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Résumé
Georges Didi-Huberman, Ressemblance mythifiée et ressemblance oubliée chez Vasari : la légende du portrait «sur le vif», p.
383-432.
L'histoire de l'art, avec Vasari, s'est constituée sur un certain nombre de catégories - un grand nombre d'entre elles liées au
problème de l'imitation -, exemplifiées par des légendes, des récits d'origine. À partir de la fiction du portrait «sur le vif» de Dante
par Giotto, cet article tente de saisir la dimension mythique du savoir vasarien, et sa valeur stratégique : constituer un savoir
(l'histoire de l'art elle-même) tout en censurant d'autres savoirs, que seule une anthropologie de la ressemblance peut restituer
sur la base d'archives, de recoupements, d'inférences. Le contre-motif du portrait «sur le vif» selon Vasari est ici trouvé dans les
portraits votifs de la Santissima Annunziata de Florence : médiévaux et non «renaissants», cultuels et non artistiques, indiciaires
(c'est-à-dire obtenus par empreinte) et non
(v. au verso) iconiques, ils constituent sans doute un véritable maillon manquant dans la compréhension de ce réalisme florentin
du XVe siècle, dont le buste controversé, dit de Niccolò da Uzzano, au Bargello, représente un exemple particulièrement
frappant.
Didi-Huberman Georges. Ressemblance mythifiée et ressemblance oubliée chez Vasari : la légende du portrait sur le vif. In:
Mélanges de l'Ecole française de Rome. Italie et Méditerranée T. 106, N°2. 1994. pp. 383-432.
doi : 10.3406/mefr.1994.4334
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/mefr_1123-9891_1994_num_106_2_4334
HISTOIRE DE L'ART
GEORGES DIDI-HUBERMAN
1 Aristote, La Poétique, I, 1447a, éd. et trad. J. Hardy, Paris, 1932 (6e éd. 1975),
p. 29 (je souligne). Significatif pour nous, le fait que ce sont là, pratiquement, les
premiers mots de notre premier grand traité d'esthétique en Occident.
2 Cf. par exemple A. Parronchi, // naturalismo integrale del primo Quattrocento
(1967), dans Donatello e il potere, Florence-Bologne, 1980, p. 27-37.
3 Cf. notamment L. Planiscig, // busto del cosidetto Niccolo da Uzzano non è
7 G. Vasari, Les Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, trad. dir. par
A. Chastel, Paris, 1981-1988, VII, p. 190, etc. Cf. J. Rouchette, La Renaissance que
nous a léguée Vasari, Paris, 1959, p. 98-100 et 187-193. On retrouve l'expression ail
leurs au XVIe siècle, cf. A. Petrucci, Anticamente moderni e modernamente antichi,
dans Libri, scrittura e pubblico nel Rinascimento, Bari, 1979, p. 21-36.
8 Cf. I. Lavin, On Illusion and Allusion in Italian Sixteenth-Century Portrait
Busts, dans Proceedings of the American Philosophical Society, CXIX, 1975,
p. 353-362. J'ai critiqué, d'un point de vue méthodologique, ce cercle de l'imitation et
de la signification dans une communication au colloque du Centre Ettore Majorana
(Enee, 1992), intitulée Imitation, représentation, fonction. Remarques sur un mythe
épistémologique, dans les actes à paraître sous le titre Fonctions et usages des images
dans l'Occident médiéval, Paris, 1995.
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l'on peut dire que, par son métier, son jugement et son savoir (in pratica, in
giudizio ed in sapere), il fut l'un des premiers qui représentât l'art de la
sculpture et du bon dessin chez les modernes (l'arte della scultura e del buon
disegno nei moderni); il mérite d'autant plus notre attention qu'à son époque
les antiquités n'étaient pas encore exhumées de la terre9».
Admirable invention, en effet : Donatelle» serait parvenu à imiter, en
plus de la nature, un grand style d'autrefois qu'il n'avait même pas sous les
yeux... Mais la difficulté logique de ce raisonnement comme la difficulté
historique de cette «prescience» s'atténueront sans doute si nous acceptons
de suivre plus littéralement la dynamique même du dogme vasarien. Quelle
est donc cette dynamique? Rien de moins qu'une sorte de maturation
nécessaire, biologique, organique : un processus par lequel la rinascita
menait depuis un moment déjà son travail de restauration du buon
disegno. Travail mené d'abord dans le domaine pictural (et ne voyons pas
de contradiction à ce qu'un sculpteur puisse retrouver le buon disegno de
sa discipline propre sur la base d'une leçon picturale, puisque le disegno
donne précisément, chez Vasari, la notion cardinale de tous les arts
visuels). Travail inauguré par ce héros, ce miracle vivant que fut Giotto.
Il suffit alors de relire les deux premiers paragraphes de la très célèbre
Vie de Giotto, écrite par Vasari, pour comprendre que s'y joue vraiment un
récit d'orìgine pour tout ce qui va, dans la suite, se nommer la Renaissance,
le buon disegno, l'art «moderne»... Ce récit d'origine engageait une concept
ion de l'histoire de l'art - dont nous sommes les héritiers trop souvent
inconscients -, autant qu'un dogme esthétique. L'une et l'autre organisés,
structurés, valorisés par une certaine idée ou un certain idéal, un certain
fantasme de la ressemblance et de l'imitation. Mon hypothèse de lecture
sera ici que les deux paragraphes en question proposent quelque chose de
bien plus considérable qu'une anecdote, fût-elle importante, ou qu'un
exemplum : ils proposent une légende, c'est-à-dire un récit inventé aux fins
d'une transmission, d'un devoir-lire et d'un devoir-comprendre
(comprendre ce qu'est la Renaissance, l'humanisme en peinture, l'art
«moderne» en général). Et même ils proposent ou condensent quelque
chose de plus considérable encore, quelque chose dont ils sont l'éclatant
symptôme narratif : je veux dire un mythe - un mythe de l'imitation, un
mythe de la ressemblance -, qui se repère notamment, outre dans son
enjeu, dans la structure même du récit, en particulier dans les polarités
remarquables qu'il fait surgir et fonctionner.
Mythique, ce passage l'est d'abord au sens le plus immédiat, dans la
mesure où le récit d'origine donne à son objet explicite - l'imitation pictu-
10 Id., ibid., II, p. 102. J'utilise, par commodité pour le lecteur, la traduction
française en cours, dont on voit bien, sur ce seul passage, qu'elle n'est pas exempte
d'imprécisions. Je ne corrige que les contre-sens.
11 Id., ibid., II, p. 102.
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veau, le récit vasarien ne déçoit pas : encore quelques lignes et, par une
rigoureuse permutation narrative, c'est l'immense poète Dante Alighieri
qui vient prendre la place de la modeste brebis. Place désormais culturelle
et langagière; place désormais socialement prestigieuse; place désormais
urbanisée et chronologiquement située dans la contemporanéité culturelle
du peintre, bref dans la «modernité» de l'histoire. De la campagne de Ves-
pignano à la cité de Florence - dont Giotto, comme on le sait bien, va
devenir l'artiste majeur -, nous sommes passés d'un temps de l'origine
naturelle à un temps de l'origine historique, et ce, grâce à une substitution
«totémique», si je puis dire : à l'animal bêlant se substitue la haute figure
d'un humain parlant, mieux, d'un humaniste écrivant et pensant. C'est lui
désormais que Giotto va ritrarre di naturale pour inventer la Renaissance,
et il ne le fera plus d'une pauvre pierre taillée, comme devant sa brebis,
mais en usant de stylets, de pinceaux, de pigments préparés, sur d'impo
santséchafaudages.
«Il sut si bien imiter la nature {divenne così buono imitatore della natura)
qu'il chassa complètement la ridicule manière grecque [c'est-à-dire byzant
ine].Il ressuscita l'art de la belle peinture, telle que la pratiquent les peintres
modernes {risuscitò la moderna e buona arte della pittura), en introduisant le
portrait sur le vif {introducendo il ritrarre bene di naturale le persone vive), ce
qui ne s'était pas fait depuis plus de deux cents ans. Si quelqu'un avait essayé,
comme nous l'avons dit plus haut, personne depuis longtemps n'avait eu des
résultats aussi bons et aussi heureux que Giotto. Parmi les portraits qu'il exé
cuta, on peut voir encore aujourd'hui, dans la chapelle du Podestat de Flo
rence, celui de Dante Alighieri, son contemporain et ami très intime {coetaneo
ed amico suo grandissimo), poète d'une célébrité comparable à celle de Giotto
en peinture16».
MEFRIM 1994, 2 27
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30 Cf. Dante, La Divine Comédie, Enfer, XVII, 64-75. Sur l'impossible rapport de
Dante et de Giotto, cf. E. Battisti, Giotto, Genève, 1960, p. 21-25.
31 Cf. Dante, La Divine Comédie, Purgatoire, XI, 91.
32 Elle se trouve déjà chez Filippo Villani dans son Liber de civitatis Florentie
famosis civibus («Pinxit [Giotto] speculorum suffragio semetipsum, sibique contem-
poraneum Dantem in tabula altaris capette Palatii Potestatis...» On voit que Villani
ajoute ici le motif complémentaire de l'autoportrait, et qu'il parle à propos de Dante
d'un retable plutôt que d'une fresque), et surtout dans L. Ghiberti, / Commentali (e.
1447), II, 6, éd. O. Molisani, Naples, 1947, p. 35 (qui donne une version encore dif
férente). On la retrouve aussi, avant Vasari, dans le Libro di Antonio BUH, éd. F.
Benedettucci, Rome, 1991, p. 39.
33 Cf. M. Détienne, Une mythologie sans illusion, dans Le Temps de la réflexion,
1, 1980, p. 58-60, qui parle du mythe dans les termes d'un savoir partagé, mémorisé,
répété, varié.
34 Cf. par exemple A. Chastel, Giotto coetaneo di Dante (1963), dans Fables,
formes, figures, Paris, 1978, 1, p. 377-386, qui n'a aucun mal à passer de la «légende»
du portrait de Dante par Giotto à la «signification historique» où s'« atteste à Flo
rence même l'existence du couple Dante-Giotto» (p. 384). Sur la tradition esthétique
de ce «couple», cf. P.L. Rambaldi, Dante e Giotto nella letteratura artistica, dans
Rivista d'arte, XIX, 1937, p. 286-348.
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36 Cf. T. Hankey, Salutati's Epigrams for the Palazzo Vecchio at Florence, dans
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Dante bien sûr; mais le monument ne fut jamais construit, et l'on sait que
les efforts des Florentins pour récupérer le corps de Dante enseveli à
Ravenne furent voués à l'échec. C'est donc un «mémorial peint37» — non un
tombeau, mais un portrait imaginaire : la substitution elle-même est éclai
rante - qui signala aux citoyens de Florence la gloire posthume de Dante
Alighieri. Réalisé entre 1413 et 1439 par Antonio Neri, il fut remplacé en
1465 par un grand panneau de Domenico di Michelino, que l'on peut
encore admirer dans la cathédrale (fig. 5).
Il est inutile d'insister, dans tout ce processus, sur le rôle décisif joué
par la référence humaniste et son cadre d'intelligibilité. Deux textes bien
connus, parmi les très nombreux qui pourraient être versés à ce dossier,
suffiront à rendre clair l'enjeu de telles galeries de portraits dans cette pro
blématique de la gloire publique et civique. Le premier est un passage de
YHistoire naturelle où Pline évoque l'invention de ces «galeries d'hommes
célèbres» destinées à orner les bibliothèques : «II n'est pas plus grande
preuve de réussite pour un individu, écrit Pline, que celle-ci : que tout le
monde -soit avide de connaître quel aspect il a présenté. À Rome, l'inven
tion remonte à Asinius Pollion qui, en fondant le premier une bibliothèque,
fit des génies que l'humanité a connus une propriété publique {ingenia
hominum rem publicam fecit)3S».
L'autre texte est remarquable parce qu'il donne du premier - qui en est
l'horizon - une version dal vivo ; et à ce titre il peut être considéré comme
une étape décisive dans cette construction du paradigme de ressemblance
que manifeste si complètement, si définitivement, le récit vasarien. Il s'agit
d'une lettre de Pétrarque à Francesco Bruni, datant de 1362, et où le poète
raconte complaisamment l'admiration que lui vouait Pandolfo Malatesta -
à preuve : celui-ci avait envoyé un peintre devant lequel Pétrarque accepta
Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, XXII, 1959, p. 363-365. Sur l'icono
graphie des uomini famosi au XIVe et au XVe siècles, cf. notamment T.E. Mommsen,
Petrarch and the Decoration of the Sala Virorum Illustrium in Padua, dans The Art
Bulletin, XXXIV, 1952, p. 95-116; I. Toesca, Gli «Uomini famosi» della Biblioteca
Cockerell, dans Paragone, III, 1952, n° 25, p. 16-20; J. Alazard, Sur les hommes
illustres, dans II mondo antico nel Rinascimento. Atti del V Convegno internazionale di
studi sul Rinascimento, Florence, 1958, p. 275-277; R.L. Mode, Masolino, Uccello
and the Orsini «Uomini famosi», dans The Burlington Magazine, CXIV, 1972, p. 369-
378; D. Arasse, Portrait, mémoire familiale et liturgie dynastique : Valerano-Hector au
château de Manta, dans /Ζ ritratto e la memoria. Materiali 1, dir. A. Gentili, Rome,
1989, p. 93-112.
37 Comme le dit fort bien E.H. Gombrich, Giotto's Portrait of Dante?, art. cit.,
p. 483.
38 Pline l'Ancien, Histoire naturelle, XXXV, 10, éd. et trad. J.-M. Croisille, Paris,
1985, p. 40.
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de poser di naturale, afin que son admirateur pût lire ses œuvres sous le
regard de son portrait39...
Le caractère littéraire de toute cette problématique n'est pas fortuit.
Car il n'y a pas, dans cette histoire construite, d'image sans sa légende : il
n'y a pas de paradigme mythique instaurateur de ressemblance sans un
paradigme mythique instaurateur de signification. Celui-ci s'élabora, comme
je l'ai suggéré, à partir des années 1350, date à laquelle nous trouvons, dans
le Commentarìus ad Dantis Comoediam de Benvenuto da Imola, un récit
assez comique sur la rencontre de Dante et de Giotto qui l'accueille chez
lui, à Padoue : le poète s'y étonnant ironiquement du contraste qu'il
remarque entre la beauté des «figures feintes» - c'est-à-dire peintes - de
Giotto, et la laideur extrême de ses «figures vraies», c'est-à-dire de ses
propres enfants... Remarque à laquelle Giotto répond, non moins ironiqu
ement : «C'est que je peins le jour, et ne fabrique que la nuit {quia pingo de
die, sed fingo de nocte)40». Mais l'anecdote, comme on s'en doute, n'était
déjà qu'un topos littéraire : elle reprend littéralement un passage des Satur
nales de Macrobe41, ce qui nous renseigne bien sur la construction d'emblée
littéraire du couple Dante-Giotto, et du paradigme esthétique qui en fut
l'enjeu ultime.
À l'autre bout de cette chaîne littéraire42, nous trouvons donc un récit
qui, comme je l'ai suggéré, fixait durablement l'ensemble rhétorique et
légendaire de ce rapport «vivant» entre Dante et Giotto. Pourquoi le récit
vasarien devait-il fixer cet ensemble plus durablement que tout autre?
Parce qu'il fut donné, non comme un simple exemplum à la façon antique,
mais comme un moment de l'histoire vraie, un moment du «progrès arti
stique» rétrospectivement observable, pour l'œil «moderne» du Cinque
cento, depuis le Trecento giottesque. Nous sommes là, désormais, dans
45L.B. Alberti, De pictura, II, 35, trad. J.L. Schefer, Paris, 1992, p. 159-161.
46 Cf. J. von Schlosser, La Littérature artistique, op. cit., p. 90-91.
47 Dans sa dédicace à Cosme de Médicis (1550), Vasari souligne que l'ouvrage a
nécessité dix ans de préparation, et concède pourtant qu'il ne s'agit encore là que
d'un «travail informe». Ce «travail informe» attendra encore dix-huit ans l'édition
définitive (Giunti, 1568). Cf. G. Vasari, Les Vies, op. cit., I, p. 41-45, ainsi que R. Bet-
tarini, Vasari scrittore : corne la Torrentiana diventò Giuntina, dans // Vasari storio
grafo e artista. Atti del Congresso internazionale nel IV Centenario della morte (1974),
Florence, p. 485-500.
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base concrète pour toute son entreprise48 (fig. 6). Convertissant ces petits
portraits en xylographies pour l'édition giuntina de 1568 (fig. 7), Vasari
tenta même de concilier l'inconciliable, c'est-à-dire l'incertitude intrin
sèque de ces portraits - leur hypothétique ressemblance, dans la majorité
des cas -, avec les critères qu'il exigeait par ailleurs de tout portrait authen
tique: à savoir qu'il fût dal vero et di naturale :
«Si les portraits en effigie que j'ai placés dans l'ouvrage, en grande partie
grâce à l'aide de Votre Excellence, ne sont pas toujours très fidèles {non sono
alcuna volta ben simili al vero), et s'ils ne possèdent pas ce don de ressem
blance qu'avec sa vivacité apporte la couleur {e non tutti hanno quella pro
prietà e simiglianza che suoi dare la vivezza de' colori), il n'en est pas moins vrai
que le dessin des traits a été pris sur le modèle et ne manque pas de naturel
{non è però che il disegno ed i lineamenti non sieno stati tolti dal vero, e non
siano e propri e naturali); beaucoup m'ont été envoyés par des amis, de divers
endroits, et tous n'ont pas été habilement dessinés49».
Souvenons-nous que la galerie des portraits qui auront fini par servir
de frontispices à chacune des Vies se référait explicitement à la collection
humaniste d'uomini famosi constituée par Paolo Giovio dans sa villa du lac
de Corne - elle-même informée, bien sûr, par la référence plinienne évo
quée plus haut50. Souvenons-nous aussi du célèbre «corridor de Vasari»,
construit pour Cosme 1er (le dédicataire des Vies), et qui prolonge les
Offices jusqu'au Palais Pitti en ayant fini par faire office, justement, d'un
musée de portraits qui compte aujourd'hui encore quelque chose comme
sept cents œuvres (fig. 8). Souvenons-nous enfin que l'enjeu de tout cela,
dans l'esprit même de Vasari, n'était rien d'autre que de constituer le dis
cours même de l'histoire de l'art comme une galerie de portraits littéraires,
une collection généalogique - voire épique, et souvent mythologique
quoique souvent précise - d'individualités héroïques dont les frontispices
de l'édition giuntina, une fois de plus, attestent toute l'importance straté
gique51. Le genre massivement monographique et «périodique» de nos
1568, dans Giorgio Vasari. Principi, letterati e artisti nelle carte di G. Vasari, Florence,
1981, p. 237-242.
52 Sur cet aspect de l'histoire vasarienne, cf. G. Didi-Huberman, Devant l'image,
op. cit., p. 21-103.
RESSEMBLANCE MYTHIFIÉE ET RESSEMBLANCE OUBLIÉE CHEZ VASARI 405
blance sur son réfèrent, bref, faire du signe une chose vivante, ce qui est le
contraire du signe (qui n'est ni une chose à strictement parler, ni vivant, ce
qui ne l'empêche pas, bien sûr, de constituer une relation efficace) . . . Mais
ne faudrait-il pas poser, devant la récurrence et même la débauche d'ex
pressions de ce style, depuis Pétrarque jusqu'à Vasari et au-delà, la ques
tion introduite par l'historien Paul Veyne à propos de la mythologie
grecque56? Les hommes de la Renaissance, les humanistes familiers de la
rhétorique classique ont-ils vraiment cru aux pouvoirs «vivants» de l'imita
tion?Du moins y ont-ils cru dans les termes ou plutôt dans les détours - les
topoï — à travers lesquels ils l'exprimaient?
Et encore, pourquoi cette légende? S'agissait-il simplement, comme on
est tenté de le supposer, de reculer chronologiquement la notion de Renais
sance- ou de «modernité» - à Giotto, alors qu'en général l'esthétique giot-
tesque des visages demeure rétive à la pratique même du portrait «sur le
vif»57? Vasari avait probablement intérêt, pour les besoins de sa périodisa-
tion bien tranchée, à réduire les flottements stylistiques de ce Trecento
encore médiéval et pourtant si novateur; si le système vasarien exigeait que
la Renaissance fût une rìnascita du portrait «sur le vif», alors il fallait bien
que le proto-héros de cette Renaissance fût l'introducteur en peinture du
portrait «sur le vif»... Mais la légende vasarienne consiste-t-elle seulement
à mettre des portraits «sur le vif» là où il n'y en avait pas, là où il n'y en
avait pas encore, c'est-à-dire au Trecento? Cette légende ne fut-elle inventée
ou utilisée que pour combler un vide, une absence? Ou bien, au contraire,
pour camoufler, avec l'écran Giotto, autre chose, d'autres choses, d'autres
genres d'objets?
J'ai parlé plus haut du portrait «sur le vif» comme d'un genre toté-
mique de l'histoire vasarienne. Comme on a placé de grands totems à l'en-
56 Cf. P. Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes? Essai sur l'imagination
constituante, Paris, 1983.
57 C'est la conclusion à laquelle semblait parvenir Warburg lorsqu'il opposait le
cycle giottesque de la chapelle Bardi, à Santa Croce (Florence) - cycle dénué,
disait-il, de «puissance temporelle» et d'« enveloppe charnelle» - au cycle de la cha
pelle Sassetti, peint par Ghirlandaio, entre 1480 et 1486, dans l'église de Santa Tri
nità, et où l'iconographie franciscaine se voit investie et presque étouffée par une
théorie de portraits qui «transforme l'image des "pauvres éternels" de la légende en
un objet d'apparat appartenant à l'aristocratie des riches commerçants florentins».
A. Warburg, L'art du portrait et la bourgeoisie florentine. Domenico Ghirlandaio à
Santa Trinità. Les portraits de Laurent de Médicis et de son entourage (1902), trad. S.
Müller, dans Essais florentins, Paris, 1990, p. 105-106. Le cas de la chapelle Scrovegni
(avec son système portrait-tombeau) est évidemment à considérer différemment.
RESSEMBLANCE MYTHIFIÉE ET RESSEMBLANCE OUBLIÉE CHEZ VASARI 407
avouer que cette attitude prévaut encore souvent -, c'est-à-dire aux enjeux
esthétiques et humanistes d'une modernité consciente de son travail de
«restauration du buon disegno». D'autre part, il réduisait les ressem
blances produites à des termes substantialisés, comme je le suggérais au
départ : des chefs-d'œuvre à produire - et auxquels «il ne manquerait que
la voix» -, des enjeux esthétiques à concrétiser. Moyennant quoi, Vasari
aura été contraint de faire du portrait un mythe au sens trivial du terme,
c'est-à-dire une invention, une affabulation, une légende.
Comprendre le « totémisme » vasarien de l'imitation - et, au-delà, celui
de toute la trattatistica académique du XVIe siècle -, cela reviendrait donc
logiquement à rompre cet isolement arbitraire où reste tenue la notion de
portrait lorsqu'elle est envisagée comme pur et simple genre des beaux-
arts. Cela reviendrait à élargir la compréhension du «système formel» et
social dont le portrait, de Giotto à Titien, ne fut sans doute qu'un élément
parmi d'autres. Bref, cela reviendrait à envisager jusqu'au bout la ressem
blance comme une relation — ou plutôt comme un ensemble de relations —
anthropologiquement déterminée. Faire l'histoire de l'art du portrait,
aujourd'hui, ce ne peut être qu'inclure cette histoire des objets d'art dans
le cadre autrement complexe, tout à la fois synchronique et diachronique,
pour reprendre les expressions classiques du structuralisme, d'une anthro
pologie de la ressemblance. Façon de comprendre le portrait - et, au fond,
la mimesis elle-même - comme porté par un mythe, cette fois-ci au sens
non trivial du mot : au sens d'un ensemble de relations multiformes,
convertibles, transformables, qui engage de part en part la construction
d'une poétique visuelle, non sur la base d'un «terme» ou d'un axiome
esthétique énoncé dans quelque traité humaniste, mais sur la base d'une
véritable heuristique formelle : soit un champ extrêmement large de rela
tions possibles expérimentées dans la longue durée comme dans la
«microhistoire», dans le style d'une époque entière comme dans chaque
œuvre singulière. L'étude précise - matérielle et formelle - de cette
construction devant, dans le meilleur des cas, nous permettre de mieux
comprendre comment les hommes de la Renaissance ont pu «croire» aux
pouvoirs de l'imitation, et comment ils ont réifié, œuvré cette croyance,
dans ce genre d'objets que l'on nomme des portraits.
Mais revenons une fois encore à la légende vasarienne elle-même, et à
l'enjeu de sa propre construction. Nous en sommes arrivés à l'hypothèse
que cette légende avait produit, par le biais du portrait de Dante par Giotto,
un totem caractéristique et prestigieux de la ressemblance humaniste :
naturelle et culturelle, moderne et originaire, picturale et guidée par l'Idée
d'un buon disegno - «vivante» enfin. Cette hypothèse appelle dès lors une
question nouvelle : qu'est-ce qui, dans cette assumption glorieuse du buon
Illustration non autorisée à la diffusion
Fig. 1 - Donatello, Buste de Niccolo da Uzzano, vers 1432. Terre cuite polychrome. Florence,
Museo nazionale del Bargello. Photo A. Fleischer.
MEFRIM 1994, 2 28
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Fig. 2 - Atelier de Giotto, Jugement dernier, vers 1336-1338. Fresque. Florence, Chapelle du Podestat,
Museo nazionale del Bargello. Photo Alinari.
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Fig. 5 - Domenico di Michelino, Dante illuminant la ville de Florence avec sa Divine Comédie, 1465.
Tempéra sur panneau. Florence, Santa Maria del Fiore.
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Fig. 6 - G. Vasari, Libro de' Disegni, XVIe siècle. Dessin (encadrement et «portrait») enca
drant un dessin de Spinello Aretino (attribué par Vasari à Cimabue). Paris, Bibliothèque de
l'École nationale supérieure des Beaux- Arts.
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Fig. 8 - G. Vasari, Le «corridor de Vasari», XVIe siècle. Florence (entre les Offices et le Palais Pitti).
Illustration non autorisée à la diffusion
■".■*
Fig. 11 - Anonyme florentin, Buste de Laurent de Médicis, début du XVIe siècle. Terre cuite poly
chrome. Washington, National Gallery of Art (Samuel H. Kress Collection).
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Fig. 12 - Donatello, Buste de Niccolo da lizzano, vers 1432. Terre cuite polychrome.
Florence, Museo nazionale del Bargello (détail). Photo G.D.-H.
Illustration non autorisée à la diffusion
Fig. 13 - Donatello, Buste de Niccolo da Uzzano, vers 1432. Terre cuite polychrome.
Florence, Museo nazionale del Bargello (détail). Photo G.D.-H.
Illustration non autorisée à la diffusion
Fig. 14 - Anonyme florentin, Buste de femme, XVe siècle. Bronze. Florence, Museo nazionale del Bargello
(autrefois attribué à Donatello et référé à Ginevra Cavalcanti, femme de Laurent de Médicis). Photo Alinari.
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Fig. 16 - G. Vasari, Portrait de Laurent de Médicis, vers 1534. Huile sur toile. Florence, Offices.
Photo Alinari.
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Fig. 17 - Cigoli, Écorché, 1600. Bronze. Florence, Museo nazionale del Bargello.
D'après un original en cire. Photo Alinari.
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disegno humaniste61, qu'est-ce qui dans cette légende a été rejeté, censuré,
exclus, anathémisé? Avec cette légende un savoir nouveau est né : notre
propre discipline de l'histoire de l'art. Mais ce savoir nouveau n'a-t-il pas dû
sa propre naissance à l'éradication d'un savoir plus ancien, d'un autre
genre de savoir? Si cette légende a eu d'incontestables effets de connais
sance,qu'est-ce donc que cette connaissance a voulu méconnaître?
Qu'est-ce que cette nouvelle tradition a voulu oublier? Bref, si le portrait
«sur le vif» de Dante par Giotto est un totem de l'histoire vasarienne, de
quoi est-ce alors le tabou! Qu'est-ce que Vasari, en transmettant cette
légende, n'a pas voulu dire, ou plutôt a voulu ne pas dire, sur le portrait,
sur l'imitation, sur la ressemblance en général?
C'est là, une fois reconnu le caractère illusoire de cette construction,
qu'il faut engager un autre type - symptomal — de recherche : c'est là qu'il
faut aller voir dans les silences (et non pas seulement dans les informat
ions, exactes ou inexactes) de Vasari; c'est là qu'il faut aller voir dans les
absences (et non pas seulement dans les objets conservés) de nos musées
de portraits. Il y a certes, à la question de savoir ce que Vasari a voulu
oublier dans sa légende humaniste, une réponse manifeste et revendiquée
par lui-même : il fallait oublier le Moyen Âge, puisque le Moyen Âge constit
uait,aux yeux de Vasari, le facteur d'oubli par excellence du buon disegno
antique. Souvenons-nous de ce qui précède juste l'entrée en scène du per
sonnage Giotto dans le texte vasarien : «Après tant de guerres et de mal
heurs [on croit là reconnaître une formule pour la chute de l'Empire
romain], les règles de la bonne peinture avaient été oubliées» (ou plus
exactement, comme les ruines romaines elles-mêmes, «enterrées» :
essendo stati sotterrati... i modi delle buone pitture)62. Quoi de plus logique?
Le Moyen Âge, facteur d'oubli de la «bonne peinture» et en particulier de
l'art du portrait, devenait dans cette histoire, tout simplement, un légitime
objet d'oubli63.
Mais les choses se compliquent dès lors qu'on accepte, comme je l'ai
proposé, d'interroger les silences et de creuser les absences. On découvre
alors cette chose surprenante : ce n'est pas parce qu'il n'y avait pas de por-
61 Je dis «glorieuse» à raison du fait que la «gloire» (gloria ou fama) entre dans
la définition même du projet vasarien, résumé par son auteur comme un «travail
que j'ai mené avec amour à bonne fin pour la gloire de l'art et l'honneur des artistes
(per gloria dell'arte e atnor degli artefici)». G. Vasari, Les Vies, op. cit., I, p. 49.
62 Id., ibid., Π, ρ. 102.
63 II le restera plus ou moins dans toute la tradition humaniste de l'histoire de
l'art, Panofsky compris. Cf. J.-C. Bonne, Fond, surfaces, support (Panofsky et l'art
roman), dans Pour un temps - Erwin Panofsky, Paris, 1983, p. 117-134.
MEFRIM 1994, 2 29
410 GEORGES DIDI-HUBERMAN
traits «sur le vif» au XIVe siècle que Vasari en a inventé l'exemple princeps
et légendaire à travers celui de Dante par Giotto. C'est, au contraire, parce
qu'il y en avait... mais évidemment pas comme Vasari l'eût souhaité, et pas
à l'image de ce que sa construction historico-dogmatique l'exigeait. Des
portraits «sur le vif», il en existait au XIVe siècle bien ailleurs qu'en Tos
cane : en France, en Allemagne ou en Bohème, ce qu'attestent les exemples
célèbres des têtes de rois et de reines disposés en 1301 par le comte d'Artois
dans son château de Hesdin, ou bien des vingt-et-un bustes de l'empereur
Charles IV et de son entourage à Prague, ou encore du fameux portrait
peint de Jean le Bon, daté des alentours de 1350.
On pourrait certes arguer du caractère «nationaliste», exclusivement
italien et même toscan> de l'histoire vasarienne, ainsi que d'une ignorance
toujours possible, par l'auteur des Vies, de tels exemples. C'est pourquoi
l'argument décisif quant au tabou vasarien doit être cherché à Florence
même. Or, il existait bien à Florence, et depuis la fin du XIIIe siècle, des
portraits «sur le vif» que Vasari eut sous les yeux, connut, regarda... et
passa sous silence. Tel est donc le plus troublant dans tout ceci : non seul
ement qu'une histoire se soit constituée sur l'assomption de certains objets
inexistants, légendaires - mais encore sur la dénégation de certains autres
objets parfaitement existants, proches et encore bien visibles au XVIe
siècle. Mais ces objets-là, je le répète, n'entraient pas dans l'histoire idéale,
dans l'histoire construite de Vasari, indignes qu'ils étaient de figurer dans
son musée imaginaire, et académique, de l'art. Donc il n'en parla pas, ins
tallant un silence stratégique qui allait finir par permettre leur totale des
truction physique. Aucun musée d'art n'en conserve, à Florence ou ailleurs
— du moins à ma connaissance -, la moindre trace.
Ces objets pourtant - ces objets passés sous silence par notre premier
historien de l'art, ces objets désormais absents, invisibles, donc inexistants
pour nos historiens de l'art aujourd'hui64 - ont constitué l'un des phéno
mènes mimétiques les plus importants de l'histoire florentine médiévale et
renaissante. On n'en parle pas, puisqu'ils sont invisibles, alors qu'ils
jouèrent un rôle considérable dans cette construction de visualité si puis
sante et spécifique de la civilisation florentine. Ils relèvent à l'évidence
d'une anthropologie de la ressemblance, et ce n'est pas un hasard si leur
existence fut évoquée, pour la première fois dans un essai sur le portrait
64 Une récente synthèse sur le portrait à la Renaissance n'en dit pas le moindre
demi-mot. Cf. L. Campbell, Renaissance Portraits. European Portrait-Painting in the
14th, 15th and 16th Centuries, New Haven-Londres, 1990 (trad. Portraits de la Renais
sance. La peinture des portraits en Europe aux XIVe, XVe et XVIe siècles, trad. D. Le
Bourg, Paris, 1991).
RESSEMBLANCE MYTHIFIÉE ET RESSEMBLANCE OUBLIÉE CHEZ VASARI 411
texte (par exemple lorsqu'il y est prescrit de gâcher le plâtre avec de l'eau
de rose tiède si le visage à mouler est celui «d'un seigneur, d'un roi, d'un
pape ou d'un empereur») - mais encore sur le fait qu'au XIVe siècle les
techniques de moulage (improntare) n'étaient absolument pas distinguées
des arti del disegno en général, comme ils le seront plus tard à l'époque de
Vasari71 (fig. 9-10). C'est pourquoi le texte de Cennini vaut d'être cité en son
long, dans son déroulement presque pénible de recette technique, qui
contraste tant avec l'évidence narrative, avec l'aisance littéraire de la
légende vasarienne.
«CLXXXi. Combien il est utile de mouler d'après nature. Il me semble
désormais en avoir assez dit sur toutes les manières de peindre. À présent, je
veux te parler d'un art qui est très utile (et qui fera grand honneur au dessin)72
en te faisant copier et imiter des choses d'après nature (ritrarre e simigliare
cose di naturale); on désigne cet art par le verbe mouler (improntare).
CLXxxii. Comment on moule d'après nature le visage d'un homme ou
d'une femme. Veux-tu avoir un visage d'homme ou de femme, de n'importe
quelle condition? Suis cette méthode : choisis le jeune homme ou la dame ou
le vieillard (bien que la barbe ou la chevelure soient difficiles à obtenir; mais
fais en sorte que la barbe soit rasée). Prends de l'huile parfumée à l'essence de
roses; avec un pinceau de petit-gris, plutôt gros, oins le visage (angeli la
faccia); mets sur sa tête un bonnet ou un capuchon; prends une bande large
d'un empan et longue d'une épaule à l'autre; entoures-en le sommet de la tête,
sur le bonnet, et couds le bord, autour du bonnet, d'une oreille à l'autre. Mets
dans chaque oreille, c'est-à-dire dans le trou, un peu d'ouate; et après avoir
tiré le bord de la bande ou du morceau d'étoffe, couds-la au point de départ
du col; fais un demi-tour au milieu de l'épaule et reviens jusqu'aux boutons
devant. Fais de même et couds sur l'autre épaule; viens ainsi retrouver l'e
xtrémité de la bande. Ces opérations terminées, fais étendre l'homme ou la
femme sur un tapis, sur une table (rovescia l'uomo o la donna in su un tappeto,
in su desco o ver tavola). Prends un cercle de fer, large d'un ou deux doigts
avec les dents sur la partie supérieure, comme une scie. Le cercle doit
entourer le visage (faccia) de l'homme et être plus long que le visage de deux
ou trois doigts. Fais-le tenir par l'un de tes compagnons, au-dessus du visage,
de façon à ne pas toucher la personne concernée. Prends la bande et tire-la,
tour autour, en plaçant le bord qui n'est pas cousu sur les dents de ce cercle;
fixe-le alors, entre la chair et le cercle (fermandolo in mezzo tra la carne e Ί cer
chio), afin que le cercle demeure à l'extérieur de la bande; qu'entre la bande et
le visage, il y ait tout autour deux doigts ou guère moins, selon l'épaisseur que
tu veux donner au moulage de plâtre (sì come vuoi che la impronta della pasta
vegna grossa). Je te dirai que c'est là que tu dois couler ton plâtre.
CLXxxin. Comment on permet de respirer à la personne dont on
moule le visage. Tu dois faire exécuter par un orfèvre deux tubes de cuivre
ou d'argent, qui soient ronds en haut et plus ouverts qu'en bas, comme une
trompette; que chacun ait presque la longueur d'un empan et la grosseur d'un
doigt; qu'ils soient aussi légers que possible. À l'autre extrémité, celle d'en bas,
ils doivent avoir la forme des narines et être plus petits de façon à y entrer, de
justesse, sans que le nez ait à s'ouvrir le moins du monde (e tanto minori,
ch'entrino a pelo a pelo ne' detti busi, senza che il detto naso si abbi a aprire di
niente). Qu'ils soient percés de petits trous serrés, à partir du milieu, jusqu'en
haut et attachés ensemble : mais, en bas, là où ils entrent dans le nez, qu'ils
soient écartés, artificiellement, l'un de l'autre, autant que l'espace de chair qui
se trouve entre les narines.
CLxxxrv. Comment on coule le moule en plâtre, sur la personne
vivante. Comment on l'enlève, comment on le conserve (...). Ces opéra
tions exécutées, fais en sorte que l'homme (ou la femme) soit étendu; qu'il
mette ces petits tubes dans ses narines et qu'il les tienne lui-même, avec sa
main. Tu auras préparé du plâtre de Bologne ou de Volterra, fait et cuit, frais
et bien tamisé. Aie près de toi de l'eau tiède dans une cuvette, et verse rapid
ement de ce plâtre sur cette eau. Dépêche-toi, car il prend aussitôt; fais-le
fluide, [mais] ni trop, ni trop peu. Prends un verre et un peu de cette préparat
ion; mets-en et remplis-en l'espace tout autour du visage. Quand tu l'as
rempli, de façon égale, réserve les yeux pour les couvrir, après tout le visage
(riserba gli occhi a coprire dìrieto a tutto il viso). Fais tenir la bouche et les yeux
fermés, sans effort, car ce n'est pas nécessaire, comme si la personne dormait
(sì come dormissi). Quand l'espace que tu as laissé vide est rempli, un doigt
au-dessus du nez, laisse reposer un peu le plâtre, jusqu'à ce qu'il prenne. Sou
viens-toi de le mouiller et de le pétrir seulement avec de l'eau de rose tiède, si
la personne dont tu fais le moulage est très importante, par exemple un se
igneur, un roi, un pape, un empereur; pour d'autres personnes, n'importe
quelle eau de fontaine, de puits, de rivière, suffit, si elle est tiède. Quand ta
préparation est bien sèche, avec un canif ou un petit couteau ou des ciseaux,
RESSEMBLANCE MYTHIFIÉE ET RESSEMBLANCE OUBLIÉE CHEZ VASARI 415
enlève délicatement tout autour la bande que tu as cousue; retire les petits
tubes de son nez, avec précaution; fais-le s'asseoir ou se lever, en tenant dans
ses mains la préparation qu'il a sur son visage, et en essayant de retirer dél
icatement sa figure de ce masque ou moule (tenendosi tratte mani la confezione,
che ha al viso, adattandosi col viso gentilmente a trarlo fuori di questa maschera
ο ver forma). Range-le et conserve-le avec soin73».
À partir de ces précieux moules - ces «formes» négatives - en plâtre,
on tirait donc des positifs en cire. Visage et mains étaient ensuite montés
sur un mannequin de bois et de plâtre (ce sont probablement les altre mes-
ture dont l'inventaire, cité plus haut, faisait état), mannequin érigé à la
taille exacte du donateur. Le tout était revêtu de ses vêtements réels, muni
d'une perruque (ou à la rigueur les cheveux étaient peints), et la cire rece
vaitsa coloration al naturale, elle «s'incarnait», pourrait-on dire en jouant
sur le vocabulaire technique de cette opération, nommée le carnicino. Le
résultat devait bien répondre à cette nuance d'«hyperréalisme» indiquée
dans l'expression anco [r] più ch'ai naturale, et que manifestent en général,
de façon toujours assez morbide, les sculptures en cire de nos actuels
musées Grévin.
Or, ce phénomène, pour stupéfiant mais oublié — et même censuré —
qu'il soit aujourd'hui encore74, ce phénomène constituait aux XIVe et au
XVe siècles un aspect absolument central, majeur et réputé, de la société
florentine. Ce n'était pas un à-côté «populaire» de la vie religieuse : c'était
bien l'un de ses pôles les plus puissants. Les chroniqueurs, les voyageurs
émerveillés en font foi dans leurs récits75. Et de quoi, d'abord, font-ils foi?
Du nombre impressionnant de ces objets, entassés partout dans une église
aux dimensions somme toute assez modestes. En 1630, alors que beaucoup
avaient été détruits, on compta trois mille six cents tableaux votifs, environ
vingt-deux mille ex voto en papier mâché, et six cents de ces effigies en
grandeur naturelle, dont certaines étaient installées sur de grand chevaux
de bois munis de véritables caparaçons. Dans les nouvelles de Sacchetti, les
73 C. Cennini, // Libro dell' arte, op. cit. , p. 323-330, traduction légèrement modif
iée.Notons que le chapitre se clôt sur la production d'images en métal (cuivre,
bronze, or, argent), ce qui nous indique l'usage directement sculptural qui pouvait
être fait de cette technique.
74 Par exemple, un ouvrage savant comme le recueil dirigé par J.-R. Gaborit et
J. Ligot, Sculptures en cire de l'ancienne Egypte à l'art abstrait, Paris, 1987, passe sans
transition (p. 96-97) de l'ancienne Egypte au XVIe siècle. Les ex voto ne sont même
pas mentionnés dans l'exposition organisée par E. Casalini, Tesori d'arte dell'Annun-
ziata di Firenze, Florence, 1987.
75 Cf. par exemple la chronique de B. Dei (Cronica, p. 83) citée par P. Morselli,
Immagini di cera votive in S. Maria dette Carceri di Prato nella prima metà del '500,
dans Renaissance Studies in Honor of C. H. Smyth, Florence, 1985, II, p. 333.
416 GEORGES DIDI-HUBERMAN
76 Cf. G. Mazzoni, / boti della SS. Annunziata, op. cit., p. 18 et 27, qui cite égale
ment une rime du Burchiello (XVe siècle).
77 Id., ibid., p. 21-22.
78 «Non potere alcuno mettere voto in figura che non fosse uomo di Repubblica,
ed abile alle arti maggiori», cité par O. Andreucci, // Fiorentino istruito, op. cit.,
p. 86.
79 Cf. G. Mazzoni, / boti della SS. Annunziata, op. cit., p. 22-32.
RESSEMBLANCE MYTHIFIÉE ET RESSEMBLANCE OUBLIÉE CHEZ VASARI 417
envoyé à l'église Santa Maria degli Angeli à Assise80». Aby Warburg fait
d'ailleurs l'hypothèse intéressante que le buste en stuc polychrome de
Laurent le Magnifique, conservé au musée de Berlin, pourrait constituer
un rare témoignage direct de ces objets, «la copie d'une de ces productions
votives81» (fig. 11).
Ce dernier exemple nous montre avec limpidité que ce que Warburg
tentait de rapprocher anthropologiquement (un ex voto et une sculpture au
sens classique, une production d'artisanat religieux et une production
«artistique», laïque en tant que telle), la tradition vasarienne, elle, aura
tenté de le séparer académiquement (puisqu'aussi bien Y Accademia fioren
tinadel Disegno n'admettait en son sein que des artistes «libéraux»). Il
nous faut donc, à présent, tenter de préciser la différence de ces deux
points de vue, ne serait-ce qu'en résumant ce dont Vasari, avec sa légende
du portrait «sur le vif», aura imposé le tabou, pour que «tienne» sa doc
trine esthétique et historique, pour que s'érige sans obstacle le totem giot-
tesque du ritrarre bene di naturale le persone vive . . . On constatera qu'il n'y a
pas ici de «tabou» à isoler en tant que chose - une chose qui serait
«l'interdit» ou «le refoulé» de Vasari -, mais que c'est plutôt d'un complexe
discursif qu'il s'agit : une série très articulée d'éléments interdépendants
qui s'appellent l'un l'autre, qui s'engendrent mutuellement. Car tout se
tient, dans cette doctrine, même si la valeur systématique n'en possède pas
la rigueur d'une philosophie authentique (elle n'a pour elle que la rigueur
lâche et impensée des «philosophies spontanées»). Résumons-en, pour
finir, les données principales.
Le premier «tabou» - et le plus évident, le plus revendiqué dans toute
cette histoire - n'est autre que celui du Moyen Âge lui-même. Il devait per-
80 A. Warburg, L'art du portrait, art. cit., p. 109. Cet épisode extrêmement signi
ficatif (et qui, non moins significativement, n'apparaît pas dans le livre d'A. Chastel,
Art et humanisme à Florence au temps de Laurent le Magnifique, Paris, 1961) donne
une version spécifiquement florentine de ce qui, ailleurs, s'instaure comme représen
tation du pouvoir absolu. Sur cette question, cf. l'étude classique d'E. Kantorowicz,
Les Deux Corps du roi. Essai sur la théologie politique au Moyen Âge (1957), trad. J.-P.
et N. Genet, Paris, Gallimard, 1989, ainsi que l'essai décisif de L. Marin, Le Portrait
du roi, Paris, 1981.
81 A. Warburg, L'art du portrait, art. cit., p. 132 (note 8). Sur ce buste de Berlin
attribué à un maître florentin et daté aux environs de 1480, cf. W. von Bode, Denk
mäler der Renaissance-Skulptur Toscanas, Munich, 1892-1905, I (texte), p. 179 et pi.
555a. Mais la critique moderne considère ce buste comme une copie de la terre cuite
polychrome de la collection Kress, aujourd'hui exposée à la National Gallery de Was
hington (fig. 11). Cf. U. Middeldorf, Sculptures from the Samuel H. Kress Collection.
European Schools, XIV-XIX Century , Londres, 1976, p. 43-45; Κ. Langedijk, The Port
raits of the Medici, 15th-18th Centuries, II, Florence, 1983, p. 1158-1162.
418 GEORGES DIDI-HUBERMAN
tique. Car la ressemblance «sur le vif» n'est ici, à strictement parler, que la
clause partielle d'une relation contractuelle bien plus vaste. Souvenons-
nous que la relation votive, avec l'ambiguïté que porte le mot même de
votum - qui, dans la Vulgate, traduit deux mots différents de l'hébreu
biblique, entrelace à dessein la demande et le remerciement -, a toujours
été définie par les liturgistes comme une pure relation, un mode du tractare
avec Dieu84. Ainsi, la ressemblance moulée des donateurs d'ex voto ne fut-
elle bien qu'un élément de transformabilité cultuelle, capable de faire varier
la relation de contrat symbolique sur un éventail de possibilités où nous
pourrions retrouver les distinctions aristotéliciennes évoquées au début de
cette réflexion; car l'objet ex voto sait signifier par des moyens différents
(formule écrite, papier mâché, tableautin peint, argent repoussé, cire
fondue, statue érigée) et d'une manière différente (vœu de grâce demandée,
vœu de grâce rendue), des choses différentes : à ce titre, la statue votive
« hyperréaliste » est strictement équivalente - à une transformation près -
d'une masse de cire informe que le donateur offrirait dans une quantité
équivalente au poids de son propre corps85. Dans un cas, c'est à Y aspect
visible que ressemble la statue, dans l'autre cas c'est au poids du corps
qu'elle «ressemble», et de façon tout aussi exacte que dans le cas pré
cédent. Jamais un historien néo-vasarien n'aura l'idée d'exposer côte à côte
ces deux objets pourtant équivalents d'un point de vue qui n'est certes pas
celui du «style» figuratif, mais qui touche à leur commune fonction
(votive) autant qu'à leur commune opération (une authentique ressem
blance «sur le vif»).
En fixant toute ressemblance possible sur la ressemblance aspectuelle
- qui est une ressemblance naturelle, certes, mais qui n'est pas toute la
nature -, Vasari aura donc fait de celle-ci le «terme» idéal d'une histoire de
l'art, et non la variante possible d'une matrice de relations anthropolog
iques. Il aura, avec celui de la relation, mis en place un quatrième «tabou»
correpondant à cette version univoque, «totémisée», qu'il donnait de Y imi
tation. Ce quatrième «tabou» est celui, dirai-je, de Y incarnation, ou plus
exactement de la structure temporelle exigée par le cycle chrétien où Créa-
chez Athanase d'Alexandrie, Paris, 1974, p. 230-253. J.B. Walker, Convenance épisté-
mologique de l'«homoousion» dans la théologie d'Athanase, ibid., p. 255-275.
89 Cf. notamment Psaumes, XCVTI, 5 {sicut cera fluxerunt... a facie Domini), ou
bien XII, 15 {et factum est cor meum tamquam cera liquescens), repris par François
d'Assise, Écrìts, éd. K. Esser, trad, coll., Paris, 1981, p. 302-303, etc.
90 Sur le sacrement comme «caractère» d'impression, cf. notamment Thomas
d'Aquin, Somme théologique, Ilia, 63, 1-6, et la synthèse de H. Moureaù, Caractère
sacramentel, dans Dictionnaire de théologie catholique, II, 1932, col. 1698-1708.
91 «Procédant de l'intellect {procedendo dall'intelletto), le dessin, père de nos trois
arts - architecture, sculpture et peinture -, extrait à partir de choses multiples un
jugement universel {cava di molte cose un giudizio universale). Celui-ci est comme
une forme ou idée de toutes les choses de la nature {una forma overo idea di tutte le
cose della natura), toujours très singulière dans ses mesures. (...) Et de cette connais
sance{cognizione) naît un certain concept ou jugement {concetto e giudizio) qui
forme dans l'esprit cette chose qui, exprimée par la suite avec les mains {poi espressa
RESSEMBLANCE MYTHIFIÉE ET RESSEMBLANCE OUBLIÉE CHEZ VASARI 423
con le mani), se nomme le dessin». G. Vasari, Les Vies, op. cit., I, p. 149-150 (traduc
tion modifiée).
92 Référence faite, une fois encore, à la féconde terminologie peircienne de
l'indicialité : à la différence de Γ «icône» ou du «symbole», Γ «indice» selon Peirce
«est un signe qui renvoie à l'objet qu'il dénote parce qu'il est réellement, matériell
ement affecté par cet objet. (...) [Il] perdrait immédiatement le caractère qui en fait
un signe si son objet était supprimé (...). Exemple : un moulage...» C.S. Peirce,
Écrits sur le signe (1904-1914), trad. G. Deledalle, Paris, 1978, p. 140. Cette référence
peircienne a été invoquée en histoire de l'art pour la première fois - et dans un
contexte bien différent du nôtre - par R. Krauss, Notes sur l'index (1977), dans L'Ori
ginalité de l'avant-garde et autres mythes modernistes, trad. J.-P. Criqui, Paris, 1993,
p. 63-91.
93 G. Vasari, Les Vies, op. cit., TV, p. 291.
424 GEORGES DIDI-HUBERMAN
94 L'édition française des Vies perpétue cette dénégation en ne sachant pas que
faire d'Orsino Benintendi : «artiste inconnu», est-il noté, quand Aby Warburg et
Julius von Schlosser avaient signalé le ceraiuolo florentin comme une célébrité
absolue dans son art (pardon : dans son artisanat).
95 Sur les académies, cf. notamment S. Rossi, Dalle botteghe alle accademie.
Realtà sociale e teorie artistiche a Firenze dal XIV al XVI secolo, Milan, 1980.
96 Cf. U. Middeldorf, compte rendu du livre de H. Kauffmann, dans The Art
RESSEMBLANCE MYTHIFIÉE ET RESSEMBLANCE OUBLIÉE CHEZ VASARI 425
Bulletin, XVIII, 1936, p. 570-585. H.W. Janson, The Sculpture of Donatello, op. cit.,
II, p. 237-240. J. Pope-Hennessy, Donatello (1968), Florence, 1985, p. 102. J'ai
signalé (supra, note 3) que John Pope-Hennessy était tout récemment revenu sur ce
rejet, et l'incluait désormais dans le corpus donatellien (Donatello, op. cit., p. MO
MS). Quant au catalogue de C. Avery (Donatello. Catalogo completo, Florence, 1991,
p. 40), il ne recule pas devant le paradoxe - ou le lapsus? - de donner un numéro à
ce buste dans le corpus de Donatello, de louer sa «très haute qualité artistique», et
même de le faire figurer comme illustration de couverture de son ouvrage... pour
parler d'une œuvre «définitivement exclue du catalogue du sculpteur»! Sur l'analyse
technique du buste, cf. A. Andreoni, Scheda di restauro, dans P. Barocchi et G.
Gaeta Bertela, Donatello. Niccolo da Uzzano, op. cit., p. 14-17. Enfin, il n'est pas
indifférent de savoir que le premier à avoir reconnu cette nature indiciaire du buste
fut le sculpteur Adolf Hildebrand, ami de W. von Bode (ibid., p. 5) et auteur du
fameux ouvrage «formaliste» Das Problem der Form in der bildenden Kunst, Stras
bourg, 1893 (6e édition, 1908).
97 «L'art de la sculpture consiste à enlever un excès de matière pour n'en laisser
que la forme du corps telle qu'elle est dessinée dans l'esprit de l'artiste». G. Vasari,
Les Vies, op. cit., I, p. 119.
98 Cf. F. Dupont, Les morts et la mémoire : le masque funèbre, dans La Mort, les
morts et l'au-delà dans le monde romain, dir. F. Hinard, Caen, 1987, p. 167-172, qui
parle de l'imago comme d'«une des matrices de la pensée romaine» (p. 167). Les
principales sources antiques pour les rites de l'imago sont Polybe, Histoires, VI, 53,
éd. et trad. R. Weil et C. Nicolet, Paris, 1977, p. 136-137. Pline, Histoire naturelle,
XXXV, 2, éd. et trad. J.-M. Croisille, Paris, 1985, p. 37-40. Juvénal, Satires, VIII,
1-40, éd. et trad. P. de Labriolle et F. Villeneuve, revues par J. Gérard, Paris, 1983,
p. 102-103.
MEFRIM 1994, 2 30
426 GEORGES DIDI-HUBERMAN
«compose», mais dans un sens qui n'est déjà plus celui de la compositio
albertienne100. Et, comme dans beaucoup d'autres de ses œuvres majeures -
la. Judith, par exemple -, il laisse visibles les traces de son bricolage, de son
montage, de son processus heuristique. Pas plus qu'à Rodin cette nature
expérimentale du travail formel ne lui fait peur; au contraire, il la reven
dique tacitement. Mais Benvenuto Cellini, au XVIe siècle, le lui reprochera
en termes à peine voilés, tandis que l'histoire vasarienne, de tout cet aspect,
ne dira mot, ou presque101.
Voilà donc bien malmenée la notion de disegno (le dessin-dessein), et
avec elle le schéma théorique (idéaliste) qui la sous-tend. Rappelons que
toute la légende vasarienne du portrait «sur le vif» était en quelque sorte
programmée par ce schéma théorique : schéma impliquant, parmi d'autres
choix, la prééminence du dessin bidimensionnel - et, au-delà, de la peinture
- dans l'idée à se faire du progrès stylistique. C'est pourquoi il avait fallu
qu'un peintre, Giotto, commandât tout le mouvement de cette Renaissance
du buon disegno. Probablement l'histoire de l'art procède-t-elle encore sur
ce schéma lorsqu'elle autonomise arbitrairement le portrait peint102, ou
lorsqu'elle fait de l'histoire des styles une histoire dominée, commandée
par des choix picturaux. Ne doit-on pas revoir ce schéma implicite, et lever
en quelque sorte le «tabou» qui pèse théoriquement sur le rôle de la
sculpture dans l'évolution des styles mimétiques, particulièrement en
Italie? Pisano compte sans doute autant que Giotto dans le mouvement
concret de la rinascita, et il n'est que de voir le développement admirable
de la sculpture siennoise pour comprendre le rôle pilote et préfigurateur de
la sculpture dans l'art du portrait lui-même103. Il n'est aussi que de rappeler
l'abondance des exemples médiévaux, depuis Frédéric II jusqu'au pape
100 Cf. L.B. Alberti, Depictura (1435), trad. J.L. Schefer, Paris, 1992, p. 123, 145,
153, 159, 171, 189-193. M. Baxandall, Les humanistes à la découverte de la composit
ion en peinture, 1340-1450 (1971), trad. M. Brock, Paris, 1989, p. 151-171.
101 Cf. B. Cellini, La Vie de Benvenuto Cellini fils de Maître Giovanni, florentin,
écrite par lui-même à Florence (1571), trad. Ν. Blamoutier, Paris, 1986 (éd. 1992),
p. 315. Vasari, quant à lui, admettait volontiers - mais sans bien sûr parler de moul
age, de montage ou de «bricolage» - le tanto operare de Donatello : G. Vasari, Les
Vies, op. cit., III, p. 254.
102 Ce que fait André Chastel en passant sous silence, dans son étude sur le donat
eurin abisso, tout le rapport, pourtant essentiel, à la sculpture. Cf. A. Chastel, Le
donateur «in abisso» dans les pale (1977), dans Fables, formes, figures, Paris, 1978, II,
p. 129-144. La même clôture se retrouve chez L. Campbell, Renaissance Portraits,
op. cit.
103 Cf. par exemple E. Carli, Gli scultori senesi, Milan, 1980, ou la belle étude de
I. Herklotz, «Sepulcra» e «monumenta» del Medioevo. Studi sull'arte sepolcrale in
Italia, Rome, 1985.
428 GEORGES DIDI-HUBERMAN
104 Cf. E. Castelnuovo, // significato del ritratto pittorico nella società, dans
Storia d'Italia, V. I documenti, Turin, 1973, II, p. 1033-1035.
105 Sur l'aporie du «vivant» et du «mort» dans l'image, cf. A. Minazzoli, La pre
mière ombre. Réflexion sur le miroir et la pensée, Paris, 1990, p. 115-140. G. Didi-
Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Paris, 1992, p. 53-84.
RESSEMBLANCE MYTHIFIÉE ET RESSEMBLANCE OUBLIÉE CHEZ VASARI 429
106 C'est à cette conclusion que revenait encore André Chastel, dans un livre où
le mot mythe, quoiqu'utilisé de façon très floue, était hautement affirmé : «Tout est
porté enfin par l'idée candide mais forte que les arts et les lettres, en un mot la
culture, sont seuls aptes à triompher de la mort. Dans ces traits précis passe l'essent
iel du rêve ou, comme on a préféré dire ici, du "mythe" qui emportait la Renais
sance». A. Chastel, Le Mythe de la Renaissance, 1420-1520, Genève, 1969, p. 219.
107 G. Vasari, Les Vies, op. cit., IV, p. 291.
430 GEORGES DIDI-HUBERMAN
108 Sur le caractère allégorique de ce portrait, cf. U. Davitt Asmus, Corpus quasi
Vas. Beitrage zur Ikonographie der italienischen Renaissance, Berlin, 1977, p. 41-68.
Sur l'iconographie médicéenne en général, cf. l'étude monumentale de K. Lange-
dijk, The Portraits of the Medici, 15th-18th Centuries, Florence, 1981-1987.
109 G. Vasari, Les Vies, op. cit., I, p. 122-124.
110 Cf. G. Mazzoni, / boti della SS. Annunziata, op. cit., p. 34-39.
RESSEMBLANCE MYTHIFIÉE ET RESSEMBLANCE OUBLIÉE CHEZ VASARI 431
l'aide d'un artisan ceraiuolo (fig. 17). Et c'est ainsi que les fallimagini floren
tins devaient constituer la première grande école de céroplastique médicale
dont un autre musée, sur l'autre rive de l'Arno, conserve toujours les
innombrables et terrifiants chefs-d'œuvre111 (fig. 18).
Mais Vasari ne s'était occupé que d'art et de «Renaissance»; il ne
s'était préoccupé que de donner naissance à un discours autonome appelé
«l'histoire de l'art». Il avait pour cela inventé quelques légendes bien fice
lées, afin que le mot rinascita pût signifier quelque chose pour tous,
quelque chose d'évident. Il ne nous reste aujourd'hui qu'à tenter de
déconstruire cet ensemble de légendes, afin d'y mieux saisir les tensions
dialectiques, les polarités à l'œuvre, les nœuds de «totems» et de «tabous» :
entre modernité et «âges sombres»; entre culture de l'art et culte des
images; entre termes et relations; entre paradigmes d'imitation et para
digmes d'incarnation; entre ressemblances iconiques et ressemblances
indiciaires; entre art et artisanat; entre une axiomatique du disegno et une
heuristique des formes plastiques; entre un modèle pictural et un modèle
sculptural; entre un «totem» de vie et un «tabou» de mort...
C'est tout cela qu'il faut appeler un mythe, et nous pourrions avancer
l'hypothèse qu'il en fut de la ressemblance elle-même comme de ce mythe
dont Lévi-Strauss nous apprend qu'il fournit aux hommes d'une société
«une sorte d'outil logique destiné à opérer une médiation entre la vie et la
mort112». C'est tout cela qu'il faut appeler un mythe, et probablement bien
plus encore : car le mythe ne s'épuise pas plus dans l'énoncé d'une ou de
plusieurs polarités - fussent-elles très générales - déductibles d'un récit
d'origine, qu'il ne s'épuise dans l'énoncé — fût-il très légendaire - du récit
lui-même. Pour saisir véritablement la dimension mythique du récit vasa-
rien, il faudra encore la repenser différentiellement par rapport à d'autres
récits, à d'autres motifs connexes, puisqu'aussi bien nous ne pouvons
«définir chaque mythe [que] par l'ensemble de toutes ses versions113». Les
polarités, à en croire l'analyse structurale des mythes, ne cessent en effet de
se transformer elles-mêmes, donc de changer de codes, de messages, de
contenus; elles deviennent homologies là où elles étaient oppositions; elles
111 Cf. B. Lanza et al., Le cere anatomiche della Specola, Florence, 1979. Sur l'Arte
dei medici e speziali, cf. la monographie classique de R. Ciasca, L'Arte dei medici e
speziali nella storia e nel commercio fiorentino dal secolo XII al XV, Florence, 1927
(rééd. 1977). Sur les corporations en général, cf. J. Larner, Culture and Society in
Italy, 1290-1420, New York, 1971, p. 298-303.
112 C. Lévi-Strauss, La structure des mythes, art. cit., p. 243.
113 Id., ibid., p. 240-242.
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Georges Didi-Huberman