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Bulletin de l'Association de

géographes français

Risques naturels, risques urbains (Natural hazards, urban risks)


Lucien Faugères

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Faugères Lucien. Risques naturels, risques urbains (Natural hazards, urban risks). In: Bulletin de l'Association de géographes
français, 72e année, 1995-2 ( mars). Risques naturels, risques urbains. pp. 111-120;

doi : https://doi.org/10.3406/bagf.1995.1813

https://www.persee.fr/doc/bagf_0004-5322_1995_num_72_2_1813

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Résumé
La vulnérabilité de sites urbains proches de volcans actifs ou de lignes de fractures séismiques
majeures a été maintes fois illustrée au cours de l'histoire. Beaucoup plus nombreux encore sont les
sites exposés en permanence aux risques d'inondation, de vagues de froid, ondes de tempêtes et
tsunamis, glissements de terrain, incendies de forêts... De récentes catastrophes ont provoqué, en
France et dans le monde, une prise de conscience. Elles ont conduit les Nations Unies à lancer en
1988 une Décennie Internationale pour la Réduction des Désastres Naturels (I.D.N.D.R.). Elles
expliquent le développement depuis quelques années, dans un nombre grandissant de villes, d'une
recherche sur les risques - naturels et autres - et la mise en place de méthodes, de techniques,
d'organisations, destinées à en prévenir les occurrences dommageables. Ces efforts prennent place
dans un mouvement plus large visant à faire émerger une véritable science du risque (ou du danger) :
la cindynique. Appliquée à la ville, la cindynique a pour objectif de définir les voies d'une gestion plus
réfléchie de l'espace urbain, conduisant à diminuer sa vulnérabilité.

Abstract
Exposition to natural hazards has been a permanent feature for many cities, since they appeared, and
in some case in the past cities have suffered total destruction. During last decade the phenomenon
seams to have taken a global dimension. Occurences of natural hazards have increased in frequency,
and costs are heavier. Many efforts are now produced - at international and local level - to mitigate the
consequences of extreme natural events. They aim to promote a change in city management, that
should include risk management, with the support of the new methods of risk assessment and analysis
presently developed in urban cindynics - the science of urban risks.
Bull. Assoc. Géogr. Franc., Paris, 1995 - 2

Lucien FAUGERES*

RISQUES NATURELS, RISQUES URBAINS


(NATURAL HAZARDS, URBAN RISKS)

RÉSUMÉ. - La vulnérabilité de sites urbains proches de volcans actifs ou de


lignes de fractures séismiques majeures a été maintes fois illustrée au cours de
l'histoire. Beaucoup plus nombreux encore sont les sites exposés en permanence
aux risques d'inondation, de vagues de froid, ondes de tempêtes et tsunamis,
glissements de terrain, incendies de forêts... De récentes catastrophes ont provoqué,
en France et dans le monde, une prise de conscience. Elles ont conduit les Nations
Unies à lancer en 1988 une Décennie Internationale pour la Réduction des
Désastres Naturels (I.D.N.D.R.). Elles expliquent le développement depuis
quelques années, dans un nombre grandissant de villes, d'une recherche sur les
risques - naturels et autres - et la mise en place de méthodes, de techniques,
d'organisations, destinées à en prévenir les occurrences dommageables. Ces
efforts prennent place dans un mouvement plus large visant à faire émerger une
véritable science du risque (ou du danger) : la cindynique. Appliquée à la ville, la
cindynique a pour objectif de définir les voies d'une gestion plus réfléchie de
l'espace urbain, conduisant à diminuer sa vulnérabilité.

Mots-clés : risque naturel, géographie des risques, risque urbain, cindynique


urbaine, gestion des risques.

ABSTRACT. - Exposition to natural hazards has been a permanent feature for


many cities, since they appeared, and in some case in the past cities have
suffered total destruction. During last decade the phenomenon seams to have taken a
global dimension. Occurences of natural hazards have increased in frequency,
and costs are heavier. Many efforts are now produced - at international and
local level - to mitigate the consequences of extreme natural events. They aim
to promote a change in city management, that should include risk management,
with the support of the new methods of risk assessment and analysis presently
developed in urban cindynics - the science of urban risks.

Key words : natural hazards, risk geography, urban risk, cindynics, risk
management.

Professeur à l'Université Paris I Panthéon-Sorbonne.


112 LFAUGÈRES

1. Trois colloques, les étapes d'une réflexion

La réunion «Risques naturels, risques urbains» se situe dans le


prolongement direct de deux récents colloques de l'A.G.F (1). Elle représente une
nouvelle étape dans une réflexion engagée au sein de la géographie
depuis une dizaine d'années. Une réflexion qui s'est développée
parallèlement à celles qui gagnaient au même moment des domaines comme
l'assurance, l'ingénierie, le management, les sciences sociales,
l'administration ou les grandes organisations internationales: Unesco, C.E.E... en
réponse à une même prise de conscience de la montée des risques à la
surface de la planète.
C'est dans cette perspective que l'A.G.F. a consacré un premier colloque
aux risques naturels, dont les manifestations se nomment inondations,
tremblements de terre, éruptions volcaniques, cyclones, tempêtes,
glissements de terrain, ravinements, endémies, épidémies, proliférations de
parasites, prédateurs... Il s'agissait tout d'abord de mesurer la contribution
d'une discipline - la géographie physique - et de ses composantes -
géomorphologie, hydro-climatologie, biogéographie - à l'étude de processus
et phénomènes relevant largement de leur compétence.
Un second colloque a permis d'élargir le champ d'investigation à partir
de ce bilan, en abordant le thème des relations entre les divers types de
risques naturels et les populations exposées, ainsi qu'entre les risques
naturels et tous les autres types de risques. Du point de vue scientifique,
comme du point de vue de la gestion, l'efficacité commande en effet que
la question des risques soit abordée de manière globale. Risques naturels,
relevant de la géographie physique et de la géologie, de la météorologie,
de l'écologie...; risques technologiques, relevant d'autres domaines
scientifiques et de celui de la gestion; risque environnemental; risque global,
relevant d'un éventail très large de compétences et de responsabilités,
coexistent bel et bien dans la réalité et interfèrent les uns avec les autres,
aussi bien dans leurs manifestations concrètes, leurs effets directs, que
dans leurs conséquences moins visibles, à long terme.
La reconnaissance de cette réalité rend nécessaire - et en même temps
possible - une ouverture de la géographie en direction de tous ceux qui,
hors de la géographie, travaillent à l'émergence d'une discipline
généraliste, science du risque, du danger, de la crise (2). En sens inverse, elle est
l'occasion d'une ouverture de ces acteurs à certains développements
récents de la recherche des géographes. Ce troisième colloque est
l'illustration des progrès accomplis dans cette direction. Il met en regard les
préoccupations et les méthodes de travail qui sont celles d'intervenants
de formations, d'origines très variées: chercheurs issus de différentes
disciplines, ingénieurs, managers et responsables de collectivités territo-

(1) Les risques naturels (1990, Bull. A.G.F., n°2). Risques naturels et société (1991, Bull. A.G.F., n° 56).
(2) Discipline désignée depuis 1990 sous le nom de Cindynique (du grec kindynos = danger, risque
potentiel). Le terme de géo-cindynique peut s'appliquer aux recherches sur les risques naturels,
environnementaux, à la géographie des risques en général.
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riales. Il manifeste le rapprochement de points de vue jusqu'à une date


toute récente encore très largement coupés les uns des autres.

2. Risques naturels, risques urbains

Dans un champ de préoccupations très vaste, un thème et un espace


commencent à susciter une convergence d'intérêt particulièrement forte
entre chercheurs et gestionnaires. Le thème est celui des risques naturels,
l'espace est celui de la ville.
L'association des deux termes n'est pas sans offrir, de prime abord,
quelque apparence de paradoxe. Il n'est rien en effet de plus construit, de
plus pensé, sinon maîtrisé, que la ville. Et rien de plus étranger à la
volonté humaine, de plus rebelle au contrôle des sociétés que la
manifestation du risque naturel. Lorsqu'elle intervient, elle rompt le cours des
choses, anéantit par la soudaineté, l'imprévisibilité de l'événement, par la
démesure des énergies déchaînées et des matériaux déplacés, par la
lourdeur des pertes. Experts les plus compétents, populations les plus
démunies, chacun dit alors s'incliner face à ce qui est perçu comme
déchaînement, caprice, vengeance, dévastation, fléau de la Nature... Evocation de
la fatalité en ce qui concerne les causes, aveu d'impuissance face aux
forces qu'elle met en œuvre, résignation à des prélèvements, des
dommages périodiques: ces sentiments ont des racines très profondes. Ils
resurgissent irrésistiblement à l'occasion des grands désastres, puis
s'effacent dans l'intervalle devant une exigence antagoniste, elle aussi
enracinée, qui est celle de la sécurité. On peut bien tenir pour utopique
l'éradication du risque, voire considérer qu'elle porterait atteinte à un
ressort puissant de la dynamique sociale, et même pratiquer le risque dans
l'espoir de gains et d'opportunités favorables. Cela n'empêche pas que
chacun s'efforce bel et bien de se prémunir, à sa manière, en toutes
circonstances, contre les manifestations dommageables auxquelles il est
susceptible de donner lieu.
L'effort pour limiter les dommages est quotidien parce que l'exposition
au risque est permanente et que la survie reste à ce prix. Il est aussi vieux
que l'homme. Et de ce point de vue, l'invention de la ville il y a quelques
milliers d'années, pourrait être tenue pour un de ses aboutissements. La
ville des origines, œuvre d'un groupe humain qui choisit de se fixer en un
lieu donné, et de s'y concentrer sur une surface réduite, n'a-t-elle pas en
effet pour finalité ultime d'assurer la pérennité de cette communauté? Elle
n'y parvient que dans la mesure où elle concentre tout un éventail de
réponses à un même besoin fondamental de protection : elle cumule les
avantages d'un habitat sédentaire et de murailles solides, de la présence
d'activités diversifiées, de réserves alimentaires, d'une solidarité interne,
d'une organisation élaborée, au demeurant indissociables les uns des
autres. Privilégié par rapport à l'homme des villages et des solitudes,
l'homme habitant de la ville ne bénéficie-t-il pas d'une forme large
d'assurance contre - entre autres risques - ceux qui résultent de la précarité des
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ressources écologiques et des écarts de fonctionnement des systèmes


naturels?
Cette dimension de la ville - protectrice, sécurisante - est inscrite dans
l'histoire. Elle ne va pas sans contrepartie. La fixation des hommes, la
concentration des biens engendrent la vulnérabilité. La ville attire et cette
attraction est source de menaces à la fois extérieures et intérieures. Le
mythe de la ville mangeuse d'hommes n'est pas sans fondement. La ville
connaît des désastres qui sont le fait des épidémies, des guerres, des
incendies... mais aussi de bien d'autres calamités. Quel que soit son site, la
ville ne cesse pas en effet d'être construction artificielle, implantée dans un
géosystème qu'elle perturbe en l'aménageant, et qui n'en conserve pas
moins pour l'essentiel sa dynamique propre. Toujours exposée dans le
champ des risques naturels, à l'échelle régionale ou locale, la ville devient
ainsi le lieu possible de traumatismes majeurs lorsque ces risques se
manifestent. La liste est longue des cités antiques périodiquement détruites par
les tremblements de terre ou les éruptions volcaniques. Les cas de
disparitions quasi instantanées, définitives ont frappé les imaginations: Thera de
Santorin, Pompéi, Herculanum. Plus près de nous, la précarité de sites
proches de volcans actifs ou de lignes de fractures majeures est illustrée
par des exemples historiques célèbres: Lisbonne, Saint-Pierre à la
Martinique, San Francisco, Tokyo. Et les noms d'Agadir, Skoplje, Orléansville,
Managua, Mexico, Armerio.... évoquent des images dramatiques, encore
très présentes dans les mémoires. Il est tout aussi vrai que si les
catastrophes se succèdent, leurs leçons ne sont pas toujours retenues. Les
populations manifestent une amnésie qui obéit sans aucun doute à des
ressorts socio-psychologiques profonds, de l'ordre du conscient et de
l'inconscient tout à la fois. Elles ont la mémoire courte, par nécessité.
En effet, les avantages d'une position, d'un site, continuent à peser très
lourd après la catastrophe. Les villes ravagées, sauf exception, n'ont pas
disparu. La plupart ont été reconstruites sur place. Tokyo vit dans la
perspective d'un séisme majeur, et l'économie mondiale dans celle de la
destruction de son principal centre de coordination, mais l'une et l'autre
poursuivent avec obstination leur développement. En dépit de la fragilité avérée
de certaines localisations, la population urbaine se repose facilement sur sa
capacité d'organisation et sur ses ressources. Jusqu'à ces dernières années,
elle tendait à considérer qu'elle était somme toute peu concernée par les
phénomènes naturels extrêmes de toutes natures. En comparaison, les
populations rurales des pays développés, et celles des pays en voie de
développement plus encore, étaient tenues pour exposées de manière
infiniment plus généralisée et brutale - ainsi que le laissaient à penser les
dizaines, les centaines de milliers de victimes d'inondations au Bangla-
Desh, de tremblements de terre dans les Andes, en Chine, en Iran, en
Arménie, en Inde, et encore tout récemment ceux de l'éruption du Pinatubo.
Ce sentiment de relative immunité urbaine semble aujourd'hui voler en
éclats, aussi bien dans le Nord que dans le Sud de la planète. Dans des
villes qui rassemblent une part de plus en plus importante d'une
population mondiale en croissance très rapide, on voit le tissu urbain se densi-
fier, les infrastructures s'alourdir. Les sites primitifs sont débordés, les
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espaces environnants profondément transformés par l'aménagement, les


conditions de fonctionnement des géosystèmes se modifient, la valeur
des biens exposés s'accroît (3). Pour toutes ces raisons, la fréquence, les
impacts, les coûts des manifestations de risques naturels vont
grandissants. Les très grandes métropoles ont été les premières à se préoccuper
de cette nouvelle donne. A la suite du séisme de Mexico, regroupées au
sein de l'association Metropolis, elles ont mis en place un groupe de
travail sur les risques majeurs, particulièrement consacré à ceux des
énormes agglomérations des pays pauvres. Les Nations Unies suivent, en
1987-1988, avec le lancement de la Décennie Internationale pour la
Réduction des Désastres Naturels (I.D.N.D.R.). En France, sous l'impulsion du
Ministère de l'Environnement, on voit se mettre en place des méthodes,
des réglementations, des organisations, destinées à prévenir les
occurrences de phénomènes naturels dommageables. Un petit nombre de villes
joue un rôle pionnier pour les applications: Marseille, Avignon, Le Havre,
Nancy, Nîmes, Grenoble... Le Conseil régional de l'Ile-de-France vient de
faire réaliser par l'I.A.U.R.I.F. une étude sur les risques majeurs. La
perspective évoquée pendant l'hiver 1993-1994 d'une inondation comparable à
celle de 1910 et dont le coût se chiffrerait en dizaines de milliards de
francs ne parait plus utopique. Elle provoque des réflexions salutaires
chez les gestionnaires, et des remises en question tout aussi salutaires
dans le domaine scientifique: avec le risque naturel, c'est toute la
géographie physique - après l'écologie - qui retrouve sa place dans la ville.
Les initiatives observées actuellement ne le sont pas toujours,
malheureusement, dans un cadre aussi cohérent qu'il serait souhaitable.
L'assimilation de la gestion des risques à un sous-domaine de l'action
environnementale reste encore l'attitude la plus fréquente. Un nombre grandissant
d'actions commencent toutefois à prendre place dans le mouvement qui
vise à faire émerger une véritable science du risque. Appliquée à la ville, la
cindynique a pour objectif de définir les voies d'une meilleure gestion de
l'espace urbain et d'une meilleure préparation des populations, conduisant
à diminuer leur vulnérabilité vis-à-vis du risque naturel - en même temps
que des autres types de risques. Les cas évoqués au cours de ce colloque,
de villes appartenant à des milieux très différents, exposées aux tempêtes,
inondations, tremblements de terre, glissements de terrain, formes
d'érosions variées... mais aussi à la pollution, aux problèmes sociaux,
économiques de toutes natures, illustrent les nouveaux développements d'une
recherche intégrant à la cindynique les données de la géographie. Cette
recherche sera ici désignée comme une (géo) cindynique urbaine.

3. Cindynique urbaine et risques naturels: méthodes et langage.

Appliquée à la ville, la cindynique urbaine a pour objectif de définir les


voies d'une meilleure gestion de l'espace urbain et d'une meilleure prépa-

(3) Pigeon P. Ville et environnement, Nathan, 1994 - Chaline Ch. et Dubois-Maury J. La ville et ses
dangers, Masson, 1994.
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ration des populations, visant à diminuer leur vulnérabilité vis-à-vis des


manifestations du risque naturel - en même temps que des autres types
de risques. Elle est en toutes choses fille de la cindynique (4). En quelques
années, celle-ci a développé une nouvelle manière d'appréhender le
risque, de l'analyser, de l'exprimer (4). La cindynique fournit le cadre
conceptuel de base qui servira pour l'étude du risque, en milieu urbain, au
même titre que dans les autres domaines où le risque se manifeste.
Quelques points essentiels sont à retenir. Ils concernent: le contenu du
concept même de risque, les ambiguïtés d'une approche
phénoménologique du risque, les possibilités d'accès à la maîtrise de la complexité, la
structure d'un langage spécifique de la cindynique, la dualité de la relation
entre le risque et l'échelle du temps.
Saisi dans toute son universalité, le risque nous apparaît comme le
produit d'une disposition intrinsèque du monde réel. Derrière la façade des
expériences vécues des faits observés, celui-ci recèle tout un ensemble de
potentialités, de possibilités dé réalisation de multiples phénomènes, dont
les occurrences restent frappées de la plus grande incertitude. Cette
disposition conditionne l'existence du risque. Celui-ci est présent dans les
systèmes naturels (géosystèmes, écosystèmes), techniques, sociaux,
mixtes.., lorsqu'ils sont susceptibles de connaître dans leur
fonctionnement des écarts prononcés, générateurs parfois d'opportunités
favorables, le plus souvent de situations de danger et de crises, événements
dommageables pour les sociétés. Ces événements représentent les
manifestations concrètes du risque. Celui-ci, en temps ordinaire, est largement
dans l'ombre, enfoui dans le système, sous-estimé, voire volontairement
occulté par ceux-là mêmes qui y sont exposés. C'est à travers ses
manifestations que le risque est révélé, émerge aux yeux de l'observateur,
devient objet accessible à l'étude. C'est par la catastrophe, par le retour
d'expérience effectué, par exemple, dans les études de cas d'inondations,
de séismes, de tempêtes.., que peuvent être réunis les matériaux de base
pour une connaissance empirique du risque naturel. Il en va de même
pour l'ensemble des phénomènes impliqués dans le domaine du risque.
Cette connaissance empirique doit être intégrée dans une
phénoménologie générale du risque. La nécessité d'introduire deux concepts
distincts - celui de risque, expression d'une potentialité, et celui de
manifestation de risque, concrétisation de cette même potentialité - a déjà
instruit sur la difficulté de l'entreprise. On ne peut en effet attendre de la
seule observation des manifestations - même pratiquée avec les
méthodes les plus rigoureuses - un accès à une connaissance à la fois
«objective» et «totale» du domaine du risque. La conceptualisation du
risque suppose une activité cognitive, créatrice. Dès l'Antiquité, la
philosophie avait parfaitement relevé la dualité, l'ambiguïté de l'approche

(4) Faugères L. Le risque et la crise. Public Fondation. Etudes Intern. Malte, 1990. - Kervern G.Y. et
Rubise P. L'archipel du danger. Introduction aux cindyniques. Economica, Paris, 1991. - Collin C. et
Durand E. Revue Génie urbain, 1992, n°391, Dossier: la cindynique urbaine, pp. 24-67. - Collin C. Une
nouvelle approche de la gestion des risques : la cindynique urbaine, dans Cahiers CNFPT, 1993, n° 39 -
« Collectivités territoriales et gestion des risques majeurs», pp. 114-123.
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phénoménologique - le phénomène, support d'étude, étant à la fois


partie du réel et construction d'une conscience. L'intervention même de
l'observateur est au cœur du problème. Les systèmes possèdent une
incontestable réalité matérielle, support disponible pour une collecte
d'informations transmises par les organes des sens. Mais il est clair que
saisie et transmission sont étroitement encadrées par des
représentations, des modèles, des à priori, se rattachant à une activité, une culture,
une éducation. Il en résulte une grande disparité des points de vue entre
individus et groupes humains, scientifiques et gestionnaires, décideurs
et populations.
Cette disparité, certes, est en accord avec le caractère
fondamentalement multi-dimensionnel de phénomènes dont l'étude requiert toujours
des connaissances relevant d'un éventail très large de sciences et de
professions (5). Mais elle peut représenter une difficulté majeure lorsque
n'existe ni communication, ni compréhension collective, et qu'on aboutit
ainsi à la parcellisation de la connaissance sur un objet que la cindynique
a pour objectif de saisir dans sa globalité, dans toute sa complexité.
Parvenir à cet objectif conditionne la réussite de la synthèse
phénoménologique, aussi bien que l'efficacité des moyens mis en place en vue de la
réduction des dommages. Il s'agit encore d'un objectif lointain (6). Des
étapes ont déjà été franchies dans cette direction. Au départ, dans les
domaines pionniers de la gestion des risques (assurance, ingénierie), ce
sont les conceptions déterministes qui ont d'abord guidé la réflexion.
Cette base a été dépassée avec l'intégration, au cours de la dernière
décennie du concept de système (7). L'émergence du concept de système
a elle-même suscité un intérêt nouveau pour celui de réseau. Les réseaux
sont à l'œuvre dans les systèmes (8). Lieux de passage de flux, lieux de
décisions, composants organiques de la réalité, reliés à bien d'autres
éléments, matériels ou immatériels, ils apparaissent de plus en plus comme
des facteurs fondamentaux de la complexité des systèmes et des
situations étudiées. La prise en compte de la complexité représente une
nouvelle étape sur la voie de la compréhension globale (9). A ce jour, il
n'existe pas de théorie unitaire de la complexité, ce qui n'empêche pas
que la structure de la réalité exprimée par ce terme existe bel et bien, et
que ses divers aspects soient de mieux en mieux identifiés.
Ainsi P. Nicolis et I. Prigogine, partant de l'analyse des systèmes
physico-chimiques, abordent-ils la complexité par la physique du
non-équilibre et la théorie des systèmes dynamiques. Ils constatent que «le monde
physique... est habité d'instabilités et de fluctuations, lesquelles sont les
ultimes responsables de la stupéfiante variété et de la richesse des formes

(5) Unesco. Interdisciplinarité et sciences humaines. Paris, 1983.


(6) "Global" qualifie une étude s'appliquant à un ensemble quelconque, qui est pris en bloc - Les
Anglo-Saxons utilisent le terme de «total», par exemple dans «total risk management», cf. Y. Haïmes.
Toward a holistic approach to total risk management, Geneva papers on risk and insurance, n° 64, 1992.
(7) Le Moigne J.-L. La théorie du système général. Seuil, 1977
(8) Kervern G.-Y. et Rubise P. L'archipel du danger. Economica. 1991 ; G.-Y. Kervern, La culture
réseau. Eska. 1993
(9) Nicolis G. et Prigogine I. À la rencontre du complexe. P.U.F., 1992.
118 LFAUGÈRES

et des structures que nous observons autour de nous... La découverte


principale est la prédominance de l'instabilité. En bref, cela signifie qu'une
petite modification des conditions initiales peut conduire à d'énormes
amplifications ». Cette découverte renouvelle profondément notre
perception de la dynamique des géosystèmes et des manifestations de risques
naturels (10). Une autre optique est adoptée par E. Morin, qui, à partir de
la sociologie et de l'épistémologie, met en relief la puissance de
l'organisation sous-jacente à la complexité (11). L'organisation ne peut
naturellement être mise à jour que par une activité cognitive, qui elle-même
commande décisions et actions. Il s'en suit que cette activité, individuelle et
collective, participe donc à la construction, objective et cognitive, du
monde réel: «Le territoire (étudié) n'a de réalité que par les modèles que
nous établissons. » Ainsi tout ensemble complexe se distinguerait par une
vocation à produire (mais aussi à se produire), à relier (mais aussi à se
relier), à maintenir (mais aussi à se maintenir), selon une conception dont
on perçoit bien l'intérêt pour ce qui est de la compréhension du
phénomène urbain.
Cette propriété auto-organisationnelle et autoréférentielle des systèmes
complexes est retrouvée par G. -Y. Kervern, ingénieur, assureur, lorsqu'il
étudie de nombreux dysfonctionnements majeurs et manifestations de
risques dans des systèmes industriels, et propose à partir de ce domaine
un langage, qui est aussi le premier cadre conceptuel pour la cindynique.
Mais ce cadre s'applique aussi bien aux systèmes dans lesquels
interagissent des composantes naturelles, techniques, sociales..., ceux qui sont en
cause lors des manifestations concrètes de risques urbains (12). La
cindynique fournit ainsi une méthode d'investigation de valeur très générale, et
les bases d'une langue de communication entre tous les acteurs impliqués
dans la réflexion et la gestion, dans le domaine du risque. Cette méthode
repose en premier lieu sur l'identification de situations de risque
(situations cindyniques), localisées dans l'espace et dans le temps, et dont la
complexité est produite par l'enchevêtrement de réseaux. Ces situations
sont régies par un même ensemble de «lois» du danger (ou axiomes
cindyniques). Les axiomes décrivent l'organisation et le mode de
fonctionnement de systèmes dont la dynamique est celle d'ensembles relationnels
susceptibles de connaître des phases de désorganisation aiguë (systèmes
cindynogènes). Lorsque la cindynique s'attache ensuite à la question
décisive qui est de comprendre pourquoi une situation complexe peut être
porteuse de dangers potentiels, et déboucher effectivement sur des
dangers réels, elle conduit à mettre en cause diverses carences, défaillances
génératrices de risque (déficits cindynogènes), présentes dans les struc-

(10) Le Petit Robert fait la différence entre l'idée de la complication, à laquelle s'arrête plus ou moins
la science déterministe («est compliqué ce qui possède de nombreux éléments dont l'assemblage est
difficile à comprendre») et l'idée de complexité. Celle-ci prend en compte la réunion de plusieurs
éléments différents, leur association en vue d'un effet unique, et la nécessité d'une approche globale pour
en atteindre la compréhension (une des définitions proposées: «association pathologique concourant à
un même effet global» s'adapte particulièrement bien au domaine du risque).
(11) Morin E. La méthode. La nature de la Nature. Seuil, 1977.
(12) Kervern G.-Y. Quelques outils de cindynique urbaine. Colloque A.G.F., 1994.
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tures, les comportements des acteurs, des populations. La liste des


déficits observés est longue, leur nature variable: organisationnelle, ou mana-
gériale, ou culturelle. C'est en fin de compte la présence de ces déficits,
non comblés, qui explique la possibilité pour le système de dérives
aboutissant à la crise, à la catastrophe (ou événement cindynique), dont la
désorganisation des réseaux paraît être la marque la plus significative.
Ainsi, les facteurs et processus naturels à l'œuvre autour des villes et dans
les villes sont à l'origine d'événements dommageables qui relèvent au
départ des écarts de fonctionnement propres à des géosystèmes, mais qui
se voient conditionnés de manière déterminante, dans leur
déclenchement et leurs impacts, par la dynamique de l'ensemble des réseaux
urbains.
La considération de cette dynamique conduit à envisager sous deux
angles le rôle du temps dans la vie des systèmes. Le temps du risque est à
la fois continuité et discontinuité. La cindynique révèle des régularités
dans la genèse des manifestations de risque. Elle décrit la succession des
mêmes séquences dans lesquelles les situations de risque précèdent et
préparent des situations de danger qui débouchent sur des crises. Mais
les événements cindyniques eux-mêmes introduisent l'irréversibilité. Les
réseaux, le système dans son ensemble, ne sont jamais reconstitués à
l'identique après la rupture, la phase de dérèglement. Des modifications
sont apportées dans le géosystème, et constituent autant d'héritages qui
vont jouer leur rôle dans son fonctionnement ultérieur. Experts et
populations tirent des enseignements de la crise: le retour d'expérience, même
rudimentaire, débouche sur des aménagements.
Ces remarques soulignent que la réflexion cindynique se situe bien à la
croisée des chemins. «Nous vivons dans un monde pluraliste dans lequel
nous rencontrons des phénomènes tout autant déterministes que
stochastiques, aussi bien réversibles qu'irréversibles » (Nicolis et Prigogyne, op.
cit.). Par son ambition de mise en ordre dans un domaine encore très peu
formalisé, par sa recherche obstinée des causalités, des facteurs
explicatifs, de régularités et de «lois», elle est héritière de la science classique.
Par la prise de conscience de l'incertitude inhérente à la dynamique des
systèmes complexes, et par celle des limites de la prévisibilité, elle prend
déjà pied dans un autre univers, celui de l'aléatoire, de l'indéterminisme,
du chaos (13).

4. La cindynique dans la ville

Ce très rapide examen rend sensible la capacité de la cindynique à


renouveler profondément l'approche du phénomène de risque, au sens
large, et des manifestations de risque naturel en particulier, en milieu
urbain. En refusant la simple juxtaposition de points de vue particuliers -

(13) Gleick J. La théorie du chaos. Flammarion, 1992.


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ceux des experts, des techniciens, des décideurs, des populations - et en


mettant l'accent sur l'intimité et la complexité des imbrications entre les
phénomènes, entre les divers acteurs, leurs représentations, leurs
réseaux, elle transforme notre image de la ville et fournit des outils pour
aborder avec plus d'efficacité la gestion des risques. Aux quatre
dimensions - statistique, sociale, fonctionnelle, spatiale - qui ont encadré le
développement de la ville moderne, productiviste et expansionniste,
s'ajoute désormais une dimension supplémentaire qui est celle du risque,
de la vulnérabilité, de la dégradation, une dimension cindynique. Les
manifestations de risque naturel y contribuent, non pas aux côtés, mais en
étroite relation avec les autres manifestations de risque. Chaque
manifestation de risque intervient dans des systèmes très sensibles, dont toutes
les composantes peuvent être affectées et donner lieu à des réactions et
crises dommageables. L'inondation, le tremblement de terre, le cyclone
débouchent sur le terrain de l'équipement, de l'économie, de la santé, de
la sociologie, de la politique. La crise sociale a ses impacts sur le plan
économique, sur le fonctionnement des organisations et réseaux, sur les
aménagements et le fonctionnement des géosystèmes. Les gestionnaires
de la cité ont ainsi à prendre en compte, à tout instant, toute la gamme
des dérives possibles au sein de ce qu'on pourra désigner comme un
complexe de risques (complexe cindynogène). L'espace urbain, et
l'espace qui l'entoure, ont à supporter les dommages générés du fait de
l'existence de ce complexe. Chaque risque a ses points, ses lignes, ses
zones sources, et ses aires d'impact, très localisées ou diffuses, fixes ou
fluctuantes. La ville est au cœur d'un bassin de risque (bassin
cindynogène), dont la maîtrise de la géographie est décisive pour les
responsables de la gestion urbaine. Certains éléments du complexe de risque
s'inscrivent entièrement dans l'espace administratif de la ville et relèvent
de la responsabilité du maire (risques endogènes). Les dommages
occasionnés par certains autres sont exportés bien au-delà de cet espace et
d'autres dommages, générés par des complexes de risques éloignés,
peuvent affecter la ville (risques exogènes). La vision globale de la cindynique
est là encore indispensable.
Dans les présentations qui suivent, des niveaux variables de prise en
compte de la cindynique urbaine pourront être vérifiés. Il est intéressant
de constater que ces conceptions occupent déjà une position très forte
dans la réflexion d'assureurs (U.A.P.), d'ingénieurs (A.P.S.Y.S.), ou d'un
responsable de la gestion des risques d'une collectivité territoriale
(Marseille). Les études de cas se référant à des manifestations de risque
naturel ou à une situation de risque environnemental accentué, montrent la
variété des situations qu'elles peuvent éclairer.

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