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Une

dangereuse géopolitique monétaire


Sur le « front des monnaies », rien de nouveau, jusqu’à la grande crise
ouverte en 2008. Les taux de change bougeaient, parfois beaucoup,
mais sans trop affecter la marche des économies. Les banquiers
centraux pouvaient les oublier et s’occuper surtout du « front intérieur »,
l’inflation et l’emploi. La politique monétaire ne s’occupait plus des taux
de change.
Prétexte ou conséquence, 2008 a vu éclater ce semblant de tranquillité :
des déséquilibres commerciaux qui s’accroissent, des menaces
quotidiennes sur la stabilité financière…
Les taux de change ne peuvent plus être ignorés. Il est illusoire de
penser qu’un pays, en raison de la flexibilité des changes, peut conduire
en toute indépendance sa politique monétaire. Les cycles de crédit sont
mondiaux ; ils déstabilisent les pays émergents ; ils ont déstabilisé la
zone euro. Dans un monde qui abandonne le protectionnisme direct, trop
voyant, l’arme monétaire se fait instrument de la guerre commerciale.
Que faire, alors que la défiance envers les monnaies s’accroît ? Que
faire, quand les régulateurs, focalisés sur la seule industrie bancaire,
semblent négliger ce qui gouverne les échanges internationaux ?
Les auteurs du Cercle Turgot tentent de répondre à ces questions et
aident à tracer les contours d’un système monétaire international apaisé,
jouant pleinement son rôle de facilitateur des échanges, d’aide à la
croissance et de garantie de la stabilité.

Le Cercle Turgot rassemble les meilleurs experts du monde de la finance, universitaires,


dirigeants d’entreprises et d’institutions réputées, auteurs de nombreux best-sellers dans le
domaine économique et financier.
Cercle Turgot
Sous la direction de
Jean-Louis Chambon et François Meunier
Désordre dans les monnaies
L’impossible stabilité
du système monétaire international ?
Groupe Eyrolles
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2010 ; Rigueur ou relance, 2011 ; Grandeur et misère de la finance moderne, 2013 ; Après la
récession… inflation ou déflation ?, 2014)
– Les Nominés primés dans chaque édition (grand prix – prix spécial du jury et prix spéciaux)
Sommaire

Avant-propos
Jean-Louis Chambon

Introduction
Ne plus jamais oublier les taux de change
François Meunier

PARTIE 1 – QUELQUES LEÇONS D’UNE HISTOIRE AGITÉE


Chapitre 1
Quand le système monétaire international s’effondre
Barry Eichengreen

Chapitre 2
La valse à trois temps des systèmes monétaires…
Jean-Marc Daniel

Chapitre 3
Déséquilibres financiers : d’un Bretton Woods à l’autre
Isabelle Job-Bazille

Chapitre 4
La mal-intégration financière en zone euro et en zone dollar
Olivier Garnier

PARTIE 2 – UNE NOUVELLE GÉOPOLITIQUE MONÉTAIRE ?


Chapitre 5
Le rôle de la Chine dans le système monétaire international
Patrick Artus
Chapitre 6
L’euro, crises et châtiments
Ludovic Subran

Chapitre 7
Taux de change émergents et flux de capitaux : une déstabilisation
durable
Julien Marcilly et Yves Zlotowski

Chapitre 8
Le retour du protectionnisme monétaire
Pascal Blanqué

PARTIE 3 – REPENSER LA RÉGULATION FINANCIÈRE


INTERNATIONALE

Chapitre 9
Monnaie électronique et supervision monétaire
André Lévy-Lang et Jean-Bernard Mateu

Chapitre 10
Le système monétaire à la lumière du bimétallisme
François Meunier

Chapitre 11
Mondialisation financière : un nouveau « triangle d’incompatibilité »
Vivien Levy-Garboua et Gérard Maarek

Chapitre 12
Le DTS enfin ! Pour une refondation du système monétaire
international
Jacques Mistral

Bibliographie

Les auteurs
Index
Avant-propos

Jean-Louis Chambon

Suite aux crises et autres soubresauts qu’a connus la planète finance depuis
Bretton Woods, la première des missions assignées au système monétaire
international est celle de la stabilité financière.
C’est sur cette conviction, partagée par les économistes et les décideurs des
grandes puissances, que repose l’idée de la coopération économique et financière
internationale. Celle-ci vise naturellement, et prioritairement, à faire pros-pérer
une croissance durable permettant d’élever le niveau de vie des populations, de
prévenir et de se prémunir contre les dommages des crises systémiques.
Ainsi cet objectif d’une stabilité financière internationale, vision idéalisée pour
les uns, impérieuse nécessité pour les autres, s’est-elle affirmée au fil des années
comme l’un des plus précieux biens publics mondiaux par opposition à
l’instabilité financière, perçue comme « le grand mal », source de tous les
risques, politiques, économiques et sociaux et justifiant de facto des
interventions publiques aussi répétitives que coûteuses.
Ce grand combat « du bien contre le mal » agite le système monétaire
international depuis ses origines. Son architecture reste conçue et orientée par le
pouvoir politique (G7-G20 et autres institutions internationales formelles ou
informelles) et repose sur le couple banques centrales et FMI. Ce dernier agit
tour à tour comme conseiller des chefs d’État et/ou surveillant en chef puis
redresseur des torts lorsqu’il convient de responsabiliser ou de corriger les
dérives qui peuvent apparaître. Toutefois la grande difficulté de cette
gouvernance mondiale financière (si tant est qu’elle soit légitime et efficace)
tient à une autre réalité tout aussi prégnante.
En effet, l’instabilité est indissociable de tout système vivant. C’est vrai en
biologie moléculaire comme en économie. Aussi peut-on s’étonner avec James
Galbraith (2015) de cette obsession économique qui vise avant tout à rechercher
la stabilité alors qu’elle est la grande absente par nature du fonctionnement de
ces systèmes, comme le montrent toutes les études sur les interactions de leurs
différentes composantes.
Cette apparente incohérence nous renvoie vers la psychanalyse car si l’instabilité
nous fait peur c’est qu’elle réveille en nous la crainte de la mort, comme le notait
si merveilleusement Hermann Hess : « Nous la craignons, nous frémissons en
présence de l’instabilité des choses, nous voyons avec tristesse les fleurs se faner
et les feuilles tomber… » Convenons que les marchés financiers en sont une
cruelle illustration. Mais si notre salut passe par la stabilité financière, le grand
défi du système monétaire international devient, dans la formule lapidaire
d’Hyman Minsky (1992), « le devoir de stabiliser l’instabilité… ». La barre est
donc mise très haute pour nos régulateurs et les risques d’échec se sont
régulièrement concrétisés dans l’histoire monétaire.
Maîtriser donc, mais sans anéantir la capacité de nos économies, qui sont avant
tout des systèmes vivants, à réaliser des gains de productivité et, in fine, à
favoriser l’emploi, le tout dans les tensions liées à l’exubérance des marchés et
dans la guerre politique à laquelle se livrent les acteurs publics et privés pour
préserver leurs positions ou contester celles de leurs partenaires – aujourd’hui,
c’est le dollar et l’euro, hier le dollar et la livre sterling, demain le renminbi… ?
C’est de ces contradictions que naissent les grandes crises monétaires, comme
celles de l’implosion systémique des années 1930 ou de l’effondrement plus
bénin des années 1970, en passant par le choc de 2008 – d’intensité
intermédiaire et probablement moins mal géré –, avec à chaque fois la répétition
du même processus qui va de l’abandon des règles du jeu à la perte de confiance
généralisée qui emporte les monnaies dans une même spirale.
Les réponses apportées dans l’histoire à ces « désordres dans les monnaies » qui
sont rappelés dans cette nouvelle parution du Cercle Turgot illustrent les
tentatives laborieuses de la communauté internationale pour reprendre le
contrôle d’une planète finance mondialisée. Cette réflexion est bienvenue à deux
titres :
Par l’éclairage original de ses co-auteurs, elle présente une vision historique
et prospective sur l’un des thèmes les plus sensibles qu’affronte la
communauté internationale.
Elle rejoint une actualité monétaire particulièrement agitée : décollement du
franc suisse, quantitative easing de la BCE, avec d’autres épisodes
menaçants, du côté de la Russie et de la Grèce par exemple.
Le grand mérite des co-auteurs de cet ouvrage tient aux éléments de réponse
qu’ils proposent pour un retour à une coopération internationale aussi vitale
qu’espérée pour l’équilibre du monde.
Puisse cette « instabilité », avec les peurs qu’elle engendre parmi nous, y
compris chez les dirigeants les plus lucides, se révéler in fine l’accoucheur d’un
système monétaire international profitable pour tous « les terriens » et leurs
enfants, désormais plus conscients de ces nobles missions ?
Introduction

Ne plus jamais oublier les taux de change


François Meunier

Tout paraissait tranquille en matière de devises jusqu’à la grande crise financière


ouverte en 2008 et la récession qui a suivi. Non que les taux de change aient été
plus calmes et moins volatils auparavant. Nous savions tous que le régime de
changes flexibles mis en place (par défaut d’une alternative) en 1971 provoquait
des mouvements parfois furieux des devises, bien plus forts que ce que prévoyait
le vision-naire Milton Friedman quand, au début des années 1950, il se faisait
l’avocat des changes flexibles. Il pensait alors que les devises allaient gentiment
s’ajuster aux changements de prix relatifs entre deux pays faisant commerce. Il
n’en fut rien.
Tranquille parce qu’on avait acquis, au cours des décennies 1990 et 2000, une
vue plus posée, plus sereine de ce qu’impliquaient les changes flexibles. D’abord
les économistes comprenaient mieux le pourquoi d’une telle volatilité sur les
devises, dépassant de beaucoup ce que justifiaient les fondamentaux. C’est une
histoire de mécanique : vous mettez le prix de la devise, extrêmement flexible et
s’ajustant sans frottement, en présence des prix des biens et services ou des
salaires, extrêmement inertes, et il peut en résulter, en cas de choc, des
perturbations violentes de la devise avant qu’elle retrouve son équilibre. De plus,
le prix d’une devise incorpore des services, par exemple de liquidité, rendus sur
une très longue durée. De ce point de vue, la devise a davantage la nature d’un
bien capital, de l’immobilier ou d’une action par exemple, et son prix peut tout
autant fluctuer.

Sereine aussi parce qu’on en était passé à une forme de benign neglect. Ça
bouge, oui ! Parfois violemment, oui ! Et alors ? Beaucoup d’études tendaient à
montrer que cette agitation sur le marché des changes avait un impact finalement
moindre que redouté sur les économies. Par exemple, le dollar pouvait
violemment monter par rapport au yen, et les prix relatifs entre les États-Unis et
le Japon ne s’ajuster que peu et très lentement, les produits japonais devenant
alors très compétitifs aux États-Unis et les produits américains moins au Japon.
Pour autant, l’effet final était modeste sur les flux commerciaux entre les deux
pays au regard du choc initial. Les économies étaient-elles moins intégrées qu’on
le pensait ? Ou les produits négociés internationalement moins homogènes,
moins capables de se concurrencer ? Dans un papier important, Maurice Obsfeld
et Kenneth Rogoff (2000) donnaient une clé pour interpréter le paradoxe de cette
déconnexion : les coûts de transaction étaient beaucoup plus forts qu’imaginé,
surtout si on y incluait tous les frottements indirects du commerce international
que peuvent être les barrières de la langue, de réglementations, d’accès au
consommateur final, etc. Les économies avaient des protections naturelles,
même si elles s’intégraient de plus en plus par le jeu des marchés financiers
internationaux. Une devise n’étant rien d’autre qu’une monnaie négociée
internationalement, on retrouvait une sorte de « neutralité de la devise »
analogue à la neutralité monétaire chère aux économistes classiques du XIXe
siècle. La devise n’était qu’un voile, pour reprendre leur langage.
D’autant que les changes flexibles étaient d’une séduction difficile à repousser
pour la politique économique et, donc, pour les politiques tout court. Ils
permettaient à la banque centrale d’un pays de ne plus avoir en ligne de mire
obsessionnelle le taux de change de sa monnaie. La politique monétaire pouvait
se focaliser pleinement, quand elle fixait le taux d’intérêt ou le rythme
d’émission de la monnaie, sur des objectifs internes tels que l’inflation ou
l’emploi. C’était le « chacun chez soi » du point de vue monétaire, même quand
on pratiquait l’ouverture commerciale et l’ouverture des marchés de capitaux.
Dès lors, une économie ouverte ne différait en rien d’une économie fermée,
pourvu que le taux de change soit flexible. Le travail de la banque centrale en
était simplifié et pouvait se limiter au masterful inactivity, comme on le
recommandait autrefois aux diplomates du Foreign Office. On avait le meilleur
des deux mondes : la volatilité des changes donnait de la flexibilité au système,
et la politique monétaire du pays, désormais pleinement autonome, avait loisir de
ne pas s’en occuper.
Enfin, s’il y avait des entreprises ou des secteurs économiques plus sensibles aux
variations du change, on faisait confiance aux marchés financiers pour
développer des produits d’assurance permettant de reporter sur d’autres
investisseurs le risque de change dont on ne voulait pas.
Donc l’instabilité des changes n’affolait plus, presque au contraire. Au fond, elle
accompagnait ce que les macro-économistes et les banquiers centraux appelaient
à l’époque la « Grande modération », une conjoncture rêvée d’où les cycles
économiques semblaient avoir sinon disparu du moins s’être atténués, où la
volatilité financière restait sans effet sur la marche des affaires et où la politique
économique avait enfin trouvé la recette de la stabilité et de l’autonomie. La
volatilité du marché des changes était, d’une certaine façon, le prix à payer pour
la tranquillité sur le front, autrement plus important, de l’activité, de l’emploi et
du commerce extérieur. Une sorte d’exutoire à l’indispensable besoin de
respiration du système économique, protégeant la stabilité de l’ensemble.
Ceci ne valait bien sûr, dans la logique d’Obsfeld-Rogoff, que si les économies
n’étaient pas trop intégrées commercialement. Or c’était de moins en moins le
cas dans une région précise du monde, l’Europe, qui renforçait son union en
menant précisément une action de suppression de tous les obstacles au marché
intérieur. Quand quelques années après 1971, date de l’instauration des changes
flexibles, la Bundesbank décida de laisser flotter librement le deutschemark
contre le dollar, les autres pays de l’Union comprirent plus ou moins vite que la
donne avait changé. En raison de la domination de l’économie allemande dans la
zone, les autres monnaies en étaient réduites à s’accrocher au deutschemark. De
bon ou de moins bon gré, la politique monétaire de chaque pays passait à
Francfort, entre les mains de la Bundesbank, et non plus à la maison, sauf à
tolérer le pathos de dévaluations régulières, humiliantes politiquement, fortement
déstabilisantes pour l’industrie du pays et, surtout, vaines, parce que le gain de
compétitivité initial se diluait très rapidement en inflation interne en raison de
l’intégration économique des pays. On comprend la logique profonde du projet
de monnaie unique. Tant qu’à perdre l’autonomie monétaire, autant que ce soit
auprès d’une Banque centrale européenne plutôt qu’auprès d’une Bundesbank,
certes toutes les deux sises à Francfort, mais la seconde clairement moins
collégiale que la première. Voici quelque chose à toujours rappeler dans le débat,
parfois existentiel, sur l’euro. Le système était imparfait, on le sait à présent,
mais, dans la logique des petits pas chère aux pères fondateurs du projet
européen, c’était cette imperfection même qui allait, en butant sur les difficultés,
provoquer les réactions propres à les résoudre.

Par incidente ici, mais la remarque importe pour tout examen d’un bon système
monétaire international, il était quand même notoirement erroné de ne retenir,
comme garde-fou disciplinaire pour les États participant au système monétaire
européen, que les deux indicateurs « déficit public » et « encours de dette
publique » rapportés au PIB. Cela traduisait une obsession toute luthérienne de
frugalité en matière de dépenses publiques de la part d’un gouvernement
allemand qui avait su pourtant quelques années auparavant dépenser des
centaines de milliards de marks dans son OPA sur les Länder de l’Est – et avec
une aide très parcimonieuse de ses partenaires européens, chose à rappeler parce
que les Allemands, eux, se le rappellent bien. S’il fallait impérieusement que
cette leçon soit écoutée dans une France droguée à l’endettement public, ce ne
devait pas forcément être le cas dans d’autres pays : l’Espagne et l’Irlande, deux
des pays les plus touchés par la crise financière, étaient ceux qui avaient les
finances publiques les plus saines. En vérité, il fallait, comme dans toute zone
monétaire incomplète, prioritairement rester dans une logique de flux
commerciaux. Les clignotants à surveiller auraient dû être en premier la
compétitivité relative de chaque pays (et donc les trends d’inflation et de coûts
salariaux internes) et les balances commerciales intrazone. Mais l’intégration
financière et la disparition du risque de change, dans un monde financier devenu
extrêmement liquide et aveugle sur les risques de crédit, balayaient tous les
scrupules anciens. La statistique du solde commercial français, autrefois
attendue chaque mois avec angoisse par les fonctionnaires de Bercy,
n’intéressait plus personne. D’autant que les économistes parmi les plus avisés
s’y laissaient prendre. Par exemple, Olivier Blanchard, l’actuel économiste en
chef du FMI, indiquait dans un papier écrit avec Francesco Giavazzi (2002) que
les déficits commerciaux croissants enregistrés par le Portugal et la Grèce
étaient, toute précaution prise, dans l’ordre des choses : il s’agissait de pays en
rattrapage, qui avaient donc besoin de l’épargne venue des autres pays de
l’Union et qui l’investissaient a priori dans des projets rentables… Pour être
juste, la carence était aussi institutionnelle, y compris dans sa dimension
« statistique » : il est facile d’édicter et de suivre un indicateur tel que le déficit
public rapporté au PIB – pas forcément de le faire respecter ! – ; il est plus
difficile, et il faut pour le faire une instance de décision comme pourrait l’être
une direction du Trésor au niveau de la zone euro, d’interpréter des chiffres de
compétitivité et de coûts salariaux unitaires et de les mettre en action politique.
La crise de 2008, qui a muté en crise de la dette souveraine euro en 2010 et en
crise budgétaire aux États-Unis en 2011, a été un dur rappel à l’ordre. Barry
Eichengreen, dans le chapitre 1 de ce livre, le rappelle fortement. Non tant
qu’elle ait fortement aggravé la volatilité des changes – à vrai dire, la parité
euro-dollar, si on s’en tient à elle, est restée dans un couloir de plus ou moins
8 % autour d’un chiffre central de 1,33 $ entre fin 2008 et fin 2014, soit une
volatilité moindre qu’auparavant. Mais, fondamentalement, nous avions
désormais à la fois l’instabilité financière et une grave instabilité économique.
Les marchés financiers ne pouvaient plus être présentés comme les garants, par
leurs variations mêmes, de la stabilité ; ils en étaient les éléments perturbateurs.
Y compris sur les marchés des changes.
La réaction politique a été immédiate et immense, les parlements de tous les
grands pays se dépêchant d’édicter régulation sur régulation. Mais, pour notre
sujet, il est stupéfiant que les politiques se soient focalisés à l’extrême sur le cas
des banques, qui concentraient pour le grand public tous les maux de la terre –
elles n’en étaient responsables qu’aux trois quarts, pourrait-on dire plaisamment
–, ce que a conduit à un renforcement dans tous les sens de leur supervision.
C’est un point qu’évoquent Vivien Lévy-Garboua et Gérard Maarek en
introduction de leur chapitre 11 du livre. Les régulateurs laissaient totalement de
côté la question d’une stabilisation, d’une nouvelle réglementation, voire d’une
refonte du système monétaire international. Les deux seules initiatives à signaler
en sens inverse, comme le rappellent ci-après Jacques Mistral (chapitre 12) et
Barry Eichengreen (chapitre 1), ont été d’une part la colère du gouverneur de la
banque centrale de Chine devant ce qui était le risque fort d’une dégringolade du
dollar suite à l’imbroglio budgétaire entre le Congrès et le Trésor américain ; et
la commission mise en place par l’ONU et présidée par Joseph Stiglitz pour
réfléchir à un système monétaire plus stable. Pour le reste, rien du tout.
Or que nous apprenait cette explosion de la « planète Finance », pour reprendre
un terme du titre d’un précédent ouvrage publié par le Cercle Turgot (2009) ?
D’abord, que le même processus qui avait conduit les pays européens à réfléchir
sur leur intégration monétaire était en marche dans d’autres zones du monde. Les
économies s’intégrant, la mondialisation des échanges progressant, les chaînes
d’approvisionnement (global supply chains) sautant d’un pays à l’autre, il
devenait de moins en moins pertinent de parler de « neutralité » de la devise au
sens qu’en donnaient M. Obsfeld et K. Rogoff. Les à-coups monétaires avaient
des effets massifs sur les industries, introduisaient du risque et donc nuisaient à
la croissance. D’autant qu’il s’agissait de changes faussement flexibles. Le « jeu
de miroirs », selon le mot d’Isabelle Job-Bazille dans le chapitre 3, auquel se
livraient Chine et États-Unis dans leurs échanges commerciaux – on devrait dire
dans l’échange entre des biens fabriqués en Chine/consommés aux États-Unis et
des bons du Trésor américains – n’était possible à ce point qu’en raison d’un
accord plus ou moins toléré par les autorités américaines de ne pas laisser se
fixer librement la parité renminbi/dollar. C’est ce que rappelle Patrick Artus
(chapitre 5). Isabelle Job-Bazille soutient également l’idée que le prétendu
système de changes flottants n’était qu’une réminiscence du système de changes
fixes ajustables de Bretton Woods et qu’il en gardait les imperfections.
À titre mineur pour notre propos, certains mettaient aussi en doute, à l’occasion
de la crise de défiance généralisée, la capacité même des marchés à fournir à bon
prix de l’assurance financière aux entreprises contre leurs risques de change ou
de taux d’intérêt. Cela faisait croître de façon historiquement inédite la part du
secteur financier et des banques d’investissement dans le PIB ; cela nourrissait
les bonus des banquiers ; il était moins sûr que cela neutralise les effets des
risques financiers pour ceux qui les subissaient. Si l’on commençait à soutenir
que la volatilité était au moins pour partie endogène, causée par le
fonctionnement même des marchés, on n’était plus trop loin de la parabole du
pompier pyromane s’agissant des grandes banques d’investissement. Comme ce
sujet frappe aisément les opinions publiques, on comprend pourquoi la reprise en
mains de la réglementation s’est focalisée à ce point sur le seul domaine
bancaire, laissant de côté un aspect aussi important pour la stabilité financière
qu’est le système monétaire et financier international.
Plus significatif, l’avantage premier des changes flexibles, celui de rendre toute
son autonomie à la politique monétaire, était lui-même battu en brèche. Cela
s’est passé en 2013 à Jackson Hole, le lieu béni des rassemblements annuels des
banquiers centraux de la planète. Hélène Rey (2013) y présentait un papier très
simple, qui livrait quelques faits tout aussi simples, mais qui avait jusqu’ici
largement échappé à l’attention de cet aréopage. Comme rappelé plus haut, la
vision classique était par exemple que si la Fed baissait ses taux et faisait preuve
de largesse dans la création monétaire aux États-Unis, il restait possible pour les
banques centrales de l’Union européenne ou du Japon – et même des pays
émergents aux marchés financiers très peu développés – de rester restrictives en
maintenant des taux d’intérêt élevés. La variable d’ajustement serait le taux de
change – le dollar vis-à-vis de l’euro, du yen ou d’autres monnaies. Les changes
flexibles formaient une barrière protectrice.
Hélène Rey montre qu’il n’en va pas ainsi. Il y a empiriquement une forte
corrélation entre les flux de capitaux et entre les prix des actifs ; il y a un cycle
de crédit global. De plus, ce cycle de crédit est fortement relié à la conjoncture
monétaire et financière des grands centres financiers internationaux, à
commencer par celui des États-Unis. Autrement dit, il est vain pour un pays
périphérique de penser pouvoir s’isoler des décisions prises par la Fed, même
s’il adopte un taux de change complètement flexible. Ainsi, la politique de taux
bas adopté par Alan Greenspan aux États-Unis au début des années 2000 a
inondé de crédits le reste du monde. L’ajustement par les taux de change n’a pas
joué, comme si l’on en était resté à un système de taux de change fixes, cas où
un boom du crédit dans un pays dominant se déverse dans les pays voisins. (Pour
illustrer ce dernier point, le recyclage direct et indirect des excédents allemands
de balance courante dans la zone euro – qui maintient par définition un taux de
change fixe, et donc une sécurité de change pour les épargnants allemands – a
causé en particulier le boom meurtrier de l’immobilier en Espagne, une réalité
que les responsables allemands cherchent à ne pas voir.)
Une question importante est de savoir pourquoi les variations de change ne sont
pas suffisantes pour absorber les chocs qui adviennent dans le pays
financièrement dominant, alors qu’elles s’effectuent avec des coûts de frottement
infinitésimaux. Une raison possible, selon Hélène Rey, vient des grandes
institutions financières internationales et notamment, dans la période de montée
des tensions jusqu’à la rupture de 2008, des grandes banques européennes. Ces
banques se sont massivement refinancées sur le marché monétaire en dollars aux
États-Unis pour prêter dans le monde entier, y compris aux États-Unis. Vivien
Lévy-Garboua et Gérard Maarek (chapitre 11) analysent longuement le
phénomène et montrent qu’il a des conséquences également dans le domaine
prudentiel, c’est-à-dire sur la politique visant à maintenir la stabilité du système
financier. Le nouveau cadre prudentiel en cours de discussion au niveau des
instances monétaires des grands pays, en voulant à tout prix protéger le
contribuable, rentre dans des contradictions quand les grandes banques
internationales deviennent des acteurs clé du financement international.
L’ouverture financière, insistent-ils, dégrade la qualité des instruments
prudentiels s’ils sont exercés à un niveau purement national. La réflexion, et
l’urgence de mesures politiques, se déplace du simple sujet de la politique
monétaire en situation d’ouverture des frontières, vers la politique visant à
assurer la stabilité financière du pays.
Autrement dit, la politique de crédit facile conduite par la Fed est devenue une
politique de crédit facile pour le monde entier, quels qu’aient été les désirs
politiques des autres grands pays. Plus encore, le risque d’instabilité financière
que semblaient assumer les États-Unis devenait une instabilité financière pour le
monde entier. On disait que l’Amérique latine était la vassale en matière
monétaire des États-Unis ; c’était en fait l’ensemble des pays de monde qui le
devenait. Avec un risque de nature nouvelle à cette circulation mondiale du
crédit : le boom peut advenir précisément lorsque le pays en question doit au
contraire restreindre son offre de crédit. L’effet est alors déstabilisant. Il a été à
la base de la propagation de la crise financière des subprimes des États-Unis vers
le reste du monde. Il justifiait le comportement, pourtant irrationnel à première
vue, de suraccumulation de réserves de change par les pays exportateurs,
particulièrement en Chine et dans le reste de l’Asie, échaudés par la « crise
asiatique » de 1997-98. Ces stocks de réserves, très mal rémunérés, détournent
des ressources qui pourraient être investies à meilleur usage ; ils sont une sur-
assurance absurde du point de vue de l’optimum collectif. Et pourtant, il est de
l’intérêt particulier de chaque pays d’acheter cette « assurance », si chère qu’elle
soit.
Pour un banquier central « orthodoxe », cette dépendance arrivait comme un
cafard qui tomberait dans le potage familial. À nouveau, sa doctrine reposait sur
l’idée que le taux de change faisait le travail d’ajustement et d’isolation du pays
face aux chocs monétaires extérieurs. Si ce n’est plus le cas, il faut renforcer
l’arsenal défensif, par exemple penser au contrôle des changes, un mot tabou
dans ce qu’on appelait au FMI le « consensus de Washington » en matière de
politique de stabilisation, notamment dans les pays émergents. Le banquier
central restait lucide, bien sûr, et savait que les mouvements du taux de change
pouvaient soutenir sa propre politique. Pour illustrer ceci d’un exemple très
actuel, Mario Draghi souhaite en ce début 2015 maintenir des taux bas dans la
zone euro frappée d’un long malaise conjoncturel et d’un risque déflationniste. Il
lance quelques années après la Fed son propre programme de rachats de titres de
dette (le quantitative easing). Si l’on suit l’exemple des trois autres pays ayant
recouru à cet instrument (États-Unis, Royaume-Uni, Japon), son efficacité passe
par trois canaux :
Le canal des taux d’intérêt, qui stimule la demande d’investissement ou de
consommation de biens durables ; qui fait aussi grimper le prix des actifs,
actions ou obligations, et donc entraîner ce qu’on appelle des « effets de
richesse », propre à stimuler les achats de ménages se sentant « plus
riches ».
Celui du crédit, qui permet aux banques et autres institutions de se libérer
de leurs expositions sur leurs États respectifs et, donc, fait de la place dans
leur bilan pour du crédit à l’économie. De même, la baisse des taux
occasionne des plus-values pour les banques qui cèdent leurs titres à la
BCE, et donc des profits qui viennent regonfler leurs fonds propres.
Celui enfin, mais dit à voix extrêmement basse parce qu’on frise l’action
protectionniste et qu’il n’est pas dans le mandat direct de la BCE, du taux
de change : les taux d’intérêt bas, en faisant fuir les investisseurs étrangers,
font baisser l’euro et monter le dollar, avec un effet inflationniste recherché
sur les prix, positif sur la compétitivité et donc sur l’activité.
Ludovic Subran, dans le chapitre 6, s’attache à analyser la situation de l’euro et
les trois phases de sa crise ouverte en 2008. Il commente en particulier cette
initiative de la BCE. Positif sur le quantitative easing en général, il montre
néanmoins que le canal qui a le plus de chance de quelque efficacité est celui du
taux de change. La gestion de la politique monétaire passant principalement par
la parité de change – certes dans une conjoncture exceptionnelle –, voilà ce qui
semblait inimaginable dans un régime de changes flexibles, selon l’orthodoxie
monétaire !
Pascal Blanqué, dans le chapitre 8, va plus loin et développe longuement la
thèse, un rien provocante, que les politiques monétaires ne s’effectuent jamais
dans un monde irénique à l’abri des rapports de force internationaux. Elles sont
au premier rang dans la bagarre pour les parts de marché du commerce
international. Il est plus difficile, plus voyant et cela cause de nombreuses
distorsions, de faire du protectionnisme avec l’antique panoplie des droits de
douane ou des barrières réglementaires. Le taux de change fait du
protectionnisme soft, sans distorsion des prix relatifs, sans avoir à spécifier le
secteur industriel précis qu’il faut protéger et celui qu’on peut laisser à la libre
concurrence. C’est l’ensemble du secteur exportateur qui est aidé par une
politique de dépréciation de la devise. Le quantitative easing est dès lors un outil
de gestion du change, ou plutôt, dit à l’envers, toute intervention à la baisse du
change n’est qu’un quantitative easing. Seul M. Jourdain ne s’en apercevait pas.
Quand la Banque nationale de Suisse (BNS) cherche à éviter une appréciation
trop brutale du franc suisse, elle achète des titres étrangers en usant d’un
numéraire qu’elle peut produire sans limites, à savoir le franc suisse. Les
Abenomics au Japon reposent sur le même principe. Si M. Draghi avait voulu
agir plus directement, il aurait pu – horresco referens – directement faire acheter
par la BCE des titres de dette du Trésor américain. Tout cela ne fait pas échapper
au destin habituel des politiques protectionnistes : l’autre pays peut répliquer par
sa propre politique monétaire de dépréciation du change. Comptablement, les
taux de change ne peuvent pas tous simultanément baisser.
L’affaire suisse est intéressante. Elle est une répétition, souhaitons-le moins
tragique, de l’épisode de 1931 que raconte Barry Eichengreen. Après la crise
bancaire en Autriche et en Allemagne, la confiance quitta brutalement la livre
sterling puis, quelques mois après, le dollar des États-Unis. Ces deux devises
finirent par se détacher de la référence à l’or. Les flux de capitaux se sont alors
rués vers les quelques devises « sûres » qui restaient, c’est-à-dire celles qui
gardaient la référence à l’or, dont le franc suisse. Mais cette sécurité financière
était illusoire : s’agissant du marché des changes dans une économie au final de
petite taille, l’afflux de liquidités provoqua une flambée de la devise. La chute
violente de compétitivité qui s’ensuivit était gravement déstabilisante pour le
pays, de sorte que le supposé refuge financier risquait le désordre par hémorragie
industrielle. (Ce fut le cas aussi pour le franc français, imprudemment accroché à
l’or jusqu’à l’arrivée du Front populaire, ce qui n’a pas joué un rôle anodin dans
l’affaiblissement industriel du pays à la veille du conflit mondial.) Le dilemme
est ardu et s’est reproduit récemment à Berne et à Zürich, les deux sièges de la
BNS : soit maintenir le change et donc accumuler sans fin des devises
étrangères, ce qui laisse le flanc financier à découvert sachant les énormes pertes
de change si jamais la monnaie se mettait quand même à s’apprécier ; soit laisser
filer la monnaie à la hausse, mais en dégarnissant le flanc industriel. Il n’est
guère plus rassurant, en tout cas pour un « petit pays », d’avoir une monnaie
forte plutôt qu’une monnaie faible. À nouveau, pour faire écho au chapitre 11 de
Vivien Léby-Garboua et Gérard Maarek, le sujet du taux de change est autant lié
à la stabilité monétaire qu’à la stabilité financière.
Le désordre financier touche donc pleinement la sphère monétaire et financière
internationale. Des accidents peuvent advenir. Ils sont advenus dans le passé.
Dans les deux chapitres qui ouvrent le livre, Barry Eichengreen, puis Jean-Marc
Daniel (chapitre 2) se tournent vers l’histoire. Comment les grandes crises
monétaires du passé, en particulier celle épouvantable de 1930, et celle plus
anodine au final, de la fin de la référence-or du dollar dans les années 1970 ont-
elles pu se déclencher ? Où sont les failles sismiques à surveiller aujourd’hui ?
Comment les régimes monétaires du passé ont-ils été capables – ou non –
d’absorber ou de prévenir de tels chocs ? François Meunier (chapitre 10) le fait
en remontant un peu plus loin, au régime monétaire bimétallique or-argent qui
prévalait dans de nombreux pays, dont la France et les États-Unis, dans les trois
premiers quarts du XIXe siècle. Il est riche de leçons très actuelles sur le système
monétaire en place, à la fois dans l’examen du couple euro/dollar et dans
l’examen de l’équilibre financier fragile de la zone euro. Car les accidents
touchent aujourd’hui l’euro, selon des mécanismes qu’explique de façon très
claire Ludovic Subran. Ils touchent aussi les « monnaies émergentes », où se
posent de surcroît des questions spécifiques concernant l’accès aux marchés de
capitaux. Julien Marcilly et Yves Zlotowski traitent longuement du sujet dans le
chapitre 7. L’intégration financière internationale repose de plus en plus sur des
flux de portefeuille, ce qui entraîne de fréquentes déstabilisations des taux de
change émergents. Les flux d’investissements directs restent importants pour ces
économies émergentes mais très insuffisants pour répondre aux besoins de
financement. Patrick Artus relève aussi le fait, peut-être signe d’une rupture
historique, d’une inversion des flux de capitaux touchant la Chine : à la fois
signe d’investissements directs accrus de la Chine à l’étranger et fin du
déversement de hot money étrangère, cherchant des placements rentables en
Chine en se finançant en dollars ou en yens à l’extérieur.
Olivier Garnier (chapitre 4) analyse la nature du désordre financier dans les deux
zones, à la fois très différentes et très similaires, que sont la zone dollar, qui
comprend les États-Unis et la plupart des économies émergentes, et la zone euro.
Il montre la focalisation dans ces deux zones des flux financiers et des transferts
de risque entre un « cœur » et une « périphérie », ce qu’il appelle la « mal-
intégration ». Il en développe la thèse originale, et les propositions concrètes qui
s’ensuivent, qu’il est temps de moins se confier aux autorités monétaire et
budgétaire pour stabiliser l’ensemble – elles touchent désormais à leurs limites –,
mais davantage aux marchés privés, ce qui suppose d’accroître fortement le
financement international en fonds propres par investissements directs, plutôt
que par dette. On retrouve la fonction assurantielle des fonds propres que
connaissent bien les financiers d’entreprise.
Enfin, d’une façon quelque peu latérale au livre, mais probablement décisive
dans les décennies à venir, André Lévy-Lang et Jean-Bernard Mateu (chapitre 9)
regardent l’avènement prochain à grande échelle de la monnaie électronique, une
révolution dans les systèmes de paiement. Elle réduira considérablement le coût
de traitement des flux monétaires, et ceci dans tous les pays. Ses conséquences
industrielles sont insoupçonnées. Cela se fera-t-il dans l’orbite du système et de
la régulation bancaires actuels, en quelque sorte comme une extension des cartes
de crédit en usage aujourd’hui ? Ou bien, cela va-t-il occasionner un changement
plus radical, à l’image de ce que montre aujourd’hui le projet débutant du
bitcoin, à savoir un mode de régulation très décentralisé, ignorant la fonction de
compensation et de gestion du système tenue aujourd’hui par les banques
commerciales et les banques centrales ?
Il importe de penser à l’avenir du système monétaire international et aux façons
de l’améliorer dans le sens d’une plus grande stabilité, d’une meilleure
prévisibilité et d’un soutien plus solide à la croissance. Il faut le faire de façon
réaliste et résolue, prenant en compte les réalités politiques actuelles, en
distinguant le souhaitable du possible. Toutes les contributions à cet ouvrage en
font, par examen historique ou prospectif, le diagnostic. Jacques Mistral,
développant dans le dernier chapitre certaines pistes explorées dans son récent
livre sur le système monétaire international (voir Mistral, 2014), plaide en faveur
d’une remise sur pied du DTS, qui a été à ce jour la seule tentative au niveau
mondial d’un ancrage monétaire solide et potentiellement consensuel. Les
opinions peuvent différer à ce sujet, y compris pour les auteurs du présent
ouvrage, mais une conviction commune les anime tous, celle de la nécessité
d’une reprise en mains.
Partie 1

Quelques leçons d’une histoire agitée


Chapitre 1

Quand le système monétaire international


s’effondre1
Barry Eichengreen

Le système monétaire international est dans les affres d’une crise existentielle.
Pour le comprendre, il suffit de se rappeler à quel point le système repose sur le
socle – si c’est bien le mot – de deux monnaies seulement : le dollar et l’euro.
Ces deux monnaies représentent à elles seules 85 % des réserves de change des
banques centrales et des États2. Elles s’élèvent à près de 80 % de la valeur des
droits de tirage spéciaux (DTS) utilisés dans les transactions entre le FMI et ses
membres. Plus des trois quarts des titres de dette libellés dans une devise autre
que celle du pays de l’émetteur sont en dollars et en euros. À elles deux, elles
font près des deux tiers du volume négocié sur les marchés des changes à travers
le monde. Le dollar et l’euro dominent donc les transactions internationales et
sont les lubrifiants essentiels du commerce et de la finance mondiale.
Pourtant aujourd’hui, leur stabilité est mise en doute et, partant, la stabilité d’un
système international qui repose sur leur large acceptation. Malgré la hausse
récente du dollar, sa réputation a été ternie en 2011 par un imbroglio politique
sur le plafond de la dette qui a révélé les écarts entre les partis politiques aux
États-Unis et a levé plus de questions que de réponses sur la capacité des
décideurs politiques à mettre en ordre les finances du pays.
Les doutes sur l’euro ne sont pas moins graves. L’endettement en Europe est
peut-être moindre qu’aux États-Unis, mais la zone euro a divergé entre une
Europe du Nord relativement vigoureuse, avec des finances saines, et une
Europe du Sud avec des dettes écrasantes et des perspectives de croissance très
faibles. Contrairement aux États-Unis, l’Europe n’a pas de système fiscal fédéral
pour transférer des ressources entre régions prospères et régions en difficulté, et
répugne à en créer un. Elle est réticente à doter son Fonds européen de stabilité
financière (FESF) d’une puissance de feu à même d’aider les États en détresse et
réticente tout autant à pousser la BCE à de larges achats de leurs obligations de
peur que le FESF et la BCE deviennent précisément les mécanismes par lesquels
l’argent du contribuable européen (lisez « allemand ») est transféré aux pays en
crise. Dans le même temps, on hésite à effacer les dettes non soutenables.
L’Europe du Sud en reste à opérer des réductions budgétaires brutales qui
poussent ses économies dans une récession plus profonde, affaiblissant encore
leur capacité à rembourser les dettes. Soumis à ces restrictions, leurs citoyens se
rebellent contre leurs gouvernements. Ils accusent l’Europe du Nord, intéressée
seulement à sauver ses banques, de se servir d’eux comme agneaux sacrificiels.
Les Européens du Nord, pour leur part, voient leurs voisins d’Europe du Sud
comme dispendieux, paresseux et corrompus, et certains le disent ouvertement.
Un sauvetage selon eux reviendrait à verser de l’argent dans un trou à rats.
Cela peint un tableau bien sombre de l’avenir de la monnaie unique. L’euro
resterait au mieux la monnaie faible d’une Europe en trouble permanent.
Certains vont plus loin et pensent que la faible croissance et les tensions intra-
bloc peuvent conduire les membres à abandonner leur projet d’union monétaire.
Chacun de ces scénarios saperait l’un des deux piliers du système monétaire
international.
Quel genre de système monétaire international aurionsnous s’il advenait de
véritables crises de confiance à la fois dans le dollar et dans l’euro ? Pourrait-il
soutenir les niveaux de commerce extérieur et d’investissement international
auxquels le monde du XXIe siècle s’est habitué ? Ou bien y aurait-il effondrement
du système monétaire international, ce qui voudrait dire une économie mondiale
étranglée ?
Les systèmes monétaires internationaux se sont déjà effondrés, dans les années
1930 et 1970. Ces expériences nous disent-elles comment les choses peuvent
tourner ?

L’EFFONDREMENT DES ANNÉES 1930


Le système monétaire international à la fin des années 1920 et au début des
années 1930 ressemblait fortement au système actuel. Il était organisé autour de
deux devises : la livre sterling et le dollar. Une littérature ancienne suggère que
la livre sterling est restée la monnaie internationale dominante jusqu’après la
Seconde Guerre mondiale, comme héritage de la prééminence commerciale et
financière de la Grande-Bretagne dans la seconde moitié du XIXe siècle. Des
documents récents peignent un tableau différent3. Dès le milieu des années 1920,
le dollar s’est développé en une monnaie internationale à part entière. Il
représentait même une part légèrement plus élevée des réserves de change que la
livre sterling. Il la dominait en tant que monnaie de référence pour les
obligations internationales et rivalisait avec elle comme source de crédit
commercial. Cette rivalité s’est illustrée tout au long de la décennie avec les
efforts de la Banque de Réserve fédérale de New York et de la Banque
d’Angleterre, en les personnes de leurs gouverneurs respectifs, Benjamin Strong
et Montagu Norman, pour inciter les courants d’affaires à s’effectuer en leur
propre devise et sur leurs propres marchés.
Les États-Unis et le Royaume-Uni fournissant dollars et livres sterling, et
d’autres pays les accumulant, les réserves de change mondiales ont plus que
doublé entre 1924 et 19304. Compte tenu de la disponibilité des crédits
commerciaux et la facilité des pays en déficit à financer leurs importations, le
commerce mondial a augmenté deux fois plus vite que la production dans les
années 1920. Les flux de capitaux internationaux, à court et à long terme, se sont
de même accrus plus rapidement que la production, avec un pic au début de
1928.
Il y avait des signes d’alarme. À l’apogée du système, dans la seconde moitié des
années 1920, les déséquilibres mondiaux étaient semblables à ce qu’on a connu
récemment. Certains pays excédentaires, notamment la France, accumulaient les
réserves à tour de bras. D’autres, comme les États-Unis, recyclaient leurs
excédents en prêtant aux pays déficitaires de l’Europe centrale, principalement
l’Allemagne. Le capital importé par les pays déficitaires finançait la
consommation plutôt que l’investissement. Globalement, la période a vu une
expansion rapide du crédit et une poussée alarmante du prix des actifs. Vers la
fin de la décennie, on questionnait de plus en plus la résilience d’un système en
équilibre précaire.
Les chocs qui ont suivi sont dans tous les livres d’histoire. Lorsque la Fed,
banque de réserve fédérale des États-Unis, préoccupée par des marchés
financiers exubérants, a commencé à relever les taux en 1928, les flux de
capitaux des États-Unis vers les pays déficitaires ont chuté. Pour empêcher leurs
taux de change de s’affaiblir, les autres banques centrales ont répliqué à la Fed
point de base par point de base. Le resserrement du crédit a ralenti la croissance.
Et cette baisse de croissance dans les pays importateurs a entraîné celle des
exportations des États-Unis. L’activité économique aux États-Unis a atteint un
sommet à l’été 1929 pour être à l’automne ponctuée par un krach violent. En
1930, le monde était quasiment partout en récession.
Au début, le système monétaire international a résisté à ces pressions. La baisse
des prix des produits de base a provoqué la chute des devises d’une poignée de
pays producteurs mais la livre sterling et le dollar ont tenu. Aucune restriction
n’a pesé sur les flux financiers internationaux. Les avoirs en devises sont restés
stables. Il n’y avait pas de crise de confiance dans les monnaies clés du système,
du moins pas encore.
C’est ce qui a changé en 1931. Ce qui avait été essentiellement une crise de la
production et de l’emploi prenait à présent un tour financier. La crise a fait
surface en premier lieu en Europe avec la faillite en mai du Credit Anstalt, la
première banque autrichienne. Elle était fortement investie dans une industrie
textile autrichienne en pleine déconfiture et avait dû absorber deux banques
concurrentes illiquides à l’instigation du gouvernement. Elle se considérait de ce
fait comme trop grande et trop politiquement connectée pour être mise en
faillite. Mais les risques de ses investissements et de sa politique de prêts
devenaient maintenant criants.
Une fois démarrée, la crise s’est avérée impossible à contenir. Si une banque
pouvait tomber à Vienne, disaient les investisseurs, la même chose pourrait se
produire à Berlin sachant la connexion entre les deux systèmes financiers. Il y
avait aussi la crainte, qui s’est révélée exacte, que les autorités autrichiennes
gèleraient les avoirs étrangers sur le Credit Anstalt, y compris ceux des banques
allemandes. Ce qui avait été un mouvement lent de désengagement du système
bancaire allemand éclatait au grand jour. Le lundi 13 juillet, chaque banque
après l’autre en Allemagne, à commencer par la Danatbank, la deuxième de
Berlin, a fermé ses portes. Compte tenu de la fuite des capitaux et en absence de
prêts de l’étranger, le gouvernement allemand fut contraint de répondre par un
contrôle des changes et un moratoire négocié avec les banquiers étrangers,
conduisant à un gel des emprunts internationaux de l’Allemagne. Ce qui
inquiétait à présent, c’est que beaucoup des prêts en question avaient été
accordés par les banques britanniques. En doute alors sur l’état du système
bancaire britannique, les investisseurs ont commencé à déserter la place de
Londres, conduisant à un drain constant des réserves de la Banque d’Angleterre.
La réponse standard d’une banque centrale en régime de changes fixes quand
elle constate de telles sorties de capitaux est d’augmenter les taux d’intérêt afin
de les attirer de nouveau. La Banque d’Angleterre a commencé à voir filer son or
le 13 juillet, jour de la faillite de la Danatbank. Elle a cependant attendu jusqu’à
la fin du mois pour élever son taux d’escompte, ce qu’elle a fait alors en deux
hausses rapides. Mais elle n’a plus pris d’autre mesure jusqu’à la mi-septembre,
à un moment proche de l’épuisement complet de ses réserves de change. Elle a
dû alors abandonner l’étalon-or et laisser le sterling se déprécier. « Pourquoi n’a-
t-elle pas agi plus tôt et mieux ? », fait toujours l’objet de débats. Ses dirigeants
n’étaient sans doute pas très compétents. Son gouverneur, Montagu Norman,
s’était périodiquement mis à l’écart pour raisons de santé. Accroître davantage le
taux d’intérêt aurait peut-être aggravé un problème de chômage déjà aigu et
affaibli plus encore un système bancaire déjà fragilisé.
Ainsi, ce qui était une crise bancaire et économique devenait maintenant une
crise monétaire internationale. La Banque d’Angleterre avait préalablement
rassuré les banques et les gouvernements étrangers de son soutien indéfectible au
taux de change du sterling. Interrogés par la Banque nationale de Belgique sur le
risque d’une nouvelle dévaluation de la livre sterling entraînant des pertes sur ses
positions en sterling, les responsables de la Banque d’Angleterre lui avaient
répondu : absolument pas. Du coup, pour avoir été brûlées une fois, les banques
centrales n’ont plus eu de scrupules à liquider leurs avoirs en sterling. Elles ne
pouvaient plus les convertir en or auprès de la Banque d’Angleterre, mais
pouvaient les céder sur le marché des changes.
Ces ventes à la casse ont fait chuter le sterling, une évolution que ne regrettaient
pas forcément les décideurs britanniques soucieux de renforcer la compétitivité
externe du pays. Mais en grossissant les pertes en capital subies par des
détenteurs officiels de la livre sterling, ces événements soulignaient les risques
de la détention de réserves de change, y compris désormais en dollars. Dans les
semaines qui suivirent le décrochage par la Grande-Bretagne de la parité or, les
banques centrales se précipitèrent pour céder leurs dollars à la Fed. Celle-ci subit
une hémorragie d’or importante en octobre, la forçant à augmenter ses taux
d’intérêt en plein milieu d’une récession déjà profonde. C’est cette décision qui a
joué un rôle non négligeable dans la vague de faillites bancaires aux États-Unis à
compter de fin 1931.
Les chiffres racontent le reste de l’histoire. À la fin de 1931, les banques
centrales avaient liquidé près de la moitié des réserves de change qu’elles
détenaient à la fin de 1930. Si la livre sterling et le dollar avaient tous deux pris
une correction, celle de la livre fut la plus sévère. Le dollar, après tout, gardait
son ancrage à l’or, du moins jusqu’au début de 1933.
C’était donc l’implosion totale et complète du système monétaire international.
Dès le printemps de 1932, les investisseurs voyaient avec crainte le dollar
prendre le chemin de la livre sterling. Au cours du printemps et de l’été, la Fed
perdit ses réserves d’or au fur et à mesure que les investisseurs privés et officiels
étrangers soldaient leurs dollars.
Un nouveau développement émergeait, dont on avait eu un soupçon en 1931, à
savoir une diversification rapide des banques centrales en d’autres devises que le
dollar. La part des réserves de change dans ces autres devises – francs français et
suisse, mais aussi florin néerlandais et franc belge, toutes celles qui restaient
dans l’étalon-or – est passée de 10 % du total en 1931 à 20 % en 1932 puis 30 %
en 1933.
Le problème était qu’il ne s’agissait pas de marchés très profonds. Les
économies qui recevaient ce flot de liquidités alors que leurs partenaires
commerciaux dévaluaient voyaient s’aggraver leurs problèmes de compétitivité.
À la fin de 1933, les pays qui demeuraient dans l’étalon-or avaient perdu toute
compétitivité. Leurs exportations stagnèrent et le chômage augmenta
rapidement. Ces pays considérés auparavant comme des bastions de la stabilité
furent de plus en plus vus comme l’exact opposé. Et ce qui fut pour eux entrée
massive d’or devint fuite tout aussi massive, les banques centrales cherchant à
éviter un troisième tour de pertes de change. La part des réserves de change en
devises autres que la livre sterling et le dollar chuta fortement en 1934, à la
mesure des doutes quant à la stabilité des francs belges et français, et de nouveau
en 1936, lorsque les derniers pays encore arrimés à l’or l’abandonnèrent. Il y eut
une reprise modeste des avoirs en dollars de la part de banques centrales de plus
en plus conscientes des rumeurs de guerre en Europe. Mais cette reprise resta
bien en deçà de la baisse subie auparavant et loin d’être suffisante pour remettre
sur pied le système monétaire.
Ce fut une histoire bien malheureuse. La liquidation chaotique des réserves de
change a asséché le crédit. Elle a exercé une pression à la hausse sur les taux
d’intérêt au pire moment. Les mouvements désordonnés des taux de change ont
perturbé les flux commerciaux. Les pays en position de faiblesse dans leurs
paiements extérieurs ont répondu par des contrôles de capitaux qui ont entravé
l’investissement étranger. Il fallut des années – bien avant dans la période post-
Seconde Guerre mondiale – pour que le commerce international et
l’investissement retrouvent les niveaux d’avant l’effondrement du système
monétaire international.
L’EFFONDREMENT DES ANNÉES 1970
Il y avait une forte continuité entre le système de l’entre-deux-guerres et le
système mis en place lors de la conférence de Bretton Woods en 1944. Les
devises furent pour la plupart arrimées au dollar. Les réserves étaient toujours
détenues dans une combinaison de devises et d’or. L’or représentait encore la
majorité du total des réserves, entre 55 % et 65 % selon les années, en légère
baisse par rapport aux 60 % à 70 % de la fin des années 1920. Les réserves de
devises restaient le seul poste d’augmentation au fur et à mesure que l’économie
mondiale se développait. Le dollar, la monnaie de compte pour la majorité des
réserves de change, restait convertible en or à un prix fixe (à l’époque de 35 $
l’once).
Les différences par rapport au système antérieur étaient d’abord que les taux de
change pouvaient être et, parfois, étaient ajustés. Il y avait aussi une organisation
multilatérale, le FMI, officiellement habilitée à superviser le fonctionnement du
système. Les pays restreignaient désormais leurs flux de capitaux ; seuls les
États-Unis disposaient de marchés financiers profonds et liquides ouverts au
reste du monde. Et, devise clé du système, le dollar était convertible en or
uniquement pour les détenteurs publics étrangers.
Quant à la deuxième monnaie de réserve, la livre sterling, elle n’était plus que
l’ombre d’elle-même. Les banques centrales et les gouvernements détenaient
encore d’importantes positions en sterling, en particulier dans l’immédiat après-
guerre, mais non par décision d’optimiser leur portefeuille. Il s’agissait de soldes
accumulés par les pays du Commonwealth et les alliés du Royaume-Uni pour
aider l’effort de guerre britannique. Mais ces sommes étaient « bloquées », c’est-
à-dire utilisables seulement pour des transactions spécifiques et avec
l’autorisation du Trésor britannique. Elles ont été dépensées aussi vite qu’on le
pouvait.
Ce système n’est vraiment devenu pleinement opérationnel qu’à la fin de 1958,
lorsque les principaux pays européens supprimèrent les restrictions sur les
transactions en compte courant, c’est-à-dire quand ils laissèrent les entreprises
étrangères, les banques et les gouvernements acheter et vendre leurs devises pour
les transactions commerciales. Mais à peine fut-il opérationnel qu’on a
commencé à s’inquiéter de son effondrement.
Ces inquiétudes venaient, comme dans les années 1920, du prix fixe de l’or. Non
seulement la part des réserves de change dans le système était désormais plus
grande, mais ces réserves n’étaient plus « gagées » sur le total des réserves d’or
des États-Unis et du Royaume-Uni, mais sur les seules réserves américaines.
Comme l’économie mondiale se développait, les banques centrales cherchèrent à
augmenter leurs réserves de change comme tampon contre les chocs externes.
Dans la pratique, cela signifiait accumuler des dollars. Les engagements
extérieurs bruts de la Fed, des banques de dépôt et du Trésor des États-Unis
dépassèrent les réserves d’or monétaire dès 1960, rendant possible une ruée sur
l’or monétaire du pays. Le candidat John Kennedy a été contraint de faire une
déclaration à la fin de sa campagne aux élections présidentielles pour rassurer le
marché qu’au cas où il serait élu, il ne chercherait pas à dévaluer le dollar ni à
bricoler avec le prix de l’or.
Un an à peine après la pleine convertibilité des comptes courants, il devenait
patent que le maintien du système exigeait une action internationale. Le lieu de
cette coopération fut le Pool de l’or, créé pour maintenir le lien entre le prix
officiel de l’or à 35 $ et le prix auquel il se négociait sur le marché de Londres.
Le motif était la peur que si le prix du marché dépassait significativement le prix
officiel, l’envie de faire l’arbitrage deviendrait irrésistible et une ruée sur les
réserves d’or américaines s’ensuivrait. La France, l’Allemagne, l’Italie, le
Royaume-Uni, la Belgique, les Pays-Bas et la Suisse acceptèrent de fournir la
moitié de toute la quantité d’or à fournir au marché pour empêcher le prix de
monter, et ainsi d’épauler les États-Unis afin que leurs réserves d’or ne
s’épuisent pas.
Si les pays avaient un intérêt collectif à préserver le système, chacun d’eux avait
un intérêt individuel à éviter des pertes sur ses propres réserves. Au début, les
ventes d’or par les deux principaux pays producteurs, l’Afrique du Sud et
l’Union soviétique, suffirent à stabiliser le prix du marché. Dès après 1965, ce ne
fut plus le cas et les gouvernements européens se mirent à vendre de l’or. Mais
certains pays reconstituaient par-derrière leurs réserves d’or en exigeant des
États-Unis qu’ils rachètent les titres du Trésor américain qu’ils détenaient. En
1967, la France rendit public son mécontentement en se retirant du Pool. En
mars 1968, le prix de l’or explosa sur le marché de Londres – en raison d’une
ruée hors du Pool – et son fonctionnement fut suspendu. Le marché privé de l’or
fut déconnecté. Cela a marqué l’avènement du « marché de l’or à deux vitesses »
par lequel les transactions officielles en or se faisaient à un prix, pour le moment
de 35 $ l’once, tandis que les transactions privées s’opéraient à un prix
supérieur, résultant de l’équilibre entre l’offre et la demande.
Les décideurs politiques étaient conscients des contradictions du système. Dès le
milieu des années 1960, ils cherchèrent à y répondre en créant des réserves
supplémentaires via un actif synthétique qui pourrait remplacer le dollar ou du
moins le compléter à la marge. Il fallut plus de cinq années de négociations
difficiles pour parvenir en 1970 à un accord sur la création de droits de tirage
spéciaux (DTS) pour un montant modeste de 3 Md$. Les États-Unis craignaient
qu’une création plus généreuse de DTS précipite la fuite hors du dollar par les
banques centrales et les trésors publics. La France craignait que cela fasse
dérailler sa variante préférée, revenir à un pur système d’étalon-or. L’Allemagne
s’inquiétait des conséquences inflationnistes.
Pendant tout ce temps, la disproportion entre les passifs libellés en dollars et les
réserves d’or continuait à augmenter. Le processus s’accéléra en 1971, lorsque la
Fed, sous la pression de la Maison Blanche, desserra sa politique monétaire. Les
banques centrales étrangères durent intervenir pour empêcher leurs monnaies de
s’apprécier et ainsi accumulèrent plus de dollars. Il y eut de modestes tentatives
pour se diversifier hors du dollar, mais rares étaient les marchés suffisamment
importants et ouverts où aller. En outre, cette diversification répondait à un souci
évident de compétitivité. L’Allemagne imposa des réserves sur les dépôts
étrangers et exigea une autorisation préalable pour toute vente de titres du
marché monétaire ou obligataire aux non-résidents afin de limiter les achats
étrangers de marks. La Suisse interdit le paiement des intérêts sur les dépôts des
non-résidents et accrut les réserves obligatoires sur les prêts bancaires à des
étrangers.
La fin fut comme un train allant sa course vers le déraillement. La Suisse racheta
50 Md$ d’or contre dollars en juillet. Le Royaume-Uni fit des demandes
similaires le 13 août. Deux jours plus tard, le président Nixon répondit par « la
fermeture du guichet de l’or » – la suspension de la convertibilité du dollar en or
à un prix fixe une fois pour toutes. Les monnaies tierces furent réévaluées en
moyenne de 7,9 % en décembre. Mais avec des politiques monétaire et
budgétaire des États-Unis toujours très expansionnistes, le problème sous-jacent
demeura. L’une après l’autre, les devises furent réévaluées par rapport au dollar,
certaines à plusieurs reprises. Enfin, en février 1973, les efforts pour maintenir
l’arrimage au dollar furent abandonnés. Les marchés des changes furent fermés.
À la réouverture, les monnaies furent autorisées à flotter, et beaucoup le firent
vers le haut par rapport au dollar. En mars, les institutions de Bretton Woods, un
système monétaire international fondé sur le dollar, n’étaient plus.
Les conséquences systémiques furent très différentes de celles des années 1930.
Tandis que la Grande Dépression avait été une crise économique et financière,
l’effondrement du début des années 1970 eut lieu dans un contexte de croissance
(malgré la récession de 1973 à 1975) et de stabilité financière (malgré la faillite
de la banque Herstatt). La politique monétaire américaine était inflationniste
mais, en l’absence de forte instabilité, il n’y eut pas de fuite massive hors du
dollar. Au contraire, la part des réserves de change détenues en dollars continua
d’augmenter.
Une partie de l’explication tenait à l’absence de chute catastrophique de la
confiance dans le dollar, malgré les problèmes économiques des États-Unis. La
politique monétaire américaine a peut-être été dangereusement proche de ce
point vers la fin des années 1970, mais avec la nomination de Paul Volcker
comme président de la Fed, ce risque recula. Une autre partie de l’explication
était l’absence persistante de solutions de rechange. Les marchés financiers des
autres pays étaient si petits par rapport à ceux des États-Unis que leurs banques
centrales décourageaient l’achat de leurs monnaies par crainte de ce que cela
signifierait pour leur compétitivité à l’international. La Suisse chargeait des taux
d’intérêt négatifs sur les dépôts étrangers et imposait des limites strictes sur les
achats par l’étranger d’autres instruments financiers. La Bundesbank allemande
utilisait la persuasion morale pour décourager les banques centrales et les
Trésors publics étrangers de se déplacer vers le mark. Le Japon instaura des
contrôles sur les entrées de capitaux par souci d’éviter la pression à la hausse sur
un yen qui avait déjà considérablement augmenté.
En principe, le DTS aurait pu se substituer plus largement au dollar, mais il
rencontrait une série d’obstacles pour ce faire. Trois tranches furent émises en
1970, 1971 et 1972, mais même à la fin de ce processus, le DTS représentait
encore moins de 10 % du stock mondial des avoirs de change autres que l’or. On
craignait les effets inflationnistes d’une création plus abondante ; il y avait des
désaccords sur la façon dont ils seraient affectés. En particulier, les pays en
développement n’étaient prêts à appuyer l’émission de DTS supplémentaires
qu’en échange d’une « condition sur l’aide publique » leur permettant de
recevoir une plus grande allocation.
À la différence aussi des années 1930, il n’y avait pas de pénurie de liquidités
internationales. Au contraire, la liquidité restait abondante compte tenu du
caractère très expansionniste de la politique monétaire américaine. L’OPEP
empilait ses avoirs en dollars à New York. Les banques commerciales
américaines utilisaient ces soldes pour financer des prêts syndiqués en dollars en
Amérique latine et en Europe orientale. Au cours des années 1970, le commerce
mondial progressait deux fois plus vite que la production. Les flux
internationaux de capital progressaient fortement, entre les pays avancés et
émergents (jusqu’à 1982) et au-delà entre les pays avancés.
Ainsi, l’expérience de 1970 montre qu’il est possible de voir l’effondrement des
dispositions monétaires internationales en vigueur sans conséquences
catastrophiques pour le commerce et la finance mondiale. Il faut pour cela que
demeure un minimum de confiance dans la monnaie (ou les monnaies) autour de
laquelle le système s’organise.

UNE SOLUTION FRANC SUISSE ?


Les systèmes monétaires internationaux se sont déjà effondrés. On peut craindre
que cela se reproduise. Comment se ferait aujourd’hui un tel effondrement ?
Le parallèle avec la crise financière de 1931, au cours de laquelle la confiance
dans la livre sterling et le dollar s’est rompue et les réserves détenues en devises
autres ont fortement augmenté, suggère que les banques centrales peuvent à
nouveau prendre ce chemin.
Mais on voit mal quelles monnaies secondaires permettraient de prendre le
relais. Les marchés canadiens, australiens et suisses obligataires sont des nains
par rapport à ceux des États-Unis et de la zone euro. Aux valorisations actuelles
du marché, le marché japonais des titres de créance ne fait que le septième des
marchés combinés des États-Unis et de la zone euro.
S’impose ici l’habituelle réserve qu’il s’agit d’évaluations aux prix de marché. À
s’entasser dans, disons, les marchés suisse et japonais, les investisseurs feraient
monter les prix et donc augmenter la capitalisation de leurs marchés obligataires
mesurée en dollars ou en euros. Cela rend possible, en théorie, une
diversification plus grande des réserves. Mais que cela soit possible en pratique
est une autre affaire. De gros achats étrangers poussent à la hausse le taux de
change et dégradent la compétitivité des petites économies. Face à cela, les
gouvernements ne restent pas les bras croisés. Ils peuvent répondre par le
contrôle et la réglementation pour décourager ces achats, comme l’Allemagne et
la Suisse l’ont fait dans les années 1970. S’ils ne font rien, le résultat sera des
difficultés concurrentielles faisant naître chez les investisseurs des inquiétudes
sur la stabilité de leurs économies et donc de leurs monnaies, comme ce fut le
cas pour la France, les Pays-Bas et la Suisse dans les années 1930. Un afflux de
réserve en monnaies dites « secondaires » déclenche souvent le mouvement
inverse, comme ce fut le cas à partir de 1933.
Ce qui est vrai des réserves de change est vrai aussi d’autres usages de la
monnaie. Si les banques et les entreprises font davantage de leur commerce
international disons en francs suisses, elles auront besoin d’un stock accru de
francs pour maintenir les flux. La Suisse recevra alors de très désagréables flux
financiers dans sa petite économie, cette fois-ci privés plutôt qu’officiels, mais
avec les mêmes conséquences pour la stabilité macro-économique. En outre,
davantage de comptes ouverts en Suisse par les résidents étrangers accroît le
danger, contre lequel les responsables suisses luttent activement, d’un système
bancaire trop gros pour être sauvé (too big to fail). Les déboires en ce début de
l’année 2015 de la Banque nationale de Suisse dans sa lutte contre la hausse du
franc suisse illustrent bien ce dilemme.
Autrement dit, la Suisse, ou même une combinaison de la Suisse, du Canada, de
l’Australie et d’autres économies avancées actuellement perçues comme bien
gérées, forment une base trop étroite pour soutenir un système monétaire
international. Leurs monnaies ne peuvent que compléter modestement les rôles
du dollar et de l’euro.

L’ÉTERNEL RÉFÉRENCE À L’OR ?


Le parallèle entre 1931 et aujourd’hui incite à penser que nous pourrions voir les
banques centrales liquider leurs réserves de change et retourner à l’or. On en voit
déjà certaines, concernées par la stabilité de l’euro et du dollar, commencer à le
faire. En août 2011, la Banque de Corée a annoncé qu’elle avait acheté 25 tonnes
d’or au cours des deux mois précédents, doublant ainsi ses réserves d’un coup.
La Banque centrale de Thaïlande les a augmentées de plus de 15 % sur la
période. Des décisions similaires ont été prises par les banques centrales de
Russie et du Mexique. Dans l’ensemble, les banques centrales ont acheté un peu
plus de 200 tonnes d’or dans la première moitié de l’année 2011, total le plus
élevé depuis 1981.
Cela dit, ce sont des gouttes d’eau dans une très grande mer de réserves. Les
réserves de change s’élèvent à environ 11,8 Tr$ selon le rapport le plus récent du
FMI5. Actuellement, les banques centrales détiennent environ 1 Tr$ en or, tandis
que d’autres – investisseurs privés, industriels, propriétaires de bijoux – en
détiennent peut-être 4 Tr$ à peine. Il s’ensuit que les banques centrales ne
pourraient remplacer la totalité ou même la majorité de leurs réserves de change
qu’en acceptant un prix de l’or considérablement plus élevé que celui qui
prévaut aujourd’hui.
Il n’y a pas de raison technique qui empêcherait que le prix de l’or ne quintuple.
Certes, l’électronique grand public, qui utilise l’or comme conducteur efficace
de courant électrique, deviendrait plus coûteuse, avec un effet en cascade sur les
prix d’autres marchandises. Les prix de l’argent et du platine devraient
probablement augmenter fortement. Des ressources importantes seraient
détournées du reste de l’économie en faveur de l’exploitation minière de l’or.
Mais tout cela est techniquement possible. On l’a vu auparavant.
Mais ce qui est techniquement possible est-il également sage ou même
probable ? Pour dire les choses clairement, personne ne parle de rétablir l’étalon-
or comme au XIXe siècle. La Banque de Corée et la Banque de Thaïlande, quand
elles ajoutent des quantités modestes d’or à leurs portefeuilles de réserves, ne
proposent pas d’arrimer le won ou le bath au prix de l’or ni de subor-donner tous
les autres objectifs de la politique monétaire à leur maintien. L’histoire enseigne
que le prix de l’or est volatil. Pour des banques centrales, obsédées par la
stabilité et qui passent sous les feux de la rampe politiques si elles font des pertes
en capital sur leurs réserves, il est inconfortable de porter l’ensemble de leurs
réserves en or. Il est plus raisonnable de détenir des portefeuilles diversifiés de
produits – pas seulement l’or mais aussi d’autres minéraux et produits agricoles,
ou peut-être des fonds négociés en bourse qui suivent les prix des produits de
base. Le chapitre 10 ci-après sur les leçons à tirer aujourd’hui du bimétallisme
illustre le sujet. Même dans ce cas, des banques centrales soucieuses de stabilité
et de liquidité préféreront ne détenir qu’une part relativement faible de leurs
portefeuilles d’investissement et de réserve sous forme de créances liées aux
matières premières, étant donné que les produits primaires ne forment qu’une
faible fraction d’un PIB mondial très lourd en industrie manufacturière et en
services.
Ce qui est vrai des banques centrales l’est plus encore des importateurs, des
exportateurs et des investisseurs privés. Il est difficile d’imaginer qu’ils trouvent
intéressant de facturer et de régler leurs transactions en utilisant des parts de
fonds indexés sur l’or ou sur des produits négociés en bourse. Il en va de même
des banques internationales qui financent actuellement leurs transactions en
empruntant des dollars. L’étalon-or a ses défenseurs et en aura toujours. Mais
imaginer que l’or ou même des créances sur un panier de produits de base à
grande échelle pourrait fournir une base pour les transactions commerciales et
financières internationales à l’échelle du XXIe siècle est un fantasme.

UNE MONNAIE MONDIALE ?


Pourrait-on trouver une issue dans quelque chose qui se rapproche de ce qui s’est
passé à la fin des années 1960 et au début des années 1970, quand on a poussé à
la création d’une nouvelle unité de réserve mondiale, ce qui allait devenir les
droits de tirage spéciaux ? En 2009, le gouverneur de la Banque populaire de
Chine, Zhou Xiaochuan, a plaidé pour remplacer le dollar par les DTS comme
monnaie internationale et de réserve du monde. Une commission des Nations
Unies présidée par le lauréat du prix Nobel Joseph Stiglitz a plaidé de même
pour le rôle d’une unité de réserve internationale comme le DTS. Jacques
Mistral (2014 et dans le chapitre 12 ci-après) soutient la même position.
Une première interrogation sur le DTS comme alternative au dollar et à l’euro
est que le panier de monnaies qui le compose l’est à presqu’à 80 % en dollars et
en euros. Les 20 % restants sont constitués de yens japonais et de livres sterling.
Élargir le panier pour inclure d’autres monnaies est le minimum nécessaire pour
rendre le DTS attractif pour d’autres détenteurs. Élargir, mais vers où ? Cette
question a une dimension politique, car avoir un poids significatif dans le panier
a une valeur symbolique et les gouvernements batailleront sur la formule. Elle a
aussi une dimension économique : le panier peut-il être élargi à des monnaies
non convertibles comme le renminbi ?
Certains soutiennent que seules les monnaies convertibles doivent y être
incluses, car ce sont les seules sur lesquelles le FMI peut mettre la main au
moment où les États et les banques centrales détenant du DTS souhaitent utiliser
effectivement leurs réserves pour intervenir sur les marchés financiers ou bien
pour acheter des biens d’importations, c’est-à-dire au moment où elles
demandent au FMI de les convertir en argent réel. Mais limiter le panier aux
monnaies convertibles veut dire le limiter au dollar, à l’euro et à une poignée de
monnaies naines, ce qui veut dire laisser l’actuel panier essentiellement inchangé
– du moins tant que le renminbi n’est pas devenu entièrement convertible. Dans
cette optique, disposer du DTS comme supplément ou même comme remplaçant
du dollar et de l’euro pourra être possible quelque part dans le futur, ce quelque
part étant la date même où le renminbi pourra être un complément ou un
remplaçant des mêmes dollar et euro. Donc le DTS, comme le renminbi, ne peut
pas fournir aujourd’hui une alternative.
Une autre réponse consiste à dire que le FMI n’a pas à payer les DTS qu’on lui
apporte directement dans les devises et dans les proportions qu’ont ces devises
dans le panier du DTS. Le FMI pourrait payer entièrement ou presque en dollars
et en euros aux taux de change en vigueur vis-à-vis du DTS. Il peut pour cela
utiliser son « processus de désignation » par lequel il est en droit d’exiger d’un
ou de plusieurs pays avec monnaie convertible d’accepter les DTS qui sont
encaissés et de fournir leurs propres monnaies convertibles en échange.
Les pays qui fourniraient leurs monnaies feraient essentiellement des prêts
conditionnels au FMI et, par-delà, aux pays qui ont besoin d’utiliser leurs
réserves. Dans un monde à près de 12 Tr$ de réserves internationales, les
implications budgétaires et monétaires pour les États-Unis et la zone euro, les
principales économies fournisseurs de monnaie, pourraient être énormes.
Certains diront – non sans raison – qu’il vaut mieux qu’un pays riche comme les
États-Unis fasse des prêts à faible taux d’intérêt aux pays émergents qui ont
besoin d’utiliser leurs réserves que de voir le mouvement inverse, ce qui est
pourtant ce qu’on observe et ce qu’implique le système monétaire international
actuel. Mais faire cette inversion dans un temps rapide et en grande quantité est
très incertain. Pour cette raison, et pour ne pas mentionner d’autres motifs
politiques, il semble douteux que le Congrès américain appuie toute proposition
d’une émission très élargie de DTS.
Ce n’est pas la première fois que le DTS est proposé comme base pour le
système monétaire international. L’idée remonte aux négociations de Bretton
Woods en 1944, lorsque John Maynard Keynes défendit quelque chose de
proche. Le DTS existe depuis quarante-six ans. Et pourtant, il représente encore
à peine 3 % des réserves internationales. Une raison fondamentale est la
difficulté de s’entendre sur la manière de répartir les DTS. Devraient-ils être
donnés aux pays en fonction de leur poids dans l’économie mondiale ? Dans ce
cas, la majorité ira aux pays riches. Ou attribués en fonction des besoins ? Dans
ce cas, le gros ira vraisemblablement vers les pays pauvres. Quelle est la
meilleure façon de mesurer le poids d’un pays dans l’économie mondiale et plus
encore le poids de ses besoins ? La difficulté à s’entendre sur ces questions,
aujourd’hui comme dans les années 1970, explique pourquoi l’encours de DTS
reste si petit selon les normes du système monétaire international et pourquoi il
sera extrêmement difficile d’élargir assez cet encours pour qu’il puisse
remplacer les monnaies nationales dans les réserves internationales.
Il est encore plus exagéré d’imaginer que le DTS puisse remplacer le dollar et
l’euro dans leurs autres rôles internationaux. Pour que les entreprises acceptent
le paiement de leurs exportations en DTS, il serait nécessaire de créer des places
d’échange sur lesquelles les créances en DTS seraient converties en monnaie
locale et les banques commerciales fourniraient leurs services. À toute demande
d’un montant en DTS devrait correspondre une offre prête à l’acquérir. Il
faudrait créer des marchés à terme liquides sur lesquels les risques de variation
de la monnaie locale par rapport au DTS pourraient être couverts. Les banques,
dans leurs activités de prêts et d’emprunts à l’échelle internationale, devraient
être disposées à le faire en DTS. Les sociétés qui émettraient des obligations
internationales en DTS devraient trouver des acheteurs intéressés à détenir ces
instruments – ce ne serait pas le cas sans doute des fonds de pension et des
compagnies d’assurances dont les engagements contractuels sont en monnaie
locale et qui souffriraient donc d’une inadéquation entre actifs et passifs.

ANNÉES 1930 OU ANNÉES 1970 ?


En procédant par élimination, on se retrouve avec le dollar et l’euro comme les
seuls instruments capables de soutenir, dans un avenir prévisible, les niveaux
actuels de transactions internationales. Si les doutes quant à la stabilité de ces
monnaies se renforcent et poussent les banques centrales à réduire leurs avoirs
en ces monnaies, elles perdront en capacité à intervenir sur les marchés
financiers pour atténuer les effets sur leurs économies de la volatilité des flux de
capitaux. En réponse, elles seraient susceptibles de se tourner vers d’autres
instruments tels que le contrôle des capitaux pour limiter ces flux, comme elles
l’ont fait suite à l’épuisement de leurs réserves de change dans les années 1930.
Le crédit commercial deviendrait plus coûteux, puisque les banques
commerciales exigeraient une rémunération supplémentaire pour porter des
avoirs en dollars et en euros. On a connu un soupçon d’effet de la sorte suite à la
faillite de la banque Lehman à la fin de 2008 et au début 2009, lorsque les
crédits en dollars sont devenus rares et le volume du commerce international a
fortement baissé. La moindre disponibilité du crédit commercial n’a pas été la
cause unique du repli du commerce international, mais elle a certainement fait
partie de l’histoire, du moins si l’on en croit les sondages auprès des participants
de marché6.
Quelle serait l’intensité des pressions à la baisse sur le commerce et
l’investissement international ? La réponse dépend du degré de défiance dans le
dollar et l’euro et des réticences à les utiliser chez ceux qui sont engagés dans le
commerce international et dans les transactions financières. L’expérience des
années 1930 suggère que, dans le pire des cas, le commerce et les flux financiers
pourraient être gravement affectés. La mondialisation économique et financière
qui a donné une impulsion importante à la croissance économique mondiale au
cours des dernières décennies serait mise en danger.
Si alternativement les problèmes économiques et financiers aux États-Unis et en
Europe se limitaient à quelques points d’inflation supplémentaire et une certaine
dépréciation du dollar et de l’euro, comme ce qu’ont connu les États-Unis dans
les années 1970, on suivrait plutôt un scénario similaire à celui qui a suivi
l’effondrement de Bretton Woods. Les autres pays continueraient, non sans
réticence, à utiliser le dollar et l’euro pour leurs transactions internationales, tout
comme ils l’ont fait avec le dollar dans les années 1970. Il y aurait de plus
amples fluctuations des taux de change. Il pourrait y avoir des réponses
protectionnistes aux dislocations qui s’ensuivraient. Certains pays pourraient
suivre l’exemple du Brésil qui utilise les taxes pour limiter les flux de capitaux
perturbateurs. Le commerce et l’investissement international se développeraient
plus lentement. Mais la mondialisation ne serait pas fondamentalement en
risque.
Quel scénario, celui des années 1930 ou celui des années 1970, verrons-nous en
fin de compte ? La réponse est entre les mains des États-Unis et de l’Europe.


1. Reproduit avec l’autorisation de Foreign Affairs. Copyright 2012 Council on Foreign Relations, Inc.
www.ForeignAffairs.com.
2. Source : FMI, chiffres à 2014.T3. Le dollar fait 62,3 % des réserves de change faisant l’objet d’une
déclaration des réserves par devise, l’euro 22,6 %.
3. Voir Eichengreen et Flandreau (2009) (2014).
4. Selon les estimations de l’époque par la Ligue des nations (pour 24 pays), reprises dans Ragnar Nurkse,
International Currency Experience, Genève, League of Nations, 1945.
5. Source : FMI, chiffres à 2014.T3.
6. Voir Jesse Mora et William Powers (2009).
Chapitre 2

La valse à trois temps des systèmes monétaires…


Jean-Marc Daniel

On peut considérer que c’est le Bank Charter Act anglais de 1844 qui est à
l’origine des mécanismes monétaires contemporains et qui marque les débuts de
l’histoire du monde financier troublé dans lequel nous vivons. En organisant la
couverture or de la livre, cette loi lui a permis de devenir la devise de la
Révolution industrielle, c’est-à-dire d’être reconnue internationalement, de servir
de référence pour la fixation des prix mondiaux et de moyen de transaction lors
des échanges.
Il y aurait évidemment beaucoup à dire sur la longue période qui précède, celle
qui remonte à cette loi édictée par Crésus, le célèbre roi d’Asie mineure qui
donna à l’or son statut de monnaie privilégiée ; mais il y a aussi peu à en retenir
qui puisse inspirer les réflexions modernes. On pourrait certes rappeler le succès
du solidus de Constantin devenu de par sa frappe dans la partie ancienne de
Constantinople, c’est-à-dire Byzance, le « besant » dont chacun sait qu’il a tous
les mérites de l’or (cf. l’expression « ça vaut son besant d’or »). On pourrait
rappeler l’étrange succès du thaler de Marie-Thérèse, une monnaie autrichienne
émise en 1780. Ce succès a tenu à la puissance de la monarchie des Habsbourg
au XVIIIe siècle mais surtout à la forme de l’effigie de l’impératrice. Grâce à cette
effigie, ces pièces ont inspiré une confiance unanimement partagée sur des bases
quasi magiques, ce qui est l’essence même de la dynamique monétaire.
D’ailleurs, son nom déformé par des bouches anglo-saxonnes est devenu le
dollar…

LES TROIS CÔTÉS DU TRIANGLE


Nous préférerons néanmoins amorcer notre périple monétaire en 1844 pour
constater que le monde a épuisé depuis toutes les éventualités offertes par le
triangle d’incompatibilité de Robert Mundell (1963). Rappelons de quoi il
retourne en procédant, selon la logique usuelle en économie, d’une analyse en
termes de quantité d’une part et de prix d’autre part.
En termes de quantité, la banque centrale peut assurer la convertibilité externe
de sa devise ou imposer un contrôle des changes. La convertibilité externe
signifie que la banque centrale prend l’engagement de fournir en échange de la
devise qu’elle gère, sans conditions, des devises des autres pays. Le contrôle des
changes signifie au contraire qu’elle édicte des règles plus ou moins
contraignantes pour toute opération de change.
En termes de prix, la banque centrale peut chercher la liberté de fixation de son
taux d’intérêt ou aligner ce dernier sur celui d’une autre banque centrale ; elle
peut également vouloir déterminer elle-même la parité de sa monnaie ou laisser
le marché des changes fixer cette parité. Dans le premier cas, on parle de
« changes fixes », dans le second de « changes flottants ».
Le principe ou triangle d’incompatibilité de Mundell précise qu’il est impossible
d’obtenir les trois propriétés écrites en gras, alors même que ce serait la situation
la plus favorable.
Il y a ainsi pour une banque centrale trois combinaisons possibles d’organisation
des relations monétaires internationales.
La première est de garder un système de changes fixes et l’autonomie de sa
politique monétaire. Il faut alors mettre en place un contrôle des changes.
Comme un tel contrôle est pénalisant pour les industriels et pour l’activité
économique, les banques centrales essaient le plus possible d’éviter cette
situation. En Europe il n’y a pas de contrôle des changes. En France, il a été
supprimé en 1987. Il avait été mis en place en 1936. C’est néanmoins le système
adopté par la Chine. Ce faisant, ce pays peut accumuler d’énormes réserves
monétaires. En effet, comme les capitaux financiers ne peuvent quitter son
territoire, les excédents de son commerce extérieur sont bloqués sur son territoire
et concentrés dans les caisses de la banque centrale.
La deuxième est d’adopter les changes fixes et la liberté de circulation des
capitaux. Les systèmes anciens fondés sur l’or sont de ce type. Ils ont comme
résultat d’imposer à tous les partenaires du change fixe la même politique
monétaire, c’est-à-dire les mêmes taux d’intérêt. Les changes fixes sont accusés
d’être globalement déflationnistes, c’est-à-dire de vivre d’une permanente baisse
des prix. Ils le sont à deux titres. D’abord parce que le retour à l’équilibre
extérieur passe par une contraction de la masse monétaire et donc par une baisse
des prix. Ensuite parce qu’ils assurent la diffusion des politiques monétaires les
plus restrictives. Supposons en effet qu’il y ait, dans le système, un pays où les
taux d’intérêt valent 3 % et un autre où ils sont fixés par les autorités monétaires
à 5 %. Tous les financiers vont emprunter à 3 % et placer à 5 %, sachant que le
change fixe leur garantit qu’il n’y a aucun risque de change et que la liberté de
circulation des capitaux leur permet de faire le transfert sans difficulté. Le pays à
3 % se vide alors de sa substance monétaire et, pour l’éviter, il est obligé de
porter son taux à 5 %. Le système impose à tous les participants la politique
monétaire la plus restrictive. Dans cet exemple, le pays à 5 % maintient ce
niveau de taux pour se défaire de son inflation. Celui à 3 % n’a pas ce genre de
problème et, pourtant, il est obligé d’avoir des taux élevés qui pénalisent son
activité productrice. Un des problèmes du système de change fixe est de
déterminer ce que doit être le bon taux de change, celui qui assure au pays de ne
pas avoir à corriger la situation par une dévaluation ou par la déflation, ou à
l’inverse par une réévaluation du taux de change. On se réfère assez souvent
pour définir ce que devrait être le taux de change d’équilibre à la notion de parité
de pouvoir d’achat. Un taux de change garantit la parité de pouvoir d’achat si les
biens échangeables au niveau international ont le même prix une fois opérée la
conversion du change.
La troisième est de garder la liberté de sa politique monétaire en laissant flotter
sa monnaie. C’est celle qui prévaut à l’heure actuelle. Ses défenseurs avaient
annoncé lorsqu’elle s’est mise en place en 1973 que les monnaies trouveraient
rapidement un taux de change d’équilibre. Le marché des changes, comme tous
les marchés, trouverait le moyen d’égaliser l’offre et la demande.

DE L’ÉTALON-OR À L’ÉTALON-DOLLAR EN PASSANT PAR


GÊNES
En pratique, commence, en 1844, l’ère de l’étalon-or mondialisé, le Japon étant
le dernier des grands pays à l’adopter en 1897.
Cet étalon-or repose sur la deuxième combinaison que nous avons décrite. Dans
ce système, les banques centrales émettent de la monnaie en fonction de la
quantité d’or qu’elles détiennent. Le bilan d’une banque centrale est simple : à
l’actif, il y a le stock d’or et quelques effets de dette publique correspondant aux
besoins de liquidité au quotidien du système. Au passif, il y a les billets en
circulation. La dette publique joue un rôle monétaire mineur et tout excédent
extérieur conduit assez rapidement les banques centrales, qui accumulent les
devises correspondant à cet excédent, à en demander le remboursement en or à
celles des pays en déficit. Le cycle économique se structure autour de la
circulation internationale d’or.
Ce système a trois caractéristiques majeures :
La circulation de l’or organise une homogénéisation des taux d’inflation.
L’inflation se traduit par une perte de compétitivité et une réduction des
débouchés extérieurs. Le déficit commercial qui s’ensuit conduit à une
sortie d’or et à une correction des prix (déflation) qui ramène l’économie à
la situation antérieure. L’inflation se corrigeant d’elle-même, le système se
développe dans la stabilité des prix.
Les dettes publiques sont peu internationalisées si bien qu’elles constituent
un prélèvement sur l’épargne nationale. Les dépenses publiques doivent
être financées par l’impôt. Les pays comme la Russie ou la Turquie qui font
appel à l’épargne étrangère le font par des circuits de financement privés.
Le système repose sur l’égalité des participants au système. La Grande-
Bretagne, le pays dominant, se soumet aux mêmes règles que les autres
pays. Il subit, en cas de déficit extérieur, une déflation qui le ramène à
l’équilibre.
Un des grands mérites du système est qu’il assure l’automaticité de l’équilibre
du commerce extérieur. En effet, l’afflux de capitaux étrangers dans un pays,
soit pour en acheter la production locale, soit pour y investir, débouche sur une
augmentation de la quantité d’or mise à disposition du pays. Il en résulte un
gonflement de la masse monétaire nationale. Ce gonflement se traduit par une
augmentation de la demande globale à laquelle, assez spontanément, les
entreprises répondent par une hausse de leurs prix. En résumé, un excédent
extérieur signifie à terme de l’inflation. Cette inflation faisant perdre une partie
de leur compétitivité aux produits du pays, elle en ampute les débouchés
extérieurs. Les exportations baissent, ce qui annule progressivement l’excédent
extérieur et ramène le pays à l’équilibre. L’étalon-or, au travers de l’existence
d’une monnaie internationale circulant librement et dont la quantité n’était
déterminée a priori par aucun gouvernement particulier, conduisait à un
équilibre automatique des comptes extérieurs de chaque pays et donc à une
certaine harmonie dans le commerce international. Il avait trouvé sa justification
théorique dès les premiers écrits structurés d’économie politique. Ainsi, en 1752,
David Hume, dans son court essai Sur le commerce, explicitait ce mécanisme de
retour automatique à l’équilibre des comptes extérieurs, pourvu que soient
respectés le libre-échange, la liberté de circulation des capitaux et la non-
intervention de l’État sur le marché monétaire. Par la suite, Joseph Clément
Juglar avait montré la force du système dans sa capacité de retour vers
l’équilibre et sa faiblesse dans le fait qu’il entretenait une oscillation permanente
de l’économie. Plus récemment encore, l’économiste français Jacques Rueff, qui
fut le conseiller du général de Gaulle, réclamait le maintien de l’or dans le
système monétaire international pour que s’exerce de façon automatique et non
négociable l’équilibrage des comptes de chaque pays selon le mécanisme décrit
par David Hume. Ainsi le général, dans sa conférence de presse de février 1965,
vantait en ces termes les mérites de l’étalon-or :

« Nous tenons donc pour nécessaire que les échanges internationaux


s’établissent, comme c’était le cas avant les grands malheurs du monde, sur
une base monétaire indiscutable et qui ne porte la marque d’aucun pays en
particulier.
Quelle base ? En vérité, on ne voit pas qu’à cet égard il puisse y avoir de
critère, d’étalon, autres que l’or. Eh oui !, l’or, qui ne change pas de
nature, qui se met, indifféremment, en barres, en lingots ou en pièces, qui
n’a pas de nationalité, qui est tenu, éternellement et universellement,
comme la valeur inaltérable et fiduciaire par excellence. D’ailleurs, en
dépit de tout ce qui a pu s’imaginer, se dire, s’écrire, se faire, à mesure
d’immenses événements, c’est un fait qu’encore aujourd’hui aucune
monnaie ne compte, sinon par relation directe ou indirecte, réelle ou
supposée, avec l’or. Sans doute, ne peut-on songer à imposer à chaque
pays la manière dont il doit se conduire à l’intérieur de lui-même. Mais la
loi suprême, la règle d’or – c’est bien le cas de le dire – qu’il faut remettre
en vigueur et en honneur dans les relations économiques internationales,
c’est l’obligation d’équilibrer, d’une zone monétaire à l’autre, par rentrées
et sorties effectives de métal précieux, la balance des paiements résultant
de leurs échanges… »

Malgré ses mérites réels, l’étalon-or a et a eu ses détracteurs. Les principaux


reproches portent sur son caractère déflationniste : globalement, la quantité d’or
dont dispose le monde peut se révéler insuffisante eu égard au développement de
la croissance ; localement, un pays en inflation se trouvant rapidement en déficit
extérieur est obligé de se dessaisir d’une partie de son or, ce qui contracte sa
masse monétaire et le conduit là encore à la déflation.
La Grande-Bretagne du XIXe siècle s’imposa et imposa aux autres d’accepter la
déflation pour bénéficier de la stabilité du système d’étalon-or. Ce système a
réellement vécu jusqu’en 1913 et officiellement survécu jusqu’à ce qu’en 1976,
Londres, n’ayant rien à mettre en regard des « balances sterling », alla quérir le
FMI pour aider à leur rachat. Ce drame symbolique acheva d’éliminer l’or et
d’assurer la domination du dollar et des changes flottants.
La transition entre 1913 et 1976 se fit dans un système reposant sur le contrôle
des changes. La Société des nations des années 1920 avait demandé au Suédois
Gustav Cassel un rapport sur le système monétaire international. Il avait suggéré
de garder des changes fixes mais ajustables selon les parités des pouvoirs d’achat
et de rendre à chaque banque centrale la liberté de sa politique monétaire. La
logique du triangle d’incompatibilité imposa sa loi et conduisit à ce que la liberté
de circulation des capitaux en fît les frais. Du sommet de Gênes en 1922 à celui
de Bretton Woods en 1944, on condamna fermement les contrôles des changes,
mais ils étaient incontournables pour les pays voulant garder l’or et leur capacité
à fixer leurs taux d’intérêt. La période 1923-1976 fut celle de la deuxième
combinaison mundellienne, celle minée par la restriction à la circulation des
capitaux. C’est aussi la période où apparaît le célèbre dilemme de Triffin (1960).
Robert Triffin, économiste belge spécialiste des problèmes monétaires, part du
rôle de l’or. Au XIXe siècle, celui-ci servait de contrepartie à la monnaie
fiduciaire. Progressivement les banques centrales ont mis en regard des billets en
circulation de la dette publique, consacrant l’or à solder leurs déficits courants.
Comme la circulation physique de l’or est compliquée, ce sont progressivement
des titres libellés dans la devise du pays dominant, la livre d’abord, le dollar
ensuite, qui ont été utilisés dans le financement du commerce international. D’où
le dilemme : pour fournir les moyens de paiement nécessaires à l’expansion du
commerce international, le pays dominant doit exporter sa monnaie au travers
d’un déficit extérieur. Mais alors la suspicion à son égard s’installe. Les autres
pays lui réclament de l’or, le vidant de sa substance monétaire (c’est ainsi que
les États-Unis détenaient 66 % de l’or mondial en 1946, 38 % en 1961 et 24 %
en 1971). Pour éviter de se vider de son or, le pays dominant peut s’installer
dans le refus du déficit extérieur. Le commerce mondial est alors bridé par
manque de monnaie et s’enfonce dans la déflation. Triffin voit deux solutions :
soit la création d’une monnaie mondiale, un « or » moderne et politique géré par
le FMI ; soit l’abandon par le pays dominant de toute référence pour sa monnaie
et, notamment, de tout engagement de convertibilité en or. Celle-ci se trouvant
sans possibilité d’être échangée cesse d’être menacée. Triffin défend la première
solution mais craint que les États-Unis ne choisissent la seconde. C’est ce qui se
passe après 1971. En août de cette année-là, exit l’or, et avec lui toute contrainte
sur l’émission de dollars. C’est l’affirmation du « privilège exorbitant » des
États-Unis, qui leur permet de vivre au-dessus de leurs moyens en légitimant
leur indiscipline extérieure par les nécessités de la croissance du commerce
international… Nous entrons dès lors dans la troisième combinaison
mundellienne.
La faiblesse intrinsèque de l’étalon-or résidait dans la nécessité de passer par la
déflation. Cette contrainte ayant été jugée insupportable par les États-Unis,
Richard Nixon a donc décidé que le dollar ne serait plus convertible en or.
L’étalon de référence serait désormais le dollar. En 1976, les États-Unis ont
obligé le monde à entériner le passage à cette troisième combinaison
mundellienne, celle des changes flottants axés sur le dollar. Elle apporte liberté
de circulation des capitaux et autonomie pour chacun de sa politique monétaire.
Les banques centrales ne sont plus tenues par l’or et ses règles, ni par les
changes fixes et les menaces de dévaluation auxquelles on répond par le contrôle
des changes. Seule l’inflation les préoccupe. Or, en apparence, celle-ci a
tendance à disparaître. En effet, dans chaque pays, l’inflation traduit une
demande supérieure à l’offre, cet écart faisant pression à la hausse sur les prix.
Or, dans nos économies mondialisées, un excès de demande conduit de plus en
plus à une hausse des importations et donc à un déficit extérieur et de moins en
moins à une déformation des prix. La pratique du déficit extérieur devient une
des composantes de cette nouvelle donne, une pratique déséquilibrée car
indolore pour ceux qui émettent les dollars et en réalité assassine pour les autres.
Le but affiché est d’échapper à la contrainte déflationniste du système
« anglais » de changes fixes. Chaque banque centrale a à son actif de l’or,
considéré comme un actif banalisé et peu intéressant car il n’est pas rémunéré, et
de la dette, publique ou privée. De la dette publique nationale mais aussi la dette
publique américaine. Comme les accords de la Jamaïque de janvier 1976
prévoient que l’or ne doit pas être échangé entre les banques centrales, les
banques centrales sont obligées dans leurs échanges de fonds d’utiliser de la
dette publique américaine. Quand un pays est en excédent de balance des
paiements courants, ses entreprises reçoivent des dollars. Elles les changent
auprès des banques de leur pays contre de la monnaie nationale. Les banques
peuvent soit garder ces dollars, soit s’en défaire auprès de la banque centrale qui,
ne pouvant plus obtenir de l’or de la Réserve fédérale des États-Unis, achète les
bons du Trésor américains.
Pour la politique économique, l’enjeu extérieur devient la gestion du stock de
dollars. Pour les États-Unis, c’est la quantité qu’ils en envoient dans le monde.
Pour les autres pays, c’est comment s’en procurer ou qu’en faire quand on en a
trop. Le travers ultime de ce système américain est la dette, celle contractée pour
financer les déficits extérieurs, de même que la déflation était celui du système
anglais.
Puisque l’enjeu de tout pays est ce rapport inquiétant au dollar et à sa
prolifération, les problèmes extérieurs ont tendance à se concentrer dans les
mains des banques centrales. Autrefois, le débat de politique économique en
matière de rapport avec les autres pays était un débat protectionnisme/libre-
échange et le centre de la réflexion était l’État et sa fiscalité. La question était de
savoir si en réduisant les droits de douane, l’État allait améliorer la croissance et
ceci suffisamment pour ne pas risquer en ayant opté pour le libre-échange de se
priver de ressources indispensables à son équilibre financier. Aujourd’hui, les
questions économiques internationales portent sur les réserves de change de
chaque pays, sur leur emploi et, en cas de déficit extérieur récurrent, sur les
possibilités offertes à la banque centrale de faire face.
La banque centrale se voit recevoir une double mission : lutter contre l’inflation
bien évidemment ; mais à cette mission s’ajoute la nécessité d’intégrer dans ses
décisions le problème du change. Elle le fait en sachant que l’État, en plus de
gérer la politique conjoncturelle dans le cadre du cycle, doit redresser les
comptes extérieurs du fait que (S – I) + (T – G) = X – M, ce qui veut dire que
l’épargne nationale (S) doit être suffisante pour financer l’investissement I et le
déficit budgétaire (T – G) si l’on veut éviter un déficit extérieur (X – M).
Que retirer de ce périple sur les côtés du triangle de Mundell ?

LIBERA NOS A… « DOLLARO »


La guerre de 1914 a tué l’étalon-or, la mondialisation de 1960 a imposé la fin
des contrôles des changes. Nous nous retrouvons avec des changes flottants et un
déficit extérieur américain qui ont plongé le monde dans la crise de 2009. Les
trois côtés ont été parcourus et tandis qu’on parle de guerre monétaire, le moins
qu’on puisse dire est que celui sur lequel nous sommes installés aujourd’hui
n’est guère satisfaisant. Certains, se voulant subtils, ont décidé d’essayer de
sortir du triangle. Ainsi, la Russie, désireuse de contourner le monde américain
et ses dollars, a pris l’engagement de fournir du pétrole à la Chine à titre de
remboursement de ses prêts : le troc comme solution pour échapper au dollar !
L’imagination financière est sans limite ! Mais force est de constater qu’on
procédait ainsi avant… Crésus !
Triffin rêvait d’un dépassement du « scandale monétaire international » grâce au
passage du SME (le « système monétaire européen ») au… SME (« le succès
monétaire européen »), tout en prédisant que les Américains chercheraient par
tous les moyens à l’empêcher. Les vicissitudes qui entourent l’euro leur donnent
la part belle. La facilité unilatérale qui est attribuée à l’Amérique par l’étalon-
dollar et la façon dont elle en use, voire en abuse, démontrent néanmoins que le
dollar ne peut plus rester comme signe impartial et international des échanges.
Crésus, reviens, ils vont nous rendre pauvres… !
Chapitre 3

Déséquilibres financiers : d’un Bretton Woods à


l’autre
Isabelle Job-Bazille

Trois économistes, Dooley, Folkerts-Landau et Garber (2003), ont popularisé la


thèse suivant laquelle le système monétaire international pré-crise s’apparentait à
un « nouveau Bretton Woods ». Le cercle vertueux entre une consommation
américaine dynamique financée par émission de dettes en dollar et un modèle
d’industrialisation par les exportations des économies asiatiques présentait, selon
ces auteurs, des similitudes avec le régime d’après-guerre entre les États-Unis et
l’Europe. Ici comme là, il y avait des pays prêts à absorber une offre croissante
de titres américains à des fins de pilotage de leur taux de change.
« L’âge d’or du libéralisme financier » avant la Première Guerre mondiale a été
une période propice à l’essor des échanges commerciaux et des mouvements de
capitaux, avec une ampleur qu’on a tendance à oublier aujourd’hui. Dans la
première moitié du XXe siècle, l’instabilité financière et les guerres sont allées de
pair avec un regain des comportements protectionnistes. La paix revenue, le
rétablissement d’un nouvel ordre monétaire mondial s’est imposé comme une
nécessité, ce qui s’est traduit par la signature des accords de Bretton Woods en
1944.
Les négociations entre John Maynard Keynes et Harry Dexter White, secrétaire
américain au Trésor, qui ont conduit à ces accords, visaient à remplacer le
régime de l’étalon-or par un système plus flexible, mais garant de la stabilité
monétaire et financière mondiale1. Ce système conservait l’or comme ancrage
ultime, la convertibilité du dollar en or se faisant à un prix établi à 35 $ l’once,
les autres pays maintenant une parité fixe (mais ajustable) par rapport au dollar
dans une fourchette de plus ou moins 1 %. Le dollar a donc acquis au cours de
cette période le statut de monnaie de réserve internationale. La demande captive
de dollars en découlant a permis aux États-Unis de vivre, déjà à cette époque, au-
dessus de leurs moyens en permettant un financement aisé de leurs importations,
alors qu’ils continuaient à se porter acquéreurs d’entreprises à l’étranger et qu’ils
maintenaient leur effort militaire.
L’Europe et le Japon ont également tiré parti de ce système. En effet, dans la
phase de reconstruction, la stratégie de développement de ces pays a consisté à
promouvoir l’investissement via une épargne forcée, et les exportations au
détriment des salaires et de la consommation. Ce « pacte social », synonyme de
renonciation à une consommation immédiate, était compensé par une croissance
plus forte, source dans le futur d’un revenu plus élevé. Durant toute la période,
ces pays ont résisté à l’appréciation de leur monnaie afin de rester compétitifs et
ils recyclaient leurs excédents sous forme d’accumulation de réserves en dollars.
Les États-Unis ont à l’époque réexporté une partie de ces capitaux en
investissant dans ces mêmes pays, ce qui leur faisait jouer dès cette époque un
rôle d’intermédiaire financier au niveau international avec des ressources à court
terme sous forme de bons du Trésor et des prêts ou des participations à long
terme via des investissements directs étrangers (IDE), ces derniers aidant à la
croissance dans les pays réceptacles.
Ce schéma de relations fonctionnelles entre un « centre » ayant un rôle
d’intermédiaire financier et une « périphérie » qui adopte une stratégie de
croissance par les exportations et accumule des réserves de change n’est pas sans
rappeler les déséquilibres en miroir qui se sont formés sur l’axe États-Unis/Asie
et en particulier États-Unis/Chine avant la crise de 2008. Les déficits extérieurs
américains étaient financés à bon compte par le recyclage des excédents
asiatiques et chinois. Il y a bien une forte analogie entre l’ère Bretton Woods et
la situation pré-crise.
L’industrialisation par les exportations est la pierre angulaire du modèle de
croissance asiatique, stratégie ellemême fondée sur l’idée qu’il existe un cycle
des produits d’exportation. Dans la phase initiale de décollage économique, les
pays exportent des biens peu technologiques afin de faire valoir leur avantage en
termes de coûts salariaux. Durant cette période, ces pays importent également
des biens d’équipement, que ce soit sur un mode extensif afin d’accroître leur
capacité de production, ou intensif afin de bénéficier de transferts de
technologie, le but étant progressivement de monter en gamme en produisant des
biens à plus forte valeur ajoutée. Le maintien d’un taux de change sous-évalué
pendant la phase de décollage, outre les effets bénéfiques sur la compétitivité des
exportations, limite le pouvoir d’achat externe du secteur privé et donc en
particulier les importations de biens de consommation. Il alimente aussi une
épargne abondante, source d’accumulation du capital. La Chine a été
typiquement dans cette configuration. Sa croissance a été alimentée par les
exportations et l’investissement, avec des dynamiques impressionnantes qui ont
pris en tenaille à partir du milieu des années 1990 la consommation domestique.
Même si les salaires ont désormais fortement progressé en Chine et que le
modèle semble depuis quelque temps se retourner (voir chapitre 5 ci-après), le
pouvoir d’achat externe est resté faible pour une majorité de la population et a
ainsi limité l’accès aux produits étrangers, un des éléments explicatifs du niveau
très élevé d’épargne domestique2. Cette épargne est venue alimenter la
dynamique d’investissement et de croissance.
Par ailleurs, une part de l’investissement est venue de capitaux extérieurs sous
forme d’IDE dont la Chine est devenue un réceptacle privilégié, ce qui a accru
l’excédent de la balance des capitaux. Cet afflux de liquidités a exercé des
pressions à la hausse sur le change. L’intérêt entendu de la Chine a été de résister
à l’appréciation de sa monnaie afin de perpétuer son modèle de promotion des
secteurs exportateurs et de continuer à subventionner la formation d’une base de
capital compétitive. En conséquence, les excédents sont venus gonfler les
réserves de changes (majoritairement investies en bons du Trésor américains) et
les créances liquides en dollars dans le bilan des acteurs financiers, ce qui a
permis en retour de financer à moindre coût le trou béant du commerce extérieur
américain. Les États-Unis ont ainsi pu jouer un rôle de consommateur en dernier
ressort, soubassement de la croissance mondiale d’alors.

Accumulation de réserves de change


Source : IMR, Crédit Agriocle S.A.

Cette accumulation de réserves est un des facteurs explicatifs de ce qu’Alan


Greenspan a baptisé « l’énigme obligataire » (le fameux conundrum) lorsque le
relèvement régulier des taux d’intérêt directeurs de la Fed à partir de juin 2004
restait sans effet sur les taux longs.
Une telle accumulation d’actifs en dollars ne pouvait que rendre sensible le bilan
des institutions financières au risque de dépréciation du dollar. C’était le cas
aussi pour les banques centrales asiatiques dont la Banque populaire de Chine,
d’où une incitation plus grande encore à poursuivre le jeu en soutenant le dollar
quand il le fallait et donc à poursuivre les achats. Une telle situation est appelée
par Ronald McKinnon (2003) le syndrome de la vertu conflictuelle, en référence
à l’exposition croissante au risque du dollar des pays en position de créanciers
internationaux, qui amassent des stocks importants d’actifs en dollars à des fins
de stabilisation du taux de change, ces achats garantissant en retour la valeur de
leur richesse accumulée en devises.
Ce n’est pas aveuglément que les banques centrales, asiatiques ou chinoise, ont
poursuivi cette course effrénée à l’achat de dollars. Dans le cas de la Chine, la
cohérence et la soutenabilité du système en dépendaient. La Chine accumulait en
dépit de toute considération du couple risque/rendement, les gains à retirer d’une
telle stratégie lui paraissant plus élevés en termes de croissance, élément vital
pour ce pays en phase de rattrapage. Avec un taux de chômage urbain de l’ordre
de 8 % et une population de migrants potentiels autour de 200 millions de
paysans (voir Eichengreen, 2004), des dizaines de millions d’emplois devaient
être créés chaque année pour maintenir un équilibre social précarisé par le
creusement des inégalités. La réalisation progressive de ces potentiels de
croissance devait en outre permettre de générer des revenus suffisants pour
éponger d’éventuelles pertes sur les réserves de change en cas de décrochage du
dollar.
Ce système avait donc sa propre cohérence, chacun y trouvant son intérêt : les
États-Unis parce que les consommateurs pouvaient acheter des produits chinois
moins chers et dépenser toujours plus en empruntant à moindre coût ; la Chine
parce qu’elle produisait plus et pouvait absorber une main-d’œuvre bon marché
et surabondante avec comme ultime enjeu le maintien de la paix sociale.
Cette thèse avait ses détracteurs, pour lesquels le système portait en lui les
germes de son effondrement, vu le gonflement d’importants déséquilibres
financiers aux deux extrémités de la chaîne. Il y avait, côté américain, un
creusement du déficit courant sur fond de consommation débridée tandis que la
faiblesse des taux longs nourrissait des bulles immobilières et de crédit ; de plus,
la chassse au rendement par les investisseurs alimentait un accroissement des
leviers de dette et des comportements spéculatifs au mépris du risque. Du côté
chinois comme dans le reste de l’Asie, le gonflement de la base monétaire (parce
que la stérilisation des réserves n’a été que partielle3) provoquait une croissance
forte et rapide des agrégats de crédits, en Chine particulièrement. C’était une
bonne chose pour la croissance des secteurs industriels, parfois au prix
d’accumulation de surcapacités, mais ces liquidités se déversaient également sur
les marchés immobiliers, avec une croissance immodérée des prix dans certains
segments.

POURTANT, LE JEU DE MIROIR S’EST POURSUIVI


La crise financière qui a éclaté en 2008 aurait dû faire voler en éclats cette
alliance de circonstance. Pourtant, contrairement à cette prédiction, la crise ne
s’est pas accompagnée d’un effondrement du dollar et d’une remontée brutale
des taux d’intérêt. C’est la preuve, selon Dooley et alii (2014) revisitant leur
thèse dix ans après, que ce nouveau régime de Bretton Woods survit encore.
Le rééquilibrage des comptes extérieurs américains n’a en effet été que partiel
avec un déficit extérieur qui fait toujours écho aux excédents chinois, tandis que
l’accumulation de réserves de change en Chine s’est poursuivie (avec un pic à
près de 4 Tr$ en juin 2014, soit 10 fois plus qu’il y a dix ans). Certes, les
ménages américains ont été contraints à se désendetter et à réduire la voilure
côté dépenses, l’assainissement nécessaire des bilans privés ayant été facilité par
la mise en place d’une politique économique des plus accommodantes. Mais
c’est bien le retour en force du consommateur américain qui a soutenu la reprise
depuis 2010, très loin de la volonté affichée post-crise de rééquilibrer le modèle
américain de croissance vers plus d’épargne et d’investissement. Dans le même
temps, la migration de la Chine de la périphérie vers le centre reste un processus
lent et inachevé.
Aujourd’hui, nourrir toujours plus d’exportations et d’investissements sur fond
de levier de dette grandissant et pour une efficacité déclinante en termes de
croissance ne paraît plus tenable. Rééquilibrer le modèle en faveur de la
consommation est devenu un impératif bien compris des autorités chinoises aux
commandes. Il leur faut piloter sans heurt cette période de transition, en
permettant notamment une appréciation « contrôlée » de la devise chinoise.
Autrement dit, si cette relation fonctionnelle entre les États-Unis et la Chine n’a
pas totalement disparu, elle a tendance à se distendre et à devenir plus instable et
fluctuante au gré d’intérêts purement domestiques. Certains prédisent que l’Inde
attend en embuscade et pourrait à terme remplacer la Chine comme nouvel
acteur d’un Bretton Woods en perpétuel recommencement.
Ce nouveau Bretton Woods « informel » a laissé la zone euro à l’écart. Celle-ci
avait également profité de ce système, garant de taux bas et d’une croissance
forte à l’échelle mondiale. Elle avait ellemême développé en son sein des
déséquilibres en forme de jeu de miroir (trop d’épargne au Nord, trop de dette au
Sud) dont la logique n’est pas sans rappeler le duo sino-américain, avec une
demande au Sud financée à crédit par des flux de capitaux privés en provenance
d’un Nord à la recherche de placements sûrs et rémunérateurs, le tout dans un
contexte de changes fixes, ces pays partageant une même monnaie.
Il était couramment admis au moment de l’adhésion à l’euro que le rattrapage
des économies du sud de la zone se traduirait transitoirement par un creusement
des déficits extérieurs. Les pays à faibles revenus étaient censés attirer les
capitaux extérieurs, du fait d’une rémunération plus attractive, et ce afin de
soutenir une dynamique d’investissement capable de favoriser le rattrapage, dans
un cercle vertueux entre gains de productivité et croissance. En fait, l’irrigation
des pays de la périphérie, c’est-à-dire du Sud, par des capitaux du centre, c’est-à-
dire le Nord, n’a pas financé, comme espéré, des investissements productifs
sources de gains de productivité et de croissance. Ces flux ont plutôt conduit à
l’hypertrophie de certains secteurs domestiques, le plus souvent la construction,
l’immobilier et la finance, qui ont capté une part grandissante des facteurs de
production, travail et capital, et ont stimulé la demande de biens et services. Il en
est résulté une hausse de l’inflation des prix et des salaires, synonyme de perte
de compétitivité. L’Espagne et l’Irlande sont de ce point de vue des cas
emblématiques avec le gonflement de bulles immobilières et de crédits. Le
creusement des déficits extérieurs témoigne également de la montée de ces
déséquilibres avec une base productive de moins en moins compétitive tant pour
exporter que pour capter la demande de consommation.
Pendant longtemps, le financement indolore des déficits a atténué l’urgence de
l’ajustement. En effet, les dettes du Sud trouvaient leur pendant au Nord,
Allemagne en tête, au travers d’un accroissement des surplus d’épargne. On
retrouvait la même logique de déséquilibres en jeux de miroirs avec une
demande financée à crédit au Sud par des flux de capitaux privés en provenance
d’un Nord ayant fait le choix de la « désinflation compétitive » pour relancer sa
machine à exporter. Voir graphique ci-après.

Des déséquilibres en jeux de miroirs

Source : Eurostat, Crédit Agricole S.A.


Dans un environnement caractérisé par des rendements faibles, le surplus de
rémunération généralement offert aux épargnants du Nord pour détenir les dettes
du Sud était en outre, si faible soit-il, appréciable parce qu’apparemment sans
danger en raison de l’adhésion à l’euro. L’inflation plus forte au Sud et des taux
réels bas, voire négatifs, ont été des pousse-au-crime, parce qu’ils ont stimulé
jusqu’à overdose l’offre et la demande de crédits.
Cette logique des déséquilibres a volé en éclats quand avec la crise ces flux
Nord-Sud de financements privés se sont brutalement arrêtés sur fond de
questionnement croissant sur la soutenabilité des dettes. Autrement dit, les pays
de la périphérie ont connu une crise de balance des paiements de facture assez
traditionnelle, proche de celles qui ont frappé les pays émergents au cours de la
dernière décennie (l’Asie en 1997, l’Argentine en 2001…). Rien d’étonnant, ils
s’endettaient comme eux dans une devise « étrangère ». L’absence d’un prêteur
en dernier ressort (ou la réticence de la BCE à endosser ce rôle jusqu’en 2012) et
l’impossibilité de recourir à une dévaluation externe, le moyen habituellement le
plus rapide et le plus efficace pour rétablir les comptes extérieurs, ont compliqué
la tâche de gouvernements sous forte pression. La seule option qui leur restait
était celle d’un rétablissement de leur compétitivité (« dévaluation interne ») qui
est par nature plus douloureux et plus long à produire ses effets.
Ironie du sort, à l’heure où l’euro aurait pu prétendre détrôner le dollar, la zone
euro, ou du moins sa périphérie, connaissait la catastrophe qu’on annonçait
normalement pour les États-Unis : l’arrêt soudain du financement de
déséquilibres extérieurs insoutenables au sein même d’une zone plutôt équilibrée
vis-à-vis de l’étranger ! Les arrangements entre les États-Unis et la Chine ne sont
pas institutionnalisés comme dans le cas de l’Europe, mais ils ont une cohérence
suffisamment forte et servie par des intérêts convergents pour avoir résisté à la
crise là où la zone euro, malgré ses institutions, n’a réussi que très difficilement
à surmonter ses problèmes de coordination.


1. Dans l’entre-deux-guerres, le bref épisode de retour aux changes flottants a été ponctué de crises
financières. D’où l’idée de retour à un ancrage monétaire, garant de davantage de stabilité.
2. L’absence de filet social de sécurité et les perspectives de vieillissement de la population participent
également à l’accumulation d’une épargne de précaution.
3. « Stériliser des réserves » signifie retirer la liquidité qu’elle a créée lorsqu’elle a racheté des devises
aux agents économiques. Elle le fait en vendant des actifs à son bilan ou en émettant des bons de
stérilisation rachetés par les banques.
Chapitre 4

La mal-intégration financière en zone euro et en


zone dollar
Olivier Garnier

Deux types de zones monétaires ont été mises en place à la fin des années 1990 :
d’une part, de façon formelle, la zone euro avec la création d’une véritable union
monétaire ; d’autre part, de façon informelle, une zone dollar que certains ont
assimilée à un « nouveau Bretton Woods » et au sein de laquelle un certain
nombre d’économies émergentes arriment leurs monnaies au billet vert de façon
plus ou moins rigide1. Elles sont toutes deux nées à la suite de crises de taux de
change et de balances des paiements : crise du système monétaire européen au
début des années 1990 et crise asiatique en 1997-1998.
Même si ces deux zones sont de natures radicalement différentes, elles partagent
un même objectif : surmonter le fameux triangle d’incompatibilité de R. Mundell
(1963) entre taux de changes fixes, autonomie monétaire et liberté de circulation
des capitaux. En théorie, l’adoption de changes flexibles combinée avec des
politiques monétaires strictement guidées par une cible d’inflation constitue le
meilleur moyen d’échapper à cette « impossible trinité » et d’éviter tout
problème de coordination et de mutualisation. En pratique, toutefois, la volatilité
excessive des taux de change et/ou un manque de crédibilité monétaire
conduisent bon nombre de pays à privilégier une certaine stabilité de leur taux de
change. Dans le cas de la zone euro, ceci a conduit à une renonciation totale et
irrévocable à l’autonomie monétaire. Dans le cas de la zone dollar, la
renonciation à l’autonomie monétaire reste partielle et révocable, mais elle
s’accompagne d’une suraccumulation de réserves de change et de restrictions
plus ou moins ciblées aux flux de capitaux.
Les crises systémiques qui ont touché, à la fin de la décennie 2000, d’abord le
« cœur » de la zone dollar puis la « périphérie » de la zone euro, ont toutefois
montré que, quel que soit le système monétaire retenu, une question restait non
résolue : dans quelle mesure peut-on concilier mondialisation financière et
stabilité financière ? Le fait le plus marquant des dernières décennies est en effet
l’envolée des flux bruts de capitaux circulant dans les deux sens (et non pas
seulement des pays excédentaires vers les pays déficitaires) et pour des montants
qui n’ont plus rien à voir avec les seuls besoins de couverture des balances
courantes. Par exemple, les encours bruts d’avoirs et d’engagements extérieurs
des États-Unis atteignent aujourd’hui environ 150 % du PIB pour les premiers et
175 % du PIB pour les seconds, à comparer à des ratios tous deux proches de
25 % au début des années 1980. Du fait de l’impact de la monnaie unique sur les
flux intra-zone, cette envolée est encore plus spectaculaire pour les pays de la
zone euro : dans le cas de la France, les avoirs et engagements extérieurs sont
passés d’environ 20 % du PIB chacun au début des années 1980 à près de 300 %
du PIB aujourd’hui.
En théorie, il ne devrait pas y avoir d’antinomie entre intégration et stabilité
financières : dans un monde « à la
Arrow-Debreu » où les marchés sont supposés complets, l’intégration financière
devrait au contraire apporter un surcroît de stabilité via des possibilités accrues
de diversification et de mutualisation des risques au niveau international.
Pourtant, comme on l’a vu aussi bien lors de la crise asiatique de 1997-1998 que
lors des crises systémiques de ces dernières années, l’intégration financière
semble au contraire avoir joué un rôle déstabilisateur, notamment via les
mécanismes de contagion et l’amplification du cycle interne de crédit par le
boom and stop des flux de capitaux externes.
Face à ce constat, il existe aujourd’hui la tentation de revenir en arrière en
matière d’intégration financière et de réintroduire, sous une forme ou sous une
autre, des politiques nationales de segmentation et de répression financières
(souvent rebaptisées « macro-prudentielles » pour apparaître politiquement
correctes). Cette tentation nous semble non seulement erronée mais dangereuse :
selon nous, les crises dans la zone dollar ou dans la zone euro ont été alimentées
non pas par un excès d’intégration financière mais par une mauvaise et
incomplète intégration des marchés de capitaux. En effet, cette intégration s’est
faite d’abord et avant tout via les flux de dettes (obligations gouvernementales et
privées, dépôts et prêts bancaires…) plutôt que via les flux d’acquisitions de
fonds propres (investissements directs, actions). Or, investir en fonds propres,
c’est accepter sur la durée les profits et les pertes des projets ou des entreprises
dans lesquels on investit ; investir en dette, c’est exiger d’être repayé à
l’échéance du prêt sans donner de garantie qu’on reconduira le prêt. Les profils
de risque et de liquidité sont très différents. D’où, dans le cas d’une intégration
reposant sur les marchés de dettes, à la fois une exposition excessive au risque
de liquidité externe et une demande, elle aussi excessive, d’assurance
« publique » externe2, que celle-ci se fasse pour les pays de la périphérie par
accumulation de la monnaie de réserve (zone dollar) ou par des mécanismes
monétaires ou budgétaires de mutualisation (zone euro).
Nous allons tout d’abord montrer comment cette « mal-intégration » financière a
contribué aux crises récentes dans la zone dollar et dans la zone euro, en mettant
en évidence les similitudes et les différences entre les deux zones en termes
d’assurance contre ce risque de liquidité externe. Dans la zone dollar, la crise
s’est concentrée sur le pays cœur (États-Unis) en raison des conséquences
déstabilisatrices de l’excès de demande d’actifs sans risque libellés dans la
monnaie de réserve (dollar). Dans la zone euro, la crise s’est au contraire
concentrée dans les pays de la périphérie du fait que, dans une union monétaire
sans véritable union budgétaire, les mécanismes d’assurance publique contre les
risques de liquidité externe sont nécessairement très contraints. Nous montrerons
ensuite en quoi et comment un plus grand recours aux investissements
transfrontaliers en fonds propres apporterait, dans les deux cas, une assurance
« privée » complémentaire et réduirait ainsi l’excès de demande d’assurance
publique externe.

ZONE DOLLAR : UN EXCÉDENT STRUCTUREL DE DEMANDE


D’ACTIFS DE RÉSERVE

La zone dollar constitue par construction un système monétaire asymétrique :


d’une part, le pays cœur (les États-Unis) émet la monnaie de réserve
internationale (dollar) ; d’autre part, les pays périphériques (économies
émergentes) arriment leurs monnaies à celle du cœur (de façon plus ou moins
rigide) et leur financement externe se fait quasi exclusivement dans cette
dernière3. Du fait de cette asymétrie, les économies de la périphérie sont
particulièrement vulnérables en cas d’arrêt brutal (sudden stop) des financements
externes en dollars. Tirant les leçons de la crise asiatique de 1997-1998, ces
économies ont depuis lors cherché à se protéger en accumulant de très grandes
quantités de réserves, principalement sous la forme de bons du Trésor
américains. Ces réserves constituent une auto-assurance contre le risque de
retraits soudains des financements étrangers en dollars.
Si l’on restreignait l’analyse aux seules économies émergentes, on pourrait
penser que ce mécanisme d’auto-assurance a atteint son but : celles-ci n’ont en
effet pas connu de crises financières systémiques majeures depuis la fin des
années 1990, et elles ont plutôt fait preuve de résilience durant les crises ayant
touché les économies avancées à la fin des années 2000. Pour autant, il serait
faux d’en conclure que ce système a été optimal et n’a pas contribué aux
déséquilibres financiers à l’origine des dernières crises. C’est en réalité du côté
du pays cœur qu’il a produit des effets négatifs et déstabilisateurs via une
nouvelle version du dilemme de Triffin (1960)4 : la demande sans cesse
croissante d’actifs de réserve de la part de la périphérie (à titre d’auto-assurance)
nécessite que le cœur émette toujours davantage de dette publique pour satisfaire
cette demande.
Il résulte de cette situation des effets très déstabilisateurs et intenables à long
terme, comme on l’a vu au cours de la décennie 2000. Premièrement, plus la
demande d’actifs de réserve augmente, plus la qualité de ceux-ci (et donc aussi
la protection qu’ils apportent à leur détenteur) se détériore. En effet, la capacité
budgétaire des États-Unis à émettre ou garantir des actifs sans risque n’est bien
évidemment pas illimitée. En outre, ce processus revient à faire des États-Unis,
du point de vue leur position externe, une gigantesque banque du monde5 avec
un bilan dont le levier et le risque de transformation ne cessent de s’accroître :
d’où, tôt ou tard, une détérioration de la qualité de son passif, et donc un risque
de run. Par ailleurs, comme on l’a vu avec la crise dite des subprimes, la pénurie
d’actifs sans risque en dollars peut aboutir à des abus dangereux en incitant à
fabriquer de façon artificielle des actifs notés AAA, c’est-à-dire prétendument
sans risque.
Deuxièmement, l’excès de demande d’actifs sans risque en dollars entraîne de
fortes distorsions sur les prix des autres actifs, qui peuvent être à l’origine de
bulles. La forte baisse de la rémunération des actifs sans risque (résultant de leur
pénurie) incite en effet les investisseurs à prendre plus de risques pour obtenir
une rentabilité suffisante. Ceci a fortement contribué à maintenir les taux longs
américains à des niveaux excessivement bas au milieu des années 2000,
alimentant ainsi le boom sur les marchés du crédit et de l’immobilier. Ceci a en
outre réduit la capacité de la politique monétaire américaine à influencer la partie
longue de la courbe des taux, et donc à se transmettre au crédit et à l’économie6.
Troisièmement, tous ces mécanismes entraînent un cercle vicieux du point de
vue des économies émergentes de la périphérie : plus elles accumulent des actifs
sans risque en dollars, plus les rendements vont baisser aux États-Unis et donc
plus les flux de capitaux internationaux à la recherche de rendement vont venir
s’investir chez elles. D’où un risque accru de déstabilisation par ces flux de hot
money (en cas de retournement brutal) et donc un besoin d’accumuler encore
davantage de réserves pour se protéger (et pour lutter contre les pressions à
l’appréciation de leur taux de change).
Au total, dans le cas de la zone dollar, on comprend donc mieux pourquoi
l’instabilité financière a touché le cœur plutôt que la périphérie lors de la crise de
la fin des années 2000. Ce phénomène peut d’ailleurs s’interpréter comme la
contrepartie du « privilège exorbitant » dont bénéficient les États-Unis en temps
normal : en tant qu’émetteurs des actifs sûrs de réserve, ils peuvent en moyenne
se financer plus facilement et à un moindre coût sur les marchés internationaux
(et dégager ainsi, grâce au levier et à la transformation, un rendement supérieur
sur leurs avoirs externes). Mais ils sont davantage impactés lors des crises. A
contrario, il serait faux de penser que les pays de la périphérie de la zone dollar
sont les grands gagnants de ce système : la suraccumulation de réserves les
conduit à payer de plus en plus cher l’auto-assurance recherchée (via la sous-
rémunération des actifs sûrs en dollars), tout en étant de plus en plus exposés au
risque de change sur le dollar. On retrouve là un phénomène proche de ce que les
économistes appellent la « malédiction » des pays excédentaires.

ZONE EURO : UN EXCÉDENT STRUCTUREL DE LA DEMANDE DE


MUTUALISATION MONÉTAIRE ET BUDGÉTAIRE

En tant qu’union monétaire, la zone euro est d’une nature complètement


différente de la zone dollar décrite précédemment. D’une part, son
fonctionnement est en principe symétrique : il n’y a plus normalement de cœur
et de périphérie mais une monnaie commune. D’autre part, il existe une banque
centrale unique assurant la liquidité dans l’ensemble de la zone et jouant le rôle
de prêteur en dernier ressort. En d’autres termes, la mutualisation et la
centralisation de la fonction monétaire éliminent en théorie tout problème de
circulation de la liquidité à l’intérieur de l’union, y compris d’un pays-membre à
l’autre. De ce fait, la croyance initiale était que les déséquilibres externes intra-
zone n’importaient plus.
La crise a démontré combien cette croyance était erronée. Les économies dites
« de la périphérie » ont en effet connu un phénomène de boom and stop des flux
de capitaux externes analogue à bien des égards à ceux ayant affecté dans le
passé les économies émergentes. Plusieurs facteurs expliquent pourquoi l’union
monétaire n’a pas éliminé ce type de problème mais en a seulement modifié la
forme.
Premièrement, en dépit de l’union monétaire, la zone euro a très vite affiché une
situation asymétrique en matière de flux de capitaux. En effet, deux groupes de
pays se sont de facto constitués. Le premier a rassemblé les pays dits « de la
périphérie », qui n’avaient auparavant que difficilement accès – ou à un coût très
élevé – aux financements externes. La création de la monnaie unique leur a
subitement offert une nouvelle source de financements abondants et bon
marché : d’où une envolée de leur endettement externe qui a, à son tour,
alimenté une bulle interne de crédit. À noter toutefois que cet endettement
externe s’est fait quasi exclusivement auprès du reste de la zone euro, et non pas
à l’extérieur de celle-ci. Le second groupe a réuni les pays dits « du cœur »,
caractérisés par une position extérieure excédentaire et/ou une capacité à se
financer à l’extérieur de la zone euro. En particulier, en dépit de sa position
extérieure globalement déficitaire, la France a contribué au financement de la
périphérie en jouant un rôle d’intermédiaire entre cette dernière et l’extérieur de
la zone euro : elle a été emprunteuse nette auprès du reste du monde et prêteuse
nette auprès de la périphérie. À l’inverse de la zone dollar, les flux nets de dettes
sont donc allés du cœur vers la périphérie pendant toute la période pré-crise.
Toutefois, au moment de la crise, ces flux se sont brutalement interrompus et
même retournés, ce qui témoigne bien d’une asymétrie de la zone euro en
matière d’intégration financière.
Deuxièmement, comme l’illustre le tableau ci-dessous, ces flux financiers du
cœur vers la périphérie ont pris, sur la période pré-crise 2004-2006, quasi
exclusivement la forme de dettes (achats d’obligations, prêts bancaires) et
marginalement de fonds propres (investissements directs, actions). On constate
même que les pays cœur ont été légèrement importateurs nets d’investissements
en fonds propres, ce phénomène étant d’ailleurs plus prononcé dans le cas de
l’Allemagne. En d’autres termes, en accumulant cette position longue en dettes
et courte en actions, on pourrait presque dire que le cœur a paradoxalement
acheté de l’assurance auprès de la périphérie.

Zone euro : flux nets de capitaux des pays du cœur vers ceux de la périphérie (flux
annuels moyens 2004-2006 – en Md€)

Dettes (titres de créances + financements bancaires) 138


Fonds propres (investissements directs + actions) – 10

Total 128

Cœur : AT, BE, DE, FR, FI, LU, NL

Périphérie : CY, EE, EL, ES, IE, IT, MT, PT, SI, SK

Source : Commission européenne.

Troisièmement, de façon similaire aux économies émergentes qui empruntent en


monnaie étrangère (« péché originel »), les États-membres de la zone euro n’ont
plus de banque centrale nationale pouvant assurer si nécessaire la liquidité de
leurs dettes. En outre, dès lors qu’il n’y a plus de risque de change, les dettes des
différents États sont très substituables : lorsqu’ils ont un doute sur la qualité du
crédit de l’un d’entre eux, les investisseurs – y compris résidents – peuvent
aisément et rapidement arbitrer en faveur d’un autre, ce qui renforce la
vulnérabilité aux sudden stops.
Quatrièmement, et c’est là une différence avec la zone dollar, les déséquilibres
externes de la périphérie peuvent s’accumuler plus longtemps et, donc, prendre
des proportions bien plus importantes, avant qu’une correction soit imposée. En
effet, jusqu’à un certain point, les pays victimes d’un problème de financement
externe peuvent surmonter cette contrainte via l’accès de leurs banques à
l’Eurosystème : le mécanisme Target 2, qui gouverne les paiements entre les
banques centrales nationales, assure en effet un ajustement quasi automatique au
niveau du compte de capital. En d’autres termes, contrairement à celle de la zone
dollar, la périphérie de la zone euro a eu un accès quasi libre à la « monnaie de
réserve » durant la première phase de montée des tensions, sans avoir besoin de
réduire ses déséquilibres. Ce n’est que dans un second temps, lorsque les
banques ne disposent plus de collatéraux en quantité ou en qualité suffisantes,
que ce robinet se tarit et que l’ajustement devient inévitable. La dégradation de
la qualité de la dette souveraine de l’État, qui va souvent de pair avec ce
déséquilibre, accélère encore le processus.
Enfin et surtout, ce processus bute de façon ultime sur le caractère
nécessairement limité de la mutualisation budgétaire au sein d’une union
monétaire sans véritable union politique et budgétaire. Du fait des problèmes
d’aléa moral et de transferts des risques entre contribuables nationaux qu’ils
soulèvent, les fonds de secours européens (Fonds européen de stabilité
financière, Mécanisme européen de stabilité…) ont par construction une taille et
des conditions d’utilisation restreintes. De même, comme on l’a vu encore
récemment lors des débats autour du quantitative easing, la capacité de la BCE à
mutualiser les risques est elle aussi contrainte dès lors qu’il n’existe pas d’union
budgétaire. À noter enfin qu’il n’existe guère, en zone euro, de possibilité
d’auto-assurance pour les pays de la périphérie : il n’y a pas d’actif sans risque
supranational et l’Allemagne ne pourrait (du fait de l’encours limité de sa dette
publique, qui représente seulement 20 % du PIB de la zone euro, une proportion
qui va décroître sachant les excédents qu’elle dégage) ni surtout ne voudrait
jouer le rôle d’émetteur de cet actif sans risque.
Alors qu’elle avait peut-être initialement imaginé échapper à la malédiction des
pays structurellement excédentaires7 en intégrant l’euro, l’Allemagne se
retrouve, elle aussi, dans une position sous-optimale du point de vue des risques,
en dépit du statut implicite de réserve de valeur dont bénéficient le Bund et les
créances sur la Bundesbank. Les surplus d’épargne qu’elle a accumulés ne sont
certes plus soumis à un risque de change mais ils sont exposés à un risque de
crédit (via les fonds de secours européens, le bilan de la BCE et le système
Target 2). De ce fait, les épargnants allemands sont face à un couple rendement-
risque très défavorable : d’une part, leurs placements « sans risque » sont
désormais rémunérés à zéro, voire même à des taux négatifs ; d’autre part, en
tant que contribuables, ils restent indirectement exposés aux dettes de la
périphérie.

DÉVELOPPER LES MÉCANISMES PRIVÉS DE MUTUALISATION


INTERNATIONALE

Tout ceci montre qu’il existe, tant dans la zone dollar que dans la zone euro, une
demande d’assurance contre le risque de liquidité externe bien supérieure à
l’offre, notamment « publique ».
Pour résoudre ce problème, une première famille de solutions consiste à essayer
d’accroître l’offre d’assurance « publique ». La plupart des initiatives prises au
cours des années récentes s’inscrivent dans cette ligne, qu’il s’agisse par
exemple des accords de swaps entre banques centrales, des lignes de précaution
et de liquidité du FMI ou encore du Mécanisme européen de stabilité. Certains
ont même ressuscité l’idée d’une monnaie supranationale mondiale, bien que
l’expérience de l’euro ait montré qu’une monnaie commune ne suffisait pas à
elle seule à éliminer le risque de crises de financement « externe ». (Voir un
plaidoyer mesuré en ce sens de Jacques Mistral dans le chapitre 12 du livre.)
Toutefois, toutes ces propositions se heurtent d’une manière ou d’une autre à des
limitations d’ordre budgétaire. Elles nécessitent en effet toutes d’être garanties,
de façon ultime, par une capacité budgétaire (dans le cas d’un actif de réserve)
ou par des mécanismes de mutualisation budgétaire supranationaux. On retrouve
là une généralisation du dilemme de Triffin : pour accommoder la demande
d’assurance contre le risque de liquidité externe, il faut une offre la plus
abondante possible, mais cette abondance lui fait perdre de sa capacité
assurantielle.
Pour sortir de ce dilemme, ou tout du moins pour l’atténuer, une autre voie
existe. Elle a été insuffisamment explorée. Il s’agirait de recourir davantage aux
marchés privés de mutualisation internationale des risques et moins à l’assurance
« publique ». Le moyen le plus simple de le faire serait de promouvoir une
intégration financière internationale qui reposerait davantage sur les flux
d’investissement direct et en actions. Il est frappant de constater que, aussi bien
dans la zone dollar que dans la zone euro, l’envolée des flux transfrontaliers
constatée au cours des années 2000 (avant la crise) s’est faite d’abord et avant
tout via l’endettement externe. Or la dette externe est par nature un facteur de
risque systémique et ne permet pas une mutualisation internationale (elle permet
seulement une gestion intertemporelle des risques). De fait, toutes les études
empiriques confirment que les flux de dettes sont plus instables, qu’ils
exacerbent le cycle interne de crédit et qu’ils sont à l’origine des phénomènes de
sudden stop.
Dans le cas des pays émergents de la zone dollar, le recours à la dette externe
était surtout traditionnellement le fait des banques, alors que les financements
externes des entreprises non financières prenaient plutôt la forme
d’investissements directs. Cette configuration a évolué au cours des années
récentes. D’un côté, du fait de l’impact de la crise et du durcissement des
contraintes réglementaires pesant sur les grandes banques internationales, les
financements interbancaires en dollars à destination des pays émergents ne sont
plus aussi dynamiques qu’ils l’étaient au milieu des années 2000. De l’autre,
l’endettement externe en dollars des corporates émergents a nettement
augmenté, même s’il faut souligner que c’est à partir de niveaux initiaux
relativement bas. En outre, une bonne partie de cet endettement externe se fait
sous la forme d’émissions obligataires plutôt que de prêts bancaires8. Cette
évolution a vraisemblablement été stimulée par la politique de quantitative
easing de la Fed, qui a poussé les fonds d’investissement obligataires américains
à aller chercher du rendement hors des États-Unis. Comme souligné par H. S.
Shin (2013), cette tendance expose les pays émergents à des problèmes de
stabilité financière, dans le cas où ces fonds réalloueraient brutalement leurs
allocations en faveur des dettes américaines. Ceci renforce la nécessité de
promouvoir dans ces pays un financement externe plus stable sous la forme
d’investissements directs.
Le cas de la Chine soulève des questions spécifiques, compte tenu de l’ampleur
de ses réserves de change principalement investies en titres du Trésor américain.
Ainsi qu’elle a déjà commencé à le faire (voir Patrick Artus dans le chapitre 5),
la Chine aurait tout intérêt à diversifier ses avoirs externes vers davantage
d’investissements directs et en actions. Du point de vue du partage des risques,
ceci serait bénéfique à la fois pour elle (en réduisant son exposition à la
malédiction des pays excédentaires) mais aussi pour le système dans son
ensemble (en réduisant la pénurie d’actifs de réserve et le « levier » de la
position extérieure américaine). Le frein à ce mouvement se situe non pas tant du
côté chinois que du côté des pays susceptibles de recevoir les investissements
chinois en fonds propres : du fait de leurs liens encore étroits avec l’État chinois,
il y a souvent une crainte à céder à des entreprises ou investisseurs chinois la
propriété d’actifs, notamment dans les secteurs dits « stratégiques ».
S’agissant de la zone euro, il conviendrait de réaliser une sorte de conversion de
dettes externes en fonds propres. Ceci aurait un double avantage, comme le
développe en détail Olivier Garnier (2014). D’une part, d’un point de vue à court
terme, cela faciliterait le désendettement des pays de la périphérie. D’autre part,
dans une perspective à plus long terme, cela permettrait une plus grande
mutualisation des risques à l’intérieur de la zone euro. Pour amorcer ce
processus, nous proposons deux pistes.
La première est de créer une agence européenne dont le rôle serait d’acquérir et
de restructurer des actifs à privatiser, permettant ainsi une réduction de la dette
des États périphériques. Cela reviendrait à réaliser une sorte de conversion de
dettes en capital, tout en donnant davantage de temps pour réaliser les
privatisations dans de meilleures conditions. En particulier, dans le cas de la
Grèce, une telle solution serait plus acceptable par les États créanciers qu’un
effacement de dettes. Et plutôt que d’introduire du partage de risques par le
mécanisme complexe d’obligations indexées sur le PIB, selon la proposition
faite fin janvier par le gouvernement Tsipras, il paraît plus simple et efficace
d’attirer des fonds propres étrangers par le biais de cessions d’actifs.
La seconde proposition consiste, afin d’assurer un meilleur recyclage du surplus
structurel de la balance courante de l’Allemagne, à mettre en place dans ce pays
des fonds d’épargne à long terme qui investiraient des capitaux propres dans la
périphérie de la zone euro et bénéficieraient d’une garantie de l’État allemand.
D’un côté, ces investissements seraient favorables à la croissance à long terme
des économies de la périphérie. De l’autre, ils offriraient aux épargnants
allemands un rendement plus attractif que celui résultant du taux d’intérêt nul
auquel sont rémunérés les dépôts que les banques allemandes suraccumulent
stérilement auprès de la BCE. La garantie de l’État, nécessaire pour surmonter
l’aversion au risque des épargnants allemands, n’augmenterait pas pour autant
l’exposition des contribuables sur la périphérie, puisque les sorties de capitaux
induites par ces fonds réduiraient la position créditrice Target 2 de la
Bundesbank sur la BCE.
Ces propositions ne manqueraient pas de soulever certaines difficultés, d’ordre
politique et autres, dans les pays de la périphérie, mais celles-ci nous paraissent
surmon-tables. Chercher à compléter l’union monétaire par une plus grande
intégration capitalistique de la zone euro nous paraît aujourd’hui une démarche
plus pragmatique que de poursuivre en vain la chimère de l’union budgétaire.


1. Pour une analyse de ce « nouveau Bretton Woods », voir la contribution d’Isabelle Job-Bazille dans le
chapitre 3 « Déséquilibres financiers : d’un Bretton Woods à l’autre ».
2. Cette notion d’assurance publique externe se rapproche de la distinction faite par Landau (2013) entre
la « liquidité privée » créée par l’intermédiation financière privée et la « liquidité publique » créée par
les autorités monétaires et les garanties apportées par les autorités budgétaires.
3. C’est ce qu’on appelle, dans la littérature économique, le « péché originel » des économies
émergentes : contrairement aux États-Unis ou à la zone euro, elles peuvent difficilement s’endetter
dans leur propre monnaie auprès des non-résidents. En conséquence, en cas de crise de balance des
paiements aboutissant à une dépréciation de leur monnaie, elles subissent un net alourdissement de leur
dette externe. Voir à ce sujet le chapitre 7 de Jules Marcilly et Yves Zlotowski.
4. Cf. Fahri, Gourinchas, Rey (2011). Dans sa version originale, le dilemme de Triffin reposait sur le fait
que les États-Unis étaient condamnés à accumuler des déficits extérieurs croissants pour satisfaire la
demande internationale de réserves. Toutefois, dans le nouveau contexte de la mondialisation des flux
de capitaux, l’offre d’actifs de réserves en dollars peut se faire indépendamment du solde de la balance
courante des États-Unis par gonflement des flux bruts de capitaux (et donc gonflement de leurs stocks
d’avoirs et d’engagements extérieurs) : les États-Unis peuvent en effet s’endetter en dollars auprès du
reste du monde tout en réinvestissant à l’étranger les montants ainsi levés (en général sous la forme
d’investissements en devises étrangères, plus longs et plus risqués que les dettes figurant au passif de sa
position extérieure).
5. P.-O Gourinchas et H. Rey (2007) ont même comparé les États-Unis, du point de vue de leur bilan
externe, à un « capital-risqueur » mondial, qui emprunte en vendant des actifs domestiques peu risqués
(bons du Trésor) et investit dans des actifs étrangers risqués (dont des investissements directs et des
actions).
6. Au milieu des années 2000, Alan Greenspan, alors président de la Fed, avait qualifié d’énigme
(conundrum) la situation face à laquelle la Fed se trouvait : les taux longs américains ne remontaient
pas en dépit des hausses du taux directeur de la Banque centrale.
7. Les pays ayant un large excédent structurel de leur balance courante se retrouvent face à la
« malédiction » suivante : soit ils laissent flotter leur taux de change et doivent alors supporter une
tendance à l’appréciation de celui-ci ; soit ils cherchent à contenir l’appréciation de leur taux de change
en accumulant des montants massifs de réserves de change, mais alors ils s’exposent à un risque
important de pertes de change si leur politique se révèle tôt ou tard intenable (cf. l’exemple récent de la
Suisse).
8. Voir McCauley, McGuire, Sushko, 2015.
Partie 2

Une nouvelle géopolitique monétaire ?


Chapitre 5

Le rôle de la Chine dans le système monétaire


international
Patrick Artus

Traditionnellement, la Chine avait une « politique mercantiliste », c’est-à-dire


une politique de sous-évaluation réelle de son taux de change pour gagner des
parts de marché et attirer des capacités de production. Ce modèle, qui lui était
extrêmement favorable, est en voie d’abandon : la Chine est aujourd’hui en train
de se rapprocher d’un « modèle de marché ».
On devrait donc voir progressivement disparaître les « déséquilibres globaux »
(déficit américain, excédent chinois) et la forte demande pour la dette publique
américaine qui les accompagnait. Ceci annonce un système monétaire
international plus stable. Une fois sortie de la politique mercantiliste, la Chine
peut penser à transformer sa devise, le renminbi, en une monnaie de réserve
internationale. Les obstacles à cette évolution restent toutefois nombreux et
sévères.

1998-2010 : LA POLITIQUE MERCANTILISTE DE LA CHINE


De la fin des années 1990 à la fin de la décennie 2000, la Chine a mené une
politique mercantiliste, c’est-à-dire le maintien d’un taux de change sous-évalué.
Ceci a permis à la Chine de gagner considérablement des parts de marché dans le
commerce mondial (de 3 % en 1998 à 15 % aujourd’hui) et d’accroître
considérablement sa capacité de production industrielle (multipliée par 7). La
sous-évaluation réelle du renminbi en Chine a conduit à un très fort excédent
extérieur (qui est monté jusqu’à 10 % du PIB en 2008) et à des flux importants
d’investissements directs étrangers (130 Md$ au pic en 2012) attirés par la
faiblesse des coûts de production. Pour maintenir la sous-évaluation du change
malgré l’excédent commercial et les investissements directs, il a fallu que la
Chine accumule des réserves de change considérables : inexistantes en 1998,
elles ont dépassé 4 Tr$ à mi-2014. Cette politique explique aussi le déficit
extérieur des États-Unis (900 Md$ au pire en 2008).
La Chine accumulant des réserves de change considérables cherche à les investir
en actifs « sûrs ». Ceci oblige les États-Unis à avoir un déficit extérieur pour
qu’il puisse y avoir des flux de capitaux de la Chine vers les États-Unis,
essentiellement sur le marché de la dette publique américaine. Le déficit
extérieur des États-Unis était donc à cette période la conséquence, dans ce
modèle de croissance, de l’accumulation de réserves de change en Chine visant à
maintenir la sous-évaluation du renminbi. On parlait alors de « déséquilibres
globaux » pour désigner ce lien entre l’excédent chinois, la politique de change
de la Chine et le déficit américain (voir aussi chapitre 3).
Ce modèle mercantiliste était favorable à la Chine : hausse de la production et du
revenu par tête ; il était aussi favorable aux entreprises des pays de l’OCDE, qui
délocalisaient en Chine pour y trouver des coûts de production faibles (en 2007,
les entreprises étrangères représentent 60 % des exportations de la Chine), et
défavorable aux salariés des pays de l’OCDE, où la concurrence de la
Chine a provoqué la perte de parts de marché et le recul de l’emploi industriel.
La part de marché des États-Unis, de la zone euro et du Japon dans le commerce
mondial est passée de 40 % en 1998 à 29 % aujourd’hui.

Mais la Chine abandonne aujourd’hui le modèle mercantiliste


On voit en effet aujourd’hui en Chine une forte appréciation réelle du change,
une perte de l’avantage de compétitivité-coût, avec la rapide hausse des coûts
salariaux. Le taux de change effectif réel du renminbi s’apprécie de 30 % entre
2005 et 2014, avec des coûts salariaux unitaires en hausse de 8 % par an. On voit
aussi l’arrêt de l’augmentation des réserves de change, sauf au début de 2014,
ceci pour provoquer une dépréciation du renminbi (elle n’a été que transitoire) et
probablement aussi pour limiter le risque de change. Ceci conduit à de bien
moindres augmentations des parts de marché de la Chine et au recul des
investissements directs.
Si la Chine abandonne le modèle mercantiliste, on s’attend à la disparition
progressive des déséquilibres globaux (déficit extérieur des États-Unis, excédent
extérieur de la Chine) et donc à une réduction de la taille des flux de capitaux
internationaux, à une moindre dette extérieure des États-Unis, à un moindre rôle
international des bons du Trésor américains, donc au total à un système
monétaire international plus stable : le taux de change sera probablement plus
proche de la parité de pouvoir d’achat et les déséquilibres extérieurs plus faibles.
Ceci commence à apparaître : l’excédent extérieur de la Chine passe de 10 % du
PIB en 2008 à 3 % en 2014 ; le déficit extérieur des États-Unis de 6 % du PIB en
2008 à 4 % aujourd’hui. Ceci ne tiendra cependant que si un autre grand pays
émergent ne prend pas la place de la Chine dans le rôle de partenaire
mercantiliste de l’OCDE.
Un candidat possible serait l’Inde, mais il est peu probable qu’elle puisse jouer
ce rôle. L’Inde a une ouverture extérieure moyenne, une industrie de taille
moyenne et surtout s’abstient d’interventions sur le marché des changes depuis
2007. En conséquence, elle dispose d’un faible niveau de réserves de change et
subit un déficit plutôt qu’un excédent extérieur.

VERS UN RÔLE INTERNATIONAL DU RENMINBI ?


La Chine a donc abandonné le modèle de croissance mercantiliste, ce qui est
favorable à la stabilité du système monétaire international. Ceci fait disparaître la
spécificité du renminbi, à savoir sa sous-évaluation réelle entretenue par
l’accumulation de réserves de change. Mais la « banalisation » du renminbi
pourrait-elle aller jusqu’au point où il deviendrait une des monnaies de réserves
internationales majeures, avec le dollar et l’euro (tableau ci-après) ?
Nous ne le pensons pas pour quatre raisons : la Chine a toujours un excédent
commercial important, si ce n’est en pourcentage du PIB du moins en niveau
(400 Md$ en 2014). Pour qu’une monnaie soit monnaie de réserve
internationale, il faut que les investisseurs internationaux puissent détenir des
actifs dans cette monnaie, donc qu’il y ait une offre disponible de ces actifs pour
ces investisseurs, donc que le pays qui émet cette monnaie ait un déficit extérieur
et une dette extérieure, c’est-à-dire une offre d’actifs pour le reste du monde. Ce
n’est absolument pas le cas de la Chine, puisqu’elle dispose d’un actif extérieur
net de 20 % du PIB. La Chine ne peut pas lever les contrôles sur les sorties de
capitaux. Les marchés financiers chinois sont sous-développés (la capitalisation
boursière est de 30 % du PIB et l’encours d’obligations de 42 % du PIB) et
l’épargne des Chinois est investie essentiellement en actifs monétaires, monnaie
et dépôts bancaires (la masse monétaire atteint 200 % du PIB). La faible
rémunération des dépôts pourrait conduire les épargnants chinois à investir
massivement à l’étranger pour diversifier leurs portefeuilles si les contrôles des
capitaux étaient levés.

Structure par devises dans les réserves de change des banques centrales (en %)

(*) Dont dollar canadien et dollar australien. Sources : FMI, Natixis.

La Chine ne veut pas renoncer à la répression financière et passer à des taux


d’intérêt de marché, ce qui serait le cas si le renminbi devenait monnaie
internationale. La répression financière en Chine prend la forme de taux d’intérêt
anormalement bas par rapport à la croissance (6,50 % pour le taux d’intérêt à
long terme pour une croissance nominale de 10 %) qui soutiennent l’endettement
et l’accumulation de capital.
La Chine ne peut pas offrir d’actifs liquides dans sa monnaie aux non-résidents :
une monnaie de réserve est en réalité une devise qui offre des marchés financiers
liquides et sûrs aux investisseurs non-résidents. Le dollar est monnaie de réserve
parce que le marché des bons du Trésor attire les investisseurs internationaux. La
Chine n’a que des marchés des capitaux très spéculatifs (actions) ou de très
petite taille (obligations).

L’INVERSION DU SENS DES FLUX DE CAPITAUX


Les choses sont-elles en train de changer ? Une rupture très importante s’est
produite en Chine en 2014, à savoir le passage d’une accumulation à une perte
de réserves de change. La Chine est passée d’importantes entrées de capitaux
(sauf au début de 2012 au moment de la crise de l’euro), de l’ordre de 40 Md€
par mois, à des massives sorties de capitaux, à la fin de 2014 de plus de 100
Md$.
Elles résultent sans doute du freinage de la croissance, de la perte de
compétitivité-coût de la Chine, sans doute aussi d’une perte de confiance des
entrepreneurs et des hommes d’affaires, et du durcissement politique du régime.
Cette évolution des flux de capitaux est inquiétante à plusieurs titres : les
capitaux qui quittent la Chine ne s’investissent pas en Chine, d’où une perte de
croissance potentielle ; elle révèle la dégradation de l’économie et du climat des
affaires ; elle repousse dans le temps le moment où le renminbi pourra devenir
une monnaie internationale.
Le renminbi n’a donc plus le statut bizarre de monnaie sous-évaluée grâce à
l’accumulation de réserves de change qu’il avait eu tant que la Chine menait une
politique mercantiliste de croissance. Mais la Chine, et ses marchés des capitaux,
n’ont encore aucune des caractéristiques qui permettraient au renminbi de
devenir une monnaie de réserve internationale. De plus, l’apparition de fortes
sorties de capitaux à la fin de 2014 révèle une perte d’attractivité de la Chine
pour les investisseurs.
Chapitre 6

L’euro, crises et châtiments


Ludovic Subran1

La belle aventure d’intégration européenne qu’est l’euro connaît aujourd’hui une


crise économique et politique sans précédent. Notre jeune monnaie est attaquée
et remise en question. La BCE, seule habilitée à fixer la politique monétaire pour
l’ensemble de la zone, est régulièrement sous le feu des projecteurs pour en faire
trop, ou pas assez. La défiance s’est installée dans les familles et les entreprises,
pourtant bien plus européennes que les États. Comment en sommes-nous arrivés
là ? Comment pouvons-nous réparer l’euro ? Voyage au cœur d’une machine
politico-économique aussi brillante qu’incomplète.

IL ÉTAIT UNE FOIS LA CRISE DE LA ZONE EURO


Pour fixer les idées et les dates, commençons par une courte frise chronologique.
Il y a trois ères distinctes dans la crise de la zone euro : la genèse (2007-2009), le
risque d’exode (2010-2012) et le draghitique (2012-aujourd’hui). Sans datation
précise au carbone-14, on peut néanmoins situer le commencement à la crise
financière internationale de septembre 2008, avec la faillite de Lehman Brothers.
Entre novembre 2008 et novembre 2009, les taux directeurs de la BCE baissent
de 50 points de base, les premières opérations de refinancement et d’achat
d’obligations sécurisées sont lancées et le gouvernement grec annonce que ses
comptes ont été falsifiés. Le compte à rebours est enclenché mais le tremblement
de terre que connaît le système financier occulte la crise qui est en train de naître
en zone euro.
Pour sortir de la récession, les pays usent tous du stimulus budgétaire, parfois à
outrance. En zone euro, plusieurs points de PIB sont dépensés, parfois sans
compter, pour relancer l’économie. Apparaissent alors des économies plus
fragiles, notamment la Grèce, qui cristallisent les peurs les plus profondes de
rechute. Le 25 mars 2010, l’Union européenne propose son appui. Le 23 avril, la
Grèce demande officiellement un soutien financier et le 2 mai le plan d’aide est
adopté. Tout s’accélère. En deux ans, l’Irlande, le Portugal et l’Espagne vont,
tour à tour, demander de l’aide, alors que l’Europe peine à colmater les fuites.
De nombreuses erreurs sont commises : une remontée hâtive des taux (avril et
juillet 2011), une vraie cabale contre les pays du sud et la mise en place de
rustines qui n’apaisent pas le stress financier. Certes, le Fonds européen de
stabilité financière (FESF) et le Mécanisme européen de stabilité financière
(MESF) sont créés, équivalents à une Banque mondiale et un Fonds monétaire
international (FMI) pour la zone euro, les opérations de refinancement pour les
banques et plus tard les opérations monétaires sur titres (OMT) sont mises en
place, mais le génie est sorti de la lampe : la Grèce pouvait sortir de la zone euro
–, tout comme l’Italie, ou l’Espagne. Le risque de défaut guette et le filet de
sécurité est troué. L’implosion semble proche.
Le 26 juillet 2012, Mario Draghi, qui a remplacé Jean-Claude Trichet au poste
de président de la BCE moins d’un an auparavant, stoppe net toute spéculation
quant à la sortie de la Grèce. Il prononce cette phrase d’anthologie : « La BCE
est prête à faire tout ce qui est nécessaire pour sauver l’euro. Et croyez-moi, ce
sera suffisant. » Les taux d’emprunt des pays du sud s’effondrent, la crainte d’un
éclatement de la zone euro disparaît. Les yeux sont alors rivés sur cette banque
centrale qui a l’avenir de l’euro entre ses mains.
Cela fait déjà trois ans que la zone euro est dans les limbes. La croissance peine
à venir, la déflation inquiète. Pourtant, l’innovation institutionnelle continue,
avec l’accord sur le Mécanisme de surveillance unique (SSM), l’Union bancaire
et la création du Mécanisme européen de stabilité (MES) mais la nouvelle donne
est à chercher du côté de la politique monétaire. Le draghinomics ou draghitique
marque un volontarisme non conventionnel de la BCE après des luttes de
dogmes délicates qui trouvent leurs sources dans le milieu des années 1970.
Ainsi, le 4 juillet 2013, la BCE annonce que les taux resteront bas sur une
période prolongée, c’est l’avènement de la forward guidance. Le 12 septembre,
le feu vert est donné pour la mise en place de l’Autorité de surveillance bancaire,
le 5 juin de nouvelles capacités de refinancement sont annoncées. Finalement, le
22 janvier 2015, la BCE annonce le début du quantitative easing (QE) : un
programme de rachat d’actifs de 60 Md€ par mois, de mars 2015 jusqu’à fin
septembre 2016 au plus tôt, soit un QE d’au minimum 1 100 Md€.

LE PÉCHÉ ORIGINEL : FINANCES PUBLIQUES, SYSTÈME


BANCAIRE OU BALANCE DES PAIEMENTS ?

Pour comprendre la crise de la zone euro et ne pas se tromper de remède, il est


essentiel de ne pas se tromper de diagnostic. Quelle mouche a donc piqué la
zone euro ?
Selon certains, la crise de la zone euro serait la résultante d’une gabegie d’États
impécunieux laissant filer leurs déficits publics pour financer leur croissance par
endettement. Même si certains pays peuvent partiellement correspondre à cette
description, une analyse des déficits publics moyens entre 2000 et 2007 montre
qu’il n’en est rien. En effet, hormis la Grèce et le Portugal, les pays
périphériques étaient tous à l’équilibre de leurs comptes publics, contrairement à
la France, voire à l’Allemagne durant quelques années. En revanche, le même
classement réalisé sur les balances courantes révèle un résultat remarquable : les
cinq pays périphériques2 étaient ceux qui avaient les plus forts déficits de leur
balance courante. La crise de la zone euro est donc bien une crise « classique »
de balance des paiements, similaires à celles qui ont frappé de nombreux pays
émergents dans les années 1990.
Les investisseurs se sont en effet comportés comme s’il existait une garantie
implicite entre les différents pays de la zone euro, ce qui a conduit à un
écrasement des primes de risques sur les taux souverains. En 2005, le taux
d’emprunt espagnol à dix ans passait même sous le taux allemand. Cette baisse
des coûts d’emprunt dans les pays du Sud, associée à de forts flux de capitaux en
provenance des pays excédentaires comme l’Allemagne à la recherche de
rendement – et ceci sans risque de change –, a facilité l’endettement privé, ce qui
a notamment généré des booms immobiliers, comme en Espagne. C’est en
quelque sorte une maladie hollandaise des temps moderne qui a touché l’union
monétaire en son cœur.
Le cercle devenu vicieux, entre les banques et les États de la zone euro, est ici
important à comprendre. La balkanisation de la zone euro, ou sa fragmentation
financière, a en effet participé au renforcement du risque systémique. Étant
donné l’absence de mécanisme supranational de résolution des faillites
bancaires, chaque État a dû garantir ses banques nationales contre un risque de
défaut. La taille du système bancaire en Europe – deux fois plus important
qu’aux États-Unis en points de PIB, les conséquences fiscales des sauvetages
successifs et le fait que les banques détiennent de plus en plus de dette de leur
propre gouvernement ont contribué à envenimer la relation banque-État. Ainsi,
quand des craintes de défaut d’un pays de la zone euro surviennent, celles-ci se
transmettent généralement aux banques de ce pays via l’effondrement de la
valeur des obligations qu’elles détiennent dans leur bilan, déclenchant en retour
la crainte d’un défaut bancaire, ce qui nécessiterait un renflouement (bail-out)
par le pays, ce qui valide ex post la crainte d’un défaut du pays via un
phénomène de prophéties auto-réalisatrices.
Pour comprendre la crise de la zone euro autrement, deux notions importantes
doivent être introduites ici : celle de récession de bilan (balance sheet recession),
introduite par Richard Koo (2011), et celle d’arrêt brutal des flux de capitaux
(sudden stop). À l’instar du Japon des années 1990, de nombreux pays de la zone
euro connaissent aujourd’hui une récession de bilan, plus profonde et plus
longue qu’une récession conjoncturelle. Celle-ci entraîne une chute durable de la
production et pousse les agents économiques à épargner plutôt qu’à consommer
ou investir. La reprise qui suit est souvent atone puisqu’il faut résoudre les
nombreux déséquilibres. Parmi ceux-ci, l’exemple de l’arrêt brutal des flux de
capitaux dès 2010 vers certains pays périphériques a certainement contribué à un
resserrement du crédit (credit crunch) sans précédent que connaît encore
actuellement la zone euro.
La crise de la zone euro, c’est un peu toutes ces crises à la fois. Comme le
démontrent Carmen Reinhart et Kenneth Rogoff (2011), la crise financière,
alliée à la crise des dettes souveraines pour la zone euro, agissent comme une
double peine. Les facteurs de risques sont classiques : déséquilibres des déficits
courants, un système bancaire hypertrophié, un fort endettement privé, une
hausse rapide et infondée des fondamentaux de certains actifs, notamment
immobiliers et une propension non négligeable à accumuler de forts déficits
publics dits structurels, c’est-à-dire indépendamment de la conjoncture. Mais
résumer la crise de la zone euro à sa dimension économique, c’est oublier son
histoire et refuser de voir les choses en face : derrière les indicateurs
macroéconomiques se cachent des vulnérabilités structurelles, des erreurs de
politiques publiques et des divergences de points de vue. C’est cette face cachée
de la crise de la zone euro qu’il faut comprendre pour construire un avenir
meilleur.

UNE FAMILLE (RE)COMPOSÉE


Les divergences structurelles en zone euro ne datent pas d’hier : l’évolution des
coûts unitaires du travail, de la valeur ajoutée et de l’emploi manufacturier sont
autant d’indicateurs qui affichent un décrochage net des pays périphériques dès
le milieu des années 2000. La zone euro ressemble de plus en plus au modèle
d’économie géographique core-periphery de Paul Krugman (1991) : à mesure
que les coûts (de transport ou de production) baissent, l’activité continue de se
concentrer dans les régions cœurs. Ce maillage asymétrique explique encore
aujourd’hui pourquoi les réformes structurelles ont fait les choux gras des
donneurs de leçon depuis 2011. Les politiques conjoncturelles peuvent résoudre
en partie les déséquilibres mais seule une convergence ou une complémentarité
structurelle peut permettre davantage d’équilibre et de croissance.
Les politiques mercantilistes de certains pays ont amplifié le phénomène de
divergence au cours des années 2000. L’exemple des politiques non
compétitives mis en place notamment par l’Allemagne comme les lois Hartz ont
participé, en l’absence de hausse du taux de change, à l’augmentation des
excédents courants, qui se sont recyclés en prêts servant à financer l’expansion
des secteurs non échangeables comme la construction en Espagne et en Irlande.
Les statistiques de Target 2, le système de paiement interbancaire entre pays de
l’Union européenne, ont révélé ces déséquilibres et leurs évolutions : la
Bundesbank était créditrice de 5 Md€ en 2006, 326 Md€ en 2010 et de plus de
700 Md€ en 2013.
Au final, la zone euro n’est tout simplement pas une zone monétaire optimale.
Rigidités des salaires et des prix, fragmentation financière, absence de
fédéralisme budgétaire et une mobilité réduite des facteurs de production
expliquent le côté bancal de cette jeune construction idéologique et politique.
Pour illustrer combien la zone euro est loin de la théorie de Robert Mundell
(1961) sur le sujet, prenons quelques statistiques. Le commerce entre États ne
représente que 17 % du PIB (contre 66 % aux États-Unis), la corrélation entre
croissance domestique et régionale n’est que de 0,5 (contre 0,78 aux États-Unis),
seulement 14 % des résidents d’un pays viennent d’un autre pays (42 % aux
États-Unis), le PIB par tête connaît une amplitude non négligeable et le degré
d’hétérogénéité des préférences est important. Plus grave enfin, il n’y a pas de
mécanisme permettant un ajustement des variables nominales.

PETITS MEURTRES ENTRE AMIS


Au-delà de fondations peu solides pour supporter le poids de l’effondrement du
système international, ce sont les erreurs d’ajustements conjoncturels, autrement
dit les erreurs de politiques économiques, qui sont les plus fascinantes. Parfois
absurdes, relevant souvent d’un timing approximatif et malheureusement
toujours dogmatiques, les solutions apportées à la crise de la zone euro ont
amplifié le sentiment de défiance institutionnelle et échoué à redresser
durablement l’ensemble de la zone.
Austérité et politique monétaire trop restrictive ne ramèneront jamais la fée de la
confiance chère à certains. Prenons le cas de l’Espagne. Entre 2008 et 2011, le
secteur privé cherche à se désendetter massivement : la variation du
besoin/capacité de financement du secteur privé augmente de 17 %. Le secteur
public, en contrepartie, s’endette massivement et le ratio dette/PIB augmente
rapidement. La cavalerie (comprenez la Troïka) arrive et impose des mesures
d’austérité : le système de vases communicants entre public et privé est
interrompu. Dès lors que le secteur public s’endette moins et le secteur privé
cherche à épargner plus, le pays doit réduire son endettement extérieur. Ceci
passe par une amélioration de la balance courante et donc des exportations
nettes. Si les exportations augmentent grâce aux gains de compétitivité ou à
davantage de demande extérieure, aucun problème. Sinon, l’ajustement passera
par une forte baisse des importations et donc une contraction brutale de la
demande intérieure (c’est la récession de bilan) et une hausse massive et violente
du chômage. CQFD.
Un détour par l’Amérique latine des années 1980-1990 s’impose ici. La décennie
perdue des années 1980 y est marquée par une profonde crise économique, une
hyperinflation dévastatrice et une grande instabilité sociale et politique. Le
continent est exsangue. Williamson (1989) dans ce qui deviendra le consensus
de Washington, recommande alors un paquet de réformes aux pays d’Amérique
latine touchés par la dette : discipline budgétaire, libéralisation, privatisations et
concurrence, déréglementation font partie du programme. Le résultat est en
demi-teinte : le Chili est un succès, l’Argentine un échec. Du Brésil à l’Équateur
en passant par la Colombie ou le Mexique, les parallèles avec les pays de la zone
euro sont nombreux comme celui qu’on peut faire entre les Brady bonds et le
private sector involvement (PSI) grec. Vingt-cinq ans après, la recette est restée
la même, seul le nom a changé : réformes structurelles. Il y a de fortes chances
que le succès soit tout aussi mitigé.
Thomas Philippon et Philippe Martin (2014) se sont intéressés à quatre scénarios
contrefactuels pour comprendre la crise de politique budgétaire et monétaire en
zone euro. Ils montrent, entre autres, que des politiques budgétaires ou macro-
prudentielles plus conservatrices auraient limité l’envolée du chômage en Grèce
ou en Irlande. Surtout, ils expliquent que si les paroles et les actions de la BCE
étaient arrivées en 2008 plutôt qu’en 2012, les pays auraient pu éviter une partie
du ralentissement, mais pas l’accroissement de leur endettement. C’est sur cette
partie manquante du puzzle que nous allons nous attarder.

QUAND LE MALHEUR DES UNS FAIT LE MALHEUR DE TOUS


Les pays n’ayant pas le contrôle de leur monnaie sont plus vulnérables aux
paniques auto-réalisatrices. Quand un pays rejoint une union monétaire, il perd
l’usage de sa politique monétaire. Ceci change fondamentalement la dette qu’il
émet : elle devient une dette en devises étrangères. Dès lors, les marchés
financiers peuvent pousser le pays au défaut, ce qui fragilise l’ensemble de
l’union. Une crise de liquidité (préférer les obligations allemandes aux
obligations espagnoles) peut rapidement se transformer en crise de solvabilité
via l’augmentation des taux d’intérêt. Sans croissance nominale, le risque de
défaut d’un État repose en effet sur le taux d’intérêt nominal de sa dette. Un pays
peut devenir insolvable parce que les investisseurs le croient insolvable.
Déterminer le point de bascule n’est pas une mince affaire. La tristement
dénommée Troïka (BCE, FMI et la Commission européenne) aura pourtant
essayé de faire cette distinction, en n’aidant que des pays solvables. C’est
d’ailleurs ce qui la conduira à imposer des mesures d’austérité sans voir venir
l’explosion du déficit ramené au PIB.
Dans la zone euro, du fait des fortes détentions croisées d’obligations d’État, le
risque de contagion est venu s’ajouter à la longue liste des maux auxquels les
pays ont dû faire face. La crise grecque a en effet rapidement fait tache d’huile.
L’exemple italien est frappant. Depuis la fin des années 1970, l’Italie a accumulé
une dette qui dépasse son PIB mais c’est en 2012 que les taux d’emprunt italiens
explosent : le risque grec est devenu le risque de tous. L’Italie, déjà fortement
handicapée par le coût de sa dette, va connaître momentanément un stress
financier qui remet en question son appartenance à l’union économique et
monétaire. Fuertes et al. (2014) comparent l’évolution des credit default swaps
(CDS) de différents pays de la zone euro avant et après l’annonce de l’OMT et
montrent une forte baisse du comportement mouton-nier de contagion à la suite
de l’annonce. Autrement dit, la situation en zone euro est bien caractérisée par
des équilibres multiples : une panique autour d’un pays peut amplifier le choc
initial et pousser un pays initialement solvable vers un défaut.
Restaurer le financement de la zone euro dans son ensemble aura été la première
pierre nécessaire pour contrecarrer le risque de contagion. Les différents
mécanismes de refinancement des banques à des taux records, les lignes
d’urgence connues sous le nom de emergency liquidity assistance (ELA) ou
encore les signaux tels que le « Tout ce qui est nécessaire » de Mario Draghi
auront eu raison d’une panique bancaire localisée ou régionale. La gestion de la
crise chypriote après l’annonce par son gouvernement d’une ponction sur les
dépôts a failli coûter cher à la zone euro mais, là encore, le réveil, même tardif,
des autorités a permis de rappeler que dans la zone euro d’aujourd’hui, c’est un
pour tous et tous pour un.

CHRONIQUE D’UN QE ANNONCÉ


C’est peut-être la peur d’une japonisation de la zone euro qui aura mis fin à de
nombreuses tergiversations dogmatiques. Début 2015, la BCE s’est finalement
décidée à sortir le « bazooka » tant attendu, six ans trop tard.
Entre-temps, le désendettement n’a pas eu lieu, les entreprises ont vu leurs
chiffres d’affaires stagner et surtout la confiance et la liquidité ont manqué à
l’appel. Pourquoi le rachat de dette par la BCE a-t-il été si long à venir ?
Tordons le cou aux idées reçues (souvent allemandes) sur l’aléa moral, les
risques d’un interventionnisme monétaire plus important, et l’inefficacité du QE
sans transferts fiscaux (De Grauwe et Ji, 2015).
Première idée reçue : le QE expose la BCE à un risque de défaut que les pays
cœurs devront éponger. Faux ! Une banque centrale n’est pas une banque
commerciale : son passif n’est pas une créance sur ses actifs. En régime de taux
de changes flexibles, la monnaie émise sera échangeable contre un panier de
biens à un prix plus ou moins fixe. En d’autres termes, tant que la stabilité des
prix n’est pas remise en question, elle peut faire croître indéfiniment la taille de
son bilan et ne peut donc pas faire défaut puisqu’il lui suffit de créer de la
monnaie pour rembourser ses créditeurs.
Deuxième idée reçue : le QE est un transfert des pays solides aux pays fragiles.
Faux ! La banque centrale génère des profits via les intérêts qu’elle touche sur
les obligations qu’elle achète. Ces profits sont ensuite redistribués aux banques
centrales de chaque pays au prorata de leurs détentions en fonds propre de la
BCE. Au 1er janvier 2015, ces fonds propres s’élèvent à 10 Md€ : 18 % pour
l’Allemagne, 9 % pour l’Espagne. Quand celle-ci achète des obligations d’État
espagnoles à 10 ans avec un coupon de 2 % – plutôt que des obligations
allemandes avec un coupon de 1 % –, l’Allemagne reçoit près d’1/5e de ce
surprofit tandis que la Banque d’Espagne en reçoit moins de 1/10e. Bien
entendu, cet argument de redistribution n’est plus valable dans l’hypothèse d’un
défaut espagnol puisque l’Allemagne y perdrait davantage en remontée de
dividendes que l’Espagne.
Troisième idée reçue : le QE ne fonctionnera pas en zone euro car le canal de la
liquidité et les effets de richesse ne s’enclencheront pas. Vrai et faux. Le
multiplicateur du crédit risque en effet d’être faible puisque le QE arrive tard et
que la demande de crédit est atone, même avec un coût du crédit (les taux) déjà
au plus bas. Enfin, les banques ont, par le passé, déjà thésaurisé lors des
opérations OMT ; elles peuvent le refaire à présent. De plus, en zone euro, à
l’inverse des États-Unis, l’effet d’entraînement du QE sera limité car les effets
richesse (la hausse du prix des actifs, action, immobilier, etc., et son effet sur les
dépenses des agents) y sont plus faibles. C’est la grande inconnue du QE en zone
euro : son degré de transmission à l’économie réelle. On ne pourra mesurer cela
qu’après coup. Une des raisons pour croire à un réamorçage est le montant des
déficits de consommation (l’épargne) et d’investissement accumulés par les
ménages et les entreprises. L’ancrage des anticipations des agents, notamment
sur l’inflation et la croissance nominale, donc la demande, peut permettre de
changer la donne.
Sachant les anticipations d’inflation, le but du QE n’est pas de baisser les taux
nominaux, mais au contraire de les augmenter ; et donc les taux d’intérêt réels
doivent rester stables, voire diminuer. Ainsi, le symbole de la réussite du QE
peut se mesurer généralement par :
des taux nominaux et des anticipations d’inflation qui augmentent ;
un change qui se déprécie ;
des marchés actions qui rebondissent et surtout,
un rebond de la croissance nominale. L’exemple des États-Unis est à ce
titre particulièrement frappant : à chaque annonce de QE, les taux longs ont
augmenté rapidement. Affaire à suivre.
À noter qu’une des conséquences du QE en zone euro, et surtout de sa
concomitance avec la fin de celui des États-Unis, est le retour de l’euro vers son
taux de change d’équilibre, entre 1,15 et 1,20 dollar, un niveau proche de la
parité de pouvoir d’achat, parité qui assure une relative égalité du niveau général
des prix dans les deux zones. Mais c’est un euro désormais faible si l’on
considère l’excédent record de la balance commerciale. En effet, au-delà de la
parité de pouvoir d’achat, ce sont bien les balances commerciales, les
différentiels de taux d’intérêt et de croissance et la crédibilité de la monnaie et de
l’Union qui déterminent le taux de change. Cette bonne nouvelle pour les
exportations marque ainsi le début d’une prise de conscience collective qu’une
politique de change assumée, tout comme une politique commerciale ou une
politique industrielle, sont nécessaires à l’Union monétaire.

DANS CHAQUE CRISE, DES OPPORTUNITÉS À SAISIR


La révolution silencieuse des mandats (de la BCE ou de la Commission
européenne) et la vision des États-membres se mesurent par l’innovation
institutionnelle que connaît la zone euro. Tout est fait pour une meilleure
transmission des politiques européennes vers les États-membres et davantage de
convergence.
En cinq ans, la zone euro a fait plus pour sa survie que lors des dix années qui
ont précédé. Elle met en place des mécanismes de soutien financier ad hoc
(comme en Grèce en 2010), qu’elle améliore au cours du temps, tel le MES qui,
avec une capacité de prêt maximale de 500 Md€, représente un fonds permanent
de gestion de crises. En parallèle, l’Union européenne a renforcé la coordination
des politiques économiques (à défaut d’un pot commun). Le six-pack, adopté en
2011, est censé renforcer le Pacte de stabilité et de croissance : de soins
palliatifs, l’Union européenne est passée en mode préventif en incitant à corriger
les trajectoires de dettes publiques avant qu’elles deviennent insoutenables.
Enfin le two-pack, introduit en octobre 2013, s’intéresse aux budgets annuels en
demandant leur révision s’ils sont considérés non conformes.
L’Europe a aussi innové sur la supervision des institutions financières. Sur le
mode « plus jamais ça », plusieurs autorités de supervision ont vu le jour :
l’Autorité bancaire européenne et ses consœurs, ainsi que les prémices d’une
union bancaire. Seul bémol, l’engagement concret de la Commission européenne
pour une relance. Le « plan Juncker » et son objectif d’investissement productif
de 315 Md€ ou encore la kyrielle de programmes visant les réformes
structurelles, l’emploi et les jeunes sont soit complètement sous-financés soit
non aboutis quant à leurs mises en œuvre.
DÉFLATION, SÉCESSION ET CHÔMAGE, TROIS MENACES QUI
PÈSENT SUR LA SURVIE DE L’EURO

L’Union européenne est à la croisée des chemins entre une simple zone de libre-
échange et un État fédéral, les États-Unis d’Europe, avec un vrai budget (et donc
des transferts possibles), une gouvernance et davantage de spécialisation
efficiente des économies. Construite pas à pas par des visionnaires, entrecoupée
de crises politiques, l’histoire de l’Europe reste encore à écrire. Celle de la
monnaie unique également. Fruit d’un compromis politique entre la France, qui
voulait en faire un instrument de politique européenne, et l’Allemagne, pour qui
l’indépendance de la banque centrale est non négociable, la zone euro n’est pas
une simple construction économique. Les bénéfices économiques de sa mise en
place sont indéniables, mais la zone euro 2.0, plus résiliente et porteuse, sera
plus politique. Explorons certaines pistes pour la renforcer et lui donner un rôle
de catalyseur de croissance.
À court terme, la maison brûle, il ne sert à rien de songer aux fondations. Il faut
stopper l’incendie et seule la BCE en a le pouvoir. Les réformes structurelles que
la Commission européenne et d’autres organismes appellent de leurs vœux ont
pour but d’accroître le taux de croissance potentiel de l’économie à long terme
mais ne permettent pas de combler l’écart de croissance actuel résultant de la
crise. L’insuffisance de croissance nominale doit être résolue rapidement.
L’activité économique se fait en monnaie sonnante et trébuchante. Croissance
des chiffres d’affaires et salaires, désendettement passent tous par davantage
d’inflation.
Le QE va mettre de l’huile dans les moteurs mais la croissance de la masse
monétaire a été insuffisante à partir de 2008. En visant un rythme de croissance
de M3 à 4,5 % (cible de la BCE), il faudrait injecter près de 2 000 Md€ dans
l’union monétaire. Si l’on se base sur le rythme de croissance de la masse
monétaire des années 2000-2007, c’est près de 4 000 Md€ qui devraient être
injectés. C’est le prix à payer pour avoir confondu trop longtemps une inflation
autour de 2 % et une inflation très en dessous de 2 %. Au-delà d’un QE massif
pour sortir du risque de stagnation séculaire, une meilleure communication est
indispensable. S’engager sur la croissance nominale ou sur un niveau de prix est
difficile en pratique mais la mise en place de jalons quantitatifs (forward
guidance) semble fonctionner outre-Atlantique. Dans la théorie monétaire
moderne, l’effet signal et la crédibilité sont essentiels. Il s’agit d’ancrer les
anticipations durablement pour créer un cercle vertueux. En effet, les
comportements d’investissement et de consommation d’aujourd’hui dépendent
des perspectives de croissance future. En influant sur la croissance attendue
demain par les agents, la BCE peut avoir une influence sur la croissance
d’aujourd’hui. La politique monétaire passe par la gestion de la croissance
nominale : les taux d’intérêt nominaux sont le reflet de la réussite ou de l’échec
de cette politique. Si les taux restent durablement bas, c’est que la politique est
un échec.
À court terme aussi, résoudre durablement toute crise qui touche à l’intégrité de
la zone euro est indispensable. En 2011 et de nouveau en 2015, la menace d’une
sortie de la Grèce fait partie des batailles politiques et non économiques de
l’euro. En effet, entre 2008 et 2014, l’exposition de l’Europe à la Grèce (prêts
des banques, exportations des entreprises) a diminué en valeur entre 40 % et
70 %. Pourtant, le défaut grec, ou sa sortie de la zone euro, reviendrait à ouvrir la
boîte de Pandore.
Enfin, la crise sociale que connaît l’euro doit faire l’objet de mesures à la
hauteur. Les taux de chômage des jeunes, deux fois plus importants que ceux de
la population active (déjà élevés), cachent une réalité économique : l’effet
cicatrice. C’est la productivité des adultes qu’ils deviendront qui est en jeu.
Plusieurs années de chômage lors de la transition école-emploi peuvent coûter
plusieurs points de pourcentage en salaire réel à l’âge adulte. L’instabilité
sociale, la distance institutionnelle et la montée des extrémismes menacent elles
aussi la survie de la monnaie unique.

VOIR GRAND ET Y CROIRE


À moyen terme, de nombreux défis sont à relever pour la zone euro. Il reste des
trous à combler pour limiter notamment la contagion entre les banques et les
souverains ou permettre l’ajustement d’un pays soumis à un choc. Parmi les
idées possibles, il y a celle de la mise en place d’un mécanisme de mutualisation
de la dette. Eurobonds, eurobills, stability bonds sont autant de mécanismes qu’il
faut explorer sans préjugés sur l’aléa moral. Le partage du risque qu’ils
permettraient rendrait plus efficace la politique monétaire et créerait un marché
profond et liquide d’obligations européennes. Pierre-Olivier Gourinchas et
Hélène Rey (2007) estiment qu’aux États-Unis, la profondeur du dollar permet
d’abaisser le coût de financement de 50 points de base.
Résoudre les scories de gouvernance semble aussi indispensable. La BCE est
garante de la survie de la zone euro et elle l’assume. Du côté de la politique
budgétaire, le fédéralisme semble toujours aussi compliqué mais commencer par
nommer un argentier européen et le doter d’un budget (avec des rentrées fiscales
et des dépenses) serait un pas de géant.
Enfin, accepter la différence et nuancer l’harmonisation à tout prix semble être
un vrai choix politique auquel la zone euro et l’Union européenne vont devoir
réfléchir. L’ajustement très lent des déficits français et espagnol (bien loin des
3 %), les besoins de recapitalisations des banques espagnoles, les ambitions
exportatrices de l’Allemagne sont autant de facettes d’une zone euro qui assume
sa multitude et qui doit faire preuve d’ingéniosité pour ménager la chèvre et le
chou.
Enfin, l’euro doit devenir un contre-pouvoir sur le plan international. Il est très
loin de concurrencer le dollar dont la suprématie revêt des dimensions politiques
importantes (marché des matières premières, amendes infligées aux banques ne
respectant pas les embargos) ; ses déboires récents ne l’aident pas. Si son poids
comme monnaie de réserve est resté relativement stable autour de 25 %, il reste
en position mineure en tant que monnaie alternative de transaction ou sur les
marchés internationaux de dette, et sa place de numéro deux est menacée par un
yen plus liquide et par l’avènement du renminbi.
L’euro a permis à de nombreux pays de croître, à des milliers d’entreprises
d’avoir accès à des marchés décuplés sans risque de change, à des millions de
familles de goûter au voyage, à des talents de se déplacer, à des milliards de
capitaux de circuler et de financer, à des jeunes de trouver un emploi, à des
filières de se structurer, à des valeurs d’exister. La crise que nous traversons ne
peut pas avoir balayé tout cela. Elle ne le doit pas.


1. Je tiens à remercier Frédéric Andrès sans qui ce chapitre n’aurait pas vu le jour.
2. Espagne, Grèce, Italie, Irlande et Portugal.
Chapitre 7

Taux de change émergents et flux de capitaux : une


déstabilisation durable
Julien Marcilly et Yves Zlotowski1

Depuis la chute de Lehman en septembre 2008, de graves épisodes de


dépréciation des taux de change se succèdent dans les pays émergents. Pourtant,
ils étaient entrés dans la grande crise dans une situation économique et financière
favorable : réserves de change importantes, banques réformées, dette publique
contrôlée. Ils semblaient avoir retenu les douloureuses leçons des crises
financières de la fin des années 1990. Or le taux de change est un prix essentiel
pour un pays émergent et ce à plusieurs égards. Son ancrage permet la stabilité
des prix et limite le risque de surendettement externe (c’est-à-dire auprès de non-
résidents), qui est la vulnérabilité fondamentale pour ces pays. Quel nouveau
phénomène est donc à la source de ces épisodes de crises de change à
répétition ? Sommesnous entrés dans une phase durable de déstabilisation ?
Rappelons auparavant pourquoi le taux de change revêt une telle importance
pour la stabilité financière des pays émergents.

LA POLITIQUE DE CHANGE AU CŒUR DE LA NOTION


D’ÉMERGENCE

Le taux de change renvoie à une vulnérabilité caractéristique des pays


émergents. Les économistes Eichengreen, Hausmann et Panizza (2002) ont
synthétisé cette particularité par le concept de péché originel, un terme lié à la
forte composante en devise de la dette. D’une part, les pays émergents ont
besoin de s’endetter du fait de leur déficit d’épargne et de leur besoin de
développement. D’autre part, leur capacité à s’endetter en monnaie locale est
limitée, du fait de la faible profondeur de leurs marchés financiers et parce que
les investisseurs n’y sont guère incités en raison des risques financiers,
macroéconomiques et politiques encourus. On voit que cette théorie correspond
bien aux décennies des années 1980 et 1990, même si elle semble moins
pertinente dans la période postérieure.
La notion d’émergence se réfère spécifiquement à l’entrée de ces économies
dans la mondialisation financière. Elles « émergent » comme acteurs des
marchés financiers internationaux en levant de la dette externe. Eichengreen,
Hausmann et Panizza constataient qu’en 1990 les pays avancés émettaient 68 %
de leur dette dans leur propre monnaie quand le ratio était de 5 % s’agissant des
pays émergents. Ce faisant, le taux de change devient un indicateur de risque
financier. En émettant de la dette externe, les pays émergents portent le risque de
change et dès lors celui-ci devient un prix qui détermine leur capacité à payer.
Ils doivent accumuler des devises pour être capables de le faire et pour limiter
l’impact potentiel des variations de change. Les pays émergents présentent aussi
des déficits courants importants, liés précisément à leur manque d’épargne, et
donc une obligation de financer le remboursement de la dette en grande partie à
partir de recettes en monnaie locale.
Le taux de change est également au cœur des politiques économiques des pays
émergents pour des raisons internes. Au début des années 1990, le consensus de
Washington met en priorité la lutte contre l’inflation, identifiée comme le
résultat d’une politique monétaire trop expansionniste et d’une monétisation
excessive des déficits budgétaires. Le contrôle des dépenses publiques et la
réduction de la masse monétaire sont les deux piliers des programmes de
stabilisation monétaire que le FMI met en place dans cette période. La
conditionnalité s’articule d’ailleurs autour de ces deux cibles. Dans ce contexte,
le régime de changes fixes (c’est-à-dire l’affichage par la banque centrale d’un
objectif de change quel qu’il soit) va s’imposer. En effet, la politique monétaire
restrictive n’est guère efficace dans ces pays comme instrument de désinflation.
Les canaux de transmission du pilotage des taux directeurs ou des agrégats
monétaires fonctionnent mal. L’intermédiation financière (sauf en Asie
émergente) est sous-développée. En revanche, les agents économiques répondent
aux signaux contenus dans l’évolution du taux de change, qui est le prix
considéré comme le véritable indicateur de la valeur de la monnaie et donc le
meilleur ancrage des anticipations des prix. C’est d’autant plus vrai que les
économies émergentes sont fortement dollarisées, notamment en Amérique
latine mais également en Europe de l’Est, avec des prix parfois directement
affichés en dollars.
Le currency board argentin (forme extrême de l’ancrage) en place de 1991 à
2001, l’ancrage nominal du rouble de 1995 à 1998 ou le crawling peg de la livre
turque de 1999 à 2001 vont effectivement faire des merveilles en matière de
désinflation. Ils ajoutaient même d’autres avantages : attirer les investissements
étrangers en quête de stabilité et réduire le risque de défaut en limitant les
tendances à la dépréciation. Enfin, on estimait – à tort, la suite l’a montré –
qu’un régime de change fixe asseyait la crédibilité de la politique économique et,
au premier chef, des banques centrales.

LA GÉNÉRALISATION DU MANAGED FLOAT


La succession de grandes crises émergentes à la fin des années 1990 sonne le
glas des politiques d’ancrage. Les crises asiatiques de 1997, le défaut russe
d’août 1998, l’abandon dramatique du currency board argentin fin 2000, la crise
de la livre turque de février 2001 : autant de crises financières qui sont d’abord
des crises de change, c’est-à-dire caractérisées par une chute incontrôlée de la
devise, provoquée par un rejet de la devise locale par les résidents et les non-
résidents. Or les ancrages des taux de change préalables à ces crises ont participé
au désastre. Le mécanisme est le suivant : l’ancrage du taux de change aide à la
désinflation mais celle-ci persiste. Dès lors, la stabilité du taux de change
nominal ne peut empêcher une appréciation des taux de change réels qui nuit à la
compétitivité des exportations, si bien que les déséquilibres externes
s’accentuent. Dans un premier temps, l’ouverture financière des pays émergents
limite les pressions baissières sur le taux de change induites par le haut de la
balance des paiements2. Les entrées de capitaux compensent la dégradation du
solde courant. Mais à un certain point, les investisseurs non-résidents réalisent ce
déphasage et comprennent que le taux de change est surévalué. Comme dans
toute crise financière, un changement brutal d’anticipation survient. En raison du
retournement brutal des flux de capitaux, la banque centrale doit renoncer dans
l’urgence à son ancrage et laisser la monnaie flotter. Il s’ensuit une dépréciation
colossale qui permet un rééquilibrage des comptes externes mais entraîne hausse
des prix et récession.
À partir du début des années 2000, les politiques de change dans les pays
émergents évoluent radicalement. De nombreux articles et préconisations des
organisations internationales favorisent désormais les régimes de changes
flexibles, finalement moins périlleux pour les crédibilités des banques centrales
mises à mal par ces crises. D’autant que ces crises n’ont pas été seulement des
crises de change mais parfois des crises souveraines (Russie, Indonésie) ou
bancaires (Thaïlande, Corée, Turquie). L’exposition au risque de change reste
une préoccupation majeure, mais cette fois on la juge mieux gérée dans un
régime de flexibilité des changes, qui responsabilise les acteurs économiques. Si
le taux de change devient imprévisible, les États, les banques et les entreprises
limiteront leur vulnérabilité au taux de change ou se couvriront contre lui. Il ne
s’agit pas à proprement parler d’un régime de flottement pur. En fait, la plupart
des régimes de changes relèvent du flottement contrôlé, les banques centrales
interviennent en effet massivement pour éviter des fluctuations trop importantes
des taux de change. Il s’agit d’abord principalement d’interventions destinées à
éviter des appréciations trop fortes des taux de change qui ruineraient les efforts
consentis pour améliorer les balances courantes. Les économistes Calvo et
Reinhart (2002) parlent de « peur du flottement ».
La période qui va de 2001 à 2009 valide cette stratégie. C’est une période de
stabilité financière pour les pays émergents, qui réduisent leur dette, en
particulier souveraine, améliorent leurs comptes externes et dans de nombreux
cas réforment leurs banques. Tous ne sont pas aussi vertueux, bien sûr : la
réforme bancaire en Russie n’avance guère, l’Argentine opte pour une politique
pour le moins hétérodoxe, la Turquie et l’Afrique du Sud continuent à afficher
des déficits courants importants couverts par des investissements de portefeuille.
Mais si elles n’ont pas disparu, les vulnérabilités se sont réduites.

AVEC LA CRISE DE 2008, UNE NOUVELLE DÉSTABILISATION


Septembre 2008 et la chute de Lehman ouvrent une nouvelle période de
déstabilisation des taux de change des pays émergents, entrés pourtant dans la
crise mondiale avec une faible dette publique et un système bancaire solide et
disposant, par « peur du flottement », de réserves de change massives. La
déstabilisation est venue de multiples chocs, pour la plupart externes : outre
Lehman, crise souveraine de la zone euro, puis annonce de la fin des politiques
expansionnistes de la Fed (mai 2013), puis épisode de janvier 2014 lié à la
dévaluation du peso argentin et enfin crise du rouble de décembre 2014. Nous
voici revenus aux crises de change des années 1990.
Le graphique ci-après présente l’évolution des taux de change des six pays
émergents les plus touchés par ces vagues de dépréciations, à savoir les « cinq
fragiles » (Inde, Turquie, Brésil, Afrique du Sud, Indonésie) et la Russie. Le
choc Lehman a provoqué la chute la plus forte (– 21,5 % en 2008). Mais
l’annonce de la Fed a également eu un fort impact, entraînant une baisse
moyenne de 15 % en 2013.

Évolution des taux de change versus USD, croissance en pourcentage sur un an

Source : Coface

Quelles sont les causes à la source de ces épisodes à répétition ? Les taux de
change des pays émergents sont-ils condamnés à cette volatilité ?

DES FLUX DE CAPITAUX COLOSSAUX…


Les mouvements de capitaux sont la source principale des fluctuations récentes
de ces taux de change. Leur volume a en effet beaucoup progressé depuis la crise
mondiale de 2008-2009. Selon le FMI3, les pays émergents ont en effet reçu
entre 2010 et 2013 près de la moitié des flux de capitaux mondiaux, contre
moins de 20 % entre 2002 et 2008. L’Asie émergente fait environ 55 % de ce
total, dont 20 % pour la Chine ; l’Amérique latine, plus de 20 %, soit deux fois
plus qu’avant la crise.
Les investissements directs étrangers (IDE) représentent toujours la majeure
partie de ces flux de capitaux, mais ceux de portefeuille ont fortement augmenté
depuis la crise : ils constituent un quart des flux de capitaux totaux entre 2010 et
2013. Les achats d’obligations ont le vent en poupe : leur montant, quasi nul
jusqu’en 2009, dépasse celui des achats d’actions dès 2012. Cette tendance est
liée à l’essor des marchés obligataires en devise locale dans les pays émergents :
dès 2008, ces obligations représentaient 85 % de l’encours total. Ce chiffre
illustre d’ailleurs la disparition progressive du péché originel pour de nombreux
pays émergents, même si les situations sont très contrastées d’un pays à l’autre :
cette tendance bénéficie surtout aux « grands » pays émergents, tandis que les
pays à revenu faible restent généralement en majeure partie endettés en devise
étrangère.
Ces flux de portefeuille accrus viennent d’abord des économies avancées.
D’après le FMI, la part des fonds d’investissement en actions des économies
avancées investis dans les marchés émergents est passée de 7 % à près de 20 %
entre 2002 et 2012. Celle des fonds obligataires a augmenté de 6 points pour
atteindre 10 % en 2012. Mais cet attrait pour les marchés émergents provient
aussi des pays émergents eux-mêmes, comme l’illustrent les données du FMI sur
la répartition par devise des réserves de change détenues par les banques
centrales, tant celles des économies avancées que celles des économies
émergentes. Pour ces dernières, la proportion de leurs réserves en devises
émergentes a presque quadruplé entre 2008 et la fin du 1er trimestre 2011,
passant de 1,5 % à 5,8 %. L’attrait croissant des banques centrales émergentes
pour les actifs d’autres pays émergents est un changement majeur de tendance.
Les investisseurs privés des pays émergents suivent aussi. L’exemple des
marchés obligataires en devise locale est frappant. La part des investisseurs
étrangers dans les encours totaux d’obligation d’État a augmenté dans de
nombreux pays émergents depuis cette date (Indonésie, Malaisie, Corée, Brésil,
Pologne, Turquie…). Par exemple, les chiffres coréens indiquent que les
investisseurs asiatiques ont représenté près de la moitié des acheteurs étrangers
de titres publics coréens.
Cet attrait récent pour les marchés émergents tient à plusieurs choses, la
première d’entre elles étant leur plus grande ouverture, d’abord pour les marchés
d’actions, puis à partir des années 2000 pour les marchés obligataires en devise
locale. Ainsi, l’indice Chinn-Ito, qui mesure le degré d’ouverture du compte de
capital de la balance des paiements, a graduellement progressé entre le milieu
des années 1980 et 2010 pour les pays émergents, avant de reculer quelque peu
en 2011 et 2012.
Outre leur ouverture croissante, les marchés financiers émergents bénéficient
d’une meilleure liquidité. Pour l’Asie par exemple, et sur la base des chiffres les
plus récents produits par la Banque asiatique de développement, la liquidité4 de
la plupart des marchés obligataires en devise locale s’est fortement améliorée,
confirmant la tendance observée depuis le début des années 20005. Pour les
marchés d’obligations d’État, le niveau de liquidité est désormais souvent proche
de ce qu’on voit dans les économies avancées.
Ces deux améliorations sont largement le fruit de politiques publiques visant à
diversifier les sources de financement de l’investissement, pour les faire moins
dépendre des banques et de l’endettement en devises. Les autorités ont compris
les dangers associés au péché originel, ceux qu’elles avaient subis lors de la crise
asiatique de 1997. La crise de 2008-2009 a montré, quant à elle, l’utile fonction
de « roue de secours » des marchés obligataires en cas d’assèchement des vannes
du crédit bancaire, comme l’indiquait déjà Alan Greenspan (2000). Pour
l’illustrer, les émissions d’obligations d’entreprise en devise locale pour l’Asie
émergente hors Chine évoluaient, selon les chiffres de la BRI, à plus de 20 %
l’an à la mi-2009, un record de croissance au moment même où le PIB
ralentissait et le crédit bancaire aux entreprises était plat.
Enfin, les investisseurs internationaux sont d’autant plus incités à acheter des
actions et des obligations « émergentes » qu’elles restent aujourd’hui sous-
représentées dans leurs portefeuilles. Les actions « émergentes » représentent en
2013 à peine 10 % de l’indice de référence MSCI6 utilisé par la plupart des fonds
d’investissement internationaux, alors qu’elles font déjà plus de 20 % de la
capitalisation boursière mondiale. Les investisseurs institutionnels privés n’ont
donc pas encore adopté d’approche globale dans leurs stratégies
d’investissement. Le FMI soulignait en 2010 que les actifs des marchés
émergents ne représentent que 2 % à 7 % des portefeuilles des investisseurs
institutionnels du G47. Il suffirait d’une réallocation d’un point de pourcentage
des actifs détenus par les investisseurs privés vers des titres « émergents » pour
faire basculer un encours supérieur à l’ensemble des flux de portefeuille vers les
pays émergents enregistrés en 2007, qui est le pic d’avant la crise de 2008. Mais
les investissements de portefeuille sont par nature réversibles, en particulier ceux
réalisés sur les marchés obligataires en devise locale.
Si l’augmentation des flux de capitaux vers les pays émergents depuis la crise de
2008 a des effets positifs, elle est aussi facteur de risque. Le poids grandissant
des flux de portefeuille les investissements directs étrangers va de pair avec une
volatilité accrue. Si le total des flux d’IDE et de portefeuille entrants dans quinze
grands pays émergents8 a augmenté de près de 60 % entre 2007 et 2014, la
progression est en dents de scie, marquée par des hausses et des baisses
significatives, toutes imputables aux flux de portefeuilles.

POURQUOI CETTE VULNÉRABILITÉ DURABLE DES TAUX DE


CHANGE ÉMERGENTS ?

Or des liens plus étroits entre marchés avancés et émergents favorisent la


transmission des chocs et une synchronisation croissante des prix des actifs
financiers et de leur volatilité. Par exemple, la flambée de la volatilité enregistrée
sur les marchés obligataires et de change des pays émergents entre mai et
septembre 2013 semble être reliée aux changements d’anticipations de la
politique monétaire de la Fed en 2013 (le tapering9). S’agit-il d’une
déstabilisation « injuste » (c’est-à-dire venant uniquement de chocs externes) ou
« discriminante » (liée à une détérioration des fondamentaux) ? Dans le cas des
annonces de la Fed, les travaux sur le sujet estiment en général que la Fed ne
peut être tenue pour seule responsable. Si Eichengreen et Gupta (2014)
relativisent l’impact des fondamentaux dans cet épisode, ils reconnaissent que
les pays dont les soldes courants se sont les plus détériorés dans la période
enregistrent bien les dépréciations les plus fortes entre mai et août 2013. Mais un
déterminant plus important selon eux est constitué par la taille des marchés
financiers qui rend plus aisés les rééquilibrages de portefeuilles des investisseurs
non-résidents. Une simple corrélation (pour douze devises et pays émergents)
entre la dépréciation du taux de change et la dégradation des comptes courants
montre effectivement un lien fort en 201310. En 2014, cette corrélation se perd
complètement en raison de l’entrée de la Russie dans la crise. Le rouble est
déstabilisé dès janvier 2014, dans le sillage de la dévaluation du peso argentin, et
ce en raison de la croissance décevante de la Russie en 2013 (1,3 %). Puis le
rouble continue sa chute tout au long de l’année 2014 en raison de la crise
géopolitique ukrainienne qui donne lieu à des sanctions économiques et
financières de la part des pays occidentaux. La chute des prix du baril précipite
une spectaculaire crise de change en décembre 2014. Au total, la devise russe
aura perdu presque 50 % de sa valeur sur un an. Si la Russie affiche un solde
courant toujours positif en 2014, ce sont bien des fondamentaux
macroéconomiques (croissance faible) et politiques qui déstabilisent la devise.
L’effet « Russie » domine d’ailleurs les autres devises émergentes. Ce sont les
devises considérées comme les plus affectées par la situation russe qui
enregistrent les baisses les plus marquées en 2014, à savoir le forint hongrois (–
16 %) et le zloty polonais (– 14 %).
En conclusion, l’ampleur récente des flux de capitaux combinée aux difficultés
structurelles des pays émergents incite à penser que les taux de change
émergents sont entrés dans une phase durable de plus grande volatilité. Car, à
partir de 2013, la déstabilisation relève d’une modification profonde du régime
de croissance de ces pays. Leur solde courant agrégé (si on retire le solde
chinois), qui avait atteint un sommet en 2006 à 267 Md$ selon l’IFI, tombe à 48
Md$ en 2013. Dans de nombreux pays, les déficits courants se creusent (Brésil,
Inde, Turquie) ou apparaissent (Indonésie) ou les excédents se réduisent
(Russie). Parallèlement, les pays émergents voient leur activité ralentir. Entre
1999 et 2008, la croissance moyenne des pays émergents s’établit à 6,2 % mais
elle atteint, selon les prévisions de la Coface, 4,4 % par an en moyenne entre
2013 et 2015, sous l’effet de la décélération de l’investissement des entreprises.
Si la consommation des ménages reste relativement dynamique, portée par la
montée des classes moyennes et les hausses de revenus (parfois induites par des
pénuries de main-d’œuvre qualifiées), l’investissement se heurte à des
contraintes structurelles : déficit d’infrastructures (Inde, Brésil), hausse des coûts
du travail (Brésil), gouvernance défaillante et risques politiques (Russie,
Turquie). Quand l’offre nationale ne peut répondre à une demande finale
toujours dynamique, les importations augmentent ce qui contribue à détériorer
les soldes courants et donc accroît la vulnérabilité des taux de change.
Les causes de cette détérioration sont structurelles, les solutions relèvent donc de
mesures structurelles : programmes d’améliorations des infrastructures,
développement de la formation et donc de la qualification des salariés,
amélioration du climat des affaires, autant de mesures qui prennent du temps et
de domaines dans lesquels les autorités des pays émergents ne sont guère
performantes. Au Brésil, la relance des infrastructures initiées par le
gouvernement de Dilma Rousseff patine sérieusement. En Russie, l’amélioration
du climat des affaires est loin d’être tangible malgré les discours de Vladimir
Poutine. En Inde, les initiatives du nouveau premier ministre Narendra Modi
risquent de subir de nombreuses pesanteurs, notamment au niveau local. Dès
lors, ces vulnérabilités constatées sur la croissance et donc sur les équilibres
externes sont durables. Les taux de change seront beaucoup plus sensibles aux
chocs, internes ou externes, de nature économique (la faible croissance en zone
euro par exemple) ou politique (élections ou durcissement des régimes politiques
dans les pays émergents).

1. Les auteurs remercient Victor Lequillerier pour son aide précieuse.
2. Le haut de la balance (ou balance courante) comptabilise les échanges de biens, services et transferts.
Le bas de la balance (ou balance des capitaux) est centré sur les échanges de capitaux. Le tout constitue
la balance des paiements.
3. FMI, Rapport sur la stabilité financière dans le monde, octobre 2014.
4. Mesurée ici par l’écart en points de base entre le prix vendeur et le prix acheteur (bid ask spread).
5. « Asian Bond Monitor », BAD, novembre 2014.
6. Indice calculé par Morgan Stanley Capital International qui mesure la performance des marchés
boursiers.
7. FMI, Rapport sur la stabilité financière dans le monde, octobre 2010. Les pays membres du G4 sont :
États-Unis, zone euro, Japon et Royaume-Uni.
8. Brésil, Russie, Inde, Mexique, Indonésie, Turquie, Afrique du Sud, Nigeria, Argentine, Chili,
Thaïlande, Malaisie, Pologne, Arabie saoudite et Colombie. Source : FMI.
9. Décision de la Réserve fédérale de ralentir puis stopper (en sifflet, traduction de tapering) ses achats
massifs de titres (achats effectués au titre du quantitative easing) et donc stopper l’expansion de son
bilan.
10. Nous regardons la corrélation entre l’évolution des soldes courants entre 2010 et 2013 et la dépréciation
des taux de change enregistrée en 2013 pour les pays suivants : Brésil, Afrique du Sud, Inde, Indonésie,
Turquie, Russie, Mexique, Pologne, Hongrie, Corée du Sud, Thaïlande et Malaisie.
Chapitre 8

Le retour du protectionnisme monétaire


Pascal Blanqué

Tous les grands cycles de mondialisation – souvenons-nous que le monde fut


plus « global » au début du XXe siècle qu’il l’est aujourd’hui, et que les grandes
découvertes des XVe et XVIe siècles ont fortement stimulé les échanges – ont
connu une montée des pratiques protectionnistes.
Les arguments théoriques classiques pour ou contre la protection du commerce,
refont surface : menace sur l’indépendance nationale contre diffusion naturelle
des biens afin de promouvoir la paix universelle ; amélioration des termes de
l’échange et capacité à capter une partie du revenu mondial contre logique de
représailles à somme négative ; correction d’imperfections du marché
« intérieur » contre pertinence limitée des instruments de politique extérieure
pour traiter ce type de question. L’économie politique de la réglementation, dont
la protection est un élément, souligne les intérêts propres des « réglementeurs ».
On y retrouve tous les arguments traditionnels : tarif optimal, industrie dans son
enfance, bénéfice des rendements croissants, action contre les divergences
salariales entre secteurs, octroi des rentes à des monopoles nationaux, action en
situation de chômage massif, etc.
Souvent les mesures protectionnistes classiques (par les droits de douane
notamment) sont inspirées par des lobbys industriels puissants qui ne font que
concourir au maintien en vie d’activités du passé en évinçant les plus
prometteuses. La sous-évaluation du change en diffère parce qu’elle est d’impact
général et donc en quelque sorte « égalitaire » face aux changements auxquels il
convient de s’adapter. La Chine d’aujourd’hui, comme la France ou l’Italie des
Trente Glorieuses, en témoigne. Cela dit, le pilotage du taux de change effectif
réel (c’est-à-dire corrigé des variations de prix) reste inatteignable sauf par le
contrôle des changes. Par ailleurs, toute protection a des coûts (cherté des
importations, guerre commerciale, bulles et volatilité financières, baisse des flux
financiers internationaux…). L’idée d’une stratégie de protection égalitaire et
modeste – par le jeu du change – fait son chemin, dans un contexte de
destruction créatrice parfois violente, d’ajustements non moins brutaux des
marchés financiers, de perspectives de stagnation séculaire et des leçons tirées de
la crise sur les capacités limitées des marchés à s’autoréguler.
La crise inaugurée en 2008 semble non seulement avoir ralenti le mouvement de
mondialisation qui se déployait depuis au moins une trentaine d’années, mais
aussi ramené dans le discours diverses postures de protections, avec parfois un
regain de nationalisme. L’économie n’échappe pas aux mouvements qui agitent
nos sociétés. Si aucun pays important n’affiche de ralliement explicite à un
corpus protectionniste, on voit bien que les discours sur les bien-faits des
protections douanières font leur retour. Diverses formes de protection(nisme)
tarifaire et commercial voient le jour, parfois dans le sillage des plans de relance
post-crise. Plus significativement, l’idée se répand que le protectionnisme
monétaire permettait une protection plus forte – l’effet des fluctuations
monétaires étant bien supérieur à tout le reste de l’arsenal – et politiquement plus
indolore. Le terme de « guerre des monnaies », hérité de celui de « guerre
économique » et dont l’affrontement entre Chine et États-Unis serait
emblématique, donne une idée de la dramatisation des enjeux. La guerre des
monnaies est un Janus économique et politique car à la question du
développement économique et de son modèle se mêle celle de la souveraineté, à
commencer par celle du taux d’intérêt de la banque centrale. Qu’en est-il
vraiment ?

LE PROTECTIONNISME MONÉTAIRE, ARME FURTIVE


Le protectionnisme monétaire désigne des instruments monétaires ou cambiaires
ayant pour effet de permettre au taux de change de se déprécier plus qu’il le
ferait autrement ou de prévenir une appréciation qui prendrait place en leur
absence. Laisser sa monnaie baisser de 20 % revient à imposer des droits de
douane de 20 % pour les produits qui sont importés tout en versant l’équivalent
d’une subvention de 20 % pour les produits qui sont exportés.
Les stratégies de dévaluation compétitive ne peuvent espérer réussir que si elles
ne sont pas ou peu imitées. Tout le monde ne peut dévaluer en même temps. La
guerre des changes au sein du G7, liée aux politiques de quantitative easing
(QE)1, vient se surimposer au régime liant le dollar à nombre de devises
émergentes et rend le système global plus instable. À cela s’ajoute un arsenal
nouveau de « protections » qui sont autant d’obstacles à la circulation des
capitaux2. Ces stratégies n’ont pas qu’une finalité « protectionniste », elles
cherchent aussi à immuniser les économies de la volatilité des flux de capitaux
quand l’économie ne dispose pas de marchés financiers domestiques profonds et
liquides. Mais la fragilité de la balance des paiements et la faiblesse des marchés
domestiques ne sont souvent que le prétexte des initiatives de protection.
L’OMC traque le protectionnisme douanier mais est démunie face au
protectionnisme monétaire. Depuis la fin de la convertibilité du dollar en or
(1971), le FMI n’a plus droit de regard sur les régimes de change et
d’éventuelles manipulations. Les sources de distorsion de la valeur des devises
se multiplient à un moment où l’économie mondiale est confrontée à un
problème de déficit de demande agrégée globale, où les niveaux d’endettement
dans certains pays entrent dans des zones de non-soutenabilité et où le modèle de
banque centrale indépendante inauguré avec Paul Volcker, ancien gouverneur de
la Fed, est profondément remis en question. Tous les indicateurs de
mondialisation qui étaient à la hausse dans les trente années qui ont précédé la
crise de 2008 cessent à présent de progresser, voire connaissent un recul.

LE DOLLAR DEBT STANDARD EST UNE FORME DE


PROTECTION(NISME)

J’appelle ici dollar debt standard ou plus simplement « régime dollar » le


régime de change issu de la fin de Bretton Woods, dominé par le dollar
américain et profondément lié à la dynamique de la dette américaine et des
achats de cette dette par le reste du monde. Ce terme est forgé, par clin d’œil à
l’histoire, en référence au gold exchange standard qui prévalait sous sa forme
pure avant la Première Guerre mondiale.
Le système monétaire international repose en effet sur le dollar américain, tant le
régime macro-financier américain reste dominant. Il s’appuie sur un axe États-
Unis/Asie dont le dollar est le pivot, à la fois pour la création monétaire et la
circulation des biens. L’arrimage des devises émergentes au dollar constitue une
forme de protectionnisme, à tout le moins quand le dollar baisse. Les
interventions de change visent le maintien de la sous-évaluation de la devise
locale : elles gonflent les réserves et donc la liquidité dans les économies
domestiques concernées. On encourage ainsi un modèle de développement par
les exportations impliquant surliquidité et création monétaire au prix d’une
volatilité financière accrue et accompagnée parfois de bulles.
On peut soutenir que ce « régime dollar » est protecteur aussi pour l’économie
américaine, qui assure le financement de ses déséquilibres en dépit d’un
creusement significatif de la balance des comptes courants. Tout semble se
passer comme si le privilège exorbitant du dollar (permettant à l’économie
américaine de se financer dans sa propre devise) compensait ou avait pour
contrepartie ce creusement des déficits. À vrai dire, cela est d’autant mieux
toléré que le déficit commercial américain comporte une dimension structurelle
importante et montre une faible élasticité au taux de change, car l’économie
américaine a tout simplement cessé de produire un certain nombre de biens par
le jeu des délocalisations3.
L’axe de financement États-Unis/Asie tient à la structure des échanges, à la
délocalisation de la base de production américaine dans la région et aux banques
centrales asiatiques détentrices d’importantes réserves de change où le dollar est
en situation quasi monopolistique. Depuis 1993, c’est essentiellement par
l’interaction du gonflement du déficit des paiements courants américains et des
politiques de changes fixes (c’est-à-dire soi-disant flottants) conduites par les
banques centrales des pays émergents que s’opère la monétisation de
l’endettement public américain. Il y a de plus création monétaire dans les pays
ayant des balances en dollars sans qu’il y ait, en retour, une réduction symétrique
des moyens de paiement circulant aux États-Unis. Ces derniers exportent en effet
les capitaux qu’ils n’ont pas épargnés à proportion du crédit que leur consentent
les banques centrales de ces pays. On peut donc dire que le crédit commercial
qu’accordent les pays émergents aux États-Unis est à la fois la cause et la
conséquence des flux de capitaux venus des États-Unis s’investissant dans ces
pays émergents. Il s’agit d’un modèle protecteur d’un régime de développement
économique par les exportations. Ces pays se trouvent pour la plupart sur-
financés, les entrées de capitaux s’ajoutant à des balances des paiements
courants déjà excédentaires, reflet paradoxal d’économies émergentes en
excédent d’épargne. Ayant le souci de compétitivité-change, les autorités
monétaires de ces pays absorbent la demande de devise locale qui en résulte,
gonflant réserves, base monétaire et crédit.
Le dollar debt standard a pour conséquence que l’économie mondiale ne risque
quasiment plus de se trouver en panne de liquidités et que l’économie américaine
dispose de moyens quasi infinis de lutter contre la déflation tout en stimulant par
construction le reste de l’économie mondiale. En particulier, une chute
intempestive du dollar se verrait enrayée, dans les économies émergentes, par le
levier des réserves de change, laissant d’ailleurs les économies européennes
assez esseulées dans la riposte.
Ni l’euro, ni a fortiori le yen ou le renminbi, ne sont en mesure de disputer au
dollar son statut exorbitant. Le yen reste marginal, le renminbi encore en
enfance, l’euro ne dispose pas de tous les attributs de devise internationale.
Aucune autre devise ne peut afficher l’ensemble des fonctions de devise
internationale. Le dollar domine car aujourd’hui il ne peut être remplacé.
Le dollar debt standard dure à présent depuis aussi longtemps, soit quarante-
cinq ans, que le plus long des accords monétaires internationaux précédents,
l’étalon-or entre 1871 et 1914. Le régime de Bretton Woods (1946-1971) n’a
tenu que vingt-cinq ans. Les États-Unis ont fourni aux pays émergents tous les
dollars dont ils avaient besoin pour permettre les échanges et, en contrepartie des
réserves de change, pour former la base de liquidité et de crédit de leurs
économies. Si les États-Unis venaient à exporter moins de dollars, les émergents
devraient céder des actifs et des ajustements de prix devraient intervenir. Si de
nombreuses économies émergentes ont su se développer à l’abri de ce régime de
change, elles ont pu se voir rappeler à intervalles réguliers (le dernier épisode
étant la volatilité déclenchée par l’annonce du tapering américain – voir chapitre
7) combien le dollar était bien la devise des États-Unis mais leur problème à eux.
C’est ce qui nourrit quelques velléités d’émancipation, du moins pour une
économie qui, comme la Chine, en a les moyens.

LA DYNAMIQUE DE CHANGEMENT DU RENMINBI


Rôle d’ancrage régional, voire mondial pour un large ensemble d’économies
émergentes, le renminbi a amorcé une ascension institutionnelle. Le
deutschemark des années 1970-1980 peut servir de référence, quand la devise
allemande a progressivement investi les fonctions clé que sont l’épargne, les
échanges et le capital. Le chemin sera plus long pour la devise chinoise, mais des
avancées se font jour : internationalisation de son rôle dans les portefeuilles
institutionnels, développement et approfondissement des marchés financiers
domestiques. Il faudra aussi que la politique économique chinoise sache
préserver la valeur de cette devise. La revalorisation du renminbi pose des
problèmes redoutables : modifier significativement la parité de la devise chinoise
pourrait gripper un mode de financement où l’épargne (et la création monétaire)
chinoise couvre une partie des déficits américains. Cet axe États-Unis/Asie a sa
cohérence mais aussi ses fragilités.
D’autant que la Chine n’est pas une menace commerciale autant qu’on a pu le
dire. Son essor commercial reflète largement une délocalisation industrielle des
pays riches, dont la contrepartie a été la désinflation importée chez les pays
développés. Par ailleurs, la Chine est un maillon d’une chaîne de production plus
large aboutissant à un consommateur logé dans les pays développés, aux États-
Unis surtout. Il y a certes émergence progressive d’une demande domestique
locale mais la causalité économique et financière (la recherche des coûts les plus
faibles) s’est déployée, jusqu’ici du moins, des pays développés vers les pays
émergents et non l’inverse.
On ne peut toucher à la parité du renminbi, et partant à celle de nombreuses
devises émergentes, sans toucher au mode de financement de l’économie
américaine, ni risquer des effets secondaires indésirables. Mais ne pas y toucher,
c’est accepter implicitement de laisser gonfler une bulle domestique chinoise.

L’EURO, DE LA FIN DES DÉVALUATIONS AU QUANTITATIVE


EASING

Après le dollar et le renminbi, il convient de s’attarder sur l’euro, une devise


souffrant d’une intégration institutionnelle incomplète. Sans revêtir tous les
attributs de devise internationale qui auraient pu là aussi procurer une sorte de
privilège exorbitant, l’euro a adopté par principe une armature disciplinaire
empêchant la dévaluation compétitive et forçant les dynamiques de vertu. La
zone euro joue un rôle marginal à côté de l’axe États-Unis/Asie. L’euro, souvent
variable d’ajustement à la hausse, devient une des rares devises réellement
flottantes dans le système. Certes, l’intégration commerciale de la zone euro
limite l’impact du taux de change de l’euro pour les pays membres mais cette
sensibilité n’est pas nulle pour bien des industries. Peut-on reprocher à l’Europe
de ne pas suffisamment se protéger ? Il faut à cet égard remarquer que l’euro, au-
delà de toute manipulation monétaire directe, est la monnaie d’une économie
connaissant un surplus de ses comptes courants, c’est-à-dire un excédent de son
épargne par rapport à l’investissement ; et que ce surplus, non recyclé par
définition au sein d’une zone euro où la crise a provoqué une fragmentation
financière, ne l’est pas non plus vis-à-vis du reste du monde. En effet, la position
naturelle de la zone euro est d’être exportatrice nette de capital, ce qui a été
insuffisamment le cas avec un effet haussier sur la devise. Autrement dit, l’euro
aurait dû se déprécier si la zone euro avait été au rendez-vous de sa promesse
initiale – celle d’une zone exportatrice nette de capitaux (capitaux longs et IDE
précisément). Laissé aux forces de l’accumulation de surplus courants, l’euro
s’apprécie en tendance sauf si la BCE intervient en sens inverse. Ce sont là
clairement des signes de nature déflationniste. La stratégie d’expansion du bilan
de la BCE a alimenté au début 2015 une forte dépréciation de l’euro. Alors que
depuis sa création la BCE n’avait jamais fait référence à un objectif de change,
une posture sinon un discours nouveau se font jour.
Au total, le jeu des politiques monétaires post-crise, tant au Japon, qu’aux États-
Unis, en zone euro et au Royaume-Uni, cacherait en fait une guerre des changes
qui ne dit pas son nom et la volonté de restaurer des marges de compétitivité. On
verrait ainsi un recul du modèle orthodoxe de l’indépendance des banques
centrales, car une politique d’affaiblissement de la devise signifie la mutation du
modèle vers un régime plus protecteur sinon protectionniste.
Il s’agit bien, pour les banques centrales, d’une mutation d’ADN. Et ce que la
Fed décrit aujourd’hui, avec la fin de son programme de quantitative easing,
n’est sans doute que la fin du commencement d’une évolution plus lourde. S’est
achevée, avec la crise et ses conséquences monétaires, la période Volcker,
caractérisée par un modèle de banque centrale indépendante, un outil (le taux
directeur) et un ou deux objectifs (l’inflation le plus souvent, et la croissance
parfois). Ce modèle laisse place à présent à une boîte à multiples outils (dont le
QE) et à une large palette d’objectifs, élargie implicitement ou non à la gestion
du change. Cette mutation est encore en période d’apprentissage tant pour les
banques centrales que pour les marchés financiers.
Elle signerait le retour à une plus grande proactivité de la politique monétaire. Le
change, à côté de nombreux actifs financiers, en constituerait un élément
significatif qui reflète les canaux de transmission monétaire propres à chaque
économie et les attributs de souveraineté et d’indépendance que revêt la devise.
On a vu ainsi, au Japon comme en zone euro, de façon assumée ou pas, l’objectif
de change et la dévaluation compétitive (par rapport à des situations de change
initiales jugées surévaluées) constituer l’un des tout premiers buts de guerre
visibles et atteignables associés aux opérations de QE, ceci d’autant plus que les
impacts réels finals de ce QE sont à la fois lointains et hypothétiques.
Progressivement, la fonction de réaction de ces banques centrales, comme c’est
manifeste aux États-Unis et croissant au Japon, intégrera un nombre plus élevé
de variables dans un contact de plus en plus direct avec la politique, dont, à
l’extrême, les schémas de monétisation directe de l’endettement, pourraient
constituer une évolution ultime.
DEUX SÉQUENCES DANS UNE MUTATION DYNAMIQUE
Avec le dollar debt standard, un équilibre des intérêts bien compris s’est mis en
place le long de l’axe États-Unis/pays émergents. Dans le même temps, les pays
formant la zone euro décidaient collectivement de se priver des facilités de la
dévaluation compétitive en arrimant leurs politiques économiques, et
singulièrement leur politique monétaire, à un socle de règles du jeu intégrées.
Dans ce qu’on peut appeler une première séquence de ce nouveau régime, un
nombre significatif d’économies en développement rapide ont pu se mettre à
l’abri du dollar. La création de la zone euro a quant à elle rendu impossible la
manipulation nationale du change (mais pas, comme la suite l’a montré, une
crise de balance des paiements) sans qu’à ses débuts (là encore les choses
évolueront) la politique de la BCE poursuive un objectif de change. La faiblesse
initiale de la devise euro, surprenante mais compréhensible par un effet de
diversification de portefeuille, n’a pas duré : l’euro s’avère une devise « forte »
pour de bonnes raisons (qualité des fondamentaux, confiance) puis de moins
bonnes (signes de déflation dont témoignent la hausse des surplus courants et la
baisse des prix). Durant cette première séquence, sous les apparences d’un
système global de changes flottants, la plupart des devises du système monétaire
international se trouvent enserrées dans un jeu de fixité ou de quasi-fixité. Seules
quelques devises d’ajustement s’avèrent effectivement flottantes, dont l’euro.
Dans une seconde séquence, on voit apparaître une dynamique d’émancipation
et d’autonomie avec dans les pays émergents le renforcement de la demande
intérieure – ou le souhait de la constituer –, d’une affirmation plus souveraine du
développement et de libéralisation des marchés financiers, dont celui du
change… Sans être remis fondamentalement en cause, le régime de protection
du dollar américain se trouve plus fréquemment questionné. On assiste
simultanément à une mutation chez les principales banques centrales
occidentales, dont les opérations de QE et le contrôle du change qui va avec sont
l’indice. La zone euro n’y échappe pas, renouant en quelque sorte avec une
stratégie de dévaluation compétitive au niveau européen après l’avoir fait
disparaître au niveau national.
Au total, l’ascension d’un régime du dollar debt standard implique en un
premier temps des politiques de dumping monétaire par le change dans la sphère
des pays émergents, cela au moment où la zone euro s’obstine dans le refus de la
dévaluation compétitive et de l’objectif de change. Puis à une autonomisation de
la croissance, des marchés et des variables financières d’un certain nombre de
pays émergents, sans que soit remis en question le statut premier du dollar ; avec
en plus le retour de politiques de dépréciations compétitives et systématiques du
change dans les pays développés recherchant, y compris en zone euro, des
protections régionales et non plus nationales.
Il est à parier que les devises et les taux de change constitueront durablement la
principale soupape de volatilité par laquelle respirera en quelque sorte le système
économique et financier post-crise. De telles évolutions sont déjà en cours et
résultent notamment des politiques non conventionnelles de QE. La plupart des
autres classes d’actifs, ensevelies sous la surliquidité structurelle du système,
voient leur régime de volatilité durablement abaissé.
Cette réalité croise celle d’une mutation significative des modèles des banques
centrales des pays occidentaux, dans un sens plus volontariste, plus « national »
et plus déterminé à ériger en objectif un nombre important de classes d’actifs,
dont le change, et en assumant les distorsions de prix éventuelles. Tout cela
intervient à un point d’inflexion, mais non encore d’inversion du cycle de la
mondialisation provoquée par la crise et d’entrée dans une ère de perspectives de
croissance limitée.
Ainsi, plusieurs dynamiques commencent à dessiner le monde de demain :
Le statut exorbitant du dollar et le dollar debt standard sont toujours là,
associant de nombreux pays émergents dans un axe d’intérêts mutuels et de
protectionnisme monétaire. Mais des logiques d’émancipation, de
souveraineté et d’évolution des modèles économiques et financiers sont à
l’œuvre.
L’Europe revient à une stratégie de change plus agressive après la
disparition des dévaluations compétitives au niveau national ; le Japon
accentue cette orientation, un axe euro/yen de surliquidité et de
recomposition apparaît.


1. Vaste opération de rachat de titres de dette par la banque centrale contre sa propre monnaie ou encore
monétisation des dettes. Les objectifs habituellement assignés sont la baisse des taux d’intérêt et la
relance de la demande par une injection de liquidités dans l’économie. La BCE vient de lancer, le 22
janvier 2015, sa propre opération de QE, après la Fed, la Banque d’Angleterre et la Banque du Japon.
2. Brésil : taxe de 6 % sur les achats d’obligations par des étrangers ; Inde : interdiction à un non-
ressortissant de détenir des actions ; Vietnam : détention minimale d’un an de tout titre acheté sur le
marché des actions.
3. Les efforts récents de « réindustrialisation » ne modifient pas ce constat, qui forme la tendance lourde.
Partie 3

Repenser la régulation financière


internationale
Chapitre 9

Monnaie électronique et supervision monétaire


André Lévy-Lang et Jean-Bernard Mateu

Le développement d’Internet est entré depuis quelques années dans une nouvelle
phase, avec l’extension du très haut débit, la mobilité généralisée et la diffusion
rapide et relativement peu coûteuse de l’accès au réseau. Cette combinaison est à
juste titre qualifiée de révolutionnaire : un grand nombre de domaines d’activité
doivent être repensés. Dans le commerce, la publicité et le marketing sont
devenus le domaine du big data et de la publicité personnalisée, et la distribution
est plus ou moins conquise par les ventes à distance. Mais la banque,
contrairement aux prophéties de la fin des années 1970 (« la banque, sidérurgie
de demain ») a été relativement moins affectée que, par exemple, la distribution
des biens ou le tourisme. Les banques gèrent encore l’essentiel de la monnaie et
font l’essentiel du crédit, au moins hors des États-Unis. Pourtant, il y a eu aussi
une révolution des systèmes de paiement : les cartes bancaires remplacent les
chèques et sont devenues cartes sans contact, et demain les téléphones portables
serviront aussi à payer. Révolution aussi des vitesses de transactions, notamment
en Bourse, de leur volume et de leur globalisation. Quelles conséquences pour la
supervision monétaire ?
Celle-ci a deux dimensions : la sécurité du système financier et la politique
monétaire. Cette supervision repose sur plusieurs données : la masse de
monnaie, sous ses différentes formes (M1, M2, etc.), sa vitesse de circulation, la
situation des banques et du crédit bancaire, celle des marchés financiers.
La monnaie électronique, au sens le plus large, peut avoir deux types d’effets sur
ces données :
Accélérer les transactions de toute nature : tant que ces transactions
s’opèrent dans le système bancaire, elles peuvent affecter la vitesse de
circulation, mais cela joue moins sur cette vitesse que les facteurs
économiques et psychologiques ; en revanche, la réaction des déposants en
cas de crainte de crise peut être plus rapide et violente, bien avant la ruée
sur les guichets.
Plus important pour la supervision : la monnaie électronique au sens large
crée des « poches de valeur » nouvelles, certaines hors système financier,
inconnues ou mal connues des autorités.
Une « poche de valeur » est une réserve potentiellement liquidable, mais non
liquide. Les obligations subprime en ont été un exemple redoutable, elles ont
déclenché la dernière crise.
Une poche de valeur mal connue est dangereuse si elle est d’un volume
« significativement systémique », et qu’il y a un doute sur sa valeur. Les
obligations subprime le sont parce que significativement systémiques,
dangereuses et sous-estimées par les autorités monétaires publiques et privées.
Les obligations souveraines de certains pays de la zone euro étaient des poches
de valeur systématiquement dangereuses mais bien connues.
Les porte-monnaie électroniques ou les téléphones chargés d’une réserve de
paiement sont des poches de valeur qui, aujourd’hui, ne sont pas dans ce cas.
Mais nous verrons que l’électronique a créé de très nombreuses poches de valeur
non contrôlées, dont pour le moment aucune n’est d’importance systémique
évidente. Cela n’exclut pas peut-être, un jour, que des innovations comme
Bitcoin, qui n’auraient pas existé sans le « Web » et qui méritent donc une
analyse, le deviennent : est-ce un épiphénomène ou la première d’autres
innovations potentiellement dangereuses ?

DIFFÉRENTS TYPES DE MONNAIE


De nombreuses appellations peuvent prêter à confusion, tant les définitions sont
compliquées et parfois mouvantes dans le temps. La directive européenne de
2012 définit la monnaie électronique comme « une valeur monétaire qui est
stockée sous une forme électronique, y compris magnétique, représentant une
créance sur l’émetteur, qui est émise contre la remise de fonds aux fins
d’opérations de paiement ». D’une certaine manière, et en dehors de la monnaie
fiduciaire (billets et pièces) et du chèque, toutes les monnaies sont stockées sous
forme électronique. Généralement, on considère que la monnaie électronique est
stockée sur un support indépendant d’un compte bancaire, par exemple une carte
prépayée, alimentée par un virement ou un paiement par carte de crédit.
Les monnaies virtuelles ne sont juridiquement ni des monnaies, ni un instrument
de paiement, mais plutôt un outil pratique permettant de concrétiser une
transaction en effectuant un paiement en ligne. Ces monnaies n’ont pas été
créées par un État ou une union monétaire mais par un groupe de personnes,
physiques ou morales (des joueurs en ligne, des sociétés commerciales, un
réseau de coopérateurs…). Elles relèvent d’une convention privée entre ces
acteurs et ne bénéficient d’aucune garantie quant à leur acceptabilité ou à leurs
cours. Elles ne représentent pas « une créance sur l’émetteur » et ne sont donc
pas, au sens de la loi, des monnaies électroniques ! On peut citer à titre
d’exemple les « Amazon coins » destinés à fidéliser les clients par des
mécanismes de réductions et par la mise en place d’un périmètre fermé où les
utilisateurs peuvent non seulement acheter mais aussi vendre des biens
d’occasion. Dans ce cas, on a une autorité d’émission – Amazon – qui pourrait,
comme le ferait une banque centrale, décider d’intervenir sur le cours de sa
monnaie.
Parmi les monnaies virtuelles, les monnaies cryptographiques ou crypto-
monnaies sont des monnaies virtuelles, qui permettent le transfert de fonds de
personne à personne, sans l’intervention d’une autorité centrale (banque) et dont
la sécurité est garantie par des procédés mathématiques de codage. La première
monnaie basée sur ce principe a été inventée en 1990 par le mathématicien
américain David Chaum. Depuis, de nombreuses autres innovations et
améliorations des concepts ont permis de faire naître des dizaines de crypto-
monnaies. La plus connue et de loin la plus utilisée est la crypto-monnaie
appelée bitcoin – le même mot avec une majuscule est utilisé pour dénommer le
système global de paiement – créée le 3 janvier 2009 par Satoshi Nakamoto,
pseudonyme adopté par le ou les créateurs. Pour fixer les idées, la valeur totale
de l’ensemble des bitcoins est, au moment où nous écrivons ce texte, de l’ordre
de 4 Md$. De plus, chaque jour, de nouveaux sites marchands acceptent les
paiements en bitcoins, dont Microsoft et Dell aux États-Unis.

LA CRYPTOGRAPHIE
La cryptographie regroupe les techniques de chiffrement destinées à assurer la
confidentialité, l’authenticité et l’intégrité des données. Concrètement, grâce à
une clé de codage et à un algorithme de calcul, on transforme un message en
clair en un message incompréhensible. À partir de celui-ci, on ne pourra
reconstituer le message initial en clair qu’en utilisant une clé de déchiffrement et
un autre algorithme de calcul.
Cette discipline déjà très ancienne, puisque le premier document chiffré connu
est une tablette d’argile retrouvée en Irak et datant du XVIe siècle avant J.-C.,
bénéficie des progrès récents de l’arithmétique et de la puissance de calcul des
ordinateurs. En utilisant des techniques modernes, coder un message grâce à la
clé de chiffrement et décoder le message avec la clé de déchiffrement sont des
opérations rapides pour un ordinateur. Décoder le message sans la clé de
déchiffrement nécessite tellement de calculs que même les ordinateurs les plus
puissants ne peuvent y arriver.
En ce qui concerne bitcoin, « casser » le procédé nécessiterait aujourd’hui un
temps supérieur à l’âge de l’univers. Vouloir frauder de cette façon demanderait
tellement de moyens de calcul que le coût pour le fraudeur, s’il y arrive, serait
très largement supérieur au gain qu’il en retirerait. Il vaut alors mieux coopérer
que trahir !

LA TECHNOLOGIE BITCOIN
Voyons comment cela se traduit concrètement au niveau d’une transaction
Bitcoin.

Dans un premier temps, l’émetteur, muni de sa clé privée, a généré sa clé


publique ainsi que son adresse Bitcoin.
Pour effectuer un paiement, l’émetteur constitue un message de transaction
contenant une transaction Bitcoin et une signature. La transaction Bitcoin est
elle-même constituée de :
l’identifiant des transactions précédentes, celles qui ont permis à l’émetteur
de recevoir à son adresse les bitcoins qu’il veut dépenser ;
le montant du paiement ;
la clé publique de l’émetteur ;
l’adresse Bitcoin du récepteur.
L’émetteur a signé le message par cryptage de la transaction Bitcoin au moyen
de sa clé privée. Tout le monde peut, grâce à la clé publique, vérifier que la
signature est authentique : l’émetteur est bien propriétaire des bitcoins issus des
transactions précédentes, il a généré la signature et il donne de manière
irrévocable l’ordre de paiement.
À ce stade, on a bien une transaction authentifiée mais rien ne permet de
s’assurer que l’émetteur ne pourra pas fabriquer une deuxième transaction à
partir des mêmes bitcoins.

BITCOIN : DES BLOCS DE TRANSACTIONS


Un mécanisme complémentaire est nécessaire afin de valider la transaction,
notamment en vérifiant que l’émetteur est bien propriétaire des bitcoins qu’il
veut utiliser mais aussi en évitant la fraude qui consisterait à dépenser plusieurs
fois la même somme.
En fait, il n’y a pas d’organisme teneur de compte qui aurait en charge la
validation des transactions et leur recensement. Cette tâche est placée sous la
responsabilité d’un réseau d’ordinateurs, « les mineurs », répartis sur Internet et
qui coopèrent afin de valider les transactions. Chaque mineur garde une copie
complète de la base de toutes les transactions en bitcoins depuis le début.
Les transactions sont diffusées au fur et à mesure de leur création à tous les
nœuds du réseau qui effectuent la première authentification. Toutes les dix
minutes environ, chaque nœud regroupe les transactions reçues en un bloc puis
tente de résoudre une sorte de casse-tête cryptographique à partir de ce bloc. Dès
qu’un mineur résout le casse-tête, il diffuse la solution à tous les autres avec une
preuve que le travail a bien été effectué. Les autres peuvent alors le vérifier très
simplement, toujours par un algorithme cryptographique. Le mineur qui a résolu
le casse-tête reçoit une paye en bitcoins créés pour l’occasion.
Au cours du temps, le travail à effectuer pour résoudre le casse-tête est de plus
en plus compliqué et la récompense en bitcoins diminue. Ainsi, le nombre
maximum de bitcoins est de 21 millions et sera atteint aux alentours de l’an
2140.

BITCOIN : DES BLOCS EN CHAÎNE


En fait, chaque bloc validé et inscrit est chaîné avec le précédent, ce qui fait que
chaque nouveau bloc reconfirme tous les précédents.
Comment cela se passe-t-il pratiquement ?
Le bloc A étant le dernier validé par le réseau Bitcoin, supposons que deux blocs
B1 et B2, différents parce que fabriqués à des endroits différents du réseau,
soient validés presque en même temps par deux mineurs. Alors, les deux blocs,
avec chacun sa preuve de validité, seront diffusés simultanément. À peu près la
moitié des nœuds, c’est-à-dire le sous-réseau n° 1, recevra B1 avant B2 et l’autre
moitié, le sous-réseau n° 2, recevra B2 avant B1. Un peu plus tard, des blocs C1
et C2 seront constitués puis validés avec comme bloc précédent respectif B1 et
B2. Puis D1 et D2 de la même manière. Supposons ici que la puissance de calcul
du sous-réseau n° 1 soit supérieure à celle du sous-réseau n° 2. De ce fait, au
bout d’un certain temps, la branche n° 1 de l’arbre constitué devient plus longue
que la branche n° 2. Pour autant, l’ensemble du réseau est au courant de
l’existence des deux branches concurrentes. Le système impose alors que la
branche la plus courte soit abandonnée par l’ensemble du réseau Bitcoin au
profit de la plus longue.
En conséquence, seules les transactions inscrites dans les blocs B1, C1, D1 et E1
sont conservées.
Celles qui se trouvent dans les blocs B2, C2 et D2 et qui ne se trouvent pas dans
B1, C1, D1 et E1 sont effacées à ce stade de la chaîne de blocs. Elles seront
intégrées dans de nouveaux blocs qui succéderont à E1.
Ce mécanisme règle, notamment, le problème de la fraude qui consisterait à
injecter à des moments proches dans le réseau deux transactions utilisant les
mêmes bitcoins. Ces deux transactions se trouveraient forcément dans deux
branches concurrentes et donc, après un certain nombre d’itérations l’une des
deux serait éliminée. Il faut donc attendre que la branche soit suffisamment
longue pour que le premier bloc de celle-ci ait une probabilité infinitésimale
d’être remis en cause. Traditionnellement, on estime qu’au bout de six
confirmations de blocs successifs on a un niveau extrême de sécurité.
C’est bien tout le long cycle de validation – authentification et vérification d’une
transaction, composition d’un bloc, validation du bloc – déroulé 6 fois et qui
prend donc au moins une heure au total, qui assure au récepteur du paiement que
la transaction a bien été effectuée.
On peut montrer qu’un mineur ou un pool de mineurs qui disposerait de plus de
la moitié de la puissance de calcul de tout le réseau Bitcoin pourrait créer « un
monopole de fait » en faisant ce qui lui plaît en termes de validation de blocs :
rejeter certaines transactions, récupérer systématiquement les récompenses en
bitcoins… C’est ce que l’on nomme « l’Attaque des 51 % ». C’est en réalité
hautement improbable :
Une telle puissance de calcul serait beaucoup plus coûteuse en matériel et
en électricité que le gain espéré, d’autant que cette puissance de calcul
devrait continuer à croître en même temps que l’ensemble du réseau.
Le mineur en question ne pourrait de toute manière pas voler les bitcoins
qui ne lui appartiennent pas.
L’attaque serait néfaste à la valeur du bitcoin et à l’intérêt du système
Bitcoin, ce qui se retournerait contre l’attaquant ou le groupe d’attaquants.
De toute manière, une fois le monopole repéré, il suffirait de publier une
nouvelle version du logiciel libre Bitcoin invalidant toute chaîne de blocs
hostiles et repartant du dernier bloc correct pour rétablir l’intégrité du système.

BITCOIN : TRAÇABILITÉ ET SÉCURITÉ


Un certain nombre de caractéristiques de Bitcoin découlent directement de la
technologie employée.
Un paiement en bitcoins n’est pas réversible : si la transaction est inscrite dans la
base de données reproduite sur chaque nœud du réseau, alors c’est qu’elle a été
authentifiée, incluse dans un bloc, que celui-ci a été validé et qu’il n’est plus
possible de l’en effacer. Des bitcoins transmis ne peuvent plus être transmis une
seconde fois par l’émetteur qui ne peut donc pas frauder de cette manière. En
théorie, et puisque le temps de validation est long – une heure –, l’émetteur
pourrait profiter de ce délai pour envoyer une deuxième fois sa transaction. Mais
seule la première inscrite dans un bloc lui-même accepté serait valable. L’autre
serait rejetée.
Justement, ce délai de validation semble particulièrement long par rapport à un
paiement par carte bancaire qui ne demande que quelques secondes par exemple.
C’est vrai, mais un paiement par carte peut ensuite être contesté alors qu’un
paiement en bitcoins est lui totalement définitif.
La structure même du réseau Bitcoin, ainsi que les algorithmes qui sous-tendent
le concept limitent la capacité de traitement à une dizaine de transactions par
seconde, ce qui est très peu par rapport à des outils de paiement habituels (Visa
traite par exemple mille cinq cents transactions par seconde en période de
pointe). Comme nous l’avons vu plus haut, le nombre total de bitcoins est de 21
millions. Pour autant, on peut diviser de manière quasi arbitraire un bitcoin
puisque les transactions traitent des montants avec 8 décimales.
D’une certaine manière, les transactions peuvent être anonymes, puisque
l’émetteur et le destinataire ne sont identifiés que par leur adresse Bitcoin, et
qu’il n’existe pas d’annuaire. Chacun peut d’ailleurs avoir autant d’adresses
qu’il souhaite puisque l’on peut en générer à peu près autant qu’il y a d’atomes
sur Terre !
La traçabilité est néanmoins assurée puisque chaque transaction garde la trace
des transactions précédentes, de manière arborescente, jusqu’aux transactions de
créations des bitcoins par les mineurs. L’identité d’un utilisateur révélée par
exemple lors d’un achat sur un site marchand ou tout simplement par son adresse
IP permet donc de tracer son activité Bitcoin. Les bitcoins sont donc faciles à
authentifier, à diviser, à transférer mais aussi à stocker, soit en conservant en lieu
sûr ses clés privées – comme on le ferait avec des mots de passe bancaires – soit
dans un portefeuille en ligne.
On peut se procurer des bitcoins de trois manières différentes :
En participant en tant que mineur au réseau Bitcoin puisque le travail de
mineur est récompensé par des bitcoins nouvellement créés. Pour autant,
cela reste l’apanage de spécialistes qui disposent de moyens de calcul hors
norme.
En changeant des euros contre des bitcoins au travers de places de marché
en ligne qui jouent le rôle de bureau de change en même temps qu’ils
assurent une cotation.
En facturant des biens ou des services en bitcoins.
Le sujet de la sécurité, enfin, recouvre de multiples aspects. Sur le plan
technique, comme chaque nœud du réseau stocke la totalité des transactions, il
est impossible de perdre les données. Si quelques nœuds tombent en panne ou se
déconnectent, le reste du réseau, fort de dizaines de milliers d’ordinateurs
redondants, assure la permanence.
Comme on l’a déjà vu, les algorithmes cryptographiques sécurisent totalement
l’ensemble du système. D’ailleurs, les banques elles-mêmes utilisent le même
type d’algorithmes pour communiquer entre elles ou avec leurs clients. En fait,
comme pour un mot de passe de site Internet ou un code de carte bancaire, le
vrai risque est de perdre sa clé privée, de se la faire voler ou de la confier à un
portefeuille en ligne qui, lui, peut faire défaut. Dans le cas d’une banque, celle-ci
peut rééditer le code. Dans le cas de Bitcoin, c’est définitivement perdu ! Le
point faible en termes de risque n’est donc pas dans le système de paiement lui-
même mais plutôt dans la sécurité des sites en lignes, places de marchés ou
portefeuilles, qui peuvent être attaqués par les hackers. C’est d’ailleurs ce qui est
observé de temps en temps et qui porte lourdement atteinte à l’image de Bitcoin.
Puisque les transactions sont totalement sécurisées, il est impossible pour
quelqu’un qui intercepterait le message de la transaction – ce qui est facile
puisque les transactions sont publiques – d’usurper l’identité de l’émetteur, alors
que les exemples de numéros de cartes bancaires utilisés à l’insu du détenteur
sont légion !

UNE MONNAIE PRESQUE COMME LES AUTRES


Comme toutes les monnaies, le bitcoin peut constituer :
Une réserve de valeur : au moment de la crise de confiance de l’euro et du
plan de sauvetage de Chypre au printemps 2013, les transferts vers le
bitcoin ont largement augmenté, provoquant ainsi une montée des cours.
Un moyen d’échange, grâce au réseau de paiement Bitcoin.
Une unité de compte : en France, c’est officialisé notamment par la
définition adoptée à l’été 2014 par le fisc qui du coup en profite pour
réintégrer les opérations et portefeuilles Bitcoin dans le champ de l’impôt !
Les monnaies « classiques » sont émises par une banque centrale, sous l’autorité
ou par délégation d’un gouvernement. Dans le cas de Bitcoin, ce pouvoir central
n’existe pas. De la même manière, le système de compensation et la tenue des
comptes sont remplacés par un écosystème réparti.
Les conséquences sont multiples :
Pas de politique monétaire puisque pas d’autorité politique aux manettes.
La masse monétaire totale est publique et facilement vérifiable puisque la
base de données des blocs de transactions est publique et présente à chaque
nœud du réseau.
Il est impossible de geler les avoirs de quelqu’un.
Pas de création ou de destruction monétaire par un mécanisme de crédit
supervisé.
Pas de garantie des dépôts.
Mais pas de faillite bancaire possible non plus.
Une valeur reflet de la confiance collective dans le système Bitcoin et non
en la performance économique du pays ou de la zone d’émission.
La valeur du bitcoin fluctue effectivement au gré des événements qui ponctuent
son histoire. La spéculation existe forcément, comme elle peut exister sur tout
type d’actifs. Pas de politique monétaire, donc pas d’anticipation ou de réaction
à ce niveau. L’offre et la demande de bitcoins influent bien entendu sur la valeur
du bitcoin. Plus les bitcoins seront utilisés et plus leur valeur augmentera,
d’autant que le nombre total de bitcoins en circulation est limité de fait. Les
coûts d’utilisation très faibles, et en tout état de cause beaucoup plus faibles que
ceux du système bancaire traditionnel, iront dans ce sens.
La faiblesse des coûts de transaction et l’universalité de Bitcoin devraient de
toute manière jouer en faveur de Bitcoin dans les transactions de petits montants
ainsi que dans les transferts d’argent transfrontières. Comme tous les moyens de
paiement qui peuvent être anonymes – cartes prépayées, cartes cadeaux, chèques
cadeaux, espèces – Bitcoin est forcément suspect du point de vue de la lutte anti-
blanchiment. D’autant que Bitcoin permet des transferts instantanés et quasi
gratuits vers les paradis fiscaux. Même si, comme évoqué plus haut, Bitcoin
n’est pas totalement anonyme puisque les transactions sont publiques et les
adresses IP des marqueurs exploitables par les services de police, celui-ci facilite
les trois phases habituelles du blanchiment d’argent :
le placement qui consiste à injecter dans Bitcoin l’argent provenant
d’activités illicites ;
l’empilement qui sert à brouiller les pistes en multipliant et en
complexifiant les transactions ;
l’intégration destinée à réinjecter dans le circuit traditionnel l’argent
blanchi.
Sous l’angle juridique, le cas de Bitcoin n’est ni totalement ni universellement
tranché. Le caractère international de l’écosystème Bitcoin rend l’analyse
d’autant plus complexe. Pour autant, les administrations fiscales n’ont pas
attendu de connaître la nature juridique de Bitcoin pour tenter de le soumettre à
l’impôt.
Les autorités de contrôle bancaire se sont aussi emparées du sujet. En France,
par exemple, l’ACPR, Autorité de contrôle prudentiel et de résolution, considère
depuis début 2014 que l’activité de place de marché en ligne « relève de la
fourniture de services de paiement » et, à ce titre, un agrément délivré par
l’ACPR est nécessaire.
Pour autant, le bitcoin n’étant pas une monnaie légale, comment le
comptabiliser ? Est-ce un stock ou un actif financier ? Est-ce un paiement ou du
troc ? Quels documents doivent-ils être produits pour justifier la comptabilité en
bitcoins ?
La meilleure comparaison que l’on puisse trouver aujourd’hui dans le monde
réel est peut-être l’or, avec des points communs :
La quantité globale est limitée, même si l’on ne sait pas très bien quelle est
la quantité d’or extraite à ce jour et si celle de Bitcoin est programmée pour
plafonner à 21 millions d’unités.
Plus on en extrait, plus il est difficile d’en extraire (dans le cas de Bitcoin,
la paye des mineurs diminue avec le temps).
On peut le transférer de manière anonyme.
Ce n’est pas une monnaie nationale ou même multinationale (l’euro).
C’est ce dernier point qu’on peut retenir : Bitcoin a été inventé par des militants
de la liberté du Web, qui voulaient s’affranchir des banques centrales et des
gouvernements et ils ont réussi une prouesse technique. Son poids
« systémique » est aujourd’hui très marginal et son développement à terme est
incertain. Mais il faut y voir une application qui eût été impossible sans le Web,
et qui a déjà des émules. Ceux-ci multiplient les « poches de valeur »
incontrôlables sinon invisibles. Il peut se poser à terme une question pour la
supervision monétaire, au niveau d’abord du Conseil de stabilité financière, si un
jour les ordres de grandeur de ces « monnaies » vivant seulement sur le Web
devenaient significativement systémiques. Mais cela supposerait alors un degré
de coopération internationale en matière de supervision monétaire, dont on n’a
pas eu encore d’exemple, pour agir à la fois sur les principaux sinon tous les
pays actifs sur Internet.
Chapitre 10

Le système monétaire à la lumière du bimétallisme


François Meunier

Se plonger dans l’histoire monétaire est un exercice attrayant mais futile s’il
n’aide pas à mieux comprendre et peut-être à aménager le système monétaire qui
prévaut dans les échanges commerciaux et financiers entre nations. Le
bimétallisme donne une telle leçon. Il s’agit du système monétaire qui a prévalu
pendant la majorité du XIXe siècle dans de nombreux pays, dont surtout la France
et les États-Unis, et qui repose sur un double étalon, l’or et l’argent. Il se
rapproche bien sûr du système de l’étalon-or que retenait le Royaume-Uni et qui
l’a finalement supplanté dans la décennie 1870 après quatre-vingts ans de bons
et loyaux services.
Il était d’usage dans l’enseignement universitaire de discréditer ce système
monétaire parce que bancal et fragile. L’accusation est injuste. C’est Milton
Friedman, dans deux articles décisifs (1990a, 1990b), qui a revivifié l’intérêt
pour le bimétallisme et exhumé les arguments anciens montrant sa supériorité
face au monométallisme-or, ce qui a déclenché une vague nouvelle de recherche
sur ce système monétaire.
On ne cherche pas dans ce chapitre à recommander un retour de quelque sorte
que ce soit au bimétallisme or-argent, l’argent restant une « relique barbare »
pour reprendre le mot que réservait Keynes à l’or. Il s’agit d’en regarder les
mécanismes internes avec l’objectif d’un système monétaire international plus
stable, mieux capable d’éviter des chocs financiers majeurs et qui favorise les
échanges et la prospérité.
Car le système (ou le non-système) actuel, reposant depuis 1971 sur des changes
flexibles avec arrimage ou non de certaines monnaies au dollar ou à l’euro, ne
peut se targuer d’apporter ni stabilité financière, ni protection contre des
manipulations de la devise, ni même autonomie de la politique monétaire, ce qui
était pourtant son principal « argument de vente » lors de sa mise en place. Il a
indubitablement permis, mettons cela à son crédit, le formidable développement
des échanges commerciaux depuis quatre décennies, du moins jusqu’à la grande
crise financière de 2008. Mais cet avantage est ambivalent… dès lors qu’il y a eu
la grande crise.
D’abord, la volatilité des changes, inconnue à ce degré sous les régimes
monétaires précédents. Par exemple, au cours des treize ans de son existence, la
parité dollar-euro a pu varier presque du simple au double (un plus bas de 0,88 à
un plus haut de 1,60). Cette parité gouverne pourtant les relations entre deux
énormes économies, très diversifiées, raisonnablement proches dans leur
structure industrielle et surtout avec des taux d’inflation sur la période très
similaires. Ce qui veut dire que le rapport d’un à deux vaut aussi pour les taux de
change réels et donc la compétitivité. Certains économistes, par exemple K.
Rogoff (2001), tendent à minimiser l’impact de ces chocs sur les taux de change
réels, mais l’argument perd de son poids au fur et à mesure que les marchés
s’intègrent internationalement. C’est d’ailleurs l’importance des impacts réels
sur la marche des économies et sur leurs industries, on l’oublie trop à présent,
qui a poussé les très intégrées économies de l’Union européenne dans la voie de
la monnaie unique.
Ensuite stabilité. Le système actuel est incapable de prévenir les déséquilibres
durables de balance des paiements. Témoin le déficit de la balance courante des
États-Unis vis-à-vis de la Chine, un pays qui contrôle il est vrai la parité de sa
devise vis-à-vis du dollar (ce qui est d’ailleurs un argument pour les partisans
des changes flexibles pour qui l’expérience n’est pas poussée assez loin) : il
atteint, depuis maintenant deux décennies, des montants considérables. À la suite
de Raghuram Rajan (2003), on peut juger que ce déséquilibre massif a entraîné
des taux d’intérêt anormalement bas qui ont poussé les États-Unis et le secteur
financier occidental dans une spirale délétère de financement à crédit et
finalement à la crise ouverte en 2007.
Enfin, le non-système actuel rend l’autonomie aux politiques nationales, qui en
usent souvent pour manipuler leurs devises, soit à des fins de compétitivité soit,
comme le fait le Japon aujourd’hui, pour contrôler le niveau de l’inflation. Mais
cette autonomie est largement fictive, comme on le sait depuis les travaux de
Michael D. Bordo (1993) ou plus récemment d’Hélène Rey (2013), qui mettent
en relief la corrélation croissante des taux d’intérêt et du cycle de crédit à partir
des États-Unis vers les autres grands pays.
En clair, le système ou le non-système de changes flexibles reste profondément
insatisfaisant. C’est à cette aune que le bimétallisme est davantage qu’une simple
curiosité historique.

LE BIMÉTALLISME, ORIGINE ET FONCTIONNEMENT


L’or et l’argent, à la base des pièces de monnaie, ont joué historiquement des
rôles assez complémentaires, l’or plus précieux étant réservé à des échanges de
gros montants, l’argent, plus abondant et donc moins précieux, pour les petites
transactions, ceci pour éviter de créer des formats de pièces trop inconfortables
et pour limiter les coûts de transport de la monnaie. Quand les systèmes
monétaires se sont détachés, avec les lettres de change puis les billets de banque,
d’un usage exclusif des espèces métalliques dans les transactions, il est naturel
que l’un et l’autre de ces métaux soient demeurés étalons et réserves de valeur,
avec en général une obligation de conversion en métal à la demande du porteur
d’un titre de monnaie non métallique. Un des premiers systèmes organisés
d’étalon bimétallique or-argent est apparu en 1791 aux États-Unis sous
l’impulsion d’Alexander Hamilton, le premier et génial secrétaire au Trésor de la
jeune république. Ce fut aussi le choix fait par la France lors de la création, en
1803, du franc germinal. Le Royaume-Uni a longtemps hésité avant de retenir en
1819 un système d’étalon-or, sous l’influence prépondérante de David Ricardo
dont le prestige était immense auprès du Parlement. Ce fut d’ailleurs une pure
affaire de circonstance, nous rappelle Milton Friedman : Ricardo avait écrit trois
ans auparavant un virulent pamphlet pour un système reposant sur l’argent plutôt
que sur l’or. Mais il s’était laissé convaincre entretemps par l’argument qu’on
était à la veille de progrès techniques très forts dans l’extraction d’argent qui
allaient faire baisser sa valeur et donc favoriser une inflation du prix des biens.
L’argument s’est révélé faux, le progrès technique, par ironie, s’étant plutôt
manifesté dans la production minière de l’or.
Comment fonctionne un tel système ? Les pièces d’or et d’argent y ont
conjointement un pouvoir de règlement illimité. La monnaie papier qui circule
est définie à la fois par rapport à l’or et à l’argent. Cela définit une parité fixe
entre l’or et l’argent. Dans le cas de la France, la Banque de France
nouvellement créée retenait un rapport de 15,5 pour 1, qui était le prix relatif des
deux métaux sur le marché à l’époque (soit en francs 290,32/4,5). Le Congrès
américain retint un rapport de 15 pour 1 (soit en dollars 20,67/1,38). Comme le
poids financier de la France était considérablement plus important que celui des
États-Unis, le ratio de marché a rapidement tourné autour de 15,5 pour 1. Le
Congrès des États-Unis a pourtant attendu jusqu’à 1834 pour suivre le conseil de
Hamilton de réajuster à la hausse le ratio légal de conversion, ce qu’il fit avec
excès en retenant un rapport de 16 pour 1.
Autre principe du système, la « libre frappe » : tout agent peut apporter son or ou
son argent non monétaires à l’Hôtel des monnaies (institut d’émission) contre
espèces. Il y a création monétaire non seulement à partir de la production
minière de métal mais en raison de la substitution possible par les particuliers
entre usage monétaire et non monétaire du métal, ce qui confère une certaine
élasticité à l’offre. Le corollaire qui en découle immédiatement est que la
conversion se fait en or ou en argent au choix – et au choix seulement – de
l’institut d’émission. Autrement dit, apportant à l’Hôtel des monnaies vos bijoux
en or, vous risquez de recevoir des pièces de monnaie… en argent, ou
inversement selon le choix monétaire du moment.
C’est le seul moyen en effet d’éviter un mécanisme du type « à tous les coups
l’on gagne ». Si le prix de l’or sur le marché s’établit à 16 pour 1 (l’or devient
plus cher que son cours officiel), il vous suffit sans cette restriction d’acheter de
l’or monétaire à l’institut d’émission au cours de 15,5 (en apportant par exemple
votre argent non monétaire), de le revendre sur le marché contre de l’argent au
cours de 16, et de continuer le tourniquet.
Si donc l’or se révèle cher sur le marché, par exemple en raison de découvertes
de nouvelles mines d’argent, l’institut d’émission ne fournira plus que de
l’argent comme moyen monétaire et les agents privés n’apporteront plus leur or
auprès de l’institut d’émission mais directement sur le marché s’ils veulent le
vendre. L’inverse se produit dans le cas où l’or devient plus abondant et donc
moins cher que la parité de 15,5. La bonne vieille loi de Gresham joue à plein :
la mauvaise monnaie, tantôt l’or, tantôt l’argent, chasse la bonne. Le système
bimétallique évolue donc alternativement, selon les cycles de marché, entre un
système d’étalon-or ou d’étalon-argent, comme l’indique le tableau qui suit.

Prix relatif or-argent et étalon dominant

Période Ratio or/argent Régime

1800-1814 16 Étalon-argent

1814-1820 15,05 Étalon-or

1820-1850 15,76 Étalon-argent

1850-1870 15,23 Étalon-or


1850-1870 15,23 Étalon-or

Source : Michèle Saint-Marc, Histoire monétaire de la France – 1800-1980.

La réalité n’est pas aussi tranchée et le basculement n’évinçait jamais l’un ou


l’autre des deux métaux : même dans les périodes d’étalon-or, l’Institut
continuait à émettre des espèces en argent, et inversement. Michèle Saint-Marc,
dans son remarquable ouvrage sur l’histoire monétaire de la France (1983),
relève ainsi les chiffres d’émission pour la Banque de France. Cela tient pour
l’essentiel à ce que l’arbitrage décrit plus haut n’est pas exempt de frottements :
coûts de transport du métal, coût et délai de la frappe… Il y avait donc un
intervalle de prix autour de 15,5 au-dedans duquel il continuait d’être intéressant
d’apporter son or même s’il s’agissait de la « bonne monnaie ». Mais le
mécanisme central restait inaltéré : un basculement du système, répondant
opportunément aux conditions du moment, d’un quasi-étalon-or à un quasi-
étalon-argent et inversement. Ce sera la clé des réflexions qui suivent.

Statistiques de frappe de monnaie par la Banque de France

(En MF) En or En argent

Ire République 0 106

Consulat et Empire 528 888

Restauration 442 1 247

Louis-Philippe 216 1 757

Source : M. Saint-Marc, Histoire monétaire de la France – 1800-1980, p. 148

UN AVANTAGE CONSIDÉRABLE SUR LE MONOMÉTALLISME


On connaît le défaut de l’étalon-or : la découverte inopinée de nouvelles mines
d’or exerce une forte pression inflationniste dans l’ensemble des pays soumis à
ce régime. S’il y a, à l’inverse, rareté de l’or monétaire, l’offre de monnaie
centrale se réduit et l’équilibre entre offre et demande se fait par réduction du
niveau général des prix, par la déflation. On a, dans le sens de l’inflation,
l’exemple de l’afflux de l’or précolombien vers l’Espagne à compter du XVIe
siècle. Cet or a enrichi en un premier temps le royaume d’Espagne, puis s’est
retrouvé comme instrument de transaction chez tous les pays européens au
prorata de leur activité économique, selon le jeu des flux monétaires au travers
des balances des paiements qu’analysait déjà David Hume. En sens inverse, la
période historique allant de 1876 à 1896, période où la quasi-totalité des pays
avaient adopté le monométallisme-or, a été une période de rareté de l’or : le
dernier quart du XIXe siècle reste connu comme une longue période de déflation.
Un système monétaire soumis aux aléas de la production d’une seule
marchandise n’est pas stable s’il doit suivre le rythme de progression de
l’ensemble de la production.
Il y a certes un moyen d’échapper à la déflation dès que le système d’étalon-or
utilise une monnaie de réserve accrochée à l’or et émise librement par la banque
centrale : cette dernière peut émettre sa monnaie à un rythme supérieur à ses
réserves d’or. C’est ce que firent les États-Unis dans les années 1960 sous le
régime monétaire issu de Bretton Woods. Ils laissèrent filer l’inflation et l’offre
de monnaie, à cause de la guerre du Vietnam et des programmes sociaux mal
financés du président Johnson, tout en s’efforçant de laisser le dollar accroché au
taux de 35 $ l’once d’or. Il s’est alors rapidement posé, comme l’avait
pronostiqué Robert Triffin (1960), un problème de confiance dans l’instrument
monétaire, le dollar dans notre exemple, parce qu’il n’était plus couvert de
manière adéquate par des réserves en or. C’est un des facteurs qui a causé la
chute du système de Bretton Woods.
Les risques de voir l’économie mondiale exposée aux dangers opposés de la
déflation ou d’une inflation excessive sont donc intrinsèques au monométallisme
même corrigé comme à Bretton Woods ; ces risques sont atténués si le système
repose sur deux monnaies parce qu’on diversifie le risque de production sur deux
métaux plutôt qu’un seul. Si les découvertes d’or abondent pendant une période
– avec le risque inflationniste associé – il peut se trouver qu’elles sont plus rares
concernant l’argent. Par le mécanisme de l’arbitrage sur les prix, c’est
précisément le moment où l’argent chasse l’or comme étalon monétaire, ce qui
stabilise le niveau des prix.
Friedman procède ainsi à une fascinante estimation contrefactuelle. Que se
serait-il passé si la France et les États-Unis, et la plupart des pays européens qui
le retenaient comme système monétaire, n’avaient pas abandonné le
bimétallisme au tournant des années 1870 ? L’histoire dit que les États-Unis ont
connu une déflation de 1,5 % l’an entre 1876 et 1896. La période a été suivie
d’une inflation tendancielle à 2,2 % l’an jusqu’à la guerre de 1914. Avec toute la
prudence qu’impose l’utilisation de méthodes contrefactuelles, on peut penser
avec Friedman, et parce que la production d’argent était à l’époque plus
dynamique que celle de l’or, qu’un double étalon or-argent aurait limité le recul
de l’indice des prix à 0,2 % l’an jusqu’en 1887, puis alimenté une inflation de
1,1 % l’an par la suite. La stabilisation aurait joué à plein.
L’abandon du bimétallisme et la concentration sur l’or ont fait croître le prix de
l’or relativement à celui de l’argent. Vers la fin du XIXe siècle, le ratio de marché
s’établissait à 30 contre 1, ce qui rendait illusoire de pouvoir revenir au
bimétallisme sur base d’un ratio 15,5 contre 1. Mais poussant plus loin le
raisonnement, une relation d’arbitrage montre qu’il y aurait eu stabilité du ratio
de marché autour de la parité légale si jamais le système or-argent avait continué
à prévaloir après 1876. Dans ce cas en effet, l’or aurait continué à être le métal
cher et l’argent l’instrument monétaire, de par la loi de Gresham. Les
producteurs ou les détenteurs d’argent non monétaire auraient été heureux de
l’apporter à l’institut d’émission, et les détenteurs d’or de le fondre et de le
vendre sur le marché. Cet arbitrage aurait fait baisser le prix de l’or évalué en
argent, permettant de retrouver le ratio de 15,5 pour 1. Dit autrement, le maintien
à un niveau bas du ratio de marché aurait prévalu en dépit d’une production
moins abondante d’or, parce que celle-ci aurait été compensée par une moindre
demande d’or à des fins monétaires et une plus grande pour l’argent. Le système
joue à une autoréalisation de la parité légale. Il est stabilisateur, ce qu’atteste le
fait que la France a pu conserver le ratio de 15,5 – 1 entre 1803 et 1873, en dépit
de grands basculements dans la production d’or et d’argent.
Évidemment, d’autres conjonctures, comme celle allant de 1896 à la guerre de
1914, ont vu une abondance simultanée de l’or et de l’argent : l’effet de
coassurance ne joue pas à tout coup. Léon Walras, cité par M. Friedman, voyait
juste : « En somme, le bimétallisme se confie au hasard, du point de vue de la
fixité de l’étalon monétaire ; il a seulement pour lui quelques chances de plus en
sa faveur (que le monométallisme) » (Éléments, leçon 31, p. 344). On reste bien
avec ce système dans le domaine des « reliques barbares ».
Un mot sur la mort finale du bimétallisme : la place de Londres, qui jouait un
rôle dominant dans les échanges financiers, préférait, on l’a dit, l’étalon-or. Au
sortir de la guerre de Sécession, les États-Unis ont craint une rareté de la
production d’argent et ont finalement préféré opter pour l’étalon-or en 1873.
D’où le titre de l’article de Friedman, reprenant le mot d’un membre du
Congrès : « Le crime de 1873 ». Certains pays européens ont suivi, dont
l’Allemagne. Puis finalement la France pour ne pas se retrouver seule mais aussi
parce que l’Allemagne avait exigé qu’elle règle en marks-or les indemnités de la
guerre de 1870 qu’elle venait de perdre. La référence argent était en perdition,
mais rien ne la destinait à ce sort. Dans un article reprenant le titre de celui de
Friedman, Marc Flandreau (1996) parle du « crime français de 1873 ».
L’uchronie est un exercice délicat, mais on se prête à imaginer ce qu’aurait été
l’histoire monétaire du XXe siècle si cette référence était demeurée plus
longtemps. Aurait-on eu la déstabilisation du système sous le choc gigantesque
de la Première Guerre mondiale ? (Y a-t-il un système d’ailleurs qui puisse
résister à un tel choc ?) Il est probable toutefois qu’un système basé sur du métal,
qu’il soit mono ou bimétallique, n’est plus adapté à l’époque présente.
L’extraordinaire développement des échanges qui a suivi la Seconde Guerre
mondiale ne pouvait se satisfaire du frein déflationniste de systèmes monétaires
métalliques. La tentative de restauration partielle de l’étalon-or sous le régime de
Bretton Woods n’a duré, sous sa forme pure, c’est-à-dire avec libre convertibilité
des grandes monnaies autres que le dollar, que de 1959 à 1971, soit douze ans.

LES LEÇONS POUR LE SYSTÈME MONÉTAIRE INTERNATIONAL


Une première leçon est qu’il est préférable pour la stabilité monétaire de baser
un étalon de valeur sur deux références plutôt qu’une seule, pour peu que les
deux références ne soient pas exactement corrélées. Suivant cet argument, la
politique monétaire de nombreux pays émergents, qui aujourd’hui tentent de
s’arrimer au seul dollar, ou bien au seul euro dans le cas par exemple de la zone
franc africaine, feraient bien de retenir un couple de monnaie, tels le dollar et
l’euro, les devises les plus liquides et les plus accessibles, quitte à introduire le
renminbi chinois dans un futur plus ou moins proche (voir le chapitre 5 au sujet
du renminbi). Avec le même argument, un panier de monnaies est préférable à
une référence limitée à deux monnaies et on trouve ainsi la logique qui a prévalu
à la fondation du DTS (voir pour détail le chapitre 12).
Évoquer le DTS invite à examiner plus en détail les deux façons de constituer le
panier de monnaies composant l’étalon. Le DTS par exemple fixe la quantité des
quatre monnaies qui entrent dans l’étalon, laissant les prix relatifs entre elles
varier au gré du marché. Mais on peut à l’inverse concevoir une monnaie sur le
modèle du bimétallisme, où le prix relatif des monnaies serait fixé une fois pour
toutes, les quantités de devises variant selon le jeu du marché. Ainsi conçu, le
DTS fixerait le prix d’échange de toutes les monnaies rentrant dans sa définition
et laisserait les quantités offertes s’ajuster. Cette double modalité dans la fixation
d’un panier de monnaie, quantités fixes ou prix fixes, faisait déjà l’objet de
discussions au XIXe siècle sous le régime bimétallique. Par exemple,
l’économiste Francis Edgeworth reconnaissait la supériorité du bimétallisme sur
l’étalon-or – chose rare chez les économistes anglais qui sans trop de surprise
étaient plutôt partisans du système retenu par la City de Londres tandis que, sans
plus de surprise, leurs confrères français ou américains se déclaraient plutôt en
faveur du système bimétallique retenu par leurs pays. Mais Edgeworth affirmait
quand même sa préférence pour le « symétallisme », à savoir un étalon composé
d’un panier moyen entre les deux métaux, fixant les quantités mais pas leur prix
relatif. De ce point de vue, le DTS est un système symétallique. À nouveau, le
bimétallisme n’est pas un panier moyen entre l’or et l’argent, c’est un système
oscillant, selon les cours du moment, entre un système or et un système argent,
avec forces de rappels permettant un retour vers la parité convenue.

UN EXERCICE D’ÉCONOMIE FICTION


Oubliant les étalons-métaux, peut-on concevoir un système répliquant, sur base
de monnaies fiduciaires, les caractéristiques du bimétallisme ? Faisons-le
fictivement, et sans doute au prix d’un certain irréalisme politique, à propos du
dollar et de l’euro, ce qui pourrait être un pas vers la monnaie mondiale unique,
telle que l’appelait de ces vœux Richard Cooper (1984) dans un article de
référence et dont Jacques Mistral (chapitre 12) se fait, avec beaucoup de
précautions, également l’avocat.
Les deux banques centrales, la Fed et la BCE, adopteraient ainsi un système bi-
devises, euro et dollar, fixant une parité entre les deux. Pour le raisonnement,
disons 1,2 $ pour un euro. Les devises pourraient évoluer librement sur les
marchés des changes. Rien de différent à ce stade, ce serait un retour aux taux de
change fixes. Mais on substituerait l’idée d’intervention sur le marché pour faire
respecter la parité légale par la capacité qui serait donnée aux deux banques
centrales de racheter les devises qui lui sont présentées dans la devise de leur
choix. Les deux banques centrales auraient donc conjointement le pouvoir de
création monétaire dans la monnaie de l’autre, ce qui, admettons-le, est un acte
important en matière de souveraineté monétaire. Si l’on voit mal la Fed accepter
que la BCE émette des dollars, une forme dégradée pourrait être que la BCE
émette des titres monétaires assis sur le dollar, un peu sur le mode de ce qu’on
appelait les « eurodollars » dans les années 1970. Pour les transactions de détail,
hors le marché interbancaire, ce serait toujours le dollar qui aurait pouvoir
libératoire aux États-Unis, et l’euro en zone euro. C’est la banque centrale qui
déciderait dans quelle monnaie, dollar ou euro, elle décide d’allouer ses
liquidités.
Si l’euro vaut plus cher que 1,2 $, le système bancaire arrêterait de fournir de
l’euro aux banques centrales et préférerait le céder sur le marché plutôt qu’à sa
parité légale en vigueur. Il serait, en revanche, demandeur d’euros auprès du
système de refinancement banque centrale. On retrouve la logique stabilisatrice
du bimétallisme. La loi de Gresham s’appliquant, l’euro serait « chassé » par le
dollar, le temps que l’équilibre se rétablisse. Il y aurait en pratique des écarts par
rapport à la parité légale, pour une part en raison des frictions sur les marchés
financiers, mais aussi parce que beaucoup des échanges monétaires se font sans
l’intermédiaire de la monnaie banque centrale. Mais la convergence demeurerait.
Ce système d’un nouveau type, pouvant évoluer vers l’une ou l’autre de ses deux
versions mono, soit dollar soit euro, aimanterait assez rapidement l’ensemble du
système monétaire international, de sorte qu’une politique raisonnable pour une
banque centrale tierce serait d’arrimer sa monnaie à ce nouvel étalon. Si demain
le système devait s’adjoindre le renminbi, eh bien, il y aurait l’équivalent d’un
système trimétallique, retenant les mêmes mécanismes, avec une complexité
guère plus grande.

LA STABILITÉ MACROÉCONOMIQUE DU SYSTÈME


On a longtemps prêté, en tout cas jusqu’à Keynes, des vertus de stabilisation
macroéconomique au système de l’étalon-or, suivant le raisonnement qu’on
trouve déjà chez Hume et Ricardo et rappelé au chapitre 2 par Jean-Marc
Daniel : tout pays en situation d’excédent de balance courante importe de l’or,
ou des devises gagées sur l’or, de sorte que la masse monétaire du pays s’accroît.
L’afflux de monnaie et de crédit stimule l’activité et l’inflation locale qui
viennent par un effet-demande et un effet-compétitivité corriger l’excédent
commercial initial. De la même façon, le pays déficitaire voit partir ses réserves
métalliques, ce qui est déflationniste : la contraction de l’activité vient réduire le
déficit commercial. Ce raisonnement s’appliquerait à l’identique pour un
système de taux de change fixes calé sur une monnaie purement fiduciaire
comme l’est le dollar.
Mais ce raisonnement est assez largement théorique. La stabilité n’a jamais,
même en période politique stable, complètement prévalu sous le régime
d’étalon-or ou dans ses aménagements comme l’était le système de Bretton
Woods. Keynes avait parfaitement décelé la dissymétrie de ces systèmes : il est
plus facile de faire progresser les prix dans le pays excédentaire que de les
diminuer dans le pays déficitaire, sachant le blocage à faire baisser les prix et les
revenus au niveau du détail. Ce blocage empêche un retour rapide à une
meilleure compétitivité, ce qui retarde très fortement le retour à l’équilibre des
balances des paiements. Comme le pays déficitaire n’a pas accès
automatiquement à des prêts de la part des pays en excédent, l’ajustement
pénalise exagérément l’activité dans les pays déficitaires et par voie de
conséquence dans l’ensemble des pays excédentaires également. Comme le dit
Keynes, cité par Robert Skidelsky (2014), « le processus d’ajustement est
obligatoire pour le débiteur et volontaire pour le créancier ». À cet égard, le
système bimétallique a le même inconvénient.
Mais on voit l’actualité de ce débat aujourd’hui dans la zone euro qui, beaucoup
plus qu’un système de changes fixes, est une monnaie unique. La crise de l’euro
ouverte en 2011 est en pratique l’apparition au grand jour de divergences de
compétitivité non soutenables – en partie causées par les mécanismes incomplets
de la monnaie unique. Par définition, ils ne peuvent se régler par ajustement des
parités monétaires, mais uniquement par des ajustements des prix internes de
chaque économie, c’est-à-dire ce qu’on appelle des dévaluations internes dans le
Sud, ou un surcroît d’inflation, c’est-à-dire une réévaluation interne, au Nord.
Il est légitime ici aussi de faire de la contre-histoire virtuelle, peut-être plus
réaliste que dans le cas dollar et euro. Que ce serait-il passé si au lieu d’une
monnaie unique, la réforme monétaire de l’Union européenne avait consisté à
établir certes une Banque centrale européenne indépendante, mais ayant pouvoir
de création monétaire dans les deux monnaies les plus importantes de la zone, à
savoir le deutschemark et le franc français, en retenant une parité légale fixe
entre eux, avec les mêmes caractéristiques que décrites ci-dessus dans le cas du
couple euro et dollar. (Le système aurait pu fonctionner aussi, avec une
complexité plus grande, mais en revanche une meilleure acceptabilité politique,
en retenant aussi les devises d’autres pays de l’Union.) Le même jeu d’équilibre
décrit à propos du système bimétallisme aurait prévalu. Les pays seraient restés
focalisés sur les deux indicateurs de la balance commerciale et de la
compétitivité (et moins peut-être sur les indicateurs non pertinents de la dette et
du déficit publics). Un système de sanctions aurait pu être prévu pour limiter les
cas d’accumulation trop forte d’excédents ou de déficits de balance courante au
sein de la zone euro. La stabilité y aurait gagné, prélude peut-être à la mise en
place d’une monnaie réellement unique.
Chapitre 11

Mondialisation financière : un nouveau « triangle


d’incompatibilité »
Vivien Levy-Garboua et Gérard Maarek

En 1963, Robert Mundell (1963) énonce son fameux « triangle


d’incompatibilité », baptisé depuis trilemme par les Anglo-saxons : il est
impossible de faire coexister (i) un régime de changes fixes, (ii) la libre
circulation des capitaux et (iii) l’efficacité de la politique monétaire (de fixation
des taux d’intérêt ou de contrôle de la masse monétaire). Avec le passage
généralisé à un système de changes flexibles, dix ans plus tard, ce théorème
semblait garantir l’autonomie des politiques monétaires nationales et clore le
débat qui avait enflammé des générations d’économistes.
La réflexion sur le système monétaire international (SMI) était donc un peu
passée de mode. Mais les crises de la dette en Asie et en Amérique du Sud, les
relations tumultueuses de la Chine avec les États-Unis, la crise financière de
2008, puis celle de l’euro de 2011, ont montré des interdépendances, dans un
monde financièrement intégré, bien plus fortes qu’on l’imaginait. Elles obligent
les économistes à revisiter la problématique de l’autonomie, celle des politiques
monétaires, mais aussi celle des politiques financières nationales. Ces deux
ordres de questions sont désormais à ce point mêlés qu’il n’est plus sûr qu’on
puisse parler du SMI indépendamment du système financier international1 (SFI).
Enfin, eu égard aux déboires de ces sept dernières années, la préoccupation du
risque systémique et de la stabilité financière doit être prise en compte dans toute
tentative de remise en ordre de l’économie mondiale. Les réflexions du G20 et
des instances en charge de la régulation progressent en ce sens et de nouvelles
réglementations voient le jour sur lesquelles il faut s’interroger.

Sur le plan théorique, des avancées significatives sont en cours2. Car les
économistes s’efforcent d’analyser les événements récents et de compléter les
résultats de Mundell pour tenir compte du souci nouveau de la stabilité
financière.
C’est dans ce contexte que l’idée d’un second trilemme, cette fois financier, a été
introduite dans un court article3 par Dirck Schoenmaker (2003). Il met en avant
l’impossibilité de réaliser simultanément le triple objectif de (i) stabilité
financière, définie comme la capacité pour un pays d’assumer la résolution en
bon ordre des difficultés financières éventuelles de son système bancaire, (ii) de
plus grande intégration financière, qui résulte alors du caractère de plus en plus
transnational des établissements bancaires et (iii) d’autonomie financière d’un
pays, c’est-à-dire la capacité pour ce pays de conduire seul une politique de
stabilité financière.
La stabilité financière est ainsi traitée comme un sujet en soi, distinct à la fois de
la politique monétaire et de l’intégration financière comme de l’intégration
monétaire ou de la mobilité des capitaux. La combinatoire des deux trilemmes
complique singulièrement les choix ouverts aux responsables politiques ou
économiques.
Un second courant de travaux a été initié par Hyun Song Shin (2012) et
développé dans des études récentes de la BRI et d’Hélène Rey (2013). Ces
travaux insistent sur l’importance des encours bruts – et non seulement des
encours nets – dans les périodes de crise. Shin constate en outre que, dans les
années 1990 et 2000, les encours de crédits cross border des banques de la zone
euro ont pris une grande ampleur et que, à partir de dépôts volatils ou
d’emprunts à court terme, ils ont servi essentiellement à financer l’économie
américaine. Les banques de la zone euro jouaient exactement le rôle qu’avait le
shadow banking américain aux côtés du système bancaire des États-Unis.
Beaucoup plus qu’à un excès d’épargne (saving glut), c’est à un excès de crédit
bancaire (banking glut) qu’on assistait.
Ce sont ces deux thèmes, celui de D. Schoenmaker et celui de Shin, que ce
chapitre aborde. Il faut au préalable les replacer dans le contexte de la nouvelle
réglementation prudentielle. On examinera ensuite successivement la question
posée par Schoenmaker du degré de coopération nécessaire entre les pays
affectés par une faillite bancaire (c’est la question du bail-in ou du bail-out) ;
puis celle posée par Shin de l’asymétrie entre les systèmes bancaires américain
et européen.

LES NOUVELLES RÈGLES DE LA STABILITÉ FINANCIÈRE


Sans décrire ici le détail des nouvelles réglementations prudentielles mises en
place des deux côtés de l’Atlantique suite la crise financière ouverte en 2007
(voir par exemple Levy-Garboua, 2014), il est utile pour l’exposé de mettre en
avant deux de ses aspects importants :
La résolution : l’idée initiale de la résolution est de demander aux banques
d’organiser leur faillite (éventuelle) en bon ordre, comme on demande à des
personnes de rédiger un testament de leur vivant. C’est crucial pour le
liquidateur dont le travail aura été préparé, mais aussi pour le régulateur
soucieux de stabilité financière, dans la mesure où c’est l’occasion de
prendre des précautions pour éviter qu’une faillite ne dégénère, c’est-à-dire
ne provoque des effets en chaîne.
Le traitement des banques systémiques ou too big to fail : l’approche des
« grosses » banques, celles dont on redoute particulièrement qu’elles
provoquent un risque systémique, a préoccupé dès l’origine les régulateurs.
Chaque étage de la nouvelle réglementation fait une place à ce qu’on
appelle désormais les SIFI4, au point qu’elles cumulent un grand nombre de
contraintes spécifiques :
La régulation des fonds propres a prévu pour elles une « couche »
supplémentaire, de 1 % à 3 % des actifs moyens pondérés, selon l’intensité
systémique qui leur a été attribuée par le Conseil de stabilité financière.
Les programmes de résolution concernent quasi exclusivement les banques
systémiques.
Ce n’est pas tout. La réglementation a prévu deux mesures supplémentaires de
grande ampleur. La première mesure a été prise à la suite de l’épisode de la
faillite des banques chypriotes, les Européens s’étant trouvés confrontés à des
banques dont les ressources étaient exclusivement constituées de fonds propres
et de dépôts. En situation de défaut, les fonds propres ayant disparu, le choix
était entre le bail-out, c’est-à-dire la prise de contrôle par l’État chypriote ou,
l’État chypriote étant lui-même en difficulté dans cette tourmente, par les autres
pays de la Communauté ; ou le bail-in, c’est-à-dire l’amputation pour les
créanciers, déposants ou pas, de leurs créances sur les banques en résolution.
Dans un contexte où le recours au contribuable est vu comme une solution
inacceptable, il fallait inventer de nouvelles règles de bail-in. Celles-ci se
ramènent à trois décisions :
Un fonds de résolution financière européen est constitué, auquel toutes les
banques doivent abonder, et principalement les SIFI.
Un ordre de recours aux différentes parties prenantes est institué et
quantifié : jusqu’à 8 % du total de bilan, les pertes sont supportées par les
actionnaires et les créanciers les plus juniors. Les 5 % suivants sont
assumés par le fonds de résolution créé. On en est à 13 %. Au-delà, on
demande des sacrifices supplémentaires aux créanciers de la banque, selon
l’ordre de séniorité.
Les dépôts garantis (par le Fonds de garantie des dépôts) sont exclus du
processus et protégés quoi qu’il arrive. Telle est la nouvelle règle
européenne.
La deuxième mesure a été proposée lors du G20 de Brisbane en novembre 2014,
à savoir une nouvelle contrainte pour les seules banques systémiques, ce qu’on a
appelé le TLAC (total loss absorbing capacity). Il s’agit d’obliger ces
établissements à émettre des formes de dette ou de fonds propres qui leur
permettent, au-delà de ce qui est déjà prévu en matière de solvabilité par les
règles de Bâle 3, non seulement d’absorber les pertes mais aussi de recapitaliser
la banque défaillante, à un moment où il lui est sans doute difficile d’émettre de
nouvelles actions ou de la dette subordonnée. Les modalités restent encore
imprécises, notamment sur :
la taille de cette sécurité supplémentaire (on évoque une fourchette de 16 à
20 % du total du bilan, ce qui ferait plus que doubler la ceinture de sécurité
actuellement disponible) ;
le partage entre fonds propres supplémentaires et dettes dans la constitution
du coussin additionnel envisagé ;
l’ordre de séniorité retenu et les modalités précises de conversion de ces
dettes en fonds propres.
La philosophie de ces mesures est d’admettre que des établissements puissent
être too big to fail, mais, plutôt que de les découper en sous-ensembles plus
petits, d’entériner leur statut en faisant en sorte que, s’ils devaient être en faillite
ou en résolution, les actionnaires et les créanciers (hors les déposants couverts
par la garantie des dépôts) en supporteraient le coût (voir encadré ci-dessous).

Interaction entre bail-in et TLAC


On illustre ce qui précède sur un exemple numérique, en partant du bilan suivant d’une
banque :
Actif Passif

Crédits 1 000 Fonds propres 60

Dette de marché 140

Dépôts non garantis 400

Dépôts garantis 400

Total 1 000 Total 1 000

On suppose que la banque fait de mauvais crédits et que leur valeur passe de 1 000 à 850.
Que se passe-t-il en situation de bail-in ?
Plaçons-nous en un instant de raison où l’on solde les pertes, sans nous préoccuper du fait
qu’il n’y a pas à ce stade de nouvel actionnaire. Selon les règles énoncées plus haut, on fait
payer aux actionnaires en place (pour 60) et aux prêteurs non garantis (pour 20), soit au total
8 % du bilan initial. Le fonds de garantie apporte 5 % (soit 50) pour éponger 50 des mauvais
crédits. On a supposé que cette garantie permet à la banque de détenir pour 50 de cash,
déposés à la Banque centrale, par exemple. Ces 50 limitent par conséquent les efforts
demandés, dans notre exemple, aux créanciers. Restent 20 à partager entre les prêteurs non
garantis (ici x pour les uns, 20 – x pour les autres) en fonction d’un ordre de séniorité à
déterminer. Le bilan se déforme de la manière suivante :

Actif Passif

Crédits 850 Fonds propres 0

Dette 120 – x

Apport du fonds de
50
résolution

Dépôts non garantis 400 – (20 – x)

Dépôts garantis 400

Total 900 Total 900

Maintenant, voyons ce que le TLAC change. Pour cela, décomposons l’opération en deux
temps : le premier où la banque satisfait le TLAC mais n’est pas en situation de résolution, le
second où la même banque, avec le TLAC, connaît des difficultés et entre en résolution.

TLAC sur une banque saine


Le bilan est désormais le suivant :

Actif Passif

Crédits 1 000 Fonds propres 60

Dette du TLAC 100

Autre dette 40

Dépôts non garantis 400

Dépôts garantis 400

Total 1 000 Total 1 000

On a supposé que le TLAC imposait un coussin de 16 % (pour la somme des fonds propres et
de la dette incluse dans le TLAC) sans changer le besoin de fonds propres de la banque. Il y a
donc 100 de dette qui peut être convertie en fonds propres en cas de faillite. Sur les 140 de
dette initiale, il reste par conséquent 40 de dette senior.
Supposons que cette banque, ainsi protégée, fasse de mauvais crédits et que la valeur de son
portefeuille ne vaille plus que 850. Comment se matérialise le bail-in dans ce contexte ?

TLAC sur une banque en résolution

Actif Passif

Crédits 850 Fonds propres 51

Apport du fonds de
50
résolution

Dette TLAC 49

Dépôts non garantis 400

Dépôts garantis 400

Total 900 Total 900

Sur les 150 de dépréciation des crédits, 50 sont pris en charge par le fonds de résolution
systémique, les 60 de fonds propres disparaissent et les 40 restants vont devoir être absorbés
par la dette TLAC ou non-TLAC ou par les dépôts non garantis selon leur ordre de séniorité. En
outre, 6 % des crédits (représentant 10 % des actifs moyens pondérés par le risque, en
supposant que ceux-ci représentent 60 % de l’encours du crédit) doivent être constitués en
fonds propres – les prêts TLAC sont là pour cela –, soit 6 % × 850 = 51. On devra donc
convertir en fonds propres 51 de prêts TLAC, et il ne subsistera plus que 49 de prêts TLAC.
Compte tenu de l’exigence de 16 %, c’est 16 % × 850 qui doivent être constitués dans la
nouvelle banque. Il faut donc, à côté des 51 de fonds propres, 85 de prêts TLAC, et l’on ne
dispose que de 49, et peut-être moins puisqu’une partie des 49 restants sera peut-être
sacrifiée, dans les 40 qui restent à trouver (150 – 60 – 50 = 40) entre les TLAC et les dépôts
non garantis ou les prêts non-TLAC. Il faut donc trouver 36 de prêts TLAC nouveaux et 40
d’abandon de créances, pour boucler l’opération. Il y a deux moyens d’obtenir ces prêts : aller
sur le marché ou forcer, dans la négociation de restructuration, les déposants non garantis à
faire l’effort correspondant. Supposant que c’est cette dernière solution qui prévaut, à la fin du
processus, le bilan de la banque sera :

Actif Passif

Crédits 850 Fonds propres 51

Apport du fonds de
50 Dette du TLAC 85
résolution

Dépôts non garantis 364

Dépôts garantis 400

Total 900 Total 900

Du point de vue qui nous intéresse, il faut enfin noter que le bilan final ci-dessus serait le même
dans le cas d’un bail-out. Simplement, l’actionnaire ne serait pas le même : l’État dans le cas
du bail-out, les investisseurs privés dans celui du bail-in + TLAC.

FAUT-IL UN BAIL-IN OU UN BAIL-OUT ?


Ce qui a été conçu par les régulateurs est-il toujours efficace lorsqu’on se place
dans un monde globalisé où les établissements, et particulièrement les plus gros,
ont une activité cross border importante ? La préférence pour des solutions
privées, à savoir le bail-in, qui met à l’abri les contribuables, est-elle toujours la
meilleure ?
En réalité, un bail-out peut être préférable en certaines circonstances.
Considérons une banque d’un pays H (dont la monnaie est l’euro) ayant le bilan
suivant :

Actif Passif

Créances détenues (crédit Dépôts et autres dettes en 50 (dont 20


70
et titres) en euros euros garantis)

Créances détenues (crédit Dépôts et autres dettes en


30 30
et titres) en dollars dollars

Fonds propres 20

Total 100 100

Les éléments d’actif et de passif en dollars correspondent à des activités cross-


border, c’est-à-dire hors du pays H. Elles sont équilibrées : la banque n’a pas de
position de change, mais peut avoir pratiqué la « transformation des termes »
(prêter long, emprunter court), prenant de ce fait un risque de taux et un risque
de liquidité.
Supposons que, à la suite d’une récession, la valeur du portefeuille en euros se
déprécie de moitié. Le bilan devient :

Actif Passif

Créances détenues (crédit Dépôts et autres dettes en 50 (dont 20


35
et titres) en euros euros garantis)

Créances détenues (crédit Dépôts et autres dettes en


30 30
et titres) en dollars dollars

Fonds propres – 15

Total 65 65

La banque est donc virtuellement en faillite. Deux issues sont possibles pour les
autorités du pays H.
1. Soit appliquer le « plan de résolution » (bail-in), mis en place ex-ante. Il
consiste :
à céder le portefeuille de créances décoté, soit une recette de 65 ;
à rembourser intégralement les dépôts garantis, soit 20 ;
à rembourser partiellement les autres dettes, en fonction de leur séniorité,
pour un montant de 45. Les créanciers résidents du pays H reçoivent une
somme de a × 45. Ceux de la zone dollar : (1 – a) × 45, où a est une
fraction exogène.
2. Soit recapitaliser la banque (bail-out) et donc reconstituer les fonds propres à
la hauteur nécessitée par la réglementation. Dans notre exemple, le ratio de fonds
propres est de 20 %. Appliqué au montant de l’actif contracté, c’est-à-dire 65, les
fonds propres doivent s’élever à 13. Il faut donc une recapitalisation, et donc une
sortie de fonds pour l’État, de 13 + 15 = 28. Mais comme l’État devient
propriétaire de la banque et la fait rentrer dans son patrimoine, l’impact
comptable sur son propre bilan n’est que de 15, correspondant à la perte subie
par les déposants (les actionnaires ont perdu définitivement leurs fonds propres).
Une fraction des dépôts et autres dettes en euros ne sont pas renouvelés à
l’échéance (ou sont remboursés par anticipation). Maintenant le bilan s’établit
comme suit5 (en supposant l’activité cross border maintenue à l’identique) :

Actif Passif

Créances détenues (crédit Dépôts et autres dettes en


35 22
et titres) en euros euros

Créances détenues (crédit Dépôts et autres dettes en


30 30
et titres) en dollars dollars

Fonds propres 13

Total 65 65

Le tableau ci-dessous décrit la matrice des pertes enregistrées par les différents
acteurs, sous les deux hypothèses de bail-in et de bail-out, la décision restant du
ressort des autorités de la zone euro.
Pays H Étranger F

État Secteur privé États Secteur privé

Bail-in 0 a × 15 (1 – a) × 15

Bail-out 15 0 0

Au vu de cette matrice, il apparaît que l’État du pays H a tout intérêt à pratiquer


un bail-in, refilant le mistigri des pertes au secteur privé des deux pays H et F.
L’État du pays F est en principe indifférent à la décision prise par l’État H. Le
rêve de la Bundesbank !
La réalité est toutefois assez éloignée de ce schéma purement théorique. Pour de
multiples raisons, les États ne peuvent rester insensibles aux malheurs de leurs
administrés. D’abord, la mise en faillite d’une banque, même si elle est bien
gérée, peut entraîner quelques mauvaises surprises en mettant en difficulté
d’autres établissements prêteurs. Une cascade de résolutions peut dégénérer en
un risque systémique.
Une banque en faillite ternit aussi l’image de la place et érode la confiance des
prêteurs internationaux. Ceux ayant octroyé des crédits à court terme à la banque
concernée s’empresseront de ne pas les renouveler, concrétisant le risque de
liquidité évoqué plus haut.
Ensuite, les pertes subies par le secteur privé (actionnaires et déposants)
entraînent aussi un effet de richesse qui va peser sur la consommation et
l’investissement. Cet effet macro-économique sera amplifié par la perte de
confiance que générera une crise bancaire et financière. Enfin, dans l’hypothèse
d’un bail-out, il n’est pas sûr que les 13 détenus par l’État H dans la banque
soient exactement compensés par le flux de ses revenus futurs.
Cette contagion ne se limite pas au pays H dès lors qu’existent des crédits cross
border, ce qui est le cas s’agissant de grandes banques internationales. Le pays F
sera aussi touché, en tout cas ses principaux créanciers. Lui aussi peut avoir dès
lors intérêt à favoriser une solution de bail-out par le pays H pour éviter la
propagation chez lui. Il sera peut-être même prêt à mettre la main à la poche.
Le modèle présenté en annexe montre que, dans cette situation, le choix entre
bail-in et bail-out ne va plus toujours de soi et qu’un État ne peut plus avoir de
politique financière indépendante si ses banques font des opérations cross border
ou si des banques étrangères font de telles opérations sur son sol. Des accords de
réciprocité deviennent nécessaires.
Le TLAC ne fait que renforcer cette problématique puisque (i) quand tout va
bien, elle renchérit le coût pour les banques (même si elles sont en très bonne
santé) et augmente de ce fait le coût privé permanent (par exemple, le
renchérissement de leurs ressources poussera les banques à restreindre le crédit
en deçà de ce qui pourrait être socialement optimal) et (ii) quand la situation
devient mauvaise et qu’on entre en phase de résolution, elle pénalise davantage
encore les créanciers privés.

L’EUROPE PRIVILÉGIE LE BAIL-IN AU BAIL-OUT


Si, au contraire de ce qu’affirment les régulateurs, le bail-in n’est pas toujours
préférable à une solution d’intervention publique et de bail-out, comment
interpréter les choix faits par l’Union européenne ? Aujourd’hui, les Européens
considèrent qu’à l’intérieur de l’Europe le coût du bail-in est toujours plus faible
que celui du bail-out.
On montre en annexe que si désormais l’Europe prend en charge un bail-in dont
le coût est partagé par ses membres, mais qui évidemment ne peut être imposé à
l’extérieur de l’Europe et n’associera d’autres créanciers que sur une base
volontaire (donc s’ils ont intérêt à le faire), on risque de se trouver dans le cas où
le bail-out est rejeté, bien qu’il soit collectivement plus avantageux.
Cela veut dire que le coût implicite pour les États dans la zone euro est
extrêmement « plat », c’est-à-dire insensible à la taille du choc. Ce n’est pas le
cas, ce qui implique que le principe retenu par l’Europe n’est adapté qu’à des
chocs de taille modeste. Soit la décision européenne est donc trop « optimiste »
sur l’impact des chocs susceptibles de survenir, soit elle ne peut que l’être pour
éviter de créer un aléa moral. Dans tous les cas, on est face à une incohérence.
Pour la bonne cause sans doute, mais une incohérence quand même.

ÉTATS-UNIS/EUROPE : UNE RELATION ASYMÉTRIQUE


Les développements qui précèdent ne font aucune hypothèse sur le régime de
change ou la devise du pays domestique et du pays étranger. On pourrait les
appliquer indifféremment au cas d’une banque grecque endettée auprès d’autres
banques de la zone euro ou au cas plus général d’une banque quelconque de la
zone euro endettée auprès de banques américaines, japonaises ou asiatiques. Est-
ce bien la réalité ?
Si l’on s’intéresse aux relations entre les États-Unis et l’Europe, l’analyse
précédente, parfaitement symétrique entre pays ou régions, est inadaptée. Pour le
voir, il est utile de caractériser la mondialisation bancaire et financière avant
d’examiner quelles conséquences l’asymétrie qui apparaît peut entraîner d’un
point de vue européen.
À partir des statistiques de la BRI, les plus complètes et standardisées sur le
sujet, on connaît les encours de crédits entre les différents pays ou les grandes
zones économiques. D’où ressortent certains traits caractérisant les relations
entre les principales régions du monde :
Les banques européennes ont une activité cross border prédominante, les
banques américaines étant loin derrière. Un chiffre suffit à l’illustrer : en
mars 2008, c’est-à-dire avant le déclenchement de la faillite de Lehman, les
avoirs consolidés des banques européennes sur des entités situées à
l’étranger représentaient 24 727 Md€, alors que ceux des banques
américaines s’élevaient à 1 729 Md€, soit 14 fois moins. Certes, dans le
chiffre très important des banques européennes, plus de la moitié se portait
sur l’Europe elle-même, mais le ratio reste de près de 7 en éliminant cet
effet.
Ce rôle dominant subsiste lorsqu’on se limite aux encours en dollars, c’est-
à-dire dans la devise même des États-Unis. Cela traduit bien sûr la part
prépondérante du dollar dans les échanges internationaux. En juin 2014, sur
les 34 413 Md€ d’avoirs bruts cross border, près de la moitié était en
dollars (15 134 Md€), contre un tiers en euros. Mais même sur la partie en
dollars, les États-Unis ne représentaient que 16,1 %, soit moins que le
Japon (17 %) et moins que la position des sept principaux pays européens
(41,2 %).
Les banques européennes ont donc été d’importants prêteurs des secteurs
non financiers aux États-Unis, comme en atteste le graphique ci-après qui
retrace l’évolution des avoirs cross border consolidés des banques (en
Md€), c’est-à-dire des avoirs non domestiques des banques (européennes et
américaines) sur tous les secteurs, financier ou non.
Les dollars correspondants ont été largement empruntés à court terme,
auprès de banques américaines mais aussi auprès de « non-banques » et
d’abord des money market funds. Une « transformation » importante a donc
été effectuée, sur une monnaie qui n’est pas celle des banques européennes,
ce qui a conduit à l’asymétrie relevée par Shin.

Avoirs consolidés internationaux des banques

Source : BIS, consolidated banking statistics (Table 9B).

Depuis le début de la crise financière, on assiste à un retrait des banques


européennes, mais la progression concomitante des banques américaines ne
comble pas l’écart laissé vacant. Le tableau qui suit retrace les encours
consolidés sur les entités à l’étranger des banques respectivement
américaines et européennes. Il est édifiant.

Position des banques américaines (en Md$)

Mars 2008 Juin 2014

Europe 865 1 458

Autres pays développés dont USA 248 593

Pays offshore 124 427

Pays émergents 492 763

dont Asie 227 354

Total 1 729 3 263


Position des banques européennes (en Md$)

Mars 2008 Juin 2014

Europe 13 551 8 073

Autres pays développés 6 671 4 249

dont USA 4 865 3 484

Pays offshore 1 288 1 099

Pays émergents 3 161 3 284

dont Asie 765 938

Total 24 727 16 962

Les Européens ont vu leurs encours reculer d’un tiers. Les Américains ont
presque doublé les leurs, mais globalement la chute est spectaculaire. On
voit aussi l’illustration de ce que les banques européennes ne financent pas
seulement les États-Unis mais aussi les pays émergents. La focalisation de
plusieurs études sur les seuls États-Unis est de ce point de vue trompeuse.
La Fed a pratiqué des swaps de devises au profit de la BCE, surtout pendant
la crise de l’euro, ce qui a facilité le refinancement dollar des banques
européennes.

L’ASYMÉTRIE ENTRE EUROPE ET ÉTATS-UNIS : OÙ LES DEUX


TRILEMMES SE REJOIGNENT

Pour mettre en évidence cette asymétrie, supposons que le mauvais crédit


provienne d’une banque américaine. Son bilan initial, calqué sur le bilan
examiné lorsqu’il était question d’une banque européenne, était le suivant :

Actif Passif

Crédit en USD (dont 30 Dépôts garantis 20


aux banques 100
européennes) Autres dépôts 60
européennes) Autres dépôts 60

Fonds propres 20

Total 100 Total 100

Pour tenir compte du constat fait à partir des statistiques de la BRI et des faits
stylisés qui en ressortent, on retient un bilan qui diffère de celui d’une banque
européenne sur trois points essentiels :
Il est entièrement constitué de dollars. C’est la traduction du fait que le
dollar est la monnaie mondiale et que la majorité des transactions
internationales (notamment celles qui correspondent aux matières premières
et aux grands projets internationaux) sont libellés dans cette devise ;
Le système financier américain finance les banques européennes en dollars,
essentiellement sous forme de repos6 à court terme, et par conséquent une
partie des crédits à l’actif (les 100 initiaux) est destinée aux banques de
l’Europe, le reste (70) l’étant aux agents non financiers domestiques
américains.
En revanche, le système financier américain a, comme dépôts, uniquement
des dépôts domestiques. Ils prêtent donc aux banques européennes mais
celles-ci reprêtent à des agents non financiers. En fait, on se trouve
exactement dans la situation décrite par Shin : les banques européennes sont
des sortes de shadow banks vis-à-vis des banques américaines. Elles
transforment des ressources à court terme et instables en crédits à moyen ou
long terme illiquides.
Qu’advient-il alors à la banque américaine si elle perd la moitié de la valeur des
crédits en dollars qu’elle a consentis aux clients domestiques ?
Son bilan se présente ainsi :

Actif Passif

Crédit en USD 65 Dépôts garantis 20

Autres dépôts 60

Fonds propres – 15

Total 65 Total 65
Total 65 Total 65

Pour l’analyse, on a supposé que le bilan des banques européennes était


exactement le même que dans l’exemple initial, sauf qu’il n’y a pas de perte sur
les crédits en euros. C’est de difficultés aux États-Unis qu’il est question ici.
À première vue, on reste dans la situation envisagée dans le cas de la zone euro
et l’on va pouvoir faire le même raisonnement. La cession des crédits en dollars
pour 65 va réduire l’actif à ce montant, obliger les actionnaires à abandonner
leur mise de 20 en fonds propres, et laisser aux 80 de dépôts, dont 20 garantis, le
soin d’absorber le reste des pertes, soit 15. Ce seront les créanciers et déposants
ne bénéficiant pas de garantie qui vont l’absorber : il leur restera donc 45 pour
60 de dépôts initiaux. Il y a peut-être (a × 45) pour les créanciers US et (1 – a) ×
45 pour les créanciers européens, mais il y a fort à parier que a est proche de 1.
C’est d’ailleurs l’hypothèse que nous avons faite ici : a = 1. En revanche, les
Européens ont prêté à long terme aux acteurs non financiers américains et les
pertes qu’ils risquent d’enregistrer sur leurs propres bilans ont des chances d’être
significatives. Soit b la fraction du taux de perte américain que les banques
européennes vont devoir assumer sur leurs emprunteurs défaillants. Les
Américains ont perdu 35 sur 100, mais en fait 35 sur 70 (100 – 30), ce qui
signifie que le taux de perte sur les crédits locaux est de 50 %.
Si les banques européennes ont fait 30 de crédit, elles vont perdre 50 % × 30 × b
= 15 b. Leurs fonds propres sont alors réduits et deviennent 20 – 15 b. Dans le
cas d’une crise sur les subprimes, b a des chances d’être faible (disons égal à
0,2). Mais si la perte porte sur des projets d’entreprise, b peut être voisin de 1.
Même si la perte 15 b n’est pas de nature à mettre les banques européennes en
faillite (leurs fonds propres sont de 20 dans notre exemple), elle les ampute
sérieusement. Cet affaiblissement de la solidité financière des banques
européennes provoque un deuxième effet : l’inquiétude du système financier
américain, qui ne souhaite pas prendre de risque sur des banques européennes
ainsi fragilisées. C’est ce qu’ont constaté les banques françaises, fin 2011 et
début 2012, avec le retrait massif des money market funds américains. Prenons le
cas extrême où les 30 de crédits à court terme que les banques US ont prêté aux
banques européennes ne sont pas renouvelés et doivent être remboursés. Côté
américain, les sommes correspondantes, soit 30, peuvent toujours être replacées
auprès de la Fed, sans risque par conséquent. La situation est autrement plus
grave côté européen. Le bilan des banques européennes devient en effet :
Actif Passif

Crédits en euro 70 Dépôts en euros 50

Crédits en USD 30 – 15b Dépôts en USD 0

Fonds propres 20 – 15b

Total 100 – 15b Total 70 – 15b

Il y a un trou de liquidité de 30, en plus de la perte de 15 b. Il peut être comblé


en combinant plusieurs mesures : cession du portefeuille de crédits en dollars
(pour 30 – 15b), augmentation de capital, swap de devises entre la Fed et la
BCE, permettant aux banques de se procurer 30 en dollars auprès de la BCE. Si
donc la crise aux États-Unis entraîne les mêmes coûts que ceux étudiés plus
haut, d’autres coûts viennent s’ajouter, de nature monétaire et financière, pour
les banques européennes.
En quoi cela change-t-il la possibilité ou la volonté de coopération des banques
des deux bords de l’Atlantique ? Côté États-Unis, le seul changement est que la
défaillance des acteurs locaux est automatiquement partagée avec des créanciers
européens. Côté Europe, il y a trois coûts : celui lié à la défaillance d’acteurs
américains et aux mauvais crédits des banques européennes ; celui lié au retrait
de liquidité des banques et des marchés financiers américains ; celui lié aux
déposants européens dans les banques américaines qui doivent faire des
sacrifices dans la résolution. Les deux premiers peuvent être de grande ampleur.
Ils sont liés à la nature même du dollar et à son rôle particulier, ainsi qu’au
comportement de transformation dans une monnaie qui n’est pas la leur, des
banques européennes. Seul le dernier est indépendant de la monnaie et lié au
financement cross border, mais il est vraisemblablement faible7.
Du fait du rôle monétaire du dollar et parce que les banques européennes ont fait
de la transformation financière aux États-Unis, une partie significative du coût
de la crise américaine est exportée en Europe. Rien de tel n’existe en sens
inverse : le trilemme financier américain débouche sur un problème monétaire et
sur une forme de trilemme monétaire européen, mais la réciproque n’est pas
vraie.
CONCLUSION
La crise financière qui a ébranlé le monde ces dernières années invite à
l’humilité. La mondialisation est un phénomène dont on n’a pas encore mesuré
toutes les conséquences. La production, la monnaie et maintenant la finance se
jouent des frontières. Cependant les États-nations continuent de gérer leur pré-
carré, comme si la coopération internationale n’était qu’une option, alors que les
événements récents ont montré qu’il s’agissait d’une nécessité absolue.
Le nouveau contexte que nous venons de décrire a quelque chose
d’encourageant : pour éviter d’avoir à décréter des modalités de la coopération
en situation d’urgence, les régulateurs se sont engagés dans des « stratégies
conditionnelles » : chaque crise bancaire appelle une solution prévue à l’avance.
Malheureusement, il ne s’agit à ce stade que de dispositifs nationaux, et depuis
peu européens.
Les développements qui précèdent montrent surtout que ces bonnes intentions
risquent d’être contredites le jour venu par l’étendue des problèmes rencontrés.
Dans ce cas, un sauvetage par l’État (bail-out) fait dans l’urgence devra être
préféré à un plan de résolution qui ne fasse appel qu’aux actionnaires et aux
créanciers (bail-in). Dès lors, la participation des pays étrangers, touchés par
ricochet, est requise.
On découvre aussi que les banques européennes ont participé massivement au
financement de l’économie américaine, formant une sorte de shadow banking
recyclant des ressources locales. Mais ce faisant elles se sont trouvées exposées
aux secousses qui peuvent affecter leurs créanciers aux États-Unis et pâtir d’un
tarissement de leurs refinancements auprès des banques américaines. Pour des
raisons tenant au rôle pivot du dollar, la réciproque n’est pas vraie. Les
Européens doivent garder en mémoire que la Fed considère qu’il n’est pas dans
son mandat d’être le prêteur en dernier recours du dollar hors de ses frontières.
Son vice-président, Stanley Fisher (2014), l’a réaffirmé récemment.
Des acteurs ingénieux pourraient s’engouffrer dans les failles ainsi mises en
évidence et la prochaine crise financière en résulter.

ANNEXE : UN ESSAI DE FORMALISATION


On note P la perte subie par les créanciers de la banque en faillite, a la fraction
de cette perte supportée par le secteur privé du pays H, (1 – a) son
complémentaire supporté par le secteur privé du pays F.
Nous posons comme hypothèses :
Le coût du bail-out pour l’État du pays H est plus élevé que le coût
comptable, pour les raisons exposées plus haut, soit P (1 + k), avec k > 0.
L’impact sur les comptes du Trésor de la perte subie par le secteur privé est
une fonction croissante et convexe de aP (resp. (1 – a) P). On notera cette
fonction C (.). On va faire en outre l’hypothèse que, dans le pays F, le coût
pour le Trésor est de même nature (C ((1 – a) P)). Cette hypothèse de
symétrie est retenue par commodité. La fonction de coût pour le pays F
dépend de la manière dont il s’organise pour réduire l’impact de la faillite
sur ses comptes publics.
Examinons alors les décisions prises par les États H et F, à partir de la matrice
des pertes ci-dessous :

État H État F

Bail-in C (aP) C ((1 – a) P)

Bail-out P (1 + k) 0

Le bail-in n’est plus désormais la solution unique. Le bail-out lui est préféré par
l’État H si et seulement si :

P (1 + k) < C (aP)

Graphiquement, cela correspond à des valeurs de P suffisamment élevées (au-


delà du point A). On a donc tendance, assez naturellement, à sauver les grandes
banques, les too big to fail.
Sur le graphique ci-dessus, les courbes BO et BI mesurent le coût du bail-out et
du bail-in respectivement. On retient comme valeurs numériques pour les
calculer :
Fraction de la perte du secteur privé : a = 70 %
Coût du bail-out : BO = C(a(P)) = m (aP)β, avec m = 0,2 et β = 2
Coût du bail-in : BI = P (1 + k) avec k = 75 %.
Les exercices de statique comparative donnent les résultats escomptés. Le point
A se déplace vers la gauche (le sauvetage de la banque est favorisé) si a diminue,
si les constantes k, m et β augmentent.

Solutions coopératives
Dans ce schéma, le pays F est totalement passif et dépendant de la décision du
pays H. Il est pénalisé par une décision unilatérale de bail-in. Au contraire il sort
indemne d’un bail-out pratiqué par le pays H. D’où l’idée qu’il pourrait infléchir
la décision de H dans un sens favorable en participant au bail-out.
Soit T le transfert qu’ils consentent à ce titre. La matrice des pertes devient :

État H États F

Bail-in C (aP) C ((1 – a) P)


Bail-out P (1 + k) – T T

Maintenant, pour une valeur de T donnée, le pays H choisit le bail-out si et


seulement si :

(1) P (1 + k) – T < C(a(P))

Cette condition a davantage de chances de se réaliser et le point A est bien


déplacé en B vers la gauche. Le point C, en bas à gauche, ne semble pas
constituer une solution économiquement viable.

Encore faut-il que le pays F trouve intérêt à verser cette participation T. Pour
cela, il faut que son montant soit inférieur au coût subi en situation de bail-in.

(2) T < C ((1 – a) P)

Au total, la même valeur de T doit satisfaire les conditions (1) et (2).


Supposons que P se situe en deçà du point A : le bail-in serait naturellement
favorisé. D’où :

T > P (1 + k) – C (aP) > 0


Le montant du transfert T se trouve donc « coincé » dans l’intervalle :

[P (1 + k) – C (aP) ; C ((1– a) P)]

Cet intervalle est non vide, si le coût « public » du sauvetage de la banque est
inférieur à la somme des coûts « publics » du non-sauvetage :

(3) P (1 + k) < C (aP) + C ((1 – a) P)

Le graphique ci-dessus est construit avec P = 16, lim_inf et lim_sup étant


respectivement les bornes inférieure et supérieure, de l’intervalle défini
précédement. Construit pour P = 16, les valeurs de T situées sur le segment MN
sont acceptables par les deux parties. C’est le « noyau » du jeu ! La négociation
porte sur la position de T sur le segment MN.
Si T est trop petit et se rapproche dangereusement du point M, le pays H peut
menacer, par différents moyens, le pays F de s’en tenir à un bail-in. Inversement
si le pays H a de trop fortes exigences (T élevé), le pays F peut refuser de payer
et utiliser d’autres moyens de coercition, par exemple le retrait des financements
à court terme en dollars (voir plus haut).
Un État ne peut plus avoir de politique financière indépendante si ses banques
font des opérations cross border importantes ou si des banques étrangères font
de telles opérations sur son sol.

La solution européenne
On va enrichir le modèle précédent pour introduire le choix retenu par les
Européens de privilégier des solutions de bail-in en toutes circonstances.
On appelle P la perte subie par les créanciers de la banque en faillite, a0 est la
fraction du coût supportée par le secteur privé du pays de la banque concernée
(indice 0) et a1 celle représentée par le secteur privé des autres pays de l’Europe
(indice 1) :

(4) C (a0P) + C (a1P) < P × (1 + k)

C (P) est le coût « social » (i. e. pour le Trésor public) induit par une perte P
subie par la banque défaillante. (1 + k) est un coefficient multiplicateur de la
perte en cas de bail-out.
Le coût du bail-in pour les seuls pays européens est inférieur au coût du bail-out
pour l’État concerné (P × (1 + k)). Cette relation doit être satisfaite quel que soit
P.
Si a = a0 + a1, le reste du monde prend sa part dans la punition, soit C (1 – a)P.
Mais pour que le pays étranger à l’Europe ait intérêt à payer, il faut que (3) et (4)
soient simultanément satisfaites, c’est-à-dire :

(5) C (a0P) + C (a1P) < P (1 + k) < C (aP) + C ((1 – a)P)

Toujours avec notre exemple numérique, si a0 = 70 %, a1 = 15 % et par


conséquent 1 – a = 15 %, cela situe P entre 5,03 et 7,32 (pour a et k donnés
comme dans l’exemple numérique). On est donc dans la situation étrange où la
cohérence entre un bail-in systématique privilégié par l’Europe et la rationalité
économique du choix entre bail-in et bail-out impose une contrainte très forte.
Avec les fonctions particulières que nous avons retenues dans notre modèle, elle
ne peut pas être remplie8.
En réalité, la fonction C (.) implicitement retenue dans la zone euro est
extrêmement « plate » et adaptée uniquement à des chocs modestes. Soit donc la
décision européenne est trop « optimiste » sur l’impact des chocs susceptibles de
survenir, soit elle est forcée de l’être pour éviter de créer un aléa moral. Dans
tous les cas, on est face à une incohérence.


1. Par système monétaire international on entend l’ensemble de normes, de règles, d’acteurs et
l’organisation relative aux monnaies et aux devises. Le système financier étend ceci à l’ensemble des
actifs financiers et aux institutions publiques et privées qui s’en occupent.
2. Voir en particulier, Aizenman, Chinn et Ito (2010), Obstfeld (2014).
3. Mentionnons Rodrik (2000) pour la mise en exergue d’un autre trilemme, reliant système monétaire et
organisation politique.
4. Systemically Important Financial Institutions.
5. On peut imaginer que l’État investisse une somme supérieure, en conservant les dépôts et la dette à son
niveau initial, de telle sorte qu’elle puisse distribuer de nouveaux crédits ou racheter de nouveaux titres.
Mais l’impact net pour le Trésor du pays H reste de 15.
6. De repurchase agreements ou rémérés, c’est-à-dire un achat de titres mais associé à une promesse de
revente.
7. C’est ce qui justifie que, dans la présentation des comptes faite plus haut, nous ayons retenu
l’hypothèse simplificatrice que ces dépôts étaient nuls.
8. Formellement, les équations (1) et (2) doivent être compatibles avec le bail-in systématique, c’est-à-
dire : C (a0P) + C (a1P) < P × (1 + k)
Chapitre 12

Le DTS enfin ! Pour une refondation du système


monétaire international
Jacques Mistral

L’économie mondiale a connu deux grands systèmes monétaires internationaux


sous l’empire respectivement de la livre sterling (aussi qualifié d’étalon-or) au
XIXe siècle puis du dollar après la Seconde Guerre mondiale (sous les deux
formes qu’ont constituées les changes « fixes mais ajustables » établis à Bretton
Woods en 1944, puis les changes flottants après l’élimination définitive de tout
lien entre le dollar et l’or). À la fin du XXe siècle, la création de l’euro comme
monnaie internationale alternative au dollar et l’émergence de la Chine comme
puissance mondiale de premier plan ont renouvelé en profondeur la logique des
relations monétaires internationales en plaçant le XXIe siècle sous le signe de la
multipolarité : le dollar reste sans conteste la monnaie internationale la plus
importante mais il n’est plus, et de loin, la monnaie impériale qu’il fut.
Différence majeure car la multipolarité est, plus qu’un régime international
hégémonique, source d’instabilité. Les principaux pôles de cette économie ont
certes beaucoup d’intérêts en commun, les interdépendances sont profondes et
l’économie ouverte n’a pas d’ennemi déclaré comme ce fut le cas dans l’entre-
deuxguerres avec le fascisme et le communisme : il n’y a pas de menace
imminente de fracture de l’économie internationale. Mais les coûts de la
mondialisation, les dégâts causés par la crise, les incertitudes de la reprise et le
recours répété à des expédients monétaires non soutenables constituent autant de
tendances qui poussent à la défense d’intérêts nationaux immédiats et
transforment progressivement la mondialisation en bouc émissaire. Le
populisme, partout en hausse, dénonce les menaces « venant de l’étranger », les
tentations protectionnistes dont s’inquiète l’OMC rodent, les déficits externes et
la question des dettes et créances internationales pèsent lourdement sur la
définition des politiques économiques.
On retrouve donc une problématique comparable à celle à laquelle se référaient
en 1944 les négociateurs réunis à Bretton Woods. On n’a peut-être pas
suffisamment célébré en 2014 le 70e anniversaire de ces accords qui ont ouvert
une exceptionnelle période de paix monétaire, de croissance rapide et,
finalement, de réduction des écarts de développement internationaux. Le XXIe
siècle peut-il donc être celui d’une meilleure coopération internationale, reposant
sur des institutions multilatérales à la fois efficaces et légitimes ? Un système
monétaire international réformé peut-il servir, comme ce fut le cas dans le passé,
de clé de voûte à ce nouvel ordre international multipolaire ? Le choix d’une
monnaie internationale nouvelle, faisant suite au « roi-dollar », est-il la condition
de ce nouveau système monétaire ?

N’allons pas trop vite : la paix monétaire ne sera assurée au XXIe siècle que si les
conditions en sont réunies. Il faut d’abord que chacune des grandes zones relève
pour ce qui la concerne les défis auxquels elle est confrontée en propre, les
États-Unis et leur gigantesque dette externe, la zone euro et ses
dysfonctionnements internes, la Chine et sa politique mercantiliste
d’accroissement des réserves. On voit ces dernières années des efforts
convergents allant dans cette direction : le déficit budgétaire américain a été
fortement réduit (mais le retour de la politique monétaire à une pratique plus
conventionnelle soulève de redoutables interrogations) ; la zone euro a surmonté
la phase aiguë de sa crise financière (mais la mise en œuvre des « quatre
Unions » reste en chantier)1 ; la Chine a décidé une réorientation de son régime
de croissance (mais sa mise en œuvre est un processus politique très complexe).
En tout cas, sans discipline commune, inutile d’imaginer des réformes
grandioses. Il ne faut pas pour autant s’arrêter à un scepticisme stérile. La
répétition de phases d’instabilité financière aussi bien que la permanence de
sérieuses préoccupations sur les politiques monétaires, les taux de change ou la
sécurité des actifs internationaux constituent une puissante incitation à prendre
les devants.
Ce qu’il est utile d’explorer, c’est donc un scénario suffisamment ambitieux pour
s’attaquer aux dysfonctionnements actuels mais suffisamment réaliste pour
prendre en compte les intérêts nationaux et les rapports de force internationaux
en ce début de XXIe siècle ; un scénario qui se situe dans le prolongement de ce
qui a été fait avec le lancement du G20, la création du Conseil de stabilité
financière et l’amorce d’une réforme du FMI, mais qui en dépasse les limites
manifestes ; un scénario enfin qui soit inspiré par les idées économiques tirées de
l’expérience des deux dernières décennies, une confiance suffisante dans les
forces de marché pour créer les conditions de la croissance globale, la certitude
qu’il est du devoir des États de créer le cadre politique et institutionnel qui mette
le marché au service d’un développement équilibré, et non de la seule finance.
Ce bon dosage d’ambition et de réalisme, disons qu’il ouvre la voie à une
« refondation » du système monétaire international dont on attend qu’il réponde
aux principaux dysfonctionnements du non-système actuel :
La liquidité : elle a jusqu’ici été soumise aux aléas des découvertes d’or (au
XIXe siècle) puis de la création de dollars par la Fed (après la Seconde
Guerre mondiale). Définir les règles et mécanismes de coopération
internationale qui permettraient, pour la première fois, d’alimenter
l’économie mondiale en liquidités, ce serait mettre fin au dilemme de
Triffin, déjà rencontré aux chapitres 2 et 11 ; ce serait probablement, dans
le monde actuel, évoluer vers un système multimonétaire donnant une ancre
à toute grande monnaie internationale, y compris celle du ou des pays
émettant la ou les monnaies de réserve.
Les taux de change : expérience faite, les changes flottants ne répondent pas
– contrairement aux espoirs de certains thuriféraires – à l’objectif central
consistant à garantir une évolution soutenable des balances de base,
l’ampleur et la persistance de graves déséquilibres internationaux (global
imbalances) l’attestent. D’un autre côté, l’adhésion de la Chine aux
principes de l’économie (communiste) de marché n’ira pas, parce que
l’exigence de stabilité domestique l’emporte chez elle sur toute autre
considération, jusqu’à accepter, même à moyen terme, une flexibilité
absolue de sa monnaie. Pour restaurer le rôle des changes dans l’ajustement
intertemporel des balances des paiements, il faudra donc mettre fin à la
volatilité excessive qu’ils connaissent spontanément dans une économie
financiarisée, et cela ne peut provenir que d’une discipline collective en
matière de mouvements de capitaux.
L’actif de réserve : il n’est pas surprenant, face à ces énoncés, que l’idée
d’un nouvel actif de réserve international (en l’occurrence le DTS) soit
revenue à l’ordre du jour. Elle est parfois écartée trop vite, sans examen. Ce
serait un réflexe comparable à celui qui, par attachement à l’étalon-or,
refusait de voir le nouveau monde monétaire en train de germer dans
l’entre-deux-guerres. Mieux vaut partir de l’idée que le système approche
d’une bifurcation. Le DTS fait partie du sentier suivi jusqu’ici. On peut en
dire que c’est une innovation radicale mais qui est déjà, d’une certaine
manière, familière. Il faut jauger la faisabilité technique et politique de sa
pleine accession au statut de monnaie internationale. C’est ce vers quoi
nous nous tournons maintenant.
MAIS D’ABORD, QU’EST-CE QUE LE DTS ?
Les droits de tirage spéciaux, créés en 1969, sont une construction des années
1960 et 1970. On craignait durant les années 1960 une pénurie de dollars qui
aurait fait obstacle au développement des échanges internationaux. Réapparut
alors l’idée révolutionnaire, déjà introduite par Keynes avec l’idée de bancor
proposée sans succès à Bretton Woods, de créer de toutes pièces une source
nouvelle de liquidités gérées sur les livres du FMI. Au moment où aboutissait la
négociation sur cette liquidité nouvelle, l’accroissement rapide du déficit externe
américain avait fait disparaître les craintes d’une insuffisance de dollars (c’est
bien au contraire l’afflux incontrôlé de dollars et l’accélération de l’inflation qui
étaient devenus les préoccupations monétaires principales !) : les DTS ont donc
bien été créés… mais pour tomber immédiatement en désuétude. Ils ont refait
surface au printemps 2009 pour deux raisons. Face à la crise, le sommet du G20
a d’abord mobilisé toutes les ressources disponibles pour lutter contre la
« grande récession » ; les principaux pays ont été invités à creuser massivement
leurs déficits en faisant appel aux marchés de capitaux pour les financer. C’est
pour étendre cette politique de relance généralisée aux pays n’ayant pas cette
latitude d’action budgétaire et financière qu’a été adoptée l’idée d’une nouvelle
dotation de DTS (environ 4 % des réserves mondiales) ; c’était utiliser les DTS
comme instrument de financement. Sur un tout autre plan, c’est la proposition du
gouverneur de la Banque populaire de Chine, Zhou Xiaochuan, d’en faire le
pivot d’un nouveau système monétaire qui a retenu l’attention du monde entier :
il s’agit cette fois du DTS (au singulier), de la naissance d’une véritable monnaie
internationale. Peut-on, faut-il s’engager dans cette voie ?
Depuis les années 1960, les nations créditrices redoutent à intervalles réguliers
que les États-Unis soient tentés de repousser le poids de leurs obligations en
cédant à la tentation inflationniste. Il y a là un parallèle évident avec les
inquiétudes sur le sort de la livre sterling dans l’entre-deux-guerres : son
décrochage par rapport à l’or en 1931 marque la fin définitive de l’ordre
monétaire ancien. Nous sommes aujourd’hui dans des circonstances à certains
égards comparables puisque la dynamique de l’endettement externe des États-
Unis s’est encore accélérée avec la nécessité de lutter contre la crise ; ce à quoi il
faut ajouter la crainte d’un retour à un niveau d’inflation plus élevé puisque cette
hypothèse est ouvertement débattue, y compris au FMI, comme un moyen
d’atténuer dans l’avenir le fardeau des dettes publiques, une hypothèse
explicitement avancée par le chef-économiste du FMI, Olivier Blanchard, avant
d’être alimentée par les programmes successifs de quantitative easings. Tout
s’est donc passé comme si le gouverneur Zhou avait précocement exprimé tout
haut une crainte largement répandue, le fait que les États-Unis approchent à
nouveau (c’est-à-dire comme en 1971) du point où l’excès d’offre de dollars
ébranle la foi universelle dans les actifs libellés dans cette monnaie.
Malgré ce contexte, beaucoup excluent l’idée de faire appel aux DTS parce
qu’ils considèrent qu’il ne s’agit pas d’une véritable « monnaie internationale ».
L’argument, solide à première vue, repose fondamentalement sur le lien jugé
« incontournable » entre une « vraie » monnaie et une économie nationale qui la
porte, argument à la fois économique (derrière le dollar, il y a le PNB américain)
et politique (le dollar comme expression de souveraineté monétaire). Formulée
dès les années 1960, cette critique avait alors été écartée : ce qui fait du dollar
une monnaie internationale, ce n’est pas la possibilité d’acquérir 1 $ de PNB
américain (n’importe quelle monnaie convertible le permet), c’est le fait d’être
accepté universellement et sans hésitation. La question se pose dans les mêmes
termes aujourd’hui. Que le DTS ne soit pas devenu « le principal actif de réserve
du système monétaire international », comme il était prévu et comme il est écrit
dans les statuts amendés du FMI (article VIII.7), prouve seulement que cette
avancée extraordinaire ne s’est pas (pas encore ?) concrétisée. Les sceptiques ont
un point, mais il ne faut pas en surestimer la portée. Il fut après tout une époque
où l’on ne concevait pas que la monnaie internationale puisse exister sans lien
avec l’or. Les sceptiques mésestiment en tout cas l’absence d’ambiguïté sur le
fait que le DTS étant universellement accepté par les banques centrales en
règlement de devises convertibles il constitue d’ores et déjà clairement un
instrument monétaire. Voilà qui suffit pour aborder sérieusement l’idée qu’une
monnaie composite puisse, pour la première fois dans l’histoire, jouer le rôle
d’instrument monétaire international : au niveau conceptuel, la rupture est
certainement moindre que celle effectuée par nos prédécesseurs qui ont renoncé
aux certitudes dogmatiques de l’étalon-or. Keynes et son projet de bancor – en
avance sur son temps – pourraient-ils finalement l’emporter ?
Les causes fondamentales qui expliquent que les DTS une fois créés aient été
maintenus pendant des décennies dans un statut mineur tiennent aux
circonstances plus qu’à leur nature. Dans les années 1960, l’introduction d’un
nouvel actif de réserve international répondait comme on l’a relevé aux craintes
de pénurie de liquidité internationale. D’où l’idée proprement révolutionnaire
suivant laquelle le FMI serait le gardien de la base monétaire mondiale laquelle
consisterait en un montant plus ou moins donné d’or et une quantité élastique de
DTS. Cette crainte a disparu aussi vite que se creusait le déficit américain. Sur le
plan politique, les États-Unis n’étaient pas prêts à renoncer aux avantages que
procure le privilège d’émettre la monnaie de réserve. Subsidiairement, le monde
en développement ne trouvait d’intérêt au DTS que dans l’hypothèse où serait
établi un lien avec l’aide publique, une fraction élevée des nouvelles émissions
leur étant directement attribuée. Ce thème important, lui aussi remis à l’ordre du
jour par le Rapport Stiglitz, ne relève pas de la logique du SMI et on peut
craindre qu’il suffise à ensabler le dossier. Que cette idée – l’alimentation
rationnelle de l’économie mondiale en liquidité – n’ait pas connu les
développements que ses concepteurs en attendaient signifie simplement que son
heure n’était pas venue. D’ailleurs, les années 1970 ont connu un pas significatif
rapprochant le DTS d’un statut de monnaie internationale : la reconnaissance de
ce qu’il n’y aurait pas de retour au système antérieur et que les changes étant
devenus durablement flottants, la convention initiale alignant le DTS sur le seul
dollar n’avait plus de sens et celui-ci serait désormais défini comme un panier de
monnaies (seize au début puis quatorze avec la création de l’euro). Rien
n’interdit de réfléchir à son adaptation, par extension, à d’autres devises, par
exemple, le moment venu, au renminbi. La convertibilité des monnaies
constitutives étant une des règles de composition du DTS, la question devrait au
préalable être explicitement réglée pour ce qui concerne le renminbi
(actuellement non convertible). Une solution à cette question sensible est moins
improbable depuis que le secrétaire américain au Trésor l’a (en ajoutant des
conditions qui ouvrent la porte à la négociation) lui-même mentionnée au
séminaire tenu à Nankin à l’initiative de la présidence française du G20 en mars
2011.

LE DTS PEUT-IL RETROUVER UN AVENIR ?


Est-il alors économiquement concevable que le DTS joue à l’avenir le rôle actif
qu’on attend d’une monnaie internationale ? Avons-nous une chance, plus
concrètement, d’avoir des DTS dans notre poche ? Cette question se dédouble
naturellement en un aspect offre et un aspect demande. D’un côté, il faut une
émission suffisante pour assurer une liquidité satisfaisante aux instruments en
DTS ; de l’autre, il faut introduire le DTS dans la sphère privée, peut-être pas
dans notre poche mais sur des comptes courants, en favorisant son utilisation
dans les différentes fonctions qu’exerce une monnaie. En matière de facturation
on peut par exemple penser à une cotation en DTS du prix du pétrole ou du
minerai de fer, rien ne s’y oppose ; en matière de transaction, il s’agit de
l’ouverture de comptes en DTS dans les principales institutions financières de la
planète, rien ne s’y oppose ; en matière de financement, il s’agit de l’émission de
dettes en DTS, il y a eu les euro-dollars preuve que rien ne s’y oppose. Bien sûr,
cela ne se ferait qu’avec la plus extrême prudence car le volontarisme politique
ne suffit pas et l’on voit immédiatement les risques que soulèveraient des
initiatives inconsidérées : mal conçues ou mal coordonnées, elles seraient un
facteur déstabilisant aboutissant à des résultats contraires à l’objectif poursuivi.
Promouvoir un successeur au dollar, c’est une campagne à n’engager qu’après
mûre réflexion !
Une telle évolution ne se décrète pas, elle résultera le cas échéant de la
concordance de myriades de décisions décentralisées, de la même façon que le
dollar, monnaie strictement domestique jusqu’à la Première Guerre mondiale, a
progressivement irrigué toute l’économie mondiale. Mais, dira-t-on, il y a fallu
deux guerres mondiales ! Comment imaginer un mécanisme d’irrigation
comparable pour le DTS ? Pour le comprendre, il faut s’appuyer sur la « théorie
des réseaux ». Tous les réseaux, qu’il s’agisse de la circulation monétaire comme
des réseaux sociaux, reposent sur un phénomène dit d’« externalité » ; les
bénéfices – comme l’Internet nous le démontre quotidiennement et comme
l’économie des réseaux l’a clairement établi – sont immenses lorsqu’ils sont
pleinement développés, après avoir été minimes tant que les utilisateurs sont peu
nombreux parce que ces fonctions sont remplies par des instruments anciens. Il
est tout simplement faux de penser que des orientations politiques claires et
instrumentales restent sans effet sur ces comportements : imaginons seulement
ce qui se passerait si la Chine décidait de procéder à ses achats de pétrole et de
matières premières sur la base de cotations en DTS ; si le commerce en résultant
était facturé et réglé en DTS ; si l’épargne excédentaire chinoise était placée en
bons du Trésor émis en DTS. On peut parier que les dispositifs techniques
nécessaires pour répondre à ces attentes, si elles se concrétisaient, seraient
rapidement mis au point, l’industrie financière déployant tous ses talents pour
offrir les services correspondants. Étendre l’usage du DTS, cela revient à créer
un bien public mondial. Les difficultés pratiques qu’il faut surmonter sont
immenses ; mais la question, à ce niveau, ne tient pas à la nature du DTS comme
instrument mais à l’évaluation des bénéfices qui pousseraient les gouvernements
à œuvrer collectivement pour surmonter ces difficultés. Si l’on veut promouvoir
le DTS, la technique est là ; c’est la décision politique la plus lourde de
conséquences en ce début de XXIe siècle.
En supposant les conditions pratiques remplies, on vérifie en effet que la
promotion du DTS présenterait bon nombre des propriétés qu’on attend d’un
système monétaire efficace. Un système « centré sur le DTS » se distinguerait de
celui que nous connaissons en ouvrant comme on l’a dit la possibilité d’une offre
contrôlée de liquidité internationale, la fin du privilège exorbitant attribué au
pays émetteur de la monnaie de réserve et la mutualisation du seigneuriage.
L’offre de DTS serait initialisée et contrôlée par l’organe politique à la tête du
FMI avec le conseil des gouverneurs de banque centrale ; cela s’est fait en 2009,
cela peut se refaire, c’est un acte politique dont il faudrait définir les modalités.
L’hostilité radicale de certains pays comme l’Allemagne (épouvantée par l’idée
d’une création monétaire laissée à un tel arbitraire) illustre les difficultés
majeures que rencontrera la mise en œuvre de cette idée. À l’inverse, les
politiques monétaires « non conventionnelles » qui ont conduit à tripler le bilan
des banques centrales depuis le début de la crise montrent qu’il ne faut pas
exclure les solutions audacieuses, même en matière monétaire. Substituer aux
initiatives purement nationales un mécanisme coordonné pourrait même être un
moyen de revenir à une meilleure maîtrise des liquidités internationales. Le DTS
procure par ailleurs une diversification automatique des réserves, c’est un facteur
de stabilité. Que le DTS constitue un instrument sûr de réserve de valeur
dépendra du comportement des monnaies du panier, ni plus ni moins. On notera
à ce propos que les poids des différentes monnaies dans le panier étant fixés en
nominal (0,44 $ par DTS par exemple), les poids relatifs s’ajustent
continuellement en fonction des variations des changes ; une monnaie qui
s’apprécie parce qu’elle est considérée comme une valeur refuge voit son poids
dans le panier augmenter automatiquement. L’allocation de DTS réduira la
tentation d’accumuler des surplus courants pour accroître les réserves par
précaution ; ce ne sera pas suffisant pour rééquilibrer les balances mais l’impact
est dans la bonne direction.
Un usage plus répandu du DTS, son utilisation pour accroître la liquidité
internationale ou pour faire face à des situations de crise financière aiguë, tout
cela constitue des étapes en direction, à plus long terme, d’un système
véritablement centré sur le DTS. On rencontre alors d’autres difficultés, comme
celle du compte de substitution2, qu’il n’est sans doute pas opportun d’aborder
dans un premier temps compte tenu de l’opposition à ce jour irréductible du
Congrès des États-Unis à toute discussion sur le partage d’un quelconque
fardeau lié aux balances-dollar existantes (« les Chinois ont choisi d’accumuler
des dollars, c’est leur problème » entend-on à Washington). En revanche, une
autre question ancienne pourrait revenir dans ce débat et jouer, si un accord se
dessinait à ce propos, un rôle décisif. Il s’agit de « l’indicateur de réserve » (ou
d’un indicateur de balance de base) définissant pour chaque participant un tunnel
guidant le processus de surveillance multilatérale. Ce tunnel – dont la Chine et
l’Allemagne n’ont à ce jour pas voulu entendre parler – serait un élément
important de la surveillance ; il pourrait, de manière plus directive, conduire à
une obligation d’ajustement de manière à maintenir l’un ou l’autre de ces
indicateurs dans une marge raisonnable de fluctuation ou même constituer un
paramètre dans l’attribution des DTS nouveaux. Ce serait une solution, certes
partielle, au problème central que soulève l’asymétrie des ajustements
d’excédents et déficits extérieurs lesquels reposent toujours sur les pays
déficitaires3.
Le fait que ces propositions se situent dans le prolongement de ce qui a été
entamé par le G20 depuis sa création en constitue peut-être un des aspects les
plus notables. Malgré les apparences, puisque le DTS ne fait pas partie de la
culture économique commune, ce qui précède ne constitue en rien une
révolution, un « grand soir monétaire », et les experts peuvent se mettre au
travail immédiatement. Ce n’est pas dire que la tâche soit aisée, loin de là !
Quelles conditions faut-il en effet réunir pour avoir une chance de réussir ? Il
faut une clairvoyance intellectuelle partagée de ce que serait le système
pleinement développé, il faut ensuite des trésors de diplomatie pour négocier les
étapes, il faut enfin une volonté durable de coopération internationale. Mais à
situation exceptionnelle, réponse exceptionnelle : ces conditions peuvent être
réunies pour peu que les gains attendus, en engageant un tel processus soient
supérieurs aux coûts. Comment établir ce bilan ? Premièrement, il n’est pas
certain qu’il soit dans le meilleur intérêt du G20 et de ses membres d’entretenir
un silence assourdissant sur les questions monétaires internationales : car le
résultat du nouvel échafaudage international, c’est qu’il n’y a plus d’enceinte
pour discuter des taux de change, un G7-finances n’a pas de prise sur le
renminbi et la Chine refuse que la question soit posée en G20. Quel Gx
convoque-t-on en cas de crise monétaire internationale ? À ce stade, on l’a vu
après la catastrophe de Fukushima face aux attaques spéculatives contre le yen,
le seul rempart, c’est le G7, solution devenue anachronique. Bref, il faut donner
une nouvelle ambition au G20.
Deuxièmement, après la Grèce mais avant un nouvel accident de parcours, la
crainte du scénario de rupture sur l’euro peut être (devrait être !) un mobile
puissant pour pousser à prendre le risque d’une initiative commune ; nous
sommes sortis des crises financières de 2007 aux États-Unis et 2010 en Europe
en recourant aux mêmes méthodes – le gonflement de la liquidité – que celles
qui avaient conduit à leur déclenchement et cela devrait rendre prudent.
Troisièmement, le programme ici esquissé n’empiète pas de manière agressive,
au moins dans ses premières étapes, sur les souverainetés nationales ; il ne s’agit
pas de créer une monnaie unique comme l’euro. Ce qu’on décrit constitue un
système multidevises reposant sur un ensemble de monnaies de premier rang
auquel est ajouté un instrument synthétique dans l’adolescence. C’est une
évolution progressive vers un système centré sur le DTS. Ce qui est nécessaire,
c’est de faire preuve d’audace, pas de témérité.

POUR UNE PAIX MONÉTAIRE PERPÉTUELLE


Organiser la paix monétaire au XXIe siècle autour d’une nouvelle monnaie
internationale, le DTS, c’est finalement une proposition qui correspond au
Zeitgeist, à l’esprit du temps. Dans le registre des idées, la théorie des marchés
efficients qui inspirait le néolibéralisme et la « fin de l’histoire » qui inspirait la
politique internationale depuis un quart de siècle apparaissent pour ce qu’elles
sont, de brillants exercices académiques… à moins qu’il ne s’agisse de
supercheries idéologiques ; mieux vaut renoncer à l’idée de convergence des
capitalismes vers le modèle anglo-américain de marchés libres et autorégulés ; il
est temps de recourir à des analyses qui reconnaissent la pluralité des logiques
économiques à l’œuvre dans le monde d’aujourd’hui et qui établissent un bon
équilibre entre forces de marché et intervention des États. En matière de
politique économique, la coopération internationale qui se nouerait autour du
DTS est en phase avec la vision de l’économie mondiale qui se dégage de la
crise : la défiance vis-à-vis de la finance ne s’est pas étendue aux ressorts
fondamentaux de l’économie de marché, on n’en est pas au retour de l’économie
administrée. Quant aux États, perclus de déficits et faisant lourdement appel à
l’impôt, on n’en attend pas de recette miracle mais plutôt qu’ils fournissent les
biens collectifs adaptés à une ère de mondialisation, qu’ils fixent des disciplines
partagées et trouvent des solutions coopératives à des défis communs. Sur le
plan géopolitique, enfin, un système multidevises incorporant le DTS reflète un
monde multipolaire où aucun pays n’a la capacité de fixer seul les règles du jeu ;
mais dans ce monde, les principaux acteurs ont aussi un intérêt profond à éviter
l’instabilité qu’on a connue dans l’histoire récente et qui ne peut, toutes choses
égales par ailleurs, que s’amplifier : la Chine parce qu’elle a besoin de sécurité
quant à la valeur de ses actifs externes ; les États-Unis parce que l’ampleur des
balances-dollar place une épée de Damoclès sur la conduite de leur politique
monétaire et donc sur leurs perspectives de croissance ; l’Europe, parce qu’elle
ne peut accepter que la volatilité du dollar se répercute sur l’euro et aboutisse à
la destruction de son industrie.
Il serait naïf de croire que ces trois zones fixent leurs choix uniquement en
fonction de telles considérations. Ce programme soulève des défis de taille et
son ambition court le risque d’être moquée par les réalistes. Pourtant, il est des
circonstances dans lesquelles des nations souveraines ont démontré qu’elles
mesuraient les risques que recèle la poursuite d’objectifs étroitement nationaux
et qu’elles préféraient chercher à tirer les bénéfices d’une stratégie coopérative.
L’« intérêt national » n’est pas un concept monolithique, il peut être poursuivi de
manière étroite ou éclairée. Non, un scénario de refondation monétaire est certes
ambitieux mais pas irréaliste parce qu’il prolonge le sentier sur lequel se trouve
l’économie internationale depuis le début de la crise et parce qu’il est en ligne
avec les intérêts des principaux acteurs. Il y a là, aujourd’hui, une fenêtre
d’opportunité, ne la refermons pas par manque de lucidité et de volonté.


1. Le Conseil européen a permis de mettre fin à la phase aiguë de la crise de la dette en Europe en
décidant en juin 2012 de rendre l’Union monétaire plus solide par la réalisation de quatre unions
renforcées en matière budgétaire, bancaire, politique et de compétitivité ; la décision de poursuivre
dans la voie de l’Union monétaire ayant ainsi été prise au plus haut niveau politique, Mario Draghi
pouvait quelques semaines plus tard adresser aux marchés le message attendu : « La BCE fera tout ce
qui est nécessaire pour assurer la survie de l’euro, et croyez-moi, ce sera suffisant. »
2. Au moment de la création des DTS, après la rupture du lien entre le dollar et l’or, avait été posée la
question de la sécurité des avoirs internationaux en dollars. Une solution avait été avancée sous la
forme d’un « compte de substitution » ouvert au FMI où les pays détenteurs de réserves en dollars
pourraient leur substituer des réserves en DTS. En cas de baisse du dollar, cette réforme ferait peser –
c’est ce que cherchent les pays créditeurs des États-Unis – sur le Trésor américain une partie des pertes
résultant de la dépréciation. Le Congrès n’avait pas mis longtemps à écarter cette idée, et ce sans la
moindre ambiguïté. Il n’y a aucune raison de penser qu’il change jamais d’avis.
3. Solution déjà préconisée par Keynes dans ses propositions sur le bancor, évidemment écartée à
l’époque par les négociateurs américains qui ont imposé leurs vues à Bretton Woods.
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Les auteurs

Patrick Artus
Prix Turgot 2008.
Professeur à la Sorbonne, économiste, directeur des études économiques de
Natixis.
Membre du Cercle des économistes et du Conseil d’analyse économique.
Pascal Blanqué
Ancien élève de L’École normale supérieure (ENS), diplômé de l’IEP Paris,
docteur en sciences de gestion de l’université Paris-Dauphine.
Est actuellement Chief Investment Officer et directeur général délégué d’un
des principaux gestionnaires d’actifs mondiaux. Il a été précédemment chef
économiste d’un grand groupe bancaire international.
Économiste et historien, il est l’auteur de plusieurs publications dont (Ed.
Economica) : Money, Memory and Asset Prices (2010) ; The Social
Economy of Freedom (2011) ; Grammatica Economica (2012) ; Philosophy
in Economics (2012) ; Essays in Positive Investment Management (2014).
Il a été désigné European CIO of the year (2013) par le magazine Funds
Europe.
Jean-Louis Chambon
Ancien élève de l’Institut de haute finance (IHFI), de l’Institut supérieur de
la banque et de l’IHEPS.
Président du prix Turgot – président d’honneur et fondateur du Cercle
Turgot.
Président de la Fédération nationale des cadres dirigeants (FNCD).
Past-directeur (Groupe Crédit Agricole).
Chroniqueur dans différentes revues financières, à Canal Académie (à
l’Institut de France) et à RCF.
Jean-Marc Daniel
Professeur à l’ESCP Europe.
Barry Eichengreen
Économiste américain, formé à Yale.
Professeur à l’université de Berkeley.
Conseiller spécial au FMI en 1997-98.
Auteur reconnu dans le domaine du système monétaire international.
Olivier Garnier
Diplômé de l’École polytechnique, de l’Ensae et de l’Université Paris-
Dauphine.
A effectué la première partie de sa carrière au Ministère de l’économie et
des finances et à la Réserve fédérale américaine.
Chef-économiste du Groupe Société Générale.
Isabelle Job-Bazille
Doctorat de sciences économiques de l’université de Paris-X Nanterre.
Directeur des études économiques du groupe Crédit Agricole SA depuis le
1er février 2013.
Depuis septembre 2012, membre du conseil d’administration de Predica.
A débuté sa carrière chez Paribas en 1997 comme analyste risque-pays en
charge de la zone Moyen-Orient-Afrique. A rejoint Crédit Agricole SA en
septembre 2000 en tant qu’économiste spécialiste du Japon et de l’Asie
avant de prendre la responsabilité du pôle macro-économie en mai 2005.
Dans le cadre de la ligne métier économistes groupe, a été détachée à temps
partiel, entre 2007 et 2011, dans les équipes de recherche marchés chez
Crédit Agricole CIB à Paris puis à Londres.
Vivien Levy-Garboua
Diplômé de l’École polytechnique, de l’École des mines, et titulaire d’un
PhD. en économie d’Harvard.
A fait toute sa carrière bancaire chez BNP Paribas où il a été membre du
comité exécutif depuis 1989.
Économiste et auteur de plusieurs ouvrages, dont Macroéconomie
contemporaine (Economica, avec Bruno Weymuller), La Dette, le Boom, la
Crise (1986, Économica avec Gérard Maarek), et plus récemment
Macropsychanalyse, l’économie de l’inconscient (PUF 2007 avec Gérard
Maarek), Les 100 mots de la crise financière (PUF, 2009 avec Bertrand
Jacquillat) et Capitalisme, finance, démocratie, le nouveau malaise
(Economica, 2014, avec Gérard Maarek).
André Lévy-Lang
Prix Turgot.
Diplômé de l’École polytechnique (1956) et docteur (PhD. in Business
Administration, 1966) de l’université de Stanford.
D’abord physicien au Commissariat à l’énergie atomique en 1960, a été de
1962 à 1974 dans le groupe Schlumberger, avec différentes fonctions
techniques et de direction, en France et aux États-Unis. Entré dans le
groupe Paribas en 1974, a été nommé en 1982 président du directoire de la
Compagnie bancaire, banque de financements spécialisés filiale de Paribas,
puis président du directoire du groupe Paribas de 1990 jusqu’à la fusion
avec BNP en 1999.
Professeur associé émérite à Dauphine, président du conseil de surveillance
des Échos, président de la Fondation du risque et de l’Institut Louis
Bachelier, vice-président du conseil de surveillance de Paris-Orléans,
président de l’Institut français des relations internationales, membre du
conseil de l’Institut des hautes études scientifiques, de l’American Hospital
of Paris.
Gérard Maarek
Diplômé de l’École polytechnique et de l’Ensae.
A été secrétaire général de l’Insee et, de 1992 à 2000, responsable des
études économiques au Crédit Agricole.
Aujourd’hui consultant indépendant, est depuis 2005 senior adviser à
l’Edhec.
Auteur : parmi ses livres récents, Économie de l’enlisement (1997,
Economica), Macroéconomie et gestion d’actifs (2003, Economica) et
Macropsychanalyse, l’économie de l’inconscient (2007, PUF, avec Vivien
Levy-Garboua).
Julien Marcilly
Responsable du risque pays du groupe Coface depuis 2012.
Titulaire d’un doctorat de l’Université Paris-Dauphine.
Diplômé d’ESCP Europe (master en management grande école).
Jean-Bernard Mateu
Diplômé de l’École polytechnique et de Télécom ParisTech.
Aujourd’hui :
Président fondateur d’Optiverse Consulting
Senior Advisor chez Financière de Courcelles
Précédemment :
Caisse d’épargne Rhône-Alpes : président du directoire
Natixis Financement : directeur général
Caisse nationale des Caisses d’Épargne : directeur de l’animation
commerciale puis directeur du logement social et de l’économie sociale
Caisse d’Épargne de Picardie : membre du directoire en charge du
développement commercial et du réseau d’agences
Banque Directe : secrétaire général puis directeur des opérations
Crédit du Nord : directeur du développement commercial puis directeur des
études informatiques
Compagnie Bancaire : responsables des systèmes d’aide à la décision
Et aussi :
Administrateur du Cercle Turgot.
Maître de conférences à l’École polytechnique pendant dix ans.
François Meunier
Président d’Alsis Conseil.
Ancien directeur général de Coface France.
ENSAE, professeur associé.
Ancien président de la DFCG.
Chroniqueur et auteur.
Jacques Mistral
Diplômé de l’École polytechnique, docteur et agrégé de sciences
économiques, a été Professeur à l’ENSAE, à l’Institut d’études Politiques
de Paris et à l’École polytechnique (1977-1990).
Ancien conseiller économique du Premier ministre Michel Rocard (1988-
1991), conseiller spécial du ministre des Finances Laurent Fabius (2000-
2001) puis conseiller financier à l’ambassade de France à Washington
(2001-2006).
Professeur à la Harvard Kennedy School (2012), à l’Université du
Michigan et à l’Université de Nankin (2013).
Senior Fellow, Brookings Institution et Conseiller spécial à l’IFRI (depuis
2006).
Chroniqueur et auteur. La Troisième Révolution américaine (Perrin, 2008) a
obtenu le prix du meilleur livre d’Économie et le prix Édouard-Bonnefous
de l’Académie des sciences morales et politiques en 2008. Son dernier
ouvrage : Guerre et paix entre les monnaies est paru chez Fayard en 2014.
Ludovic Subran
Chef économiste d’Euler Hermes.
Membre du conseil d’administration de Solunion et du conseil d’orientation
de BPI France Le Lab.
Ancien économiste à l’Insee, aux Nations Unies et à la Banque Mondiale.
Enseignant à HEC.
Diplômé de l’Ensai et de l’IEP Paris.
Yves Zlotowski
Économiste en chef de Coface depuis novembre 2007.
Auparavant économiste pays émergents chez Coface (2001-2007) et
économiste marché émergents chez Crédit Agricole Indosuez (2000-2001).
Titulaire d’une thèse de doctorat en économie de l’Université de Paris X-
Nanterre et d’un DEA d’économie monétaire (université de Paris I) et de
relations internationales (université de Paris I).
A publié de nombreux articles sur les économies émergentes.
Index

A
Abenomics 23
ACPR (Autorité de contrôle prudentiel et de résolution) 174
Afrique du Sud 42, 134, 139
Aizenman J. 194
Allemagne 24, 35, 36, 42, 43, 47, 77, 90, 92, 96, 112, 115, 120, 123, 126, 187,
234, 235
Amérique latine 21, 45, 131, 135
Argentine 78, 117, 139
Autorité bancaire européenne 123
Autorité de surveillance bancaire 111

B
bail-in 195, 197-200, 202-204, 206, 215
bail-out 113, 195, 197, 201-206, 215
balance des paiements 81, 112
balance sheet recession 113
bancor 227, 230, 236
Bank Charter Act 57
Banque asiatique de développement 137
Banque centrale européenne (BCE) 22, 24, 32, 79, 92, 97, 109-111, 117-120,
122, 124, 126, 145, 152, 154, 189, 210, 214, 225
Banque d’Angleterre 37
Banque mondiale 110
Banque nationale de Belgique 37
Banque nationale de Suisse 23, 47
base monétaire 75
bimétallisme 49, 177, 180, 185, 186, 188-190, 192
bitcoin 161, 162, 164, 166, 169, 170, 172-174
Blanchard O. 16, 229
boom and stop 83, 89
Bordo M. D. 179
brady bonds 117
Brésil 55, 117, 134, 137, 139-142, 146
Bretton Woods 18, 40, 44, 52, 55, 64, 69, 81, 147, 149, 184, 187, 191, 223, 224,
227
BRI 138, 195, 207, 211
Bundesbank 14, 45, 92, 97

C
Calvo G. 133
Cassel G. 64
change fixe 18, 20, 36, 58, 59, 64, 66, 76, 131, 132, 148, 192, 193
changes flexibles 13, 178, 179, 193
Chaum D. 162
Chili 117
Chine 17, 18, 26, 50, 59, 68, 71-76, 79, 95, 101-104, 106, 107, 135, 138, 144,
145, 150, 179, 193, 223, 224, 226, 228, 233, 235, 236, 238
Chypre 119, 172, 197
Colombie 117
Conseil de stabilité financière 175, 196, 225
consensus de Washington 22, 117, 131
conundrum 73, 87
Corée 48, 49, 133, 137, 140
crawling peg 131
Credit Anstalt 35, 36
credit crunch 114
Crésus 57
crise asiatique 81, 83, 85
currency board 131, 132

D
Danatbank 36
déflation 4, 60, 61, 63, 65, 67, 149, 154, 183-185
dette 83, 85, 86, 91, 92, 94, 96
deutschemark 14, 150, 192
dévaluation interne 79
dollar debt standard 147, 153, 155, 156
Dooley M. P. 69, 75
Draghi M. 22, 23, 111, 119, 225
droits de tirage spéciaux (DTS) 27, 31, 43, 45, 50-53, 188, 227, 231, 237

E
Edgeworth F. 188
Eichengreen B. 130, 140
emergency liquidity assistance (ELA) 119
Équateur 117
Espagne 15, 110, 113, 115, 116, 120
étalon-argent 182
étalon-dollar 60, 68
étalon-or 37-39, 43, 49, 50, 60, 62, 63, 65, 68, 70, 149, 177, 180, 182-184, 186-
188, 190, 191, 223, 227, 230
Europe de l’Est 131

F
Fed 19, 21, 22, 35, 38, 41, 43, 44, 87, 95, 134, 139, 146, 189, 214, 216, 226
Fisher S. 216
Flandreau M. 187
florin 38
flottement 133, 134
flux de capitaux 82, 83, 86, 87, 89
Folkerts-Landau D. 69
Fonds européen de stabilité financière (FESF) 32, 92, 110
Fonds monétaire international (FMI) 31, 40, 51, 52, 65, 110, 118, 131, 136, 138,
225, 229, 230
forint 141
forward guidance 111, 124
franc 23, 24, 38, 46, 47, 180, 187, 192
France 4, 15, 34, 42, 43, 47, 59, 82, 89, 144, 172, 174, 177, 180-183, 185-187
Friedman M. 11, 177, 180, 185-187

G
G7 7, 145, 236
G20 7, 194, 197, 225, 228, 231, 236
Garber P. 69
Giavazzi F. 16
gold exchange standard 147
Gourinchas P.-O. 126
Grande Dépression 44
Grèce 16, 96, 110-112, 117, 122, 125, 237
Greenspan A. 19, 73, 87, 138
Gresham loi de 182, 186, 190
guerre des monnaies 145
Gupta P. 140

H
Hamilton A. 180, 181
Hausmann R. 130
Herstatt 44
Hongrie 140
Hume D. 62, 184, 190

I
Inde 76, 104, 134, 139-142, 146
Indonésie 133, 134, 137, 139-141
inflation 4, 13-15, 55, 60-63, 66, 67, 77, 78, 121, 124, 131, 153, 178-180, 183-
185, 191, 192, 228, 229
Internet 159
investissements directs étrangers (IDE) 71, 136
Irlande 15, 110, 115, 117
Italie 110, 118
Ito 194

J
Japon 12, 19, 22, 23, 45, 60, 70, 103, 138, 145, 152, 153, 156, 179, 208
Juglar J. C. 62

K
Keynes J. M. 52, 69, 178, 190, 227, 230, 236
Koo R. 113
Krugman P. 115

L
Lehman Brothers 54, 129, 134, 208
Levy-Garboua V. 196
livre sterling 33, 35, 37-40, 46, 223, 228
lois Hartz 115

M
Malaisie 137, 139, 140
Martin Ph. 117
McKinnon R. I. 73
Mécanisme de surveillance unique (SSM) 111
Mécanisme européen de stabilité financière (MESF) 92, 93, 110, 111
Mexique 117
Modi N. 142
monnaie de réserve 84, 85, 91
monnaies virtuelles 161, 162
monométallisme 177, 183, 184, 186
Mundell R. 58, 68, 81, 115, 193, 194

N
Nakamoto S. 162
Norman M. 34, 37

O
obligations 22, 32, 34, 53, 83, 90, 96, 105, 106, 136-138, 146, 160, 228
Obsfeld M. 12, 14, 18, 194
opérations monétaires sur titres (OMT) 110
Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) 45
Organisation mondiale du commerce (OMC) 146, 224

P
Panizza U. 130
parité de pouvoir d’achat 60, 103
pays émergents 19, 22, 52, 94, 104, 129, 134, 139
péché originel 130, 136, 138
peso 134, 140
Philippon T. 117
plan de résolution 203
plan Juncker 123
Pologne 137, 139, 140
Pool de l’or 42
Portugal 16, 110, 112
Poutine V. 142
private sector involvement (PSI) 117
protectionnisme 23, 67, 143-147

Q
quantitative easing (QE) 22, 23, 92, 95, 111, 119-122, 124, 139, 145, 151, 152,
229

R
Rajan R. 179
récession 4, 32, 35, 38, 44, 133, 202, 228
Reinhart C.M. 114, 133
renminbi 18, 51, 101-104, 106, 107, 127, 149-151, 188, 190, 231, 236
Réserve fédérale 66, 139
Rey H. 19, 20, 126, 179, 195
Ricardo D. 180, 190
Rogoff K. 12, 14, 18, 114, 178
rouble 131, 134, 140
Rousseff D. 142
Royaume-Uni 22, 34, 40-43, 138, 152, 177, 180
Rueff J. 62
Russie 48, 61, 68, 133, 134, 139-142

S
Saint-Marc M. 182
Schoenmaker D. 194, 195
shadow banking 195, 216
shadow banks 211
Shin H. S. 195, 209, 211
Shin H.S. 95
six-pack 123
Skidelsky R. 191
stérilisation des réserves 75
Stiglitz J. 17, 50, 231
Strong B. 34
sudden stop 85, 94, 113
Suisse 23, 24
supervision monétaire 159, 175
syndrome de la vertu conflictuelle 73
système monétaire européen 81
système monétaire international 15, 17, 27, 31, 33, 35, 38, 39, 44, 48, 52, 62, 64,
69, 101, 103, 104, 147, 154, 178, 187, 190, 193, 194, 224, 226, 229

T
tapering 139, 150
Target 2 91, 92, 115
taux de change 13, 19, 21-23, 25, 26, 35, 37, 39, 40, 47, 52, 55, 60, 69, 71, 73,
92, 101, 103, 115, 122, 129, 130, 132-135, 139-142, 144, 145, 148, 151, 155,
178, 189, 191, 225, 226, 236
taux d’emprunt 111, 112, 118
taux d’intérêt 118, 121, 122, 125
Thaïlande 48, 49, 133, 139, 140
théorie des réseaux 232
TLAC 197-200, 206
too big to fail 47, 196, 198, 217
triangle d’incompatibilité 58, 193
Trichet J.-C. 111
Triffin R. 64, 68, 86, 93, 184, 226
trilemme 193, 194, 215
Turquie 61, 133, 134, 137, 139-141

V
Volcker P. 44, 146, 152

W
W
Walras L. 186
White H. D. 69

Y
yen 127

Z
Zhou Xiaochuan 50, 228, 229
zloty 141
zone dollar 81-84, 88, 90, 91, 93, 94
zone euro 16, 20, 22, 25, 32, 46, 52, 76, 79, 81-85, 88-94, 96, 97, 103, 109, 112,
113, 116, 118, 119, 121, 124, 126, 134, 138, 142, 151-155, 160, 190-192,
195, 204, 207, 212, 222, 224
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