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Les valeurs sémantiques et pragmatiques de l’expression « tèt chaje » en créole

haïtien

Moles PAUL

Université d’État d’Haïti/LangSÉ

molespaul@yahoo.fr

Octobre 2016

Résumé
Dans cet article, nous étudions les différentes valeurs sémantiques et pragmatiques que peuvent prendre
l’expression « tèt chaje » en créole haïtien. Loin d’être seulement un simple substantif qui est synonyme
de « problème », « difficulté » et de « stress », elle se comporte comme un marqueur de subjectivité et à ce
titre, elle marque une prise de position du locuteur par rapport à un fait. Elle exprime une appréciation ou
une dépréciation, une dénonciation, une préoccupation, une crainte, un doute ou une sorte de réserve sur
un fait. Il est montré aussi que la valeur pragmatique de cette expression dépend des implicites des
énoncés qui la précèdent.
Mots-clés : valeur sémantique, valeur pragmatique, marqueur de subjectivité, énonciation
Rezime
Nan atik sa a, nou etidye divès valè semantik ak pragmatik ekspresyon « tèt chaje » kapab genyen an
kreyòl ayisyen. Li pa sèlman yon senp non ki sinonim « pwoblèm », « difikilte » ak « estrès », li konpòte
li tankou yon makè sibjektivite. Konsa, li pèmèt lokitè a eksprime pozisyon li sou yon reyalite. Li
eksprime yon apresiyasyon, yon « depresiyasyon », yon denonsiyasyon, yon preyokipasyon, yon pè, yon
dout oubyen yon rezèv sou yon reyalite. Nou montre tou valè pragmatik ekspresyon sa a depann de
enplisit ki soti nan enonse ki vini avan li yo.
Mo-kle: valè semantik, valè pragmatik, makè sibjektivite, enonsiyasyon
Abstract
In this article, we study the different semantic and pragmatic values that the expression “tèt chaje” can
take in Haitian Creole. Far from being only a simple noun that is the synonym of “problem”, “difficulty”
and “stress”, it behaves like a real marker of subjectivity. In this regard, it allows the speaker to take a
stance on an issue, to express a denunciation, an appreciation or depreciation, a worry, a fear, a doubt or a
kind of distance on a fact. It is also shown that the pragmatic value of this expression depends on the
implicit that come from the utterances that precede it.
Keywords: Semantic value, pragmatic value, marker of subjectivity, enunciation
Introduction

En créole haïtien (CH), « tèt chaje » peut fonctionner comme une interjection, un nom et un adjectif
servant à qualifier un acte. Il est très présent dans le discours de certains locuteurs tandis qu’on le retrouve
moins dans le discours de certains autres 1 . Lorsque cette expression est vue seulement comme un simple
substantif qui est synonyme de « problème » (Prophète, 1999-2008 ; Vilsen, 2005), « difficulté » et de
« stress » (Valdman et al, 2007), il semble difficile de comprendre son fonctionnement dans les différents
contextes discursifs dans lesquels elle peut apparaitre. Nous partons de l’hypothèse qu’elle se comporte
comme un marqueur de subjectivité. Ainsi, elle permet aux locuteurs de se positionner par rapport au
propos d’autrui.
Nous analysons ici la façon dont les locuteurs s’impliquent dans leurs discours à travers l’emploi
de « tèt chaje » en soulignant les différentes valeurs qu’il peut prendre en CH. Nos données sont extraites
d’un roman créole de Pierre (2005), de quelques éditions de nouvelle diffusées à la radio Kiskeya et la
radio Vision 2000 en CH au cours du mois de décembre 2012 et de certaines conversations que nous
avons enregistrées au cours des mois d’avril 2015, de janvier et de mai 2016 à rue Noe & Senghor et au
village Béthanie, localités situées à Delmas 33. En vue de constituer le corpus, nous relevons les énoncés
dans lesquels cette expression a été utilisée, nous prenons ceux qui paraissent les plus pertinents. Comme
modalité d’analyse, nous essayons à chaque fois de voir les traces du locuteur dans son propos et les
valeurs sémantiques et pragmatiques de cette expression dans les différents contextes dans lesquels elle est
utilisée. Nous nous inscrivons dans les lignes théoriques élaborées par Kerbrat-Orecchioni (1980)2 et nous
faisons appel aussi aux réflexions de Kleiber (2010).
Lorsque nous parlons de « marqueur de subjectivité » dans ce travail, nous nous référons aux
réflexions de Kerbrat-Orecchioni3 (1980). Nous entendons par « marqueur de subjectivité », les éléments
linguistiques4 permettant de retracer la présence du locuteur dans la langue, les éléments permettant aux
locuteurs de s’approprier la langue, de se positionner par rapport aux propos d’autrui. Ainsi, les unités

1
Certains locuteurs n’utilisent pas cette expression ou l’utilisent très rarement. Ils utilisent d’autres expressions ou interjections
comme : « M ezanmi ! Kisa! M mm ! Anmwey ! » Il serait intéressant d’étudier les nuances qui existent entre « tèt chaje » et
celles-là. M ais cela ne nous intéresse pas dans ce travail.
2
Nous signalons que nous travaillons sur des données mixtes au sens de Kerbrat-Orecchioni (1990), cité par Dostie (2004). Les
données nous viennent de plusieurs catégories de discours : de la littérature, des conversations de tous les jours et de la presse.
Ainsi, nous sommes dans ce que Kerbrat-Orecchioni(1990) appellerait un « éclectisme vigilant ». Cela nous permet de confronter
ces différents types de données afin de mieux les authentifier par rapport à la réalité de fonctionnement du créole haïtien.
3
Kerbrat-Orecchioni (1980) parle de subjectivèmes pour nommer les unités linguistiques qui permettent au locuteur de
s’approprier la langue à côté des déictiques de Benveniste (1966). Parmi les subjectivèmes, il y en a qui sont non-axiologiques et
d’autres qui sont axiologiques, c’est-à-dire qu’ils permettent au locuteur de produire un jugement de valeur (par exemple, bon,
bien etc.)
4
Certains éléments non-linguistiques peuvent être considérés comme des marqueurs de subjectivité lorsqu’ils permettent aux
locuteurs de marquer leur présence dans la langue. Par exemple, les signes suprasegmentaux comme les guillemets, les points
d’exclamation etc.
linguistiques qui peuvent être des noms, des adjectifs et des adverbes peuvent jouer le rôle de marqueur de
subjectivité 5 . Qu’en est-il de « tèt chaje » en CH? Quel serait son sens de base ?

1- Le sens de base de l’expression « tèt chaje » en CH

Nous signalons qu’à notre connaissance, il n’existe pas de travaux de recherche portant sur cette
expression en CH. Cependant, elle est répertoriée dans certains dictionnaires du CH. Dans Prophète
(1999-2008), il est présenté comme un « groupe nom » et à ce titre, il est synonyme de problème,
difficulté et tracasserie. Dans Vilsen (2005), « Tèt chaje » est considéré comme un nom. En tant que tel, il
signifie problème, tracas. Par exemple : Kalo nan tèt chaje. (Kalo fait face à des difficultés).Valdman et
al (2007), contrairement à ces deux auteurs que l’on vient de citer, fournit trois (3) contextes d’emplois de
cette expression : 1)- a) Inquiétude, problème, situation difficile. Par exemple : Lavi sa a se soti nan yon
tèt chaje rive nan yon lòt. b) Stress c) nuisance, fauteur de trouble. Par exemple : Misye sa a se yon tèt
chaje, li toujou nan kont ak moun. 2) controversé. Exemple : Sa a se yon kesyon tèt chaje li p ap difisil
pou n rezoud li. 3) Dangereux. Exemple : pou pwoteje lavi l, li p ap tounen nan peyi tèt chaje sa a.
Le synthème6 « tèt chaje » est formé de deux lexèmes : « tèt » et « chaje ». En CH, le lexème « tèt »
a pour valeur de base, la partie du corps humain contenant le cerveau, les yeux, le nez et la bouche. Par
exemple : Fégens gen tèt fè mal (Fégens a de la migraine). Ce même lexème peut signifier aussi, « chèf,
responsab », par exemple : Nelson se tèt biwo sa a. (Nelson est le responsable de ce bureau). Dans certains
contextes, il peut être en relation de synonymie avec le lexème « entèlijans », la synonymie étant la
relation reliant deux ou plusieurs lexèmes lorsqu’un même sémème définit leurs emplois. (Touratier,
2010). Lorsque nous observons ces différents emplois du lexème « tèt », nous remarquons qu’ils partagent
le même archisémème. Il s’agit de l’importance de celui ou ce dont on parle. La tête joue un rôle
important dans le corps humain, elle contient le cerveau, elle peut être même considérée comme étant la
source de l’intelligence. Dans cette même logique, une personne qui assure la bonne marche d’une
entreprise, qui est très importante pour l’entreprise est considérée comme la tête de cette entreprise.
En CH, d’autres expressions sont formées à partir du lexème « tèt ». On peut en citer quelques-
unes que nous avons relevées dans les dictionnaires susmentionnés : Tèt chou, tèt di, tèt dlo, tèt fè mal, tèt
grenn, tèt gridap, tèt kale, tèt jiwòf, tèt kokolo, tèt koupe, tèt kwòt, tèt mato, tèt vire, tèt nèg, tèt anba, tèt
anplas, tèt ansanm, tèt bèf, tèt biznis la, tèt chat, tèt fè, tèt kole, tèt vire, tèt grizonnen, tèt mòn, tèt fanmi

5
Benveniste (1966) appelle « déictiques » les éléments linguistiques dont le référent se trouve dans la situation d’énonciation et
qui peuvent permettre de retracer aussi la présence de subjectivité chez les locuteurs. Il en distingue trois (3) catégories : les
déictiques de personne, de temps et d’espace. Ils forment ce que l’auteur appelle la « triade énonciative »
6
Nous empruntons le concept « synthème » à l’approche fonctionnaliste de M artinet. Il fait référence à des unités linguistiques
formées à partir de la combinaison de deux ou plusieurs monèmes. Les monèmes composant le synthème sont dits conjoints.
(Neveu, 2011). I. M el’cuk (1995), cité dans Dostie (2004), en vue de nommer ces expressions, parle de « phrasème », c’est-à-dire
une unité multilexémique non libre.
an, tèt drèt, tèt zòrye…7 Quand on connait le rôle que joue la tête dans le corps humain, ces expressions ne
seraient-elles pas construites aussi sur la base de l’importance des réalités qu’elles désignent ?
En CH, le lexème « chaje » peut être un verbe et aussi un adjectif. Comme verbe, il signifie
« remplir ». Par exemple, Max byen chaje kamyon an. (Max a bien rempli le camion). Ainsi, il se trouve
en relation de synonymie avec d’autres verbes comme « boure, plen, blende ». Et comme adjectif, il fait
référence au résultat de l’action de remplir. Par exemple, Kamyon an byen chaje (Le camion est bien
rempli ou bien plein). On a relevé une expression qui est formée avec le lexème « chaje ». Il s’agit de
« Chaje kou legba 8 ». Par exemple, Jaklin chaje kou legba (Jacqueline est chargée comme legba) Dans ce
cas, on veut signaler que Jacqueline est bien remplie, elle a apporté ou a appris beaucoup de choses.
Que faudrait-il comprendre donc par l’expression « tèt chaje » ? S’agirait-il d’une tête pleine ou remplie ?
La tête étant importante pour le corps, lorsqu’elle est « chargée » ou comporte quelque chose qui
l’empêche de bien fonctionner, cela présenterait-il quelques ennuis, ou quelques difficultés pour le corps ?
Le synthème « tèt chaje » semble avoir un certain rapport avec l’expression « tèt chaje, bouda lejè »
qui semble être aujourd’hui plus rare dans la pratique des créolophones. On peut faire remarquer que les
lexèmes « tèt » et « bouda » désignent deux parties du corps humain. « bouda » fait référence aux fesses.
Quel effet de sens le locuteur veut-il produire lorsqu’il parle de « tèt chaje bouda lejè » ? Y aurait-il un
déséquilibre ou un disfonctionnement au niveau du corps lorsque la tête est chargée et que les fesses sont
légères? Ces questionnements, loin de déboucher rapidement sur des réponses satisfaisantes, ont plutôt
pour objet de susciter d’autres réflexions ou observations sur l’utilisation de ces deux expressions en CH.
3- La valeur sémantique de l’expression « tèt chaje » dans la production discursive de certains
locuteurs créolophones haïtiens
Lorsque cette expression est utilisée dans le discours produit par les locuteurs créolophones,
comme un nom ou un adjectif, elle marque une prise de position du locuteur par rapport à un fait. Elle
exprime une dénonciation, une appréciation, une dépréciation, un doute, une crainte, une préoccupation,
une sorte de réserve sur un fait. A présent, voyons les différentes valeurs sémantiques que peut prendre
« tèt chaje » lorsqu’il est utilisé comme nom et comme adjectif.9

3.1. L’utilisation de l’expression « tèt chaje » comme nom

7
On peut souligner aussi que l’expression « tèt kale » a été très utilisée en Haïti depuis 2011 jusqu’à nos jours. Elle fait référence
au régime de l’ex-président d’Haïti, M ichel Joseph M artelly. Elle peut avoir beaucoup de significations. Par exemple, Ayiti ap
vanse tèt kale (Haïti va de l’avant, Haïti avance malgré les obstacles, les difficultés). Jan se yon tèt kale (Jean a le crâne rasé ou
Jean est un partisan du régime « tèt kale »). On peut faire remarquer aussi que contrairement à « tèt kale » qui peut se trouver en
position d’adverbe, l’expression « tèt chaje » ne semble pas pouvoir se trouver dans cette position en CH.
8
Legba fait référence à un loa du vodou. Il serait intéressant de voir ce qui est à la base de cette analogie en CH dans le cadre
d’une autre recherche.
9
Nous soulignons qu’il ne s’agit pas d’étudier ici les valeurs de cette expression par rapport aux catégories grammaticales dans
lesquelles elle peut se retrouver. C’est une façon pour nous de mieux organiser et formuler nos propos.
(1) Lan chwichwichwichwi, yo fin pa di tèt la pati ; Tousin lakoz tout tèt chaje Loti ap andire a,
manmzèl vire lòlòj Loti. (Pierre, 2005 :25). (A force de murmurer, on finit par dire de lui qu’il a
perdu la tête. Tousin est responsable de tous ces problèmes auxquels Loti fait face.)
Dans cet exemple, le locuteur utilise « tèt chaje » en vue de parler des moments difficiles que
connait Loti. Par l’utilisation de cette expression, il s’implique dans son discours. Il ne souhaite pas voir
souffrir Loti. Ainsi, il se trouve en désaccord avec Tousin qui a causé des ennuis à Loti. Le choix de « tèt
chaje » par le locuteur n’est pas gratuit. Il aurait pu utiliser d’autres mots ou d’autres expressions de la
langue. Par l’utilisation de « tèt chaje », le locuteur se fait le porte-parole de Loti et semble dénoncer donc
l’attitude de Tousin. L’expression « tèt chaje » utilisé ici se comporte comme un subjectivème dans la
mesure où elle permet de voir la présence du locuteur dans le propos exprimé.

(2) Donk se yon nouvo tèt chaje la pou ONI SIDA ak anpil lòt peyi ki enkyè anpil pou konpòtman
jèn yo. (Jounal 4è, Radio Kiskeya, 1 e décembre 2012) (Donc, c’est un nouveau problème pour
ONI SIDA et beaucoup d’autres pays qui sont inquiets face au comportement des jeunes.)
Dans l’exemple (2), on observe que l’énonciateur, à travers l’utilisation de « tèt chaje », nous
montre sa position par rapport au comportement des jeunes aujourd’hui. Il parait préoccupé, lui aussi. Il ne
vise pas seulement à signaler que l’ONI SIDA connait certaines difficultés eu égard au comportement des
jeunes, mais il entend le dénoncer aussi, d’où son implication dans le propos exprimé. Le locuteur ne
rapporte pas seulement des informations au public, il prend aussi sa position par rapport aux faits
rapportés.

3.2. L’utilisation de l’expression « tèt chaje » comme adjectif

(3) Daprè komisè gouvènman okay la, Jean Marie Salomon presize Bertin Lapotri, ki li menm se
prezime otè krim tèt chaje sa a, ta manm yon gang Baz 117 k ap fè e defè depi semèn lan nan
katye Bèlè Pòtoprens. (Jounal 4è, Radio Kiskeya, 1e décembre 2012) ((D’après le commissaire du
gouvernement des Cayes, Jean Marie Salomon a précisé que Bertin Lapotri, qui est le présumé
auteur de ce crime « odieux », il serait membre du gang Base 117 qui sème la terreur dans les
quartiers du Bel-air à Port-au-Prince.)
Dans cet exemple, l’énonciateur, en utilisant « tèt chaje » porte un jugement de valeur sur le crime
commis par Bertin Lapotri. Il s’agit d’un crime odieux, qui ne le laisse pas indifférent. En rapportant la
parole du commissaire du gouvernement, il a tenu à préciser que la personne en question, Bertin Lapotri,
aurait commis un tel acte. Il s’engage dans son propos et semble dénoncer donc le crime commis.
L’expression « tèt chaje » se comporte comme un marqueur de subjectivité parce qu’elle permet de
retracer la présence du locuteur dans le propos exprimé. De plus, au sens de Kerbrat-Orecchioni (1980),
on pourrait signaler qu’ici « tèt chaje » a une valeur axiologique puisqu’il permet au locuteur d’évaluer le
crime en question. Il est sémantiquement marqué, l’évaluation faite par l’énonciateur étant négative.

(4) Patnè m, m p ap ba w manti. Jesika se yon fanm « tèt chaje » Fanm sa a gen yon fòm anraje.
(Mon ami, je ne vais pas te mentir. Jessica est une femme extraordinaire. Elle a une architecture
corporelle impressionnante. (Delmas 33, rue Noe & Senghor, mai 2016)

Dans l’exemple (4), « tèt chaje » exprime une valeur appréciative, méliorative ou affective. La personne
en question apprécie Jessica pour son architecture corporelle. Elle veut mettre l’accent sur ce que Jessica
semble représenter à ses yeux. Pour reprendre les propos de Kerbrat-Orecchioni (1980), « tèt chaje » se
comporte ici comme un subjectivème affectif. Il permet au locuteur d’exprimer son émotion et son
appréciation personnelle.

(5) M pa an afè ak Jan, se yon nonm «tèt chaje» misye ye. (Village Béthanie, Delmas 33, Mai
2016) (Je ne veux rien entreprendre avec Jean. C’est quelqu’un d’irresponsable.

Dans l’exemple (5), contrairement à ce qui se passe dans l’exemple (4) que nous venons d’analyser, cette
expression a une valeur dépréciative ou péjorative. Jean, étant une personne avec qui il est difficile de
collaborer, le locuteur semble le déprécier et le qualifie de personne « tèt chaje ». Le synthème « tèt
chaje » a ici une valeur axiologiquement marquée car le locuteur produit un jugement de valeur négatif.

(6): Demen maten m gen yon randevou tèt chaje ak direktè a. (Delmas 33, rue Noe & Senghor)
(Demain matin, j’ai un rendez-vous important avec le directeur.
(7) : Jan fè yon travay tèt chaje. (Delmas 33, rue Noe & Senghor, mai 2016) (Jean a réalisé un
bon travail, un travail important.)
Dans les exemples (6) et (7), pour abonder dans le sens de Kerbrat-Orecchioni (1980), « tèt chaje »
exprime une valeur axiologique. Les locuteurs visent à évaluer l’objet en question. Dans (6), il s’agit du
rendez-vous avec le directeur, le locuteur souligne son importance. Dans (7), il s’agit de la qualité du
travail présenté par Jean. Dans les exemples (6) et (7), « tèt chaje » est un évaluatif axiologique
doublement subjectif. Premièrement, son utilisation varie avec la nature particulière du sujet
d’énonciation, c’est-à-dire qu’il n’est pas intrinsèquement axiologique et deuxièmement, il permet aux
locuteurs de prendre position par rapport aux objets dénotés (le rendez-vous et le travail). Il s’agit dans les
deux exemples d’un évaluatif positif. Il est non marqué sémantiquement.
4- La valeur pragmatique de l’expression « tèt chaje » dans la production discursive de
certains locuteurs créolophones haïtiens
L’emploi de l’expression « tèt chaje » avec des valeurs nominale et adjectivale (exemples 1 à 7)
semble se distinguer de son utilisation comme interjection (exemples 8 à 10) où sa valeur pragmatique
dépend des implicites10 des énoncés précédents. Quels sont donc les présupposés et les implications qui
suscitent le recours à cette expression ? Quels sont les implicites qui déclenchent l’emploi de tèt chaje ?

(8) Avan yè, m ap prezante yon travay nan Fak la, se malè m fè avè l. (Avant-hier, je présentais un
travail à la Fac, j’ai épaté tout le monde.)
-Tèt chaje ! (Village Béthanie, Delmas 33, avril 2015)
Dans cet exemple, lorsque le locuteur utilise cette expression pour réagir par rapport à l’intervention
de son interlocuteur, il est étonné par rapport à ce qu’on lui raconte. Il ne s’agit pas d’un simple
étonnement, il faudrait le comprendre aussi comme un doute qui est exprimé. Sur la base de ses
connaissances de son interlocuteur, le locuteur comprend qu’il exagère un peu par rapport à la déclaration
qu’il a faite. A travers l’expression « tèt chaje », il émet ses réserves par rapport à ce qui est exprimé.
(9) An kreyòl ou fè travay la ? (En créole tu as rédigé le travail ?)
-An kreyòl m fè l wi! (Oui, je l’ai rédigé en créole)
-Tèt chaje! (Village Béthanie, Delmas 33, avril 2015)
Dans cet exemple, le locuteur, voulant savoir la langue dans laquelle son collègue a réalisé son
mémoire de licence, le questionne à ce sujet. En écoutant la réponse, qui sort de son attente, il est étonné.
Il montre qu’il est étonné par rapport au choix de la langue créole pour la réalisation du mémoire. Sachant
qu’en Haïti, vu la situation des deux langues (français et créole) dans la société, la rédaction des travaux à
vocation scientifique se fait généralement en français, quelqu’un qui le fait en créole a osé et se met face à
d’éventuelles difficultés. Ainsi, il se base sur ces éléments implicites. À travers cette expression qu’il a
utilisée, il semble nous montrer sa crainte et sa préoccupation sur cette question.
(10) Tèt chaje ! (Village Béthanie, Delmas 33, avril 2015)
L’exemple (10) nous intéresse beaucoup. Il faudrait rétablir ici le contexte dans lequel le locuteur a
utilisé cette expression. Comme on peut le remarquer, il n’y a pas eu d’échange entre lui et un
interlocuteur, ou du moins il ne communique pas directement à un interlocuteur.
Il y avait une rareté d’électricité dans son quartier, après plusieurs jours, l’Ed’H (l’Electricité d’Haïti) a
finalement rétabli l’électricité. Quelques minutes après, il y eut une autre coupure d’électricité et le

10
Le terme d’implicite est un terme général utilisé en sémantique discursive et en pragmatique servant à couvrir
l’ensemble des réalisations linguistiques de l’inférence. *…+ L’inférence étant un processus selon lequel une
proposition est admise en vertu de son lien logique avec une ou plusieurs propositions antécédentes tenues pour
vraies. Robert Martin (1976) a distingué deux types principaux d’inférence : les inférences nécessaires,
indépendantes de la situation d’énonciation, et inscrites dans la structure linguistique de l’énoncé (l’implication, le
présupposé) ; les inférences possibles, correspondant à un implicite pragmatique, et déterminées par des
paramètres situationnels (le sous-entendu) (Neveu, 2011).
locuteur d’exclamer « tèt chaje ! » Ainsi, pour trouver le sens de cette expression, il faudrait tenir compte
de ces éléments implicites, qui viennent du contexte d’énonciation.
Par l’utilisation de « tèt chaje », le locuteur semble dénoncer une attitude qu’il juge insupportable. Il
semble dénoncer le fait qu’EDH n’assume pas réellement ses fonctions. Comment se fait-il qu’on vient de
rétablir l’électricité après plusieurs jours et qu’il y a une coupure tout de suite après ? Il semble être déçu.
Ces éléments d’analyse nous ont permis de voir que « tèt chaje » peut produire divers effets de sens
dépendamment du contexte dans lequel il est utilisé. Ainsi, pourrait-on le considérer comme un polysème
en créole haïtien ? A ce sujet, on peut se référer aux réflexions de Kleiber (2010). Aux yeux du linguiste,
les unités lexicales doivent avoir deux propriétés, sans exclusion aucune, pour qu’elles puissent être
polysémiques : la non-unifiabilité et la robustesse par rapport au discours.

a- La non-unifiabilité
Les lexèmes ont des sens qui ne sont pas coiffés par un sens supérieur ou du moins par un chapeau
sémantique. Dans le cas de « tèt chaje », il semble difficile de trouver un même chapeau sémantique ou un
même archisémème lorsque que cette expression traduit une appréciation et une dépréciation. Par exemple
dans (4) (Patnè m, m p ap ba w manti. Jesika se yon fanm« tèt chaje ») où « tèt chaje » traduit une
appréciation et dans (5) (M pa an afè ak Jan, se yon nonm «tèt chaje» misye ye.) où il traduit une
dépréciation. Cette expression répond bien à cette première propriété.
b- La robustesse par rapport au discours
Les sens des lexèmes sont des sens réellement stables. Il ne s’agit pas de sens contextuel ou liés à
une construction discursive. L’auteur a proposé un ensemble de tests syntagmatiques et paradigmatiques
permettant d’appliquer ces critères, nous ne les reprenons pas ici. Il semble que « tèt chaje » ne répond pas
à cette propriété. Les différents sens qu’il peut prendre, ne proviennent-ils pas des constructions
discursives ? Sont-ils des sens stabilisés dans la langue ? L’expression « tèt chaje », comme nous l’avons
déjà souligné, n’a pas une valeur axiologique, affective ou autre qui lui est intrinsèque mais c’est le
contexte d’énonciation qui détermine sa valeur.
3.1. Tableau récapitulatif
Les valeurs sémantiques et pragmatiques de l’expression « tèt chaje » en CH
Catégorie grammaticale Valeur exprimée
Nom Appréciation, dépréciation, désaccord,
préoccupation
Adjectif Appréciation, dépréciation, affectivité
Interjection Doute, dénonciation, crainte

Conclusion

Nous venons d’étudier le comportement sémantique de « tèt chaje » dans le discours produit par
certains locuteurs haïtiens. Nous sommes partis de l’idée que la simple perception de cette expression
comme synonyme de « problème », « difficulté » et de « stress » ne tient pas réellement ou du moins
donne une idée partielle de ce qu’elle peut être. Notre travail nous a permis d’aboutir aux résultats
suivants :

- Dans le discours des locuteurs haïtiens, l’expression « tèt chaje » permet de marquer une prise de
position, d’exprimer une préoccupation, une appréciation, une dépréciation, une dénonciation, une
crainte, une réserve ou un doute.
- La valeur pragmatique de cette expression dépend des implicites des énoncés qui la précèdent.

Dans ce papier, notre intention a été seulement de soulever quelques éléments en ce qui a trait à
l’étude sémantique et pragmatique de cette expression en CH. Nous n’avions pas la prétention d’apporter
des réponses définitives sur les considérations qu’on a faites. La question de la polysémie au niveau de
cette expression devrait être étudiée et approfondie à l’avenir. Nous souhaiterions quand même que ces
réflexions sur « tèt chaje » puissent susciter d’autres échanges et discussions sur d’autres marqueurs de
subjectivité au niveau de la recherche portant sur le créole haïtien.

Références
Benveniste Emile, 1966, Problèmes de linguistique générale, tome 1, Paris, Gallimard.
Denturck Elien, 2008, Etude des marqueurs discursifs, l’exemple de quoi, Mémoire de master, Université
de Gent.
Dostie Gaétane, 2004, Pragmaticalisation et marqueurs discursifs, Analyse sémantique et traitement
lexicographique, Bruxelles, de Boeck Duculot.
Joseph Prophète, 1999-2008, Dictionnaire, Haïtien-Français/Français-Haïtien, Port-au-Prince.
Ed. Konbit.
Kerbrat-Orecchioni Catherine, 1980, L’énonciation, De la subjectivité dans le langage, Paris, Armand
Colin.
Kleiber Georges, 2010, Petit essai pour montrer que la polysémie n’est pas un sens interdit, Cahiers de
lexicologie, no 96.

Pierre Claude, 2005, Lang pa gen zo, Port-au-Prince, Collection Pleine Plage.
Neveu Franck, 2011, Dictionnaire des sciences du langage, Paris, Armand Colin.
Touratier Christian, 2010, La sémantique, Paris, Armand Colin.
Valdman Albert et al (2007), Haitian Creole-English Bilingual Dictionary, Indiana.

Vilsen Fekyè, Etelou Mod, 2005, Diksyonè kreyòl, Port-au-Prince, Edisyon Edikasolèy.

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