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Arabe et berbère en domaine ibadite (Afrique du Nord)

Vermondo Brugnatelli

Un trait caractéristique de l’ibadisme nord-africain, dès son arrivée sur place et son acceptation par
les populations locales, est le rapport étroit qu’il entretient avec la langue et la culture berbères. Les
îlots ibadites qui existent encore en Afrique du Nord, en Algérie (Mzab), en Tunisie (Djerba) et
Libye (djebel Nafûsa, Zuwâra), demeurent berbérophones jusqu’à présent et le passage au
malékisme est souvent accompagné de la perte de l’usage du berbère. Le phénomène est bien connu
dans tout le domaine ibadite et on trouve à ce propos de nombreuses observations éparses dans les
écrits de différents auteurs au fil du temps. On peut citer deux exemples concernant le djebel Nafûsa
et l’île de Djerba : l’analyse bien documentée de Jean Despois1 sur l’évolution diachronique du
peuplement de la région du djebel Nafûsa montre clairement les relations qui existent entre le recul
de l’ibadisme et de la langue berbère d’une part, et l’extension du malékisme et de la langue arabe
d’autre part. Une situation semblable ressort également des chiffres fournis par René Stablo à
propos de Djerba où, à peu près à la même époque, 98% des malékites étaient arabophones
monolingues tandis que la presque totalité des berbérophones (mono- ou bilingues) était concentrée
parmi les ibadites2.
La situation socio-linguistique en Afrique du Nord a beaucoup évolué depuis les premiers siècles de
l’islam, et l’étude de quelques témoignages anciens et contemporains permet de saisir certains
aspects des rapports sociolinguistiques entre les deux langues au fil des siècles. On a souvent
souligné le fait que l’ibadisme doit son expansion et sa rapide adoption par les populations de
l’Afrique du Nord à son caractère « universel », qui s’adresse aux croyants de n’importe quelle race
ou langue, au contraire des autres branches de l’islam, aussi bien sunnites que chiites, qui offrent
une place privilégiée à la langue arabe et aux chefs religieux issus de familles d’origine arabe.
Comme preuve de cette ouverture, on peut citer le choix d’un Persan comme chef de l’État
rustumide, ainsi que toute la série des chefs politiques et religieux locaux, qui étaient conscients de
leur berbérité et n’éprouvèrent jamais le besoin, comme le firent ailleurs les marabouts et beaucoup
de dynasties maghrébines, de s’attribuer une origine chérifienne. Comme le souligne Werner
Schwartz, il serait trop simpliste considérer l’ibadisme comme une « variante de la nouvelle religion
adoptée par des non-Arabes (...) dans le sens d’un mouvement anti-arabe »3, cependant, on ne peut
pas nier que son affirmation en Afrique du Nord est « à considérer comme une manifestation de
l’universalisme de l’islam et de l’égalité des droits de tous les croyants »4. Du point de vue

1 Jean Despois, Le Djebel Nefousa (Tripolitaine). Étude géographique, Paris, Larose, 1935, p. 143-155.
2 René Stablo, “Les Djerbiens” Une communauté arabo-berbère dans une île de l’Afrique française, Tunis, Sapi,
1946 ; réimpr. s.d. (1998 ?), p. 123 et ss. Les chiffres se rapportent au recensement de 1936. Idem, p. 13 et p. 130. En
réalité, quand il parle des Djerbiens ibadites, Stablo utilise la dénomination « wahabites » et réserve le nom
d’« abadhites » à l’autre communauté ibadite de l’île, les nukkarites, qui étaient « en voie de disparition par suite de
conversions au malékisme » (p. 18). En effet, les parties de l’île traditionnellement habitées par des nukkarites étaient
déjà devenues malékites et arabophones à cette époque.
3 Werner Schwartz, Die Anfänge der Ibaditen in Nordafrika. Der Beitrag einer islamischen Minderheit zur Ausbreitung
des Islams, Wiesbaden, Harrassowitz, 1983, p. 274-275.
4 Idem, p. 319.
linguistique, cette égalité implique que, tout en gardant à l’étude de l’arabe une place importante
pour la connaissance des fondements de la religion, cela permet de continuer à utiliser les autres
langues sans aucune interdiction ou imposition.

1. Le multilinguisme « officiel » en domaine ibadite

Le caractère ouvert de la « politique linguistique » de l’imamat ibadite de Tahert est confirmé par le
fait que, dans les serments et les propos solennels, on pouvait se servir d’autres langues que l’arabe,
tantôt à côté, tantôt à la place de ce dernier. Deux épisodes, transmis par plusieurs sources qui
concordent pour l’essentiel, nous renseignent à ce propos. Le premier, tel qu’il est relaté dans la
Chronique d’Abû Zakariyyâ’, concerne l’imam de Tahert ‘Abd al-Wahhâb. Quand il voulut
nommer Abû ‘Ubayda ‘Abd al-H’amîd gouverneur des Nafûsa, ce dernier essaya de se soustraire à
cette tâche qui lui paraissait trop lourde, prétextant sa faiblesse. Pour vaincre son refus, ‘Abd al-
Wahhâb fit un serment solennel :
« L’imâm leur envoya [aux Nafûsa] une lettre où il leur ordonnait de le prendre comme
gouverneur et leur faisait ce serment : « P a r Allâh en arabe, par Radîr [= ber Diw?]5 en
langage citadin, par Akuch en berbère, par Izâ en abyssin je ne confierai les affaires des
musulmans qu’à l’homme qui dit : “Je ne suis qu’un pauvre homme ! Je ne suis qu’un pauvre
homme !” » (Le Tourneau 1960 : 163)6.
L’épisode est confirmé par al-Shammâkhî, qui, dans ses Siyar, ne cite pas les mots utilisés par
l’imam et se borne à dire : « il fit serment “par Dieu” en langue arabe, en langue non arabe [en
persan ?] et en langue berbère »7. Donc, à cette occasion, pour souligner qu’il s’adressait à tous ses
sujets, l’imam invoqua Dieu en plusieurs langues, l’arabe, le berbère, la langue « citadine »
(probablement le latin encore parlé par les communautés chrétiennes des villes d’Ifrîqiyya) 8 et
l’« abyssin », c’est-à-dire, vraisemblablement, une des langues des Noirs. En quelque sorte, il s’agit
d’une reconnaissance de facto du plurilinguisme de l’État ibadite.
Un serment tout à fait similaire est attribué à Abû ‘Ubayda par al-Bught’ûrî, également reproduit
par al-Shammâkhî. En répondant au défi d’un nukkarite, il renforça ses paroles par un serment :

5 Au mot transcrit Radîr dans la traduction française correspond bi Rabbi-ka dans l’édition arabe d’Ayyûb, qui signale
que le manuscrit du Caire rapporte BRK BR (wa h'alafa lahum “bi llâhi” bi l-‘arabiyyati wa “bi Rabbi-ka” bi l-
h'ad'ariyyati wa “AMR” bi l-barbariyyati wa “AN” bi l-h'abashiyyati). Abû Zakariyyâ’, Kitâb al-sîra wa-akhbâr al-
a’imma, éd. ‘Abd al-Rahmân Ayyûb, Tunis, Al-dâr al-tûnisiyya li-l-nashr, 1985, p. 125. La comparaison avec l’autre
serment dont on parlera ci-dessous permet d’avancer l’hypothèse qu’ici aussi la lecture pourrait remonter à BR DYW, à
lire ber Diw.
6 Roger Le Tourneau et Hady Roger Idris (traduction annotée par), « La Chronique d’Abû Zakariyyâ’ al-Wargalânî (m.
471 H. = 1078 J.-C.), Revue Africaine, CIV, 1960, p. 163.
7 Wa halafa « bi llâhi ! » bi lughati l-‘arabi, wa bi lughati l-‘ajami, wa bi lughati l-barbari. Al-Shammâkhî, Kitâb al-
siyar, éd. Muhammad Hasan, 3 vol., Beyrouth, Dâr al-madâr al-islâmî, 2009, p. 313.
8 Pour la permanence de communautés parlant le latin dans l’État rustumide, voir entre autres : « les Afâriqa parlent un
latin typiquement africain, lié au culte chrétien. Dans le Djérid, région éloignée des centres d’arabisation, les Afâriqa
ont pu conserver leur langue et leur foi, ou tout au moins le souvenir de leur récente conversion ». Virginie Prevost,
« Les dernières communautés chrétiennes autochtones d’Afrique du Nord », Revue de l’histoire des religions, 224 – 4,
2007, p. 470. « L’existence de chrétiens en Tripolitaine est attestée jusqu’au début du XI e siècle : en effet, on a
découvert dans la nécropole d’En-Gila, au sud de Tripoli, une douzaine de textes latins dont les dates s’échelonnent
entre 945 et 1003 ». Ead., « Des églises byzantines converties à l’islam ? Quelques mosquées ibadites du djebel Nafûsa
(Libye) », Revue de l’histoire des religions, 229 – 3, 2012, p. 339.
« Alors Abû ‘Ubayda fit un serment disant : wa llâhi ! en arabe, a yakush ! en berbère, ber
Diw ! en “langue citadine” »9.
Dans ce cas aussi, al-Shammâkhî rapporte l’épisode sans citer les expressions de chaque langue, se
bornant à dire qu’il jura au nom de Dieu « dans toutes les langues qu’il maîtrisait, arabe, berbère,
langue du Kanem et autres... »10. Une confirmation ultérieure du rôle reconnu à la langue berbère
dans le domaine ibadite ressort également du Kitâb al-barbariyya, un commentaire médiéval de la
Mudawwana d’Abû Ghânim11, où l’on reconnaît que le fait de s’exprimer dans une langue autre que
la langue sacrée n’exempte pas le jureur de l’obligation de dire la vérité. Si le sens de ce qu’il assure
être vrai ne correspond pas à la vérité, il a fait un faux serment et doit être considéré parjure, quelle
que soit la langue utilisée :
yeh'neth ula t_taserghint agg_ejjull ula t_tamazight
« il a parjuré, soit qu’il ait prêté serment en arabe soit qu’il l’ait fait en berbère »
(Kitâb al-barbariyya, f. 133b, l. 6).
L’acceptation du berbère dans des instances aussi importantes découlait d’une nécessité objective,
car l’usage de l’arabe par des populations qui n’en avaient pas une connaissance approfondie
pouvait amener à des malentendus, comme celui que rapporte la Chronique d’Abû Zakariyyâ’ :
« Une discussion s’éleva entre eux sur le sens de mon serment ; quelques-uns dirent : “Mais il
a juré précisément qu’il avait écrit la lettre” ; les autres répondirent : “C’est un Berbère ; il n’y
a pas fait attention ; il ne connaît pas ces subtilités” »12.
Ceci explique pourquoi le berbère devait être forcément accepté dans les actes publics, du moins au
niveau oral, comme celui du serment, afin de s’assurer que celui qui assumait un engagement ou
faisait une affirmation était bien conscient de ce qu’il était en train de confirmer de façon
solennelle. Cette situation de coexistence de l’arabe et du berbère en Afrique du Nord dura pendant
plusieurs siècles. Au début, l’arabe était la langue d’une minorité, car la vaste majorité des habitants
de l’Afrique du Nord parlaient des langues locales, qui étaient surtout des variétés de berbère. Une
tâche importante pour les premiers missionnaires de l’islam fut de rendre accessible aux nouveaux
convertis les textes de la nouvelle religion. Cela comportait d’un côté l’enseignement de la langue
arabe, dispensé surtout dans les centres les plus importants à l’usage de ceux qui aspiraient à
9 fa h'alafa la-hu Abû ‘Ubaydati fa qâla : «wa llâhi !» bi l-‘arabiyyati, « a yakush !» bi l-barbariyyati, «ber Diu !»
<ʾYRDNW> bi l-h'ad'âriyyati. Muqarrin (Mqryn) b. Muhammad al-Bught’ûrî, Sîrat mashâyikh Nafûsa, éd. Tawfīq
‘Ayyâd al-Shaqrûnî, Mu’assasat Tâwâlt al-thaqâfiyya, 2009, p. 129 (en ligne sur www.tawalt.com). La proposition, très
vraisemblable, d’une lecture BRDYW, est avancée en note dans la même page.
10 fa h'alafa Abû ‘Ubayda « bi llâhi ! » bi kulli lughatin yuh'sinu-hâ min ‘arabiyyatin wa barbariyyatin wa
kânimiyyatin wa ghayri-hâ... » . Al-Shammâkhî, Kitâb al-siyar, p. 316. Sur les rapports entre le Kanem et le djebel
Nafûsa, voir Tadeusz Lewicki, Études ibâdites nord-africaines. Partie I, Varsovie, Éditions scientifiques de Pologne,
1955, p. 96, et Id., « Le Sahara oriental et septentrional dans le haut moyen âge, VIII e-XIIe siècle », dans Études
maghrébines et soudanaises II, Varsovie, Éditions scientifiques de Pologne, 1983, p. 71-74.
11 Sur ce texte, voir Vermondo Brugnatelli, « Arab-Berber contacts in the Middle Ages and ancient Arabic dialects:
new evidence from an old Ibadite religious text », dans M. Lafkioui (ed.), African Arabic: Approaches to Dialectology,
Berlin, De Gruyter, 2013, p. 271–291 ; Id., « Un témoin manuscrit de la “Mudawwana d’Abû Ghânem” en berbère »,
Études et Documents Berbères, 35-36, 2016, p. 101-129 (à paraître) et Id., « The Original Format of Abu Ghanim’s
Mudawwanah: Philological Evidence from a Berber Commentary », dans R. Eisener (Hrsg.), Today’s Perspectives on
Ibadi History, Hildesheim, Olms, 2016 (à paraître). Les citations qui suivent font référence au manuscrit Or. 2550 de la
Bibliothèque Nationale de Tunis.
12 Émile Masqueray, Chronique d’Abou Zakaria publiée pour la première fois, traduite et commentée par É. M., Alger,
Aillaud, 1878, p. 307.
devenir des clercs, et de l’autre côté l’exigence d’élaborer des textes religieux en berbère – écrits ou
oraux – pour s’adresser à la masse de la population qui ignorait l’arabe13.
Mais le rapport entre les deux langues allait peu à peu changer, et cela finit par avoir des
conséquences sur l’usage du berbère. Si l’enseignement de la langue arabe n’a jamais cessé et
continue jusqu’à nos jours, la composition de textes religieux en berbère petit à petit s’est arrêtée, et
ne s’est maintenue que dans de rares endroits, parallèlement à la diffusion croissante de la langue
arabe parmi les populations des pays d’Afrique du Nord. Aujourd’hui, cette tradition s’est
désormais perdue presque partout, surtout au niveau de l’écrit, étant gardée seulement dans
quelques zaouias du Sud marocain où la population est encore aujourd’hui majoritairement
berbérophone.

2. Le berbère dans l’écrit

Pour se focaliser sur le domaine ibadite, on observera qu’ici aussi la tradition rapporte, dans les
premiers siècles de l’islam, l’existence d’une vaste littérature écrite en berbère, aussi bien en prose
qu’en poésie. L’exemple le plus connu est celui des ‘aqîda-s (« catéchismes »), qui constituent
jusqu’à présent la base de l’enseignement religieux et dont le texte a été notoirement composé en
berbère, bien que les rédactions actuelles soient toutes traduites en arabe14. Les genres littéraires
étaient nombreux et variés, aussi bien en prose qu’en poésie.
Selon les Siyar d’al-Shammâkhî, un seul auteur, Abû Sahl dit al-Fârisî (« le Persan », par l’origine
de sa famille) aurait composé en berbère douze livres de poésies contenant des conseils, des
mémoires et des récits historiques, que les dissidents nukkarites détruisirent par la suite. Malgré ça,
sur la base des souvenirs de ceux qui connaissaient l’ouvrage, on parvint quand même à écrire un
nouveau livre comptant 24 chapitres, aujourd’hui perdu15. D’autres ouvrages et auteurs sont cités ça
et là dans les Siyar ou dans d’autres textes. Par exemple, parmi les biographies des femmes et
hommes pieux de la secte, al-Shammâkhî fait état d’un poème sur les miracles attribués à une
vieille femme nommée Sârat al-Lawâtiyya qui a vécu dans la seconde moitié du XIe siècle16. Abû
Ya‘qûb Yûsuf b. Muh'ammad al-Wisyânî (XIIe siècle) est connu pour avoir recueilli et transmis les
pièces poétiques de plusieurs cheikhs qui ont vécu entre le XIe et le XIIe siècle, dont ‘Abdallâh b. al-
H'asan, Mas‘ûd al-At'rabulusî et Abû Sulaymân Ayyûb b. Ismâ‘îl (m. 1129)17. Il y a aussi des
femmes connues comme auteurs de poèmes en berbère, telle Zaydiya bint ‘Abdallâh al-
Malûshâ’iyya (fin du IXe siècle)18. Parmi les auteurs dont on connaît une production en berbère
autre que poétique, Mahdî al-Wighwî al-Nafûsî (IXe siècle) écrivit en cette langue un livre de
réfutation de la Naffâthiyya19. De cette riche production écrite, un seul ouvrage, à notre
13 Sur la littérature religieuse en berbère à l’Occident du monde berbère, voir Ali Amahan, « L’écriture en tashlh'yt est-
elle une stratégie des Zawaya ? », dans J. Drouin et A. Roth (éd.), À la croisée des études libyco-berbères. Mélanges
offerts à Paulette Galand-Pernet et Lionel Galand, Paris, Geuthner, 1993, p. 437-449, et Nico van den Boogert, The
Berber Literary Tradition of the Sous, Leiden, Institut voor het Nabije Oosten, 1997.
14 Le seul ouvrage de ce type dont le texte en berbère a survécu jusqu’à nos jours est celui, très court et truffé
d’expressions en arabe, qui constitue le premier livre du Kitâb al-barbariyya. Voir Vermondo Brugnatelli, « Un témoin
manuscrit de la “Mudawwana d’Abû Ghânem” en berbère » (à paraître), p. 128-129.
15 Al-Shammâkhî, Kitâb al-siyar, p. 451.
16 Idem, p. 738.
17 Idem, p. 709-710, 737, 631-634.
18 Idem, p. 484.
19 Kitâb al-radd ‘alâ Naffâth li-Mahdî al-Nafûsî selon Mus't'afâ b. Muh'ammad Ibn Idrîsû, Al-fikr al-‘aqdî ‘inda l-
connaissance, a survécu jusqu’à nos jours : le commentaire de la Mudawwana d’Abû Ghânim Bishr
b. Ghânim par Abû Zakarîyâ’ Yah'yâ al-Yafranî, dont la datation est malheureusement inconnue.
Ce texte montre le soin qu’avaient pris les auteurs des premiers siècles pour faire comprendre aux
Berbères les ouvrages à sujets religieux écrits en arabe.
À cette époque, l’arabe était encore une langue très mal connue car, dans le commentaire, beaucoup
d’explications ne sont que la traduction pure et simple en berbère des expressions et des mots
arabes. C’est aussi le cas de plusieurs mots très usuels comme par exemple :
kullu-hum qurrâ’un d imeghran « ils étaient tous des qurrâ’ – c’est-à-dire des imeghran
(récitateurs du Coran) » (Kitâb al-barbariyya, f. 36b l. 15) ;
al-labanu d aghi d aceffay « le laban, c’est du lait frais » (ibid., f. 311b, l. 20) ;
al-musâfiru d anerzuf « le musâfir, c’est le voyageur » (ibid., f. 39a, l. 18).
Il faut dire que malgré la quantité d’ouvrages écrits en berbère, on a quand même l’impression
qu’on ne portait pas un intérêt particulier à cette langue, qui ne semblait pas nécessiter un
apprentissage particulier ni l’élaboration de règles de bon usage, au-delà d’une certaine
standardisation dans l’écriture20. Le métalangage que l’on trouve dans les textes anciens est toujours
arabe, même dans un texte berbère comme le Kitâb al-barbariyya où, par exemple, « les sons de la
langue » sont appelés eleh'ruf n elifba (f. 179a, l. 19), et le terme ellugheth « la langue » est réservé
à l’arabe et ne s’emploie jamais pour le berbère. À quel moment l’arabe prit-il le dessus et devint-il
la seule langue de l’écrit ? Établir une date précise est difficile, mais on peut prendre comme repère
une donnée assez fiable : nous savons que l’un des catéchismes ibadites, connu sous le nom
d’Aqîda du Mzab et de Djerba, originairement écrit en berbère, fut traduit en arabe par le cheikh
Abû H'afs' ‘Umar b. Jamî‘ b. Wâsîn al-Yahrâsanî entre la fin du XIIIe et le début du XIVe siècle
« afin de rendre facile l’intelligence du texte »21. Ce qui signifie qu’à cette époque-là, la langue
berbère était déjà minoritaire du moins dans un certain milieu, celui des tolba, des clercs, à tel point
que l’arabe était désormais préférable pour l’instruction religieuse.
Les autres textes suivirent le même destin. Les seules traces du passé berbère de cette littérature
ancienne sont quelques phrases encore préservées dans des ouvrages en arabe comme celles
découvertes par Tadeusz Lewicki22 et étudiées par André Basset23 puis par Ouahmi Ould-Braham24.
Cette phase de recul du berbère au profit de l’arabe se constate aussi en lisant le texte du Kitâb al-
barbariyya, dont les manuscrits sont parsemés de gloses qui (re)traduisent en arabe plusieurs mots
berbères du livre. Bien que plus récentes par rapport au texte originel, ces gloses sont assez
anciennes et un recueil constituant une sorte de glossaire a été dressé au XVIIIe siècle par les soins

ibâd'iyya h'attâ nih'âyat al-qarn al-thâlith al-hijrî, Guerrara-Ghardaïa, Jam‘iyyat al-turâth, 2003, p. 478, rapporté par
Virginie Prevost, « Les innovations de Naffat b. Nasr ou le troisième schisme chez les ibadites », Al-Qantara, 34, 2013,
p. 139.
20 À propos de l’orthographe cohérente des vieux textes berbères écrits, qui semble indiquer une « standardisation »
consciente, voir Nico van den Boogert, The Berber Literary Tradition of the Sous, p. 61, 66-67, 109-110.
21 Adolphe de Calassanti-Motylinski, « L’Aqida des Abadhites », dans Recueil de mémoires et de textes publié en
l’honneur du XIVe Congrès des Orientalistes, Alger, Fontana, 1905, p. 517.
22 Tadeusz Lewicki, « De quelques textes inédits en vieux berbère provenant d’une chronique ibâdite anonyme »,
Revue des Études Islamiques, VIII, 1934, p. 275-296.
23 André Basset, « Note additionnelle (à propos de Lewicki 1934) », Revue des Études Islamiques, VIII, 1934, p. 297-
305 ; Id., « Deuxième note additionnelle », Revue des Études Islamiques, X, 1936, p. 287-296.
24 Ouahmi Ould-Braham, « Lecture des 24 textes berbères médiévaux extraits d’une chronique ibâdite par T.
Lewicki », Littérature Orale Arabo-Berbère, 18, 1988, p. 87-125.
de Mas‘ûd b. S'âlih' b. ‘Abd al-A‘lâ25. Évidemment, à cette époque, un grand nombre de vocables
berbères n’étaient plus connus par les clercs et devaient être accompagnés par les mots arabes
correspondants.

3. Le berbère dans la littérature orale

Si à partir de cette époque la littérature savante s’exprime désormais uniquement en arabe, cela ne
signifie pas que la langue berbère a disparu des régions ibadites. En effet, elle est toujours parlée au
sein des communautés d’Afrique du Nord et son usage au niveau littéraire n’a pas cessé au moyen
âge : mise à l’écart dans l’écrit, la langue autochtone a continué à être utilisée jusqu’à nos jours
dans la littérature orale. Des informations intéressantes concernant l’état de la littérature orale en
berbère chez les ibadites de la fin du XIXe siècle nous sont parvenues grâce à une lettre qu’Ibrâhîm
b. Slimân al-Shammâkhî a écrite en 1881 à René Basset. Elle était conservée dans une bibliothèque
du Mzab et a été publiée par Muhammad U Madi26. Dans cette lettre, écrite en arabe, on lit :
« ... d’ici quelques jours on va te procurer un texte écrit (kitâb) comportant dix cahiers
(karârîs) de chants (ghinâ’), ainsi qu’un grand nombre de qasîda-s en berbère (‘addat
qas'â’id bi l-barbariyya), dont l’une provient du djebel Nafûsa – composée par (qâla-hâ)
notre regretté “oncle” (‘ammi-nâ al-marh'ûm) Ibrâhîm Abû Fâlgha, dont le début est : z'allut
af iser z'allut ay imekhlaq27 –, et dont le reste provient de Djerba. En ce qui concerne les
chants, je te rapporterai les neuf malâzîm (« refrains »), dont quelques-uns accompagnés par
des majârîd (« couplets »)... ».
Ce texte permet de comprendre que dans les différentes localités berbérophones (Djerba et le djebel
Nafûsa, mais également le Mzab)28, il y avait une riche production poétique, répartie entre un
répertoire léger, de divertissement pendant les fêtes de mariage (ghinâ’ « chants »), et un répertoire
plus sérieux, des qasîda-s à contenu religieux. Les deux genres sont toujours vivants à Djerba, où
j’ai pu recueillir non seulement quelques courts textes de facture légère et de contenus très
semblables à ceux dont Ibrâhîm al-Shammâkhî donnait des échantillons dans sa lettre,29 mais aussi
une longue qasîda à caractère religieux30. Ce qui est intéressant, à mon avis, c’est que la littérature
orale récente n’est pas restreinte à des chants de divertissement, mais qu’elle comprend également

25 Auguste Bossoutrot, « Vocabulaire berbère ancien (Dialecte du djebel Nefoussa) » , Revue Tunisienne, 28, 1900,
p. 489-507.
26 Muhammad U-Madi, « Wathîqa shi‘riyya amâzîghiyya tarji‘ li sanat 1881 m. », Silsila dirâsât nafûsiyya, 2, 2008, 8
p. (www.tawalt.com).
27 Ce qui signifie : « Priez sur le Prophète, priez ô créatures ».
28 Un fragment de qasîda berbère composée à Djerba (sur laquelle voir ci-dessous) a été recueilli et publié par René
Basset au Mzab, ce qui atteste une circulation de cette littérature orale entre les trois pôles ibadites du Mzab, du djebel
Nafûsa et de Djerba. Vermondo Brugnatelli, « Un nuovo poemetto berbero ibadita », Studi Magrebini, n.s. vol. 3, 2005,
p. 140 ; Id., « Littérature religieuse à Djerba. Textes oraux et écrits », dans M. Lafkioui et D. Merolla (éd.), Orality and
New Dimensions of Orality. Intersections théoriques et comparaison des matériaux dans les études africaines, Paris,
Publications Langues’O, 2008, p. 199-200. Voir aussi Id., « D’une langue de contact entre berbères ibadites », dans M.
Lafkioui et V. Brugnatelli (éd.) Berber in Contact. Linguistic and Sociolinguistic Perspectives, Köln, Köppe, 2008, p.
39-52.
29 Un autre texte de ce type, provenant de Djerba, a été publié : Adolphe de Calassanti-Motylinski, « Chanson berbère
de Djerba », Bulletin de correspondance africaine, III, Alger, Fontana, 1885, p. 461-464.
30 Vermondo Brugnatelli, « Un nuovo poemetto berbero ibadita », p. 131-142 ; Id., « Littérature religieuse à Djerba.
Textes oraux et écrits », p. 191-203.
des textes sérieux de sujet religieux : cela signifie que l’usage du berbère pour l’enseignement
religieux n’a jamais cessé, même si dans l’écrit il a cédé la place à l’arabe. Le texte d’Ibrâhîm Abû
Fâlgha cité par Ibrâhîm al-Shammâkhî a été recueilli, avec un autre du même auteur (m. peu après
1821), par Francesco Beguinot et puis par Luigi Serra qui en a publié des extraits en 1986. Il
présente des analogies évidentes avec le texte djerbien que j’ai recueilli et qui a été composé par
H'âjj Sha‘bân b Ah'mad al-Qannûshî vers 1817. Ces compositions versifiées reprennent, pour le
texte djerbien, des enseignements religieux concernant les châtiments des pécheurs dans l’au-delà
et, pour les textes du djebel Nafûsa, les récompenses des vertueux et les « piliers » de l’islam. Il
s’agit d’une sorte de catéchisme oral destiné aux membres illettrés de la communauté, et il est
probable que les trois poèmes en question n’étaient pas les seuls représentants du genre. Par
exemple, les bibliographies concernant un cheikh nukkarite de Zuwâra auteur de plusieurs
ouvrages, Abû Zayd ‘Abd al-Rah'mân b. Sulaymân al-Zuwârî al-Willûlî, font état d’une
composition poétique en berbère (Manz'ûma sha‘riyya bil-barbariyya) « sur les fondements de la
religion (qawâ‘id ad-dîn) pour les enfants et les femmes qui ne connaissent pas bien l’arabe »31.
La composition et l’exécution de ces textes étaient réservées au niveau oral. Tous les textes qui en
parlent utilisent le verbe « dire » (qâla en arabe, emel en berbère), et jamais le verbe « écrire » :
yeml-id Ammi S‘id n ‘Umar : ya ben ‘amm / emel es mazogh may ‘inek sa yez‘am
« Mon “oncle” Saïd fils d’Omar m’a dit : “dis en berbère ce que tu veux, ce sera beau” »32.
Toutefois, cette tradition orale est en train de s’affaiblir. Désormais le texte djerbien n’est plus
retenu par cœur que par quelques vieillards et se retrouve dans quelques copies manuscrites de
facture récente, écrites pour sauver de l’oubli ce document dont la langue paraît archaïque et peu
compréhensible aujourd’hui. Des chercheurs libyens qui ont sillonné récemment le djebel Nafûsa à
la recherche des traces de ces poèmes n’ont pu trouver personne qui s’en souvenait. Le texte
recueilli par Luigi Serra lui a été récité par un vieillard originaire de Mezzu en 1969.
L’instruction étatique en arabe a rendu désormais l’arabe familier à tout le monde, même aux filles,
et jusque dans les villages les plus lointains, jadis considérés à l’abri de toute influence extérieure.
La poussée de l’arabisation, que la pratique de l’ibadisme a pu contenir pendant des siècles, semble
désormais en train de gagner du terrain même dans ces dernières localités.

Résumé : Le culte ibadite en Afrique du Nord a toujours été étroitement lié à la langue berbère. Les
îlots ibadites d’Afrique du Nord demeurent berbérophones jusqu’à ce jour et le passage au
malékisme est souvent accompagné de la perte de l’usage du berbère. Sur la base des témoignages
anciens on essaiera de tracer quelques aspects des rapports sociolinguistiques entre les deux langues
au fil des siècles (langue utilisée dans les serments, traductions/commentaires en berbère de textes
arabes ou en arabe des textes berbères, différents usages au niveau de l’écrit ou de l’oralité).

31 Martin H. Custers, Al-Ibâd’iyya. A Bibliography, Maastricht, 2006, II, p. 370.


32 Luigi Serra, « Su due poemetti berberi ibaditi (note preliminari) », dans Gli interscambi culturali e socio-economici
fra l’Africa Settentrionale e l’Europa mediterranea. Atti del Congresso internazionale di Amalfi, 5-8 dicembre 1983,
Napoli, 1986, p. 527.
Mots-clés : langue berbère, langue arabe, traduction, sociolinguistique, ibadisme.

Biographie de l’auteur : Vermondo Brugnatelli (Université de Milano-Bicocca) est un linguiste


italien spécialiste de berbère. Depuis 1992, il dirige le Centre d’études chamito-sémitiques à Milan
et codirige les séries Études chamito-sémitiques et Matériaux didactiques, publiées par le Centre
lui-même. Président de l’Associazione Culturale Berbera, il a publié de nombreux travaux
scientifiques sur la langue berbère, notamment sur le parler de Jerba et en milieu ibadite. Il a
enseigné dans plusieurs universités italiennes ainsi que en France en tant que professeur invité ;
actuellement il assure son enseignement à l’université de Milano-Bicocca. Il fait partie de
l’Accademia Ambrosiana de Milan en tant que secrétaire académique de la section berbère de la
classe d’Études Africaines.

Abstract : The Ibadi cult in North Africa has always been closely related to the Berber language.
The people of the Ibadi areas in North Africa still remain Berber-speaking and the transition to
Malikism is often accompanied by the loss of the use of Berber. On the basis of historical evidence,
we will try to trace some aspects of the sociolinguistic relationship between the two languages over
the centuries (language used in oaths, translations / commentaries in Berber of Arabic texts or in
Arabic of Berber texts, different uses of written or oral codes).

Keywords : Berber language, Arabic language, translation, sociolinguistics, Ibadism.

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