Vous êtes sur la page 1sur 24
Toornal de ptychdlagie nermale ok pathalogique "xxx, dase a LE CONCEPT DE GROUPE ET LA THEORIE DE LA PERCEPTION La premiare tentative pour appliquer & des questions de psy- chologie certaines spéculalions mathématiques qui ont pour centre Je concept de groupe se trouve dans le mémoire de Helmholtz : ¢ Sur les foils qui sont & In base de 1a géométrie » (1868). 11 est vrai que, tol qu'il élait présenté par Helmholtz, le probléme posé ‘ne pouvait pas apparatlre d’emblée dans toute sa précision ct avec toute sa signification. Car, au moment ob Helmholts écrivit son article, on ne voyait, pas encore dans le ‘concept de groupe instrument universel de la pensée mathématique, tel qu'il s'est rivélé dans les travaux ultéricurs. Sa porlée se limitait presque encore & certains problémes de l'analyse combinatoire et de I'al- gébre, Crest dans ce domaine que le concept de groupe avait été introduit au commencement du xIX® sidele par Cauchy, et c'est dans la théorie des équations algébriques de Galois que s’était confirmée son éminente fécondité, C'est seulement dans Ia seconde moitié du sidele que commence le travail qui fonde la théorie dea groupes comme discipline particulidre ; elle interviont dgsor- mais comme principe d’ordre et de clarification dans les domaines les plus différents des mathématiques'. Cet approfondissement de Ja théorie va do pair avec la nouvelle orientation générale de In pensée géométrique qui résulte de la découverte des géométries non-uclidiennes. Cette nouvelle orientation ne réussit d’une fagon vraiment satisfaisante qu'aprés que les travaux de Sophus Lie et do Flix Klein eurent donné une place centrale au concept 1. Ct, Felic Kunin, Vorles. aber dle Entoiektung dér Mathematik im 19, Jahr ‘under, 1 parte, Berlin, 1926, p. 304 et aulv, E. CASSIRER. — LE CONCEPT DE GROUPE ET LA PERCEPTION 309 de groupe dans Ie systéme de la pensée géométrique, Tout ecta, Helmholtz ne pouvait pas lo prévoir : aussi dans son exposé ne parvient-il pas encore & définir explicitement le concept de groupo ot & Péclairvir analytiquement. Mais sa maniére de le Lraiter n’en est que plus riche en suggestions ct en questions conerites ct fécondes. Certains défauts du travail anelytique, qui ont été plus tard reeonnus et corrigés, sont plus que compensés par Yampleur des perspectives générales sur la théorie de Ia connaissance qui s‘ouvrent dans le travail de Helmholtz et par la puissance synthé- tique avec laquelle il réunit, dans une vue d’ensemble, des pro- Dblémos appartenant & des domaines tris différents de la science. Helmholtz a dit loi-méme que c'est son travail sur les problémes fondamentaux de I'Oplique physiologique qui a incité & cette synthése ct I'en a cn un certain sens réndu capable. Dés le début il avait été orients sur colte question : Yexpérience a-Lelle une part, ct quelle part, & Ja formation de la notion d'espace ? I! était anlien, ct lest resté, puisqu’il acceptait la conception de l'espace comme forme « transcendantale de intuition ». Mais co n’étoit 14 pour Tui que le début et non Ia fin du probleme. Car cette forme ‘transcondantale n'est d’aprés lui que expression générale de Ia « possibilité de coexistence », propriété par laquelle Kant a défini Pespace. Mais.dés qu'on cherche & spéeifier cette possibilité — et c'est seulement par li qu'elle peut devenir applicable et féconde en physiqué —, on voit se poser des questions toutes nouvelles. Hl va folloir introduire une détermination métrique qui ne nous est pas donnée @ priori, comme la forme générale do l'espece, mais qui peut étre réalisée de bien des maniéres. Toute mesure ‘conertte repose sur lacceptation de certains axiomes de congruence ‘entre différentes parties de lespace. L’examen de ces axiomes montro qu'ils contiennent certaines hypothéses sur la mesure dans laquelle les Aigures.spatiales peuvent étre déplacées sans déformations. Helmholtz se pose done d’abord ce probléme : chercher In forme Ja plus générale d'une multiplicité étondue & plusieurs dimensions dans laquelle des corps solides ou des systémes de points puissent subir des déplacements relatifs sans déformation, Les axiomes posés comme principes par chaque géométrie particuliére peuvent 4 concevoir comme des lois de certains groupes de mouvements, * 7 “ey am JOURNAL D ps rCuOLOGIE Iois dont In validité objective repose non seulement sur la forme 4 priori de l'espace, mais encore sur les expériences fondamentales que novs avons faites sur des « corps rigides ». Il opparatt que, dans tun espace & trois dimensions de courblire constante, des dépla- coments sont possibles, qui dépendent de six paramétres. Il existe done ici une sextuple infinité de mouvements. Leur étude nous donne Texemple le plus intuitit de ee qu'on appellera plus tard, en un sens trés général, groupe de transformations. Lie et Klein définissent le groupe comme Vensemble des opérations univoques A, B, G, tolles que ta combinaison de deux d’entre elles, A et B, donne une opération C qui forse partie de cet ensemble (A.B = C). Une généralisation du cas particulier de la géométrie donne nais- sance a un probléme trés étendu, qui est le suivant : « On donne tune multiplicité comportait un groupe de transformations ; om demande d°étudier les éléments qui appartiennent & cette multi- plicité, au point de vue des propriétés qui ne sont pas modifies par Ia transformation du groupe. » Crest de ce nouveau point de vue que part Henri Poincaré, pour aborder analyse du probléme de espace et le probléme de la perception de l'espace. Mais le concept et la perception sont lids Yun & Vautre, pour lui, autrement que pour « l'empirisme » de Ia théorie de Helmholtz. Aprés avoir réussi & expliquer le concept de Vespace par Je concept de groupe et & I'y ramener en quelque fagon, on devait rattacher & cette question Ia solution donnée du point de vue de le Uhéorie de In connaissance au probléme de Riemann-Helmboltz. Il s'agissait maintenant de préciser d'abord ct de fonder au point de vue logique co concept de groupe. Mais fei le simple appel & « V'expérience » ne sert.& rien. Cor la théorie des groupes, comme 'a dit Hermann Weyl, est le plus brillant, exemple de la ¢ pure mathémalique intellectuelle ». Pour Ia compren- dre et la fonder logiquement, nous devons done, d’apris Poincaré, remonler, non pas a In nature des « choses extéricures » mais & 1, Pelix Kear, Verpllchende Belrachtungen aber nevere geomelrieche For~ ‘chungen (Brianger Programm, 1872) ; v. Gesammelle malhemolitehe ABbané- lungen, Berlin, 1923, 1, ps A0t. ‘2. Philosophie der {Afethemalik und Noturiceensehaf, in Handbuch der Philosophie, Munich et Berlin, 1926, 11, A, p. 23. ' E, CASSINER. — LE CONCEPT DE GROUPE HT LA PERCEPTION 371 In loi originelle de l’esprit humain lui-méme. Aussi n'hésite-t-il pas a présenter le concept de groupe comme un vérilable principe «@ priori, Ce concept repose sur une « intuition » originale qui, comme cette autre intuition 4 laquelle Poincaré raméne la construction de la série naturelle des nombres, comme le principe d’ « induction complete », est antérieure & toute expérience et en est Ia condition. Liobjet de la géométrie est l'étude d’un certain groupe de trans- formations ; mais le concept général de groupe « préexiste », au moins en puissance, dans notre esprit. Il est, comme dit Leibniz, un concept de !intelleclus ipse ; « il s'impose & nous, non comme forme de notre sensibilité, mais comme forme de notre entende- ment »!, Celle maniére de comprendre Ia signification logique du concept de groupe fixe pour Poincaré les limites de toute exp! cation empirique de la géométrie, Entre les axiomes géométriques et les lois empiriques qu'on peut oblenir par observation et.par Ja, mesure, il y a une différence irréductible ; on ne peut pas les comparer directement les uns aux aulres, parce qu’ils appartienner ‘& des mondes d’objets tolalement différents. « On n’expérimente pas sur des droiles ou des circonférences idéales ; on ne peut le faire que sur des objets matériel. » Les constatations qu'on peut faire sur ceux-ci ne peuvent pas décider de la vérité ou de la faus- seté de cclles-li, Car cette vérité n'est autre que celle de la déf- nition mathématique créatrice, soumise au seul principe de non- contradiction. Considérons en particulier les trois géométries & courbure constante — celles d’Euclide, de Lobatschevsky ct de Riemann. Aucune d’elles ne peut étre contredite par I'expérience. Tout ce que lexpérience peut faire, c'est d’orienter notre esprit dans une certaine direction, celle qui permet de construire le sys tame de concepts géométriques le plus simple et le plus commode pour la description des phénomeénes physiques. « Dans notre esprit préexistait I'idée latento d'un certain nombre de groupes... Lequel chvisirons-nous pour en faire une sorte d’étalon, auquel nous compa- rerons les phénoménes naturels ? Et, ce groupe choisi, quel est celui de ses sous-groupes que nous prendrons pour caractériser 1. Potweant, Le Selence ef Fhypothes, p. 00. 2 Ibid, p. 6. am JOURNAL DE PSYCHOLOGIE ‘un point de l'espace ? L'expérience nous a guidés en nous montrant quel choix s'adapte le mieux aux propriétés de notre corps. Mais gon rile s'est borné 18. » Mais Poincars se sert encore du concept de groupe pour répondre A d'autres questions conerétes particuligres. Dans ses recherches sur les groupes infinis, Lie s'était vu foreé de postuler expressément que, si une opération A est possible, son inverse dans le groupe, Yopération A, est également possible, Finalement, il ineorpore & la défnition méme du groupe cette condition que toute transfor- ‘mation iimplique Ia possibilité de la transformation inverse. Parlant de ceite relation mathématique, Poinearé y raltache une question payehologique originale. Ce que le sujet pereevant éprouve ianmé- diatoment, cest un changement presque ininterrompu de ses impres- sions sensibles. Comment peut-il, dans une telle situation, en arriver & une distinction que nous faisons continuellement dans notre inlerprétation de ces impressions, & 1a distinction entre le mouve- mont d'un objet dans l'espace et son changement qualitatit ? Dans un cos comme dans autre, les indices purement psycho- ogiques sont identiques. Crest sculement la variation de nos per- ‘ceptions qui nous insLruit du changement survenu, que celui-ci ‘consiste dans un déplacement local de l'objet par rapport & nos “organes corporels ou dans une modification de cet objet. I! faut done trouver un nouveau erilére qui nous permette de distinguer Jes deux eas. II réside dans le fait que, dans le premier cas, ob il s'ogit d'un simple déplacement de l'objet, I perception primitive peut @tre reslaurée quand, par un mouvement de notre corps, nous replagons l'objet dans Ia méme position relative par rapport ‘b nous. Ce qui caractérise Ie changement de position dans l'espace comme tel, et ce qui le distingue du changement qualitatif, co n'est pas autre chose, au point de vue psychologique, que cette possibilité de correction ou de « compensation x, Comment cette ‘compensation est-llo possible? Comment se poutil que deux changements successifs et indépendants l'un de l'autre se neutra- lisent réciproquement et raménont au méme état initial ? Nous no pouvons répondre en toute rigueur & cette question qu'aprés 1, tha, p. 108, er . CASSIRER. — LE CONCEPT DE GROUPE BT LA PERCEPTION 373 avoir construit la géométrie et Vavoir fondée sur certaines déft- nitions empruntées & la théorie des groupes. Ici l'expérience peut seulement nous apprendre que Ia correction a lieu effectivement, ct par Ia elle peut nous donner I'sceasion de order les concepts éométriques qui sont nécessaires & la représentation intellectucllo de ce fait*, Aussi n'apparatt-lle pas ici comme le fondement de ces concepts, mais seulement comme In cause occasionnelle de leur formation. ‘On reconnattra volontiers qu'il y a li un enchatnement de -« original, ct d'une originalilé Urbs séiluisonte, Mais au bien les paychologues que les malhémnticiens se refuscront & faire tun pas de plus et & reronnattre que Poincaré fat sur la voie d'un probldme mélhodologique essenliel, probleme que les mathématiques et la paychologic ont A attaquer de différents edtés, On ne trouve 1a, semble-Lil, qu'un de ces apergus ingénicux propres au penscur el & W'écrivain qu’était Poincart, Mais je erois que l'état actuel e 1a psychologic de Ia perception nous oblige & faire uno autre ;ponse, Dans les considérations qui suivent, nous enlreprenons dle montrer qu’il existe une relation intime entre Je concept mathé- matique de groupe et cortains problémes de la psychologie de la perception dont Ia forme s'est cristalisée de plus en plus nette- ment dans le développement de le psychologie moderne ; une relation qui intéresse [a théorie de la connaissance. Pour cela, il nous faut voir loin, car il ‘agit de jeter un pont entre deux domaines qui, considérés dans leur contenu scientifique, paraissent tout & fait disparates. Mais ne nous laissons pas tromper par cette hété- rogéntilé de leur objel. Le fond du probléme qu'il s’agit d’exposer ici n'est pas ontologique, mais purement logique. Ces considérations tendent finalement & metire en lumiére un type de formation de concepts, dont l'expression la plus claire se trouve dans certaines ‘eréations tout & fait abstraites de Ia géométrio moderne. Mais cette formation n'est pas limitée & cette seule sphere ; elle est d'une valeur et d'un usage beaucoup plus généraux ; elle s'étend plus loin et plus profondément ; et, pour employer une image, elle 1. Pémmeant, Le Selence ef Phypothle, p. 70; cf. La Valeur de ta sctenee, 1 Partie, ch, aH § 5 am JOURNAL DE PSYCHOLOGIE ‘enfonce scs racines jusque dans le sol de la perception elle-méme, Car la pereeption, elle aussi, ne peut se comprendre dans sa nature spécifique, dans sa signification et dans sa structure d’ensemble, ue sion ads “certains facteurs ir ganisation », de coordination, de-csynthise », Le fait indubitable qui n’implique aucune hypothése — c'est en ces termes que Helmholtz, dans son Oplique physiologique, cireonserit son probléme général — est existence de la loi dans le phénoméne... Les premiéres repré- sentations élémentaircs contiennent déj une pensée ct se déve- Joppent d’apris les lois de In pensée. Si comprendre, c'est former des concepts, il s‘ensuit que le concept d'une sério changeante de phénoménes dans le temps tend saisir ce qui, dans tous leurs sstades, reste constant. Ce qui sans dépendre d’autre chose, demeure identique dans tout changement. tempore! s'appelle Ia substance. Le rapport constant entre les grandeurs variables, nous |'appelons Ia loi qui les unit, Ce que nous percevons directement, c'est seu- lement cette loi. Le concept de substance ne pout aire que le fruit d'un examen approfondi et demeure toujours problématique, sous réserve d’un nouvel examen. Le premier produit de l'appréhension du phénoméne par la pensée est Ia lit. » Cette « appréhension du phénoméne par la pensée » est la tiche commune & toute connais- ‘sance : elle constitue aussi, comme nous chercherons & le montrer, ” intermédiaire entre le systéme logique des concepts géométriques et Ia phénoménologie de la perception sensible. 0 Dans ses Vergleichende Untersuchungen ber neuere geome- Irische Forschungen, dans lesquelles il a établi le programme de Jn géométrie moderne, Felix Klein part de P'idée qu'il faut commen- ‘cor par approfondir la notion de propriété géométrique d'un objet. Toute apprehension et toute description d'un objet spatial ne le ‘caractérise pas encore au point de vue géométrique. Si je considére simplement son existence en un certain liew et en un certain temy (hic eb nunc), si je ne fais attention qu’ sa maniére d’étre indi- 1 Hetseorre, Hand®. der physlotog. Optik, 2 &., 1890, p. GOL sq. . CASSINER. — Lit CONCEPT DE GROUPE ET LA PERCEPTION 315 | 2 -viduelle, elle ne me livre encore rien de son caraclére et de sa fication géométriques. La description d'une forme spatiale comme telle, dans sa nature particuliére et dans sa signification concréte, m’en donne tout au plus un concept géographique, ou Pour mieux dire topographique, mais sans déterminer son concept géométrique. Cette détermination ne peut atre réalisée que dans ‘une direction nouvelle et toute différente. « Les propriétés géo- ‘smétriques des Ogures — c'est ainsi que Klein énonce le nouveau principe — doivent toujours pouvoir so traduire dans des formules ‘qui ne changent pas quand on change le systéme de coordonnées, ‘et inversement toute formule qui reste invariante en ce sens, dans ‘certaines transformations des coordonnées, représente une propriété atométrique. » On peut considérer comme les plus lo ces transformations, le Qéplac lile» la(rotat certaine_valeur_angulaire,laceymiatis: sp&Gla Voxe des = et le changement de pariuntre: La géométrie d’Euclide” ‘est caractérisée par lo fait qu'elle considére ce groupe fondamental de changements dans I’espace. Ce groupe se compose d'un infini sextuple de mouvements, dun infini simple des transformations ‘par resemblance et des transformations par image spéculaire dans un plan, La géométric ne s'occupe que des propriélés des figures de V'espace qui sont indépendantes de leur position dans I'espace et de leur grandeur absolue ; elle ne distingue pas non plus entre les. propriétés d'un corps et celles de son image spéculaire'. Cette définition de la « propriété géométrique » donne immé- diatement les conditions do I’ « équivalence » de deux figures spa- tiales, c'est-a-dire du fait qu’elles ne sont que des expressions différentes d'un seul ct méme étre géométrique. L'essence d'un. triangle n'est pos changée, les affirmations qui s'y rapportent gardent leur valeur, méme quand la figure subit cortains chan- gements individuels (par exemple quand je déplace le triangle dans I'espace ou quand je fais crottre ou diminuer Ia longueur absolue de ses cOtés). En général, on peut dire que deux séries 1, Felix Kusim, Erlanger Programm von 187 (Ges. Math. Abhand!, 1, p. 400 Ct. en particulier, Math, Annaiea, vol. 6 1873 (Ger. Abhandl, 1, p. 318 44.). ‘Ct. quae i développement des Idées escentilles dans ouvrage de Kuen, Klemen Jarmathemate vom haheren Standpunkt ous, 3b, Baslin, 1926, 11, . 27 eLsulv, me JOURNAL DE PSYCHOLOGIR d'expressions qui so transforment de la méme fagon sont au géométriquement équivalentes, c’est~A-dire peuvent étre regard air point de vue dé leur défnition, comme la méme figure géomé- trique. Celle détermination prend tout son sons et se montre-dans ‘wale ea fécondité méthodologique quand nous y ajoutons une nou- velle considération, & savoir que nous ne sommes pas limités dang Je choix du groupe de transformation et que nous ne sommes pas liés d’avance & un schéma rigide, Car il apparatt alors que tout changement du systéme de référence entratne aussi un chan- ‘gement de ce que nous devons considérer comme propriété géomé- vel comme figures équivalentes, Dans Ia conception moderne que Klein représente, ce ne sont pas les éléments avec lesquels ‘une mulliplicité est construile qui déterminent ses propriélés carac- Léristiques, mais seulement le groupe auquel elle est rapportée. Si ‘nous permutons ce groupe avec un autre, nous arrivons & une classifi~ cation absolumont différente ; cc qui paraissait étre expression du mame concept géométrique peut se dissocier; ce qui paraissait spécifiquement distinet peut se définir comme une essence unique. Ge fait devient particuli¢rement clair quand on pense au passage de la géométrie métrique & la jgéométrie projective) Que celle-ci, par rapport & la forme classique de la géométrie métrique, telle qu'elle se présente chez Euclide, est bien la conception la plus @tendue et la plus générale, c'est ce qui est devenu de plus en plus clair au cours du développement de la géométrie projective, inaugurée par Poneelet ct continuée par Mabius, v. Staudt, Cayley. « La géométrie métrique, dit Cayley, est une partie de la géométrie descriptive, et la géométrie descriptive est toute la géométrie, et réciproquement, » Au point de vue de la théorie des groupes, cette conception est évidente, car_la géométrie projective repose sur ‘un groupe plus étendu que a paralléles et centrales et toutes Tes transformations riven de celles-Id. « La géométrie projective, dit Klein, s'est développée quand on s'est habitué & considérer comme identiques la forme primitive et tout tui en dérivent par oe mer les propriétés transposables par projection dans un langage qui met en évidenee leur indépendance par rapport aux change- E. CASSIRFR. — LB CONCEPT DE GROUPE RT LA PERCEPTION 377 ments liés & la projection », Co qu'il faut considérer comme ¢ iden Lique » ou comme « différent », ou sens géométrique de ces mots, n'est pas fixé d'une manitre univoque dés le début ; la décision résulle au contraire seulement de In manidre de poser ees problémes géométriques, qui s'exprime dans le choix d'un groupe de trans- formation déterminé. Ainsi du point de vue de la géométrie métriquo a'Euclidls, les différentes sorles de sections coniques apparaissent comme des figures particulitres, comme des individualités géomé- triques indépendantes, qui possédent des propriétés nettement accusées. Mais cette différence s'efface quand nous changeons de vue, Pensons par exemple aux « Lransformations alfines »; ence entre le cercle et ellipse ne-subsiste plus duns son fous, puis tatis ces transformations les cercles devien- nent. des ellipses. Co développement va encore plus loin dans la géométrie projective, puisqu'une ellipse, d'une fagon générale, pout y Glre changée on hyperbole ou en parabole, de sorte qu'il n'y a plus ici en principe qu'une seule sorte de section conique. On voit ar li que la eréation des esncepts dans la géométrie moderne n'atteint toute sa riguour ot sa vérituble universalité que lorsqu’elle ‘apprond & traiter los figures concrétes particulidres, non comme quelque choss de donné et de rigide, mais comme une matire Plastique capable de recevoir les formes les plus différentes. Le fondement propre de la certitude mathématique ne riside plus dans les éléments dont on part, | Fagle grace & laquelle ees éléments peuvent Gtre rapportés les uns aux autres ot « ramenés 4 Tunité » do Ia pensée, Cette sorte de lisison, ce ouéyew els &, solon l'expression de Platon, seul en est capable le pur concept, rapporté & I'intuition, mais affranchi de ses limites. On peut encore écloirer d'un autre cdtt le progrés accompli dans la construction du monde dos concepts géométriques. Le passage des quolités purement topographiques & celles qui sont proprement géométriques pout se déinir comme ce qui permet le progrés des déterminations purement locales aux déterminations rigoureusement spatiales. « Locales » sont toutes les données qui peuvent, tre communiquées par un simple geste démonstratif, par tun é8e rt au sens d’Aristote. Elles se rapportent & un simple ic et nune, & co qui ne pout étre que montré, et le sens de cette & $7 ite ot mune, sans pertre cependant an détermi am JOURNAL DE PSYCHOLOGIE indication ne peut are saisi que dans une situation concréte. De ce point de vue toute différence individuelle entre des figures de espace a, au méme titre, sa pleine signification, Tout triangle particulier, tout cercle particulier est quelque chose qui existe cen soi et pour soi. Sa position absolue, la grandeur de ses cdtés ‘ou de son rayon, etc., tout cela appartient & sa « nature » qui semble ~~ inséparable-de-cette liaison avec certaines conditions locales. Le- concept géométrique ne néglige pas simplement cette liaison : i en fait pas « abstraction », dans le sens oi il Foublierait purement ‘et simplement, Mais il rassemble ces déterminations locales de 6 mente 4 former por leur réunion un nouveau tout : le « systéme de espace » apparatt. Le concept du groupe de transformation ‘est peut-étre expression la plus claire de ce quiest cette systé- matisation et de son fondement au point de vue de la théorie de Ja connaissance. Par lui wre-sensibteparticulitre “perd—son ion. Car colle-ci 5t'a pas sa racine dans ce qui en fait « ceci » ou « cela », un individu particulier, mais elle repose sur le systiéme (tout) dont cette gure fait partie et qu'elle représente en qualité de cas particulier. A mesure que co systéme s'étend, du fait qu'on étend le groupe fondamental dont on dtait porti, et qu’on y adjoint suecessivement, des groupes de transformation dont cheeun contient les précédents, 4 mesure se développe cette systématisation vraiment. universelle de espace qui est le but de la eration des concepts géométriques. ur Mais ces_dernitres_considérations semblent nous nilivement fait perdre tout contact avet les problémes du monde de la perteption, Car co qui ta caractérise, c'est qu'elle no peut artiver & cette élape o& se découvre et s'accomplit In penste gtométrique. La Bereetion comme telle ne peut abandonner le ‘hic et nune, st clest justement dans Vappréhension aussi pricise ‘et aussi compléte que possible de cos caractéres que consiste #8 fonction propre. Si nous supprimons cette individualisation fortement aceusée, Ie contenu de la perception risque de 80 ordre dans le néant, Nous ne nions pas ce fait; nous ne <2. 1, CASSIREN. — LE CONCEPT DE GROUPE ET LA PERCEPTION 379 contestons pas, pour des raisons rationalistes ou intellectuclles, que cette forme d’universelité & laquelle tond le concept. géomé- trique est interdite & la perception et doit le demeurer. Mais on ine peut pas davantoge s'en tenir & Ja thése sensualiste dont la psychologic moderne était d'abord partie, Cette thase a été réfutde non par le poids des objections que la théorie de la connaissance avait devées contre elle, mais par la simple lumiére des données phénoménologiques de la perception elle-méme. Celui qui entre- prend aujourd'hui de décrire ces données Lelles que nous les pré~ sentent l'expérimentation et l'analyse rigoureuse ne peut plus s’en tenir & Ia conception de la perception comme faisceau d'impressions sensibles. Il_y a une slruclure di reeption et cotte structure ne peut se résoudre en-une simple mosalque, en un agrégat 6 « sensations » dlémentaires; cela, nous pouvons 'admettre, dans les considérations suivantes, comme un résultat certain de la paychologie moderne. Mais nous ne pouvons, pour notre but, en rester & cette idée générale : il faut 1a suivre dans le détail, dans les faits particuliers. Un premier fait qui se présente & nous est celui de Ia constance de Ia perception. Depuis !'Oplique physiologique de Helmholtz, depuis les recherches approfondies de Hering, le phénoméne dont il s'agit a été reconnu de plus en plus nettement ; et plus il était clairement démontré, plus se précisait le probleme de théorie de In connaissance qu'il reedle, « En général, dit Gelb, nous n’hésitons quand une feuille de papier nous paratt blanche & Ja lumiére ordinaire, & la reconnaltre aussi comme blanche sous un éclairage faible, par exemple par clair de lune; une pide de velours qui nous paratt noire par temps couvert, paralt « noire » également cn plein soleil, La méme feuille de papier dans Yombre verdatre d'un fouillage paratt encore « blanche », et il en est de méme sous Véelairage d'une des sources ordinaires de himiére artifeiclle, qui donnent toutes une lumitre plus ou moins colorde. Nous pouvons faire & occasion des observations analogues sur des objets colorés, quoique dans une moindre mesure et sous une forme moins pré- gnante ; par exemple un papier qui paraft blew a la lumidre dit jour est encore ou presque « bleu » & la lumidre jaune-rougedtre de la flamme du gaz. Ces observations montrent que des change~ 380 JOURNAL DB PSYCHOLOGIE ments importants de lintensité de Iéclairement et, dans certaines limites aussi, des changements de In couleur de cet. éclairement {rent ‘aucune influence réelle sur notre vision des couleurs dans a vie quotidienne. Et ce fail pose un probléme, quand on réfléchit ‘quo toute modification de I'éclairement, modifie aussi le rayonne- ‘ment que les objets extérieurs renvoient dans notre ceil, et produit par la un changement dans la maniére dont Ia rétine est éclainée. A ce probléme de la constance approximative des couleurs des choses visibles (« angentherte Farbenkonstanz »), comme I'a nommé Hering, d'autres se rattachent; on effel, & edté de celte conslance des couleurs, il existe aussi une constance dle Ia forme et de la J grandeur spatiates. Un objet qui s'éloigne de notre ceil engondre sur notre rétine des images de plus en plus pelites, mais il n’en est pas moins vu dans les limites de certaines distances, comme 4 peu pris d’égale grandeur ; de méme, les changements de forme = Résullent_de Ja rotation d'une figure, vue d’abord dans un / lan frontal, sont « neutralisés » dans une large MeSure par Varil, je sorte que nous voyons T aie» forme. Que signifte celle vérilé, qut-paratt: en contradiction “avec les données objectives, avec les conditions physiques réelles de Vexcitation ? Dans ce problime, investigation psychologique, méme si elle reste strictement dans les limites de l'observation empirique, est au seuil du probléme fondamental de la perception dans la théorie de la connaissance. I! est tras intéressant de suivre ce dévelop- pement & l'aide du remarquable rapport critique de A. Gelb sur Vorigine et le développement du probléme de Ia « constance des couleurs des objets visibles st, Les essais d’explication du phénoméne, pour autant que je Puis le voir, ne peuvent encore étre ramenés & une formule unique. Les théories qui ont élé émises par Helmholtz, par Hering, par J. von Kries, par Katz, par Bahler, par Jaensch et par d'autres s'écartent les unes des autres sur des points essentiels.: Mais il Paratt exister une unanimité complete sur la donnée phénoménale elle-méme et sur son importance, Et peu de phénoménes semblent J. A. Guts, Die « Parbenkonstane» der Schdinge, in: Handbuch der nermaten tnd polio. Physiologie do Berns, vol. XII, p. 694-078. E, CASSIRER. — LE CONCEPT DE GROUPE BT LA PERCEPTION 381 avoir autanit que celui-ci éveillé I « étonnement » des psychologues. Bahler dit que Ia constance des couleurs des objets visibles, 'inva- Fiance qualitative approximative de la série noirblane dans les variations de I'éelairement. appartiennent aux fonetions les plus Glonnantes de la perception visuelle', et il souligne qu'il y a la ‘une loi d'une signification décisive pour Ia connaissance et la reconnaissance des objets visibles, ct par suite pour la possibilité d'un comportement intelligent de homme ct de Venimal dans le scctour visuel*. Katz remarque que des faits analogues & coux quon observe dans te domaine oplique peuvent élre démontrés dans presque tous les autres domnines de la pereeption; « Vidéo de invariance, qui, dans la théorie de la connaissance, a une impor- tance dle premier ordre, a une racine, et peul-éLre la plus féconde, dans Ia psychologic de la perception +. Gelb aussi conclut son rapport critique en indiquant que le fait, de la constance des cou- lours n'est qu'un aspect particulier d'un probléme beaucoup plus endu, et qu'il s'agit ici de la question trés générale de Vorgani- sation et de la structure de tout notre monde visible'. Sur les données psychologiques elles-mémes et sur leur analyse phénoménologique, on ne peut insister ieit, non plus que sur les constquences trés générales qu'on peut en tirer au point de vue dela théorie de Ia connaissance’, Je me contente de souligner un fait particulier qui paratt important au point de vue ot nous nous placions tout & I’heure. Si on suit I'exposé des faits chez les différents psychologues, on y rencontre toujours deux concepts K, Bomun, Handbuch der Prychologle, 1, 1, Dio Erschelnungswelsen der Farben, Téna, 1922, p. 73 sq. 2, Bomuen, Die’ Krise der Payehologie, Youn, 1927, p. 71. 3. D. Karn Der Aufbau der Forbuell, Lelpzig, 1980,\p. 300. 4.4. Guts, lee. il, p. 672. 5. Pour les donntes do fal et pour les phénomines partcullers sur lesquele exposé suivant s‘oppule, on renvolo partcullirement & Youvrage de Karz, ‘Die Brochelnunpnocisen der Farben und thee Beeinjassung durch die indloiduelle Entoicklung, 1" éd., Lelpaig, 1911. Dans la 2° édilion de Touvrage do Karz (Der Aufbau der Farboll, Leipaig, 1980), toute la Utérature sur lo probleme, Jusqu'd Tonnée 1030, ext recenste et eriliquée. Parmi les exposés postérieury, Jerenvolo particulliremont au livre "Egon Bruxswnx, Walvnehmung und Gegen- ‘standauell, Grundlegung elner Paychologle vom Gegensiand her, Leipalg ot Vienne, 1994, €L 8 L. Kanpos, Ding und Schatlen, Lelpaig, 1854, (6, Cf. les conaldrations expostes dans ma PAllotophle der spmbollechen Formen, vol. 111, 1929, p. 137 et suiv, 3st JOUNRAL DE PSYCHOLOGIE essentiels qui nous sont familiers dans un autre cercle d'idées celui de I’ e invariance » et celui de ta « transformation », Les condi tions objectives de l'exeitation ne sont pas seulement « calquées » par ia perception, sont, « transformées » dans une cor taine direction. Helmhollz et Hering Vavaient défi souligué, ts ne se stparaient que dans leur fagou de concevoir le facteur qui produit et détermine cette transformation. Helmholtz, pour Iessen- tiel, avait recours & une fonction du jugemen!; Hering, & cdté de cerlaines causes physiologiques, telles que le jeu de In pupille et action réciproque des éléments du champ visuel, avait surtout recours A Ia fonction de la mémoire, On a pu montrer que les deux théories ne rendent pas compte complétement des phénoménes et n’en donnent pas une interprétation exhaustive, Les causes de la « transformation » doivent done étre cherehées ailleurs ; et mime il faut déerire tout le phénoméne autrement qu'au moyen de I'hypothése d'une « élaboration » des données de la « sensation » par des facteurs intellectuels ou mnémiques. La question que je voudrais poser en premier ticu est celle-ci : est-ce par un pur hasard que, dans Ia relation pure et simple du fait psychologique, se glisse un concept appartenant d la théorie des groupes ? On pourrait, lre disposé & ne voir, dans lusage de ee concept, qu'une sitnple équivoque ou tout att plus une métaphore, Cet usage ne doit en aucun cas entratner & poursuivre le réve d'une « psychologie mathé- matique », tel qu'il a 6Ué présenté dans une esquisse purement spéculative, par Herbart, par exemple. La « rigueur » des concepts mathématiques vient de ce quis sont attachés & un cercle d’idées détenning, Ts ne pouvent pas, sons subir un dommage logique, Lre employés en dehors de ce cercle ; ils ne peuvent pas étre sim- plement « transposés » dans d'autres domaines. Mais, sans commettre Jn faule de celle transposition, il est possible et permnis de s’en tenir une attitude intermédiaire, On Ia trouve en considérant cette forme d’ « universalité » qui est la plus haute fonction du concept mathématique, mais qui, d’un autre edté, apparatt déja dans les foits fondamentaux de perception qu’on a I'habitude de 1. Ct.te critique dans Kare, Aufbau der Farbuell, p. 430 eq, et dans Boxter, Hanibueh, 1, p. 114 eb 124 sq. = LE CONCKPT DE GROUPE RT LA PEUCKPTION 383 Aécrire comme purs fails de sensibilité. La Untorie sensualiste de In poreeption limite sa (che et son mérite scientifique A se tenir i prs que possible de objet — e'esL-i-iro des simples coudi- ions de Vexcitation — ob & se modeler en qu 1 diatement sur Tui, D'aprés ses postulats, il y a ici un rapport de reproduction mécanique directe, qui a été décrit pour la premiére fois par Hobbes avec autant de précision que de vigueur. Ce que nous appelons perception n'est que le choe en retour par lequel un organisme répond & un excitant exlerne, et entre ces deux faits, entre ection et la réaction, il ne peut y avoir qu'un rapport d’ég Tité parlaite. Hobbes anticipe, en psychologie, sur la loi mécanique de Végalité de V'action et de la réaction de Newton, qui devient. presque la définition de 1a perception : « Sensio esl ab organi sen- sori conalu ad extra, qui generatur a conalu ab objeclo versus interna, coque aliquandiu manenle per reactionem faclum phantasina', » La paychologie scientifique, & ses débuts, se construit entitrement sur celte idée précongue ; elle se fonde sur I'« hypothése de In cons- tance », sur Ia correspondance immédiate de I’ « excitant » et de Inesensalion », C'est un mérite méthodologique essentiel de Hering, dans ses Recherches sur le sens de a lumitre, d'avoit reconnu pour Ja premiére fois trés clairoment le caractére problématique de ce postulat. Hering se pose une question pricise : « A des rapports égoux des intensités lumineuses des choses réelles, correspond-il des différences égales de clarté des objets visibles ? » et il répond. négativement’, Par la la question de la constance de la perception prenait un sens nouveau et était située en quelque sorte dans Ia dimension qui lui eonvenail, Ce n'est pas la « resemblance » avec Yexcitant objectif, mais au contraire sa difference avec lui qui paratt désorimais étre la fonction propre de la perception, Nous pouvons, il est vrai, jusqu’a un certain point, forcer cette resemblance @ se réaliser, mais elle s'établit dans des conditions artificielles, qui ne répondent pas A le fonction « normale » de Ja perception, Nous pouvons par le procédé que Katz a décrit lyue sorte im 1, Houses, De Corpore, ch. 25, § 2; ef. sartout Leviathan, eh, 1. 2 Grundsdge der Lehre vom Lichsinn (1906), p. 81. Cf. L. Kanoos, Die ‘¢Konstant » phaenamenaler Dingmomenle (Reslchrit 2a Kart Bohlere 50, Geburte- ag, Véna, 1929, p. 22). am JOURNAL Di PSYCHOLOGIE sous le nom de ¢ réduction » Lrunsformer les couleurs superficielles (Oberflichenfarben) des objets en couleurs « pelliculaires » (Fii- chenforben), en les regardant & travers une ouverture ménogée dans un deran. Les couleurs (Locfarben) pergues de cette maniére ont un tout autre aspect que les couleurs vues & la surface des deux objets quand nous les regardons directement ; elles répondent effectivement aux conditions physiques de V'excitation, en ce sens que la couleur qui, en vision réduite, paratl plus claire ot plus ‘blanche est bien celle qui est produite par le rayonnement, physique Je plus intense', Le probléme spécifique post par Ia perception consiste en eeci : nous ne nous en tenons pas, dans la perception ordinure, dco qui est donné en un pointet. dun moment Fexetant impression qu'il engendre immédialement ; nous ne « réagissons » pas exclusivement « & » cet excitant, mais dans tun cerlain sens « contre » lui. Dans Ia perception libre, le matériel sensible mis 4 notre disposition par lexcitant optique est « disso- cit par I'col intérieur #. Helmholtz a déja insislé sur eette,« disso- ciation », sur Ie fait que nous avons une tendance continuclle & séparer dans Ia couleur ou dans aspect des corps co qui vient ide Méclairage et co qui vient des propriétés du corps lui-méme, Pour nous lessentie! de ce fait est qite la perception elle-méme n'est pas orientée absolument vers le simple hie et nunc, vors Je donné particulier de I’ « impression ». Elle étend ce donné parti- culier; elle se montre englobée dans une impression d’ensemble déterminde qui est Ia base de sa fonction propre comme facteur bjectit de connaissance. Si clle était lige aux impressions chan- igeantes, elle se dissoudrait elle-méme ; car chacune de ces impres- sions lui représente lo grandeur, la forme, la couleur de Ia chose d'une autre maniére, Mais elle n’en reste pas & cette succession kaléidoscopique d'images changeontes ; elle construit avec elles les vraies formes de la percoplion, Une de cclles-ci est la couleur do surface que nous attribuons comme propriété & Ia « chose » et ‘que nous distinguons de I'espect. des simples « couleurs pelliculaires + 1, Ch. Kars, 2° 64, ps 67 ot sulv. | Geco, te. et, p. 699. Kaus Oogmatenstre und Balaehang, Pek, Foch, wa. 1, 1003, » —~ 1, CASSINEN, — LH CONCHUT BE GROUPIE KT LA MI ‘ou « couleur d’espace », La premidre appartient aux objets co délermination constanle, sans étre exposte ou risque de dispa- rallre par suite des changements accidentels de Mécloirement, et d’8lre ainsi privée de sa signification propre comme élément de connaissance, Les phénoménes qui sont la base de lo cons- tance de la grandeur, de In forme et de la couleur agissent dans Je mime sens pour empécher la perecplion de perdre sa valeur de connaissanee. TION 385 Le probleme sa poso alors de savoir par quels moyens de connais- sance celte fonction de la perception se realise, et s'il y a quel analogie enlre eux el ecux de 1a consleustion-mathémetique, Tei Je concept des « transformations », tel que lemploig In paychologin de la perceplion, nous donne une indication importante. ‘Que signifie ce concept dans les fondations logiques de la gtométrie iffe-Lil au point de vue psychologique ? En ce qui concerne la premiére question, nous avons vu que c'est pri ‘ment ce concept qui permet & la gtométrie de passer de I'individuel ‘4 Vuniversel. On ne pout concevoir de développement de la pensée pbométrique qui ne s’atlacherait. pas & intuition conerdte eb par suite au particulier. On a parlé d'une crise de "intuition produite par le développement moderne de la pensée mathémotique. En ‘examinant ce développement, on doit reconnattre le fait que intuition a été chassde de sa position dominante au point de ‘vue logique, ct limitée essonticllement dans sa valeur comme moyen de preuve géométrique. Mais cela ne change rien & son importance ‘comme point de départ du probleme. Par exemple F. Klein, & qui Yon doit extension, dont nous avons parlé plus haut, de la cons- truction des concepts géométriques, explique que « l'intuition gtométrique naive » doit étre considérée, aujourd'hui comme autre- fois, comme la source de tous les concepts et axiomes géométriques easenticls : « Creat d’elle que nous tirons toutes Jes données que nous prenons comme base des opérations logiques avec I'idéali- sation convenable!, » « Traiter une question géométrique de fagon. urement logique, dit-il, sans avoir sous les yeux la figure & laquelle 1. P, Kasim, Eemenlarmathemalilt vom haheren Slandpuntt aus, 3 6a, Berlin, 1925, Th, p. 225, 2% a) les différentes-figures_spatiales. elle se problime consiate & pouvoi ngeessaire avec Vintuition de Uelle sorte qu’elle ne devienne pas ‘une enfrave pour Ix pensée mathémolique, qui Lend & la généralité la plus haute. La réponse donnie par Ia pensée géométrique nous apprend a faire de cette liaiton mine un acte d’affranchissement On peut en partant du donné coneret avancer dans des directions rés différentes el le dterminer selon Ia direction de cette marche, selon le groupe des transformations que Yon prend comme base. EX dans ce choix d'une base, nous sommes complitement autonomes. Le choix d'un nouveau groupe erée d’autres invariances, et par Baile daulres propriétés géométriques. Dans la géométrie eucli- dienneordinaire, Tes sections conigies particulitres, le cercle, Yrllipse, la parabole, "hyperbole ne sont pas seulement des formes spatiales concrétes particulitres, ce sont aussi des concepts nette- ment séporés. Mais cette séparation disparatt dts qu'au lieu du « groupe fondamental » de In géométrie euclidienne, nous consi- dérons Ie groupe des transformations affines ou celui des trans- formations projectives (v. supra p. 377). Ajoutons enfin les trans~ formations ponctuelles supéricures: les transformations par « rayons réciproques » ; les transformations avec changement de I'slément espace ; on voit qu’il est presque impossible do fixer d’avance tune limite déterminge & ee progrés. Pour I'Analyeis silus, par exem- ple, ce que l'on congoit communément comme identité de la forme existe quasiment plus. Une forme reste encore « la méme » quand elle est exposée & toutes sortes de déformations continues, On ne se demande pas ici si telle ligne ost « droite » ou « courbe », si telle longueur est égale & une autre ou double d’ellet. C'est done l'orien- lation. parto.groupe choisi_qui détermine lo caractére_d'uné_Bfo- miétrie donnée et la manidre-dont.clie rattache Tes unes.aux autres \eevoir eb Les phénoménes de con qu'une orientation de ce genre existe déja sous une forme impli do la perception nous montrent te 1, Zur NiehL-Bubddischen Geometsie, Mfath, Annaien, vol. 37, 1800; v. Ger Mott. Abkond!,, 1, p. 381. 2. Vole los dataity dans Kun, Hlementarmathemoit, Bd. 11, 2 p. 74 sa FL CASSINEN, — LE CONCEPT DE GROUP KT LA PERCEPTION 387 sa structure, Iei aussi notre megan ne s'ablache pas au particulier, ee qui eat donné ici ch mainlenaal pour »'y absorber complé- lement el s'y perdre en quelque sorte, Il le dé i is in contexte, Et selon Je contexte auquel iL Ja subordonne, ‘colle donnée particulitre prend aussi uns aspeet.-différent, Nous considérons le particulier non dans so simple « existence » non dans celle réalité nue, qui subordonnerait au donné de chaque excilant particulicr une sensation particulitr, {(dlérons d'sprés lex possibililés de transforn “Teelle. La couleur persue, comme phénoméne, ne coincide pas avery eelte -coiilewr Fauve qui répond 8 limage-rilinienne. E Bile dépend de la perspective lumineuse et change avec elle, de méme que notre vision dans espace dépend dé le perspective spatiale’. On pourrait, dire que, dans cotte perspective, toute perception particuliére regoit un index déterminé el par 18 une nouvelle dimension, Ainsi ‘une couleur ncutre particuliére reste identique a elle-méme, méme ', avee des variations de I’éclairement; la variation de I'éelairement ne se traduit pas, dans la couleur comine telle, mais dans sa vigucur 2. (Ausgepriglkeil). Le méme gris, le méme blanc peuvent nous étre donnés avec différents degrés de vigueurt. Observons, dans I'expé- rience bien eonnue due & Hering, le « renversement » qui se produit quand une plage objectivement. plus sombre, entourte d'une plage plus claire, est vue d’abord comme une tache, ensuite comme une ombre projetée sur la surface ; elle fait done d’abord l'impression dun gris éelairé de la méme fagon que le fond, ensuite celle d’une ombre portée sur un fond blane. On voit bien th la possibitité caractéristique d'une double orientation, « Lntre le papier ot la tache, il y a une opposition de qualité ; entre le papier et lombre tune opposition d’intensité: le papier est blanc ot Ia tache est grise ; Je papier est clair et l'ombre est sombre’, » Helmholtz avait, dit ce sujet quo, d’apris Ia nature et Mintensité de I'éclairement général, réel ou supposé, nous rapportons nos impressions tumi- nouses & un étalon diffévent, aveo lequel nous mesurons les mais nous la consi- 1. Sut to concept de « perspective tuinineuso + ef, Bontsn, fe. elly p. 84, ‘ct es exptriences rapportées par Kare, Aufdeu der Farboet, p. 112 et eulv. 2 Kar, (bid, p. 12 aq. 3. Monn, Hondbueh, p- 137. HA __ quand nous considérons un autre groupe, qui détermine le 388 JOURNAL DE PSYCHOLOGIE choses extéricures. Mais quelle est la nature de cet étalon? Si je ne me trompe, il repose sur le méme facteur qui nous apparatt, de la facon In plus nette, dans la formation des concepts stométriques. Limoge percue esl, elle aussi, oriontéo por rapport 4 certains groupes de Lransformalions possibtes. Elle devient autre risnts ¥ a Ta perception, Le phénoméne bien connu du « renver- sement ¥, @cen par Hering", présente une remarquable analogic avec ce que nous trouvions tout & I'heure dans les différentes possi- Bililés de coordination dans les géométries euclidiennes, affine, pro- Jeclive, ete. Ainsi Katz, s'oppuyont sur cerlaines observations, souligne que dans les mimes condiLions objectives la perception peut osciller entre différents modes «'appréhension el distribuer de fagon différente les tumiéres ct lex ombres; on peut voir Lanta des ombres projelées sur fond éclairé, LantoL des lumidres projelées sur un fond sombre, et Yon peul choisir & volonté les deux fagons de voirs, Cette liberté de choix et la structure variable qu'elle impose la pereeption représente ce que nous trouvons, en quelque sorte sur un plan supérieur, dans Ia eréation des concepts géométriques, qui atteint le maximum de « spontaneilé », réservé & la pensée pure. Sans doute, il va de soi que ces analogies entre la formation ianees dans le domaine de la perception et dans celui de Ia géométric ne doivent pas nous faire méconnattre leurs diffé- rences profondes et trés importantes au point de vue de la théorie de Ia constiesance. Ope bs arctcer britvement d’un mot que Platon a employé pour fixer 'opposition entre la pensée et Ia perception. Toute pereeption se meut dans le cercle du plus ou du moins, du piXov te xat Frsov, Les déterminations qu'elle peut alteindre ne sont jamais absolues, mais approximatives. La ‘constanee de 1a perception montre généralement eo caractare ; elle ‘n'est jamais réalisée d'une fagon idéale, mais seulement dans cer- taines limites. La détermination de ces limites est une tAche impor- tanle de la recherche psychologique?. Si elles sont dépassées, 1a « Lransformation » ne peut plus avoir lieu. La constance relative 1, Grundsage der Lehre vom Lichlsin, p. 8 ob 15. ‘% Karz, Aufbau, p. 202; ef. Bowan, foe. ell, p. 81 64. ‘3. Cest's cot miles quo so rapportent ea fall lee recherches aur les objets BE. CASSINEN. — LE CONCEPT DE GROUPE RT LA PERCEPTION 389 de la couleur cesse, par exemple, quand on rend son chromatisme trop intense ; de méme cette constance est notablement plus faible cn vision indirecte qu’en vision directe. C'est. une indication dans Jo méme sens que donuent Jes lois de Katz sur la grandeur du champ ; elles nous montrent que le phénoméne de la constance ne se produit que quand les relations d’éelairement peuvent étre per- gues librement et dans leur ensemble', Il n'y a pas de « constance ‘absolue des coulours », ni d'invariance idéale, mais seulement uno indication en ce sens. La constonce des grandeurs des objets Visi bles est aussi astreinte & des limites bien déterminées. Tout ecla peut stexprimer dans un langage platonicien, en disant que le phénoméne tend vers l'idée et reste cn retard sur lui, Les deux choses, In Lendance eb fe retard sont également caractéristiques reeption, C rent avec In eration des concepls mathématiques que s'aecomplil une orientation nouvelle dans son ntalion vers Vidée », Lex modifications qu'une forme spatiale déterminge subit quand on la soumet & cerlaines transformations sont embrassées et saisies dans leur totalité, dans leur extension absolument illimitée, par te concept géométriquo. Une fois qu'un groupe de Lransformations est fixé, tous les chan- gements possibles en lui d'une fagon générale peuvent dtre déter- minés par des régles précises. Et par l& s'accomplit le promier pas de Vesse-pereipi & Vesse-coneipi, le pas qui sépare lappréhension « naive » de la perception de lappréhension critique et réflexive de la connaissance scientifique. La perception opére une « estima- tion », et cette estimation ne peut pas dépasser le plus ou le moins ; elle est nécessairement vaguo et imprécise. A cette indétermina- tion, le concept mathématique oppose Vexigence de l'exactitude, de la détermination rigoureuse, et il erée les méthodes capables de salistaire & cette exigence. Et pourlant il ne fait que réaliser complétement ce qui était déja de quelque fagon ébauché dans la perception ; celle-ci comporte déja une certaine invariance, & laquelle toute sa constitution In destine. dela 40 poreeption sur loquelles Egon Bnunswrx s'appule dans sa Grundlegung einer Papehotogie vom Gepenstond her. Ct. Ye live do Bnuxswix, Wahrnehmung und Gegenstandnwet, Leipzig et Vienne, 1937. 1, Kary, lo. et, §°80, p. 343 ot aulv. 300 JOURNAL Dit PSYCHOLOGIE ton revenant encore & Helmholtz que nous écloircirons peut-étre le micux ee rapport, On peut dire que le probléme qui se pose ici forme en un certain sens le centre de tout le travail paychologique de Helmholtz. Ce qui Tui donne une importance philorophiqne Te fait que Helmholtz analyse l'un apres autre tous les aspects possibles du probléme de la perception et les domine avec une matlrise parfaite. I! parcourt d'un bout & Vautre tout le chemin de Vanalyse ; il commence comme physiologiste el comme psy- cchologue, pour Lerminer comme mathématicien, Sur ce cours de recherches, nous avons le Umoignage décisif de Helmholtz lui- _méme. En 1868 il porte son attention sur les recherches de Riemann sur les fondements de Ia géométric. « Je me suis moi-méme, éerit-il ‘ce sujet & Schering, occupé des mémes questions pendant deux ‘ans, & propos de mes recherches sur optique physiologique ; mais je n'ai pas encore Lerminé ct publié mon travail, parce que j'espérais toujours pouvoir en généraliser certains points. Je reconnais main- tenant, par quelques renseignements que vous me donnez. sur le récultat du travail, que Riemann est arrive exactement aux mémes résultats que moi, Mon point de départ est Ia question suivante : Quelle doit are la constiution d'une grandeur & plusieurs dimen- sions pour que des corps solides — c’est-ivdire des corps dont les mesures restent relativement invariables — puissent y avoir en tout liou des mouvements continus, monodromes et libres, comme ‘eoux des corps dans espace récl*. » On peut voir ici de quelle fogon remarquable les motifs intellectuels de différente sorte viennent se fondre dans la Undoric d’ Helmholtz. Helmholtz cherche comme géomiétre & étre empirique, pour pouvoir, comme psychologue empirique, étre géométre. Son empirisme, dans la question de I’es- ‘pace, porte une empreinte goméLrique tris accusée, Loin de vouloie construire une explication scnsualiste de l'intuition de espace, et do Ia fonder sur de pures « sensalions » il la fonde au contraire 2. 1 faut dice ict que, dans Fouvrage fondamental do Hiean, on trouve ‘aul une Hazon des polats de vue mathématique et psychologique. Car, ait point de vue phitesophique, iennnn ww proclnmall élive de Herbart, et était ‘sous Tlafueace de sa théorio de 1a formation peychologique des sees. . Lettre Sehering du 21 ave 1868, communiquée par L. v. Keselguberger. Muaamocry, vol. 1, Uraunschwelg, 1903, p. 138, B. CASSINEI. — LB CONCEPT DE GROUPE KT LA PERCEPTION 391 ‘sur une réseau complexe de « conclusions inconscientes » qu'il Taut concevoir par analogic avec les opérations mathématiques Helmholtz fait sortir lespace de la perception d'une sorte de mathé- ‘matique inconsciente. S'appuyant sur le vieil adage : Cum Deus ealculal, fil mundus, on pourrait résumer sa Uhéorie dans la pro- Position : Cum homo calculal, fit spatium, Mais cette forme de synthése des mathématiques et de la psychologic est discutable 4 un double point de vue. Au point de vue psychologiquo, on peut Jui reprochor de ne pas faire droit au phénoiéno, tel qu'il s'offre 41 apprehension naive. Renvoyer le problime a l'inconscient, c'est Yenlever & analyse puro et simplo des phénoménes ; i In place le analyse d'un fait, on nous donne une hypothése, tout au plus ‘susceptible d'une vérification indirecte. lei porte Ia critique adressée ‘par Hering & Helmholtz. Il ne se lassait pas de montrer les lacunes qui opparaissaient dans l'exposé des simples données de Ia per- ception chez Helmboltz. En particulier, dans le probléme de la ‘constance des couleurs, Hering insistait trés neltement sur ce fait : quand, au point de vue phénoménal, nous distinguons les couleurs pelliculaires des couleurs d'objets, il s'agit non pas d'un savoir ‘portant sur les différences des conditions extéricures, mais réellement dune vision différente!, Mais, d’autre part, la théorie de Helmholtz ‘ne peut se justifler non plus du point de vue purement mathé- ‘matique. De méme que Hering lui epportait une correction psy- chologique, Poincaré lui apportait ici une correction géométrique. ‘Les axiomes de la géométrie ne peuvent se concevoir comme de imples propositions empiriques, Car les comprendre de cette fagon, est méconnattre leur signification propre, leur nature purement Jogique. Les axiomes se rapportont & des détorminations qui no sont jamais données dans I'expérience et ne peuvent étre réalisées par elles ; elle ne peut done ni les verifier, ni les infirmer. Ce sont ‘do pures hypothéses relatives au possible, qu'on no peut pas emprun- ter & la réalité physiquo, mois qu'il faut construire libroment. Liexplrienee ne pout pas détermincr ectte construction, bien qu'elle ‘Puisse dans une cerlaine mesure la diriger, en nous donnant l'occa- sion de erder, dans un travail puroment logique, des systémes 4, Wane, Grundsage, § 4, p. 8 392 JOURNAL DE PSYCHOLOGIE d'axiomes tels quils répondent & certaines conditions empiriques et qu’ils leur soient applicables. Les axiomes sont done des attitudes de pensée préparatoires & Mexpérience, et non des produits de cette expérience (v. supra. p. 371). Rassemblons maintenant les deux’ conclusions — psychologique ct mathématique —; nous comprendrons comment et pourquoi la synthése des points de vue mathématique et psychologique, & laquelle tendait Helmholtz comme philosophe et comme eritique de la connaissance, doit étre cherchée dans une autre direetion que celle oi il s’élait engagé, La voie directe qu'il cherche & prendre ne peut pas conduire au Dut, car les ¢ faits » psychologiques et mathématiques ne peuvent pas so Lirer immédiatement les uns des autres, Par contre, il n'est tion d’un autre ordre et supéricure. Au liu de s'interroger, dans Je sens d'un empirisme géométrique, sur les « fails qui sont les fondements do la géométric », on peut chercher certains concepts certains prineipes qui sont décisifs ct nécessaires — & vrai dire d'une manidre différente et plus ou moins rigoureuse — aussi bien pour la construction du_monde des perceptions que pour elle du monde de In pensée ‘me semble que le concept deG@qrouprset le concept ene Seen ce facteur capable. re de réunir dans une méme perspective — en un tout autre ‘sens que ne le croyail Helmholtz — certains problimes mathé- matiques et psychologiques. Ce sont en effet les phénoménes de la constance de Ia perception qui peuvent nous donner Ia conviction trés forte et trés vive que le processus de la perception n'est pas un simple processus 4’ tion. La théorie de la tabula rasa est déja insufMsante dans le domaine de Ia pure « sensation », et non pas seulement dans celui de la «réflexion », La perception ne ressemble pas 4 une plaque photo- graphique! qui regoit la lumiére qui tombe sur elle et développe ‘une image bien déterminée, conforme & cette lumiére & laquelle 1. Dans I peychologio moderne do le porception, cette comparaison a 66 reprise ot continue par Russeut, dens con Analels of Mind, Londres, 1921, notamment p. 09 of sulv. Je itexamino pas lel exposé de Russell, mala Je renvol 4 In critique étendue que fen al fate dans les Jahrbdeher der Philosophie do Fouscuwisen-Keuuen, 3* année, 1927, p. 62 et eulv, Se - emote ef duc inonde », une séparation du « sujet » et de E. CASSINEN. — LE CONCHPT Dif GROUPE RT LA PERCEPTION 399 tlle correspond d'une maniére univoque. C'est seulement dons cer- 8 cas excepLionnels, dans les conditions artiftcelles de la « reduc tion », qu'un tel processus se produit (cf. supra. p. 384). Il ne paratt pas y avoir de degré, si primitif qu'il soit, de la perception qui réponde d'une fagon constante au méme « excitant » par Ia mémo «sensation », Des expériences sur des animaux, entreprises par W. Kahler, par Burkamp, par Katz ct d'autres, ont montré que déja dons le domaine de la perception animale on peut éteblir la réalité du phénoméne de Ia canslance des _grandeurs ou des couleurs. Ceci montre que partoul vit existe une opposition du « objet » ily a un élat de In perception qui est quelque chose de plus et de spécifiquement autre qu'une simple image x ede Ve ext rieur » donnée par I' ¢ inlérieur », La perception n'est pas un pro- cossus d'imilation ni d'image spéculaire ; elle est un processus d'objectivation, et le caractére et 1a direction de cette obj s'@xpriment dans Ia formation d'une invariance-Par la s'établit, lune premiére opposition de lapparence et de la réalité, A partir de W'éclairement apparent se développe ct se constituc Ia « vraie » « couleur de lobjet, & partir de la grandeur apparente de l'image rétinienne, la « vraic » grandeur de T'objet. Cette premiére ébauche dobjectivation, Ia pensée concepLuelle, Ia peusée mathématique | s‘en empare el lo développe bien au deli de ec premicr degré. Crest par elle soulement que nous nous délivrons, dans les déter- minations métriques de l'objet, des limites accidentelles de lorga- nisation corporelle, Eile rend possible cette exclusion des « éléments anthropomorphiques » que M. Planck a assignée comme tche propre 4 la connaissance scientifique de la nature. Aux invariants géo- métriques s'ajoutent les constantes physiques et. chimiques ; c'est ‘en elles que nous exprimons maintenant essence des objets natu- rels, les propriétés objectives des choses. Le probleme du lien centre les différents degrés d’objectivation se posait aussi, aux yeux ‘Helmholtz, dans son article : « Sur Yorigine et la signification des 1.W. Kouuan, ABA. der Rerl Akad. d. Wat, Math. phyalk. Klaeve, 1, 1918; Kara ot Ruvass, Zelectrit J. anges, Paycholopte, vol. 38, 1921 ; Bune xa, Zellecheft f. Slnneaphye., 85, 1923. Ct. o résumé des résultals dans Kare, Aufoa der Farkuelt, p. 418 et sulv. au JOURNAL DE PSVenoLoats axiomen géométriques, » I cherchail & élablir le rapport entre les iMérents processus de mesure qui se réalixent d'une part dans Loule pereeplion de Vespace, d'autre part dans 1a mesure géomé- trique. © Quand nous mesurons, dit-il, nous accomplissons, avec es moyens auxiliaires les meilfours ct les plus exacts que nous ‘connaissions, la méme chose que ce que nous avons I’habitude de faire par V'estimation visuelle ou tactile ou par la marche. Dans ce dernier eas, notre propre corps avec ses organes est l'instrument de mesure que nous portons dans I'espace. Tantat. In main, tantot Jes jambes sont notre conipas ; notre ceil, qui se tourne dans toutes les directions, est notre théodolithe, avec lequel nous mesurons dans notre champ visuel les longueurs dare et les angles, » La erdation des concepts geométriques suppose ces mesures au moyen du corps et des organes des sens ; elle s'en empare pour leur donner ensuite leur forme vraiment exacte et objectivement parlaite. Hering €U6 conduit, lui aussi, mais dans un autre sens, au méme probléme de Vobjectivation dans le processus de perception. Il ne donne as sculement une description psychologique et une explication physiologique des phénoménes de constanco, mais il cherche encore, une fagon téléologique en quelque sorte, & comprendre leur signi fication, en montrant le rile qu'ils jouent dans la construction de Ja connaissance du monde extéricur. « I ne s'ogit pas, dans Ia vision, éeritil, d’une pereeplion des rayonnements en eux-mémes, mais d'une perception des choses extéricures par le moyen do ees rayonnements ; l'ceil n'a pas A nous instruire de l'intensité ‘ou de la qualité de la lumidre qui nous vient des choses extérieures, mais de ces choses extéricures clles-mémes. » Ce n'est. possible que si Veil a, dons une certaine mesure, 1a faculté de dissocier Yimpression visuelle, en distinguant, I'éelairement et I'objet éclaird Hering parle ici le langage de la science de la nature, le langage du réalisme, Il admet une certaine réalité cmpirique des choses exlérieures, dont nos sens ont & nous donner la connaissance, Mais Jn pure analyse critique de Ia connaissance doit faire encore un Pas de plus, Elle doit reconnattre que Ia ¢ possibilité de l'objet » 1. Vortnige und Reden, 4° 64, Brunswiek, 1896, 11, p. 23. % Grunds, der Lebre vom Lichtsinn, p. 18 ot sulv. 1B, CASSIRER, — LE CONCKPT Dit GROUPE ET LA PERCEPTION 306 repose sur Ia formation de certains invariants duns Ia fluctuatio les invariants de ta des impressions xensibles ~~ qu'il wag perception ou de ceux des concepts géométriques et des tories physiques — ; que In posifion d'une existence objective et d'une structure objective n'est, possible que par la réalisation de cons- tances de ce genre. On ne ddcrit done pas les faits de fagon sull- sante en disant que la perception transporte simplement les rapports constants des choses eten forme une image dans notre conscience. ‘Au contraire, la recherche de la conslance, lintention dirigée vers certains invariants est un trait caracléristique de In perception, tune fonction qui lui est inhérente, et cette fonction est la condition dexistence tant de lintuition d'une réalité objective que d'une ‘connaissance objective. v Liinterprétation des faits géométriques au moyen de la théorie des groupes posstde au point de vue purement logique une valeur déeisive, du fait qu'elle donne une expression précise et concise du probléme de l'universalilé des concepts mathématiques et le débarrasse des difficultés et, des équivoques attachées 4 sa formula- tion ordinaire. Depuis la querelle des universaux au Moyen Age, ces équivoques n’ont pas cessé d’inquidter la logique comme la paychologie. Berkeley cherchait & trancher le nevud gordien du pro- bléme ; il voulait le résoudre en le supprimant, comme un faux probleme. Si la géométrie avait aflaire & des « concepts abstraits », elle ne serait pas vérité et connaissance scientifique objective. Car Je concept abstrait n'a aucun contenu réel auquel la connaissance puisse s'appliquer ; il est un ens, imaginarium, une fiction. Un ‘« triangle en général » devrait étre représenté & la fois comme rectangle, aigu ct obtus, ayant une infinité de longueurs possibles de ses cdtés et de positions dans l'espace, etc. I! sult de so faire ‘une représontation de cette sorte et de réaliser ses conditions psy- cchologiques pour reconnatire tout de suite qu’elles renferment une contradiction intéricure. Le concept « abstrait » est et reste done un fer de bois »; c'est. un mot auquel ne répond aucune possibilité de contenu, de réalisation psychologique. 390 JOURNAL DE PSYCHOLOGIE Le défaut de cette déduction consiste visiblement en ce qu'elle repose sur une pétition de principe. Le principe non démontré admis tacitement. par Berkeley est le principe de sa psychologie sensualiste. Il consiste en ceci : il n'y a et ne peut y avoir qu'un, seul mode de réalisation psychologique, 1a réalisotion par V'impres- sion immédiate, ou par T'image représentative qui en procéde par imitation ou reproduction. Une fois que l'idée est déterminés, par cet axiome psychologique, comme « copie d’impressions sensibles », Te non-sens contenu dans la pensée d'une « general idea » devient clair, Mais nous m'avons qu’d Inisser Lomber cet a an probléme une autre forme, ee ty eiatued par une déduetion Lranwendantale, de laquelle it résulte concept ne doi Fre penst sous la forme ‘aula so nage, mais seulement sous ta forme qui reste interdite 8 Vimage, Crest la conclusion que Kant tire dons son chopitre du schématisme du pur concept intelleetuel, et par laquelle il cherche A éviter le pidge des apories de Berkeley. L'actualisation psycholo- gique des concepts se fait par des schémas et non par des image ‘Aucune image du triangle ne seraitjamais adéquate au concept d'un triangle en général. « Elle n’atteindrait pas & la généralité du concept qui le rend valable pour tous les triangles, & angle droit ‘igu ou obtus; elle resterait toujours limitée & une partie de ce domaine. Le schéma du triangle ne peut exister que dans la pensée ct répond A une régle de la syathése de I'imagination dans la repré- sentation des formes pures de espace. » Il faut tirer Ia méme conclusion pour les concepts empiriques que pour les purs concepts géométriques. Cor dés que nous cherchons & les penser réellement ‘comme concepts, dans leur détermination objective, il devient impos- sible de les composer de simples impressions dont ils seraient Vagrégat. La pensée de l'objet de perception — l'objet intentionnel de la perception — n'est jamais, dans la conscience de la perception clle-méme, exprimable par une simple image, mais il ne peut #tre & deta régle, La régle rend possible celle général 1. Que le chapltre du schématiame ext en rapport étrolt,logique ot historique ‘avee to probleme du concep chez Berkeley, e'eat ee quo Fal essay’ de montrer dons mon ouvrage Dar Erkenninisprobiem (3* 6d., I, p. 713 et sulv). —— E. CASSIRER. — LE CONCEPT DE GROUPE ET LA PERCEPTION 397 son tour représenté que par une rigle, « Le concept de chien par exemple répond & une régle d’aprés laquelle mon imagination pout désigner Ia forme générale d'un certain quadrupéde, sans étre limitée & une forme particuliére queleonque que m’offre l'expérience, ow & quelque image possible que je me reprisente in conerelot. » ‘Nos réflexions précédentes sur le concept de groupe nous donnent, lout de suite un point d’appui pour déterminer avec plus de préci- sion ce qui est contenu et doit ére compris dans cette rigle par laquelle des concepts géométriques et des concepts pereeplifs peu- vent alleindre & In généralilé, Pour Pexprimer avee cone pri régle el. er groupe de Lramformations uel on rapporte fa modi Piamage ant cette notion eal Ie véritable prine ongunivatenr dlans la construction du monde des eoncepls gong triques, Si le géomélre, pour xn définilion du triangle, du carn’, de ellipse, de la parabole devait construire Loutes evs formes & parlir de toutes les images représentatives changeantes des triangles, carrés, ete., et faire fusionner tous les éléments de ces imoges les uns avec les autres, il serait plocé, en vérité, devant un probleme logiquement impossible et psychologiquement insoluble. Mais c'est autre chose de partir de l'intuition d'une forme concréte déterminée ‘eb de penser en elle I totalité des changements dont elle est capable d'aprés certaines lois de transformation. Dans la conception fonda- mentale classique, dans la géométrie d’Buclide ces lois étaient ‘encore limitées du fait que, bien qu’elles fussent pensées elles-mémes dans leur généralité complite, on était obligd de se représenter ‘pour elle-méme, dans sa détermination coneréte, chacune des étapes accomplies pendant le processus de transformation. En gtométrie euctidienne, quand nous pensons un triangle, nous le concevons dans sa pure essence géométrique, et cette essence, nous Ia pensons ‘comme invariante par rapport & ce groupe prineipal do transfor ‘mations admis par la géomeétrie euclidienne, par rapport aux dépla~ cements dans espace, aux transformations par ressemblance, & 1a symétrie spéculaire, ete. (of. supra, p. 377). Mais il reste toujours vrai que, si dans cette multiplicité infinie on choisit, un objet parti- one pk dire at avons vu plus ul con 1, Kae, Keith der relnen Vernanft, % Aull, p. 160, an JOURNAL DE PSYCHOLoGI On pout encore le montrer sous la forme d'un objet concret, visible et représentable. La mathématique grecque ne pouvait pas sacriffer ectte exigence, qui provenait d'un principe cssentiel de la philosophie grceque, pour laquelle Logos et Eidos sont des concepts corrélatifs. Mais le développement moderne des mathématiques cst caractérisé par le fait que ce lien, indissoluble pour la pensée greeque, est relaché et Mnit méme par étre entidrement tranché. Depuis la découverte de Ia géométric analytique par Descartes, In eréation des concepts géométriques a pris un caractére algé- brique et par suite purement, anolytique’. A partir du commence- ment du Xix* sitele, il se produisit une réaction énergique contre cette algébrisation de la géométric, Les fondateurs de la nouvelle géométrie projective se défendent contre la dissolution de Vespace dans le nombre ; ils veulent maintenir la généralité coneeptuelle du gtométrique, mais en la fondant sur luieméme, en lui conser- vant pleinement sa signification propre et son autonomie. Poneelet. a Ut le premier & exposer dans toute sa netteté cette exigence. Dans le principe de continuité, sur lequel repose sa méthode pour traiter les problimes gtométriques, il formule un axiome qui n'est, pas un vérilable axiome par son contenu, mais une régle de méthode. Hi demande qu’on parte de Ia considération de certaines figures, mais en les faisant varier d’aprés certaines rigles el en mointenant certaines relations, de manigre & embrasser d'un seul regard l'en- semble de ces variations et a les soumettre & la recherche gtomé- triquet. Pour maintenir eette exigence et pour la mettre & exéeution dans toute sa généralité, Poncelet dut se résoudre & un abandon complet de la méthode géométrique ontérieure. I! dut affranchir completement Ja conception géoméLrique de sa Tiaison avec certains Aléments susceptibles d’étre donnés dans T'intuition, pour faire d relations entre ces éléments l'objet propre et, en un certain sens, Vobjet unique de Ia connaissance géométrique. Par 18 il donnait & Ja création du concept, en comparaison de Ia méthode de la géo- 1, Pour cette transformation, Je renvole en partiulle & exposé systématique et historique qui 28 trouve dana Tes ouvroges de Plerre Bournoux : L'déalecien- Ufique dea mathimaliclens, Paris, 1020, ot Les Prineipea de analyse methimelique, 2 voly Paris, 1914 et sulv. ‘Ch.1tntemdution au Troite dee propeitteprojelives des figures de Poncausr, Paris, 122. E, CASSIREN, — Li CONCEPT DE GROUDH ET LA PERCEPTION 39 métrie chez les anciens, une liberlé toute nouvelle. Elle se traduil surtout cher Poncelet lui-méme par 'introduction de la notion d'ima~ ginaire et par I'usoge qu'il en fait dans In construction de Ia géomélrie projective, La eréation de la Undorie moderne des groupes a plus tard mené ce processus & son terme logique et & son aché- vement complet, Le concept de forme géométrique n'est pour elle qu'un principe spécial qu'elle déduit d'une nouvelle idée plus géné ale : pour oxpliquer ce qu’ « est » une forme, elle indique les opéra~ ions par lesquelles on peut concevoir qu'elle ge constitue, et ces opérations lles-mémes, elle les soumet & certaines conditions (définies par des groupes). Lie et Kicin ont montré que ce n'est pas I’élément avec lequel on engendre une multiplicité qui détermine ses qualités caracléristiques, mais seulement le groupe. Les figures appartenant & un certain groupe et rapporiées par elles-mémes les uunes aux autres forment Loujours une unité — peu importe si on peut se les représenter et les interpriter d'une fagon concrite, et comment on le fait. Par exemple, pour Ies transformations dualistes, qui jouont un role décisif dans lo construction de la nouvelle glomélrie projective, il est caractérisLique qu’elles permattent la transition entre des figures d’espéce trés différente. Une proposition qui traite de points ot dle droiles n'est pas changée quond, confor muément au principe de dualité, on permute lex mols « points » eb « droiles », Il est ici conforme au principe moderne de considérer deux figures, epposées d'une fagon dualiste, non plus comme deux Agures différentes, mais commne tant réellement les mémes figures. Un autre progris consiste dans lidée de transformations imaginaires : Ja raison de leur introduction ne se trouve pas dans le groupe des transformations projectives ct dualistiques, mais dans Ia considé- ration d’opérations algébriques', On voit dene que la eréation des théories mathématiques ne est mullement sentic limitée par les barriéres qu'une certaine critique psychologique du concept cherchait lui imposer. Elle t élevée toujours plus haut, pour voir toujours plus loin ; elle ‘8 montré toujours plus d’audaco dans le vol d'Ieare qui la condui- 1. CLL. Maunen eH. Buncunanor, Kontinuleriche Traneformationsgruppen, Encyklopadie der Mathematik, I, A, 6, vol. Ul I+ Parti, p. 401 et rulv. 2B. Kuan, Relunger Programm, § 3, Get, uth, Abhand., 1, AGG my. 400 JOURNAL DE PSYCHOLOGIE sail, au dela de tout ce qui est reprisentable' et saisissable de fagon coneréte, vers In pure abstraction. On doit reconnattre que Berkeley a eu le juste pressentiment, de ce développement, et on comprend qu’étant donné son-point de vue psychologique dans le probleme de Ia connaissance, il ait dlevé contre Iui ses appels ct ses avertissements, Dans le calcul infinitesimal de Leibniz et dans Ie calcul des fluxions de Newton, il pressentait avénement d'un nouvel esprit analylique, celui qu'il a combattu passionné- ment dans son ouvrage The Analyst (1734). Mais la théorie de Berkeley a-L-elle du moins gardé sa force dans son propre domaine, celui de Ia psychologic de la perception ? Peut-on l'aceepler et la maintenir, quand il s'agit de décrire, non plus lessenee du concept, mathématique, mois le phénoméne de la pure « perception » ? Ha longtemps semblé qu'il fallait répondre & cette question d'une fagon nettement affirmative. Dans la premidre moitié du x1x* sitele, Ja psychologic de la perception était complétement sous le signe des principes de Berkeley et de Hume, Il était rare qu'un doute f0t exprimé sur 1a possibilité d’exposer et de traiter théorique- ‘au moyen des concepts de « sensation » ot do « liaison asso- ciative », toutes les questions que nous pose le monde de Ia per ception immédiate. Le changement de point de vue date de l'intro- Guction du concept de « qualité do forme » (Gestaltqualitat) par Ehrenfels dans un article bien connu. I! illustrait surtout ce concept par les exemples de la mélodie et de la resemblance de certaines figures optiques. « Ce qui caractérise les formes phénoménales (phaenomenale Gestalten), c'est qu’elles conservent leurs qualités spécifiques quand les données absolues sur lesquelles elles reposent sont modifides d'une certaine manitre, Ainsi une mélodie n’est pas réellement changée, quand tousles sons subissent des déplacements relatifs égaux ; une forme optique de espace reste approximati- ‘vement Ia méme, quand elle change de place et de grandeur en gardant les mémes proportions. » C'est de cette maniére que W. Kohler a formulé plus tard le phénoméne étudié par Ehren- fels!. Mois ce phénoméne — sans que la psychologic en edt conscience — touchait par ld & un probléme beaucoup plus général, 1 Die physiechen Getalen in Rube und lm slotiondren Zustand, 1990, p. 37. E. CASSIRER. — LE CONCEPT DE GROUPE ET LA PERCEPTION 401 4 um probléme de mathématique abstraite. Qu’est-ce en effet que cette identité de la perception, sinon ce qu'on peut retrouver, & une échelle et d'une fagon bien plus précise, dans le domaine des concepts géométriques ? D'un cdté comme de Mautre, il s'agit. de Vétablissement d'invariances par rapport & certaines fluctuations des éléments primitifs avec lesquels se construit une forme. Cotte « idenlité » originale qui cat reconnue & des figures différentes, quand on passe de l'une & Mautre par cerlaines opérations qui apparticnnent & un groupo, existe déja dans le domaine de la per- ception clle-méme, ct c'est elle qui permet d'y maintonir des structures, au licu d'y séparer seulement des éléments. Au concept ‘mathématique de transformabilité répond, dans le domaine de Ia perception, Ie concept de transposabilité. La théorie de ce concept est passée par différents degrés de développement. Mais de quelque fagon qu'elle ait été comprise, il en est Loujours résullé que le schéma de In sensotion el de l'association, eréé par les elassiques du sensualisme, devail étre saerifié quand il s'agissait. simplement de décrire le nouveau phénoméne auquel avait conduit In théorie de Ia perception. Cette description, 1a psychologic moderne de In Gestalt I'a tentée sur une base nouvelle, En acceptant le concept de forme, Ja théorie psychologique s'était aflranchie de cette conlingence que ses premiers fondateurs avaient essay¢ de Iui donner comme base. La tentative d’expliquer la perception comme une simple mosaique de sensations, comme un « faisceau » de simples impressions sen- sibles, s'élait révélée impossible. On pose alors comme principe général de recherche psychologique que I'dme et Vorganisme psy- chophysique de réception do excitation ne réogit pas do fagon Primaire comme un miroir ou comme un appareil photographique qui, recevant les « excitations » isolées, compose avec elles des images d’ensemble qui ne sont que de simples agrégats, Au contraire, si Y'on veut comporer Ia perception & un appareil, co serait 4 un appareil qui serait capable de « saisir des nécessités internes >, Nous sommes renvoyés partout & de telles nécessités internes : co 1. Cl, Max Wenrnznven, Untewuchungen aur Letre von der Gestalt, 11, Paych. Forsch, WV, 194, p. 349. 0 am JOURNAL DE PSVeHOLOGIE: swat cles qui donnent & tatransformplion, & laquelle nous concevons qu'une cerluine furme est soymise, un sens déterminé, puisqu'elle se produit non pas capricicéscment ct arbitrairement, mais conformément & une certaing rigle-qu'on peut formuler.n termes généraux. Dans Te domaine mathématique cela se traduit. simplement par le fait qu'on ne peut méme poser de questions sur des propriétés invariantes queleonques d'une figure avant. d’avoir choisi un certain groupe posé comme systéme de référence. ‘Tant qu'il n'y a cu qu’unc seule forme de géométrie, tant que la gtométrie cuclidienne a été la géométrie cn un sens absolu, co foit était encore masqué dans une certaine mesure ; on pouvait. considérer le groupe principal d’altération spatiale qui est & sa base comme donné implicitement. Mais, avec la découverte de la gtométrie non euclidienne, le probléme changea et se pricisa. On sentit de fagon de plus en plus pressante le besoin d’une vue d’en- semble systématique sur les différentes géométries, c'est-A-dire sur les différentes théories de l'invariance qui résultent du choix de certains groupes de transformations, et ce fut la tiche qu’entreprit F, Klein dans ses Vergleichende Untersuchungen itber neuere geo melrische Forschungen, tiche qu'il mena & un certain aboutisse- ment logique. Mais il semble que nous soyons arrivé ici & un point o toute analogic paratt cesser entre les invariants de la perception et ceux. de la géométrie. Car cette forme de systématisation logique, qui est possible et nécessaire dans le domaine de la pensée g¢ométrique, cst interdite une fois pour toutes 4 la perception. II faut ici prendre lo phénoméne tol qu'il s'offre duns V'expérience et on ne peut pas Aépasicr lo simple enregistremont de cet état do fait. Il n'y a quo Vobservation empirique qui puise montrer de fagon décisive dans quel domaine de la perception sensible on trouve cerlains phéno- ménes de constance, et jusqu’ot s'étend leur influence ; toute affirmation @ priori & ce sujet nous est interdite. Mais d’autre part il faut se garder, & vrai dire, de confondre cette constatation du fait, qui n'est possible qu'empiriquement, avec une explication empi- iste de ce fait. D’une telle explication, Ia théorie psychologique moderne, autant que je puis le voir, s'est. éloignée de plus en plus Katz, -qui, dans ses premiéres recherches sur les modalités de la F, CASSHULI, — LE GUNGHDT DI GROUPE KT LA PENCKETION 403 percepLion des couleurs, altribusit encore a I’ « expérience indivi- duelle > une certaine influence sur Ia production du phénoméne de constance, lui a fait ensuite une place de plusen plus restreintet, Le fait méme qu'il s‘agit de phénoménes qui s'étendent. trés loin dans le monde des animaux et qui apparaissent déjt & des stades do développement trés précoces, parle contre l'influence de ce factour. « Ge que nous trouvons dans nos propres perceptions comme constance des objets visibles dans les variations de I’éclairement, fou comme constance de Ia grandeur des objets visibles dans les variations de la distance, remarque Bobler, n'est pas, d'aprés tout ce que nous en savons, limité & Ia conscience humaine ; ce n'est ‘pas une fagon de percevoir récemment acquise par l'homme, mais elle appartiont. au moins & toute Ia souche des Vertébrést. » Ceci permet de concevoir une déduetion et une explication biologiques qui s‘appuieraient sur la théorie de Ia « mneme », introduite en biologie par R. Semon. Hering, lui aussi, était prés d'une telle conception, car il fait expressément de la mémoire une fonction générale, qui doit intervenir dans l'explication de tous les foits de Ia vie. Il semble done que les phénoménes de constance puissent te comprendre comme produit. de l'expérience en tant qu'ils ramé- nent 4 Vexpérience de I'esptee. Ne peut-on les interpréter comme des accumulations el des condensations de plusicurs millers d’expé- riences individuelles, inscrites dans la mémoire, pour employer Texpression de Semon, en qualité d’engrammes déterminés, hér’- ditaires chez les descendants ? Méme ainsi, I'explication ne serait pas empirique au sens logique et fort du mot ; car il est visible que Ia fonction qui est attribude ici & la mémoire n'est en aucun cas un fail donné, mois Ia conclusion d’une hypothése. Admettre ce fait serait d’autant plus discutable qu'on s'embarrasserait ainsi de Loutes les difficultés de la théorie de « I'hérédité des caractéres acquis >; il s'agit, comme on le sait, d'un des problémes les plus dimMeiles ot les plus discutés de In biologie moderne, Plus on appro- 1. Ch In préface & la 2° 64, do Vouvrage de Karz et sa Wseusslon avec Git, uly, JOUUNAL, DE PSYCHOLOGIE ondit le phénoméne des conslances de la perception, plus on est obligé de se convainere que Vcppel 4 lexpérience ne suflt pas & Vexpliquer, du moins tant qu'on comprend cette expérienee comme tun ogrégat de simples fails parliculiers, comme une somme dacei- dents accumulés. Lo psychologic moderne de la Gestalt a da aussi, pour se construire, renonesr & celle conception de l'expérience. A sn place elle a parlout recours & des dispositions formelies, & des endances & certaines « formes privilégiées 2, & des « lois concrites de Ia forme », Ces « formes privilégiées, vers lesquelles les impres- sions particuliéres sont orientées, nous les trouvons dans ee qui, dans la perception, apparait comme une unité solide, comme « Ia vroie grandeur » ou « la vraie couleur » d'un objet. Par leur relation ayge les points pi une nouvelle Jeur Teolemont individuel, leur simple détermination particulidre cles se constituent en groupes ct en Lolalités, et ergent par I les conditions de réolisation d’intuitions objectives. Dons le domaine de la perception des couleurs, Helmholtz a montré que nous avons , la possibilité de rectifier les couleurs qui nous sont présentiées sous 4, Sun éelarage inaceoutumé ; nous les voyons comme elles nous app raissent sous un éclairage normal. De méme des impressions regues dans 1a vision avec les parties périphériques do la rétine sont | traduites dans celles que objet correspondant donnerat sil était | directement regardé avec le centre de la rétine, Cest sur ces tra- certains hiérarchie, une stratification déterminée. Bien des différenees qui, dans Ia géométrie métrique ordinaire, ont la valeur do détermi- nations absolument nécessaires, peuvent maintenant apparatlre comme accidentelles; mesurées & I’échelle du nouveau principe de groupes, elles n'ont plus que Ia valeur de modifications non H, CASSIIUEIL. — LH CONCRPT DE GROUPE HT LA PRNCEPTION 407 ‘essenticlles, Ainsi, comme on I’a indiqué plus haut, dans le passage de la géométrie ordinaire & la géométrie affine, 1a dilférence entre Je cercle ct I'llipse disparatt ; ces deux figures n’en font plus ‘qu'une, Passons & la géométrie projective ; Ia limitation de ce qu'il faut considérer comme propriété gtométrique essentielle va encore plus loin, Maintenant, c'est la différence entre le cercle et toutes + Jes autres sections coniques qui est sacrifige, Dans la géométrie projective, il n'y a plus qu'une seule section conique, car chacune se raméne au cercle par projection, et par suite elles se raménent Jes unes aux autres. La division en ellipse, parabole, hyperbole miindique done, de ce point de vue, aucune différence interne absolue ; elle ne concerne que la position accidentelle par rapport A une droite située « & 'infini s+, Dans la géomeétrie des rayons réci- Proques, le concept de droite et de plan, par exemple, qui paralt tune détermination fondamentale de la géométrie euclidienne, n'a plus aucune signification autonome : Ia droite est subordonnée au cercle, le plan & Ja sphére comme cas particulier.’« La séparation gradvelle des géométrics affines et projectives d’avee la géométric mitrique, dit Klein en expliquant ce fait, peut se comparer au procédé du chimiste qui, appliquant & un corps des moyens de Aécomposition de plus en plus puissants, isule des éléments do plus en plus précieux; nos moyens de décomposition sont d’abord Jes transformations affines, puis les transformations projectives. » Ce qui est ‘ainsi isolé est d’autant plus « précieux » qu'il se mein- ticnt mieux comme caractire permanent dans un nouveau groupe de changements possibles. Car, au groupe principal des altérations ‘que considére 1a géométrie euclidienne, les géométrics affine ct projective ajoutent Ja projection paralléle et la projection centrale. Dans cette voie, o'est analysis de vue moderne, il faut y voir la géométric In plus générale, 1a pure théorie des rapports de position tout a fait indépendante des relations do grondeur. Elle est, selon expression de Klein, obte- :nue par le procédé de corrosion Je plus rigoureux. Lianalysis situs nous révéle les propriétés topologiques caractéristiques des Sgures 1, Pour tous tes détalls, Jo ronvole ‘oheren Standpunkt aut, Uy p. 108 of Blementarmethematit. vom of 140 ot oulv. tus qui va le plus loin ; au point oe JOURNAL DE PSYCHOLOGIE spatiales, qui demeurent invariantes dans des déformations et contractions queleonques ; pourvu qu’elles soient continues et que par conséquent les rapports de voisinage infinitésimaux y soient conservés. Le principe de la systématisation de la géométrie moderne est que différentes affirmations géométriques, dont chacune ost vraie en elle-méme, n’ont pas le méme degré d’universalité. Cotte géometric cherehe & atteindre progressivement des couches plus profondes de déterminations géométriques. La profondeur de ccs couches se mesure par Vélendue du concept de groupe ; cot d'autant plus grande que invarionee demandée en général aux figures géométriques salisfail & des exigences plus sévérer. Ainsi Iu vérité objective el Iu struclure objective du spatial ne sont pas apergues d’un seul coup ; ellex doivent élre décauvertes ct Glablies progressivement et, pour evtle découverte, In ponsér stométrique doit mettre & notre disposition des moyens concepLuels nouveaux et toujours plus généraux, Entre ces productions de la pensée mathématique et celle de la perception, il n'y a nullement analogie directe. Nous ne pouvons pas les comparer directement l'une & autre, faute d’une commune mesure. L'effort de Helmholtz pour eréer cette commune mesure ‘on intellectualisant en quelque sorte 1a perception qu'il représente comme le résultat de « conclusions inconseientes » échoue devant In réalité du phénoméne. Mais cela ne prouve pas qu’entre ces doux degrés, il n'y ait aueune mediation, Malgré leur différence.. spécifique, ils appartiennent 4 un méme genre, pulsqWun certain probleme, celui de la connaissance objective, Teur est commun. Cest ce probleme qui leur impose leur caractére. Sans la « relation des représontations & objet », il n'y a pas de perception. Et ‘encore on trouve une certaine série de niveaux dans la construction. ‘Liintention dirigée vers Vobjet, dans la mesure of clle-se-réalise, tent les uns sur les autres, se conditionnent et s'étayent les uns eS autres, D'eprés Tear position ot Tour signification dane cette série les différentes perceptions ont plus ou moins de « profondeur ». Elles ne se rapportent pas seulement d'une manitre générale & objet, mois atteignent dans une cortoine mesure & une profon- E.CASSIRER. — LE CONCEPT DE GROUPE ET LA PERCEPTION 400 deur d'objectivité différente, selon qu’elles arrivent & établir, dans les circonstances changeantes. de observation, des invariances ordre plus ou moins général. En ce sens, le systime de concepts que nous trouvons dans la géométrie euclidienne se continue dans une certaine mesure par en haut et par en bas ; dans la premiére direction, il conduit au systéme général de toutes les géométries que nous ont découvert les travaux de Ia Uhéorie des groupes ; dans la secondo, il conduit & ces schémas dont disposent déja ta perception ct Vintuition concréte immédinte, Ces dernidres considérations nous runénent, en eo qui concerne e 68 purement historique de notre probléme, A une question que nous avons «fj touchée, Y abil un rapport logique entre Ie fait que nous considérons iei eb Ia question que Kant a trailée chapilre sur Te se ode Lat Critique de ta raison le, & vrai dire, qu’on ne peut pas faire cotncider réellement les deux problémes. Car ils apparticnnent, au point do vue de la méthode, & différentes dimensions, La théorie de ‘Kant est et demeure, méme quand elle s'approche des problémes peychologiques, orfentée fortement dans un sens transcendantal. Les schémes apparticnnent pour lui & la doctrine transeendantale de la faculté de juger ; ils impliquent tous les problémes qui ne sont traités systématiquement et complstement éclaireis que dans La Gritique du jugement. Mais qu'il y ait cependant sur ce point un contact entre Kant et Ia psychologie moderne, c'est ce qu’ont senti et exprimé les chercheurs qui se sont efforcés de fonder une {éorie philosophique des constantes de la perception. « La connais- sance du facteur de constance dans la fluctuation des conditions externes et internes de Ia perception, dit Buhler dens sa Sprach- theorie, est, sous un vétement moderne, une réalisation du principe snisi par Kent dans sa doctrine du schématisme®, » Mais en quoi éamatisn consiste cette relation et sur quels fondements systématiques appuie-telle? Kant a appelé le schématisme « un art caché ans les profondeurs de ime humaine », dont il sera toujours Les schémes sont des mono- grammes parce quills sont l'expression d'une fonetion primitive unificatrice. Les images que nous recevons des choses, les impres- sions dans lesquelles le sensualisme croyait pouvoir dissoudre la perception, ne montrent pas une telle unité. Chacune d’elles repré- sente pour elle-méme une particularité ; elles sont et demeurent dans leur contenu différentes et séparées. Mais ‘analyse de la perception nous conduit & un facteur qui fait disparattre cette particularité et cette différence, La perception montre, en face de Ja multitude des imoges particulitres qui nous arrivent continuelle- ment, une puissante concentration. Elle endigue ec torrent et le conduit dans des voies fixes. Elle ne consiste pas dans la simple ultiplicilé des impressions, dans los « polygrammes » de la sensibi- lita, elle ne s'explique pas suffisamment par une fonction purement reproduetrice, par les « engrammes » de la mémoire, Sur ces engrammes ct eos polygrammes se construit sa propre fonction spécifique : le monogramme de I'imagination, Chaque invariant de Ja perception représente en fait-un de ces monogrammes, un schéme vers lequel les expérienees sensibles particulires sont orientées et conformément auquel elles sont interprétées. Nous oblonons ainsi la réponse A une autre question qui a toujours offert des dificultés aux historiens de la philosophic et de la psychologic. « Que imagination soit un « ingrédient » néces- stire do In perception elle-méme, dit Kant dans un passage bien conn, aucun prychologue n'y a peut-ttre encore songs, Cela vient cen partio de ce qu'on limitait ectto faculté A des reproductions, 1. Kerite der reinen Vernunjl, 2. Auf, p. 190 sq. E, CASSIRER. — LE CONCEPT DE GROUPE BT LA PENCKPTION 411 ‘en partie de ce qu’on croyait que les sens ne nous apportent pas sculement des impressions, mais qu’ils les associent et, construisent des images des objets, ce qui exige en dehors de la réceptivité des impressions encore quelque chose de plus, & savoir une fonction do synthése de ces impressions. » (Crilique, 1" éd., p. 120.) Des historiens do la psychologic ont prétendu que Kant commettait ici une remarquable erreur historique?. Car est-ce que toute I’histoire do la psychologic n’enseigne pas le contraire ? ne montre-telle pas que lo rile de V'imagination n'a jamais été méconnu ni sous- cestimé ? Déja le premier systéme de psychologic attire l'attention sur elle ; déja, dans louvrage d'Aristote Tlept quyiic, est exposée d'une fagon ‘trés nette Vinterférence de aloOqas, uniun et de gavracta dans la construction du monde de intuition sensible. ‘Les modernes qui ont redécouvert et rénové la psychologic aristo- ‘élicienne attribuent méme & ce facteur la prépondérance ; Cam- panella, Giordano Bruno, Vives développent leur théorie person- ‘nelle de 'imagination. Au xvin¢ sitele, Tetens, cat le plus voisin dans ses principes psychologiques, sur importance du « pouvoir eréateur » (Dichtungsvermégen)*. En quoi consistait done la découverte de Kant? Quel était le facteur auquel, d’apris Tui, aucun psychologue n'avait encore pens ? Nous m'obliendrons la réponse & eee question qu'en portant. notre attention sur le point sur lequel Kant lui-méme met I'accent dans le passage que nous avons cité, Ce qui lui importe, ce n'est pas que Vimagination participe d'une maniére queleonque a la genése des images de la perception, mais bien que ce sont des images des objets qui peuvent dtre formées par elle, ct ne peuvent 'étre que par elle, L'accent n'est pas mis sur le problime de In gentse psychologique, mais sur celui de la signifleation objective, Et ici Kant fraye en walilé une voie nouvelle; il rompt notamment avec toute Ia tradition de empirisme psychologique. Dans Ia ‘thiorie de Hume, imagination oecupe une position centrale. C'est 1, Ch Max Dessom, Abviss einer Geschichle der Paychologle, Weldelberg, 2911, p. 161. 2 Philesophlache Vereuche Ober dle menecliche Natur, 1777; pour plus de ‘dbtalle sur To concept du « Dichtongavermégen » chet Telens, v. mon livre Das Erkennlateprotiem, 3° 64, Uh p. 667 1q. ae JOURNAL DE PsYcHOLoGIR sur olle que repose notre croyance & la régularité de Ja nature, & Ia liaison de la cause ct de t'effet, & la duro des choses au deli du moment de leur perception actuelle. Le fait de cette « croyance » et sa puissance, Hume ne I's jarnais contesté. Son scepticisme repose exelusivement sur le fail qu'il lui dénie toute valeur objective. L'imagination n'est pas pour lui sourre authentique de vérilé ; ello eat une source illusion. It constate cet effet, mais déclare ne pas pouvoir lexpliquer. « Je ne peux pas concevoir, ditil dans Le Trailé de la nature humaine’, comment ces quolités triviales jamois mener & un systéme solide et rationnel. growitre que de supposer que nos perceptions semblabics sont numériquement les mémes, et c'est cette illusion qui nous conduit 4 Yopinion que ces perceptions sont ininterrompurs el existent eneore quand elles ne sont plus prisentes & nos sons... Crest le cas de notre systéme populaire... EL quant & notre sysléme philo- sophique, il est exposé aux memes difficultés... Que pouvons-nous tirer de cette confusion d'opinions sans fondement ct bizarres, sinon Verreur et Ia fausseté? » C'est ici que se place 1a solution donnée par Kant du probléme de Hume. Il veut sauver du seep- jcisme do Hume non seulement Wentendement humain, m Vr c imagination »; fl veut montrer qu’elle n'est pas exclusivement destructrice, mais aussi constructrice, qu'elle est « l'imagination productive ». Crest & cela que lui sert In théorie des schémes de Vimagination ; car elle montre que Timagination, loin de falsificr les images des objets, est au contraire indispensable pour poser des déterminations objectives comme telles. Pour Hume, imo; nation ne pouvait avoir qu'une signification négative, car elle nous Aloigne de la vérité immediate qui est donnée dans la simple per~ ception et incluse en elle. Pour Kant, la vérité ne consiste pas dans ‘cette simple perception, mais dans le systéme, dans le « contexte » de Vexpérience d'aprés des lois universelles. Gest parce que I'ima- gination cat pour lui un premier pas et un pas nécessaire sur le chemin de luniversalité, parce que ses schémes intuitifs préctdent Jes concepts de Ventendement et sont a leur base, c'est pour cette 1. Part 1V, book 1, eect. 2; 64. Selby-Biggo, p. 217. BCASSIREN. — LE CONCEPT DE GROUPE ET LA PERCEPTION 413 raison qu'elle est pour lui un principe de vérilé objective, et cent dans ce sens qu'il quolifie expressément les schéines de « réalisa- leurs », en ce sens qu’ils déterminent l'objet ct le rendent. possible. Ce concept de schtmes objectivants ct réalisants, In psycho- logic moderne de Ja perception I'a présenté sous un nouveau jour. Cor elle fait clairement ressortir que c'est une fonction propre de Ia perception, par laquelle elle connnence & participer & Yobjee- livité. La « vraie » couleur, la « vraie » forme, la « vraie » grandeur d'un objet ne coincident nullement avec ce qui peut nous étre donné dans une impression isolée, eb pas davantage elles ne peuvent s© composer de la somme de ces impressions, La fonction de Ia mémoire, l'appel & des processus de reproduction ne suflisent. pas aon plus a la ender. Le facleur conslitulif est ailleurs ; il réside dans Ia possibilité de Ia formation de certains invariants, C'est seulement sur la base de cs invariants qu'il exisle pour nous une « perspective de I'éelairement » eb une perspective de espace —et en méme temps une intuition d’une réalité objective. Le facteur organisation ne doit done pas are, ici encore, congu d'une fagon aégative, mais congu d'une fagon positive et aflecté d'une valeur positive, Nous avons vu comment Hering ramenait en somme la signification de la constance de la perception au fait qu'elle rend possible une connaissance objective et un jugement. objectif (cf. tupra, p. 394), Si cette constance n’existait pas, nous serions en quelque sorte abandonnés & toutes les fluctuations des circons- tances extérieures ; Ia distinction de choses et de qualités dans lo lorrent du devenir serait impossible. Nous ne pourrions jamais, en fait, pour employer l'image d'Héraclite « nous baigner deux fois dans le méme fleuve ». Un morceau de eraic serait, comme l'explique Hering, de la méme couleur dens un jour sombre qu'un morceau de charbon dans un jour ensoleillé, et au cours d'une journée il prendrait toutes les couleurs possibles entre le noir ct le blanc. Une fleur blanche vue sous un feuillage vert aurait la méme couleur qu'une fouille verte & découvert, et une pelote de fil blanche & I lumitre du jour aurait & Ia lumiére du gaz la couleur d'une ‘crange'. » Ainsi la psychologic, quand on In compare avec ses 1, Henna, Grundzage, p. 16. au JOVEN DE PSVEHOLOG! ines senaualistes, accompli aussi son ¢ renversement des vtours». Ele consére le dogme de la « correspondane » ruliévo ST univoque entre Fexcilant physique ot Ia peresption comine une Stosion, tandis que impression « transformés » modifiée dans, ve sens des différents phénoménes de constance, est impression c uraie », paree que cst seulement sur cette base quo nous powySns santrue une connaissance dela réalité. Cea, & ce qu'il me semble, tan pts déeisit; seul il permet de surmonter Ia séparation ot méme Trentagonisme qui a exit jusqu‘iel entre le point de vue paychor Togique et le point de vue de la critique do la connaissance dons Tedomaine dela Uhéorie dela perception. Sur ce nouveau terrain, f= psychologie et la critique de Ia connaissance peuvent #¢ rencontre tt attaquer de concert. les nombreux problémes non encore résolus, (Gocteborg. Univeratt. Treduit por P, GuiLLAvse) CASsINER.

Vous aimerez peut-être aussi