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Auteur invité

L'humanisme contre lui-même


Laurent Bibard
Dans RIMHE : Revue Interdisciplinaire Management, Homme & Entreprise 2013/3
(n°7, vol. 2), pages 61 à 76
Éditions ARIMHE
ISSN 2259-2490
DOI 10.3917/rimhe.007.0061
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Auteur invité
L’humanisme contre lui-même

Laurent BIBARD1

Le thème de « L’Humanisme et le Management des Entreprises » peut surprendre : la


copule laisse penser que l’humanisme doit rendre des comptes devant le management
des entreprises et non réciproquement. Dire « Le Management des entreprises et
l’Humanisme » paraîtrait spontanément de bon sens, en particulier depuis la crise
financière de 2008 ou depuis l’affaire Enron et ses trop nombreux avatars, depuis
les épuisants controverses au sujet du réchauffement de l’atmosphère et notre
impuissance à arrêter une politique cohérente et efficace au niveau mondial, etc.
C’est indubitablement le management des entreprises inscrit au cœur des dynamiques
économiques et entrepreneuriales au sens général du terme qui semble devoir
s’expliquer devant l’humanisme entendu comme priorité accordée aux humains
en regard du monde économique. Autrement dit, l’économie doit fonctionner pour
l’homme, et non l’homme pour l’économie. À y regarder de près cependant, l’on
s’aperçoit que l’économie telle qu’elle fonctionne de nos jours accomplit certains
principes forgés et défendus par l’humanisme même en certaines de ses options
fondamentales. Autrement dit encore, il apparaît que l’économisme contemporain, qui
s’exprime en particulier sous la forme d’un agir incessant du vouloir s’asservissant la
nature – dont la nature « humaine » s’il en est une -, est directement issu de certaines
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options « humanistes » déterminantes. S’il en est bien ainsi, il convient de relativiser
l’enseignement de l’humanisme à la fois en ses principes et conséquences. C’est
peut-être ce que Heidegger voulut dire dans sa très célèbre Lettre sur l’humanisme
écrite à Jean Beaufret (Heidegger, 1966). Heidegger est sans doute venu trop tôt :
voir un problème avant que le commun des mortels ne l’identifie revient à occulter
ce problème si l’on en parle d’une certaine façon « naïvement » ou de manière
intempestive. La seule difficulté d’interprétation comme de réception de la Lettre
de Heidegger témoigne de la difficulté à entendre les enjeux que recèle une pensée
renouvelée de l’humanisme.
Nous examinons dans un premier temps quelques aspects décisifs du Management des
Entreprises à la fois dans le contexte contemporain inévitable de la mondialisation et
en regard de ce que signifie en première approche l’« humanisme » au sens courant
du terme, puis nous mettons à jour certaines des raisons pour lesquelles l’humanisme
est bien amené à comparaître devant ledit Management et non l’inverse, en montrant
en quoi l’humanisme comparaît alors in fine devant lui-même. Nous présentons
enfin la direction fondamentale qu’il faut à notre avis que prenne l’humanisme, s’il
faut qu’en direction de son accomplissement, il dépasse ses propres difficultés et
intrinsèques limites au sens de Heidegger.

1 - Professeur en Sciences de Gestion, ESSEC - bibard@essec.fr

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Auteur invité : L’humanisme contre lui-même - Laurent BIBARD

1. Le Management des Entreprises


Articuler le regard sur les entreprises ou la vie économique en règle générale à partir
du management implique de considérer la manière dont les hommes s’y prennent
pour « gérer » les systèmes organisationnels de tous ordres – au détriment des
systèmes comme tels. Est donc déterminante dans la présente interrogation l’attitude
managériale des femmes et des hommes en regard du fonctionnement structurel des
« systèmes » comme tels. Il est intéressant pour interroger dans cette perspective de
prendre en compte la différence d’approche des catastrophes réelles ou potentielles
concernant les systèmes technologiques complexes entre un Perrow (1984) et
un Weick (1988) par exemple. Dans son ouvrage sur les « accidents normaux »
(Perrow, 1984), Perrow insiste sur l’irréductible difficulté en quoi consiste le haut
degré d’interdépendance des substructures des systèmes technologiques complexes
comme par exemple un système que représente une centrale nucléaire. L’accident
de Three Miles Island est analysé dans ce sens : plus l’interdépendance et le niveau
de couplage des opérations et fonctionnements des structures et substructures d’un
système technologiquement complexe est élevé, plus il y a risque de non maîtrise
dudit système, et risque de catastrophe. C’est autrement dit d’une manière ou d’une
autre comme si, tôt ou tard, les accidents étaient inévitables dans des contextes de
complexité managériale significative. Ce constat serait d’autant plus alarmant s’il
était unilatéralement vrai, que les systèmes, structures ou organisations hautement
complexes sont de plus en plus analogues aux organisations apparemment
« ordinaires » ou non spontanément identifiables comme « complexes » (Weick,
2001). Si le fonctionnement des organisations – donc également des entreprises
au sens courant du terme – est de plus en plus comparable au fonctionnement des
systèmes les plus complexes et de ce fait difficiles à maîtriser d’une part : si d’autre
part les accidents de ces systèmes sont inévitables voire paraissent « normaux », alors
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les dysfonctionnements organisationnels sont objectivement inévitables, quelque
soit le contexte structurel, organisationnel et institutionnel du management que l’on
considère. Or, il en est bien ainsi pour la première proposition : pour des raisons que
nous présentons par après, la comparabilité des situations extrêmes et ordinaires d’une
part, et des systèmes, structures et institutions hautement complexes et les autres
d’autre part, est de plus en plus pertinente. Weick s’oppose en revanche avec quelque
argument fondamental aux conclusions de Perrow sur le caractère irréductible et
« normal » des accidents concernant les systèmes hautement complexes. Dans la
perspective du management des organisations à haute fiabilité dont il inaugure la
thématisation avec certains de ses collègues, dont en particulier Karlène Roberts
(Weick et Roberts, 1993), il souligne l’importance du management des systèmes
complexes, et la manière dont il détermine la possibilité ou non d’accidents. Parmi
les très nombreuses études de cas existantes, il faut souligner les analyses de Weick
concernant l’incendie célèbre de Mann Gulch (Weick, 1993), la catastrophe de
Tenerife (Weick, 1990), ou encore celle de Bhopal (Weick, 1988 et 2010). Sans que
la liste ci-dessous soit exhaustive évidemment, on peut dire que du point de vue qui
nous occupe, l’essentiel de l’enseignement de Weick sur le plan managérial dans ces
quelques cas concerne :
• le caractère spontané et nécessaire de l’émergence des routines organisationnelles,
et leurs limites ou dangers,

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Auteur invité : L’humanisme contre lui-même - Laurent BIBARD

• les effets négatifs d’un stress individuel excessif sans partage collectif suffisant
des enjeux d’une situation et du stress qu’elle implique,
• le caractère déterminant du partage d’information et de diagnostic au sein d’une
organisation, aussi provisoire soir-elle et quelle qu’en soit la taille,
• la nécessité concomitante d’un haut niveau de compétence et d’expérience, et
d’une capacité de doute respectueux et bienveillant au sein des organisations,
• l’importance cruciale de rapports hiérarchiques souples en particulier en situations
de crises ou de situations extrêmes,
• le rôle déterminant du management sur la culture organisationnelle pour en
favoriser la capacité de prise en compte de l’incertitude dans un contexte de
complexité croissante.
La conséquence fondamentale de la prégnance ces thématiques est que le
management joue un rôle déterminant dans le degré de probabilité de sauvetage de
situations hautement problématiques voire urgente, qu’ainsi une capacité objective
de « résilience » des organisations est possible, et qu’elle est plus que hautement
conditionnée par la capacité des femmes et des hommes – autrement du management
en règle générale – à « manager » leurs organisations de manière « éclairée »
(Weick, 1998). Un management « éclairé » ou un « mindful » management au
sens des organisations à haute fiabilité revient, avons-nous montré dans l’horizon
des problématisations managériales du courant des High Reliability Organizations
(Bibard, 2012), à équilibrer continûment compétence et prise de distance eu égard
aux évidences sur lesquelles toute organisation est tôt ou tard posée. La difficulté
peut ici être décrite de la manière suivante, qui engage la thématisation de la
notion d’« éthique » organisationnelle, et nous conduit à la problématisation de
l’humanisme telle qu’envisagée en introduction. Du fait, tous postes confondus,
de la simple répétition des tâches au sein des organisations, les « routines » non
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seulement y émergent spontanément, mais encore y sont-elles indispensables : l’on
ne peut pas sans cesse inventer ce que l’on doit faire pour mener à bien son travail
au quotidien. L’on peut même dire qu’à l’instar d’une performance artistique, il est
indispensable d’intégrer les compétences, savoir-faire, opérations nécessaires à la
réalisation d’une tâche à un certain degré d’automaticité pour que soit libérée la
possibilité d’une réelle improvisation lorsque cela est nécessaire.
Cependant, il est par ailleurs évidemment connu et entendu que les routines présentent
un danger substantiel, celui de la répétition mécanique d’opérations non conformes
à la réalité en cours où est engagée une dynamique décisionnelle quelconque. Ce
qui est moins fréquemment connu de cette difficulté d’ordre apparemment structurel
est son ancrage dans une problématique éthique décisive. Aussi longtemps en
effet que les acteurs au sein des organisations répètent leurs opérations de manière
apparemment satisfaisante, au sens où l’exercice de leur travail n’est contesté par
personne, à tout le moins de manière claire et décisive (Bibard, 2007), ils intègrent
progressivement de manière le plus souvent inconsciente, à la fois a) que ce
qu’ils font est ce qu’il faut faire, et b) qu’ils le font bien. Autrement dit, l’éthique,
entendue en son sens étymologique2, est consubstantielle au fonctionnement
2 - Sens qui est d’ailleurs le même mais en Grec que le sens étymologique du terme issu du Latin de
« morale ». Les termes sont respectivement ethos et mores, qui signifient ou renvoie au sel « comportement »
des personnes, avant même que soit envisagée quelque échelle de priorité « morale » au sens normatif ou
axiologique du terme.
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quotidien ordinaire des organisations (Bibard, 2005) ; avant de concerner des


impératifs explicites, conscients, volontaires et « rationnels » quelconques, comme
la défense d’une conception renouvelée de la RSE, la durabilité du développement,
l’intégration de la diversité, etc, l’éthique concerne strictement la quotidienneté
des fonctionnements des organisations, donc des entreprises, des structures, et de
manière générale des institutions. L’enjeu de ce constat est simple, qui concerne
la capacité de perception de la nécessité d’un changement quelconque au sein des
organisations. Les acteurs « voient » d’autant moins les changements nécessaires à
intégrer à leur fonctionnement qu’ils valorisent tôt ou tard inconsciemment ce qu’ils
savent déjà faire dans leur travail, en regard de ce qu’ils doivent apprendre pour non
seulement l’améliorer éventuellement, mais tout simplement en maintenir à la fois
la pertinence et la qualité effective (Weick, 1988, 2001).
Par-delà donc l’importance décisive de l’aspect cognitif engagé dans le quotidien du
travail exceptionnellement thématisé par et dans les travaux du courant de la HRO,
l’implication de l’éthique comme liant consubstantiel du sens de leur travail pour
les acteurs joue un rôle tout aussi déterminant dans la capacité des organisations
à « encaisser » si ce n’est exploiter les variations – parfois drastiques – que leur
impose leur environnement (interne comme externe). Or, ce point est décisif pour
notre compréhension des enjeux du management des entreprises dans le contexte de
notre examen de l’humanisme. En voici une première raison, que nous complétons
dans la deuxième partie de ce papier.
Le management est actuellement pris dans une tension qui fait tout autant partie que
d’autres tensions, du lot « classique » des organisations ; parce qu’elles consistent
en un incessant rattrapage d’équilibre, ou en des dés équilibres dynamiques, les
organisations peuvent être considérées non seulement comme étant traversées de
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tensions, mais comme ces tensions mêmes en cours permanent de (ré-) équilibrage.
Quelques-unes de ces tensions ont depuis longtemps été identifiées et problématisées,
structurant l’histoire de la jeune théorie des organisations, comme celle de la
division et de la coordination corrélativement nécessaire des tâches, des individus
et des collectifs, de la compétition et de la coordination, enfin de la stabilité et
du changement. Sans aucun doute, une kyrielle d’autres tensions demande à être
explicitée, identifiée, thématisée, problématisée, dont la tension entre rationalité
censée être parfaite au sein des organisations et rationalités limitées, ou encore entre
conscient et inconscient organisationnels. La tension actuellement à notre sens la
plus agissante et problématique pour les acteurs, donc pour le management des
entreprises, est la tension entre court terme et long terme. Il en est ainsi du fait de
l’exceptionnel niveau de compétition qu’implique la dynamique de la mondialisation,
corrélée à l’exceptionnelle intensification du degré d’incertitude et de complexité
de l’environnement en règle générale, et pas seulement sur le plan économique.
Compétition et complexité exceptionnelles ont en effet simultanément deux effets
contradictoires en terme managérial.
Comme se tenir à un niveau de performance suffisant pour assurer la durabilité même
des entreprises leur est sine qua non (dont en en satisfaisant des actionnaires aux
stratégies non corrélées au fonctionnement économique comme tel), les impératifs de
productivité, de rentabilité, et de maximisation des profits à court terme conditionnent

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de manière décisive les fonctionnements et prises de décisions quotidiennes des


entreprises. Or, dans le même temps, pour assurer une durabilité à moyen et long
terme des entreprises, il faut savoir s’adapter à l’évolution d’un environnement
structurellement chaotique, autrement dit non seulement de plus en plus complexe,
mais de plus en plus imprévisible, demandant une capacité d’innovation tout aussi
fondamentale que la capacité à assurer productivité, rentabilité et profit maximum
à court terme.
Or, ces deux nécessités sont substantiellement contradictoires pour la simple mais
fondamentale raison suivante. Assurer, comme le commande le court terme, une
performance idéalement maximale, de manière à la fois immédiate, constant et
désormais « visible »3, demande d’avoir toujours déjà acquis l’expérience suffisante
pour que le travail que l’on mène à bien soit routinier au sens positif du terme rencontré
tout à l’heure. Or, un travail routinier est tôt ou tard plus ou moins réflexe. Assurer une
performance satisfaisante à court terme revient à répéter ce que l’on sait déjà faire.
Tandis que les changements, innovations, apprentissages nécessaires à l’adaptation
à un environnement sans cesse nouveau et intensément caractérisable par un degré
d’incertitude croissante implique la libération de capacités créatrices qui prennent
éventuellement appui sur des techniques, savoirs-faires, compétences, routines ou
évidences tout à fait maîtrisées voire routiniers au sens positif du terme pour s’en
mieux dégager. Autrement dit, le moyen et le long terme organisationnels exigent
structurellement des managers l’attitude proprement artistique d’improvisation que
nous avons rencontrée plus haut, et qui est frontalement contradictoire avec la seule
et rassurante répétition de tâches que l’on sait déjà mener à bien. C’est sur le plan
de cette fondamentale contradiction que prend place la discussion de l’humanisme
en ses attendus fondamentaux, qui ouvre, en même temps que la deuxième partie
de ce papier, la discussion de la deuxième raison évoquée supra pour laquelle la
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question de l’éthique est centrale pour la discussion des rapports entre humanisme et
management des entreprises.

2 - L’essence de l’humanisme : la notion de contrôle et ses conséquences


Il est utile, si l’on veut mesurer en leur radicalité les attendus de l’humanisme, d’avoir
clairement à l’esprit que le terme, par sa construction finale en « isme », renvoie à
une revendication. De la même façon que l’on peut parler de « capitalisme », de
« communisme » ou de « féminisme », l’on parle d’« humanisme ». Et de fait,
il en est bien ainsi. L’humanisme est le mouvement intellectuel et artistique par
lequel furent revendiqués la place et le rôle de l’humanité en regard des autorités
régnantes à la Renaissance (dont l’humanisme représente à la fois le mouvement et
la réalité fondamentale). Ces « autorités » peuvent être identifiées comme l’autorité
religieuse d’une part, exercée au travers de la puissance théologico-politique de
l’église chrétienne, et comme l’autorité d’une deuxième puissance, impersonnelle
celle-là mais non moins contraignante, la « nature ». La lutte contre l’autorité
religieuse est aisée à reconnaître et identifier : l’humanisme consiste initialement en
le mouvement de « retour » aux textes fondamentaux de ce que l’on pourra appeler
ultérieurement « Occident ». Ces textes sont d’une part à la fois vétéro-testamentaire
3 - C’est-à-dire tôt ou tard « auditable » ou contrôlable par des tiers, à plus ou moins brève échéance.

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et néo-testamentaire, et d’autre part les textes grecs et latins. Telles sont les deux
« racines » de l’Occident, dont les « humanistes » cherchent à retrouver la vérité
originaire, malgré et au travers des interprétations prohibitives qu’en donne alors
l’église pour asseoir son pouvoir et son autorité. En retrouvant cependant les textes
d’origine – c’est-à-dire dans leur langue propre – et en les traduisant, s’opère une
dynamique d’appropriation qui conduit, pour diverses raisons que nous en pouvons
donner ici, par-delà la redécouverte de la « nature » telle que les Grecs et les Romains
pré-chrétiens la comprennent et y vivent, au projet fondamental de la « maîtriser et
posséder » (Descartes, 1956). Autrement dit, le projet initial de donner sa place aux
humains en regard d’une église surpuissante, se complète d’un projet tout aussi décisif
voire plus encore que le premier, de donner sa place à l’humanité en subsumant la
« nature » sous la volonté des hommes. Très précisément, Descartes (1956, p. 188-
189) dit ceci, dans le très célèbre passage concerné de son Discours de la méthode :
« Mais sitôt que j’ai eu acquis quelques notions générales touchant la physique, et
que, commençant à les éprouver en diverses difficultés particulières, j’ai remarqué
jusques où elles peuvent conduire et combien elles diffèrent des principes dont on
s’est servi jusqu’à présent, j’ai cru que je ne pouvais les tenir cachées sans pécher
grandement contre la loi qui nous oblige à procurer autant qu’il est en nous le bien
général de tous les hommes. Car elles m’ont fait voir qu’il est possible de parvenir
à des connaissances qui soient fort utiles à la vie, et qu’au lieu de cette philosophie
spéculative qu’on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique, par
laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des
cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous
connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même
façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres
et possesseurs de la nature. Ce qui n’est pas seulement à désirer pour l’invention
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d’une infinité d’artifices qui feraient qu’on jouirait sans aucune peine des fruits de la
terre et de toutes les commodités qui s’y trouvent, mais principalement aussi pour la
conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de
tous les autres biens de cette vie ; car même l’esprit dépend si fort du tempérament
et de la disposition des organes du corps, que, s’il est possible de trouver quelques
moyen qui rende communément les hommes plus sages et plus habiles qu’ils n’ont
été jusqu’ici, je crois que c’est dans la médecine qu’on doit le chercher ». Sans qu’il
s’agisse ici d’interpréter le texte dans tous ses détails, en tenant en particulier compte
de l’écriture même choisie par Descartes pour, comme il le dit lui-même « avancer
masqué », il est décisif, pour en mesurer l’enjeu, de considérer les points suivants :
• contre les sciences « spéculatives » régnant jusque là, qui consistent à l’époque de
Descartes en l’aristotélisme scholastique chrétien sur quoi s’appuie la théologie
chrétienne dominante,
• Descartes cherche à élaborer une méthodologie scientifique qui soit désormais
« utile à la vie », et dont la référence directrice se trouve dans « les métiers de
nos artisans » - autrement dit pour nous, dans le fonctionnement de l’artisanat et
de l’industrie, formant le monde économique ;
• Descartes estime qu’il est de son devoir de faire connaître cette nouvelle
méthodologie, de manière à faire progresser l’humanité en connaissance, et à
servir en particulier la médecine, qui en servant les corps, servira les esprits.

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Une ambiguïté se glisse dans cette affirmation de Descartes, laissant penser que
l’esprit est la fin ou le but de la science, autrement dit, la connaissance pour elle-
même. Mais Descartes précise comme en passant que : « Ce qui n’est pas seulement
à désirer pour l’invention d’une infinité d’artifices qui feraient qu’on jouirait sans
aucune peine des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s’y trouvent,
mais principalement aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le
premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie ; car même l’esprit
dépend si fort du tempérament et de la disposition des organes du corps, que, s’il
est possible de trouver quelques moyen qui rende communément les hommes plus
sages et plus habiles qu’ils n’ont été jusqu’ici, je crois que c’est dans la médecine
qu’on doit le chercher ». Nous avons ici une illustration décisive de la manière
d’écrire cachée de Descartes. Car qui a jamais, jusqu’à lui et ses alliés humanistes,
cherché à défendre – serait-ce par la négative – la légitimité de « jouir des fruits de
la terre » ici-bas et non d’une vie bienheureuse après la mort ? Autrement dit : en
affirmant par la négative et comme en passant que l’on peut pour autant tirer des
conséquences techniques significatives pour jouir des fruits de la terre ici-bas des
découvertes qu’autorise la nouvelle science, que pour cultiver son esprit ou l’esprit,
Descartes libère l’espace de ce nouvel usage des sciences et des techniques qu’elles
rendent possibles. Nous sommes ici au cœur de l’humanisme comme revendication
que l’humanité, par devers les autorités à la fois du dieu judéo-chrétien et de sa
« nature » ou de la nature qu’il est censé avoir créée, prenne sa place dans le monde
d’ici-bas. Car la « nature » est à la vérité à la fois ingrate et imprévisible. L’on y naît
sans doute, mais de façon fort inégale, l’on y pâtit ou souffre, l’on y tombe tôt ou tard
malade, et l’on y meurt toujours – voire l’on en meurt toujours. C’est en tout cas ce
que pensent la plupart des artistes et philosophes qui redécouvrent la nature, et qui,
par-delà l’adoption à nouveaux frais d’un œil « grec » porté sur le monde, se mettent
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en demeure de l’apprivoiser, voire, si cela se révélait possible, de la « maîtriser et
posséder ». C’est en tout cas ce que dit Descartes, et c’est ce que dirent avant lui
Machiavel dans Le prince, ou encore Francis Bacon en sa Production virile du siècle
en particulier, complétant de manière posthume l’intention de son Novum Organim.
C’est également ce que dira – bien qu’encore plus radicalement entre les lignes
que ses coréligionnaires – Thomas Hobbes (1982) en posant les bases de la science
politique moderne4.
En soulignant cet aspect déterminant de l’humanisme, l’on ne peut pas prétendre
épuiser l’intention de l’humanisme comme mouvement voulant donner sa place et sa
dignité aux humains, indépendamment de leur sexe, de leur âge ou de leur provenance
ethnique d’origine. Il n’en demeure pas moins que, quelque soit son intention
fondamentale, l’humanisme à la fois présente cet aspect décisif par quoi l’humanité,
à partir de son affirmation, se donne entre autres comme objectif de faire plier la
nature où elle se trouve mise en vue de se servir, ou de servir la volonté humaine ou
« subjective » comme telle, et, si l’on en croit Heidegger, n’est pas à la hauteur de
son ambition. C’est selon Heidegger comme si l’humanisme ne se donnait pas les
bons moyens pour libérer l’essence réelle de l’homme dont il lui appartient pourtant
4 - En affirmant un « état de nature » où les humains sont des individus libres, égaux et rationnels, ce qui les
conduit à établir un « contrat social » par quoi se constitue la souveraineté politique et donc le politique comme
tel, Hobbes affirme que la « vérité » des humains est non seulement non naturelle mais antinaturelle.

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proprement de vouloir la libération. Dans sa Lettre sur l’humanisme, Heidegger dit


précisément ceci : « Les interprétations humanistes de l’homme, comme animal
rationnel, comme « personne », comme être-spirituel-doué-d’une-âme-et-d’un-corps,
ne sont pas tenues pour fausses par cette détermination essentielle de l’homme, ni
rejetées par elle. L’unique propos est bien plutôt que les plus hautes déterminations
humanistes de l’essence de l’homme n’expérimentent pas encore la propre dignité
de l’homme » (Heidegger, 1966, p 87). Et Heidegger de compléter : « En ce sens,
la pensée qui s’exprime dans Sein und Zeit est contre l’humanisme ». Si nous nous
arrêtons sur ce détail de la manière dont Heidegger se rapporte lors de la rédaction
de sa Lettre à Jean Beaufret, à l’humanisme, c’est qu’il y est plus « tendre » qu’il ne
l’aurait sans doute été plus tard, lorsqu’il dévoilera ce qu’il en est de « La question
de la technique » (Heidegger, 1958). Car s’il précise dans sa Lettre, à la suite des
passages que nous venons de citer : « Mais cette opposition [à l’humanisme, exprimée
dans Sein und Zeit] ne signifie pas qu’une telle pensée [celle de Sein und Zeit]
s’oriente à l’opposé de l’humain… Si l’on pense contre l’humanisme, c’est parce
que l’humanisme ne situe pas assez haut l’humanité de l’homme ». Or, si l’on suit le
dévoilement heideggérien de la technique comme nihilisme à tout le moins potentiel
(Heidegger, 1958), considéré dans l’horizon que nous avons dégagé tout à l’heure
sur la base du célèbre extrait du Discours de la méthode de Descartes, non seulement
l’humanisme ne situe-t-il pas assez haut l’humanité de l’homme d’une part, mais
il fait bien plus encore, il contribue à l’aliénation fondamentale de l’homme à la
technique comme dynamique d’occultation de l’être. Autrement dit, entendu dans
l’horizon fondamental du questionnement heideggérien, l’humanisme constitue
sans aucun doute une étape décisive dans l’oubli de lui-même par l’homme comme
« berger de l’être ». Ceci, bien que non encore thématisé comme tel, est préparé à la
suite des renvois que nous venons de faire à la Lettre sur l’humanisme ; Heidegger y
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dit enfin ceci : « La grandeur essentielle de l’homme ne repose absolument pas en ce
qu’il est la substance de l’étant comme « sujet » de celui-ci, pour dissoudre dans la
trop célèbre « objectivité », en tant que dépositaire de la puissance de l’Etre, l’être-
étant de l’étant ». Que l’homme soit interprété à partir de l’époque de Descartes
– soit, de l’humanisme originaire – comme « sujet » se donnant scientifiquement
ses « objets » pour en faire son « monde » (tel que Husserl tentera le premier d’en
dissoudre le sens scientifique moderne) ; qu’en outre l’homme n’ait pas, en tant que ce
sujet, vocation à « dissoudre » les épaisseurs de l’objectivité au sens de Sartre, donne
la direction fondamentale pour entendre la notion d’humanité telle que Heidegger
en enclenche l’approche, qui est la direction de ce qu’il appelle l’« entente » de
l’être. Si l’homme a une destinée quelconque, elle n’est pas de « nier » la nature ou
l’objectivité des choses pour se les approprier en les transformant (Kojève, 1947),
non plus que d’objectiver le monde tout court en vue de le connaître. La destinée
de l’homme est, parce qu’il est, si l’on suit la célèbre définition que Heidegger en
donne dans Sein und Zeit, « l’étant dont l’être est de poser la question du sens de
être » (Heidegger, 1986, p.36) d’être précisément celui par qui l’être est capable de
révélation.
C’est en ce sens qu’il faut entendre que l’homme est le « berger de l’être ». Or,
emporté par la « technique » comme dynamique voilée et contraire d’une telle

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n°7 - mai/juin/juillet 2013
Auteur invité : L’humanisme contre lui-même - Laurent BIBARD

sauvegarde de l’être, l’homme est dans un oubli croissant de son essence 5.


Cessons ici ce détour par Heidegger, en reprenant l’essentiel de ce que nous venons
de dire pour en mesurer les enjeux sur le plan du management. Nous n’avons
pas pour but de développer une approche de l’humanisme dans le strict horizon
ontologique tel que Heidegger le problématise. Mais retenons le thème fondamental
du contrôle tel qu’il est libéré par les humanistes au sens entendu tout à l’heure. Ce
que les humanistes revendiquent est en effet, que l’humanité prenne possession de la
« nature » et la maîtrise, pour son bonheur ici-bas, pour sa sécurité et pour sa paix.
Le « progrès » est un avatar décisif de l’humanisme ainsi entendu : les sciences et les
techniques « modernes » doivent servir la création d’une « surnature » ou d’un monde
totalement humanisé (Kojève, 1947). Sur le plan managérial, l’expression décisive de
l’action devenue universelle de l’humanisme ainsi entendu est dans la présupposition
du contrôle de leurs opérations par les managers, et en règle générale par les membres
des entreprises, institutions ou organisations auxquelles ils appartiennent. Cette
présupposition ne concerne pas seulement le management européen évidemment. Il
est utile de revenir un instant à la problématique de l’humanisme et de la situer dans
le contexte mondial pour mesurer en quoi la mondialisation concerne notre propos
et réciproquement. L’on peut dire que dès toujours, l’humanité a rêvé de remplacer
son ou ses dieux, en prenant le contrôle de la nature (Eliade, 1962). Il n’est à notre
connaissance qu’une civilisation qui, parmi l’ensemble des civilisations connues, ait
répondu affirmativement aux deux questions suivantes : « Est-il possible de mettre la
nature sous contrôle ? », et « Est-il souhaitable de mettre la nature sous contrôle ? ». A
l’instar du monde Grec ancien, la plupart des civilisations ont répondu négativement
à la première question, ce qui rendait insignifiante la seconde. Celles des civilisations
qui ont répondu affirmativement à la première question, ouvrant alors la possibilité
de la seconde, ont jusqu’à la Renaissance européenne, répondu négativement à
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cette dernière. Autrement dit, ce qu’il est convenu d’appeler « Occident » peut se
caractériser par une double réponse positive aux deux questions ci-dessus.
L’enjeu de ce propos est que l’ensemble des civilisations a caressé la possibilité du
contrôle de la nature, qui permettrait d’assurer paix et sécurité à leurs représentants.
Et, lorsque s’est imposé par les colonisations l’Occident comme manière de vivre,
passant en particulier par la maîtrise et possession de la nature et ses effets techniques,
il a non seulement forcé les autres civilisations à se rendre à ses « raisons » s’il
en est, mais les a aussi séduites. Car derrière l’asservissement de la nature prenait
son essor la possibilité de jouir d’un monde enfin apprivoisé, ou à tout le moins
singulièrement libéré de la majorité de ses prédateurs naturels ou de ses maladies
etc., donc de bien de ses maux. Ainsi considéré, l’on peut dire que l’« Occident »
n’est ni pire ni meilleur que les autres civilisations. Il a, comme toute civilisation
au moment de sa puissance (Strauss, 1987), saisi l’occasion du pouvoir qu’il
s’était donné en et par la double option qu’il avait prise, avec la conséquence qui
en résulta qu’est le développement inédit des sciences et des techniques modernes.
Et nous voilà dans un monde « mondialisé », où la spontanéité pratique revient,
5 - Heidegger reconduit à vrai dire la problématique du rapport entre sujet et objet, par-delà l’humanisme
tel que nous l’avons rencontré, aux origines mêmes de ce qu’il interprète comme étant la « métaphysique »
occidentale. Sur ce point, nous pensons qu’il convient d’accorder une place et un rôle spécifique à
l’humanisme tel que nous l’avons thématisé.

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n°7 - mai/juin/juillet 2013
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sur le plan théorique, à présupposer que le « contrôle » de la « nature » (devenue,


puisque la notion de « nature » est dans un tel contexte caduc, « environnement »
non seulement climatique et terrestre, mais aussi environnement géopolitique et
politique, environnement économique, environnement social, etc.) est à la fois
possible et souhaitable.
L’un des effets pervers sur le plan managérial de cette présupposition d’autant plus
active qu’elle est occultée, d’autant plus présupposée qu’elle n’est pas consciente ni
amenée à la conscience, est que la pratique spontanée mondiale est désormais au « tout
contrôle ». Soulignons bien qu’il s’agit ici de la pratique. Car sur le plan théorique,
la lucidité et le bon sens veulent que l’omnipotence du contrôle est évidemment
non seulement sur le principe, mais dans les faits, de plus en plus niée : on sait bien
que le contrôle total des opérations au sein des entreprises, des institutions et des
organisations de tous ordres n’est ni possible ni même éventuellement souhaitable.
En particulier sur le plan du management, et ceci se vérifie évidemment au travers
de travaux comme ceux que nous avons rencontrés tout à l’heure au sujet des
organisations à haute fiabilité. En témoigne par exemple le constat fait par Weick
et ses collègues sur le fait qu’une organisation à haute fiabilité ne tente pas ou ne
présuppose pas qu’elle peut fonctionner sans erreurs. Une organisation à haute
fiabilité postule plutôt que tôt ou tard des erreurs ont lieu, et qu’il faut tout faire pour
les rendre les plus explicites et compréhensibles possibles afin d’en tirer les meilleurs
enseignements pour l’avenir (Weick et Sutcliffe, 2007). Il n’en demeure pas moins que
le « tout contrôle » reste une tendance plus que dominante dans la vie managériale,
qui s’exprime actuellement par excellence au travers des restructurations à tendance
néo-taylorienne par exemple, au travers des innombrables et sans cesse croissants
en nombre et en variété de reporting, etc. Un tel écart entre attitude de contrôle et ce
que l’on pourrait appeler l’« écoute » des organisations, de leurs membres, et de leur
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environnement s’explique évidemment éminemment par la prégnance croissante du
court terme que nous avons rencontrée tout à l’heure en présentant sommairement
quelques conséquences managériales de la dynamique contemporaine de la
mondialisation. L’on peut maintenant formuler autrement l’enseignement majeur
de ce qui précède concernant « L’Humanisme et le Management des Entreprises ».
Le « tout contrôle » contemporain, exacerbé par le contexte hyper-compétitif de la
mondialisation entendue comme guerre en particulier économique, résulte à la fois
du court-termisme animé par la peur qui traverse les organisations de ne pas assurer
à terme leur durabilité, et de l’héritage fondamental de l’humanisme entendu comme
la double présupposition que la « maîtrise et possession » de la nature (dont celles de
la nature humaine) est à la fois possible et souhaitable. Or, la logique court-termiste
est loin de servir l’humanité non plus que la « nature » - non humaine et humaine.
Autrement dit, l’humanisme joue bien contre sa propre intention initiale de servir le
bonheur de l’humanité ici-bas. Nous avions raison de l’anticiper tout à l’heure : il
revient bien à l’humanisme de rendre des comptes au management des entreprises,
dont il sert la pire part, ou le pire tout court. Le thème ultime de notre discussion est
bien « L’Humanisme et le management des entreprises », et non « Le management
des entreprises et l’humanisme ». Ici, c’est le management qui est d’une manière ou
d’une autre victime de l’humanisme et non l’inverse. Reste évidemment à savoir que
faire de ce qui précède.

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3 - Dépasser l’humanisme en direction d’un renouveau :


la question de l’écoute
Nous l’avons indiqué ne serait-ce alors qu’entre les lignes, l’écoute manque
singulièrement au management, à la fois structurellement (Partie 1), et actuellement
plus que jamais (Partie 2). L’écoute manque au management parce que la peur
comme le quotidien, enfoncent les acteurs des organisations dans un court-termisme
rassurant, destiné à éviter que ne se posent d’éventuelles questions fondamentales
(comme la fin que poursuit une entreprise, la fin du monde économique, etc.), ou
moins fondamentales mais qui peuvent, du point de vue managérial, se révéler
gênantes, car imposant par exemple de cesser le développement d’un projet, de
stopper une chaîne de production, etc. Or, le court-termisme est tôt ou tard plus que
péjoratif pour le fonctionnement des organisations et leurs membres, de la même
façon que pour leurs parties prenantes : il n’est pas besoin de longue démonstration
pour l’affirmer sur le plan des principes, qu’il suffise ici de renvoyer aux
caractéristiques de la crise financière de 2008 par exemple. Pour le dire autrement,
la simple durabilité des entreprises, des institutions, des organisations, demande que
leurs membres prennent tout autant distance avec les enjeux du court terme qu’ils s’y
investissent et y sacrifient. Or, une telle salutaire prise de distance est rien moins que
donné d’avance, et voici pourquoi. Nous l’avons tout à l’heure souligné sur d’autres
bases, la performance des acteurs au sein des organisations est à son maximum
d’efficacité lorsque, contre toute attente, les opérations conduites le sont sur une base
prioritairement réflexe : c’est lorsque l’on ne pense plus à ce que l’on fait que, pendant
un certain temps et sur un certain plan, on le fait le mieux (Nelson et Winter, 1982).
Autrement dit, tant que l’on est en train d’apprendre à faire ce que l’on fait ou doit
faire, sauf à être un génie, l’on n’atteint pas au maximum d’efficacité dans l’action –
ceci, quelque soit le métier, la tâche, l’opération, la position hiérarchique considérés.
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C’est cependant alors que menace le danger, car c’est au moment où la maîtrise
réflexe de l’action est la plus importante, que le risque est le plus grand que l’action,
l’opération ou la tâche à accomplir soit inconsciemment considérée comme allant de
soi, comme « évidente » - et que les actions, opérations ou tâches soient accomplies
sans considérer la singularité présente de la situation où elles sont dans une certaine
mesure, mais dans une certaine mesure seulement, « répétées » ; l’analyse par Karl
Weick de la catastrophe de Tenerife illustre exceptionnellement complètement cette
difficulté, alors compliquée d’une série paradoxale d’interruptions de routines, qui
conduisent le stress éprouvé par différents acteurs engagés dans le drame à jouer
le rôle d’une répétition péjorative d’opérations en fait inédites (Weick, 1990)
sur la série d’« interruptions de routines » dont fait l’objet le théâtre initial de la
catastrophe). Renversant l’affirmation du poète Hölderlin auquel Heidegger accorde
une importance cruciale pour la compréhension de l’enjeu de notre temps pour
l’essence de l’humanité, l’on peut dire que dans les organisations, « là où croît ce qui
sauve, là aussi croît le plus grand danger ». Or, il en est ainsi car l’apprentissage y
est structurellement sans fin. Lorsqu’une organisation, une entreprise, une institution
quelconques mettent en place des règles de fonctionnement qui commandent et
orientent les opérations de leurs membres, ces règles d’explicites et conscientes,
à force d’application et de mise à l’œuvre, deviennent tôt ou tard réflexes – non

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d’ailleurs sans être parfois substantiellement informellement modifiées (Crozier et


Friedberg, 1977). C’est alors qu’elles doivent faire l’objet d’une prise de distance
renouvelée, afin que les acteurs se les approprient de nouveau, en mesurent à
nouveaux frais le sens et les enjeux, et modifient si nécessaire leurs pratiques en
conséquence.
Or, le problème est ici le suivant. L’on peut imaginer qu’il suffirait que le
management reste clairement conscient d’une telle difficulté, pour que soient plus
ou moins garanties les conditions d’une vigilance constante des organisations
concernées. Ce serait cependant sans compter avec la difficulté ontologique ou
structurelle fondamentale suivante, qui est que c’est lorsque l’on croit bien faire,
ou que l’on pense rassembler les conditions d’une impeccable vigilance, que
l’on est potentiellement victime de l’illusion d’une lucidité théorique et pratique
à toute épreuve. La pertinence pratique n’accompagne qu’exceptionnellement la
lucidité théorique et inversement. Autrement dit, il ne suffit jamais d’être lucide
sur le plan théorique des normes, des protocoles, des règles, etc, à l’égard d’une
difficulté, pour assurer sur le plan pratique des perceptions, des comportements et
des décisions les conditions d’une efficacité effective en regard de ces difficultés, et
réciproquement. Sur le plan organisationnel, cela peut s’exprimer en disant que ce
n’est pas parce qu’une entreprise a un jour mis en place des dispositifs efficaces un
temps, que ces dispositifs restent efficaces dans la durée ; plus encore, ce n’est pas
parce qu’une organisation dispose d’un système censé assurer une mise en question
régulière effective des « évidences » du court-terme, qu’elle réussit effectivement
cette mise en question et les prise de distance nécessaire eu égard au court terme. Le
contraire est même souvent le cas : c’est lorsque l’on croît être lucide et disposer des
conditions d’une lucidité sans cesse aiguisée, que le risque d’erreur est augmenté,
du fait même que l’on est « convaincu » de disposer des moyens suffisants pour une
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effective vigilance, à la fois théorique et pratique.
Que nous le voulions ou non, l’on peut et doit dire ici que l’on est pris dans un
problème de cécité ontologique des organisations. Car c’est quand elles disposent à
leurs propres yeux des moyens leur permettant d’assurer une vigilance effective sur
leurs opérations et contextes d’action, qu’elles sont précisément de loin en loin les
plus vulnérables. La question devient alors de savoir comment assurer une vigilance
effective ou les conditions d’une vigilance effective des organisations sur le plan
pratique, en tenant compte de la finitude ontologique de leurs moyens et visibilités
sur elles-mêmes ? La réponse à cette question à vocation managériale portant sur
l’efficacité de la vigilance, rejoint ispo facto la question de l’humanisme tel que
nous l’approchons sur la base de notre examen en partie II de ce papier. Car la
réponse managériale consiste à dire : qu’il n’y a pas de réponse mécanique à une telle
question, et qu’il s’agit fondamentalement d’une question d’attitude. Or, l’attitude
dont il s’agit principalement est une attitude de « non contrôle » ou d’« écoute »,
qui demande de présupposer une forme fondamentale de « docte ignorance » à
l’égard de l’action. Nous nous expliquons sur le sens de cette réponse, sur les deux
plans du management et de l’humanisme, qui nous conduisent ensemble vers une
compréhension renouvelée de l’intention du Socrate des Apologie de Socrate de
Platon (1950) et de Xénophon. Si l’on en croit certains philosophes décisifs pour une
interprétation du devenir de l’Occident comme Nietzsche parlant dans le Crépuscule

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des idoles du « problème de Socrate » ou Léo Strauss reprenant la question (Nietsche,


1974 ; Strauss, 1993), l’enseignement de Socrate porte sur : a) le lieu et la méthode
de la pensée, b) la tempérance, c) l’ignorance comme principe.
a) Socrate est, en Grèce, le premier philosophe à faire entrer la philosophie dans
la cité. Son importance est telle à cet égard à tout le moins, que l’on distingue
communément entre les philosophes « présocratiques » et les autres. Socrate fait
descendre la philosophie dans la cité, c’est-à-dire qu’il réfléchit non plus seul sur la
nature de toute chose ou du tout, mais avec les autres, en entretenant avec eux des
dialogues. A partir de Socrate, le dialogue devient le symbole de l’exercice d’une
philosophie bien comprise, ce que comprendront bien des philosophes à sa suite.
Sans y insister outre mesure, l’on peut dire que le dialogue repose sur un postulat
commodément vérifiable, selon lequel toute opinion, du moment qu’elle est émise, est
porteuse d’une part de vérité. Pour le dire autrement, une opinion absolument fausse
est ontologiquement impossible, ou l’erreur absolue est impossible. Quelqu’un de
totalement erroné n’est tout simplement pas viable et ne peut donc émettre quelque
« opinion » que ce soit. Remarquons que la « pertinence » ou aussi fragmentaire
« vérité » d’une opinion quelconque se mesure à tout le moins par la vérité du
« problème » qu’elle pose ou représente (Weil, 1974).
Notons enfin qu’un « dialogue » consiste en la confrontation des opinions qui,
élaguées par la discussion même, conduit progressivement vers la vérité (Strauss,
1986).
b) L’enseignement de Socrate sur la tempérance est paradoxal. Socrate, cela est
suffisamment connu pour que l’on ne s’y attarde pas, est mort condamné par ses
concitoyens. Il est également connu que, lors de sa défense, Socrate rappelle avoir
été considéré comme l’homme le plus sage d’Athènes (Platon, 1950). Etonné de
ce propos, Socrate a voulu « vérifier » ce qu’il en était, précisément en dialoguant
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avec artisans, hommes politiques, artistes. Il s’est alors, dit-il, rendu compte que ses
interlocuteurs croyaient savoir bien des choses sur leurs propres activités ou métiers,
et qu’en vérité ils n’en savaient rien (Platon, 1950). Comme de telles découvertes
furent faites en public, elles provoquèrent sans aucun doute le ressentiment et la
colère de ses interlocuteurs. Que nous dit cette partie de l’enseignement de Socrate
résultant de son choix de vie ? Socrate doute ; Socrate ne prend rien pour « argent
comptant ». Socrate est un « outsider » ; Socrate innove6. Sa manière de philosopher
conduit progressivement Socrate à se rendre compte que… la philosophie est
incompatible avec la cité, ou avec la vie politique comme telle. Pour philosopher
ou douter librement, il faut le faire en douceur, discrètement, sans menacer les
collectifs de déstructuration. L’on peut raisonnablement supposer que Socrate avait
compris cela bien avant son procès et sa condamnation à mort. L’on peut aussi
raisonnablement supposer qu’il a tout fait pour être condamné à mort (ne serait-ce
que parce qu’ayant atteint un âge canonique, il estimait pouvoir mourir sans avoir
perdu sa vie), de manière à donner son ultime leçon à celles et ceux qui voudraient
bien la comprendre : la pensée libre est dangereuse pour la cité, qui a besoin de
présupposés sacrés – i.e. ininterrogés – pour fonctionner. S’il faut donc innover
ou penser « out of the box », il faut le faire en douceur. Telle est la paradoxale et
6 - Rappelons que l’un de ses principaux chefs d’accusation est qu’il ne croit pas « aux dieux de la cité » - aux
dieux ancestraux de la cité.

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fondamentale leçon de Socrate sur le deuxième chapitre de son enseignement qu’est


la tempérance.
c) Le troisième et dernier enseignement de Socrate à la fois approfondit, précise,
et s’appuie sur les deux précédents. C’est en effet en dialoguant avec ses divers
interlocuteurs, que Socrate se rend compte qu’il ne sait rien, mais qu’à tout le
moins, le sachant, il ne se berce pas d’illusions. Sachant qu’il ne sait pas, Socrate
est éminemment modeste, et ouvert à toute recherche nouvelle possible. Socrate
symbolise et réalise à la fois la philosophie comme chemin vers la sagesse, dont la
sagesse est le cheminement lui-même. Socrate est sans cesse en route vers la vérité.

Conclusion
En conclusion, donnons maintenant une version managériale de ces trois
enseignements. L’on y apprend tout d’abord que le dialogue est capital pour faire
fonctionner un collectif, qui suppose que toute opinion a un sens du moment qu’elle
est émise – ne serait-ce que comme « problème » qu’il faut considérer. Ce parti
pris méthodologique ouvre la porte à ce qu’on appelle actuellement entre autres
l’« empowerment », mais également, depuis l’affaire Enron et le Sarbanes-Oxley
Act qui en est résulté en 2002 aux Etats-Unis, à la légitimité des « whislteblowers ».
L’on peut formuler autrement en disant qu’il est capital de créer les conditions d’une
confiance suffisante au sein des organisations, des entreprises ou des institutions,
pour que quiconque s’y sente le droit – voire le devoir alors conforme à l’essence
même de l’homme au sens de Heidegger, de prendre la parole. Evidemment, les
conditions d’une prise de parole efficace et pertinente, légitime et libératrice pour
une action collective sensée doivent être préparées avec le plus grand soin par le
management. Un deuxième enseignement est que s’il faut innover, il faut le faire
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évidemment mais en ménageant le contexte dans lequel l’on innove. Au sein des
organisations et ailleurs, rien ne sert de dramatiser – en particulier en situation de
crise. L’enjeu fondamental à partager est l’anticipation sur les crises, et à tout le
moins l’entretien, autant que faire se peut, d’une culture de la résilience en cas de
crise déclarée. Or, pour ce faire, il convient de contribuer de la façon la plus continue
possible à un entraînement permanent au changement, à l’innovation, à l’écoute des
signaux faibles, à une vigilance à la fois pratique et théorique sans cesse (ré-) activée.
C’est bien là de tempérance en regard de l’intempérance de nos environnements dont
il s’agit, dans le but non pas, en situation de crise, d’aggraver ces dernières, mais
bien au contraire de les tempérer. À ce compte, improvisant sans cesse sur la base
d’une claire conscience de la responsabilité qu’engage la seule interprétation de la
« réalité » en cours, tout un chacun est Socrate au sein d’une organisation.
Le troisième enseignement pour le management est qu’il est capital, pour maintenir
ouverte la possibilité d’une vigilance effective au sein des organisations, de la
même façon que la simple possibilité d’entendre les « autres » comme l’avenir
de l’organisation, de présupposer que l’on ne sait rien. Sur ce postulat fondateur
d’ignorance, notons simplement avec bon sens que, lorsque l’on supposer que l’on
connaît une situation, l’on est structurellement significativement moins disposé
à apprendre qu’elle n’est pas ce que l’on croyait que si l’on présuppose que l’on
en connaît quelques traits, certes, mais certainement pas « tout ». Le postulat

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d’ignorance pour lequel, en disciple discipliné de Socrate sur ce point nous plaidons,
est capital pour que soient libérés les rapports que l’on peut entretenir alors avec
l’altérité comme telle donc avec les « autres », comme avec l’inconnu bien sûr, enfin
en conséquence l’avenir. Dans le cas contraire, l’écoute de l’altérité comme donc
car sa simple reconnaissance (sur les plans cognitif et humain), l’écoute des signaux
faibles témoignant de situations d’action inédites, enfin la libération de l’avenir par-
delà les catégories que nous y projetons sont plus que compromises a priori. Cette
toute dernière manière de présenter la docte ignorance pour laquelle, à la suite de
Nicolas de Cues (1930) nous plaidons, nous conduit enfin à l’entrelacs indispensable
entre humanisme et management, entre management et humanisme. Car c’est à se
débarrasser des « catégories » comme telles que nous invite un tel principe. Les
mots, les « logiques », les présupposés opérationnels, les évidences et « labels » ou
canevas d’interprétation de la réalité dont nous disposons toujours déjà au quotidien,
loin d’exclusivement nous seconder – du fait de leur spontanée émergence au
cœur, et comme un aspect décisif de nos routines -, nous aliènent tout autant, ou
aliènent notre capacité de réception du nouveau, et d’adaptation à ce qui vient et
qui est parfois encore sans catégorie et sans nom. L’on peut dire, dans l’horizon
de notre discussion en Partie II, que la question ontologique de l’essence la plus
haute de l’humanité se pose au quotidien le plus ordinaire de la vie des entreprises,
des institutions et de toute organisation. C’est là même que se joue le rapport de
l’homme à son authenticité comme à son inauthenticité. Cela se joue et peut être
favorisé de se jouer en douceur, au travers d’un réapprentissage incessamment remis
sur le métier. Si cela est vrai, le seul tort du philosophe de la Forêt Noire est, comme
nous l’anticipions tout à l’heure, non seulement d’être venu trop tôt, mais d’avoir
pensé – et sans doute éprouvé - par trop abruptement la disruption ontologique
entre l’être et l’étant sur la base de l’interrogation sur ce qu’il en est de l’essence de
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l’homme ou du Dasein, soit, de l’« étant dont l’être est de poser la question du sens
de être ». Dasein qui peut donc tout aussi bien oublier, au cœur de sa préoccupation
quotidienne, « oublier » l’essence de l’homme pourtant sienne. Notre pari, sur la
base de l’approfondissement d’une phénoménologie de l’action quotidienne au sein
des organisations, des entreprises ou des institutions en général, est que la « tension »
entre l’être et l’étant est plus continûment et doucement active que ne le laisse penser
la lettre même de Sein und Zeit.

Références
Bacon F. (1603), Philosophy of Francis Bacon. An essay on its development from 1603 to 1609, with new
translations of fundamental texts, B. Farrington ed.
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RIMHE, Revue Interdisciplinaire Management et Humanisme 75


n°7 - mai/juin/juillet 2013
Auteur invité : L’humanisme contre lui-même - Laurent BIBARD

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