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E.L nº3: Les mémoires d’Hadrien, Yourcenar (pp.

315-16, excipit)

C'est la dernière page du roman et ce sont les derniers instants d'Hadrien, - du moins «
aussi loin qu'on peut aller dans la fin » d'Hadrien, pour pasticher ce que Yourcenar dit de
son héros Zénon à la dernière ligne de L'OEuvre au noir.

A. La dernière étape (I. 1-9)

a. Station balnéaire au nord du golfe de Naples, Baïes est l'ultime villégiature d'Hadrien, qui
va y mourir. Déjà il semble ne plus tout à fait s'appartenir : la 1re phrase le réduit
grammaticalement à un objet, accablé « par (lles chaleurs de juillet ». Le lieu lui offre tout de
même un répit, que traduit sa « respirſation] » plus aisée. Il peut alors retrouver le sens de la
beauté et de l'harmonie du monde : il y rend un dernier hommage, en poète, dans une belle
synesthésie qui associe l'ouïe (avec le « murmure ») et le toucher (avec la « caresse »),
grâce au relais de la « soie froissée » qui évoque à la fois le son et la matière. La 2° phrase
exprime la plénitude d'une « jouissance) » qui paraît étirer le temps dans la contemplation
émerveillée des « longs soirs roses », et que traduit un travail savant sur les sonorités :
échos entre les mots (vague / rivage), assonances (soie froissée / soirs), allitérations en [r]
et en [s].

b. Cette jouissance toutefois s'estompe vite devant le mal qui est en train de l'emporter : son
corps le trahit et le rappelle à l'ordre. Premier signe, et le plus symbolique chez ce lettré,
occupé de surcroît à rédiger ce bilan d'une vie : il ne maîtrise plus le tremble ment de ses
mains, « qui s'agitent malgré [lui] » et ne peuvent plus écrire ; les « tablettes », support de
son activité intellectuelle, tant privée que publique, ne sont plus qu'un leurre « pour [les]
occuper ». Le temps aussi lui fait défaut: on devine que malgré la vitesse du « courrier lancé
à fond de train », Antonin, son successeur désigné, arrivera trop tard. Enfin, c'est sa lucidité
d'esprit qui le lâche : les deux propositions nominales qui concluent ce premier temps du
texte sont des bouffées de souvenir qui se superposent à la situation présente et brouillent
les repères temporels : « Borysthènes », dont il croit entendre le « [b]ruit des sabots », était
son cheval favori, du temps de sa pleine vigueur (voir son évocation p. 14-15), et le
« Cavalier Thrace” allégorie de la mort, est l'un des avatars d'Antinoüs (voir p. 307). Au seuil
de la mort, Hadrien paraît assailli par les fantômes du passé...

B. L'affliction des intimes (l. 9-23)

a. La 1' phrase semble décrire le sujet d'une peinture de genre, scène de déploration
topique dans les récits antiques : la mort du sage entouré de ses disciples. Dans sa Note
publiée en appendice du roman, Yourcenar s'est expliquée sur le trio qu'elle met ici en
scène. Elle a trouvé leurs noms à plusieurs reprises chez Marc Aurèle, et s'en est servie
pour fabriquer une image métonymique de « la Cour de Tibur dans les dernières années du
règne: Chabrias (par ailleurs lié au souvenir d'Antinoüs : p. 177-178) représente le cercle de
philosophes platoniciens ou stoïques qui entouraient l'empereur; Céler [...] l'élément
militaire; et Diotime le groupe des éromènes impériaux. » (p. 351). Les deux premiers sont
évoqués en antithèse (procédé pictural) : aux « larmes » et aux « rides » de Chabrias
s'opposent, dans une construction en chiasme, le “beau visage de Céler et son « calme ».
Les sentiments que tous deux inspirent à Hadrien sont opposés dans la même mesure : «
pitié » pour le premier (une pitié un peu navrée envers un philosophe qui devrait savoir
maîtriser ses affects ?), admiration pour le sang-froid de son aide de camp, dans lequel il
voit une suprême générosité à son égard, puisque guidé par le souci de lui épargner un
surcroît d'« inquiétude » ou de « fatigue », Dans la lignée des grands moralistes classiques,
Yourcenar sait que le vrai souci de l'autre ne s'exprime pas nécessairement par les pleurs
qu'on verse sur lui (qui peuvent être apitoiement sur soi même).

b. Dans ce trio des intimes, Diotime de Gadara, le jeune Grec aussi beau que cultivé,
substitut d'Antinoüs ramené de Sidon p. 269-270), se détache et jouit d'un traitement de
faveur. Son évocation, ouverte par ses « sanglot[s] » (I. 16) et conclue par ses « pleurs » (I.
22), se concentre en une posture élégiaque où tout son corps est engagé, de « la tête
enfouie dans les coussins » à « la mince épaule (qui) s'agite convulsivement », Par ses «
sanglot(s) », il s'oppose à Céler, mais aussi à Chabrias, dont les larmes ne convenaient ni à
l'âge ni à la fonction. Les siennes semblent au contraire une offrande, qui apaise Hadrien
(comme le note l'oxymore des « pleurs délicieux ») en lui fournissant une ultime preuve
d'amour, dédiée moins à l'empereur qu'à l'être « humain ». Dans cette dernière relation
amoureuse, l'éraste et l'éromène manifestent d'ailleurs une émulation dans la générosité et
la tendresse : le premier par ses dispositions testamentaires, que la parataxe permet de
résumer vivement ; le second par le désintéressement qui lui fait oublier, en faveur du
chagrin, le profit qu'il aurait à cette mort.

C. L'adieu au monde (1. 24-30)

a. Le début du dernier paragraphe est la traduction du célèbre poème d'Hadrien, qui figure -
sous sa forme latine - en exergue du roman. Une vie s'achève, et la version traduite de ce
poème nous donne le sentiment de dissiper un peu le mystère de cet être. L'exergue trouve
ici sa signification, et sa véritable fonction : une épitaphe, par laquelle Hadrien prend congé
du monde. Si, contrai rement aux disciples d'Épicure, il croit à la survie de l'âme, ce n'est
pas à la façon platonicienne : coupée de son enveloppe charnelle, l'âme est en peine,
comme si elle ne se réalisait pleinement que dans l'union étroite avec le corps. Celui-ci n'est
pas pour elle un tombeau, comme dit Socrate dans Gorgias, ou une prison dont il lui faudrait
s'échapper pour coïncider avec le souverain Bien : séparée de lui, elle ne s'élève pas mais
«descen[d] dans [d]es lieux pâles, durs...

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