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Publié comme : Igor Mel’čuk, Les collocations : définition, rôle et utilité.

In: Francis
Grossmann & Agnès Tutin, réd., Les collocations : analyse et traitement, 2003,
Amsterdam: De Werelt, 23-31.

Les collocations : définition, rôle et utilité


Igor Mel’čuk
Observatoire de linguistique Sens-Texte, Université de Montréal

Pour parler des collocations de façon précise, tout en évitant de nombreuses confusions,
qui, malheureusement, sont rattachées à ce concept, nous nous devons de répondre au moins aux
trois questions suivantes : 1. Qu'est-ce qu'est une collocation ?, 2. Pourquoi les collocations sont-
elles intéressantes/importantes ?, et 3. Comment doit-on les décrire dans un dictionnaire ?
1. Concept de collocation
Imaginons un dictionnaire « purement lexémique » de L : DLEX(L). DLEX n’inclut que des
lexèmes individuels, et l’article de dictionnaire d'un lexème L dans DLEX ne permet pas de
référence à un autre lexème quelconque. De plus, on a une grammaire GGÉN de L « purement
grammaticale » — qui ne comporte que des règles générales, visant seulement des CLASSES de
lexèmes, mais ne mentionnant jamais de lexèmes individuels. (DLEX et GGÉN sont, bien entendu,
des entités tout à fait abstraites, nécessaires pour notre raisonnement, qui ne correspondent à
aucun dictionnaire réel et à aucune grammaire réelle.) Nous dirons qu’une opération linguistique
en L se fait de façon régulière si elle est effectuée en conformité avec DLEX et GGÉN, sans faire
appel à des informations additionnelles ; nous dirons qu’elle se fait de façon non contrainte si
elle peut utiliser n’importe quel article de dictionnaire de DLEX et n’importe quelles règles de
GGÉN, toujours sans mentionner d’autres lexies.
Soit une expression linguistique bipartite AB de la langue L : A et B sont des lexies de L
(= ses unités lexicales, c'est-à-dire des expressions qui doivent constituer des entrées de
dictionnaire de L ; ici, on parle d'un dictionnaire véritable de L), (S) est le sens (= le signifié) de
i

AB, et (A) le sens de A.


Collocation (= locution semi-figée)
L'expression AB ayant le sens (S) est appelée une collocation si et seulement si les trois
conditions suivantes sont simultanément remplies :
1. (S) ⊃ (A) ;
2. A est sélectionné par le locuteur de façon régulière et non contrainte ;
3. B n'est pas sélectionné de façon régulière et non contrainte, mais en fonction de A et
du sens (S') à exprimer.
2

Le sens (S) d'une collocation inclut le sens d'un de ses deux constituants, disons, A, et cette
lexie est sélectionnée par le locuteur strictement pour son sens : le choix de A pour le sens (A) est
fait à base de DLEX(L) selon n'importe quel article de dictionnaire qui convient et
indépendamment de B. Quant à l'autre constituant, B, son sens peut être ou ne pas être inclus
dans le sens de la collocation, mais, de toute façon, B est sélectionné de façon irrégulière et/ou
contrainte : soit l'usage de B pour exprimer le sens (S') est unique (= choix irrégulier, puisqu’il
n’est pas couvert par DLEX), soit B doit être choisi en fonction de A (= choix contraint).
Exemples
1. Dans la collocation café noir (café SANS PRODUIT LAITIER), le nom CAFÉ est choisi par le
locuteur pour dire (café) sans aucune restriction ; mais l'adjectif NOIR n'est pas choisi pour son
sens et de façon indépendante :
• Dans un DLEX du français, l’adjectif NOIR n'a pas le sens (sans produit laitier) (car il porte ce
sens seulement en combinaison avec CAFÉ : le lexème NOIR (sans produit laitier) serait un « uni-
lexème » — un lexème à cooccurrence unique, et nous voulons éviter les uni-lexèmes faisant
partie des vocables qui comprennent d'autres lexèmes . (La collocation café noir contient le
ii

lexème NOIR (de couleur noire) ; c'est l'article de dictionnaire de CAFÉ qui apportera des
modifications nécessaires — sémantiques ou autres — à ce lexème.)
• Même si, pour une raison quelconque, nous décidons d'inclure dans notre DLEX l'adjectif
NOIR (sans produit laitier), ce lexème est sélectionné de façon très contrainte : avec CAFÉ (et
CHOCO-LAT) ; on ne dit ni *thé noir (thé sans produit laitier) ni *cacao noir (cacao sans produit
laitier)).
2. Dans la collocation année bissextile (année qui a 366 jours), l'adjectif BISSEXTILE a le
sens (qui a 366 jours), mais il ne se combine qu'avec ANNÉE (*an bissextile) ; il est donc
sélectionné — à cause de son sens extrêmement précis — de façon contrainte. (BISSEXTILE doit
se trouver dans un dictionnaire du français : bien que cela soit un uni-lexème, cet adjectif
n'appartient pas à un vocable comprenant d'autres lexèmes, et nous n'avons pas le choix il doit
être recensé.)
Le constituant libre d'une collocation — dans notre cas, A — s'appelle la BASE DE
COLLOCATION (dans nos exemples, c'est café/année). L'autre constituant, c'est-à-dire B — le

COLLOCATIF — est sélectionné en fonction du premier (dans notre exemple, c'est noir/bissextile).

Voici encore quelques exemples de collocations (la base est en petites capitales) :
donner un COUP 〈une AUTORISATION, son APPUI , une CONFIRMATION, l'HOSPITALITÉ, FAIM, un
SIGNAL〉 ;
lancer un APPEL, pousser un CRI, souffrir d'une DÉPRESSION, poser une DIFFICULTÉ, garder un
SOUVENIR, porter une ACCUSATION, fournir ASSISTANCE, tirer une CONCLUSION, comettre un CRIME
;
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FIÈVRE de cheval, GRIPPE carabinée, AIMER à la folie, CROIRE dur comme fer, FIER comme
Artaban ;
RÉGIME sec, ROMAN larmoyant, ŒUFS sur le plat, ŒUFS (au) miroir, AIMABLE comme une porte
de prison, pour cause de MALADIE, VISAGE de marbre, CHERCHER une aiguille dans une botte 〈dans
une meule〉 de foin ;
avoir 〈garder, donner〉 QUELQUE CHOSE [de bizarre] — cf. *posséder, *tenir, *recevoir quelque
chose de bizarre (voir Defranco & Willems 1998); etc.
Une collocation est donc constituée de lexies de L, mais elle-même n'est pas une lexie de L.
L'ensemble de collocations contrôlées par une lexie L (= collocations où L est la base) est appelé
la cooccurrence lexicale restreinte de L.
Les collocations sont des semi-phrasèmes, ou des locutions semi-figées ; elles s'opposent
d'une part aux phrasèmes complets et aux quasi-phrasèmes et d'autre part aux pragmatèmes. Pour
donner plus de profondeur au concept de collocations, citons les définitions de ces autres types
de phrasèmes.
Phrasème complet (= locution figée, angl. idiom )
L'expression AB ayant le sens (S) est appelée un phrasème complet si et seulement si une
des deux conditions suivantes est remplie :
1. (S) ⊃ (A) et (S) ⊃ (B) ;
2. (S) ⊃ (A), mais (S) ⊃ (B) et (A) n'est pas dans la position communicativement
dominante dans (S).
[L'élement communicativement dominant d'un sens est l'élement qui, d'une certaine façon,
résume ce sens — qui peut servir de sa paraphrase minimale. Ainsi, (percevoir) est l'elément
communicativement dominant de (voir) : (voir) est un cas particulier de (percevoir).]
Exemples
Pour la condition 1 : — Pas question ! (Je refuse), être dans les choux (avoir échoué), battre son
plein (être à son point culminant), graisser la patte [à N] (donner un pot-de-vin [à N]), pied-noir
(Français d'Algérie), coq de village (homme qui essaie de séduire les femmes par son apparence),
traîner [N] dans la boue (dire beaucoup de mal [de N]), prendre une veste (subir un défaite), etc.
Pour la condition 2 : angl. private eye, lit. (œil privé) = (détective privé), où le sens (privé) fait
partie du sens (S) de l'expression, mais ne se trouve pas dans la position communicativement
dominante, alors que le sens (œil) ne fait pas partie de (S).

Quasi-phrasème (= locution quasi-figée)


L'expression AB ayant le sens (S) est appelée un quasi-phrasème si et seulement si
(S) ⊃ (A) et (S) ⊃ (B), mais ni (A) ni (B) n'est communicativement dominant dans (S).
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Exemples
point virgule (signe de ponctuation constitué d'un point et d'une virgule disposée au-dessous du
point, qui ...) et deux points (signe de ponctuation constitué de deux points disposés
verticalement, qui ...) ; bande dessinée (publication constituée d'une suite de dessins disposés en
bandes ...) ; ruban isolant (matériau isolant en forme de ruban enduit de substance collante...)
Comme on le voit, un quasi-phrasème inclut les sens (soulignés) de ses deux constituants,
mais aucun de ces sens n'est communicativement dominant (point-virgule n'est pas *(point qui
....) ni *(virgule qui ....)).

Pragmatème
L'expression ABayant le sens (S) est appelée un pragmatème si et seulement si son signifié
(S) est construit de façon régulière mais contrainte à partir d'une Représentation
Conceptuelle donnée en utilisant les signifiés (A) et (B) des lexèmes A and B.
Autrement dit, (S) est une « somme » régulière de (A) et (B), mais (S) ne peut pas être remplacé
par une signifié équivalent (S´), qui en principe peut être construit pour la même RConcept par
des règles de la langue L ; (S) est dit lié par la RConcept donnée.
Exemples
— Bonne nuit !, Défense de stationner [signe], À consommer avant ... [sur les emballages de nourri-
ture], — C'est pour toi [appel téléphonique], C'est moi qui souligne [remarque de la part de l'auteur dans le
texte], etc.

Toutes ces définitions peuvent être trouvées, avec des commentaires et des discussions,
dans les articles Mel'čuk 1993, 1994, 1995, 1996 et 1998. Ici, je n’offre pas un tour d'horizon du
concept de collocation, et je ne cite pas de références pertinentes. J'aimerais seulement souligner
que la définition proposée pour la collocation couvre TOUS les cas d'expressions qui sont
linguistiquement particulières et nécessitent l'inclusion dans le dictionnaire sous l'entrée de leur
base, et SEULEMENT de tels cas : elle est donc nécessaire et suffisante.
2. L'importance des collocations
L'importance des collocations réside dans leur omniprésence. Par exemple, 40 lignes de
texte prises au hasard dans un livre de vulgarisation (en linguistique, C. Hagège, Homme des
paroles, 1985, Paris : Fayard, 192-193) contiennent les treize collocations suivantes (la base est
en petites capitales) :
avoir une PORTÉE tracer les CONTOURS à la FIN
c'est une puissante CAUTION à l'ÉPOQUE au DÉBUT
apporter une CAUTION hanter la CONSCIENCE EXPLOITER adroitement
rompre avec des USAGES [se mesure] à deux CRITÈRES répondre à l'APPEL
satisfaire un BESOIN
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Une collocation toutes les trois lignes ! Et cela, dans un texte à caractère scientifique. Dans la
langue des médias on en trouve davantage ; voici, par exemple, ce qu'on trouve sur une demi-
page du « Nouvel Observateur », nº 1871, 15-21 août 2002: 33) : 21 collocations.
RÉPLIQUE R sévèrement tir d'un MISSILE porter un COUP
en PRÉVISION à l'ÉTAT-MAJOR COUP dur
lancement des MISSILES SAVOIR fort bien subir une ATTAQUE
chute d'un MISSILE au VOL passer à la CONTRE-OFFENSIVE
au CENTRE frapper les CIBLES déclencher l'ALERTE
en état d'ALERTE surmonter des DIFFICULTÉS une LÉTHARGIE saisit [N]
parvenir à la CONCLUSION donner l'IMPRESSION à [Aposs] AVIS
Dans les langues de spécialité, on est confronté aux mêmes difficultés : à preuve, le diction-
naire Binon et al. 2000, où pour à peu près 3 000 vocables on trouve plus de 11 000 collocations.
Cette situation n'est pas, bien entendu, particulière au français. Par exemple, en anglais,
trois paragraphes de texte d'un journal produisent une récolte pas moins riche de collocations:
in a SEARCH [for N] to put [Aposs] POWERS to use to end the VIOLENCE
to meet [Aposs] GOALS to AVOID [N] carefully to make CONCESSIONS [to N]
to come to a DEADLOCK to take CONTROL [of N] to open a DIALOGUE
to hold VOTE [on a bill] on REQUEST to oust [N] from [Aposs]
to impose SANCTIONS [on N] to cut off the SUPPLIES POSITION
to sever RELATIONS to win [N's] ENDORSEMENT widely BELIEVED
full BACKING to raise an ISSUE to give SUPPORT [to N]
to narrow [Aposs] DIFFERENCES to drop CHARGES [against N] to pay [N] a VISIT
The DEBATE swirls [around N]
Le livre de T. Fontenelle (1997) analyse en profondeur les collocations de toutes sortes en
anglais et en français, en illustrant le problème de traduction de collocations ; parmi ses centaines
d'exemples, on pourrait citer des collocations contrôlées par la lexie SAILN et son équivalent
français VOILE (pp. 119-120) :
set of SAILS jeu de VOILES
SAILS flap les VOILES claquent
get up, haul up, hoist, put up, shake up, spread SAILS déployer, hisser les VOILES
haul down lower, strike SAILS affaler, abaisser, amener les VOILES
SAILS billow (out), puff out <up>, swell (out) les VOILES se gonflent
Dans l’enseignement des langues, les collocations occupent également une place
importante : voir, par exemple, Cowie 1998 ou Lewis (ed.) 2000.
Cet état des choses justifie la consigne du lexicographe moderne : tout dictionnaire — tant
un dictionnaire de langue générale qu'un dictionnaire spécialisé (= terminologique), tant un
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dictionnaire monolingue qu'un dictionnaire bilingue — se doit de décrire toutes les collocations
contrôlées par les lexies que ce dictionnaire recense. De bons dictionnaires, tels le Robert ou
Robert et Collins bilingue, essayent de présenter au moins les collocations les plus saillantes. De
plus, on connaît des dictionnaires purement collocationnels, comme, par exemple, Benson et al.
1986 (et ses rééditions) ou Beauchesne 2001. Cependant, la description des collocations dans
tous ces dictionnaires n'est pas satisfaisante : premièrement, elle n'est jamais exhaustive ;
deuxièmement, elle ne spécifie pas le sens exprimé par le collocatif (de sorte que les données de
ces dictionnaires relatives aux collocations ne sont bonnes que pour un locuteur natif).
La question méthodologique suivante se pose alors :
Comment peut-on décrire les collocations dans un dictionnaire, en assurant, d'une part, leur
recensement plus ou moins exhaustif pour chaque lexie vedette et, d'autre part, en
fournissant une caractérisation sémantique et syntaxique suffisante de chaque collocation
recensée ?
3. Description des collocations dans un dictionnaire
Puisque le trait définitoire central de collocation est la dépendance fonctionnelle du
collocatif vis-à-vis de la base, il est évident que les Fonctions Lexicales [= FL] représentent LE
moyen pour la description des collocations. Introduites il y a presque 40 ans (Žolkovskij &
Mel'čuk 1965, 1967, Mel'čuk 1974: 78-109), les FL se sont révélées un outil puissant et efficace
de description de cooccurrence lexicale restreinte, c'est-à-dire, de collocations. Plus que cela : les
FL apparaissent en même temps comme outil unifié pour la description de collocations et de
dérivations sémantiques. Dans le présent contexte, ce sont seulement les collocations qui nous
intéressent ; cependant, les FL démontrent notamment que les collocations ne peuvent pas être
bien décrites à l’écart des dérivations sémantiques. En effet, très souvent une FL syntagmatique a
une valeur « fusionnée », qui inclue le sens du mot clé (= de la base) et qui ne s’utilise donc pas à
côté de ce dernier. En d’autres termes, une telle valeur se comporte comme une LF
paradigmatique, ou une dérivation sémantique. Cette circonstance nous a amenés à lancer le
projet LAF (Polguère 2000a, b).
Les FL ont été présentées dans de nombreuses publications (Mel'čuk 1982, 1984 : 6-13,
1993, 1995, 1996, 1998 ; pour une proposition de formalisation de FL, voir Kahane & Polguère
2001), de sorte qu'ici, nous n'avons pas besoin d'en donner une liste commentée ; nous nous
limiterons à la définition plus quelques commentaires sur leur typologie.
Fonction lexicale
Une dépendance lexicale f qui associe à une lexie L un ensemble f(L) d'expressions
lexicales est appelée une fonction lexicale si et seulement si une des deux conditions
suivantes a et b est satisfaite :
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a. Ou bien f est applicable à plusieurs lexies Li ; dans ce cas, quelles que soient les lexies
L1 et L2, si f(L1) et f(L2) existent toutes les deux, alors :
1. Tous les éléments de f(L1) et de f(L2) entretiennent (presque) la même relation
avec L1 et L2, respectivement, en ce qui concerne le sens :
(L∈f(L1)) (L∈f(L2))
_______ = ________
(L1) (L2)

2. Au moins, pour certains arguments, f(L1 ) ≠ f(L2 ).


b. Ou bien f n'est applicable qu'à une seule L (ou peut-être à deux ou trois L
sémantiquement apparentées).
Dans f(L) = {Li}, la lexie L est l’argument de la FL f, et l'ensemble {Li}, sa valeur (qui
peut comprendre plusieurs éléments lexicaux). Dans l’article de dictionnaire où la valeur {Li} de
la FL f(L) est spécifiée la lexie L, c'est-à-dire, l'argument de f, est appelée le mot clé de cette FL.
Le mot clé correspond à la base de la collocation décrite, et un élément de la valeur, au collocatif.
D'un point de vue linguistique, la condition a.2 signifie qu'en L, les éléments de la valeur de
f sont PHRASÉOLOGIQUEMENT LIÉS par leur argument.
Les FL du type a (dont les mots clés sont nombreux) sont appelées des FL normales ; celles
du type b (dont les mots clés sont quasiment uniques), des FL dégénérées.
On distingue les types de FL f i suivant les trois axes :
1) Selon le sens associé à f et le comportement syntaxique des éléments de f(L) : FL paradig-
matiques vs FL syntagmatiques. Un élément Li de la valeur f(L) d'une FL f paradigmatique
s'utilise dans le texte AU LIEU DE L : fumeur, qui est S1(FUMER), s'utilise dans le texte au lieu du
verbe fumer, permettant le paraphrasage du type Il fume = Il est un fumeur . Un élément Li de
la valeur f(L) d'une FL f syntagmatique s'utilise dans le texte À CÔTÉ DE L : ainsi, comme un
sapeur, qui est un Magn(FUMER), s'utilise dans le texte avec le verbe (Il fume comme un
sapeur ). Les FL paradigmatiques modélisent ce qu'on peut appeler « dérivation sémantique » de
L (ses synonymes, antonymes, conversifs, ses dérivés véritables — nom d'agent, nom de
propriété, adjectif relatif, etc.) ; elles ne sont pas pertinentes pour la description de collocations et
ne seront pas considérées dans ce qui suit. Les FL syntagmatiques modélisent la cooccurrence
lexicale restreinte de L (intensificateurs, verbes supports, verbes phasiques, etc.) ; ce sont elles
qui sont utilisées pour la description de collocations.
2) Selon l'universalité de f : FL standard vs FL non standard. Une FL standard s'applique à
beaucoup de mots clés, possède beaucoup d'éléments de valeur, et participe dans le paraphrasage
en tant qu’objet des règles universelles de paraphrase ; elle apparaît en principe dans toutes les
langues. Une FL non standard s'applique à peu de mots clés (cas limite : un seul mot clé),
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possède peu d'éléments de valeur (cas limite : un seul élément), et ne participe pas dans le
paraphrasage — en ce sens que les règles universelles de paraphrase n’utilisent aucune FL non
standard ; elle ne doit pas (mais peut !) apparaître en principe dans toutes les langues. Les FL
standard ont des noms latins universels et sont désignés par des symboles spéciaux ; les FL non
standard sont décrites par des mini-définitions dans la langue où elles s’appliquent. Par exemple :
FL standard FL non standard
S1(L) : nom d'agent (fumeur de fumer) sans produit laitier(CAFÉ) : [café] noir

Magn(L) : intensificateur (fumeur première chez un enfant


qu’il perd vers l’âge
invétéré ) de 7 ans(DENT) : [dent] de lait
Oper1(L) : verbe support (porter plainte) qui tend à changer(TEMPS) : [temps]
incertain
3) Selon la structure syntaxique du nom de f : FL simples vs FL complexes vs configurations
de FL. Une FL simple est constituée juste d'un seul nom de FL, tandis qu'une FL complexe
représente une série de FL liées syntaxiquement qui ont le même mot clé et sont exprimées
comme un tout ; une configuration de FL est une série de FL qui ne sont pas syntaxiquement
liées, mais qui ont le même mot clé et sont exprimées aussi comme un tout. Exemples :
— FL simples standard: S1, Magn et Oper1.
— FL complexes : IncepOper1(FEU) [= (commencer à Oper1) : ouvrir le feu] ;
iii

CausFunc1(CONFUSION) [= (causer que Func1) : semer la confusion].


— Configurations de FL :
[Magn + IncepReal1]( LARMES) [= (commencer à réaliser intensément) : fondre en larmes].
Chaque élément de la valeur d'une FL du mot clé donné est muni de son propre régime, qui
fournit toutes les informations au sujet de la présence et la forme de ses objets et/ou
compléments.
Je vais illustrer la description des collocations par des FL avec les entrées de dictionnaire
incomplètes pour trois noms français, en ne montrant que la partie collocationnelle ; les
expressions en crochets suivant certains éléments de valeur de FL représentent leur régime :
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APPLAUDISSEMENTS DÉSACCORD RÉDUCTION


Magn forts, nourris < frénétiques, grave, fondamental, majeur, sensible < importante < drastique
à tout rompre profond

AntiMagn clairsemés, maigres, rares, léger, mineur légère < infime < minime
quelques
Oper1 adresser [Aposs ~ à N] être, se trouver [en ~] effectuer [ART ~]

Oper2 recueillir [les ~s] ————— subir [ART ~]

IncepFunc ————— surgir, se produire —————


0

Magn +
éclatent, fusent ————— —————
IncepFunc
0
CausFunc0 amener, causer, engendrer, causer, entraîner, provoquer [ART
————— entraîner, précipiter,
provoquer, soulever [ART ~]
~]
Caus3Func provoquer, susciter, soulever [ART ~] ————— —————
valoir [ART ~ à N=Y]
0 ————— —————
Caus3Func
2
Les FL syntagmatiques standard permettent donc de viser une description plus exhaustive , iv

systématique et transparente des collocations contrôlées par chaque lexie vedette. Il faut,
cependant, formuler deux clauses restrictives.
• Toutes les collocations ne sont pas décrites par des FL : un petit sous-ensemble de
collocations est couvert PAR LE RÉGIME du mot clé (= de la base) : par exemple, fr. assurance vie ,
où la vie est ce que vous assurez (donc, un actant sémantique et syntaxique profond de
ASSURANCE), vs assurance maladie , où la maladie est ce contre quoi vous vous assurez (cf.
l'équivalent anglais health insurance, lit. (*assurance santé) vs *illness insurance (assurance
maladie)) ; de façon similaire, on a assurance auto vs assurance incendie, etc. Les cooccurrents
restreints (= collocatifs) dans ces collocations sont des actants sémantiques du mot clé. D'autres
exemples incluent un condamné à mort vs un condamné à perpétuité ; ministère de la
Défense/des Armées/de la Guerre [dans de différents pays] et ministère de la Santé (publique) ; auto-
école vs angl. driving school ; angl. sick leave (congé de maladie) ~ maternity leave (congé de
maternité) ~ study leave (congé d'étude) ; angl. shopping list vs liste de courses ; angl. life
sentence vs condamnation à perpétuité , etc. Toutes ces collocations ne sont pas décrites par des
FL de la lexie vedette L, mais par le régime de L. Avec cette seule exception, les FL
syntagmatiques garantissent la possibilité de décrire sémantiquement et syntaxiquement toutes
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les collocations de la langue. Il y a 20 ans, nous avons lancé une tentative de développer un
dictionnaire du français dont un article de dictionnaire se doit d'inclure TOUTES les collocations de
la lexie vedette (Mel'čuk et al. 1984, 1988, 1992, 1999; cf. également Mel'čuk et al. 1995). À
présent, un dictionnaire spécialisé de dérivations sémantiques (= FL paradigmatiques) et de
cooccurrence restreinte (= FL syntagmatiqures) est en train d'être élaboré, aussi pour le français
(Polguère 2000a, b).
• Toutes les collocations qui peuvent être décrites par des FL ne sont pas toujours décrites
par les FL standard : un ensemble important de collocations est couvert par les FL non standard,
qui ne peuvent pas être théoriquement prévues et doivent donc être ramassés empiriquement, par
une recherche minutieuse.
La question formulée à la fin de la Section 2 trouve ainsi une réponse : les collocations
doivent être décrites dans un dictionnaire par les Fonctions Lexicales.
Remerciements
Une première ébauche de cet article a été lue par M. Alonso Ramos ; la version préfinale a
subie l’attention et les critiques d’A. Polguère ; enfin, la version finale a été scrutée par L.
Iordanskaja. Je les remercie pour leurs remarques et suggestions qui m’ont permis d’améliorer le
texte.

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une méthode et quelques instruments de la synthèse sémantique], Naučno-texničeskaja informacija, nº 5, 23-28.
Žolkovskij, Aleksandr & Mel´čuk, Igor´. 1967. O semantičeskom sinteze [Sur la synthèse sémantique]. Problemy ki-
bernetiki, v. 19, 177-238. [ En français: T.A.Informations, 1970, nº 2, 1-85.]

N
otes
i
Plus précisément, une lexie est soit un lexème (= un mot pris dans une acception bien définie)
soit un phrasème (= une locution plurilexémique prise dans une acception bien définie).

De sorte qu'un « vrai » dictionnaire du français ne devrait pas inclure le lexème *NOIR(sans
ii

produit laitier) non plus.


iii
Noter qu'une FL complexe est bien différente d'une composition de FL. Ainsi,
Incep(Oper1(feu)) [composition de FL] ≠ IncepOper1(feu) [FL complexe]. En effet, Oper1(feu) =
faire, Incep(faire) = commencer, et IncepOper1(feu) = ouvrir, ce qui n'est pas la même chose que
commencer à faire, même si leur sens est identique.
Bien entendu, en principe, on peut atteindre l'exhaustivité de collocations sans FL — par une
iv

fouille méthodique du corpus, par exemple. Cependant, les FL standard forment une grille
d'analyse « préfabriquée » et de ce fait permettent de prévoir, d'après le sens de la lexie vedette,
quelles FL elle devrait avoir. Elles poussent le linguiste à la recherche active de valeurs de FL
convenables et ainsi contribuent à la meilleure couverture de collocations.

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