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Fabriquer de l’espoir au bord du gouffre (à

propos de l’oeuvre de Donna Haraway)- par


Isabelle Stengers
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By entre-là / 20 février 2013 / Lire, Rencontres / No Comments
Postmoderne, postféministe et postgenre ? Grande prêtresse des cyborgs, technophile
enthousiaste, prophétesse du dépassement de l’humain par la technique ? Autant d’étiquettes
à la mode, trop faciles, trop peu attentives au« faire » de Donna Haraway, qui a proposé
dans son « Manifeste cyborg » « un mythe politique ironique fidèle au féminisme, au
socialisme, au matérialisme ». Isabelle Stengers s’efforce de dégager, à rebours de ces
étiquettes, ce « faire » et quelques points saillants du parcours de l’auteure de « Savoirs
situés ».

À quelques mois d’intervalle, deux traductions en français de Donna Haraway auront donc été
(enfin) publiées. La première, Manifeste cyborg et autres essais1, est la reprise partielle, mais
augmentée de l’important « Situated Knowledges », du choix effectué par The Haraway
Reader 2. La seconde est la traduction, elle exhaustive, de Simians, Cyborgs and Women,
recueil publié par Haraway en 19913. Le lectorat français se voit ainsi proposer quasi coup
sur coup une double traduction de deux textes majeurs d’Haraway, « Cyborg Manifesto » et «
Situated Knowledges ». Le seul avantage de la situation est la possibilité de les comparer. Je
prendrai la responsabilité de signaler que la traduction d’Oristelle Bonis pour Des singes, de
cyborgs et des femmes, bien que parsemée d’un certain nombre de contresens gênants, est la
plus fiable.

Il faut le reconnaître : traduire Haraway n’est pas facile ; l’écriture qu’elle pratique est, selon
ses propres termes, de l’ordre de la « technologie ». Que l’écriture opère, que les mots soient
agissants, que les histoires et la manière dont elles sont racontées importent est pour Haraway
toujours le cas – y compris lorsque la rhétorique textuelle vise à mettre sa lectrice dans la
position d’avoir à suivre une argumentation incontournable, à partager un point de vue
présenté comme foncièrement anonyme. Y compris donc lorsque le texte s’efface au profit de
l’idée à laquelle il s’agit d’adhérer et dont il a été le simple véhicule. Le texte de Haraway,
quant à lui, ne s’efface pas. Comme c’est le cas pour un texte poétique, se borner à « en
prendre connaissance » constitue une légère erreur.
On ne s’en étonnera pas : Haraway est extrêmement sourcilleuse en ce qui concerne les
contraintes, si décriées dans nos pays, du politically correct. Pour elle, les mots exigent toute
notre attention – pas question de protester que l’on est innocent de ce qu’ils convoient
lorsqu’on les utilise. Mais elle est « correcte » à sa manière. Pas question non plus de
chercher des mots « innocents », ceux que l’on pourrait employer en toute confiance.
L’écriture de Haraway fait passer, fait sentir que la manière engage, construit un paysage et
ce à quoi le paysage invite – et il ne s’agit jamais d’une invitation innocente. Non seulement
le paysage n’est jamais celui du jardin d’Eden, mais il s’agit de perdre toute nostalgie pour ce
jardin, pour l’harmonie du dire vrai. Bien dire, c’est échapper à l’alternative innocence/péché,
pour un art des mots, et donc aussi de la pensée et du sentir, qui se veut « responsable ». Et
cela non pas au sens où on aurait la maîtrise, où on pourrait prévoir et revendiquer les
conséquences, mais au sens de accountable : on ne pourra se réfugier derrière un « Je n’avais
pas voulu cela » ; on devra répondre des conséquences. Répondre, c’est-à-dire apprendre,
reprendre, oser de nouvelles versions (ou tropes) encore un peu plus « bizarres », « tordues »
(queer), décontenançant encore un peu plus les anticipations, échappant à des pentes toutes
faites dont on n’avait pas perçu la dangereuse proximité.

Le fait que depuis la publication en 1976 de sa thèse – Crystals, Fabrics and Field, qui a fait
sa réputation d’historienne de la biologie – tous les livres de Haraway sont des recueils –
associant articles déjà publiés et textes originaux – est, à cet égard, profondément cohérent.
L’article est le format qui convient aux rythmes de la recherche. Haraway est une chercheuse,
dont les outils sont la matière textuelle elle-même. Ses textes ne rapportent pas le résultat de
ses recherches ou de ses pensées. Ils sont les sites de sa recherche, et ils sont faits pour (tenter
de) faire ce dont ils parlent.

Je voudrais ici me faire l’interprète de quelques points saillants de ce parcours tels qu’ils
marquent Des singes, des cyborgs et des femmes, textes écrits entre 1978 et 1989, mais aussi
(brièvement) ce qui a suivi – ne serait-ce que pour susciter, peut-être, d’autres traductions.
Mais auparavant, je me permettrai quelques réflexions personnelles sur le fait que Donna
Haraway est si peu connue, ou si mal connue, en dehors des milieux féministes (au sens large,
post-, queer, etc., j’y reviendrai). Elle s’étonne elle-même parfois de ce que l’apport du
mouvement féministe est largement ignoré dans le milieu des « science studies ». Il n’est pas
exclu qu’il s’agisse d’une réaction genrée : « Que viennent faire ces bonnes femmes dans nos
controverses ? » Cependant, lorsqu’il s’agit de son apport propre – et la distinction lui
déplaira car Haraway situe sa recherche en référence à un mouvement collectif –, je peux
comprendre qu’il soit ignoré de ceux (et celles) qui se situent en termes de controverses quasi
doctrinales, car elle n’a pas son pareil pour « compliquer » les dilemmes incontournables et
ne peut être mobilisée ni comme alliée ni comme adversaire.

En ce sens, on peut rapprocher son rôle dans le mouvement auquel elle appartient, qu’elle ne
cesse d’activer, qu’elle ne cesse d’encourager à trahir toute ligne de conformité, de celui de
Bruno Latour avec les sociologues et anthropologues des sciences. De fait, elle n’a cessé de
lire et de commenter les écrits de Bruno Latour, de noter les points de tension et le
rapprochement de plus en plus remarquable. Pourquoi la réciproque n’est-elle pas vraie ?

Je ne poserais pas cette question si je n’aimais pas ces deux auteurs, et si je ne pouvais faire
l’hypothèse d’une différence intéressante – qui tient non aux personnes mais aux rythmes de
pensée : une différence quasi éthologique, aussi respectable en tant que telle que la différence
d’ethos entre races canines, que Haraway, dans son oeuvre récente, nous apprend à penser.

Latour a un agenda, au sens fort du terme, un ensemble de « choses à faire », mais il ne les
fait que lorsque le moment est venu pour lui, lorsqu’il se sent en capacité de passer au faire.
On pourrait dire, en ce sens, que beaucoup des critiques qui lui sont adressées à un moment
donné, et singulièrement celles de Haraway, le « dépassent » – mais très provisoirement, au
sens où il n’est pas prêt, où il n’a pas (encore) fabriqué ce qui le rendra capable non de
répondre, mais de « bien dire » ce à propos de quoi il s’était tu. En ce sens, il répond à la
figure de l’Idiot campée par Gilles Deleuze dans « Qu’est-ce que l’acte de création ? » : celui
qui résiste à l’urgence – « Tu dois prendre en compte cette dimension de la situation ! » – sur
le mode du « Non il y a quelque chose de plus urgent. Je ne bougerai pas tant que je ne le
saurai pas4. » Bruno Latour tait ce qu’il ne sait (encore) comment dire, et cela n’aide pas à la
discussion (ou à la conversation, comme on dit outre-Atlantique). Surtout avec une Haraway
qui, elle, fonctionne comme une véritable plaque sensible, sensible à ce qui est dit, mais aussi
à ce qui n’est pas dit, en héritière de la lutte féministe hantée par le poids des femmes « non
dites ».

Pour emprunter une autre image due à Gilles Deleuze, Haraway, quant à elle, pense plutôt «
par le milieu ». Ses textes enchevêtrent de manière dense ce qui est en train de se passer, et ce
sur de multiples registres. Faut-il le préciser, penser « par » le milieu n’a rien à voir avec
penser « en fonction » du milieu. C’est plutôt une question d’activation de ce qu’on peut
appeler des « zones de contact » selon un terme du champ de la biologie qui, au cours de ces
dernières années, lui a permis de retrouver une relation de joie avec cette science : le champ
dit « evo-devo », qui couple les questions de l’évolution et du développement embryologique.
C’est-à-dire une question de rencontres dont les conséquences se propagent, se répercutent
(ou diffractent, selon un de ses mots favoris) et s’entre-connectent, tordant un paysage déjà
habité, faisant exister de nouveaux « à penser », « à sentir », « auxquels faire attention ».

J’ai parlé de Bruno Latour, mais je veux, toute honte bue, parler de moi aussi, car ce n’est que
depuis quelques années que j’ai appris à (commencer à) lire Haraway. Longtemps, je l’ai
trouvée inutilement sophistiquée, un peu effrayée que j’étais par le décalage entre sa célébrité
chez les féministes américaines et la difficulté de ses textes. Le problème demeure, mais,
comme on dit, « c’est son problème », et elle y travaille – à sa manière, on le verra à la fin de
ce texte. Mais je veux, ici, citer celle à qui je dois d’avoir enfin accédé à son oeuvre, et la citer
avec la même joie que Haraway lorsqu’elle célèbre ce que lui a apporté le travail d’une de ses
étudiantes. Maria Puig de la Bellacasa, dans sa thèse Think we must. Politiques féministes et
construction des savoirs5, n’a pas seulement présenté Haraway de manière lumineuse et
sensible, mais elle a aussi créé une connexion, pour moi vitale, entre les trajectoires
féministes aux prises avec le monde académique et son mot d’ordre d’objectivité, et la
Virginia Woolf des Trois guinées.

Haraway ou l’Idiote

Woolf, ici, est celle qui ne croit pas, ou plus, que l’entrée des femmes à l’Université ou dans
les professions requérant un diplôme universitaire puisse changer ces institutions malades, et
qui choisit de penser une « société des marginales » : une société anonyme et secrète, car il
n’y a ni liste des membres, ni procédure d’admission, ni secrétariat, ni mot d’ordre et de
ralliement. S’y retrouvent sans forcément se connaître celles qui résistent aux infections de la
corruption, de la prostitution de la pensée, du conformisme haineux, de la loyauté à des idées
abstraites. Penser avec Woolf face à ce que ce monde académique est en effet devenu, ce
n’est pas ricaner : « Elle avait raison, les femmes, qui y travaillent désormais, n’ont rien pu. »
C’est plutôt donner un sens « critique » à la passion de tenter d’autres manières de produire
des savoirs, à la lutte de celles – minoritaires – qui n’y ont jamais été « vraiment à leur place
». Non d’abord parce qu’elles seraient des femmes, mais parce qu’elles ont à répondre devant
d’autres, qui sont dehors, pour toutes les routines meurtrières, tous les « il faut bien » qui
définissent cette place. Il ne s’agit pas ici de sainteté, de culpabilité ou de sacrifice, mais
certainement d’une non-innocence déterminée et d’un refus radical du cynisme. C’est grâce à
Maria Puig que j’ai perçu l’idiotie proprement harawayenne face à ce qu’elle sait bien –
qu’elle « devrait écrire plus simplement » : cette écriture de Haraway n’était pas de la «
sophistication », mais un travail au corps à corps avec ce qui avait fait désespérer Woolf.

Il faut peut-être prendre au sérieux le nom, et les noms comptent pour Haraway, de son
département à Santa Cruz, « History of consciousness » – ce que, je pense, on peut interpréter
comme histoire des manières de faire importer, de faire compter, qui nous font penser bien
plus que nous ne les pensons. Et donc, « mettre la conscience en histoire », ce n’est pas,
surtout pas, raconter une histoire de croyances et de « prises de conscience », avec ses
ruptures dramatiques entre « avant » et « après ». Mais ce n’est pas non plus basculer dans la
rhétorique généralement associée au relativisme – s’il n’y a pas de flèche de progrès, alors il
n’y a qu’errance arbitraire, sans différence à faire valoir. La loyauté à ce que Woolf
appellerait des idées abstraites mène ceux et celles que ces idées opposent à tourner le dos à
une autre loyauté, qui ne se réfère pas à une idée et n’offre aucune garantie conceptuelle.
Haraway caractérise de manière délibérément athéorique la responsabilité (accountability) qui
l’engage envers ce qui a fait lutter les femmes et tant d’autres, la possibilité d’un monde que
l’on puisse dire « meilleur », d’une science « meilleure », de vies « meilleures ».

Corrélativement, il y a un contraste étonnant, dans les textes de Haraway, entre, d’une part,
l’effort extraordinaire déployé pour ce qui concerne le travail des mots, les conséquences des
métaphores, les pièges des bonnes intentions, et, de l’autre, la quasi-platitude de la fin de non-
recevoir adressée à ce qui se complaît au cynisme, à la position, si académiquement
confortable, de l’intelligence lucide, à qui on n’en compte pas. On retrouve ici la figure de
l’idiotie deleuzienne – « Oui certes, ce que vous écrivez est très brillant, très séduisant, très
méchant, mais il y a quelque chose de plus important… » Quelque chose qu’il ne s’agit pas de
définir, mais qui, bien plutôt, force à créer, à lutter, à connecter.

On comprendra sans peine pourquoi me choquent toutes les manières d’identifier Haraway
avec des ruptures – postmodernisme, postféministes, postgenre. L’annonce d’un « post- »
quelconque marque les jeux de guerre académique, l’irréversible flèche du progrès et les
exclusions corrélatives prononcées en toute innocence irresponsable. L’histoire de la
conscience, comme l’histoire des sciences, est « se faisant » au sens fort où, dans les deux
cas, l’histoire « réelle » intègre de manière critique la question de son propre récit : « Dis-moi
comment tu racontes, je te dirai à la construction de quoi tu participes. » La conscience est à
construire, et c’est un travail sérieux, attentif, dangereux, jamais innocent, qui n’a que faire
des guerres de tranchées académiques. C’est un travail de « trickster », ou de coyote, ces
figures qui ne sont pas celles de vainqueurs, mais de semeuses de troubles, qui trahissent,
traversent et dérangent les grandes frontières, substituant à leurs « ou bien… ou bien »
impérieux, le « et…et … et » de trafics pas très convenables, souvent inquiétants, jamais
édifiants.
Dès les premiers articles repris dans Des singes, des cyborgs et des femmes, lorsque Haraway
écrit avant tout en historienne de la biologie et de la primatologie, elle appelle les féministes à
ne pas se complaire au dangereux confort de la différence entre le sexe, qui serait de l’ordre
de la biologie, et le genre, construit historiquement. La différenciation importe, mais elle ne
doit pas mener à laisser les biologistes tranquilles, à prendre pour argent comptant leur
caractérisation du vivant, voire même à la ratifier en en prenant le contre-pied dans la
définition du genre. Ce confort laisse en dehors les ressources de possibilités métaphoriques
bien plus riches que l’idée d’une « nature féminine ». Et il ratifie l’idée « genrée » que les
sciences sont affaire d’hommes.

Ne pas laisser la biologie aux biologistes

En 1979, elle conclut ainsi un texte intitulé « L’Entreprise biologique : le sexe, l’esprit et le
profit, de l’ingénierie génétique à la sociobiologie » : « Dans la mesure où ces pratiques [de
commande et de contrôle] informent les théories que nous élaborons sur la nature, notre
ignorance reste abyssale, et par conséquent nous devons,absolument, nous engager dans la
pratique de la science. C’est un enjeu important de la lutte. Je ne sais pas à quoi
ressembleraient les sciences de la vie si la structure historique de nos existences ramenait la
domination à un niveau proche de zéro, mais l’histoire de la biologie me convainc que le
savoir fondamental refléterait alors le monde nouveau et le reproduirait, tout comme il a
participé à maintenir l’ancien6. » Qui lit ce texte aujourd’hui pourrait conclure à une forme de
déterminisme social, avec un savoir qui « reproduit » et « reflète ». Mais ce serait passer sous
silence la référence à l’ignorance abyssale, qui, elle, implique qu’il y a à apprendre, et que la
théorisation des vivants sur base de la rareté et de la compétition nous empêche d’apprendre.

Sans doute à l’époque Haraway ne soupçonne-t-elle pas, elle qui avait fait des études
scientifiques, à quel point pourraient l’exposer au malentendu des mots tels que « reflet » ou «
reproduction », usuels dans la tradition « socialiste-féministe » à laquelle elle appartient
(rappelons que socialiste signifie le plus souvent marxiste en américain). Mais elle va
apprendre à échapper au piège sans procéder à de théoriques distributions entre « autonomie »
et « détermination sociale ». Elle le fera « sur le terrain », en s’intéressant à l’oeuvre de ces
femmes qui, à l’époque, transforment en profondeur la primatologie. Dans Primate Visions,
publié en 1989, elle étudie la manière dont ont procédé deux femmes qui ont joué un rôle
crucial dans cette transformation, Jeanne Altman et Linda Fedigan. Histoire de la conscience :
toutes deux savaient ce qu’elles voulaient, et elles savaient aussi que si elles voulaient
modifier leur champ, elles ne pouvaient donner prise à l’accusation de le critiquer pour des
raisons « idéologiques ». Il leur fallait « faire histoire », modifier ce qui compte en tant que
fait, ce qui compte en tant que savoir, et cela par les moyens qui sont ceux que reconnaissent
et respectent leurs collègues. Altman et Fedigan ont su, souligne Haraway, mettre en pratique
leur féminisme en tant que scientifiques, et construire un nouveau modèle d’auteur(e) et
d’autorité scientifiques, introduire de nouvelles exigences qui déstabilisent, mais en portant la
barre plus haut, non pas en dénonçant.

Dans le « Manifeste cyborg »Haraway reprendra le personnage de la Malinche, celle qui fut
traductrice et maîtresse de Cortez, personnage ambigu s’il en fut : victime, traîtresse, ou «
mère » d’un Mexique irréversiblement hybride, elle compte aussi pour des auteures chicanas
qui, à leur tour, vivent entre deux langues et plusieurs mondes. D’un point de vue « radical »,
allant à la racine, on peut dire qu’Altman et Fedigan sont également ambiguës, puisqu’elles
n’ont pas affronté héroïquement leurs collègues, en sont passées par leur langue et leurs
contraintes, et ont produit une réforme plutôt que de mourir (être exclues) pour avoir « dit
vrai ». Mais y a-t-il une « vérité », à la racine de tout ? Avoir misé sur le fait que leurs
collègues respectent eux aussi, et comme elles, quelque chose qui est de l’ordre du vrai, ne
compte-t-il pas ? L’idée qu’il existe un point de vue « radicalement » privilégié est ce que,
dans le même texte, Haraway reprochera au marxisme, axé sur le Travail défini comme ce par
quoi l’Homme s’est fait lui-même. Il ne suffit pas de faire intervenir le travail (non payé, non
reconnu) des femmes pour articuler féminisme et marxisme. Le problème est l’ambition de
définir d’un seul coup – une ambition qui a partie irrémédiablement liée avec la passion de
parler pour tous, quitte à entreprendre de « civiliser » ceux et celles qui ne se reconnaissent
pas dans ce tous. Et toujours en excluant ce qui n’en fera jamais partie – les « animaux », en
bloc, de la bactérie au bonobo, – ne travaillent pas, n’est-ce pas ?

Haraway est radicale, mais en un sens légèrement décalé – au sens, pourrait-on dire peut-être,
où Deleuze et Guattari proposent de penser non la racine, mais le rhizome, qui n’offre aucun
point de vue unitaire privilégié. Elle-même parlera de perversité, mais ce qu’elle appelle
pervers, c’est d’abord ce qui scandalise les « honnêtes gens », ceux qui savent ce que parler
veut dire, ceux qui somment tout un chacun de se reconnaître une position : « Tu affirmes
cela, ou bien cela, ou bien cela, mais pas tout à la fois ! ». La perversité du trickster est proche
de ce que Deleuze et Guattari ont associé à l’affirmation schizo (cela et cela et cela). À ceci
près – et cela importe – qu’il ne s’agit pas ici de l’indifférence souveraine que peut évoquer le
schizo, une indifférence toujours vulnérable au mépris de ce qui serait ordinaire7. La
perversité harawayenne n’a rien de souverain. Les connexions, les articulations, les
subversions de frontière, demandent bien plutôt de l’expérience, de la précision, un art
pratique (craft), une habileté à déchiffrer les réseaux du pouvoir, ce dont font preuve celles
qui ne peuvent pas tabler sur une appartenance stable aux catégories sociales de race, de sexe
ou de classe8.

Lorsque, en 1986, Nancy Harding publiera son influent The Science Question in Feminism9,
où se trouvent discutées et classées en trois grandes catégories les positions en présence face à
l’objectivité scientifique, Donna Haraway va pourtant se trouver dans la position du
scepticisme postmoderne, face aux « empiristes », qui attendent de l’intervention féministe de
meilleurs « faits », plus objectifs, et aux tenantes du « standpoint », qui attendent une science
différente, renouvelant la signification de ce qu’on appelle « objectivité scientifique » sur un
mode qui traduise la position différente (et privilégiée) de celles et ceux qui, maintenus « en
bas », voient différemment. Cette intervention va susciter en 1988 une réponse de Haraway, «
Savoirs situés : la question de la science dans le féminisme et le privilège de la perspective
partielle », et on le comprendra, ce ne sont pas d’abord « ses » idées qui sont en cause dans
cette réponse, mais le principe même de la mise en catégories. Ce qu’ont réussi Altman et
Fedigan, faire jouer en leur faveur, et en faveur des primates, les réseaux de pouvoir
scientifique, est-ce une réussite seulement « empiriste » ? Qu’est-ce que « voir différemment
» ? Refuser d’articuler objectivité et privilège, est-ce être sceptique ?

Dans sa réponse,Haraway n’attaque ni ne se défend, mais elle complique, plie ensemble ce


qui a été présenté comme alternative disjonctive (ou bien, ou bien, ou bien). « Son » problème
et « notre » problème, écrit-elle, celui des féministes, est de faire tenir ensemble,
simultanément, les termes de la disjonction. Il faut trouver les moyens de ne pas avoir à
choisir entre « une explication[account]de la contingence radicale de l’histoire, en ce qui
concerne toute prétention au savoir et tout sujet sachant ; une pratique critique nous
permettant d’identifier les « technologies sémiotiques » que nous mettons en oeuvre pour
fabriquer des significations, et un indéfectible[sic: no-nonsense]engagement envers des
descriptions[accounts]fidèles du[sic: of a]monde « réel »[…]10. » Un monde réel, pas le
monde réel, celui qui serait un état de choses à décrire fidèlement. S’il y a une réalité, c’est
d’abord celle de notre ignorance qui reste abyssale, et s’il y a un engagement à la fidélité, ce
n’est pas envers le monde « tel qu’il est », c’est-à-dire tel qu’il serait capable de faire la
différence entre les fidèles et les infidèles, entre l’objectif et l’illusoire. L’apposée à «monde
réel », qui termine la phrase, donne l’exemple de la platitude délibérée avec laquelle Haraway
évoque ce qui l’engage : « un monde en mesure d’être partagé et qui se prête volontiers à des
projetsmondiaux[earthwide,non souligné dans le texte]de liberté raisonnable, d’abondance
matérielle suffisante, de moindre portée au sens de la souffrance, de bonheur limité. »

L’engagement féministe donne à l’idée de « faits meilleurs » une signification qui déborde la
catégorie de l’empirisme au sens étroit, et ce d’abord parce qu’il traduit la conviction que les
technologies de contrôle et de domination ne conviennent pas plus aux choses qu’aux
femmes, aux peuples dominés ou aux primates, et donc la confiance dans le fait que les
catégories scientifiques impliquant une « soumission » du monde n’auront jamais le dernier
mot. Cet engagement n’a pas la naïveté d’une connaissance seule bonne et toute bonne, qui
nous révélerait, comme le baiser de la princesse au crapaud, un monde harmonieux et
pleinement hospitalier. Mais il affirme la corrélation étroite entre luttes à propos des
technologies du savoir, luttes politiques et luttes pour le monde.

Tout savoir est savoir situé

Quant à l’exigence que celles qui luttent soient capables d’identifier les technologies
sémiotiques qu’elles mettent en oeuvre, elle pointe vers la nécessité vitale qu’aucun
standpoint ne prétende à une légitimité en droit, à une vision « non fabriquée », innocente. La
vision d’« en bas » est certes prometteuse, mais elle aussi doit être équipée, et résister au
privilège de la victime qui, par position, « verrait clair ». Corrélativement, ce n’est pas,
surtout pas, parce que la vision scientifique est équipée, « non naturelle », éloignée d’une
intuition qui communique de manière harmonique avec la Nature, qu’elle doit être critiquée.
La vision est, de toute façon, une technologie, productrice d’un « savoir situé », même la
vision dite « naturelle », vision de primates. Si quelque chose doit être critiqué, c’est la
prétention à disposer d’un équipement neutre, simple intermédiaire, condition passive
d’accès, et non comme médiation active, et donc partiale11. C’est ce que font les savoirs qui
se présentent comme « de nulle part », et c’est la tentation à éviter dans la lutte pour une «
meilleure science » qui est partie intégrante de la lutte féministe.

« Parler d’objectivité féministe, c’est tout simplement parler desavoirs situés12» : non pas
situés « par » une position, mais capables de se présenter comme « situés », des savoirs
capables de reconnaître qu’ils procèdent de perspectives partiales, jamais innocentes. Il est
crucial, ici, d’échapper à l’alternative soit « neutre », soit au service d’une Cause qui
transcende les exigences de la critique. Haraway compare l’enseignement du créationnisme à
de la maltraitance de mineurs, et l’exigence de situation conjugue la partialité non avec
l’arbitraire mais avec, ici encore, la responsabilité – il nous faut un type de récit qui réussisse
à ne pas perdre « trace de ses médiations là où justement, quelqu’un pourrait être tenu
responsable de quelque chose13 ». Mais, apprendre à préciser « où nous sommes et où nous
ne sommes pas », c’est aussi créer la chance de connexions avec d’autres partialités
divergentes, sans les anticiper, les assigner à un rôle dans nos histoires, nous les approprier
comme « nos autres ». Haraway, bientôt, parlera d’«autres « inappropriés » ».

Il faut se souvenir que tout cela avait été pensé et écrit au moment où éclatait la fameuse «
guerre des sciences », il y a un peu plus de dix ans, guerre dont l’abstraction – ou bien la
science « n’est qu’une construction », ou bien elle perce les secrets de la réalité (physique) –
signale bien ce dont il s’agit : une guerre positionnelle, où chaque position prétend dominer.
Une guerre de « mecs ». Que des mecs des sciences humaines déclarent «la mort du sujet1 4
», que d’autres mecs déclarent l’équivalence relativiste de toutes les positions – une
excellente façon d’être nulle part et partout –, ou encore adhèrent aux propositions du
programme fort en sociologie des sciences pour qui la science est, comme tout le reste,
rhétorique sociale de A jusqu’à Z, ils ont tous en commun d’avoir transformé en fin en soi la
déconstruction nécessaire des prétentions d’autres mecs. Virginia Woolf avait raison
lorsqu’elle niait que le monde académique puisse contribuer à éviter la guerre. Le monde
pleinement textualisé et codé est «une sorte de champ de bataille universitaire automatisé où
des points lumineux clignotants qu’on appelle « joueurs » doivent mutuellement se
désintégrer (quelle métaphore !) pour rester dans le jeu du savoir et du pouvoir15 ».

Ceux et celles qui me lisent et ne connaissaient de Haraway que quelques étiquettes très
mode, de grande prêtresse des cyborgs, de technophile enthousiaste et optimiste, de
prophétesse du dépassement de l’humain par la technique, peuvent, à juste titre, se demander
de qui je suis en train de parler. Je parle de celle qui a en effet écrit le « Manifeste cyborg », et
l’a publié dans la Socialist Review, c’est-à-dire pour un lectorat défini comme socialiste,
féministe et matérialiste. Qui a, en l’occurrence, écrit un texte de colère, de blasphème et
d’ironie, fabriquant de l’espoir au bord du gouffre (nous sommes en pleine ère Reagan, au
moment où « les chances d’un avenir » s’étiolent), un texte difficile, plein comme un oeuf, se
voulant vecteur de controverse. Et un texte qui, de manière inopinée, a transformé Haraway
en célébrité postmoderne et a offert un merveilleux alibi « culturel plus » aux jeunes loups et
louves conquérants de la cybertechnologie : « Nous sommes tou/te/s des cyborgs ! »

Mettre le mythe politique ironique à l’épreuve : la cyborg

La cyborg ne désigne pas un état de choses. Haraway se propose, écrit-elle, dès la première
ligne, de fabriquer « un mythe politique ironique fidèle au féminisme, au socialisme, au
matérialisme 16 », mais d’une fidélité qui est celle du blasphème. Nous avons beaucoup
entendu parler de blasphème assez récemment, plus précisément de « droit » au blasphème, et
j’écris ici pour celles et ceux qui ont trouvé à toute cette affaire un arrière-goût plus que
douteux, celui de la revendication à une non-responsabilité quant aux conséquences. Il
appartiendrait aux morveux – à ceux que leur indignation situe dans un passé révolu – de se
moucher ; les blasphémateurs devraient même être loués d’avoir provoqué des réactions qui
nous rappellent que nous avons à défendre nos conquêtes, quoi qu’en disent les poules
mouillées et munichoises du politically correct. Que le « Manifeste cyborg » soit
blasphématoire nous ramène au sens premier du terme « blasphème » – blasphémer, c’est
scandaliser nos proches, ceux et celles avec qui nous avons grandi, dont nous partageons la
langue et les repères. En ce sens, pour ceux qui ont célébré le droit à caricaturer, c’est bel et
bien le politically correct qui est blasphématoire. Trahison ! Désertion sur le front de bataille !
Munich ! Et en ce sens, la figure de la cyborg ne vaut que pour qui elle allait heurter. Le «
nous » de l’adresse de Haraway, dans ce texte, ce sont les féministes, socialistes, et
matérialistes, et ce à quoi la cyborg va tourner ce qui lui tient lieu de dos est ce que la
communauté désignée par ce « nous », à laquelle Haraway appartient, prend au sérieux. « Le
blasphème n’est pas l’apostasie […]. L’ironie est un jeu sérieux qui réclame de l’humour 17.
»

Parler de la fabrication d’un mythe, alors que ce qui va être mis en question sont les
présupposés conceptuels les plus stables de la pensée occidentale, marxiste et féministe
comprises, ce n’est pas pratiquer une ironie relativiste, affirmer que « ce ne sont que des
mythes ». Le mythe est une fiction, certes, mais au sens de « fabrication », au sens où il
appartient à l’histoire de la fabrique de la conscience. Et les mythes marxiste et féministe
sont, comme le mythe cyborg, des fictions dont la vocation n’est pas de dire le monde mais de
le changer, c’est-à-dire de produire une « appréhension imaginative de l’oppression et donc
aussi des possibles 18 ». En tant que tel, un mythe se doit alors d’être aussi peu arbitraire,
aussi soigneusement fabriqué, aussi pertinent que ce que nous appelons « théorie », mais il
sera dépourvu de la prétention à juger, au-delà des apparences. Il sera bien plutôt jugé lui-
même comme on juge un outil, adéquat ou non à la tâche.

En l’occurrence, le début des années 1980 (Haraway a commencé à écrire le « Manifeste


cyborg » en 1983) marque un moment d’épreuve tous azimuts – présidence Reagan, retour de
la menace d’apocalypse nucléaire, lancement de la « guerre des étoiles », qui est un projet
cyborg par excellence, désarroi d’une gauche face au « néolibéralisme » se présentant lui-
même comme vecteur de transformation radicale du « vieux monde ». Mais aussi, du côté
féministe, entrée en scène des « femmes de couleur » qui contestent la validité de «
l’expérience de la femme », référence centrale au féminisme jusque-là, et par qui «les femmes
blanches, et parmi elles les féministes socialistes, ont découvert la non-innocence de la
catégorie « femme »19. » Et encore apparition de nouveaux mouvements descendant du
féminisme, mais qui donnent à cette expérience des femmes une valeur spirituelle, l’éco-
féminisme et le néopaganisme célébrant le retour de la Déesse.

Si un énoncé risque, pour son malheur, d’être associé de manière indélébile au nom de
Haraway, ce sont les sept mots qui terminent le manifeste « j’aime mieux être cyborg que
déesse » – avec omission obligatoire du début de la phrase, « Pour moi, et même si ces deux
figures sont liées l’une à l’autre dans une danse en spirale… ». La danse spirale est la danse
des sorcières néopaïennes, et des références aux sorcières qui tissent et dansent sont
présentes, quoique toujours brèves, dans le texte. Ce qui fait « préférer » Haraway la regarde,
mais cela n’a rien à voir avec l’unanimité touchante de la reprise obligée. Du point de vue
politique, le seul qui compte ici, elle craint certes une opposition entre l’organique et le
technologique, mais elle ne dénonce pas une croyance. La Déesse est une figure, comme la
cyborg, au centre d’un mythe, et ce mythe a partie spiralée avec celui qu’elle propose parce
qu’il déroutera « quiconque ne s’intéresse pas aux machines et à la conscience du capitalisme
avancé 20 ». Ce pour quoi il ne peut, lui aussi, être compris que comme idéologie
d’opposition, au sens de Sandoval, une idéologie qui convient à la fin du XXe siècle.

Il y a une certaine ironie dans la situation car, en tant que figure oppositionnelle, la cyborg a
eu, remarque Haraway, un temps de vie plutôt court21, alors que la Déesse a mieux résisté –
les sorcières néopaïennes, qui ont dansé la spirale sous les attaques fumigènes lors des
manifestations altermondialistes, sont parmi les rares qui ont refusé de participer à la
condamnation bien pensante des Black Block. Mais ce sur quoi je voudrais m’arrêter est bien
plutôt cette notion d’oppositionnel (conscience ou idéologie) qui me semble le point
névralgique du manifeste, une notion que Haraway doit à Chela Sandoval, qui fit son doctorat
à Santa Cruz. Qu’est-ce qu’une « femme de couleur » ? Le seul identifiant est une double
négation, « non-homme », « non-blanche », ce qui signifie qu’il n’y a pas de naturalisation
possible. Les connexions à créer ne ratifieront jamais une vérité commune qui unirait, par
delà leurs différences, la Chicana, la Black ou la Vietnamienne. La nomination « femmes de
couleur » fait partie d’une histoire de la conscience qui s’affirme comme construction, et qui
affirme la capacité d’agir non sur la base d’une identité (dont il s’agirait de « prendre
conscience »), mais d’une coalition consciente, fabriquée22.

Haraway et-elle postmoderne ? Posthumaniste ? Postgenre ? Oui sans doute, mais sur un
mode oppositionnel, aux prises blasphématoires avec ce à quoi elle a elle-même appartenu, et
non sur le mode académique du « on croyait, nous savons ». Haraway pense à partir d’un
événement auquel il s’agit de donner toute sa portée. L’identité « femme » a été fracturée par
l’intrusion des « femmes de couleur », et l’événement doit être prolongé, diffracté en lignes
de fractures multiples. Les « femmes de couleur » ne savent qu’une chose, c’est qu’il leur faut
créer, en résistance à la manière dont tant le féminisme d’origine que le marxisme ont conféré
à leurs « prises de conscience » respectives le pouvoir de valoir pour le genre humain, que les
différentes composantes de l’humanité soient ou non au courant. Et les « blanches » savent
une seule chose de plus : qu’elles n’ont plus d’excuses, qu’elles ne peuvent plus ignorer que
la puissance des théories révolutionnaires fondées sur l’identification de la domination à un
principe unique, d’où suit une histoire de libération unique, puise dans les ressources
mythiques de l’« Homme blanc ».

La cyborg subvertit toutes les versions possibles et imaginables de ce mythe où il s’agit


toujours d’une innocence originelle naïve brisée, mais qui sera retrouvée, transfigurée,
pleinement humanisée, au terme d’une odyssée de salut, de rédemption ou de guérison. Ni
coupable ni innocent, elle n’attend pas que nous la libérions de ce à quoi elle doit son
existence, cela même qui nous promet l’apocalypse technologique. Elle figure ce qui ne
pourra entrer en coalition qu’avec d’autres hétérogènes, produisant des groupes d’affinité,
non des communautés, unies par un quelconque commun « au-delà des différences ». Mais
elle figure aussi cette productivité techno-scientifique dont Haraway, depuis des années déjà,
écrit que socialistes et féministes doivent s’occuper, et non se borner à la dénoncer ou a
l’assimiler à un instrument qui pourra changer de main.

La cyborg est facile à dénoncer, et elle n’a rien de neutre. Elle fabrique du monde et elle
colonise les nôtres, irréversiblement. Haraway cite le roman de science-fiction d’Octavia
Butler, Xenogenesis, où des humains survivants de l’apocalypse n’ont d’autre avenir que
l’hybridation avec une (non-)race d’extraterrestres pratiquant sur elle-même une ingénierie
génétique toujours recommencée. À la fin du roman, Lilith, qui porte le premier hybride
accepte que la race humaine, c’est fini : qu’elle le veuille ou non, c’est une autre histoire qui
commence. Si tant est que nos mondes furent jamais nôtres, proprement humains, c’est fini de
fait, mais cela doit également être fini « de rêve », car la seule chance pour que la cyborg ne
soit pas une machine de guerre et de domination est que celles et ceux qui luttent l’associent à
ces luttes, à leurs espoirs et à leurs rêves. Question de survie, mais peut-être aussi de
responsabilité. La cyborg ne nous tient pas pour responsables – elle n’est pas le monstre
reprochant à son « père » Frankenstein de l’avoir abandonné. Mais nous avons à répondre
néanmoins pour son avenir.

Si tant est que nos mondes furent jamais nôtres… Haraway n’a pas cherché, par la suite, à
défendre sa cyborg à la manière d’une « marque déposée », mais elle a entrepris de peupler le
monde que nous réputons nôtre d’une foule d’existants problématiques. Depuis les quelques
dix-sept ans qui séparent la publication de Des singes, de cyborgs et des femmes et sa
traduction en français, elle a peuplé un bestiaire d’« autres « inappropriés » » – que nous ne
pouvons nous approprier, même si certains, en toute innocence techno-scientifique,
prétendent en être les propriétaires. Ainsi en est-il d’Oncomouse, la (lignée de) souris
manipulée génétiquement pour produire des cancers du sein, mais aussi la brevetée.

Le témoin modeste

Oncomouse doit son existence à l’extension des droits de propriété aux vivants – elle a le
statut d’invention humaine ; en tant que telle, elle est créature de cette « économie de la
connaissance » qui signe la fin de la science des « petits entrepreneurs », tels Boyle ou
Galilée, ou même le Frédéric Joliot-Curie décrit par Bruno Latour dans son Espoir de
Pandore. Mais elle est aussi un double blasphématoire – elle est venue au monde afin de
souffrir pour nous, les femmes. Et elle nous pose ce faisant la question : Cui bono? Pour qui
la souris souffre-t-elle ? Pour quelles femmes, dotées de quel compte en banque ? Cependant,
Oncomouse n’est pas une figure oppositionnelle, car Haraway ne veut pas renier «les rêves et
les réussites de libertés contingentes, savoirs situés et soulagement de la souffrance23 » qui
font partie intégrante de son triple héritage, aussi profondément contaminé qu’il ait été : celui
de la révolution scientifique, des Lumières et de la technoscience. Haraway n’est pas non plus
porte-parole des droits inaliénables de la souris – elle se méfie depuis longtemps des porte-
parole, des experts qui discutent de qui a quels droits – et abandonnant à son destin qui n’en a
pas. Devant Oncomouse, elle est « témoin modeste », enchevêtrement de méfiance,
d’implication, de savoir, d’ignorance, de souci et d’espoir. Le titre du livre lui-même suggère
l’enchevêtrement, car l’adresse de celle qui, modestement, témoigne, la désigne comme
doublement située : dans la Toile, et en un site où se rencontrent deux chimères issues de ce
triple héritage : Oncomouse la brevetée, et l’Hommefemelle, produite par la science-fiction
féministe mais désormais soumise aux droits de propriété intellectuelle comme toute création
sur cette terre.

Avec son Modest Witness, Haraway pensait ce qui était en train d’arriver, et ce au moment où
partout dans le petit monde médiatico-intellectuel s’affrontaient les défenseurs de l’objectivité
scientifique, transcendant les contingences socio-historiques et les critiques déconstructivistes
pour qui les sciences sont entièrement solubles dans des jeux de pouvoirs et de rhétorique.
Mais dans son dernier livre, When Species Meet, elle pense ce qui n’a jamais cessé d’être le
cas – cette terre n’a jamais été donnée à l’Homme pour qu’il la cultive. Même le corps de
l’Homme n’est pas sien – 90 % des cellules qui occupent mon espace corporel sont celles de
bactéries, champignons, protistes, dont beaucoup sont indispensables à ma vie, et qui toutes
sont « compagnes », partageant le pain qui me/nous nourrit.

Vivre avec, devenir avec ne sont plus, ici, oppositionnels, ce qui ne signifie pas, bien sûr, que
Haraway se serait convertie à une forme de néonaturalisme. Nous avons besoin de
régénération – comme une plante que l’on greffe – pas de «seconde naissance », avait-elle
écrit dans le « Manifeste ». Et donc les « rencontres entre espèces» ne nous plongeront pas
dans une nouvelle innocence. Comment dire le type de rencontre que subissent les frères et
soeurs d’Oncomouse, soumis à l’expérimentation animale ? Ou celles qui se soldent par des
massacres de masse, sans hésitation, au moindre soupçon d’épidémie ? Et celles qui se font
sous le signe de la conservation, clonage ou « arches de Noé » pour espèces menacées de
disparition ? Mais il y a aussi ces animaux porteurs de caméra, qui permettent de (penser) voir
ce qu’ils voient, etc. Enfin, il y a Cayenne, celle avec qui Haraway a forgé un maillon de plus
dans l’histoire enchevêtrée qui a co-produit ces deux espèces compagnes, les humains et les
chiens.

Avec Cayenne, Haraway pratique un sport dit d’agilité, ce qui suppose de longues heures
d’entraînement, et de dressage, avec pour enjeu une « obéissance » instantanée à des ordres
arbitraires, puisque déterminés par un parcours d’épreuves imposées. En faire état en public
c’est, pour l’auteure du « Manifeste », s’exposer de tous côtés à la fois – fureur, certes, des
défenseurs du droit des animaux à une vie « authentique », sans les humains, mais aussi
désarroi des militantes féministes et queer, et étonnement de ceux et celles qui se demandent
si, en cette époque de crise planétaire… S’il y a eu un « malentendu cyborg », Haraway a osé
ce qu’il fallait pour le lever. Corrélativement apparaissent aussi de nouveaux réseaux
d’ami/e/s, biologistes, éthologistes, dresseurs et dresseuses, compagnons et compagnes
d’autres chiens, d’autres chiennes. Et même quelques philosophes d’aujourd’hui, telle
Vinciane Despret et son art de la politesse, ou en retrouvailles, tel Whitehead qu’elle étudia
du temps où elle écrivait sa thèse et qui osa pratiquer l’art de la philosophie spéculative en
plein XXe siècle. Car ce qui se passe avec Cayenne – ce qui lui a plus appris, écrit-elle, sur
elle-même et sur la difficulté, l’exigence et l’éthique de relations de pouvoir radicalement
asymétriques, où il est question de « faire exécuter » – peut être décrit comme l’apprentissage
d’une « chorégraphie ontologique », où deux êtres deviennent l’une par l’autre, l’une avec
l’autre.

Et cette ontologie des rencontres et des devenirs est peut-être ce dont, aujourd’hui, nous avons
le plus besoin, car elle est porteuse de ce sans quoi les groupes d’affinité et les coalitions
d’hétérogènes, où il s’agit d’apprendre l’art des interconnections, risquent de se dessécher.
Foin des terreurs qu’inspire l’anthropomorphisme (terreurs menant tout droit à
l’anthropocentrisme), Haraway témoigne de la joie qu’elle ressent et que Cayenne ressent,
lorsque les deux hétérogènes font contact, lorsque la règle et l’invention du jeu deviennent
indissociables. « Si le « désir » au sens psychanalytique est propre aux seuls sujets constitués
par le langage humain, la joie sensuelle est ce dont font l’expérience les êtres constitués par le
jeu. […] Le jeu n’est pas une manière de satisfaire aux besoins du vivant, il est manifestation
du vivant. Le temps s’ouvre. Le jeu, comme la grâce chrétienne, peut permettre au dernier de
devenir le premier, avec des résultats pleins de joie 24. » Ave Cayenne, tu n’es pas une figure,
mais un être, et par toi, avec toi, Donna Haraway peut désormais évoquer l’expérience de la
grâce sans ironie ni blasphème.

Lors de la danse spirale, chaque participant/e à un moment donné fait face à chaque autre, et
croise son regard. Il semble qu’ici la cyborg et la Déesse aient en effet échangé un regard,
qu’une connexion ait eu lieu, dont la manifestation est , et ne peut être que, une certaine joie.

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