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University of London Institute in Paris

« Ecologies of Publishing »
28 juin 2023

Le CPI distingue deux types d’artistes : d’un côté les interprètes, qui sont sur scène ou à l’écran
(comédiens, musiciennes, chanteurs, danseuses, etc.), et de l’autre les créatrices et créateurs, qui
sont à l’origine des œuvres (écrivaines, traducteurs, illustratrices, photographes, peintres, sculpteurs,
graveuses, scénaristes, plasticiennes, paroliers, graphistes, etc.)
Le statut des interprètes et des créateur·ices s’est construit différemment entre, d’un côté, des
professionnel·le·s du spectacle qui se sont mobilisé·es pour être considéré·es comme des
travailleuses et des travailleurs, et de l’autre des artistes qui se sont plutôt appuyé·es sur le droit de
propriété – en l’occurrence, la propriété littéraire et artistique.

Deux justifications, deux régimes juridiques : le travail et la propriété.

La propriété intellectuelle au fondement du statut des créateur·ices

En 1791, une première loi sur le droit d’auteur est défendue par Isaac Le Chapelier. Ce député est
plein de bonnes intentions puisqu’il dit : quelques théâtres ont le monopole de diffusion et
d’exploitation des pièces. Les dramaturges sont obligés de leur céder leurs textes et n’ont aucun
droit sur leur œuvre. Ils dépendent de la bonne volonté des établissements. Pour Le Chapelier, il
faut que « les hommes [sic] qui cultivent le domaine de la pensée tirent quelque fruit de leur
travail ». La démarche est louable.
Simplement, l’outil révolutionnaire de l’époque, c’est la généralisation de la propriété. La propriété
n’est plus le privilège d’un ordre, c’est un droit du citoyen.
Et les auteurs vont bénéficier de ce statut de citoyens-propriétaires. Mais Le Chapelier sent venir les
problèmes. Il sait qu’une œuvre est une forme de propriété particulière car non exclusive. C’est pas
une maison ou une paire de chaussures. Quand elle est publiée, elle appartient aussi au public et elle
relève du bien commun.
Le Chapelier et ses amis réfléchissent et décident de mettre une limite à cette propriété en décrétant,
par exemple, qu’une œuvre doit tomber dans le domaine public cinq ans après la mort de son auteur
(aujourd’hui, le délai est de 70 ans).

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L’autre problème, qui n’a pas été anticipé par Le Chapelier, c’est que le droit d’auteur n’est pas un
droit de travailleur. C’est un droit de propriétaire, ce qui va influencer la façon dont sera construit le
statut des créateurs. C’est quelque chose que Le Chapelier a souhaité. C’est un député libéral qui
croit au marché, à tel point qu’il défend l’utilisation de la propriété en ces termes : il faut libéraliser
le théâtre car « le perfectionnement de l’art tient de la concurrence. Elle excite l’émulation, elle
développe le talent, elle entretient des idées de gloire. » La compétition sur le marché de l’édition
ne tombe pas du ciel. Toute une infrastructure nous pousse à adopter un certain comportement.

C’est ce qui explique en partie pourquoi les auteur·ices se sont construits pendant deux siècles
comme des propriétaires, en utilisant des voies parallèles aux mobilisations sociales et en se tenant à
distance du mouvement ouvrier. Le résultat n’est pas bon : précarité endémique, statut incertain et
droits sociaux incomplets.

Depuis la Révolution, il y a eu des tentatives de « dépropriétariser » le droit d’auteur et de sortir les


artistes de leur isolement. Au moment du Front populaire, l’administration Jean Zay (ministre des
Beaux-Arts) a cherché à raccorder les artistes au droit commun et à faire des droits d’auteur un
revenu du travail donnant accès aux protections attachées à l’emploi. Jean Zay voulait aussi que les
œuvres tombent plus vite dans le domaine public. Spoiler : il a trouvé face à lui des éditeurs très
remontés, en particulier Bernard Grasset, qui lui a envoyé une bande de juristes pour le calmer. Par
la suite, Vichy a suspendu la réforme et en 57, certains juristes de Grasset ont participé à la
rédaction d’une grande loi sur la propriété littéraire et artistique qui confirme le lien organique entre
droits d’auteur et propriété et qui affirme que la condition des créateurs est une question technique.
C’est pas politique, c’est une affaire d’experts.

Au-delà du Front populaire (réforme par le haut), des initiatives venues de la base ont tenté de
désenclaver les auteur·ices. Je pense à des militantes féministes, comme Jacqueline Feldman dans
les années 1970, qui ont fait une lecture critique de l’institution littéraire et qui ont contribué à
démystifier la pratique artistique. Mais globalement, le monde du livre est resté conservateur avec
un syndicat national de l’édition bien organisé et des auteur·ices farouchement attaché·es au droit
d’auteur comme mode de rémunération – alors que cet outil enchaîne leur statut à l’exploitation
d’un patrimoine individuel. Aujourd’hui, on a quelques mouvements du côté de la BD, mais les
luttes de créateur·ices les plus avancées ont lieu dans les arts plastiques.

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Le statut des créateur·ices aujourd’hui

Quelle est la condition d’une autrice en 2023 ? D’abord, elle a trois sources de revenus :

1° Les droits d’auteur sur la vente des œuvres reproductibles (livres ou chansons). La propriété
intellectuelle fait de l’œuvre un patrimoine, acquis par un travail non quantifiable, qui va produire
une rente proportionnelle à son succès commercial.

2° Les honoraires qui rémunèrent la vente de prestations périphériques à la création (conférences,


dédicaces, tables rondes, workshops, etc.) On est dans du travail indépendant payé à la tâche sur
facture ou sur note d’auteur.

3° Les bourses et les aides à la création qui visent à colmater les brèches.

Vous voyez que les auteur·ices sont payé·es à la pièce ou à la tâche, ce qui est le mode de
rémunération typique du capitalisme. Dans Notre condition, je propose, pour commencer, d’en finir
avec les bourses et les honoraires. Pour une résidence, par exemple, il faut du salaire, c’est-à-dire un
tarif assis sur une convention collective, des cotisations patronales et du droit du travail. Arrêtons le
déni de travail au nom d’une liberté que nous n’avons pas.

Construisons cette liberté en nous organisant pour conquérir le salaire à vie. De ce point de vue,
nous pouvons compter sur un outil qui existe déjà, le régime de Sécurité sociale des artistes-auteurs
et autrices, qui regroupe l’ensemble des créateur·ices. Depuis la fin des années 1970, ce régime est
adossé au régime général, ce qui donne à des professionnel·le·s qui ne touchent jamais de salaire
stricto sensu les mêmes droits que les salarié·es du privé pour la santé, la vieillesse et les prestations
familiales.

Comment ça marche ? La Sécu agrège tous nos revenus artistiques, que ce soient des droits
d’auteur, des honoraires ou des bourses, et les convertit en heures Smic. Si une autrice déclare un
bénéfice de 5841 euros, par exemple, ça fait 507 heures (5841 divisé par le taux horaire du Smic).
Et 507 heures, c’est le seuil d’accès à l’intermittence. Vous imaginez bien que je ne donne pas cet
exemple au hasard.

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Mais reprenons : dès que je déclare un euro en tant qu’auteur, j’ai une assurance maladie de salarié.
À partir de 6900 euros (c’est-à-dire 600 heures Smic), je valide une annuité pour ma retraite et j’ai
des indemnités maladie et des congés paternité. Par contre, pas d’assurance chômage. Et ça, en
termes de condition, ça fait une grosse différence entre les interprètes et les créateur·ices.

À la conquête d’une assurance chômage

Les artistes du spectacle, je l’ai dit, ont l’habitude de s’organiser pour défendre des garanties
collectives. C’est ce qui a permis, à partir de 79, la mise en route du régime de l’intermittence et
l’irruption d’un nouveau rapport au salaire [Mathieu Grégoire].

Qu’est-ce que l’intermittence ? C’est une partie de l’assurance chômage qui fonctionne encore selon
les règles qui étaient en vigueur pour l’ensemble des salarié·es au début des années 1980 (depuis,
les employé·es permanents ont perdu ces droits au gré des réformes alors que les intermittents ont
réussi à les défendre).

Le régime de l’intermittence, c’est ce qui fait que 130 000 travailleuses et travailleurs du spectacle
ont droit au salaire entre les contrats. Pour les personnes qui accèdent à l’indemnisation, il y a
discontinuité de l’emploi mais continuité du statut de salarié·e.

Comme la retraite du régime général, l’assurance chômage pose que nous ne cessons pas d’être des
travailleurs quand nous sortons de l’emploi. Notre qualification et notre rémunération deviennent
des attributs personnels. Dans le cadre de l’intermittence, c’est soumis à condition (507 heures),
c’est temporaire, mais la logique sous-jacente est celle d’un droit au salaire détaché de l’activité.

Il est fondamental de déconnecter le salaire de l’emploi mais aussi, en ce qui concerne les
auteur·ices, de l’exploitation de leur œuvre. Si mon statut dépend du nombre de bouquins vendus ou
des royalties payés en échange de la diffusion de ma chanson, j’ai besoin de contrôler son
utilisation. Immanquablement, je sers de caution aux durcissements du droit d’auteur exigés par les
industries de contenu (Sacem, SNE, édition musicale, etc.) Le principe de la propriété intellectuelle,
c’est l’enclosure des créations (vaccins, romans) pour en faire un patrimoine qui rapporte.

Dans Notre condition, et de manière plus détaillée avec le collectif La Buse, je propose de faire un
premier pas vers le salaire attaché à la personne. Le plan est simple : puisque les artistes-auteur·ices

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ont des droits de salarié·es dans la Sécu, faisons la même chose dans l’assurance chômage. Dans
une tribune signée par La Buse et par quatre syndicats, nous suggérons qu’à partir de 3000 euros
déclarés dans l’année (soit 260 heures Smic), les artistes-auteur·ices accèdent à l’indemnisation et
touchent quoi qu’il arrive 1700 euros mensuels.

L’idée peut paraître farfelue, or il se trouve qu’une proposition de loi (PPL) déposée par le groupe
communiste à l’Assemblée s’en inspire ouvertement. Première victoire : l’assurance chômage pour
les artistes-auteurs est un débat légitime [Julia Burtin Zortea].

Au-delà des questions de précarité, l’objectif est de promouvoir des outils qui permettent
d’expérimenter un nouveau statut des personnes vis-à-vis du travail.

Qu’est-ce qu’une travailleuse ? C’est la question. Est-ce que c’est quelqu’un qui est payé après
avoir mis en valeur le capital d’un employeur, ou après la vente de ses livres, ou est-ce que c’est un
statut qui précède l’activité et qui permet de travailler librement ?

Le droit politique au salaire renverse le paradigme du travail : dans le capitalisme, nous sommes
présumé·es improductifs et nous devons nous insérer dans l’emploi ou vendre des livres pour
mériter d’être payé·es. Avec le salaire à vie, toute personne majeure est présumée en capacité de
produire et de participer à la prise de décision économique. La citoyenneté s’étend, le travail
devient chose publique.

Une Sécu de la culture pour libérer les lieux de l’édition

Voilà pour la transformation du statut des auteur·ices. Se pose aussi la question de l’économie du
livre. Quand on veut monter une maison d’édition ou une librairie, on a trois options :

1° Les subventions de l’État et des collectivités, qui sont rares, ponctuelles et attribuées selon des
critères managériaux : avant de créer l’activité, il faut dire à quoi ça va servir, combien d’emplois ça
va créer, ce que ça va rapporter, etc.

2° Le recours au privé lucratif qui consiste à contracter un prêt bancaire.

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3° L’acceptation de la précarité : on bricole, on ouvre une cagnotte Leetchi et on emmerde nos
ami·es sur les réseaux.

En attendant, 5 groupes détiennent une centaine de maisons d’édition, sans compter les circuits de
diffusion (Editis et Hachette, Madrigall, La Martinière, Albin Michel). L’édition indépendante est
marginale et en situation de survie. On lance des financements participatifs, on fait le taf éditorial
sur notre temps libre et on espère que les gens qui écrivent vont se débrouiller avec le RSA.

Les dispositifs structurels comme le CNL et le prix unique du livre estompent les effets du système
mais ne le transforment pas.

Il s’agit donc de proposer une alternative populaire d’ampleur : c’est ce que nous appelons à Réseau
Salariat la Sécu de la culture. Le modèle a été sous nos yeux pendant longtemps : c’est la Sécurité
sociale du soin. Car la Sécu est une caisse de salaire (pour les retraité·es, par exemple) mais aussi
une caisse de financement. À partir de 1958, pendant plus de vingt ans, l’hôpital public a été
construit sans capitaux. On a fait un minimum de crédit public avec la Caisse des dépôts
(remboursement) mais surtout de la subvention, c’est-à-dire des avances monétaires qui ont anticipé
une production de soins sans exiger de remboursement. Ces subventions provenaient pour partie de
l’État (impôt) mais en majorité de la Sécu (cotisation).

Rappelons qu’à l’époque, la Sécu est administrée par les représentants élus des salariés. Ce n’est
pas l’État-providence, c’est un outil issu de l’auto-organisation populaire [Nicolas Da Silva].

Notre idée, c’est de faire la même chose pour la culture en trois étapes :

1° Instaurer une cotisation interprofessionnelle sur le modèle de la cotisation maladie, par exemple.
En prenant pour assiette la valeur créée chaque année par les entreprises et en augmentant le taux de
cotisation global de 0,1 point, on met 1,5 milliard dans la caisse.

2° Créer un réseau de caisses pour mailler le territoire et affecter les financements à l’échelon
approprié. Pour monter une librairie comme Le bazar utopique à Bagneux, c’est une caisse locale
qui sera sollicité. Pour mettre un terme aux partenariats public-privé et décapitaliser un
établissement comme Beaubourg (qui abrite la BPI), on se tournera vers la caisse nationale. Les

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décisions seront prises par des conseils composés de représentant·es des travailleur·ses, de
professionnel·le·s du secteur, d’élu·es locaux et locales et pourquoi pas de citoyens tirés au sort.

3° Le conventionnement. Pour bénéficier des fonds de la Sécu, les structures devront respecter des
critères :
• Sociaux : pas de propriétaires lucratifs (que des assos, des établissements publics et des
entreprises qui appartiennent à leurs salarié·es), obligation de cotiser pour contribuer au
salaire à vie de tous·tes, respect du droit du travail.
• Économiques : impossible de recevoir un prêt de la BNP et une subvention de la Sécu. Il
faut choisir car l’objectif de la Sécu est de marginaliser la BNP.
• Environnementaux : on peut imaginer qu’on ne financera pas un modèle éditorial qui envoie
près de 15 % de sa production au pilon et qui bosse avec Amazon.

Qui bénéficiera de la mise en place de la Sécu de la culture ? Toutes les structures qui adhéreront
librement à la convention, soit parce qu’elles la trouveront pertinente, soit parce qu’elles ne la
trouveront pas rebutante au regard des avantages qu’elle apporte. On aura probablement des
diffuseurs militants, des librairies indépendantes, des maisons d’édition coopératives, des
bibliothèques municipales maltraitées par les collectivités, et plus largement des galeries
associatives, des compagnies de théâtre, des cinémas de quartier comme la Clef et des artist-run
spaces.

Vous l’avez compris, le but est de socialiser et de démocratiser l’économie de l’édition pour couper
le lien entre rentabilité et circulation des écrits. On a des prémices avec le prix unique qui engendre
une forme de marché négocié, avec les bibliothèques publiques qui assurent un certain niveau de
mutualisation, avec le régime des artistes-auteur·ices qui donne des droits collectifs aux
travailleur·ses du texte, à nous de pousser les curseurs de l’auto-organisation populaire pour libérer
les savoir et les personnes qui les produisent.

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