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Introduction

I. La musique est l'art le moins saisissable parce qu'il est le plus immédiat. Elle s'approche
de nous plus près, pénètre en nous plus profondément que les autres. Mais n'est-ce pas
justement cette proximité qui fait de la musique une éternelle énigme pour nous, qui nous a
toujours tentés de mieux tracer ses limites, de la stabiliser, de la chiffrer et d'en épuiser les
lois ? Et peu découragés par l'impossibilité de cette tâche, nous l'avons encore dispersée
dans toutes les choses du monde : nous l'avons déposée dans les contours des statues, dans
les couleurs et les lignes des tableaux, dans les rimes et les pendules de la poésie, dans les
symétries des œuvres architecturales ; nous avons même attribué son effet aux effets de la
nature, nous avons voulu retrouver dans ses lois les lois de l'univers lui-même. Enfin, pour
tout ce qui échappe à notre définition propre, pour tout ce qui nous apparaît, dans une
relation donnée, comme insaisissable et irrationnel, nous avons emprunté le nom de
musique, et ainsi donné à ce nom, comme à travers de nombreuses harmoniques, un timbre
différent de celui qu'il aurait peut-être pu avoir.
Il s'agit maintenant de nettoyer l'idée de tout accord discordant. Mais comment ? Ce qui
semble sans mot, au-delà des mots parce qu'il est plus immédiat que les mots, peut-il
maintenant être clarifié par des mots ? Et le mot n'est-il pas précisément le malentendu le
plus profond de la musique ?
Le mot et le ton sont proches l'un de l'autre, car ils sont tous deux des instruments
d'expression, des moyens d'objectivation du même sens. C'est ce que tout art est,
essentiellement, et c'est pour cette raison que des ponts s'étendent de chaque art aux autres.
Ou, pour le dire en image, tous les arts sont concentriquement ordonnés vers les autres :
Tous les arts sont concentriquement ordonnés vers un point dont ils émanent tous. Ce point
leur est commun ; ils y pénètrent et, par conséquent, ils peuvent tous être compris à partir de
lui. Ce point unique est : Le sens. C'est la materia prima de tout art et seules les formes à
travers lesquelles il se déplace, auxquelles il se soumet et avec lesquelles il parvient pour la
première fois à l'Être substantiel, sont différentes. Ainsi, les arts ne sont différents que
formellement, bien qu'au sens le plus profond ils soient enracinés dans le même fondement.
C'est comme s'ils ne parlaient que des dialectes différents de la même langue. Richard
Wagner le savait, lorsqu'il a consciemment uni les arts en une œuvre d'art synthétique. Il ne
voulait pas des arts, il voulait l'œuvre d'art totale [Gesamtkunstwerk]. Mais il n'a pas tenu
compte du fait que les trois arts qu'il a réunis - la mimique, la musique et la poésie -
parlaient des dialectes différents, qu'au moment où ils voulaient exprimer le même mot, ils
ne produisaient que trois variantes distinctes de ce même mot.
En outre : l'idée, ou le sens, qui sous-tend les arts comme leur materia prima, n'est pas un
germe totalement indéterminé, mais plutôt, comme le dirait Thomas, une materia signata,
c'est-à-dire qu'elle est a priori modifiée vers une forme définie. Par conséquent, dans tous
les arts, ce sens reste en effet essentiellement identique en lui-même, bien que plus ou moins
varié dans ses accidents. Si donc une idée déjà signifiée, en étant unifiée à une forme d'art
individuelle, obtient son unité substantielle - sa plus haute forme d'expression simplement
parce qu'elle est complète - alors comment serait-il concevable que la compilation de telles
substances d'art en elles-mêmes complètes et hétérogènes produise l'essence nouvelle et,
comme le pense Richard Wagner, véritablement organique de l'œuvre d'art universelle ?
Si la tentative de Wagner, malgré sa grandeur, a dû rester vaine, il n'en reste pas moins que
la notion de cohérence des arts, de leur enracinement commun dans l'idée, n'est pas à
prendre à la légère. Car seule cette idée permet d'aborder la musique avec des mots. Elle
seule nous donne des coordonnées pour classer la musique, nous donne la possibilité de
parler d'un sens, d'une idée, d'une objectivation de la musique. Mais cette même notion nous
met en garde contre la volonté de pénétrer entièrement la musique par les mots. Ce serait
tout aussi impossible que la traduction sans reste d'un poème lyrique en musique. Un reste
subsiste, car l'idée de l'art individuel reste toujours signifiée, déterminée vers la forme
individuelle de cet art. Ce reste est le singulier, l'unique de toute forme d'art, qui n'admet
d'expression au moyen d'aucune autre. C'est donc - et cette expression est maintenant plus
qu'une coïncidence - la participation directe à l'idée totale : le Divin dans l'art.
II. Chaque art incarne donc, est une forme d'une idée spirituelle comme matière première.
Mais de même qu'il y a des degrés d'intensité de cette incarnation parmi les différents arts,
de même il y a au sein d'un même art des degrés d'intensité de l'"in-formation"
[Information]. Il y a nécessairement dans un art donné un maximum de valeur, une
perfection qui, théoriquement, n'est pas totalement inaccessible. Mais puisque l'art est
quelque chose de significatif, et qu'il est dans l'essence des choses significatives de se
diriger vers un but ultime, nous devons supposer qu'il existe dans l'art un tel développement
vers un but ; non pas un développement aléatoire, mais plutôt un déploiement temporel et
spatial et un effort vers un maximum.
III. Quel est ce maximum, cette perfection du sens ? C'est la plus grande objectivation
possible du métaphysique, du Divin, car nulle autre que la lumière divine primordiale elle-
même n'est ce sens, cette idée dont il a été question plus haut. Elle se trouve au centre du
cercle, d'où les arts individuels émanent comme des rayons, et c'est ainsi que le Divin lui-
même est transporté au moyen de ces rayons dans le temps et l'espace, et qu'il y est amené à
un rayonnement de plus en plus brillant dans la forme toujours plus complète qui se
développe d'elle-même. Cela fait partie du processus du grand devenir du sens
[Sinnwerdung], qui est le but du monde. Mais ce que l'homme a déjà déployé dans ce
devenir-sens, c'est la tentative d'attirer ce qui se trouve au-dessus de lui comme supra-
rationnel sous le charme du rationnel : enchaîner Dieu dans le monde. Avec tout ce qu'il a à
sa disposition de mathématique, de physique, de quantifiable, il a ciselé la métaphysique qui
s'impose à lui avec force. Il n'a pas ménagé ses efforts pour donner forme à l'informe,
physique à la métaphysique, chair aux idées. Tout art est justement cet enchaînement de
l'incompréhensible dans le concret, de l'aséité dans la contingence.
Mais il est dans la nature de la contingence de ne jamais saisir entièrement l'infini. Ainsi,
chaque art ne formera jamais l'idée entière ; cela reste l'éternel désir et la tragédie des arts.
Mais ils peuvent valablement représenter un côté de l'infini, une couleur du prisme, à tel
point que l'on peut discerner un fragment de la possibilité du tout qui, selon sa nature, est
infini et indivisible. En ce sens, les arts signifient non pas un démembrement, non pas une
réfraction, mais plutôt une projection miniaturisée de l'éternel dans le monde des formes.
IV. En tant qu'art, la musique contribue à la formation du Divin. En effet, elle a une
importance particulière dans ce processus en raison de la spécificité de sa forme. Elle
procède plus facilement, sans effort, que les autres arts, car elle fonctionne de manière plus
immédiate, plus puissante. Mais c'est précisément pour cette raison qu'elle est plus
incompréhensible pour nous. Elle semble être une in-formation imparfaite. Le Divin est
dissimulé dans cette forme d'une manière qui n'est pas tout à fait congruente ; il ne
fonctionne pas ici en tant que forme, mais directement à travers la forme, comme à travers
un voile fin. Ou, comme le dit Ernst Bloch, "la musique n'apparaît que comme une sorte
d'architecture incomplète, comme une représentation encore en fermentation de l'univers
extérieur".
La forme dans l'art signifie en effet : la classification du Divin dans des catégories spatio-
temporelles, en tant que moyen normal de son appréhension. Et ce n'est qu'au moyen de ces
catégories qu'il nous est possible de définir rationnellement un art. Si, comme dans la
musique, l'idée divine nous parle au moins en partie directement, il nous est alors impossible
d'analyser ce processus mathématiquement. Nous devons alors nous contenter de la simple
conscience directe de l'expérience inexplicable de la métaphysique.
Le développement
Rythme
I. Dans la nature, il n'y a pas de silence. Si nous remontons derrière toutes les cultures, voire
derrière les peuples primitifs et les frontières de l'humanité, nous entendrons toujours le
même gonflement inégal de l'océan, le même bruissement puissant des forêts et le même
grondement des chutes d'eau. Les tempêtes balaient la terre et le tonnerre déchire le ciel.
Mais même par les plus belles journées, la forêt est remplie de la voix des grillons et autres
insectes. Est-ce déjà de la musique, une symphonie, ou seulement un chaos de bruissements
et de bruits maladroits ?
Pour l'essentiel, on ne veut pas concéder à la nature une valeur musicale authentique. Cela
pourrait être vrai pour la nature inanimée, mais il serait faux de vouloir dire la même chose
des bêtes. Si nous pensons aux oiseaux, cela devient clair sans qu'il soit nécessaire de
l'expliquer davantage. En effet, chez les animaux, nous voyons le niveau le plus bas de
l'utilisation du phénomène du ton comme expression de l'une ou l'autre fonction dans la
sphère de la vie. C'est l'expression la plus primitive du sens, encore inconsciente, ou peut-
être à demi consciente, poussée par l'instinct. Et parce qu'il n'est pas conscient, parce que les
bêtes n'ont pas la conscientia sui ipsius, ce niveau d'expression reste donc stable, sans
possibilité de développement. L'utilisation du son chez les bêtes est double si l'on excepte le
simple bruissement continu que l'on trouve dans la nature inanimée. D'une part, il peut, par
l'interruption du son dans le temps, générer un rythme ; d'autre part, il peut, par la variation
des tons, donner une certaine mélodie.
Les découvertes de [Bernhard] Hoffmann dans le monde aviaire, sur lesquelles je reviendrai
plus loin, démontrent clairement qu'il s'agit ici d'un niveau de musique au moins
partiellement sophistiqué, et donc que la possibilité de la musique est présente non
seulement chez l'homme, mais déjà à travers les fonctions animales en elles-mêmes.
II. L'homme primitif a déjà découvert cette musique. Avec son oreille intacte, il a dû
percevoir la nature comme une grande symphonie. Il ne l'a pas conceptualisée, il l'a écoutée.
Il est profondément significatif que presque tous les peuples aient attribué l'invention de la
musique aux dieux, exprimant ainsi leur adoration face à l'incompréhensible. Mais l'homme
a voulu conquérir le monde, avec toutes ses capacités à la fois. Il a voulu devenir un
nouveau créateur. Ses premières peintures rupestres, ses parures, ses constructions en
témoignent déjà. Cette volonté d'imitation l'a vite conduit nécessairement vers l'imitation de
la musique de la nature (comme le Siegfried de Wagner et le petit oiseau des bois). Il était
capable d'imiter les cris d'oiseaux lors de la chasse, et même de passer le temps avec de
telles pratiques. Les danses des indigènes témoignent également de cette imitation. H.
Stonehewer] Cooper parle d'une "danse des vagues de la mer" des Indiens des Fidji, qui est
basée sur l'imitation des vagues de l'océan, dans laquelle la musique exprime le déferlement
de l'océan.
Mais il existe une source encore plus importante de la musique primitive, au-delà de la
simple imitation : la lutte contre le monde extérieur, contre l'intraitabilité de la nature, a
exigé de l'homme une utilisation très méthodique et méticuleuse de ses forces vitales. Cette
économie de force, il l'a trouvée dans les lois vitales innées de la conséquence temporelle
cohérente - le rythme. Cette loi lui disait, instinctivement et en accord avec sa propre
expérience, que le travail rythmique porterait les plus grands fruits.
La loi du rythme a en effet deux sources chez l'homme : l'une organique et l'autre spirituelle,
qui se complètent et se renforcent l'une l'autre. Aristote a désigné la première comme la plus
primaire, puisqu'il voulait faire dépendre le sens rythmique de l'homme des battements du
cœur. Ce mouvement, si profondément enraciné dans l'organisme, est censé nous
transmettre le sens de la séquence du temps. Même le rythme cardiaque normal (environ 70
battements par minute) serait la jauge de notre sens de la lenteur et de la rapidité. Le fait que
cette observation profonde, qui a été reprise par de nombreux penseurs ultérieurs, contienne
au moins une partie de la vérité, me semble découler de la présence d'un sens connexe de la
jouissance du rythme qui nous est transmis par d'autres fonctions organiques. Quoi qu'il en
soit, cette théorie ne fournit pas une explication exhaustive du phénomène rythmique. Il
existe une autre source empirique de rythme, à savoir la conscience de l'ordre. L'ordre des
événements cosmiques est d'une régularité rythmique. Les décalages du jour et de la nuit, du
flux et du reflux, de l'été et de l'hiver, de la vie et de la mort, nous indiquent que la
manifestation de l'esprit sous forme corporelle, c'est-à-dire la loi de l'ordre, est, au moins
pour notre monde et notre pensée, inséparablement liée aux lois du rythme, aux battements
de coeur de l'univers.
III. Si donc l'homme lui-même est, au sens organique, un "microcosme", il n'est pas
étonnant que ses paroles les plus primitives aient été ordonnées selon la loi du rythme, que
surtout le travail, son activité la plus urgente, ait été rythmé. Je dois ici me référer à
l'ouvrage bien connu et très significatif de [Karl] Bücher, Rhythmus und Arbeit [sic : Arbeit
und Rhythmus], qui a rassemblé un grand nombre de matériaux provenant de tous les
peuples. Le mouvement et le rythme y sont démontrés comme étant totalement liés ; non
seulement la force vitale excédentaire est ainsi canalisée de manière significative, mais le
travail en commun lui-même devient d'abord possible. Et le sentiment de plaisir ancré dans
l'organique est resté la justification inconsciente de cette forme de mouvement.
De cette cellule primordiale de l'art, du sens organique-psychique de l'ordre, sont nées la
parole, la danse et la musique, car elles signifient toutes une force vitale régulée dans le
temps. La parole est l'ordonnancement temporel des pensées ; la danse, au sens large comme
tout mouvement conscient, est une altération temporelle significative, également liée à la
notion d'ordre ; enfin, la musique est l'expression de la pulsion d'ordre, accompagnée de la
jouissance, dans le domaine de l'acoustique. L'unification du mot, du mouvement et du ton
dans l'opéra et le théâtre n'est donc pas une caractéristique accidentelle, mais plutôt quelque
chose qui réside dans la nature de ces arts.
La phrase de [Hans von] Bülow est donc vraie : "Au commencement était le rythme". Il
s'agit d'une expérience primordiale de l'humanité. Il domine sans aucun doute dans toutes
les musiques des peuples primitifs. L'expérience de la jouissance d'un son rythmique est
encore si satisfaisante que d'autres désirs, comme celui d'une séquence réglée ou d'une
coïncidence de tons, ne se manifestent même pas. Chez les indigènes, le mouvement est
l'expression la plus primitive de la vie. "Ils préfèrent marcher, danser, chanter, jouer ou
travailler ; et ils le font tous selon une précision de cadence que les nègres les plus simples,
sans distinction, observent bien plus précisément que nos soldats et nos musiciens n'en sont
capables après une longue pratique" (Bücher ; Voir aussi : note éditoriale contextualisant
cette déclaration après l'essai). Bien sûr, même dans cette musique primitive, la mélodie, le
chant, n'est pas totalement détaché de la musique, car sans différenciation de ton, la musique
est impensable. Mais la mélodie reste entièrement liée au rythme. "La preuve la plus
significative de l'indépendance rythmique de ces chants consiste en effet dans le fait que
lorsque ces chants sont détachés de l'œuvre à laquelle ils se rapportent, des moyens
artistiques sont nécessaires pour leur donner un rythme, qu'il s'agisse du battement des
pieds, du battement des mains ou d'un instrument acoustique" (Bücher). Le rythme a donc
été reconnu très tôt comme un élément fondamental de l'art dans son effet d'animation, mais
aussi dans son effet d'hypnose et d'envoûtement à long terme. Ce dernier était
principalement utilisé à des fins cultuelles et, aujourd'hui encore, dans de nombreuses
régions d'Afrique, le tambour est vénéré comme un symbole du rythme démoniaque en tant
que fétiche.
Grâce à cette culture exceptionnelle du rythme, de nombreux peuples ont acquis une oreille
rythmique particulièrement fine, de sorte que, par la combinaison de différents rythmes en
polyrythmie, ils sont parvenus à une haute fleur de l'art que nous avons du mal à
comprendre aujourd'hui. De même, le langage du tambour, qui est utilisé comme une sorte
de téléphonie, témoigne de cette sensibilité rythmique.
IV. Une autre comparaison de la musique primitive et de la musique animale montre bien ce
qu'il en est. Dans Kunst und Vogelsang, Hoffman atteste par exemple que "le merle possède
un sens du rythme si développé que nous ne rencontrons le même degré de développement
qu'au niveau le plus élevé de nos propres compositions musicales". Mais ce n'est pas le cas
de tous les oiseaux. "Ce qui semble surtout remarquable, dit Hoffmann, c'est que le
développement du rythme dans le domaine des oiseaux chanteurs ne suit en aucune façon le
développement de l'élément tonal. Il y a plusieurs oiseaux qui chantent magnifiquement et
produisent les chants les plus diversifiés, mais chez qui toute base rythmique distincte et
cohérente fait défaut." Cette constatation est d'abord assez frappante, mais une autre
découverte d'Hoffmann semble apporter la réponse. Il a en effet constaté que chez les
oiseaux, contrairement à l'homme, le mouvement et le rythme ne dépendent pas l'un de
l'autre. Ni le vol ni la trajectoire n'ont d'influence sur leur chant. Leur sens rythmique se
construit uniquement sur des composantes non organiques, sur une certaine capacité de
relation entre les bêtes. Un corbeau qui fuit trois prédateurs dans une maison, mais qui n'en
voit sortir que deux, sait qu'il en reste un à l'intérieur. Ce fait démontre que l'oiseau est
capable de consolider trois entités en une idée cohérente. Mais avec quatre, l'idée s'effondre
déjà. Dans le chant des oiseaux, on trouve donc souvent des duplets et des triplets. Ainsi, ce
qui se présente chez les bêtes comme un phénomène purement mental (si l'on peut parler
ainsi) a, chez les humains, un fondement organique à côté de la source mentale approfondie
au moyen de l'intelligence consciente.
V. La musique se déploie donc de manière unilatérale dans sa première phase. Mais même
dans cette unilatéralité, la musique progresse constamment vers la possibilité ultime du
principe rythmique : la polyrythmie. Mais après avoir épuisé ces possibilités, la musique a
dû chercher ailleurs pour continuer à se développer. Mais où se trouvent les autres voies de
développement ? S'agit-il d'un chemin continu qui mène "jusqu'à nous" ? Et quels sont les
maillons intermédiaires ? Il est clair qu'une évolution s'est produite. Nous le voyons dans le
fait que les aspirations musicales que nous exprimons aujourd'hui sont totalement
différentes de celles des indigènes ou même des Grecs. Ici, la question de la nature de
l'évolution semble inévitable. De même que la question de la valeur des résultats de l'art des
différents peuples les uns par rapport aux autres.
Ainsi, la discussion sur la nature de l'art en tant qu'objectivation, in-formation de la
métaphysique, et en tant qu'expression de la materia signata est devenue nécessaire. En ce
sens, tout comme l'idée globale est différemment signifiée pour différentes formes (les arts
individuels), l'idée d'un art individuel peut également être différemment signifiée pour
différents peuples. Ou selon [Oswald] Spengler : Les âmes culturelles sont différentes les
unes des autres. Ce sont des récipients différents pour un même contenu, des formes
différentes pour un même matériau. Il est vain de se demander si l'âme d'une culture doit
être dotée d'une essence individuelle ou si elle ne représente que des aspects spécifiques de
la vie des individus d'une culture. Ce qui est essentiel, c'est leur variété réelle (sans que
l'impossibilité de leur convergence soit pour autant une donnée a priori). C'est plutôt le point
de vue à partir duquel une culture considère un art qui est a priori distinct de tous les autres.
Une culture impose à son art ses exigences particulières, et son art se forme en fonction de
ces exigences. Pour les peuples primitifs, la musique repose essentiellement sur des bases
rythmiques, pour la danse et le travail ; dans la culture arabe, pour l'anesthésie et l'ivresse ;
dans la culture chinoise, au contraire, pour la stimulation d'une pensée sobre. En effet, chez
les Chinois, tous les tons ont une valeur correspondante dans la vie : fa est l'empereur, sol
est le ministre, la est le peuple obéissant, et ainsi de suite. Chez ce peuple, la musique est
singulièrement rationalisée, elle a été incorporée à la pensée, elle est devenue une musique
de programme dans le meilleur sens du terme, un matériau pour la spéculation théorique.
Les Chinois ne connaissent pas la musique comme l'équivalent du sentiment. D'où l'énorme
prédominance de la théorie sur l'application pratique. Là encore, les cultures européennes
présentent des attitudes totalement différentes. Dans la culture grecque, la musique est un
ordre sensualisé, un ethos formé au sens large ; dans la culture faustienne au contraire, la
musique est principalement l'expression du domaine du sentiment, une abstraction
imparfaite de ce qui est (trop) sensuel.
Cette même multiplicité d'attitudes se retrouve de la même manière dans les autres arts.
Dans l'art architectural et sculptural, l'Egypte est le prototype d'une culture qui a surgi d'elle-
même. Il est profondément regrettable que, précisément de cette culture, aucune valeur
musicale théorique ou pratique n'ait survécu, car la présence de fréquentes représentations
d'instruments hautement différenciés implique elle-même, selon toute vraisemblance,
l'utilisation d'orchestres.
Ces gouffres entre les cultures ne sont pas dépourvus de différences supplémentaires à
combler, et leur compilation ne donnerait qu'un conglomérat inorganique. On peut observer
comment l'âme naïve du peuple résiste instinctivement à l'introduction d'éléments
culturellement étrangers. Al-Farabi, malgré sa popularité et ses plus grands efforts, n'a
jamais réussi à introduire le système tonal grec en Arabie. La situation est plutôt la
suivante : une culture se développe de manière indépendante, réussit à exprimer au mieux
son individualité et ne s'ouvre aux autres cultures qu'une fois qu'elle a atteint sa pleine
maturité. Ce qui se cache dans toutes les cultures avec la même potentialité se développe à
différents niveaux et à différentes époques. Si l'on voulait tenter de transférer les formes des
niveaux supérieurs aux niveaux inférieurs, on arracherait avec force un bourgeon. Les
instruments mélodiques qui sont apparus par hasard dans les mains des peuples primitifs
n'étaient pas utilisés en tant que tels, mais étaient plutôt, comme le dit Willy Pastor, brouillés
dans une "régression" vers une instrumentation purement rythmique.
Il existe des peuples qui chantent simultanément des mélodies différentes, sans prêter
attention à la consonance : le sens de l'harmonie ne s'est pas développé chez eux. On appelle
ce phénomène, selon Platon, l'hétérophonie.
VI. Ainsi, les cultures s'affrontent en fin de compte avec leurs développements individuels.
Mais où se trouve le grand développement universel, l'in-formation parfaite ? Mais c'est une
fausse façon de poser la question ; il serait tout aussi paradoxal de demander "dans quelle
partie se trouve le tout". Mais même une sommation n'aboutirait à rien, car la somme de
toutes les idées partielles n'aboutit pas à l'idée primordiale pure et indéterminée. L'Idéal ne
réussit jamais par une addition mathématique, mais seulement par une croissance organique
silencieuse et inconsciente pour notre pensée. Nous en reparlerons plus tard.
Mélodie
I. Ce qui dormait caché dans la musique des peuples primitifs, parce qu'on ne l'utilisait pas,
parce que la dimension du rythme suffisait, s'est réveillé à l'époque de la Grèce. C'est la
partie la plus noble de la musique, qui est sortie de la nuit encore informe pour entrer dans la
lumière du jour de la forme, même si elle n'a pas été tout à fait saisie et interprétée de tous
côtés : La mélodie.
La mélodie est un mystère qui ne se dévoile pas facilement. Elle renferme une force cachée
mais puissante qui agit de manière inexplicable. Nous pouvons pénétrer jusqu'aux sources
de la forme rythmique ; elles sont cachées dans notre constitution psychophysique et sont
explicables en termes rationnels. D'autre part, la nature des harmoniques musicales peut être
expliquée entièrement à partir des relations entre les nombres, des proportions physiques.
Mais dans la mélodie, il existe une certaine fluidité qui lie les tons entre eux et leur confère
un caractère nouveau, tout à fait unique. En effet, lorsqu'un ou plusieurs nouveaux tons sont
ajoutés à une mélodie (ce qui apparaît le plus clairement dans une courte pensée mélodique),
la fluidité de la mélodie est tout d'un coup mise en mouvement ; elle s'écoule dans la
nouvelle partie et l'entoure. Dans la mélodie, le tout est plus grand que la somme des parties.
Aujourd'hui, on appelle ces structures des "formes" [Gestalten]. Elles ne sont pas
entièrement saisissables logiquement, mais elles ont une signification immédiate et
évidente. La mélodie repose donc sur un fondement irrationnel et dynamique, qui élève la
musique à une plus grande hauteur, mais la repousse aussi plus loin.
II. Harmonie du corps et de l'âme, raffinement, ordre, kalokagathia : telle est l'exigence de
l'homme grec. Il ne connaît pas de différence entre les exigences du corps et celles de l'âme :
l'éducation du corps est pour lui l'éducation de l'âme, et de même, inversement, une âme
bien ordonnée, vivant en état de sophrosyne, s'exprimera nécessairement par des
mouvements du corps bien ordonnés et mesurés.
Mais cette polarité, en tant que loi fondamentale de l'être psychosomatique, est aussi au
cœur du problème. Nietzsche a appelé ces pulsions fondamentales Apollon et Dionysos :
Apollon, la recherche de la clarification calme, de la sophrosyne, et Dionysos, la pulsion
d'auto-anesthésie fantasmatique. Ce n'est pas comme si Apollon était l'esprit et Dionysos le
corps, car tous deux sont ancrés dans l'âme. La tension que la conscience doit supporter
entre les deux pôles est d'autant plus grande.
L'idéal éducatif de l'école grecque était la sophrosyne, la clarté calme de l'esprit, la maîtrise,
c'est-à-dire la primauté de l'apollinien sur le démoniaque-dionysiaque. En effet, l'homme
grec avait une peur primordiale de son Dionysos, de la pulsion de frénésie et d'orgie, de cet
abîme secret de l'âme d'où s'échappaient, comme d'un cratère profond, les fumées et le
brouillard du démoniaque-immédiat, du créatif-primitif, ou d'où pouvaient jaillir les
lumières de la métaphysique. Une timidité maladive lui interdisait d'appeler ces régions à la
lumière directe de la conscience. Néanmoins, il a cherché, du moins en partie, à les
transposer dans la forme calme et ordonnée de l'Apollonien. Sa tragédie est l'une des plus
grandes tentatives d'introduire la mesure, le décompte, l'ordre - en bref, le rythme - dans le
sans mesure, l'amorphe, l'arythmique. Il a exploité tout ce qui porte le nom de rythme dans
ses efforts de domestication et de culture. Mais qu'y a-t-il d'autre dans la musique de
Dionysos que l'élément secret, irrationnel-démoniaque, qu'est la mélodie ? Les philosophes
et les pédagogues grecs étaient hostiles à cette mélodie, qui se trouvait pourtant dans leur
nature profonde. Car elle représentait un danger, le danger dionysiaque. Ils savaient
pertinemment que, de même que dans la nature de l'homme, seule la composition organique,
la synthèse à partir de la tension, la coopération d'Apollon et de Dionysos, pouvait donner
naissance au plus haut, à l'inspiré, de même, dans l'art, seule l'unification de melos et de
rhythmos pouvait signifier le plus grand épanouissement. Mais de même que, dans le
caractère du peuple, un débordement du dionysiaque entraînerait de graves dommages
sociaux, de même une prédominance du mélodique sur le rythmique serait dangereuse pour
la nature de l'art et menacerait ses objectifs ultimes, les plus sacrés. En effet, ces buts eux-
mêmes n'étaient rien d'autre que ceux de former et d'organiser ce qui est informe,
personnifié dans l'art tragique comme le souffrant, avec l'aide du rythme sous toutes ses
formes (comme le mot, la danse et la musique, c'est-à-dire la grande eurythmie), privant
ainsi ce qui est informe de sa magie, de son autorité, de son pouvoir et de sa terreur. Cette
conversion purificatrice est la katharsis : une analyse de l'amorphe, une mise en forme de
l'informe.
La musique eurythmique a donc une valeur éthique et s'intègre donc à l'école et à la religion.
En effet, l'eurythmie devient le point central de toute éducation, et toutes les disciplines
individuelles émanent comme des rayons de cette idée centrale de rythmisation. C'est ce qui
distinguait essentiellement les Hellènes des barbares. Mais il ne s'agissait pas de musique au
sens contemporain, mais d'eurythmie, qui pouvait s'exprimer aussi bien dans la palestre que
dans la grande tragédie. La tragédie, en tant que synthèse organique de tous les arts
rythmiques, était donc particulièrement bien adaptée pour servir ces objectifs ; en quittant le
théâtre, le Grec devait avoir le sentiment inconscient d'avoir reconverti un morceau de son
moi sans forme en une forme fixe.
III. Ainsi, la musique a franchi une deuxième étape, même si elle n'est pas encore
accomplie. En effet, son mystère, la mélodie, n'avait pas encore été exprimé ouvertement ; il
était voilé, caché, refoulé. En ce sens, l'âme grecque n'était pas le sol idéalement fertile dans
lequel la musique aurait pu s'enraciner. L'esprit de la musique n'a pas trouvé une forme qui
lui convienne, il a été interprété de manière unilatérale et n'a pas été reconnu de tout cœur. Il
y avait en lui trop d'amorphes, trop de métaphysique non dissimulée dans son regard, que la
volonté grecque de former ne pouvait satisfaire.
C'était plutôt le symbole de l'informe, la pierre que cette volonté de former saisissait, et dans
cette volonté de former, elle trouvait son expression la plus profonde en tant que sculpture,
en tant que forme finie, marches et temple. C'est là, dans ces lois les plus subtiles de la
forme, dans ces proportions finales, que l'agitation éternelle de Dionysos s'est apaisée et que
la métaphysique a trouvé une couverture complète. Dans les contours mélodiques de la
Vénus de Milo, la mélodie était si complètement liée à la forme que les abîmes de la
mélodie étaient fermés et que toutes les insécurités et les peurs qui en surgissaient étaient à
jamais appesanties.
Harmonie
I. À première vue, il peut sembler étrange que Platon ait rejeté la perspective en peinture
comme une tromperie frauduleuse. En effet, c'est précisément grâce à la perspective que l'on
peut espérer obtenir les plus belles et les plus grandes réussites en peinture. Mais quelle est
donc la nature réelle de la perspective ? C'est la relation des surfaces et des points entre eux,
la relation d'un "antérieur" à un "postérieur", d'un "proche" à un "lointain". Mais cette
relation n'intéressait pas le Grec ; ce qui l'intéressait, c'était l'objet individuel, tout à fait
complet en lui-même, tout à fait formé. Chaque chose a sa valeur individuelle et
l'environnement n'a aucune influence sur son essentialité.
Un temple grec est la chose la plus dépourvue de relations que l'on puisse imaginer : il
existe en tant que chose individuelle complètement développée, tout comme la statue
grecque n'est là que pour elle-même. Sur chaque vase se trouvent des figures fermées sur
elles-mêmes, sans arrière-plan, sans horizon. Car l'horizon, dit [Oswald] Spengler, est "la
puissance la plus forte du lointain", et le Grec connaît aussi mal la distance que la proximité.
La pensée historique est la saisie du temps, un regard perspectif sur le passé, une forme de
relation. Cela aussi est étranger à la nature grecque, qui n'a jamais vu de valeur dans l'être
historique, mais seulement dans le présent ou dans l'intemporel. La statue en est
l'expression. Les antiquités en tant que telles n'ont aucune valeur pour le Grec, car elles ont
perdu leur valeur la plus élevée et individuelle, leur forme complète et intemporelle. Seul ce
qui est éternellement présent a de la valeur.
II. C'est la découverte de l'homme occidental : la relation. En d'autres termes : une valeur
entièrement nouvelle est accordée aux choses, la possibilité d'être comparées à d'autres
choses. La valeur relative s'installe à côté de la valeur absolue, ce qui conduit à douter de
l'autorité de cette dernière. Cette attitude totalement nouvelle, relativisante, ne s'est pas
établie successivement comme une nouvelle culture succédant à l'ancienne ; elle a plutôt
dominé l'ancienne pour l'étudier. Le Grec vivait pour lui-même sur ses îles et ses
montagnes ; l'Égyptien occupait les vallées étroites et autonomes du Nil ; le Chinois vivait à
l'intérieur de la Grande Muraille ; le Japonais sur une île ; l'Indien isolé par les montagnes et
la mer. C'est là que les cultures se sont formées. L'Occidental, cependant, comme Faust, se
dépasse, aime Helena plutôt que Gretchen et, à la fin, devient le colonisateur, le grand
industriel, le cosmopolite. Il lit avec le même enthousiasme Bouddha, Homère et Lao Tseu ;
il réunit sous un même toit l'architecture gothique, les temples égyptiens, les pagodes et les
greniers à blé. Pour le Grec, le centre du cosmos n'était pas seulement la Terre, mais le
"nombril du monde" se trouvait en outre dans la ville grecque de Delphes, grande
manifestation de la conscience culturelle grecque. L'Occidental, lui, a osé renverser le
monde géocentrique, relativiser le cosmos tout entier.
III. A partir de là, le chemin mène à la compréhension de la musique occidentale, car l'idée
de relation qui s'est développée partout a également été appliquée à l'art musical. Entendre
la relation des tons entre eux, la relation d'une vibration plus rapide à une plus lente, c'est-à-
dire la relation d'un ton plus aigu à un ton plus grave, non seulement comme une
consonance agréable, mais plutôt comme une relation, et entrevoir dans cette relation une
valeur positive, artistique, intrinsèque, devait rester réservé à l'Occidental. Ce qui,
autrement, n'était lu qu'horizontalement, dans la succession temporelle, acquiert soudain une
nouvelle dimension : les relations verticales sont lues dans la profondeur de la musique. On
sait combien furent timides les premières tentatives d'harmonisation : la libération des
parties constitutives d'un seul ton, l'exposition de ses harmoniques. Octaves, quintes, quartes
- le plus simplement du monde, des proportions acoustiques - furent le point de départ. Puis
le chemin a conduit prudemment, au milieu de cent dangers, plus profondément dans le
royaume trouble du ton : le trio, le sextuor et finalement le septuor ont été maîtrisés. Et tout
cela s'est déroulé - non par hasard - à l'époque des grandes découvertes qui ont élevé
l'Occident au-dessus des autres cultures, à l'époque des grandes inventions qui, avec Galilée,
ont fini par relativiser le cosmos : d'un seul coup, l'espace s'est ouvert à l'infini et de manière
terrifiante.
Et en effet : l'espace de la musique s'ouvre maintenant, considéré comme une réalité étrange
seulement analogue à l'espace, en fait plus pleinement ressentie que l'espace. Mais un
espace quand même. La musique avait déployé ses dimensions : d'abord le rythme, puis la
mélodie, et enfin l'harmonie. Ce qui n'était pas une forme convenable pour l'âme
apollinienne, car celle-ci trouvait son accomplissement dans l'éternel proche, dans le sans
espace, dans la sculpture, ce que l'âme apollinienne n'était capable d'accomplir que selon
deux dimensions, c'était l'expression congruente de l'âme faustienne. Cette âme faustienne -
qui, avant la découverte de l'harmonie, avait déjà créé un art musical d'expression dans la
sculpture romano-gothique - en cherchant la forme la plus appropriée à son expression, créa
pour ainsi dire son propre espace, dans lequel elle pouvait accomplir le plus haut, le plus
proche de la perfection, ce qui cependant rabougrit aussi la sculpture faustienne. Elle avait
trouvé la forme pour laquelle l'idée qu'elle contenait en elle-même était signifiée. Dans cet
espace, elle était reine. Elle pouvait traverser cet espace dans n'importe quelle direction, à
n'importe quelle vitesse. Et si le long passage du temps ici et là forçait encore l'impression
du linéaire, du simplement bidimensionnel, l'invention du crescendo apportait à nouveau un
formidable approfondissement du sens de l'espace.
Et quelque chose de merveilleux s'est produit : la mélodie, qui avait été supprimée chez les
Grecs, qui avait été retenue prisonnière dans la forme rythmique grecque bidimensionnelle,
a été libérée de ce donjon par l'harmonie, et n'a acquis que maintenant son sens et son
achèvement, apprenant bientôt à s'élever dans l'espace des tons avec des ailes sans entraves
et entièrement déployées.
IV. Néanmoins, l'harmonie, même si elle ouvre des possibilités imprévues, n'a pas la même
valeur intrinsèque que la mélodie. C'est un art rationnel, tout à fait mathématique. Son
organon est le compte, elle sait appréhender la physique acoustique dans ses moindres
détails. Elle ne recèle pas d'énigmes en elle-même comme le fait la mélodie. L'époque de la
rationalisation de l'histoire, de la mathématisation de la vie - le milieu et la fin du XIXe
siècle - cette époque a aimé et servi l'harmonie au détriment de la mélodie. Il en est résulté
une décélération du tempo musical, un alanguissement dans les coulisses. Car l'harmonie
seule ne peut parvenir à l'incarnation de l'idée la plus haute, parce que l'harmonie, en tant
qu'art purement mathématique, presque technique, n'a pas de contact avec l'organique. Seule
la mélodie peut accomplir le vol le plus élevé, bien que l'harmonie en soit le pilier
indispensable, car c'est dans l'harmonie que la mélodie se renforce, c'est autour d'elle que la
mélodie plane légèrement, et c'est seulement en elle que la mélodie s'accomplit.
V. La musique s'est donc exprimée comme une in-formation, comme une in-formation -
même si elle est peut-être imparfaite - du Divin. Dans sa perfection, elle peut devenir un
symbole, plus encore le vêtement d'une certaine forme du Divin. Ce qui, à l'origine, dans la
musique des bêtes et même des peuples primitifs, est préfiguré de manière fragmentaire,
décousue et indistincte, peut déjà être discerné dans la mélodie et, dans le phénomène
tridimensionnel, devient une expérience immédiate.
La musique est un art temporel. Elle émane, elle erre, elle arrive ou elle revient. C'est un
flux éternel, une multiplicité éternelle, mais la mélodie y plane en tant qu'élément de liaison
significatif. C'est ainsi que la mélodie symbolise le travail du développement dynamique du
monde.
L'idée musicale
Structure
I. L'apparition temporelle de la musique est un phénomène tout à fait organique. Son
développement est guidé par des principes significatifs qui ne l'obligent pas arbitrairement à
prendre telle ou telle forme, mais qui sélectionnent les formes en fonction de leur plus
grande conformité à des lois ; l'eductio formarum est essentiellement logique. On peut parler
d'un organisme dont la dimension est le temps et qui s'élève par étapes. Les étapes ou les
âges ne possèdent cependant pas une valeur simplement relative orientée vers l'achèvement,
selon qu'ils sont plus proches ou plus éloignés de ce dernier ; ils possèdent plutôt une valeur
absolue, fondée en eux-mêmes, en tant qu'accomplissement valable d'une partie de l'idée
musicale totale.
Cela est donc comparable à une grande floraison sur l'arbre de l'art, qui s'ouvre lentement,
déploie une feuille après l'autre et s'épanouit finalement à pleine maturité. Chaque feuille est
déjà en elle-même et contient l'entéléchie de la plante, mais n'est qu'une partie de la beauté
totale.
II. De cette manière, les parties ne peuvent pas être délimitées de manière précise les unes
par rapport aux autres. Il y a des intermédiaires, des ponts. Ce que [Heinrich] Wölfflin a
découvert pour l'histoire de l'art vaut également ici. Il n'y a pas de types purs, mais plutôt
des approximations. Ce qu'il appelle la vision du sculpteur et la vision du peintre n'est que la
coordonnée, le concept de mesure. Le Grec voit comme un sculpteur, il voit en lignes et en
contours ou, pour la musique, en mélodie. Il voit horizontalement, en deux dimensions.
L'Occidental voit comme un peintre, en surfaces, en couleurs, en ombres et lumières, ou
musicalement : en harmonies spacieuses. La Renaissance converge vers le premier pôle, le
Baroque vers le second. Mais même dans la statue grecque, il y a de la surface et de la
profondeur, même chez Rembrandt un reste de lignes et de vision linéaire. Il en va de même
pour les innombrables formes mixtes qui se situent entre ces deux extrêmes ; elles
contiennent des éléments des deux. Il en va de même pour la musique : tout l'art se situe
entre la musique purement mélodique et la musique purement harmonique. Le Grec lui-
même avait les rudiments de l'harmonique, et déjà chez les peuples primitifs nous trouvons
les prémices de la mélodie et même de l'harmonique. Certaines tribus chantent en tierces.
Les hymnes de l'Église, tels que Grégoire les a présentés, sont des mélos grecs. Au cours du
Moyen-Âge, qui n'a pas encore réalisé cette relation (tout comme les philosophes arabes
n'étaient pas évalués en tant qu'Arabes, mais seulement en tant que penseurs), ces hymnes
sont restés les mêmes, mais au début de l'époque moderne, ils ont été harmonisés. Seuls
quelques chants isolés témoignent encore d'un mélos inchangé (par exemple l'Exultet du
Samedi Saint).
Le plus riche, bien sûr, ce sont les variations de notre art qui comprennent les stades
inférieurs. Le Nord, plus orienté vers la peinture et l'harmonie, s'oppose au Sud, plus orienté
vers la sculpture et la mélodie : Wagner contre Verdi. Mais les motifs de Wagner sont des
mélodies et les chansons de Verdi sont impensables sans un support harmonique solide.
C'est ainsi que l'immense diversité pratique devient évidente. L'organique n'est jamais
mathématiquement simple, mais il s'agit plutôt d'une vie continue, d'un développement
continu. Ici, l'art penche plus vers un pôle, là il penche vers l'autre pôle, ou actuellement il
se déplace vers le milieu. Il va dans le sens de la triade de Proclus et de Hegel : dialectique-
organique, non mathématique.
Frontières
Ainsi, la création musicale est une possibilité, parmi d'autres, d'exprimer la vérité (Alois
Hába).
I. La question des frontières de la musique est l'une des plus controversées : car il s'agit à la
fois de savoir quelle est l'essence de l'idée musicale. Qu'est-ce qu'elle a de singulier, qu'est-
ce qu'elle signifie ? Le fait que la musique soit une idée découle de sa nature d'art. Elle est
l'expression du divin. Tout art est tel par analogie : les caractéristiques du Divin que nous
pouvons saisir conceptuellement, nous pouvons les percevoir analogiquement par les sens
dans la matière. La Vérité, une idée, devient la Beauté dans la matière. Cette dernière n'est
donc qu'une expression analogique de la vérité, et toutes deux sont identiques dans la
mesure où elles signifient le divin. Une statue est belle lorsqu'elle est une forme analogue de
la vérité divine ; un mot aussi est beau pour les mêmes raisons, car il n'est pas la vérité elle-
même, mais seulement une forme pour elle. C'est ainsi que la musique est une belle
expression de la vérité, bien qu'elle soit nécessairement une forme différente de la parole ou
de la vue, par exemple.
II. À mon avis, la particularité de la musique consiste dans la concentration et l'expansion,
l'intensité ou, comme je l'ai dit plus haut, la représentation du Dieu dynamique, et ce, au-
delà du domaine du conceptuel, du verbal, du montré, comme la forme pure de la vérité
immédiate. Tout en restant fidèle à sa forme d'art temporel, il est, pour ainsi dire, une jauge
de l'Absolu. Le tracé de ces courbes est sa tâche première et la plus noble, qu'elle remplit en
tant que "musique absolue". Mais cette tâche est en même temps la seule dont la musique
soit capable par elle-même, sans l'aide de l'idée, du sentiment et d'autres types de
signification. Cependant, de même que les sens ne sont généralement pas purement séparés
(comme par exemple l'idée correspond à la vue ou au goût, se corrigeant et se modifiant,
que ce soit par un acte librement conçu ou, comme dans la grande majorité des cas, par une
association réflexe), de même dans la musique la réunion consciente ou inconsciente
d'autres sens joue un rôle important. Ce facteur, accessoire en soi, revêt néanmoins une
importance pratique de premier ordre. Personne n'est capable d'entendre de la musique sans
les associations qui s'y glissent. Il est clair que les représentations spatiales sont déjà
présentes : par exemple, le sens du rapprochement avec le crescendo, de l'éloignement avec
le diminuendo, ou de l'aigu et du grave, voire la représentation de l'espace tonal en premier
lieu, n'est pas essentiellement musical. Les associations de goût ou de disposition sont
encore plus éloignées : doux et dur, drôle, triste, noble ou comique. Cependant, elles sont
encore à compter pour ainsi dire parmi les associations primaires. Celles-ci conduisent
encore plus loin à des associations auditives accidentelles et purement habituelles ou à des
séquences tonales de la nature, de la vie privée ou sociale, dont la plupart suscitent de
longues chaînes de représentation qui, assez souvent, peuvent avoir un effet perturbateur sur
l'expérience musicale. En un instant, l'habitude de toute une vie lie certaines mélodies et
certains accords, qui au départ n'"expriment" rien du tout, à la représentation du chant des
oiseaux, du cor postal, de la chasse ou de la chanson d'un gondolier. C'est là que s'ouvre tout
le champ de la musique à programme, qui va de l'écho-effet des anciens Italiens au
naturalisme musical de Richard Strauss. La musique à programme veut en tout cas susciter
des associations, abandonnant ainsi complètement le sens le plus originel, le plus absolu de
la musique, à savoir l'enregistrement de la dynamique-métaphysique. Ses voies sont
différentes : soit elle veut copier directement les bruits du monde (on pense au braiement
des troupeaux, aux machines à vent et à tonnerre dans les compositions symphoniques), soit
elle veut utiliser ces bruits de manière stylisée, raffinée, altérée (la Symphonie Pastorale de
Beethoven).
Les deux voies sont en son pouvoir ; une troisième, cependant, qu'il s'est efforcé d'atteindre,
ne peut l'être : rendre primaire le contenu du sentiment sans association. Liszt s'y est essayé
le premier ; la composition symphonique a été pratiquée avec ardeur après lui. Personne
cependant ne peut se vanter d'avoir rendu distinctement par la musique le contenu d'un
sentiment ou, comme Richard Wagner a même voulu le faire, le contenu d'une idée. Il n'y a
que cela qui soit possible : aller parallèlement à la composition et tracer ses fluctuations de
sentiments, ses va-et-vient, sa concentration et son expansion ; marquer ses tournants, son
tempo. Plus que cela n'aboutira jamais : un contenu, une idée, un sentiment même, ne
peuvent être retenus par des moyens purement musicaux. Seule la foule inconsciente des
associations peut tromper l'ignorant. Richard Wagner a eu l'audacieux projet de transposer la
philosophie en musique. Il y est parvenu dans la mesure où la philosophie est un sentiment
et où ce sentiment peut être réinterprété en musique par le biais d'associations. Cependant,
seule la plus petite page de la philosophie est saisie ; la partie la plus grande et la plus
profonde, celle qui est conceptuelle, reste exclue. De même, Richard Strauss n'a pas voulu,
dans son Zarathoustra, rendre la poésie de Nietzsche, mais seulement la richesse de ses
sentiments. Pour la même raison, dans les drames de Wagner et de ses élèves, le motif ne
peut prétendre à l'expression de son contenu s'il n'est pas lié à des associations primaires ou
secondaires externes. Une multitude de motifs de Wagner sont donc de nature purement
accidentelle (par exemple dans le Crépuscule des Dieux). Plus les associations sont
innombrables, plus elles sont raffinées et impondérables, plus le choix du motif est
ingénieux : c'est là que Wagner et Strauss ont réalisé les plus grands exploits. Le motif de la
Walkyrie, par exemple, suscite ces représentations : chevaux au galop, fanfare de bataille
sauvage, donc héroïque, fière, etc. ; le motif du Crépuscule des Dieux : descente, grande
fatigue = soir, ajouté à cela un roulement de timbales calme = agitation intérieure comme
avant une tempête, un moment formidable, hautain bien qu'apaisé. D'autres associations
pourraient être énumérées. Elles sont aussi, bien sûr, subjectivement distinctes, mais doivent
néanmoins rester universelles-humaines si l'on veut qu'elles soient ressenties par tous.
III. La musique à programme est l'une des possibilités de la musique, même si ce n'est pas la
plus élevée. On peut se demander si la musique à programme est un enrichissement ou une
falsification de l'idée musicale, qui a manifestement d'autres tâches que celle de fournir une
explication sous forme de livre d'images de l'idée. Je crois qu'une synthèse est possible : ni
la musique à programme du XIXe siècle, ni le retour à l'ancienne musique spirituellement
absolue de Bach, actuellement en vogue, ne sont les seules voies correctes.
À travers l'épisode de la musique de programme, la vie de la perception, la vibration de
l'âme, est devenue si raffinée que le renoncement aux réalisations serait certainement un pas
en arrière. Même si, peut-être, la musique sans association est la possibilité la plus élevée,
elle n'en est pas moins pratiquement inaccessible à notre nature. Si notre nature parvient,
pour un court instant, à se libérer de toutes les représentations annexes et à entendre la
musique en tant que telle, non comme une expression, non comme une construction, il
s'ensuivra néanmoins, au minimum, des associations primaires. Celles-ci ne distraient
cependant pas, mais au contraire, si la musique sait vraiment les guider, elles aident à mieux
comprendre l'Absolu, comme un voile tiré devant une lumière trop aveuglante permet de la
regarder plus longtemps. Il est donc tout à fait concevable que la musique, qui se situe
effectivement sur le même plan que la parole et la représentation, soit valorisée et soutenue
par ces dernières, et que ce ne soit pas toujours le cas inverse, où la parole et la
représentation (dans le chant et l'opéra) sont valorisées et renforcées par la musique. La
concession à la représentation peut devenir un grand enrichissement de l'idée musicale.
IV. Nous considérons la musique comme un double phénomène : la forme du haut, le
métaphysique, et l'expression du bas, l'imaginable. Elle oscille entre les deux, sans jamais
atteindre l'un ou l'autre. Dans les époques de matérialisme et d'intérêt vital, la musique
penchera davantage vers l'expression, vers la musique à programme ; tandis que dans les
époques de grand désir métaphysique, de fort besoin de validité absolue - Bach et Haendel
sont la fleur du piétisme - la musique se tourne davantage vers l'absolu formel. Notre
époque réclame à nouveau la forme, cette révélation d'en haut (car qu'est-ce que la forme
sinon ?), et se tourne de l'art impressionniste d'un Strauss et d'un Debussy vers l'art logique-
organique, parfois même vers l'art construit, comme une façon de se tourner vers le plus
direct, le plus simple, le plus proche.
Valeurs
I. La naissance de la forme est un problème, car avec l'idée signifiée en elle, elle s'approche
au moins potentiellement du problème de l'être. Elle est donc, en son for intérieur, liée à
l'idée ; en effet, l'idée se distingue par sa dépendance à l'égard de la forme.
Puisqu'il existe des formes diverses, cette même idée doit donc au moins posséder des
aspects divers, qui se réalisent également dans la différence des peuples, des terres et des
artistes. La question de savoir quelle est la meilleure forme est donc superflue, car quelle est
la meilleure idée ? Mais malgré les variations de l'idée et de ses formes, il y a valorisation,
et donc aussi progrès.
Une œuvre d'art représente donc un progrès lorsque, sur le grand chemin de l'évolution
totale de l'idée, elle a guidé un autre chemin. On doit pouvoir en déduire un nouveau pas du
Divin dans le monde. Un exercice de métaphysique doit finalement être transformé en
forme. Tout ce qui est nouveau, tout ce qui est à la mode ne survit pas à cette norme de
progrès, car il s'agit souvent d'un renouvellement de l'ancien, ou encore d'une forme
insuffisante pour les nouvelles idées qui fermentent encore.
Cependant, lorsqu'une nouvelle formation a été couronnée de succès, les formes établies
antérieurement sont-elles dépassées et annulées ? Ou bien la nouvelle n'est-elle pas un
complément, une explication de l'ancienne ? Nous l'avons vu : le rythme n'est pas annulé
dans la mélodie ; dans l'harmonie, le mélos et le rythme sont même renforcés. Une forme
s'appuie sur les autres sans les détruire ; au contraire, selon la doctrine des formes de Duns
Scot, les formes inférieures forment le matériau de la forme supérieure. Les formes
définitives, perfectionnées à leur niveau, ne deviennent donc pas obsolètes, mais peuvent
tout au plus se démoder. Ces valeurs sont, par exemple, le chant grégorien, la chanson
populaire, la fugue, la symphonie classique. Les formes sont des éléments de construction.
Elles sont toutes importantes, elles contribuent toutes à l'édifice de l'in-formation
universelle.
II. Il est cependant dans la nature de la vraie valeur de s'appliquer universellement. C'est
pourquoi elle n'est pas non plus liée à la personne, du moins pas essentiellement. L'époque
du romantisme, qui voyait dans l'œuvre d'art la seule personne de l'artiste, l'a oublié. C'était
également l'époque du relativisme, qui considérait tout aphorisme plein d'esprit, même s'il
était contradictoire, comme de la sagesse. Ce culte de la personne a aujourd'hui déjà perdu
une grande partie de sa force. Si, à l'époque de l'expressionnisme, le spectateur d'une image,
le lecteur d'un poème, devait se faire à la "mentalité" de l'artiste, au prix de nombreuses
difficultés et d'un travail laborieux, il y a néanmoins aujourd'hui, à nouveau, un énoncé plus
unifié du problème du peuple, et l'artiste commence à nouveau à prendre la bonne position,
car il est pour ainsi dire le représentant de l'humanité face au spirituel ; comme Prométhée, il
doit saisir le feu de l'idée venu du ciel. Mais pas pour lui-même, en tant qu'aventurier
solitaire et sans péché, mais plutôt pour ses semblables. Il accomplit un travail social.
L'art n'est pas une affaire privée, car la vérité n'est jamais une affaire privée. Déjà Goethe,
dans son Voyage en Italie, regrette que pour apprécier les œuvres d'art, il faille s'enfermer
dans un fauteuil pendant des heures. Madame de Staël dit la même chose de l'art allemand
individualisé par rapport à la poésie française (qui est toujours coram publico). Karl Maria
von Weber fut très contrarié lorsque, lors d'un concert qu'il donnait à Weimar, Goethe
conversa bruyamment avec une dame. Et aujourd'hui, si l'on ose parler pendant un concert,
on reçoit des regards furieux de son voisin. Il est certes impossible de présenter au grand
public ce qui est le plus élevé sans préparation, mais il n'en reste pas moins que notre scène
artistique est aujourd'hui trop individualiste. Il en était tout autrement au XVIIIe siècle,
comme en témoigne la simple description de la scène lyrique italienne par Romain Rolland
(Tour musical au pays d'autrefois) :
Le coût des places au parterre est d'une paule (six pence anglais) à moins que l'entrée ne soit
gratuite, comme c'est souvent le cas à Venise et à Naples. Le public est bruyant et inattentif ;
il semble que le plaisir particulier du théâtre, l'émotion dramatique, compte peu. Le public
bavarde à son aise pendant une partie de la représentation. Les visites se font d'une loge à
l'autre. A Milan, chaque loge s'ouvre sur un appartement complet, disposant d'une salle avec
cheminée et de toutes les commodités possibles, que ce soit pour la préparation de
rafraîchissements ou pour une partie de cartes. Au quatrième étage, une table de faro reste
ouverte de chaque côté du bâtiment tant que dure l'opéra.-A Bologne, les dames se sentent
parfaitement à l'aise ; elles parlent, ou plutôt crient, pendant la représentation, d'une loge à
l'autre, se levant, applaudissant et criant Bravo ! Quant aux hommes, ils sont plus modérés ;
lorsqu'un acte est terminé et qu'il leur a plu, ils se contentent de crier jusqu'à ce qu'il soit
repris. A Milan . ... les messieurs du parterre ont de longs bâtons, avec lesquels ils frappent
les bancs aussi fort qu'ils le peuvent, en guise d'admiration. Ils ont des collègues dans les
loges du cinquième étage qui, à ce signal, jettent des milliers de feuillets contenant un
sonetto imprimé à la louange de la signora ou du virtuose qui vient de chanter. Tous les
occupants des loges se penchent à demi hors d'elles pour attraper ces feuillets ; la parterra
cabriole et la scène se termine par un "Ah !" général, comme si l'on admirait un feu de joie
de la nuit de la Saint-Jean.
La description est dure et ironique, mais elle contient un noyau de vérité. L'affirmation de
[Josef] Kreitmaier n'est-elle pas justifiée, à savoir que l'art s'est embourbé dans le subjectif ?
"À tel point que l'artiste et le public ne forment plus qu'une seule et même personne, et qu'il
n'y a plus de deuxième personne en mesure d'appréhender le monde perceptif de l'artiste, qui
lui est totalement étranger". Le peuple tout entier a un droit sur l'artiste, et c'est la santé de
l'art que de s'établir non pas sur l'artiste, mais sur la base plus solide, plus objective et plus
étendue du peuple tout entier. Car le succès de l'art ne dépend pas de l'artiste seul. Il n'est
que le médium accidentel et personnel de la grande évolution de la signification immanente
au monde.
III. Si l'aspect personnel de l'art n'a pas de valeur, l'aspect essentiellement humain n'en est
pas moins important. En effet, la structure humaine correspond à la structure artistique :
l'esprit et la matière sont entrés, dans les deux cas, dans une nouvelle unité substantielle.
C'est pour cette raison que nous aimons l'art : il nous ressemble, il reflète notre grandeur et
notre faiblesse. C'est donc une condition du grand art que de ne pas négliger les aspects
centraux de l'humain, mais de trouver une voie médiane entre les extrêmes. "Ceux qui, en
raison d'un développement anormal, voudraient gagner l'estime du monde, travailleront en
vain. Ils deviendront peut-être, s'ils ont de la chance, à la mode pour une saison ; mais après
cela, ils devront inévitablement quitter la scène" (Hugo Leichtentritt). Car ce qu'ils ont créé
ne correspond pas au sérieux et au rythme rigoureux du développement, et ce qui s'en écarte
s'étiole.
La valeur étant un type de perfection, elle peut donc être augmentée à l'extrême, mais pas
dépassée. Les valeurs obtenues une fois sont des solutions éternellement valables,
inaltérables au goût ou à la mode du moment. Cependant, poursuivre le développement ne
signifie rien d'autre que cela : développer plus fortement, car il y a souvent des pas en
arrière, des dégradations de plusieurs décennies, dans lesquelles aucune valeur nouvelle et
valable n'est trouvée, ou qui se nourrissent simplement de toutes les époques antérieures.
Mépriser les valeurs des artistes antérieurs, ou leur refuser leur valeur, témoigne d'une
myopie de sens, car dans le grand déploiement universel de l'art, il n'y a pas de
développements erronés. Lorsque notre époque répond à la thèse d'une époque antérieure
par une antithèse, la vérité ultime ne réside généralement que dans la synthèse qui en
découle. Nous ne disposons pas d'une connaissance suffisante de l'histoire pour condamner
les valeurs ; il est toujours préférable d'améliorer ce qui existe déjà ou de le fusionner
harmonieusement.
Il n'est pas vrai qu'aujourd'hui le développement emprunte une "voie différente", car il
emprunte toujours la même voie directe. L'antérieur n'est donc pas dispensable, mais compte
au même titre que tout le reste. Il n'est donc pas possible de dépasser ou de rendre obsolètes
Beethoven, Rossini, Meyerbeer ou Verdi, par exemple, par le biais de Wagner et des
Modernes. Au contraire, ce qu'ils ont créé perdure sans tenir compte de l'avis des artistes
ultérieurs. D'une part, il y a dépassement, d'autre part, il y a élévation : Donizetti est
rehaussé par Verdi et Haydn par Mozart. Cependant, la valeur totale d'un artiste n'est jamais
réincarnée dans un autre : il y a chez Donizetti et Haydn des beautés, des nuances que nous
ne trouvons plus chez Verdi et Mozart. Il faut donc, là aussi, être prudent dans l'évaluation
des valeurs.
Ce qui peut être appliqué universellement cependant, c'est que les valeurs doivent être
estimées, et que celui qui lie le plus grand nombre d'entre elles de manière organique (et non
pas simplement comme une compilation) est le plus grand artiste. Le mépris de la mélodie,
comme c'est souvent le cas chez les néo-romantiques, prive la musique d'une grande valeur,
voire de sa valeur la plus précieuse. Les tentatives des atonalistes sont vaines, car une
musique sans harmonie et sans tonalité serait un appauvrissement, une descente à des stades
de développement antérieurs. En effet, même si chaque valeur est une forme unique de
l'idée totale de la musique, les valeurs ne sont jamais si divergentes qu'elles ne puissent plus
être liées synthétiquement, simplement parce qu'elles incarnent toutes le même noyau, la
même idée. Plus les formes individuelles convergent, plus la forme d'une œuvre d'art se
rapproche de cette forme totale idéale de l'idée musicale.
IV. La forme est une contrainte, car l'idée totale qu'elle contient n'est jamais entière. La
forme est également une contrainte, en fin de compte dans le même sens que tout corps est
une prison. Et pourtant, elle est le vêtement approprié de l'esprit, qui veut se développer hors
de nous. L'esprit s'enchaîne volontairement pour devenir visible. La forme est donc
nécessité et accomplissement. Encore une fois : L'art est en lui-même tragique. Car en lui,
l'esprit immédiat et ineffable veut s'accomplir dans la forme, ce qui est pourtant impossible.
La musique est la forme qui nous rapproche le plus de l'esprit ; elle est le voile le plus fin
qui nous sépare de l'esprit. Mais elle porte en elle le destin tragique de tout art : devoir rester
à l'état de désir, et donc quelque chose de temporaire. Et c'est justement parce qu'elle est la
plus proche de l'esprit, sans pouvoir le saisir complètement, que la nostalgie est la plus forte
dans la musique.
V. La musique est la plus proche du sens immanent, parce que, comme le sens immanent, la
musique est un développement. Toutes deux sont dynamiques et inexprimables, ineffables.
La musique est, comme tout art, logique, et elle l'est peut-être encore plus que les autres
arts. Elle est le point limite de l'humain, et c'est à cette limite que commence le divin. Elle
est un monument éternel au fait que les humains peuvent intuitionner ce qu'est Dieu : éternel
et simple, circulant de manière dynamique et multiple en lui-même et dans le monde en tant
que Logos.

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