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Année universitaire 2019-2020

Licence 1 Droit – Semestre 1

Droit constitutionnel – Travaux dirigés

Équipe pédagogique :
M. J.-J. URVOAS (CM), M. L. MVE ELLA (TD)
Mme S. LE BRETON (TD) M. J.F. LE GOFF

Séance n° 8 – L’EVOLUTION DU REGIME POLITIQUE FRANCAIS

Objectifs de la séance :
Comprendre pourquoi et comment la nature du régime politique de la Vème République a évolué.

Sujet de dissertation :
Quelle est la spécificité du régime de la Vème république ?

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Chercher les dates clés de la Vème République

Eléments bibliographiques :
- J. Benetti, « Le mythe de la sixième République », Pouvoirs, vol. 166, 2018, pp. 139-145
- S. Aprile, « Aux origines du présidentialisme », Le Monde diplomatique, avril 2017, p. 27.
- A. Moine, « La résurgence des interrogations relatives à la représentativité des élus lors de la campagne
présidentielle de 2017 », Civitas Europa, vol. 39, 2017, pp. 181-201.
- B. François, La sixième république, pourquoi ? comment ?, Les petits matins, 2015, 128 p.
- G. Bergougnous, « La normalisation de la fonction présidentielle est-elle possible ? Réflexions sur une exception
française » in Mélanges en l’honneur de Jean Gicquel, Constitutions et pouvoirs, Montchrestien, 2008, pp. 43-59.
- D. Vergely, « L'équilibre des pouvoirs : une utopie constitutionnelle », Revue de droit public, n°5, 2009, pp. 1452-
1472.
- A. Laquièze, « Le modèle du régime présidentiel sous la Ve République », Droits, vol. 43, 2006, pp. 45-60.

Document 1 : D. Chagnollaud, « ‘Holmes et le casse-tête chinois’ : classification des régimes et élection


concurrentielle », in C.-A. Garbar (dir.) Les mutations contemporaines du droit public : Mélanges en l’honneur de
Benoît Jeanneau, Dalloz, 2002, pp. 330-333

M. Holmes, je connais toutes vos enquêtes. C’est admirable.

Merci M. Le professeur. J’ai lu aussi tous vos livres et m’interroge sur le droit constitutionnel en pays chaud. C’est
en effet une difficulté... Là-bas, les régimes politiques sont en proie à une fièvre : le « présidentialisme ».

Si vous voulez, M. Holmes. Mais, le présidentialisme n’est pas vraiment un régime mixte puisqu’il est caractérisé
le plus souvent par son fonctionnement, consistant dans l’application déformée du régime présidentiel, dit
classique : l’affaiblissement des pouvoirs du parlement et de l’hypertrophie des pouvoirs du président...

Intéressant...

C’est ce que j’appelle « la variante exotique » du régime présidentiel qu’on trouve essentiellement en Amérique
latine.
...
Le « présidentialisme » n’est pas un concept, Watson, dès lors que pour le caractériser on a toujours recours à des
adjectifs : présidentialisme parlementaire, présidentialisme autoritaire, renforcé, fermé, etc. Il est donc plastique et
ne rend compte de rien, ni d’un régime ni d’un système : il illustre parfaitement le cas d’un concept flou qui pour se
définir entreprend une course incessante après l’actualité...

Certes, Holmes. Ne devrait-on pas parler alors d’un régime semi-présidentiel, certes encore imaginaire, mais se
rattachant au gouvernement présidentiel des Etats-Unis mais dans lequel on retrouverait des éléments
fondamentaux du parlementarisme, la différence essentielle concernant le choix du chef de l’État ?

Certes, Watson. Mais, il pourrait devenir en pratique « semi-parlementaire » dès lors que le chef de l’État accepte
de désigner, comme premier ministre le leader de la majorité. Il ne serait donc pas vraiment semi-présidentiel sauf
peut-être dans un sens exclusivement juridique. En fait, il est la démonstration qu’il est impossible d’induire d’une
catégorie dont les critères, découlés de deux catégories hétérogènes, un fonctionnement particulier, une relation
de causalité absolue !

Tout de même, Holmes, l’élection du président au suffrage universel ce n’est pas rien, même si c’est choquant !
Certes. D’ailleurs, le seul critère réellement distinctif des deux régimes constitutionnels est le mode d’élection : on
pourrait même définir le régime présidentiel comme celui dans lequel le chef de l’État est élu au suffrage universel,
le régime parlementaire dans lequel seul est élu au suffrage universel le Parlement.

Le mode d’élection en démocratie pluraliste et compétitive, Watson, n’est pas qu’une simple norme : en régime
parlementaire, le fait que la totalité du pouvoir soit exercé par une seule branche de l’exécutif, - le gouvernement
porté par une majorité – ne découle historiquement que d’un critère fondamental, à savoir le suffrage universel
étayé par la concurrence électorale.

Terrific !

Dans le régime parlementaire, faute d’expression concurrente du suffrage universel, l’exécutif ne peut s’opposer
aux Assemblées seules traductrice de la volonté populaire... Le chef de l’État à terme ne devrait disposer d’aucune
capacité – même limité d’action politique : le dualisme juridique ne donne nullement lieu à un dualisme politique
puisque l’assemblée et l’unique transformateur de la volonté populaire. Il s’en suit qu’en démocratie pluraliste, il ne
peut y avoir qu’un système parlementaire moniste. Disons même que l’adéquation entre le régime au sens juridique
et le système au plan politique de distribution effectif des pouvoirs est total : le gouvernement est tout l’exécutif...
Et la chambre des lords, Holmes !

Je fais de la prospective, Watson

C’est révolutionnaire et dangereux pour la couronne !

De même, la définition – élémentaire - du régime présidentiel comme un régime où le président er le Parlement


sont élus au suffrage universel, n’induit pas comme par enchantement un rôle « moteur » de l’élection présidentielle
– de l’élection découlant l’hégémonie présidentielle. Au contraire, l’absence d’élection du président au suffrage
universel rend impossible sa domination ou réduit à néant toute capacité d’opposition du président à la majorité
des assemblées. D’autre part, la comparaison réciproque avec le régime parlementaire impose de parler d’élection
concurrentielle. Si elle ne l’est pas, le régime est un système parlementaire, tout simplement dès lors que les parties
en décident ainsi : il leur suffit de considérer, ensemble, que l’élection présidentielle n’est pas l’enjeu décisif, et
leurs chefs aspirent aux fonctions de Premier ministre... Un jour peut-être en Irlande ?

Mais elle n’est même pas encore indépendante, Holmes !

Je divague, Watson.
Vous voulez dire que l’élection au suffrage universel n’est pas vraiment compétitive et fonctionne dans votre cas
d’école comme un substitut à l’onction d’un monarque constitutionnel, dépouillé, en droit ou en fait de la réalité du
pouvoir ?

Tout à fait, Watson, Il s’agit donc de régimes formellement présidentiels, au sens juridique du terme que j’ai redéfini,
mais fonctionnant comme un système, parlementaire...

En somme, c’est la doctrine française qui a tout inventé et tout mélangé... C’est français ont l’esprit de système !

Pas exactement Watson... Les grands publicistes français n’ont pas tous vu un caractère contingent de l’appellation
« présidentiel » et ont confondu gouvernement et régime, puis cherché à ranger le régime américain, à la manière
botanistes, dans des catégories juridiques aussi étanches que d’apparence rationnelle, alors qu’il s’agissait d’une
simple formule. Enfin ils ont pour certains déduits de ce régime un fonctionnement particulier des institutions, ce
qui n’a pas en soi, grand sens.

Document 2 : S. Aromatario, « La dérive des institutions vers un régime présidentiel », Revue de droit
public, 3, 2007, p. 731 (extraits)

« Si la modernisation de la Ve République ne se fait pas ou ... ne répond pas aux grandes attentes
exprimées alors la France aura tôt ou tard un régime présidentiel ». C'est avec de tels propos qu'une
grande partie de la classe politique actuelle appelle à réformer les institutions de notre République dont
la longévité lui fera bientôt fêter ses cinquante ans. Il y a la volonté de corrections profondes quand ce
n'est pas l'appel à la confection d'un nouveau texte pour une VIe République. Le choix se fait entre un
régime parlementaire reconstruit autour d'un Parlement renforcé et un régime présidentiel où seul le
Président serait aux commandes du gouvernement. Or il semble que ce choix n'en soit pas un, et que la
Ve République se dirige déjà vers un régime présidentiel.

La raison tient au fait que dès l'origine de la Constitution de 1958 la première préoccupation des
constituants est de donner à la France un véritable chef d'État. Un révisionnisme constitutionnel entend
remettre en cause la peur d'un exécutif fort. Ainsi, pour la première fois des pouvoirs propres sans
contreseing sont attribués au président de la République, et afin qu'il dispose d'une totale disponibilité
pour diriger le pays, le régime parlementaire est choisi. Certes la rédaction constitutionnelle est encadrée
par la loi du 3 juin 1958 et celle-ci impose une répartition souple des pouvoirs, il n'empêche qu'aux yeux
des constituants le régime parlementaire peut permettre de donner davantage de capacité d'action au
chef de l'État sans pour autant en être directement responsable. Les pouvoirs qui lui sont attribués
nécessitent une plus grande légitimité, d'où sa désignation par un collège élargi de près de 80 000
personnes. Mais cela ne pouvait suffire et très vite l'élection au suffrage universel direct est choisie. Cette
réforme conforte les pouvoirs élyséens en donnant au régime une teneur présidentialiste. Laquelle fait
concentrer « le pouvoir entre les mains du chef de l'État en raison de son mode d'élection au suffrage
universel et de la disposition d'une majorité parlementaire ». Les révisions constitutionnelles qui ont suivi
ont renforcé cet aspect au point qu'un régime présidentiel à rebours se construit. C'est-à-dire qu'il ne
s'installe pas immédiatement, mais au fur au à mesure des modifications de notre Constitution.

Dès lors, l'idée d'une Ve République qui ne peut évoluer d'après Valéry Giscard d'Estaing ou Jean-Pierre
Chevènement vers un tel régime, que « par touches successives », ou par « une méthode de glissements
» est en réalité d'ores et déjà en place. Nous assistons quasiment depuis son origine à une dérive
présidentielle des institutions.

Et ce, au point de constater que si la Ve République a vite passé du parlementarisme rationalisé au


présidentialisme, elle se dirige désormais vers un régime présidentiel
Document 3 : B. François, « III. Le déséquilibre présidentialiste », Le régime politique de la Ve République, La
Découverte, 2011, pp. 63-100 (extrait)

Le pivot d'une recomposition partisane

Conquérir l'Élysée ? Encore faut-il que les forces politiques en fassent leur objectif prioritaire, et ici rien n'est moins
évident. C'est en effet par une forme d'illusion rétrospective que la réforme constitutionnelle de 1962 est
appréhendée comme le moment à partir duquel le sort du régime a été irrémédiablement noué. Temps fort, certes,
de la formalisation du rôle présidentiel [Lagroye, 1992], elle ne peut s'analyser toutefois comme le déclencheur à
partir duquel s'amorce « tout naturellement » la présidentialisation du régime [Dulong, 1997] car cette
« présidentialisation », les forces traditionnelles de gauche (et du centre) n'en veulent pas dans les années 1960.
Comment expliquer alors le retournement de stratégie qui va conduire ces forces politiques à investir dans le
trophée présidentiel ? C'est ce qu'a cherché à éclaircir Olivier Duhamel [1980] dans une analyse fouillée de l'histoire
du ralliement de la gauche au nouveau régime. Il montre que ce ralliement ne découle pas d'une théorie du pouvoir
et encore moins d'un respect de la « règle » constitutionnelle mais de raisons essentiellement tactiques. C'est parce
que l'élection présidentielle peut permettre au parti communiste de se réinsérer dans le système politique (mis au
ban des coalitions gouvernementales durant la IVe République, son influence électorale décline fortement au début
de la Ve République tandis que sa « déstalinisation » favorise, en son sein, l'apparition de dissidences
« réformistes ») ; c'est parce qu'elle peut forcer une reconstitution de la gauche socialiste, qui connaît une forte
division avec le déclin de la SFIO ; bref, c'est parce qu'ils peuvent utiliser la Ve République pour servir leurs propres
intérêts partisans que des dirigeants de la gauche vont investir l'élection présidentielle et vont finir par accepter,
non sans résistances, le principe de la prééminence présidentielle. Plus encore, pour Olivier Duhamel, la gauche
n'a pas simplement accepté la lecture présidentialiste du régime : elle l'a d'une certaine manière réalisée. En
investissant l'élection présidentielle, elle a contrecarré la logique plébiscitaire voulue par le général de Gaulle en
imposant une compétition démocratique, fondée sur la défense d'un programme susceptible de façonner et de
superposer majorités présidentielle et parlementaire, ouvrant alors la voie à cette « transitivité majoritaire »
[Colliard, 1998] qui est l'une des conditions essentielles de la prééminence présidentielle.

Doit-on pour autant, comme le fait Olivier Duhamel [1980, p. 551], attribuer cette évolution à une loi selon laquelle
« le facteur déterminant les positions constitutionnelles d'une force politique est lui-même déterminé par la situation
de cette force politique par rapport au pouvoir » ? En clair, la gauche aurait accepté la Ve République au fur et à
mesure qu'elle approchait du pouvoir. La vertu de cette explication est qu'elle met l'accent, très justement, sur la
dimension stratégique des conceptions constitutionnelles et qu'elle relativise le poids des contraintes
institutionnelles, en montrant que ces contraintes ne sont véritablement « contraignantes » que dans la mesure où
elles sont pensées comme telles. Bien que Olivier Duhamel n'en dise rien, on a là en fait une inversion (ou une
complexification) du schéma causal : les acteurs politiques font exister les contraintes institutionnelles tout autant
qu'elles s'imposent à eux. On préférera, pour notre part, suggérer une autre hypothèse, complémentaire d'une
certaine façon de l'analyse précitée, et qui renvoie à un phénomène sociologique qui dépasse très largement le
cas de la gauche sous la Ve République : les détenteurs de positions dominées dans l'espace politique cherchent
toujours à transformer à leur avantage les rapports de force en les politisant, contrairement aux « dominants » qui
s'efforcent généralement de les dépolitiser, pour « naturaliser » leurs positions et ainsi pouvoir les conserver [par
exemple, Gaxie, 1993].

...
Vers un rééquilibrage ?

C'est avec la « responsabilité » comme mot d'ordre que Nicolas Sarkozy s'était engagé durant la campagne
présidentielle de 2007 à réformer la Constitution, en estimant, à raison, qu'« il n'est pas sain que le président de la
République contrôle, en fait et en droit, l'ensemble de nos institutions ». « Il ne peut y avoir de pouvoir fort sans
responsabilité forte », avait-il expliqué, en précisant que « dès lors que le président gouverne », ce dernier doit être
« responsable ». Pour cela, il fallait selon lui que le président « puisse s'exprimer au moins une fois par an devant
le Parlement pour expliquer son action et pour rendre compte de ses résultats ». Et c'est dans ce but qu'a été
modifié l'article 18 de la Constitution en juillet 2008.
Il y a là de quoi être perplexe [François, 2009]. De quelle responsabilité parle donc Nicolas Sarkozy ? Lorsqu'il
évoque le discours devant le Parlement réuni en Congrès d'un président qui gouverne, il est question de la
responsabilité de tout chef qui, dans une organisation soumise aux impératifs de communication contemporains,
exerce effectivement le pouvoir qui lui a été confié et explique alors ce qu'il fait. La responsabilité politique, ce n'est
pourtant pas que cela. Dans les démocraties parlementaires – ce qu'est la Ve République, même
« présidentialisée » –, elle se mesure d'abord par rapport à l'état d'une relation qui se dénomme « confiance ». Les
gouvernants doivent être en permanence en mesure de rendre des comptes sur l'usage qu'ils font ou ont fait de la
confiance qui leur a été accordée. Cette confiance, qui peut être renouvelée à tout moment, peut disparaître aussi
subitement. Avec la réforme de 2008, le gouvernant suprême – le président de la République – choisira son
calendrier et le thème de son discours, vantera les mérites de son action, n'aura même pas à écouter poliment les
louanges de ses supporters et les critiques de ses opposants puisque le débat parlementaire se déroulera « hors
sa présence », et s'en retournera tranquillement à l'Élysée, son devoir communicationnel accompli (et en ayant
affaibli au passage le Premier ministre – pour quel bénéfice ?). À aucun moment, la question de confiance ne
pourra être posée. Drôle de responsabilité qui s'apparente au bon plaisir du monarque.

Être responsable politiquement, c'est aussi, après avoir rendu des comptes, tenir compte. C'est pour cela que les
parlementaires disposent d'un moyen de pression : la menace de censurer – de renvoyer – le gouvernement. Ici,
le président, qui a pourtant absorbé dans sa personne tout le gouvernement, ne pourra être censuré alors qu'il
conservera l'arme disciplinaire de la dissolution de l'Assemblée nationale. C'est ainsi un président hors d'atteinte,
mais potentiellement menaçant, qui se présentera quand il le souhaitera devant le Parlement. On se demande où
est le « rééquilibrage » annoncé des institutions...

Paradoxalement, en permettant au président de s'exprimer ainsi devant le Parlement, la réforme constitutionnelle


de 2008 a entériné une pratique démocratiquement déviante – le découplage entre l'exercice du pouvoir d'État et
la responsabilité politique des gouvernants –, en gravant alors symboliquement dans le marbre constitutionnel un
principe d'irresponsabilité des gouvernants et le dévoiement présidentialiste de la Ve République.

Document 4 : P. Jan, « La réelle mais fragile prééminence présidentielle sous la Vème République », Les Petites
Affiches, n°26, 2015, p. 6 (extraits)

Élu du peuple mais protégé de la République, le président de la République est un chef au sens plein du terme.
Chef de l'État par son rôle constitutionnel et chef de l'exécutif par ses attributions, le président de la République
enfile le costume de chef de l'opposition exceptionnellement lorsque la majorité présidentielle et la majorité
législative divergent. Cette dernière configuration politique n'est cependant pas la marque dominante de la
Ve République. Elle ne devrait d'ailleurs jamais le devenir, le passage au quinquennat et l'organisation des
élections législatives dans la foulée de l'élection présidentielle depuis 2002 poursuivant précisément un objectif :
celui de rendre très improbable une cohabitation. Le président de la République reste donc un « patron », le chef
de la majorité gouvernante.

Le soutien de la majorité législative est la condition de la prééminence présidentielle. Sans elle, le président de la
République ne saurait prétendre être un acteur engagé de la vie politique même si, pour autant, il n'est pas
condamné au mutisme et à l'inaction. Sans entrer dans un éternel débat stérile sur la nature du régime mis en
place par la Constitution de 1958, les épisodes de majorités concordantes ou de cohabitation démontrent en tout
état de cause que la Ve République est un vrai régime parlementaire. Certainement pas un régime « semi-
présidentiel », notion dénuée de sens et de fondement, marquée par le temps. Tout au plus, et pour l'essentiel,
peut-on dire que la Ve République est un régime parlementaire à prééminence ou direction présidentielle.

Toutes les présidences, de Charles de Gaulle à François Hollande, partagent ce trait de la Ve République : La
prééminence présidentielle est un fait indiscutable même si son intensité varie selon les hommes et les périodes.
Les pourfendeurs de la Constitution de 1958 et les promoteurs d'une VIe République ne s'y trompent pas. Leurs
projets ont pour point commun d'affaiblir la présidence de la République en la cantonnant à une neutralité
bienveillante. Il n'en demeure pas moins que la prééminence présidentielle qui s'appuie tant sur le texte que sur
son interprétation par les principaux acteurs politiques et juridictionnels est fragile. À cet égard, sans même
s'attarder plus avant sur l'absence de majorité législative absolue sur laquelle peuvent s'appuyer le chef de l'État
et son Gouvernement, des modifications constitutionnelles importantes en 2008 ont peut-être introduit le ver dans
le fruit, porteuses de conséquences qui peuvent affecter et écorner durablement, en cas de circonstances politiques
défavorables au président de la République, sa prééminence au risque d'un désordre politique.

Document 5 : La Constitution de la Ve République va dans le sens du Président, Titre VII, N° 1 "Le sens
d'une constitution", septembre 2018. Martial Foucaud, Professeur des universités en science politique à
Sciences Po et directeur du CEVIPOF

« Une constitution, c'est un esprit, des institutions, une pratique ».


Charles De Gaulle (conférence de presse du 31 janvier 1964).

Chercher le sens politique d'une Constitution obéit à plusieurs détours sémantiques voire historiques sur
l'émergence d'une notion corsetée dans un registre juridique, qui est parfois éloigné de l'usage moderne
employé par les politologues, sociologues ou historiens. S'il ne fait aucun doute que le modèle politique
de la Constitution de 1958 emprunte à plusieurs traditions philosophiques, allant de la vision libérale de
l'Esprit des Lois de Montesquieu au modèle de « démocratie plébiscitaire » chère à Max Weber en
passant par le principe de souveraineté inspiré Du Contrat Social de Rousseau, sa résilience tient tout
autant aux acteurs politiques qui l'ont fait vivre, au contexte national et international auquel elle a été
exposée, enfin et sans doute le plus important, à l'art de gouverner.

Pour le politologue, la Vème République dessine les contours du régime politique français. Mais
contrairement à d'autres démocraties libérales, la Constitution de 1958 ne saurait suffire dans sa lecture
à apprécier la nature du régime politique en vigueur soixante ans plus tard. Qualifiée par René Capitant,
constitutionnaliste préféré de De Gaulle, de « texte le plus mal rédigé de notre histoire constitutionnelle
»(1), la Constitution a pourtant fait la démonstration de sa durée, a surmonté ses thuriféraires, a envouté
ses opposants lorsqu'ils ont exercé le pouvoir suprême et surtout s'est glissée dans l'esprit de la majorité
des Français comme un cadre indépassable. Ce dernier point est fondamental car il est étroitement lié à
l'esprit de la Vème, à savoir l'élection du président de la République au suffrage universel introduite par
référendum en 1962. Nous reviendrons plus tard sur les conséquences d'une telle révision mais il importe
au préalable de situer le sens d'une constitution dans le corps social et politique de la nation française.
Autrement dit, la Constitution de 1958 a-t-elle pleinement rempli son rôle de restaurer un exécutif stable
sans sacrifier la relation fondamentale gouvernants-gouvernés ? Quels sont les ressorts politiques qui
ont favorisé l'installation d'un régime de plus en plus présidentialiste ?

De la constitution naît un régime politique

Une lecture par trop juridique d'une constitution renseigne seulement sur l'organisation des pouvoirs au
sein d'une société. Organisation qui peut, selon certaines circonstances, tendre vers une fusion entre les
représentants et les représentés, les gouvernants et les gouvernés, finalement l'État et les citoyens ou
bien favoriser une mise à l'écart ou une mise en tension de ces deux corps. A défaut de choisir
formellement l'un des deux modèles, la Vème République ne fait que suivre une tradition conflictuelle de
la République française. En effet, les modalités de l'expression de la volonté générale telle que stipulée
à l'article 6 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen oppose deux traditions politiques plus
anciennes.

D'un côté, nous retrouvons sous la plume de Georges Burdeau(2) l'idée de «démocratie gouvernée» qui
accorde aux citoyens le droit de déléguer leur pouvoir aux représentants de la nation dans une
perspective philosophique chère à Montesquieu.
D'un autre côté, la « démocratie gouvernante » consacre la vision rousseauiste d'un régime politique
plaçant le citoyen au cœur du processus de légitimité de la décision politique, de telle sorte que la loi
adoptée par le législateur soit adoptée par le peuple.

De cette distinction naît l'essence même du régime politique. Partons de cette lecture pour qualifier la
transition de la IVème à la Vème République. La IVème République avait accouché d'un régime
parlementaire encore non rationalisé et prenait les formes d'une démocratie gouvernée par le principe de
représentation ou de gouvernabilité mais s'en éloignait tant les gouvernants ne gouvernaient plus et le
peuple pris dans son ensemble (ici corps électoral) ne gouvernait pas davantage. A l'inverse, le modèle
de démocratie gouvernante(3) - ou de démocratie d'exercice pour reprendre l'expression de Pierre
Rosanvallon(4) - suppose la participation active des citoyens, au-delà des rendez-vous électoraux, que ni
la IVème ni la Vème République n'énoncent explicitement, au-delà du rappel des libertés fondamentales
garanties par le préambule de la déclaration des droits de l'Homme. Il ne s'agit pas ici d'expliciter les
raisons politiques et sociales d'une trajectoire différente de celle suivie par la Suisse par exemple mais
d'exemplifier l'attente démocratique comme un rendez-vous partiellement manqué en 1958. Certes De
Gaulle a réservé au peuple français l'expression du suffrage universel pour désigner le président de la
République. Ce faisant, il associait les Français au destin du pays, considérant ici que le suffrage universel
s'imposait comme la pierre philosophale de l'idéal démocratique de la Constitution.

C'est précisément de cet instrument, le suffrage universel, qu'une ambiguïté (5) majeure surgit dans
l'histoire de la Vème république. Deux terrains d'analyse méritent d'être déployés pour saisir la
particularité du modèle français :

1. L'élection du président de la République au suffrage universel assure-t-elle à elle seule la


légitimité politique d'un chef d'État ? Plus fondamentalement, la convocation du corps électoral
en de pareilles circonstances ne donnait-t-elle pas l'occasion au général De Gaulle d'installer une
nouvelle culture politique ? C'est-à-dire un système d'arrangements institutionnels mettant fin à
la séparation entre société civile et société politique héritée de la logique représentative des deux
républiques précédentes par l'affirmation du pouvoir présidentiel, dans un lien direct mais non
permanent avec le peuple. Étranger à la culture républicaine des premiers constituants, De
Gaulle a préféré un relativisme institutionnel traduisant les aspirations d'un peuple à un moment
de son histoire. Texte de compromis pour certains constitutionnalistes, la Constitution de 1958
consacre un modelage des institutions politiques plaçant au cœur du dispositif l'État, et plus
précisément le renforcement de l'État central par l'autorité présidentielle. Sans doute la crainte
pour De Gaulle d'observer de nouveau la déliquescence de l'État au gré d'événements
exceptionnels (seconde guerre mondiale, guerre d'Algérie) l'a convaincu de rétablir une unité,
une autorité et un arbitrage légitimés directement par le peuple plutôt que par ses représentants
parlementaires.
2. Par la convocation des citoyens-électeurs aux urnes pour désigner le président mais aussi et
toujours pour élire les députés, la Vème République a enfanté d'une situation inédite parmi les
démocraties libérales occidentales, à savoir la co-existence d'une majorité présidentielle et d'une
majorité parlementaire dont la Constitution donne préséance à la première, confirmée aujourd'hui
par des taux de participation électorale élevés (80% en moyenne depuis 1965). Si la logique
constitutionnelle semble implacable dans l'esprit des fondateurs de la Vème, la logique politique
se heurte au principe de la responsabilité politique du bon gouvernement. Bien sûr, la pratique
de la Vème a fait la démonstration de sa résilience en période de cohabitation, en situation de
crise économique et sociale, ou même d'attaque terroriste. L'Assemblée nationale et donc les
représentants de la nation disposent de peu de moyens pour contester la majorité présidentielle
dès lors que la majorité parlementaire tient sa légitimité certes du peuple mais avant tout de celle
du président qui attend de cette dernière la mise en œuvre de son projet politique. Peut-on
imaginer un instant, et a fortiori depuis 2002, une majorité parlementaire s'opposer de manière
systématique au projet présidentiel qu'ils auraient porté le temps d'une campagne législative
victorieuse ? Or l'opposition majorité parlementaire - majorité présidentielle ne devrait pas poser
de problèmes majeurs si le principe même de contre-pouvoirs s'exercait réellement entre pouvoir
exécutif et pouvoir législatif. La crise de défiance vis-à-vis du politique en France trouve en partie
sa réponse dans l'architecture des institutions politiques.

Même s'il est permis de douter que la France traverse aujourd'hui une crise de la représentation politique,
qui pourrait déboucher in extenso sur une crise de régime, il est en revanche plus réaliste de parler d'une
crise des pratiques de la démocratie représentative. Les trois épisodes de cohabitation (1986-88, 1993-
1995 et 1997-2002) et le résultat du référendum du traité constitutionnel européen de 2005 fournissent
les meilleures illustrations du renoncement à l'esprit démocratique de la Vème République. La société et
le corps politique se sont abîmés sur l'autel de la permanence du pouvoir au nom d'intérêts politiques
contradictoires. Ici se joue le renoncement au principe de démocratie électorale. Mais la Constitution de
1958 ne repose pas sur l'affirmation d'une démocratie électorale, elle privilégie au contraire une légitimité
de suprématie de l'État comme lieu de l'intérêt général impliquant que l'élection du Président doit
impérativement dépasser le périmètre idéologique des partis politiques qui le soutiennent (6).

La force du suffrage universel, clé de voûte de la Vème République, contenait-elle les germes d'une
présidentialisation du régime ? L'histoire politique des soixante dernières années des institutions
politiques françaises n'a pas seulement consacré la figure du président de la République, elle a aussi
renforcé le déséquilibre institutionnel vers l'exécutif. A la question de savoir qui détient le pouvoir de dire
la loi, de gouverner, la réponse s'impose naturellement : le chef de l'Etat. Est-ce une anomalie ? Est-ce
une dérive de la logique des institutions politiques ?

Consécration de la présidentialisation du système partisan

Comment catégoriser la Constitution de 1958 ? L'exercice soulève nombre de controverses liées aux
critères objectifs de classification d'un régime politique(7). La multiplicité d'expressions(8) pour désigner le
régime de la Vème traduit la perplexité dans laquelle ont été plongés juristes, intellectuels, et politologues
: «régime parlementaire» pour Michel Debré, « République sénatoriale » pour Marcel Prélot, « République
impériale » pour Raymond Aron, « principat » pour Bertrand de Jouvenel, « régime semi-présidentiel »
pour Maurice Duverger, « régime ultra-présidentiel » pour Georges Vedel, « régime hybride » pour Pierre
Avril, « présidence impériale » pour Arthur M. Schlesinger...

Aucun consensus ne s'est donc établi à propos de la Ve République française. Ni pleinement


parlementaire, ni pleinement présidentiel, le régime actuel semble irréductible à toute catégorisation
formelle car il met en tension deux principes, à savoir la responsabilité du gouvernement devant
l'Assemblée nationale et l'irrévocabilité politique mutuelle des pouvoirs. De cet enchevêtrement
constitutionnel émerge, pour reprendre les mots du politologue Olivier Duhamel (9), « une démocratie à
part » qui s'apparenterait à un « système présidentialiste ». L'expression mérite un détour analytique.
Tout d'abord, la disparition du terme «régime» pour lui préférer celui de « système » suggère que la
malléabilité ou l'esprit de la Vème République ne peut s'enfermer dans un cadre strictement codifié. Si le
droit constitutionnel ne rend pas totalement compte de la plasticité du texte, la science politique apporte
un éclairage différent sur la pratique des acteurs et les logiques de pouvoir qui peuvent en découler. Et
c'est bien de cela dont il s'agit. La Vème République vit par sa Constitution tel un noyau dans sa structure
cellulaire. Imprévisible dans sa mutation car certaines cellules peuvent contenir plusieurs noyaux, la
Constitution de 1958, du moins celle de 1962, laisse peu de place à l'imprévision de la relation pyramidale
entre le Président et le peuple.
Ensuite, ce qui fait système sous-tend l'idée d'interactions dépassant le seul cadre de l'exercice du
pouvoir. Il y a donc un sens politique derrière cette formulation de «système présidentialiste». Le
constitutionnaliste Dominique Rousseau(10) offre une lecture politique convergente lorsqu'il écrit que la «
France est à la recherche depuis deux siècles d'une organisation équilibrée des pouvoirs ». Il ne remet
pas tant en cause une absence de séparation des pouvoirs exécutif et législatif mais plutôt un déséquilibre
profond conférant au sommet de l'État la suprématie du pouvoir en toutes circonstances. La démocratie
gouvernée domine la démocratie gouvernante.

Si la Vème République produit aujourd'hui plus de désenchantement démocratique qu'à ses origines, les
raisons sont à chercher du côté des évolutions formelles de la Constitution et de la pratique des
gouvernants plutôt que du texte fondamental lui-même. Nous avons parlé précédemment de l'élection du
Président au suffrage universel. Le référendum de septembre 1962 a certes transformé le rapport
entretenu entre le chef de l'État et les citoyens, non pas nécessairement dans une relation plébiscitaire
mais plutôt dans une fonction d'incarnation du peuple. Mais le référendum du 24 septembre 2000 fixant
la durée du mandat du président de la République à cinq ans et synchronisant élection présidentielle et
élections législatives dans cet ordre a offert un crédit supplémentaire à la présidentialisation du système
politique français. Désormais, le rapport gouvernants-gouvernés est organisé autour de l'élection
présidentielle, concentrant toutes les attentions de l'opinion publique, des acteurs économiques et
finalement des partis politiques. Car, si le quinquennat ne souffre pas à proprement parler d'une
contestation normative faisant de la France un pays comparable à d'autres démocraties en termes de
durée de vie moyenne de l'exécutif, il pose de manière cruciale la question de la réduction à la portion
congrue des contre-pouvoirs politiques à l'autorité présidentielle. Le quinquennat n'interdit pas
l'occurrence d'une majorité parlementaire différente de la majorité présidentielle mais en limite
sérieusement la possibilité. Dès lors, c'est l'ensemble de l'organisation de la vie politique qui s'en trouve
modifiée : partis politiques concentrés sur la recherche du meilleur candidat « présidentiable »,
organisation de primaires ouvertes depuis 2007 au sein des partis traditionnels de la Vème République,
personnalisation de la campagne présidentielle... Mis côte-à-côte, c'est l'esprit même de la Vème
République qui bascule vers une nouvelle culture politique, celle de l'hyper-présidentialisation du régime.

Souvent oublié des débats constitutionnels car non inscrit dans la Constitution, le système électoral
français par la prééminence du fait majoritaire (scrutin uninominal majoritaire à deux tours pour toutes les
élections nationales) a largement contribué lui aussi à modeler la Vème République. Sa stabilité peut
même interroger. Il n'a été modifié qu'une seule fois en soixante ans, lorsque le Président Mitterrand
décida d'expérimenter le scrutin proportionnel à l'occasion des élections législatives de 1986 pour des
raisons de stratégie électorale et pas pour améliorer la représentation politique. Mais c'est bien le mode
de scrutin majoritaire qui participe à la désignation d'un homme ou d'une femme providentiel.le puisque
les citoyens disposent de ce droit constitutionnel d'élire la clé de voûte du système politique qu'ils ont
soutenu à 62 % en 1962. Philippe Raynaud(11) propose une lecture intéressante en affirmant que
«l'élection du Président au suffrage universel a produit des effets qui n'étaient pas ceux que poursuivait
le général de Gaulle puisqu'elle a conduit à un présidentialisme majoritaire dans lequel les partis jouent
un rôle décisif, là où le fondateur de la Ve République espérait doter ses successeurs d'une légitimité
transpartisane pour pérenniser le régime consulaire et plébiscitaire».

Malgré l'accumulation de 24 révisions constitutionnelles, la Constitution de 1958 demeure mais le


système politique change. Il n'est pas nécessaire de rappeler la crainte voire la défiance portée par De
Gaulle à l'endroit des partis politiques et de leur jeu dans l'arène parlementaire de la IVème République.
Mais de manière paradoxale ou inattendue, la transformation majeure née sous la Vème est le
changement du système partisan. En effet, les partis politiques ne sont plus les corps intermédiaires
imaginés par Tocqueville pour faire société mais des organisations partisanes chargés de sélectionner le
meilleur candidat pour remporter l'élection présidentielle.
Constitution et enchantement démocratique

Le niveau de confiance des Français vis-à-vis du politique atteint des niveaux abyssaux depuis une
quinzaine d'années. Les raisons sont multiples mais questionnent rarement la relation causale entre le
cadre défini par la Constitution et les pratiques de représentation voire d'incarnation. Le constat n'est pas
nouveau mais prend une forme contemporaine singulière. Le juriste Maurice Duverger (12) rappelle dans
son précis des institutions politiques quand Turgot dit à Louis XVI : «Sire, votre royaume n'a pas de
Constitution», il ne conteste pas le principe que la France ne possède pas d'institutions politiques mais
que « celles-ci ne sont point coordonnées, reliées les unes aux autres, organisées ». La Constitution de
1958 répond dans une large mesure à ce déficit de coordination en promouvant un régime vertical où le
président de la République impose et dispose. Il impose le rythme de l'agenda présidentiel, et dispose de
pouvoirs qu'il peut exercer sans contreseing du Premier ministre et des ministres responsables (article
19). Le président impose son arbitrage le cas échéant et dispose d'un cadre légal constitutionnel pour
être juge arbitre.

Les règles du jeu sont donc connues mais la recherche d'un idéal démocratique peut-elle se confondre
avec la centralité du pouvoir exécutif ? L'incarnation d'un tel pouvoir avec l'impératif de responsabilité
n'offre-t-elle pas les conditions d'une dérive césarienne ? L'histoire française ne peut faire table rase de
« l'homme-peuple »(13) du Premier empire où Napoléon jouissait de cette figure du représentant absolu
du peuple. En 2018, les tentations populistes à l'œuvre dans plusieurs démocraties convoquent de
nouveau la représentation de l'homme-peuple pour signifier la confiscation du pouvoir par des oligarchies
élitaires qui auraient abandonné ou travesti les aspirations des citoyens pour le bien commun. Cette
analogie entre deux périodes lointaines montre combien le « bon gouvernement » ne peut seulement
procéder du « bon représentant ». La Constitution de 1958 a précisément de gaullienne une pensée
politique où le Président n'est pas un représentant comme les autres (parlementaires, maire...) non pas
au nom du principe de séparation entre l'État et la société mais en l'idée d'un lien unique entre le peuple
et la tête de l'exécutif. Il faisait ainsi sienne cette formule : « le chef incarne, il ne représente pas » (14).

A s'y méprendre, le sens politique de la Constitution opposerait involontairement pouvoir de


représentation et pouvoir d'incarnation. Mais c'est précisément parce que le général de Gaulle a installé
l'élection du Président au suffrage universel que le pouvoir d'incarnation ne peut résister aux nécessités
de la représentation, imposée par la démocratie électorale. Sauf à imaginer un Président délégant,
comme le prévoit la Constitution (article 20), la détermination et la conduite de la politique de la Nation
au chef de gouvernement et ses membres, la pratique ordinaire de la Vème République a tourné le dos
à un Président qui incarne au profit d'un Président qui gouverne les affaires de la nation. Dès lors, il lui
incombe une mission de représentation politique à laquelle l'absence de responsabilité politique lui
permet de s'en affranchir, au moins entre deux élections.

En 2018, le projet de révision constitutionnelle porté par le Président Macron vise dans son intitulé à une
démocratie plus représentative, responsable et efficace. Au cœur de ce projet, le chef de l'exécutif entend
rationaliser davantage la procédure législative privant par voie de conséquence le Parlement d'un espace
de délibération dans la fabrique de la loi. Plus intéressant est le contenu des deux autres projets de loi
organique et ordinaire relative à l'abaissement du nombre de députés à 404 contre 577 aujourd'hui et du
nombre de sénateurs à 244 contre 348, et l'élection des députés par l'introduction d'une dose de
proportionnelle (15%) au mode de scrutin uninominal majoritaire.

Fidèle à ses engagements de campagne électorale, le chef de l'Etat articule la logique du changement
constitutionnel à un objectif de démocratie plus responsable et plus efficace par une facilitation du travail
législatif mais n'offre pas un grand soir constitutionnel en matière de renforcement des contre-pouvoirs
que pourrait exercer en théorie le Parlement.
Ces propositions de changement renforcent la tentation de ne pas faire ombrage à l'institution
présidentielle, de ne pas mettre en péril la personnalisation du pouvoir présidentiel, et finalement de
laisser penser que responsabilité et efficacité sont uniquement incarnées par le Président. Les citoyens
pourraient s'enorgueillir de posséder ainsi les clés de l'exercice de la responsabilité par un lien direct
entre eux et le Président. Mais le risque majeur d'une telle conception de la représentation est le
glissement déjà observé d'une surexposition médiatique du chef de l'Etat, d'une surenchère personnelle
dans l'action, et d'une responsabilité couperet entretenue par une démocratie d'opinion.

Il existe donc une impasse non pas démocratique mais une impasse de représentation par la pratique de
plus en plus présidentialiste de la Vème République. Les vertus précédemment rappelées du suffrage
universel pour élire le Président, combinées à de faibles contre-pouvoirs organiques, ont conféré au chef
de l'Etat une légitimité sans doute disproportionnée, une « super-légitimité »(15), source de tant de
malentendus. La Constitution de 1958 cristallise au fond la difficulté d'un passage d'une démocratie
gouvernée à une démocratie gouvernante, mais est-ce bien là une particularité française ou le lot commun
de toutes les démocraties libérales ?

(1) R. Capitant, préface à L. Hamon, De Gaulle dans la République, 1948.


(2) Burdeau Georges. 1959. « La conception du pouvoir selon la Constitution du 4 octobre 1958 », Revue
française de science politique, n°1, pp. 87-100.
(3) On lira chez Alain Lancelot dans son analyse de l'élection présidentielle de 2002 les prémices d'une

retour d'une démocratie gouvernante. Alain Lancelot, 2002, « Retour à la démocratie gouvernante ou
l'incroyable feuilleton des élections », Études 2002/9 (Tome 397), p. 181-192.
(4) Pierre Rosanvallon. 2015. Le Bon Gouvernement, Paris : Le Seuil.
(5) Le doyen Vedel parla d'équivoque constitutionnelle pour désigner l'incompatibilité entre une institution

présidentielle active élue par le peuple et l'existence d'une responsabilité gouvernementale devant
l'Assemblée nationale. Cité par Dominique Rousseau. 2007. La Ve République se meurt, vive la
démocratie. Paris : Odile Jacob, p. 176.
(6) Lucien Jaume. 2002. « La réhabilitation de la fonction gouvernementale dans la Constitution de 1958

», Esprit, janvier 2002, p. 86-98.


(7) Georgitsi Evangelia. 2010. « La spécificité de la Ve République et les classifications : une opposition

fausse », Revue française de droit constitutionnel, 2010/3 (n° 83), p. 543-564.


(8) Expressions relevées par Jean-Marie Donegani et Marc Sadoun, 1998, La Ve République. Naissance

et mort. Paris : Calmann-Lévy.


(9) Olivier Duhamel. 2008. « Une démocratie à part », Pouvoirs , n°126, p. 17-26.
(10) D. Rousseau. 2007. op. cit., p. 297.
(11) Philippe Raynaud, 2017, L'esprit de la Ve République, Paris : Perrin.
(12) Maurice Duverger. 1968. Institutions politiques et droit constitutionnel. Paris : Presses Universitaires

de France.
(13) P. Rosanvallon, op. cit., p. 314.
(14) J.-M. Donegani et M. Sadoun, op. cit., p. 49.
(15) P. Rosanvallon, op. cit., p. 164.

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