute quant à l'idée que la liaison
comprises comme des organismes répétant projective-
ment un temps de vie. Le prix à payer pour que des tels la plus courte entre deux points serait aussi le chemin
humain entre eux. » 1
espaces de sens fermés les uns aux autres puissent être
contenus dans l'Histoire est le relativisme anthropolo- Par un effet de redoublement, Blumenberg déter-
gique de ces formations, leur défaut d'intégrabilité à un mine la «réflexion» elle-même comme un « dérange-
tout.» (LuW, p. 86)
ment» de la vie de la conscience : « la réflexion est un
dérangement de la subjectivité. [ ... J Elle montre au
sujet le sujet, certes en évidence, mais non en transpa-
Les vertus du retard rence (Reinheit) » (ZSz, p. 339). On est ici tenté de
prendre à notre tour un certain «retard» dans l'exposi-
L'approche phénoménologique n'exclut pas chez
tion, en relevant que ce thème du dérangement et du
Blumenberg (qui assume toute l'hérésie de ce geste) une
retard traverse l'œuvre de Blumenberg.
approche biologique et psychologique des faits de
conscience. Dans l'ordre d'une anthropogenèse qui a de On remarquera ainsi que Blumenberg approche la
métaphore elle-même comme «dérangement» : « [ ... ] la
plus en plus intéressé Blumenberg, la capacité de
métaphore constitue d'abord un dérangement. [ ... J Elle
«distension », d'écart prolongé, marque tout à la fois le
introduit un élément hétérogène qui renvoie à un autre
caractère de «dérangement» de la conscience par
contexte que le contexte présent» 2. Cette hétérogénéité
rapport à la logique biologique brute du stimulus et de
frappante, ou cette «anormalité» par rapport au
la réponse, et la condition d'une vie psychique déve-
contexte, n'est cependant qu'un phénomène premier -
loppée.
ce que Paul Ricoeur a approché, dans La Métaphore vive,
« La conscience naît à travers un dérangement de la en termes d' « impertinence sémantique» -, que la quali-
fonctionnalité proche, par construction d'un système de fication de l'expression comme métaphore rétablit dans
connaissance lointaine et, en lui, des retards possibles une « normalité supérieure», selon une formule que
favorables. La conscience naît par gain de temps et elle
Blumenberg emprunte à Husserl.
est simultanément l'instrument de son utilisation. Ce
qui naît, ce sont des décisions au lieu de réactions.» « [ ... ] Lélément d'abord destructeur [ ... ] est intégré à
(ZSz, p. 122). l'intentionnalité par une astuce de réinterprétation.

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HANS BLUMENBERG 8. TEMPS DE LA VIE, TEMPS DU MONDE ...

Lexplication du corps étranger exotique comme temps qui précède sa domination à travers l'Aujkla­
"simple métaphore" est un acte d'auto-affirmation : le rung. » (H, p. 19, note)
dérangement est qualifié comme aide.» (Ausblick, AMS, Suivant son style digressif, on peut avoir l'impres-
p. 194; NS, p. 95) sion que Blumenberg ne cite ici le titre de Proust que
Les dérangements deviennent supports pour de pour passer à une problématique fort différente de celle
nouvelles opérations qui sont autant de détours sans qui hante l'auteur de A l'ombre des jeunes filles en fleur :
lesquels la vie ne «s'attarderait» pas sur elle-même, ne celle du temps qui aurait précédé l'avènement de la
se «théoriserait» pas. raison et qui aurait été perdu en un sens trivial, gaspillé,
La métaphore prend ainsi place parmi les dérange- en pure perte, sans rendement. Une des faiblesses de
ments qui se traduiront finalement par un enrichisse- l'Aufklarung, pointées par Blumenberg, aura précisé-
ment, un supplément de sens ou de plaisir. Tout ce qui ment été cette volonté de présenter ce qui l'a précédée
a une valeur prend du temps : Le souci traverse le fleuve comme obscurité complète, au risque de faire de son
souligne que la culture, ou la civilisation, sont indisso- propre avènement un miracle, en contradiction avec ses
ciables d'un certain art de prendre son temps, de critères de rationalité. Si la raison est native en l'huma-
ménager des détours (qu'on pense simplement aux nité, comment expliquer le «retard» de son avènement
rapports amoureux ... ) : « le monde acquiert un sens à historique? La réponse de l'Aufklarung est insatisfai-
travers les détours (Umwege) que la culture (Kuitur) sante, pour Blumenberg, précisément en tant qu'elle
trace en lui» (SF, p. 137; trad. fr., p. 154). On retrouve substitue au principe rationnel d'une explication fonc-
ici le thème de \'Umstandlichkeit, de cette « complica- tionnelle une imputation à un groupe, une logique du
tion» active qui semble chercher les détours et se plaire complot : un complot des prêtres et des rois. Mais pour
à arriver en retard pour trouver, en route, autre chose reprendre le fil : dans sa note de Sorties de caverne sur le
que ce qui était prévu. temps perdu, Blumenberg contraste ces deux visions du
Dans l'ordre littéraire, on ne s'étonnera donc pas de « temps perdu » ; l'une, qui s'exprime sous la plume de
rencontrer, au détour de certaines pages de Blumenberg, Voltaire : « nous sommes venus tard en tout. Regagnons
l'ombre de Proust. Lune de ces apparitions est d'autant le temps perdu» ; l'autre, celle de Proust, étrangère à ce
plus remarquable qu'elle survient dans une note où « programme de rattrapage», et chez qui la perte ne
Blumenberg use de la rare et, pour nous, décisive renvoie pas à un déficit du moment passé par rapport au
formule de « phénoménologie de l'histoire» : moment présent, mais à la structure du temps dans
« le concept-titre de "temps perdu" éveille l'attention chacun de ses moments, et n'est compensée par rien
d'une phénoménologie de l'histoire, pour autant qu'il d'autre que par le souvenir et l'écriture qui cherchent à
puisse y avoir quelque chose de tel. D'un côté, faire revivre le temps perdu.
remarque Blumenberg, le temps est toujours perdu. De À l'approche esthétique du temps perdu s'oppose ici
l'autre : le procédé qui cherche à regagner le temps l'approche politico-historique, qui tente de construire
perdu agit précisément pour cette raison comme une une ligne de valorisation sur le vecteur du temps. ·
tentation irrésistible. Peut-être d'abord en liaison avec Qu'une telle entreprise soit vaine ressort de la réflexion
le rôle historique de la raison : elle aurait perdu tout le de Blumenberg; le paradoxe est que cette mise au jour

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HANS BLUMENBERG 8. TEMPS DE LA VIE, TEMPS DU MONDE ...

n'a rien d' « antimoderne » ou de réactionnaire chez lui. estime que Spinoza aurait dû ajouter: Tempus est affectio
C'est plutôt d'une mise en conformité de la rationalité hominum (LuW, p. 240). Mais Spinoza ne l'a pas dit
avec ses propres exigences qu'il y va dans cette considé- parce qu'une telle affirmation relèverait plutôt d'une
ration sobre du temps, et de l'écart indépassable entre transformation dans le concept d'Histoire, caractéris-
temps du monde et temps de la vie qui s'y manifeste. On tique des « Temps modernes» auto-désignés, c'est-à-dire
ne s'étonnera pas, dès lors, que la formule « recherche du moment où une nouvelle époque s'est donnée à
du temps perdu » resurgisse, en français, dans Temps de penser elle-même à travers un nouveau concept de
la vie et temps du monde, où elle reçoit sa plus forte temps.
extension : « la recherche du temps perdu n'est pas un cas « Lhomme ne fait pas l'Histoire. Il fait le tempo de
à part esthétique; le souvenir suit l'homme à mesure de l'Histoire. Et ce deuxième principe est, dans sa validité,
son étrangeté à soi. Le temps lui arrache la possession de dépendant du premier» (LuW, p. 242). Dès lors que
sa conscience de soi, son identité, son expérience, fina- l'histoire est pensée comme un processus qui a sa
lement soi-même. Memoria désigne le centre de la logique propre et où le temps est un facteur de dynami-
dispute (Auseinandersetzung) entre temps de la vie et sation, « le sujet de l'histoire, dont la fonction s'épuise
temps du monde» (LuW, p. 301). Mais la recherche nous en un dérangement retardateur ou en une accélération
introduit aussi à quelque chose comme une phénomé- active, est entièrement déterminé par son objet, encore
nologie de la mémoire en tant que phénomène qui arti- inconnu jusque-là, ")'Histoire"» (LuW, p. 247). LHis-
cule à la conscience la rétention d'un temps vécu sur le toire telle que la pensent les philosophies de !'Histoire
mode mtersubjectif : « Memoria est aussi quelque chose moderne distribue les sujets en progressistes et réac-
comme la rétention intersubjective du temps de la vie» tionnaires, en accélérateurs et en retardateurs de !'His-
(LuW, p. 301). Blumenberg déplace ainsi du côté de l'in- toire. Comme Leo Strauss et Carl Schmitt, Blumenberg
tersubjectivité une catégorie élaborée par Husserl dans doute assurément qu'il n'y ait que des vertus à l'accélé-
ses Leçons pour une phénoménologie sur la conscience ration des processus et à la réduction des sujets à leur
i.ntime du temps. « Elle n'est pas infinie, ajoute-t-il, mais rapport à une Histoire qui devient l'instance de partage
sa finitude ne peut être représentée comme déterminée: du bien et du mal; comme eux, il marque sa défiance à
quand s'éteint définitivement le souvenir de quelqu'un l'égard des philosophies modernes de l'histoire qui
qui a été là?» Comme dans l'ouvrage de Husserl, à la prétendent en posséder le sens comme le démon de
rétention répond la protention, à laquelle Blumenberg Laplace pourrait déterminer l'avenir à partir d'un état
trouve également un correspondant intersubjectif : une donné du monde (LuW, p. 247). Néanmoins, contraire-
protention intersubjective, qui réside dans « le souhait, ment à Carl Schmitt et à Leo Strauss (de façon plus
l'attente du sujet individuel, de ne pas être oublié» subtile dans le second cas), il évite précisément d'en-
(LuW, p. 301). Le temps de la conscience, de la vie, dosser l'un des rôles dévolus en partage, en l'occurrence
suppose ainsi, dans sa rétention et dans sa protention, celui du «retardateur» anti-moderne, adepte, dans le
un monde, et un temps du monde : le temps ne se rend cas de Schmitt, de la contre-révolution dans toutes les
pas sensible dans les choses, il n'est pas une affectio sinistres variantes qu'elle a connues au xx" siècle, ou,
rerum, comme le notait Spinoza, mais Blumenberg dans le cas de Strauss, d'un «retour» à la tradition

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HANS BLUMENBERG 8. TEMPS DE LAVIE, TEMPS DU MONDE ...

largement mythifiée comme recours anti-moderne. Il Une mutation fondamentale de l'idée de théorie rend
s'agit bien plutôt de mettre à distance l'objet-Histoire, cependant tout parallèle avec la configuration antique
pour agir en vertu de critères de pensée et d'action qui hasardeux : « rendre la vie non point possible, mais
ont leur validité en eux-mêmes, sans s'en remettre au heureuse : telle devait être, depuis l'Antiquité, l'apport de
«jugement» de cette instance que seul un déplacement la théorie» (LN, p. 266; LTM, p. 260). Le cynisme
romantique de l'activisme révolutionnaire a constitué en antique pouvait être une machine de guerre contre cette
tribunal du monde. idée, il n'en était pas moins une doctrine qui cherchait à
rendre heureux par la théorie ... de la préférabilité de l'ab-
sence de théorie. Dans l'histoire de la science européenne,
La science victime de son succès : un décrochage s'est opéré entre le développement scienti-
la déception de la mathesis universalis fique recherché pour lui-même et l'eudérnonie, l'attente
et le doute comme résultat d'un bonheur procuré par la contemplation théorique. Le
« La grande énigme de ce millénaire finissant est et
fruit tardif de ce décrochage est « la destruction du lien
restera peut-être le dégoût grandissant de la science» entre une motivation, portée par le monde vécu, de l'état
(SF, p. 81). Ce dégoût diffus né d'un sentiment mêlé d'esprit théorique et sa réalisation dans les conditions
d'effectivité de la science moderne» (LN, p. 266; LTM,
d'omniprésence et de vide, de saturation et de non-sens,
est tout autre que le dégoût actif du savoir professé par p. 260). l.'.espoir que le savoir rendra l'homme heureux et
certains philosophes cyniques de l'Antiquité, comme libre demeure cependant toujours à l'arrière-plan, notam-
l'étonnant Bion de Borysthène évoqué par Blumenberg ment sous la forme renouvelée que lui ont donné les
dans Le Rire de la servante de Thrace; celui-ci passa Lumières. Mais précisément, dans ce renouvellement, un
d'école philosophique en école philosophique adverse : présupposé essentiel a disparu : l'accès de l'individu à une
part des connaissances suffisantes pour bénéficier d'une
« afin d'élever en summum de la théorie le fait de se
compréhension scientifique de la totalité de la réalité.
passer de théorie [ ... ]. Ce n'est pas sa curiosité théo- « Ce présupposé seul, que l'individu peut disposer de la
rique qui l'avait fait passer par toutes les écoles, mais vérité en sa totalité, pouvait maintenir et même renou-
son désir de faire du mépris qu'il professait pour elles,
sans exception, l'expérience d'une vie» (RST, p. 46). veler l'antique définition de la théorie comme condition
de l'eudémonie » (LN, p 274; LTM, p. 267-8). S'il reste
Une vie consacrée à la démolition systématique de présent en partie chez Descartes, cet espoir est abandonné
toutes les théories - au profit d'une impassibilité qui déjà chez Bacon :
préfère « abandonner les vérités à elles-mêmes» et « chez Francis Bacon, se dessinait une notion du
attendre de la Nature qu'elle vous procure le nécessaire: bonheur humain qui sépare la théorie et l'existence
ce programme n'est peut-être pas totalement étranger à accomplie; en effet, il limite la connaissance nécessaire
l'exaspération couramment ressentie devant la sophisti- à ce qui est exigé pour dominer la réalité naturelle».
cation de la science et de ses produits. Une tentation (LN, p. 274; LTM, p. 268)
cynique est-elle le pendant logique d'une lassitude Mais dans cette configuration, comme dans les
devant la science? Peut-être3. conséquences de l'idée de méthode, « il n'est plus exigé

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HANS BLUMENBERG 8. TEMPS DE LA VIE, TEMPS DU MONDE ...

que le sujet de la théorie et le sujet de la vie heureuse démographie» dont les conséquences peuvent être, à
soient identiques» (LN, p. 274; LTM, p. 268). Ce serait terme, inquiétantes, mais dont bien peu de gens aujour-
là l'une des sources du malaise contemporain face au d'hui, et c'est heureux, assumeraient de tirer la conclu-
développement indéfini de la science. La revendication sion qu'il aurait mieux valu qu'une partie de la
du droit à une curiosité illimitée n'a plus la force de population mondiale n'accède pas à l'existence :
provocation qu'elle détenait au commencement des « Où et selon quels critères, aurait-on dû laisser les gens
Temps modernes, dans sa volonté d'affranchissement mourir en supprimant les possibilités de sauvetage
des tutelles ecclésiales et des limites· extrinsèques au reconnues selon la seule compétence du savoir, en refu-
savoir, et l'expression « possession de la vérité» ne sant son dévoilement - pour assurer la survie des mères
donne plus lieu qu'à des usages ironiques (LN, p. 273; et des nourrissons, lors des innombrables maladies et
LTM, p. 267). Quoi qu'il en soit, la distance qui nous épidémies [ ... ] ? » (SF, p. 82)
sépare même de Kant pour la détermination d'un Ce problème des effets incontrôlables et pervers de
horizon imaginaire de la connaissance et des «fruits» de développements maîtrisés et bénéfiques de la science est,
la moralité est bien exprimée dans les premières pages en effet, particulièrement visible dans l'exemple des
de La Lisibilité du monde par la <<transformation» que progrès de la médecine et de ses conséquences sur la
Blumenberg fait subir au fameux « catalogue kantien des démographie, qui ont à leur tour des conséquences
grandes questions ultimes». À la place de la question écologiques, sociales et économiques redoutables.
« Que pouvons-nous connaître?», l'expérience et « la Blumenberg a souvent approfondi ce paradoxe : « la
déception face à ce qui est sorti de la connaissance médecine est devenue depuis longtemps plus puissante
produite condui [sen] t à demander» plutôt : « Qu'était- que ne peuvent se le permettre nos sociétés, même pros-
ce au juste que nous voulions connaître? » Et cela pères. Son potentiel s'accroît à perte de vue» (SF, p. 239).
produit aussi une transformation de l'autre question Or, comme le confirment l'émergence récente du thème
fondamentale du canon, « Que nous est-il permis d'es- de la lutte des générations et l'importance sociale et poli-
pérer?», une transformation qui fait inévitablement se tique qu'a revêtue, de manière inattendue, un «dossier»
demander : « Qu'est-ce que nous étions censés avoir le aussi peu exaltant que le « problème des retraites» et de
droit d'espérer » 4
î leur financement dans les pays riches, il semble que ce
Notons que Blumenberg voit dans le dégoût relatif développement risque de se produire « à la charge de
pour la science (sans doute mêlé d'une fascination sur l'avenir» : « un jour, note Blumenberg, les vies prolon-
laquelle il reste un peu trop discret, nous semble-t-il) gées étoufferont les vivants. Il n'y a pas de point d'arrêt.
une énigme là où une certaine philosophie d'inspiration Personne ne pourrait décider où et comment le fixer». Et
romantique voit une évidence, qu'elle partage : la science d'ajouter cette sombre remarque : « la vieillesse deviendra
déçoit, et elle fait l'objet de procès de plus en plus radi- un cauchemar, si les plus jeunes se refusent à la
caux. Aux yeux de Blumenberg, il entre une certaine supporter» (SF, p. 239). Nous sommes loin de tout opti-
«légèreté», dans ce procès qui oublie de mentionner, misme béat quant aux effets de la science, mais les
par exemple, que les effets de la surpopulation sur inquiétudes de Blumenberg ne le conduisent jamais à
l'environnement sont l'envers d'une « explosion de la instruire un procès global de la science moderne : « nous

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HANS BLUMENBERG 8. TEMPS DE LA VIE, TEMPS DU MONDE ...

ne pouvons vivre sans la science, note-t-il dans La Légi­ plus élaborés. « Dès lors que la science a produit tant
timité des Temps modernes. Mais cela même est largement d'effets, bons ou mauvais, dans le monde, elle reste la
un effet de la science» (LN, p. 265; LTM, p. 259). Si l'on seule à pouvoir encore être l'instrument pour se
peut imputer la surpopulation de la planète aux effets de surmonter elle-même» (SF, p. 86). Le discours du
la science, on doit logiquement lui imputer le fait qu'un dernier Heidegger sur la « clôture» de l'ère de domina-
nombre immense d'hommes vit aujourd'hui une durée tion scientifico-technique de l'étant laisse certes miroiter
de vie qui est également dépendante de la science. Les l'étrange figure d' « un dieu», qui « seul, pourrait nous
« conséquences incalculables» de la neutralisation du sauver», mais cette prophétie renvoie, aux yeux de
principe darwinien de survival of the fittest ­ neutralisa- Blumenberg, à une vision des choses qui n'est guère
tion que louait Darwin lui-même comme le moment compatible avec notre concept courant de réalité.
réversif de l'évolution de l'humanité, capable et
soucieuse de protéger les plus faibles en son sein, à l'in-
verse de ses « héritiers» eugénistes - interdisent les Le soupçon de non-sens
« réponses trop faciles» et les « conclusions univoques»
Le dégoût ou la méfiance envers la science peuvent
quand à notre rapport de dépendance à l'égard d'une également être abordés historiquement ou généalogi-
science qui « va jusqu'à intégrer la compétence des
quement, en les rapportant aux espoirs investis dans la
conséquences de ses conséquences, car c'est elle qui tire science moderne à ses débuts.
la sonnette d'alarme »5 sur les dangers que provoquent
Un idéal se tenait en effet à l'arrière-plan des philo-
l'exploitation technique des ressources et la pollution sophies de la connaissance du début des Temps
(avec l'écologie scientifique), la surpopulation (avec la
modernes : celui d'une mathesis universalis. Un tel
démographie), etc.
objectif devait être atteignable, pour Descartes, dans le
Les menaces d'eugénisme ou d'extermination
temps d'une vie individuelle. C'est un point sur lequel la
appuyés par les moyens de la science font partie des modernité tardive a fait place à une perception du temps
cauchemars modernes dans lesquels celle-ci se fait l'ins-
et de la science tout à fait différente de celle des fonda-
trument de la destruction d'êtres qu'elle a contribué à
teurs de la philosophie moderne.
faire vivre. Mais les tensions liées au progrès médical
et scientifique ne sauraient conduire, pour Blumenberg, « Lénoncé : "nous en savons aujourd'hui davantage sur
à une disqualification philosophique de l'instance scien- le monde qu'aucune autre époque auparavant, mais ce
'nous' ne veut pas dire je' ", cette phrase implique une
tifique.
La limite de toutes les argumentations qui imputent déception essentielle.» (LuW, p. 159)
à la science la plupart des maux du monde contempo- La conscience de la finitude et de la contingence,
rain est qu'elles doivent bien admettre qu'il n'est guère autant que l'image de la science comme un processus de
envisageable de dépasser ces maux par une sorte de destruction des erreurs et de production de doute plus
black out opéré sur la science et sur ses résultats, et qu'il que comme une source de certitude, ont accru le hiatus
est plus crédible d'envisager ce dépassement en s'ap- entre la vie individuelle, y compris celle du savant
puyant sur des instruments scientifiques et techniques (Blumenberg évoque à cet égard la conférence de Max

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HANS BLUMENBERG 8. TEMPS DE LA VIE, TEMPS DU MONDE ...

Weber, « La science, profession et vocation »), et la « ce qui est descriptible, c'est la naissance du soupçon
science comme processus indéfini, dont le progrès n'est de non-sens. Lère post-chrétienne a une culture de
plus vu comme celui d'un mouvement vers une connais- la contingence. Elle est marquée par l'idée fondamentale
sance totale. que ce qui est n'est pas forcé d'être» (SF, p. 65). Que
« La science ne remplit plus la vie de l'individu, parce la création du monde repose sur la décision d'une
qu'il n'est partie prenante à son progrès qu'épisodique- volonté, éventuellement insondable, suggère qu'il aurait
ment, il entre dans son cours de façon contingente et en très bien pu ne pas être, et qu'il est «révocable» à tout
sort de façon contingente, touché par le non-sens de moment. Il ne s'agit certes là que d'une ligne de déve-
l'âge de la retraite, de la mort ... » (H, p. 719). loppement possible du christianisme ou de « l'après-
Mais ne faut-il pas élargir le cadre d'une telle inter- christianisme », car la doctrine de la Création a pu être
rogation, comme le faisait Max Weber lui-même, en esti- également développée en réponse radicale à la question
mant que le doute grandissant sur le «sens» de la de la raison d'être des choses - toute chose ayant été
science s'insérait dans un doute général produit par le voulue par Dieu, rien n'est sans raison. Si le principe de
processus de désenchantement du monde? Le paradoxe raison leibnizien a porté à son achèvement cette pers-
était alors que la science, qui avait contribué à désen- pective de rationalisation de la création, le principe de
chanter le monde par sa démarche « empirico-ration- raison insuffisante, érigé par Blumenberg en principe
nelle » et sa réduction de tout « sens éthique du monde» cardinal d'une rhétorique elle-même constituée en
au profit d'une mise au jour des enchaînements pratique révélatrice de traits humains fondamentaux,
causaux, devait être elle-même «désenchantée», là où appartient sans doute ainsi à la culture postchrétienne,
elle avait pu être investie un temps d'espoirs «totaux». nourrie d'un autre versant, l'idée ou l'énigme de la révo-
C'est alors peut-être l'interrogation sur la signification, cabilité du monde, l'annonce de sa disparition.
non pas de la sécularisation au sens où l'abordait Comment se fait-il que le monde, créé par Dieu, pût être
Blumenberg, mais des temps « post-chrétiens », qui digne de disparaître? Cette contradiction, Blumenberg
ressurgit sous un autre angle : celui de la contribution n'a cessé de l'explorer en revenant sur les réponses
du christianisme au sentiment présent d'une Sinnlosig­ augustinienne, gnostique, etc. Mais il pointe en l'occur-
keit ­ absence de sens, littéralement, mais aussi absur- rence les dangers de la vision du non-sens de ce monde-
dité, non-sens. ci : le désir de le faire disparaître, au profit d'un autre
Dans une brillante section de Le souci traverse le monde où la « perte de sens» serait effacée et compensée
fleuve, Blumenberg s'interroge en effet sur le « soupçon - « la culture de la contingence est une culture de la
de non-sens», d'absurdité, qui hante le monde contem- possible colère contre le monde» (SF, p. 67). C'est cette
porain dans son ensemble. Méfiant à l'égard des généra- colère qui inspire ce qu'Éric Voegelin a désigné comme
lités sur la « perte de sens», qui suggèrent que quelque les nouvelles formes de gnosticisme dans les Temps
chose a été perdu qui n'a peut-être jamais existé sous modernes : des formations idéologiques qui peignent un
la forme dont on prétend qu'elle a été perdue (tous tableau apocalyptique du monde existant et indiquent
les fondamentalismes, suggère Blumenberg, jouent une voie de salut collectif qui passerait d'abord par
sur cette croyance), Blumenberg estime cependant que la destruction totale de -ce monde-ci. Blumenberg a

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HANS BLUMENBERG 8. TEMPS DE LA VIE, TEMPS DU MONDE ...

discuté cette interprétation des « récidives gnostiques» logiquement : « l'exigence de sens» qui se traduit par
dans les Temps modernes, mais il partageait assurément des questions telles que celle du « sens du monde» ou
l'inquiétude de Voegelin face aux potentialités destruc- du « sens de la vie» a été créée, estime Blumenberg, « à
trices d'une certaine « colère contre le monde» comme la périphérie de la culture de la contingence» (SF, p. 68).
effet secondaire d'une culture de la contingence. La Dissoudre l'illusion de ce «sens» et de sa perte, telle
Légitimité des Temps modernes était déjà une invitation serait alors la véritable «thérapeutique» qu'une pensée
à déconstruire les trop grandes attentes suscitées par post-métaphysique, et post-chrétienne, devrait opposer
l'eschatologie, qui se retournent en colère contre le à un soupçon de non-sens qui est moins une question
monde. Et cette perspective conduit à construire une qu'une plainte, laquelle appelle moins une réponse
image «déflationniste» de la philosophie elle-même, ou qu'une consolation. Mais cette consolation, le philo-
de sa tâche telle que Blumenberg la présente notamment sophe n'a pas à l'offrir. Il peut tout au plus montrer que
dans Le souci traverse le fleuve et clans Sorties de caverne, « l'absence de sens» présente, sous certains aspects,
mais telle qu'il en affinait aussi ailleurs la conception certains avantages : « peut-être ne devrions-nous pas
«thérapeutique» en étudiant Épicure, Nietzsche ou seulement cultiver la colère que nous inspire l'absence
Freud : la philosophie constitue clans cette perspective de sens de ce monde, mais aussi entretenir un peu de
un instrument de réduction des espérances impossibles cette crainte qu'engendre la possibilité qu'il puisse être
à satisfaire et d'évitement des colères impossibles un jour parfaitement sensé» (SF, p. 91). Dans un tel
à soulager. C'est sans doute Wittgenstein qui forme, à monde, les souffrances ne devraient-elles pas paraître
cet égard, la figure la plus proche du «dernier» Blumen- elles-mêmes justifiées et les malheureux coupables de
berg, celui qui écrit, dans Sorties de caverne : « la phi- leurs malheurs? Linconvénient de toutes les théodicées
losophie s'avère être un art de la résignation. Elle est qu'elles tendent à faire de la souffrance un « mauvais
contient l'énergie des grandes espérances, dont la décep- moment à passer » en vue d'un plus grand bien, ou un
tion peut conduire à un renversement vers la colère mal nécessaire, sur un mode qui ne peut être reçu par les
contre ce monde» (H, p. 791). Cette vision dégrisée de individus concernés, dans le doute tout à fait fondé qui
la philosophie implique une révision modeste de ses peut naître quant à la rationalité ou à la justice supé-
fins : rieure du tout ou du processus censé «dépasser» ces
« la clarté philosophique, telle que Wittgenstein la maux individuels. Et dans les Temps modernes, l'ex-
postule, n'est pas une manière de se débarrasser de tout pression d'un tel doute a pu être littéralement crimina-
doute, ce n'est pas non plus la promesse d'une absence lisée dans le cadre des États qui se présentaient comme
totale de contradiction; c'est plutôt la réduction des les instruments d'une réalisation du sens de l'Histoire. Il
prétentions et des normes mêmes, un raccourcissement faut donc peut-être se réjouir de « l'absence de sens de
de l'idéalisation »6. l'Histoire » (SF, p. 92) si l'on observe comment les
Pour prévenir les dérives gnostiques et prétentions à en connaître le sens ont produit la
«colériques» ou fanatiques des plaintes contre la « perte tendance à «avancer» la date du tribunal ultime pour
de sens», il faut ainsi se demander ce que peut signifier tenir ici-bas le procès de ceux qui paraissaient douter
«sens» dans de telles configurations et procéder généa- qu'il fut son seul sens possible.

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HANS BLUMENBERG 8. TEMPS DE LA VIE, TEMPS DU MONDE ...

La congruence entre temps de la vie l'occurrence « nous emporterons un monde» ou « le


et temps du monde comme délire politique monde». Blumenberg estime que « l'article indéterminé
La réflexion de Blumenberg sur le rapport entre avant "monde" laisse dans l'indéterminé l'étendue de ce
qui doit être entraîné dans sa chute». Quoi qu'il en soit,
temps du monde et temps de la vie est l'occasion inat-
la dimension «cosmique» de l'événement trahit bien une
tendue d'aborder un moment de l'Histoire particulière-
constante du délire hitlérien :
ment traumatique, aussi bien dans sa propre vie que dans
l'histoire européenne : le me Reich. La deuxième partie « la résolution de coordonner temps de la vie et temps
de Temps de la vie et temps du monde évoque l'« ouverture du monde implique l'idée d'une politique à caractère
des ciseaux du temps» : la perception croissante d'un définitif - qu'il s'agisse d'abord de la victoire comme,
écart abyssal entre temps de vie individuelle et temps de par la suite, de la défaite. De l'Histoire il peut être
vie cosmique, qui menace de réduire à néant tout «sens» décidé une fois pour toutes »8.
vécu, mais aussi toute entreprise collective, tout Toute la pensée de Blumenberg est dirigée contre
«destin» historique. Or « dans le cas limite de la para- une telle idée : l'Histoire est indéfiniment ouverte à l'in-
noïa, la seule et unique vie qui échoit à quelqu'un devient vention, et toute prétention de la figer dans un éternel
la condition pour la réalisation d'une donation de sens recommencement ou de « fixer son sort» une fois pour
historique et politique, de telle sorte que l'échec de son toutes est démontée comme une illusion. Le ressenti-
but vital peut produire l'échec du sens du monde» - pour ment contre le temps n'est pas par hasard au principe de
une telle paranoïa, Blumenberg estime qu'il faudrait radi- la vision paranoïaque du dictateur nazi : « c'est la
caliser la catégorie freudienne de narcissisme et parler tragédie des Allemands», confie Hitler en 1945, « que
d'un « narcissisme absolu», et.si l'on se demande si un tel nous n'ayons jamais assez de temps. Nous sommes
narcissisme a jamais existé, Blumenberg estime qu'il y en toujours pressés par les circonstances. Et si nous nous
a eu au moins un exemple : Hitler, notamment dans les tenons ainsi sous la pression du temps, c'est parce que
dernières semaines de sa vie. Blumenberg s'appuie sur nous manquons d'espace »9. Lorsqu'il expose les motifs
différents témoignages et documents qui traduisent l'ob- de son activisme frénétique, Hitler avance le fait que les
session hitlérienne du temps, ou du « peu de temps» fuites vers l'horizon infini de la philosophie de l'Histoire
dont disposerait l'Allemagne pour accomplir son destin ou de la religion lui étaient fermées : « je me tiens au
historique, et qui marquent la tournure apocalyptique contraire sous le commandement du destin de devoir
que devait revêtir l'idée, puis l'évidence croissante, d'un tout accomplir à l'intérieur d'une courte et unique vie
échec de l'entreprise : « nous ne capitulerons pas, d'homme »10. C'est là une des différences décisives avec
jamais», aurait ainsi déclaré Hitler à l'adjudant von le rapport au temps qu'a pu entretenir une autre figure
Below après l'échec de l'offensive des Ardennes, « nous politique étudiée par Blumenberg (mais dans Travail sur
pouvons disparaître. Mais nous emporterons le monde le mythe) : Napoléon. Et nous retrouvons ici l'article
avec nous» 7. La langue allemande a cette ambiguïté: l'ex- indéterminé :
pression rapportée par von Below est ici « wir werden ein « Hitler n'avait pas de monde. C'est pourquoi il utilise le
Welt miinehmen », ce qui peut se traduire aussi bien, en terme avec l'article indéterminé. Là-dessus se fonde

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HANS BLUMENBERG

aussi le fait qu'il ne connaisse pas le concept de gloire, CHAPITRE 9


sous lequel Napoléon avait entièrement placé l'idée du
politique. Penser à la gloire, parler de la gloire, c'est
renvoyer à la pérennité du monde, et cela suppose un Sous-textes politiques
concept de monde sans implications eschatolo-
giques. »11
C'est à travers l'idée d'un horizon de monde que l'on
parvient à relativiser sa propre vie, ou à la valoriser sur
un mode où le narcissisme (présent dans le désir de
gloire) n'implique pas que le monde, son avenir et son
existence même, soient dépendants de son propre destin la pensée de Blumenberg n'est de toute évidence
(où l'on passe au narcissisme absolu). Au contraire, le pas d'abord politique, elle n'accorde pas une place
désir de gloire a pour condition que le monde (et centrale à la politique, et c'est même une chose qui a pu
« l'œuvre » accomplie en lui, qui y subsiste comme nourrir un certain malentendu : lorsque, dans Le
trace) «me» survive. Inversement, l'expérience de la Discours philosophique de la modemité,Jürgen Habermas
tentative de réduction violente du temps de la vie au cite favorablement La Légitimité des Temps modernes
temps du monde devrait nous guérir de la tentation de contre les tableaux apocalyptiques de la modernité qui
toute politique qui prétendrait faire tomber dans l'His- ont hanté « la discussion philosophique de la moder-
toire des décisions cosmiques. nité», y compris << à gauche» (chez Horkheimer et
Adorno, voire chez Foucault), ne « récupère-t-il » pas
une pensée foncièrement étrangère au souci haberrnas-
sien de reprendre le flambeau de la modernité politique
comme « tâche inachevée» ?
Lécart des perspectives est évident : Blumenberg ne
défend la légitimité des Temps modernes que contre le
procès en illégitimité qui leur est fait à travers le théo-
rème de sécularisation, mais il ne présente pas les Temps
modernes comme l'avènement d'une raison comrnuni-
cationnelle ou d'un espace public se libérant des
emprises traditionnelles. la légitimité des Temps
modernes est une légitimité référée à une situation de
crise, c'est la légitimité historique d'une réponse à une
crise donnée ­ il fallait trouver les moyens de dépasser la
crise de l'absolutisme théologique, de dégager de
nouveaux fondements pour le savoir et l'action, rien de
moins, rien de plus. Pourtant, intituler un ouvrage La

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HANS BLUMENBERG 9. SOUS-TEXTES POLITIQUES

d'ailleurs évoqué dans une note qui clôt le chapitre serait en somme dans une position proche de celle des
« Théologie politique I et II» de la réédition de La Légiti­ théoriciens machiavéliens qui approchent la religion
mité des Temps modernes, ce qui n'est sûrement pas comme moyen rhétorique de duper le peuple et d'assurer
anodin. Blumenberg y cite Campanella citant Aristote l'ordre - au profit d'un prince qui eut en l'occurrence le
qui aurait parlé de la religion comme invention politique. pire visage possible, celui de Hitler.
Blumenberg rapporte alors un mot de Hitler : « par La discussion avec Schmitt implique enfin une
malheur, nous avons une fausse religion», - d'après les lecture politique de !'Histoire européenne. Dès la
critères politiques du nazisme, le christianisme n'est pas première version de La Légitimité des Temps modernes, en
la vraie religion, la religion du peuple allemand. Cepen- effet, Blumenberg conteste implicitement la thèse, déve-
dant, note Blumenberg, dans les Temps modernes, on a loppée par Schmitt dans Le Nomos de la terre, d'une
généralement cherché à éviter ou à masquer « le cynisme heureuse neutralisation des guerres confessionnelles au
d'une "politique théologique" déclarée». Et il suggère profit des guerres entre États souverains : Blumenberg
alors que pour éviter ce cynisme d'une politique théolo- parle de la « correspondance en miroir de l'absolutisme
gique, d'une sacralisation du souverain, le théoricien politique vis-à-vis de l'absolutisme th_éologique ». Il
politique - c'est Schmitt qui est ici évidemment visé - suggère ainsi que la constitution de l'Etat absolu, au
peut faire comme si le théologique préexistait et était xvn" siècle, n'a finalement fait que déplacer le problème :
simplement «sécularisé», alors qu'on aurait bien plutôt de la division confessionnelle en factions intra-
affaire à un usage instrumental de métaphores utiles étatiques, animées par des convictions «absolues» et
pour réinstituer un décisionnisme absolu dans les Temps donnant lieu à une hostilité absolue, on passe à l'oppo-
modernes, pour reconstruire la fiction d'une volonté sition, elle-même absolue, entre des États nationaux
infaillible, d'une loi animée, etc. Derrière la discussion «intégrés». Les États projettent la catégorie d'hostilité
méthodologique, érudite, le débat devient ici extrême- absolue sur les autres États, vers l'extérieur. « La caté-
ment vif, et dur, et politique. Mais les allusions les plus gorie du rapport ami-ennemi absolus a été déplacée vers
dures sont renvoyées, chez Blumenbeg, en note : ainsi de les conflits des États nationaux en train de s'intégrer»,
cette idée de la théologie politique comme théologie note Blumenberg3. Or chez Schmitt, ce processus d'ex-
métaphorique qui cache, se cache peut-être à elle-même ternalisation des conflits, le passage des guerres civiles-
son cynisme en recourant à la fiction de la sécularisation. confessionnelles aux guerres entre États-nations était
Blumenberg suggère que Schmitt ne croit pas vraiment décrit (du moins après-guerre, les textes du milieu des
au caractère authentiquement théologique de la théo- années trente sur l'ennemi absolu résonnent de tout
logie politique, et en prend pour signe le fait que Schmitt autres échos) comme une sorte de progrès : Schmitt
ait recours à l'utilisation «stratégique» des analogies estime que les conflits inter-étatiques de l'âge classique
entre Dieu et le souverain par les penseurs de la contre- étaient, en quelque sorte, désabsolutisés, régulés par le
révolution, et à la figure plutôt thédtrale du Deus ex jus publicum Europaeum, le droit des gens, chaque État
machina, d'un « Dieu de cape et d'épée» qui surgit pour reconnaissant l'autre, l'ennemi était distingué du
faire changer le cours mécanique des actions - ce qui criminel, et la question de la « juste cause » ou de la
témoigne d'un «sérieux» théologique amoindri. Schmitt « guerre juste» était neutralisée au profit de la « guerre

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HANS BLUMENBERG 9. SOUS-TEXTES POLITIQUES

en forme». On peut discuter de la réalité historique de et théorie de l'État» ( « Wirklichkeitsbegriff und Staats­
cette «domestication» de la guerre à l'âge classique, theorie » ), Blumenberg souligne les mérites de la rhéto-
mais en tout cas il est clair, pour Blumenberg, au milieu rique comme pratique de langage ne présupposant pas
du xx" siècle, que les États-nations modernes ont égale- que la vérité et le Bien seraient connus et disponibles, et
ment fait la démonstration expérimentale de ce que substituant les joutes oratoires aux affrontements armés.
pouvait avoir d'humainement insupportable l'absolu- Or le pathos décisionniste méconnaît « l'avantage de la
tisme politique. Cette expression doit sans doute être substitution [ ... ] des proclamations aux décisions »5.
prise ici au sens le plus large, couvrant en particulier la Une critique plus vive encore, si l'on en suit les
forme du nationalisme extrême qui a engendré les détours, vise Schmitt dans le court texte intitulé « La
guerres mondiales. Donc le transfert des conflits absolus lenteur de la raison». Blumenberg y note : « A le pouvoir
de l'interne vers l'externe, des guerres civiles vers les celui qui peut faire des exceptions précisément là où
guerres inter-étatiques ne résout rien. Blumenberg elles paraissent impossibles» (EMS, p. 151). Ce qui
évoque ainsi le « moment où le règlement des crises pourrait apparaître comme une glose de la fameuse défi-
externes commença à supplanter en mortalité toutes les nition du souverain dans la Théologie politique («est
possibilités des crises internes et se disqualifia ainsi en souverain celui qui décide de l'état d'exception ») inter-
tant qu'alternative» 4. vient ici aussitôt après la glaçante citation «joviale» de
Autrement dit, l'unification nationale contre un Gôring : « Qui est Juif, je le déterrnine.» Et quelques
ennemi extérieur n'est pas une bonne alternative à la pages après une discussion de la caractérisation du poli-
conflictualité interne - après deux guerres mondiales, tique, chez Carl Schmitt, par la distinction de l'ami et de
nous le savons aussi d'expérience : « Trois siècles après l'ennemi (EMS, p. 146). Blumenberg rappelle ainsi la
que l'État national a pris les qualités pseudomorphes de potentialité d'arbitraire monstrueux et autosatisfait de
l'instance absolue, il apparaît clairement que la projec- ce pouvoir souverain de décision, célébré par Schmitt,
tion de la catégorie d'inimitié sur le rapport entre les s'il n'est pas encadré par des règles universelles qui
États n'a plus de chance de succès». marquent les limites qu'aucune «hostilité» politique
Blumenberg plaide ainsi pour une désabsolutisation n'autorise à franchir.
de la politique, de l'État-nation, de la souveraineté, pour
une continuation du travail de désabsolutisation philo-
sophique de la politique : cet officiwn moderne implique De la Distance ontologique à la distance
« de détruire toujours à nouveau la qualification absolue à l'égard de «l'ontologie fondamentale»
des situations politiques comme un anachronisme». On Comme on a déjà eu l'occasion de l'apercevoir, la
a là un contre-principe à la valorisation schmittienne de figure et la pensée de Heidegger occupent une place
la « clarification des fronts» qui dénonçait dans le libé- centrale dans la réflexion de Blumenberg, mais si celle-
ralisme une politique de dépolitisation par neutralisa- ci se situait pratiquement dans son sillage à l'époque de
tion des conflits «absolus» et d'évitement permanent de La Distance ontologique, elle a connu un mouvement
la confrontation qui « ferait la décision». Dans un de ses de ... distance croissante, et un rapport de plus en plus
rares textes directement politiques, « Concept de réalité critique à « l'histoire de l'être».

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HANS BLUMENBERG 9. SOUS-TEXTES POLITIQUES

Dans La Distance ontologique, la référence à avec les prémisses et les conclusions d'une recherche qui
Heidegger jouait comme dégagement d'un nouvel se refuse le recours aux « vérités éternelles» de la méta-
horizon hors d'une certaine «crise» de la pensée physique et de la théologie et tente de penser ensemble
moderne de la subjectivité, dont le corrélat serait une l'être et le temps :
appréhension potentiellement nihiliste de la réalité, et
« [ ] l'histoire de l'être (Seinsgeschichte) de Heidegger
dont la phénoménologie husserlienne aurait éprouvé [ ] est sortie du fait que la problématique de Être et
sur soi, une nouvelle fois, les limites. La relation entre le temps visant le sens de l'être n'avait pas pu conduire à
maître et le disciple hérétique restera un des points une réponse universellement valable. Il n'y avait pas
focaux de l'intérêt de Blumenberg pour ce moment quelque chose de tel que la compréhension de l'être du
décisif de la pensée contemporaine, mais son apprécia- Dasein, de tout temps» (LuW, p. 93).
tion de cette relation a connu une évolution manifeste.
Certes, il y a quelque chose d'incontournable dans Blumenberg a également maintenu le sentiment
le souci d'historicisation appliquée à la pensée et au d'une puissance descriptive et «réaliste» plus grande du
langage de la philosophie, manifesté par Heidegger côté de Être et temps que du côté des écrits du fondateur
comme prolongement d'une démarche phénoménolo- de la phénoménologie, dont la condamnation des
gique d'absence des présupposés - comment se fier alors analyses heideggériennes de la quotidienneté, du souci,
sans question aux concepts légués par une tradition etc., comme une retombée dans «l'anthropologie», n'est
in interrogée? guère suffisante. Au demeurant, estime Blumenberg
Dans Temps de la vie et temps du monde, l'historicisa- dans Temps de la vie et temps du monde, « le retour du
tion de la question de l'être même est appréhendée "monde de la vie" dans le discours de Husserl, au plus
comme un effet intellectuel de la crise de l'entre-deux- tard en 1928, procédait de la nécessité de prendre une
guerres : déjà, « la brèche de la guerre de 1914 avait mis position nommable vis-à-vis de l'œuvre de son disciple»
fin à [la] permanence statique et modifié la situation (LuW, p. 17), avant de préciser:
pour les questions du type de celles du sens de l'être» « Ce n'est pas seulement et d'abord la thématisation du
(LuW, p. 92). « Dans la découverte de la connexion monde de la vie qui marquait la rivalité factuelle avec le
entre les concepts de sens, d'être, de temps et d'Histoire, disciple, mais l'introduction de ce thème dans le rapport
la philosophie de Heidegger est une expression de la thérapeutique à la grande "crise" de l'humanité euro-
Première Guerre mondiale» (LuW, p. 93). Ce qui est péenne et de ses sciences. »
remarquable ici, c'est la façon dont la transformation de Blumenberg rapproche en effet ce geste de « la
la perception du temps de la vie individuelle se réper- promesse cryptique de poser enfin la "question de l'être"
cute sur celle du temps du monde : « La transformation et de connaître le chemin pour y répondre» (LuW, p. 18).
ressentie pour le temps de la vie, que ce soit sur le mode Mais cette description même de la «promesse»
du destin ou de la fatalité, fut eo ipso normative pour le heideggérienne marque assez le scepticisme de Blumen-
temps du monde» (LuW, p. 93). Si « l'histoire de l'être» berg quant à la « question de l'être», tout comme sa
peut apparaître comme une « obscure spéculation», on mention, dans les Paradigmes, de la « perte de l'idylle
peut cependant.y reconnaître une conclusion cohérente ontologique présocratique» imputée par Heidegger au

212 213
HANS BLUMENBERG 9. SOUS-TEXTES POLITIQUES

concept platonicien de vérité paraît déjà chargée d'une légitimité intellectuelle de l'Occident» aurait 1c1 pour
distance ironique6. La question de l'être devrait son corrélat la tentation « tyrannique» de la philosophie, de
statut abyssal à une occultation presque originaire, qui Platon à Heidegger, et il est significatif, à cet égard, que
fait de « l'histoire de l'être» une pensée du déclin dont Heidegger ait cherché à légitimer sa collaboration avec
seul pourrait nous sauver la sortie d'un «oubli» (de la tyrannie en s'appuyant sur des citations détournées de
l'être) aux allures de chute. Combien de mythes se tien- la République. La critique de Blumenberg à ce propos se
nent ici à l'arrière-plan? précise dans le chapitre de Sorties de caverne consacré
Le refus, dans Travail sur le mythe, d'accorder un aux «accidents» de la réception du mythe de la caverne.
privilège quelconque à l'origine, aux versions supposées Blumenberg y rappelle certes la polarité constitutive du
« prernlêres » de tel ou tel mythe, est lui aussi clairement rapport de Heidegger à l'histoire de la philosophie : son
dirigé contre une survalorisation romantique du passé. opposition au néo-kantisme qui, en l'occurrence avec
Or une telle attitude est latente, et parfois patente, dans l'ouvrage de Natorp sur la « doctrine des idées» chez
l'approche de l'Histoire de Heidegger : « Le commence- Platon, construisait une systématisation de la pensée
ment est ce qu'il y a de plus puissant», lit-on dans Intro­ platonicienne de l'idéalité de façon à en faire l'annonce
duction à la métaphysique de 1935, et Blumenberg cite de la compréhension kantienne des catégories, systéma-
significativement « son heure la plus malheureuse», tisation logiciste qui laisse de côté tout élément
celle où il prononça le « Discours de rectorat», en mythique. Dans son essai sur « La doctrine de la vérité
mai 1933 : « le commencement est allé tomber dans chez Platon», Heidegger opère un geste strictement
notre futur [ ... ] De son lointain, il nous enjoint d'égaler inverse : il réhabilite le mythe (la caverne) en l'isolant de
à nouveau sa grandeur» 7. L'appel à un lointain commen- tout système mais en lisant à même sa narrativité la
cement qui serait la source d'une régénération présente transformation de son concept de vérité. « Ce procédé
et future n'est pas étranger à la remise de soi du philo- renverse ce que Natorp avait fait : il retient et isole ce
sophe entre les mains du tyran porteur d'une prétention que ce dernier avait laissé tomber et "dé-systématise" ce
à égaler le temps du peuple et le temps du monde. qu'il avait "dérnythologisé" » (H, p. 729). Les déforma-
Déconstruire ce mixte de nostalgie et de promesse gran- tions qui en résultent sont différentes, mais non moins
diloquente, le pathos d'une « historicité fondamentale», dommageables, et bien davantage lorsqu'elles donnent
c'est alors travailler à une vision de l'histoire plus sobre, lieu, en 1933, à un détournement d'une phrase devant
et à une approche plus prudente de la capacité d'agir en un parterre d'uniformes dont Blumenberg note mali-
elle sans croire pouvoir la « faire» sur le mode « poié- cieusement que l'orateur pouvait attendre qu'ils igno-
tique » qui inspirait alors le discours tragico-politique rent suffisamment le grec pour ne pas douter de la
du « Discours du rectorat». validité de la traduction proposée : alles Grosse steht im
Larticle de 1969, « Concept de réalité et théorie Stunn ... Comment traduire en français cette traduction
de l'État», opposait une conception rhétorique de la allemande du grec? Si l'un des sens de Stunn est bien
politique à une conception platonicienne, pour laquelle «assaut» - ce qui conduisit Jean-Pierre Faye, reliant le
le Bien est connu et doit être imposé à la foule des terme ici utilisé en clôture du « Discours du rectorat» à
citoyens aveugles. Le « rejet de la rhétorique hors de la son emploi par le mouvement national-socialiste et ses

214 215
HANS BLUMENBERG 9. SOUS-TEXTES POLITIQUES

« sections d'assaut», à proposer de traduire : « toute interprétation du déclin. Blumenberg suit alors dans le
grandeur est dans l'assaut» - le sens le plus commun du détail comment la présentation heideggérienne de la
terme est «orage», «tempête» : « tout ce qui est grand caverne de Platon contient un certain nombre d'inexac-
se tient dans l'orage». Une telle traduction du passage titudes ou de silences significatifs. Ainsi rien n'est dit du
de La République ( 497d9) de Platon est-elle possible? feu de la caverne, ce dont Blumenberg dégage les consé-
Elle ne l'est, remarque Blumenberg, qu'à traiter le texte quences en termes d'analytique du Dasein :
comme un fragment présocratique, c'est-à-dire à condi-
« en d'autres termes, il n'y a pas d'"image" (Abbild) du
tion de le transformer en fragment en faisant le vide - le Soleil et avec lui du "bien" même, dans la caverne. [ ... ]
silence - autour de lui, en l'abstrayant de son contexte. La caverne suffit à caractériser l'essence de la "quoti-
Selon Blumenberg, «l'orage» ici invoqué relève d'un dienneté" du Dasein, dans laquelle le "on" est "présent"
« kitsch théâtral » adapté à la rhétorique du «combat» et ( vorhanden) comme ombre projetée des prisonniers à
de la « volonté de puissance» alors en vogue, et nulle- l'intérieur »8.
ment du texte de Platon. Car de quoi s'agit-il dans ce Dès lors, la paideia racontée par Platon ne peut
passage de La République? D'un questionnement de provenir que de la « vision "extatique" du Soleil», para-
Socrate sur le point de savoir comment une polis qui doxalement favorisée par l'aveuglement même : « l'œil
aurait abandonné la philosophie pourrait ne pas être aveuglé est en même temps disposé pour l'être, dans la
vouée au déclin - denn alles Grosse ist hinfallig, traduit à mesure même où il est devenu indisposé pour l'étant »9.
son tour Blumenberg, « car toute grandeur est fragile». Ce qui, chez Platon, relevait d'un « comparatisme onto-
Blumenberg parle alors d'une « falsification de la logique» (les images des choses et leur idée, leur formu-
sentence (Spruch) de Platon [ ... ] moins à travers la lation commune, publique, et leur compréhension
traduction que par le silence sur le contexte». La ques- véritable) est ainsi, aux yeux de Blumenberg, «sacrifié»
tion ici débattue est en effet de savoir si « la philosophie au profit d'une « ontologie négative» : « la condition
pouvait [ ... ] être transformée en paideia des chefs de la . fondamentale pour la possibilité de comprendre le réel
Cité [ ... ] de façon à ce que la polis reste assurée de son comme réel, écrit ainsi Heidegger dans son interpréta-
existence dans la durée» (H, p. 731). Lherrnéneutique tion de Platon, est de regarder le Soleil, de sorte que l'œil
heideggérienne assume alors une «violence» à l'égard de la connaissance devienne solaire».
du texte dont sa propre interprétation de la «vérité» Les multiples critiques adressées par Blumenberg à
chez Platon doit apporter la légitimation, en tant qu'elle « l'ontologie fondamentale» de Heidegger permettent
dénie au concept de vérité comme adéquation sa validité aussi de dessiner, en creux, les contours d'une pratique
originelle - un tel concept ne serait né que dans le déclin de la philosophie qui se méfie des « profondeurs indis-
de l'idée première de vérité qui continue à scintiller au ponibles» où résiderait l'essentiel. Il n'y a pas de sens
début du livre Vll de La République. « C'est avant tout la caché à tous qui ne se révélerait qu'à l'œil brûlé de celui
fonction de contrôle de la philologie pour la compré- qui ne veut regarder que l'astre le plus brûlant. Il n'y a
hension du texte qui était brisée» par un type de lecture que des élucidations progressives et partielles, chemins
qui va alors librement chercher dans le texte ou dans d'une paideia toujours recommencée.
une « étymologie douteuse» de quoi alimenter son

216 217
CONCLUSION

Conclusion constantes de la pensée ou des substances cachées, des


«profondeurs» inaccessibles mais secrètement agis-
santes, comme l'observe Jean Greisch à propos de la
« critique voilée» de l'herméneutique de la tradition
gadamérienne que l'on trouve dans la refonte de La Légi­
timité des Temps modernes, en réponse au compte rendu
de Gadamer qui défendait la « dimension de sens
caché» portée par la notion de sécularisation : le présent
serait plus riche que la conscience que nous en avons.
Lœuvre de Blumenberg invite à une lecture patiente, Blumenberg situe alors son angle d'attaque sur le plan
qui se laisse emporter dans les détours de la culture, méthodologique des garanties, de la charge de la preuve
dans les carrefours des discours et dans les volutes du de ce qui est avancé par les proliférantes hypothèses de
style, qui ne sont pas ici tenues pour insignifiantes. Sa sécularisation, mais il vise également le postulat d'un
manière de sillonner inlassablement l'histoire de la inatteignable où résiderait l'essentiel, quelque chose qui
pensée européenne, plutôt que de construire des est allégué comme décisif pour l'histoire mais comme
réponses à des problèmes philosophiques intemporels, a dépassant tout savoir positif possible, toute représenta-
nourri son image de penseur « post-métaphysique », tion, etc. Il y a bien des questions et des réponses, mais
investi dans l'histoire et sceptique face aux prétentions ce sont pour Blumenberg des configurations historiques
d'une philosophia perennis. On a parfois rapproché cette changeantes, ce qui le rapproche du refus foucaldien de
pensée, pour cette raison (et pour leur contemporanéité, l'idéalisme historique et de sa quête d'un méta-Sujet
puisque comme Richard Rorty l'a relevé, La Légitimité garant d'unité.
des Temps modernes est paru la même année que Les Mots « Nous allons devoir nous affranchir de l'idée qu'il y
et les choses), de celle de Foucault et de sa conception de aurait un canon fixe de "grandes questions" qui atti-
l'histoire des savoirs comme systèmes de pensée qui se sent, à travers l'histoire, la curiosité humaine, et qui
succèdent sans représenter l'exploration continuée d'une motivent l'interprétation du monde et de soi» (LTM,
sphère d'objets : bien plutôt les «objets» du savoir p. 76).
«bougent-ils» avec le savoir lui-même, avec ses lignes La déconstruction des prétendues «constantes» et
de partage entre les choses, les éléments, les signes, avec des canons immuables dans l'histoire de la pensée peut
ses pré-décisions quant à la délimitation des champs apparaître comme une illustration de l'effort en direc-
d'objet, avec les «modèles» projetés pour interpréter tel tion d'une « phénoménologie de l'Histoire », qui s'in-
domaine d'objet et qui sont eux-mêmes pris dans une terdit de postuler des pôles éternels, et se montre
histoire (l'exemple le plus frappant étant assurément attentive à la fois aux déplacements et aux réinvestisse-
celui des «machines» qui fournissent l'image totale du ments, aux ruptures et aux persistances. Par ce dernier
«cosmos» ou de la nature). Par ailleurs, Blumenberg biais, Blumenberg s'est intéressé à un phénomène que
partage assurément avec Foucault une forme d'exigence l'approche foucaldienne, en termes de «discontinuités»
«nominaliste» .en histoire, le refus de postuler des dont les causes restaient inexpliquées, laissait dans

218 219
HANS BLUMENBERG CONCLUSION

l'ombre : les phénomènes de perduration, l'hypothèque fin à l'impulsion de la volonté théorique» (LTM, p. 561).
des problèmes et des questions qu'une configuration de le souhait d'un déchiffrement du monde continue d'ai-
savoir ou un système d'interprétation du monde laissent guillonner l'entreprise scientifique et peut-être philoso-
derrière eux, une fois leur validité mise en doute. phique, serait-ce sur un mode inavoué et inconscient, et
I'histoire que pratique Blumenberg se meut essen- même si l'image d'un texte unique s'est effacée au profit
tiellement dans le dédale des textes, et une certaine de celle d'une multitude de niveaux textuels appelant
mélancolie n'en est pas absente : la bibliothèque est chacun leur mode particulier de déchiffrement. Len-
devenue, pour l'homme de culture contemporain, tout thousiasme qui accompagne toute nouvelle découverte
aussi «inépuisable» que le monde dont ces textes ont scientifique, et en particulier les promesses du « déchif-
voulu éclairer un aspect. le renoncement à l'encyclo- frement du génome», en est un signe : le scepticisme
pédie est appelé par la multiplication même des ency- moderne se heurte toujours à la prégnance du souhait de
clopédies. D'une manière générale, les progrès de la déchiffrement. Et chez Blumenberg lui-même, le scepti-
science moderne ont toujours été l'envers de « réduc- cisme s'accomplit en se mettant en doute : « en tant que
tions» dans l'ambition de savoir : renoncement au prin- sceptique, j'hésite à donner raison sans hésitation au
cipe de finalité, mise hors jeu de la substance, abandon sceptique» (Lôwen, p. 31).
du fantôme d'une exactitude absolue ou d'un détermi- Critique vis-à-vis des « trop grandes attentes» qui
nisme total au profit d'une « exactitude capable de ont subsisté des eschatologies et dénaturé les philoso-
tolérer ses propres inexactitudes». Ainsi, ajoute phies de l'Histoire moderne comme vis-à-vis des illu-
Blumenberg, « le savoir des temps modernes a été rendu sions métaphysiques attachées à la vision de la science
possible par un savoir de ce que nous ne pouvons pas moderne à ses débuts (notamment comme ambition
savoir et par la concentration qu'il a entraînée sur un d'une mathesis universalis et d'une objectivation
domaine clairement délimité» (lTM, p. 566). En complète du langage), Blumenberg a pu définir la philo-
complétant la théorie critique de la connaissance par sophie comme « art de la résignation» ; mais il a par
une métaphorologie, Blumenberg a donné un nouveau ailleurs, sur son versant anthropologique, défini
statut à cet effort de délimitation et au «restant», aux l'homme comme un être qui a besoin de consolation -
questions sans réponse pour lesquelles les métaphores ou, dans l'ouvrage posthume Description de l'homme
absolues fournissent des « points d'orientation» et un (Beschreibung des Menschen)1, comme un être qui
langage. Savoir que nous ne pouvons pas développer un voudrait avoir été voulu. Mais on ne refait le monde
savoir sur certains objets ne nous interdit pas d'en qu'en pensée, et ce « vœu » restera «inconsolable».
parler, nous n'avons pas le choix entre le positivisme et Reste l'immensité des récits destinés à le consoler, dont
le mysticisme muet, et entre le discours objectif et la il faut accueillir les ruses et saluer l'infinie inventivité.
réserve sur l'indicible, il y a place pour la philosophie et Ainsi cet art de la résignation est-il en même temps un
pour la métaphorologie. gai savoir, un salut adressé aux créatures mythologiques
De même, la « conviction que le progrès théorique et à l'effort théorique qui n'ont cessé de peupler ou de
est infini » et « l'impossibilité d'indiquer ou de se repré- sonder le vide du ciel.
senter [son) accomplissement» n'ont aucunement « mis

220 221
Abréviations utilisées

Œuvres de Hans Blumenberg


AM : Arbeit am Mythos (Iï­avail sur le mythe).
ÂMS Asthetische und metaphorologische Schriften (Écrits esthétiques et
métaphorologiques).
EMS : Ein môgischles Selbstverstdndnis (Une possibilité de compréhension de
soi).
GKW : Die Genesis der hopemihanischen Welt (La Genèse du monde coper­
nicien).
H : Hôhlenausgdnge (Sorties de caverne).
K : « Kopemikus im Selbstverstândnis der Neuzeit » («Copernic dans la
compréhension de soi des Temps modernes»).
LN : Die Legitimitdt der Neuzelt (La Légitimité des Temps modernes).
LTM : La Légitimité des Temps modernes, trad. fr. de Die Legitimitdt der
Neuzeit.
LW: Die Lesbarheit der Welt (La Lisibilité du monde).
LuW: Lebenszeit und Weltzeit (Temps de la vie et temps du monde).
M : Mathduspassion (La Passion selon saint Matthieu).
NS : Naufrage avec spectateur, trad. fr. de Schiffbruch mit Zuschauer.
OO: Die ontologische Distanz (La Distance ontologique).
P : Paradigmen zu einer Metaphorologie, trad. fr. de Paradigmes pour une
métaphorologie.
RM : La Raison du mythe, trad. fr. de « Wirklichkeitsbegriff und Wirkung-
spotential des Mythos ».
RST : Le Rire de la Servante de Thrace, trad. fr. de Das Lachen der Thra­
herin. Eine Urgeschichte der Theorie.
SF: Le souci traverse le fleuve, trad. fr. de Die Sorge gelit über den Fluss.
WL : Wirhlichl,eiten in denen wir leben (Les Réalités dans lesquelles nous
vivons).
ZSz : Zu den Sachen und zurüch (Aux choses mêmes et retour).

223
Notes

Introduction
1. WL, p. 3.
2. Rémi Brague, « La galaxie Blumenberg », Le Débat, n° 83, 1995, p. 173-
186.
3. «Les Mondes de Hans Blumenberg», dossier de la revue Archives de
philosophie, coordonné par Jean-Claude Monod, vol. 67, été 2004 (2).
4. Créée par Fritz Todt, alors Reichsminister für Rüstung ,md Kriegsprodul,­
tion (ministre de l'Organisation et de la Production de guerre), cette orga-
nisation avait la charge des plus grandes opérations de construction
durant la Seconde Guerre mondiale (infrastructures routières, lignes de
fortification - comme le mur de l'Atlantique -, usines d'armement et
jusqu'aux camps de concentration ... ).
5. P, p. 113; traduction française p. 103.
6. C'est le cas de E J. Wetz dans sa monographie Hans Blumenberg ­ zur
Einfiihrung, Hambourg,Junius, 1993.
7. Odo Marquard, « Entlastung vorn Absoluten », in E]. Wetz &: H. Timm
(dir.), Die Kunst des überlebens, Francfort/Main, Suhrkamp Verlag, 1999,
p. 20.

Chapitre 1
1. AMS, p. 415. Louvrage Der Mensch est également évoqué et discuté dans
le posthume Zu den Sachen und zurück, pour sa critique de l'idée que la
conscience se caractériserait essentiellement par la réflexion, au profit de
l'idée qu'elle se définit par la « pro tension», l'anticipation de l'avenir
(p. 147-150)
2. Martin Heidegger, « Die Zeit des Weltbildes », in Martin Heidegger,
Holzwege, Francfort-sur-le-Main, Klostermann Verlag, 1949; trad. fr.
W Brokmeier, « Lépoque des "conceptions du monde"», in Chemins qui ne
mènent nulle part, Paris, Gallimard, 1962. Ce texte reprend une conférence
prononcée par Heidegger en 1938.

225
HANS BLUMENBERG NOTES

3. D'une façon générale, les tenants d'une critique radicale de la moder- 13. Hans Blumenberg, «Beobachtungen ... »,art.cité, p. 162.
nité, développée dans les années vingt à son plus haut degré d'élaboration
14. Donald Davidson, Enquêtes sur la vérité et l'interprétation, trad. fr.
philosophique par Heidegger (à un moindre degré par Carl Schmitt,
P Engel, Nîmes, éd. j. Chambon, 1993.
Gehlen ou Jünger) ont certainement joué un rôle déclencheur dans la
problématisation par Blumenberg de la morphologie et de la légitimité des 15. Sur cet emprunt, voir notre postface à Hans Blumenberg, Paradigmes
Temps modernes, mais bientôt à titre d'adversaires théoriques (et, en sous- pour une métaphorologie, p. 181, note 1.
texte, politiques). 16. P, p. 25, trad. fr., p. 25.
4. « En tant qu'être dont l'existence n'est pas protégée par la convenance 17. Voir à ce sujet l'article classique de Jean Greisch, « Les mots et les
organique à son environnement mais qui est plutôt contraint à un mode roses. La métaphore chez Heidegger», Recherches philosophiques et théolo­
d'être fait d'autoaffirmation et d'autoproduction de 'ses conditions d'exis- giques, 1973 (57), p. 433-456.
tence, l'homme met en avant la technique comme réponse à sa probléma- 18. Martin Heidegger, cité par Blumenberg, RST, p. 191-192.
tique d'existence spécifique. L'homme est un être technique; la réalité 19. RST, p. 202.
technique est le substitut à un défaut de sa constitution naturelle» ( « Das 20. Ibid., p. 202 et p. 204.
Verhâltnis von Natur und Technik als philosophisches Problern » in AMS,
21. Voir à ce sujet NS, p. 90 et suiv.
p. 254)
22. Pierre Hadot, «jeux de langage et philosophie», Revue de métaphysique
5. Hans Blumenberg, « Anthropologische ... », art. cit., p. 415.
et de morale, n° 67, 1962, p. 330-343, repris clans Pierre Hadot, Wittgen­
6. Hans Blumenberg, « Wirklichkeitsbegriff und Mëglichkeit des stein et les limites du langage, Paris, Vrin, 2004, p. 83-103 (sur les Para­
Romans», d'abord paru dans Hans Peter Jauss (dir.), Nachahmung und lllu­
digmes de Blumenberg, voir p. 91-92).
sion, Munich, 1964 (Poetik und Hermeneutik 1), p. 9-27, repris clans AMS
23. On trouvait une idée analogue chez Nietzsche (tout comme la formule
p. 47-73, ici p. 53.
d'une métaphysique déposée dans la grammaire se retrouverait chez les
deux auteurs), mais précisément, une analyse métaphorologique montre
la différence des deux analyses : Wittgenstein (Tractatus logico­philoso­
Chapitre 2 phicus, 4.002) parle d'un travestissement (Verkleidung, qui peut aussi
signifier « revêtement», ce que la référence de Blumenberg « l'épaisseur»
à

1. Aristote, Poétique, l 459a. pourrait suggérer) de la pensée par le langage, là où chez Nietzsche, la
2. Hans Blumenberg, « Sprachsituation and immanente Poetik », in Wolf- métaphore du filet (Netz) était encore suffisante : « à la différence de
gang Iser (dir.), Immanente Asthetil, - iisthetische Re.flexion. Lyrik ais Para­ l'épaisseur du travestissement (ou du revêtement) de la pensée, le filet a
digma der Moderne, Munich, 1966 (Poetik und Hermeneutik, 2), repris des mailles à travers lesquelles on peut se faufiler ou du moins pouvoir
clans AMS, p. 125. apercevoir des choses» (H, p. 776).
3. Jacques Derrida,« Le retrait de la métaphore», in Psyché, Paris, Galilée, 24. H, p. 777.
1994, p. 64-65. 25. Hans Blumenberg, « Beobachtungen ... »,art.cité, p. 168.
4. Jacques Derrida, « La mythologie blanche. La métaphore clans le texte 26. H, p. 777.
philosophiciue», Poélique 5, 1971, repris dans Marges de la philosophie, 27. Ibid., p. 791.
Paris, Les Editions de Minuit, 1972, p. 261.
5. Hans Blumenberg, « Beobachtungen an Metaphern », Archiv für Begriff­
sgeschichte, 15, 1971, p. 191. Chapitre 3
6. Ibid. 1. « Lépoque apparaît comme un fait absolu [ ... ], elle est nettement déli-
7. « Ausblick auf eine Theorie der Unbegrifflichkeit », ÀMS, p. 193 mitée, en dehors de toute logique, dans une destinée erratique et n'auto-
8. Ibid., p. 202. rise en fin de compte, malgré ou peut-être à cause de son pathos
9. Ibid., p. 203. dominateur (Herrschaftspathos) immanent, que ce que "l'histoire de l'être"
réserve à l'homme seulement : la soumission» (LN, p. 220; trad. fr.,
10. Ibid., p. 198.
p. 217).
11. Joachim Ritter, «Vorwort », Historisches Wiirterbuch der Philosophie,
2. Hans Blumenberg, « Licht als Metapher der Wahrheit », AMS, p. 139.
Bâle/Stuttgart, Schwabe & Co., 1971, p. VIII-IX.
3. E. R. Curtius, Europàische Literatur und lateinisches Mittelalter, Berne,
12. Joachim Ritter, «Vorwort », art. cit., p. V
Francke, 1948. On notera que dans De la grammatologie, Jacques Derrida

226 227
HANS BLUMENBERG NOTES

se réfère également au même chapitre de l'ouvrage de Curtius sur « le 14. Novalis, cité par Blumenberg, LW, p. 239.
symbolisme du livre », qui décrit ses métamorphoses « de Phèdre à
15. Novalis, cité par Blumenberg, LW, p. 256.
Calderon», jusqu'à cette inversion qui produit une «nouvelle considéra-
tion pour le livre» (De la grammatologie, Paris, Les Éditions de Minuit, 16. Gustave Flaubert, lettre à Louise Colet, 16 janvier 1852, Correspondance,
1967, p. 27). Mais Derrida estime que « cette modification, si importante t. 2, Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», 1980, p. 31.
soit-elle en effet, abrite une continuité fondamentale», à savoir une oppo- 17. LW, p. 304.
sition entre une écriture entendue en un sens métaphorique, comme 18. Le Hasard et la nécessité est cité par Blumenberg, LW, p. 406 et suiv.
langage naturel ou déposé par Dieu dans l'âme, et l'écriture humaine, 19. Jacques Monod, Le Hasard et la nécessité, essai sur la philosophie natu­
toujours dévaluée. relle de la biologie moderne, Paris, Éditions du Seuil, 1970, rééd. 1973, coll.
4. Surpris que Rothacker n'ait fourni aucune indication sur cette étude lors «Points», p. 143.
de la présentation, par Blumenberg, de son esquisse de métaphorologie en 20. Ibid., p. 138.
1958 devant la commission pour la recherche en histoire des concepts, où 21. François Jacob, La Logique du vivant. Une histoire de l'hérédité, Paris,
il mentionnait les exemples de la lettre, de l'écrit et du livre, Blumenberg Gallimard, 1970, p. 345. Cette formule fait écho à la vision de l'histoire de
se demanda si sa mention comme inédit dans la bibliographie du recueil la science du vivant présentée dans l'introduction : « il n'y pas une organi-
de Rothacker Me11Scl1 und Geschichte ne renvoyait pas à un simple projet sation du vivant, mais une série d'organisations emboîtées les unes dans
non réalisé de l'auteur. I'érude parut à titre posthume : Erich Rothacker, les autres, comme des poupées russes. Derrière chacune s'en cache une
Das « Buch der Nawr ». Materialen und Grundzàtliches zur Metaphernges­ autre» (p. 24).
chichte, Bonn, Bouvier, 1979. Blumenberg en discute la teneur. .. et les
22. Ibid., p. 10.
limites dans LW, p. 14.
23. Sur la qualification de penseur post-métaphysique, contrebalancée par
5. Blumenberg renvoie à ce concept de Koselleck notamment dans LW,
celle d' « anti-réductionniste », voir E j. Wetz, Hans Blwnenberg ­ zur
p. 240. Voir Reinhart Koselleck, Le futur passé. ContJibutions à la séman­
Einführung, op. cit., p. 182.
tique des temps historiques, trad. fr. j. et M.-C. Hoock, Paris, Éditions de
l'EHESS, 1990.
6. Saint Augustin, Emiaratio in Psahnwn XLV 6-7, cité par Blumenberg, LW,
p. 49.
Chapitre 4
7. Hans Blumenberg, LW, p. 50. 1. Hans Blumenberg, « Kopernik im Selbstverstândnis der Neuzeit »,
8. Guillaume Du Vair, De la sainte philosophie, paru anonymement en Ahademie der Wissenschaften und der Literatur in Mainz. Abhandlungen der
1585, rééd. G. Michaut, Paris, 1945, cité par Blumenberg, LW, p. 58-59 geistes­ und sozialwissenschaftlichen Klasse, Jahrgang 1964, n° 5, Mayence,
(note). 1965, p. 339-368, ici p. 346.
9. Cabsol.u littéraire: théorie de la littérature de l'idéalisme allemand, textes 2. Ibid., p. 346.
recueillis, présentés et traduits par j.-L. Nancy et Ph. Lacoue-Labarthe, 3. Voir Sigmund Freud, Leçons d'introduction à la psychanalyse, dans
Paris, Éditions du Seuil, 1978. Œuvres Complètes, t. XIV, trad. collective, Paris, PUF, 2000, p. 295;
10. Novalis, cité par Blumenberg, LW, p. 256. Blumenberg cite également l'essai « Une difficulté de la psychanalyse»,
11. Novalis, Aufzeiclrnungen aus dem Sommer und Herbst 1800, cité par Œuvres Complètes, t. XV, trad. collective (légèrement modifiée) p. 46 (Eine
Blumenberg, LW, p. 237. Schwiedgkeit der Psychoanalyse, WW 12, p. 6 et suiv.) « la position
12. Novalis, Blüthenstaub, Fragment 114, cité par Blumenberg, p. 255. centrale de la terre était pour lui [l'homme] une garantie pour son rôle
13. On notera que l.'.Èducation du genre humain de Lessing est également dominant dans l'univers et paraissait en bon accord avec son penchant à
évoquée par Blumenberg dans A,­beit am Mythos, à titre de réponse au se sentir le maître de ce monde. La destruction de cette illusion narcissique
problème de la compatibilité entre l'idée d'un avènement historique est liée pour nous au nom et à l'œuvre de Nicolas Copernic ... Lorsqu'elle
disruptif de l'Au/hliinmg et la proclamation d'universalité de la raison : trouva une reconnaissance universelle, l'amour-propre humain connut sa
« I.'.Èducation du genre hwnain de Lessing comme premier stade (Vorstufe) première humiliation, l'humiliation cosmologique». Dans « Kopernikus
de toutes les philosophies de l'Histoire idéalistes, était un mythe total im Selbstverstândnis der Neuzeit », Blumenberg ajoute que pour Freud,
visant la réconciliation de l'Aujlildnmg avec l'histoire complète de l'huma- « l'effet négatif contient sa guérison; la perte d'illusion copernicienne,
nité, introduite en tout cas non comme une histoire dominée et irration- darwinienne et psychanalytique sont des gains de civilisation, dans la
nelle, mais comme le mûrissement de la raison» (AM, p. 217). mesure où il s'agit d'une "évolution de l'humanité vers une résignation
lucide" (WW 13, p. 424 et suiv.). » Et de citer une lettre de 1928 à R. Dyer

228 229
HANS BLUMENBERG NOTES

Bennett, dans laquelle Freud écrit : «je ne voudrais pas fixer comme but
que les hommes doivent devenir des dieux et la terre le ciel. Cela sonne Chapitre 5
très "vieux jeu", et ne touche pas juste. Nous autres, hommes, nous 1. Dans son ouvrage sur Blumenberg, (Hans Blumenberg zur Einführung,
sommes rivés à notre nature animale, nous ne pourrons jamais devenir Hambourg, Junius, 1993, p. 168-169), Wetz note que dans un texte de
semblables aux dieux. La terre est une petite planète, elle ne se prête pas 1954 sur Kant, commentant le thème nietzschéen de la mort de Dieu,
à devenir 'le ciel'». Blumenberg ne voulait pas exclure l'éventualité d'un retour du divin. Mais
4. Nietzsche, Généalogie de la morale, Ill" dissertation, § 25. une telle attente sera déclarée incompatible avec une perception moderne
5. Hans Blumenberg, « Kopemik im Selbsrverstândnis der Neuzeit », art. de la réalité dans le texte de 1971 sur « histoire des effets et potentiel d'ac-
cité, p. 34 7. tion du mythe». La rupture avec la possibilité d'une « religion d'après la
6. GKW, p. 150-151. mort de Dieu» s'énonce encore ... au détour d'une critique de Heidegger
et de ses «attentes» indéterminées.
7. P, p. 147; trad. fr., p. 131.
2. Odo Marquard, « Entlastung vom Absoluten », art. cit., p. 21-22.
8. Ibid.
3. Hans Blumenberg, recension de Geschichte und Eschatologie, (parue
9. GKW, p. 162.
dans Gnomon, 1959), trad. fr. j.-C. Monod, « Histoire et eschatologie. Une
10. GKW, p. 193. recension de l'ouvrage de Bultmann», Archives de philosophie, vol. 67, été
11. Hans Blumenberg, « Selbsterhaltung und Beharrung. Zur Konstitution 2004, p. 301.
der neuzeitlichen Rationalitàt », Ahademie der Wisse11scl1aften 11nd der Lite­ 4. Ibid.
ratur in Mai11z, 11° 11, Mayence, 1970, repris dans Hans Ebeling (dir.), 5. On trouve les principaux textes-jalons de l'historiographie allemande de
Subjehtivitiit und Selbsterhaltung, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp Verlag, la Gnose (Baur, Bousset, Harnack ... ) dans Kurt Rudolph (dir.), Gnosis und
1976, p. 144-207, ici p. 146.
G11ostizis111us, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1975. Voir
12. Ibid., p. 144. aussi]. Taubes (dir.), Gnosis und Politik, Religionstheorie und Politische
13. Grotius, Le Droit de la guerre et de la paix, Prolégomène. Theologie, t. 2, Munich/Vienne, Fink/Schôningh, 1984.
14. Alexandre Koyré, Du monde clos à l'univers infini, Paris, PUF, 1962 Cl" 6. Voir Éric Voegelin, La nouvelle science du politique, Paris, Éditions du
édition en anglais, Baltimore, 1957). Seuil, 2000, et la préface de Sylvie Courtine-Denamy.
15. GKW, p. 167. 7. LN, p. 143; trad. fr., p. 141; cf AM, p. 219-220.
16. GKW, p. 173. 8. LN, p. 142; trad. fr., p.140.
17. GKW, p. 173-174. 9. LN, p. 149; trad. fr. (modifiée), p. 147.
18. K, p. 349. 10. Dans la traduction française de Die Legitimitàt der Neuzeit, p. 18, ce
19. Ibid. passage sur Weber est rendu incompréhensible : « die kapitalistische
20. H. R. Jauss, « Lhistoire de la littérature : un défi à l'histoire littéraire», Bewertung des Erwerbserjoiges », la valorisation capitaliste du succès dans
in Pour une esthétique de la réception, trad. de l'allemand par Claude le métier ou l'entreprise, étant traduit par « la taxation capitaliste du
Maillard, préf. de Jean Starobinski, Paris, Gallimard, coll. «Tel», 1990, produit du travail» : on ne voit pas du tout comment cette mystérieuse
p. 78. «taxation» pourrait être « la sécularisation de la certitude du salut».
21. Hans Blumenberg, « Epochenschwelle und Rezeption », Philosophische 11. Hans Blumenberg, « Histoire et eschatologie. Une recension de l'ouvrage
Rundschau, 6 (1958), p. 101 et suiv. de Bultmann», art. cit., p. 299-303.
22. Hans Blumenberg, « Kritik und Rezeption antiker Philosophie in der 12. Substance et fonction a été traduit en français aux Éditions de Minuit
Patristik. Strukturanalysen zu einer Morphologie der Tradition», Studium dans une collection («Le sens cornmun ») dirigée par Pierre Bourdieu, qui
Gene.­ale, 12, 1959, repris dans ÀMS. s'y réfère d'ailleurs assez fréquemment pour récuser l'essentialisme de
23. « Kritik und Rezeption .. », in ÀMS, p. 267. certaines analyses sociologiques.
24. Ibid., p. 288. 13. Ernst Cassirer, Substance et fonction. Éléments pour une théorie du
concept, trad. fr. Pierre Caussat, Paris, Les Éditions de Minuit, 1977,
25. Ibid., p. 278-9.
p. 366-367.
14. LN, p. 126; trad. fr. (modifiée), p. 124.
15. Karl Lôwith, Meaning in Histo,y, 1949, version allemande Weltges-
chichte und Heilsgeschehen, Stuttgart, W. Kohlhammer, 1953; traduit en

230 231
HANS BLUMENBERG NOTES

français par Marie-Christine Challiot-Gillet, Sylvie Hurstel et Jean-Fran- 18. Henry Joly, Le Renversement platonicien, Paris, Vrin, 1974, p. 381.
çois Kervégan, Histoire et sal11t, Paris, Gallimard, 2002.
19. Hans Blumenberg, « Anthropologische ... », WL, p. 125; ÂMS, p. 423.
16. Hans Blumenberg, « Histoire et eschatologie. Une recension de l'ou-
20. WL, p. 128-129; ÂMS, p. 426.
vrage de Bultmann» (parue dans Gnomon, 1959), art. cit., p. 302.
17. LN, p. 159; LTM, p. 157. 21. WL, p. 107; ÂMS, p. 408.
18. LN, p. 160; LTM, p. 157.
19. LN, p. 160; LTM, p. 157.
20. Odo Marquard, « Aufgeklârter Polytheismus - auch eine politische
Chapitre 7
Theologie? », in Jacob Taubes (dir.), Gnosis und Politili, op. cit., p. 81. 1. Denis Trierweiler, « Poila ta deina ou comment dire l'innommable. Une
21. Carl Schmitt, Théologie politique, trad. fr. Jean-Louis Schlegel, Paris, lecture d'Arbeit am Mythos », Archives de philosophie, vol. 67, été 2004,
Gallimard, 1988 (éd. originale 1969), p. 180. p. 254.
22. Ibid., p. 180. 2. Rémi Brague, « Essai de lecture d'Arbeit am Mythos », communication à
la journée d'étude « Travail du mythe et métaphores de la raison : les
mondes de Hans Blumenberg », org. par Jean-Claude Monod à !'École
Chapitre 6 Normale Supérieure, Paris, le 19 mars 2003.
1. Hans Blumernberg, « "Nachahmung der Narur". Zur Vorgeschichte der 3. Erich Rothacker, Zur Genealogie des menschlichen Bewusstseins, Bonn,
Idee des schôpferischen Menschen », ÂMS, p. 36. Bouvier, 1966, « Satz der Bedeutsamheit », p. 44-52.
2. Hans Blumenberg, « Wirklichkeitsbegriff und Môglichkeit des 4. AM, p. 110.
Romans», in Hans Robert Jauss (dir.), Nacha/11nu11g und Illusion (Poetik 5. Hans Blumenberg, Wirhlichkeitsbegriff und Wirhungspotential des Mythos
und Herrneneutik 1), repris dans AMS, ici p. 61. («Concept de réalité et potentiel d'action du mythe», abrégé en WWM),
3. Ibid., p. 71. article initialement paru dans M. Fuhnnann (éd.), Ierror und Spiel (Poetik
und hermeneutili, t. 4), 1971, repris dans ÂMS, p. 362; trad. fr. RM, p. 73.
4. Georg Lukacs, Die Theorie des Romans, Berlin, Cassirer, 1920, p. 84, La
Tl1éone d11 roman, trad. fr. Jean Clairevoye, Paris, Gallimard, coll. «Tel», 6. WWM, p. 405; RM, p. 155 (la traduction française - «Bruckner» -
1989, p. 84. comporte ici une faute de frappe ou un lapsus musical).
5. Hans Blumenberg, « Wirklichkeitsbegriff und Môglichkeit des 7. WWM, p. 360; trad. fr., p. 70.
Romans», repris dans ÂMS, ici p. 61. 8. « Anthropologische ». WL, p. 115; ÂMS, p. 415.
6. Ibid., p. 72-73. 9. « Anthropologische », WL, p. 116-117, AMS, p. 416.
7. Ibid., p. 73. 10. Bruno Accarino, «Nomadi e 110», in Andrea Borsari (dir.), Hans
8. Ibid., p. 69. Blumenberg. Mito, metafora, modernitd, Bologne, il Mulino, 1999, p. 306, cf.
aussi Andrea Borsari, r « antinomia anthropologica », in id., p. 409 et suiv.
9. Hans Blumenberg, «Anthropologische .. », art. cit., WL, p. 132; AMS,
p. 429. 11. WWM, in ÂMS, p. 358-9; trad. fr. RM, p. 67.
10. Ibid., WL, p. 133; ÂMS, p. 430. 12. WWM, in ÂMS, p. 371; trad. fr. RM, p. 90.
11. WL, p. 112; ÂMS, p. 412. 13. WWM, in ÂMS, p. 338; trad. fr. RM, p. 28. Blumenberg fait référence
12. WL, p. 113; ÂMS, p. 413. à l'ouvrage de Freud [homme Moise et la religion monothéiste. Sur ce livre
et ses récentes relectures (Yerushalmi, Derrida ... ), voir notre article
13. Hobbes,« Épître dédicatoire à monseigneur le comte de Devonshire», « Moïse et le trouble de l'origine», Esprit, déc. 1996, p. 197-203.
De Corpore, cité par Pierre-François Moreau, Hobbes. Philosophie, science,
religion, Paris, PUF, coll. «Philosophies», 1989, p. 108. 14. WWM, in AMS, p. 351; trad. fr. (légèrement modifiée), RM, p. 53.
14. «Anthropologische ... », WL, p. 130, ÂMS, p. 427-428. 15. AM, p. 192.
15. Ibid., WL, p. 132, ÂMS, p. 429. 16. AM, p. 300.
16. WL, p. 124-125, ÂMS, p. 423. 17. AM, p. 301.
17. Voir à ce sujet Jacques Bouveresse, I.:homme probable: Robert Musi], le
hasard, la moyenne et l'escargot de l'histoire, Combas, éditions de l'éclat,
1993, chap. Il et Ill.

232 233
HANS BLUMENBERG

Chapitre 8
1. H. Blumenberg, «Anthropologische ... », WL, p. 121-122, AMS, p. 420.
Bibliographie sélective
2. H. Blumenberg, « Ausblick ... », art. cit., AMS, p. 194; trad. fr. NS, p. 94.
3. Sur la place du « kunisme » et du «cynisme» dans la conscience
contemporaine, voir l'essai contestable mais stimulant de Peter Sloterdijk,
Critique de la rnison cynique, trad. fr. Hans Hildenbrand, Paris, Christian
Bourgois, 1987 (éd. originale Suhrkamp Verlag, 1983) et les analyses de
Jacques Bouveresse, qui font partiellement écho à _celles de Blumenberg
(et, sur un mode �ritique, à celles de Sloterdijk), dans Rationalité el
cynisme, Paris, Les Editions de Minuit, 1984.
4. LW, p. 10.
5. LN, p. 264; LTM, p. 258.
6. H, p. 790. Ouvrages de Hans Blumenberg
7. LuW, p. 80.
194 7 Beitrage zum Problem der Ursprünglichkeit der
8. LuW, p. 83.
mittelalterlich­scholastischen Ontologie, Kiel [Thèse de
9. Hitlers politische Testament. Die Bon111nan­Dihtate vom Februar und April
1945, Hambourg, 1981, ici 14 février 1945, cité dans LuW, p. 82. doctorat inédite].
10. Ibid., 25 février, cité par Blumenberg, LuW, p. 83. 1950 Die ontologische Distanz. Eine Untersuchung über
11. LuW, p. 84. die Krisis der Phéinomenologie Husserls, Kiel [Thèse d'habili-
tation inédite].
1965 Die Kopernikanische Wende, Francfort, Suhrkamp
Chapitre 9 Verlag.
1. H. Blumenberg, Die Vollzàhliglleit der Sterne, Francfort, Suhrkamp 1966 Die Legitimitéit der Neuzeit, Francfort, Suhrkamp
Verlag, 1997, ch. Xl ll, p. 348. Verlag. Réédition entièrement refondue, Francfort, Suhrkamp
2. Voir Jean-Claude Monod, La Querelle de la sécularisation, de Hegel à Verlag, 1988 (Suhrkamp Taschenbuch Wissenschaft; 1268);
Blwnenberg, Paris, Vrin, 2002, notamment p. 154 et suiv. traduit par Denis Trierweiler, Marc Sagnol et Jean-Louis
3. LN, p. 100; LTM, p. 99. Schlegel, La Légitimité des Temps modernes, Paris, Gallimard,
4. LN, p. 100; LTM, p. 99. coll. « Bibliothèque de philosophie», 1999.
5. H. Blumenberg, « Wirklichkeitsbegriff und Staatstheorie », Schweizer 1975 Die Genesis der kopernikanischen Welt, Francfort,
Monatshefte, 48, 1968, p. 29.
6. P, p. 45, trad. fr., p. 41.
Suhrkamp Verlag (Suhrkamp Taschenbuch Wissenschaft;
7. Martin Heidegger, rAuto­affinnation de l'Université allemande, trad. fr.
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8. H, p. 737. Schifjbruch mit Zuschauer. Paradigma einer
9. H, p. 738. Daseinsmetapher, Francfort, Suhrkamp Verlag (Suhrkamp
Taschenbuch Wissenschaft; 289); traduit par Laurent
Conclusion Cassagnau, Naufrage avec spectateur. Paradigme d'une méta­
phore de l'existence, Paris, I'Arche, 1994.
1. H. Blumenberg, Beschreibung des Mensclten, Francfort, Suhrkamp Verlag, 1981 Wirklichkeiten in denen wir leben. Aufséitze und
2006. Nous n'avons pu tenir compte pour le présent essai de cet important eine Rede, Stuttgart, Reclam (Reclams Universalbibliothek;
écrit «anthropologique» posthume, paru à la fin de l'année 2006.
7715).

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Imprimé en France par Dupli-Print - Domont (95)


N° d'édition: 003613-01 - N° d'imprimeur: 85431
Dépôt légal : août 2007

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