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Langages

La notion de modifieur obligatoire dans des phrases à verbe


support avoir complexes
Jacqueline Giry-Schneider

Abstract
Jacqueline Glry-Schneider : Noun predicates with compulsory modifier : complex sentences with support verb avoir
The aim of this paper is to account for sentences with have as support verb and with predicative nouns which have an obligatory
adjective or nominal modifier (Ce pianiste a un jeu raffine ! *Ce pianiste a un jeu). Semantical relationships between predicative
nouns and adjectives will be described. Such nouns also raise the theoretical problem of complexity of support verbs
constructions.

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Giry-Schneider Jacqueline. La notion de modifieur obligatoire dans des phrases à verbe support avoir complexes. In:
Langages, 30ᵉ année, n°121, 1996. Les supports. pp. 19-34 ;

doi : https://doi.org/10.3406/lgge.1996.1738

https://www.persee.fr/doc/lgge_0458-726x_1996_num_30_121_1738

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Jacqueline GlRY-SCHNEIDER
Université Paris VIII & L.A.D.L.

LA NOTION DE MODIFIEUR OBLIGATOIRE


DANS DES PHRASES À VERBE SUPPORT
AVOIR COMPLEXES

La notion de verbe support a permis de répondre à diverses questions concernant


les groupes nominaux et les verbes ; elle rend compte par exemple de la différence de
construction entre le complément d'un verbe et celui du nom morphologiquement
associé à ce verbe : on relie ainsi le groupe nominal
L 'adoration de Marie pour son père
à la phrase support
Marie a de l'adoration pour son père
et non directement au verbe adorer. En ce qui concerne les verbes, cette notion a pu
être appliquée à des emplois verbaux considérés comme locutions marginales dans les
dictionnaires ; ainsi le verbe attraper dans attraper un rhume, analysé comme
variante aspectuelle inchoative du verbe support avoir, reçoit un statut syntaxique
régulier ; de même bercer dans l'expression bercer un espoir. Dans ces phrases, ce
n'est pas le verbe, mais son « complément » , en fait le prédicat nominal rhume, espoir,
qui sélectionne le sujet.
Mais cette notion a aussi posé de nouvelles questions en particulier quant au
rapport entre syntaxe et sémantique. En effet les phrases à verbe support (désormais
Vsup) présentent un décalage entre la forme et le sens : ce n'est pas le verbe qui
sélectionne les arguments, mais le nom formellement « complément » de ce verbe. C'est
ce problème qui semble avoir le plus intéressé les linguistes en grammaire generative,
qui ont raffiné la notion de prédicat (verbal) en « prédicats légers » et « prédicats à
action vague » 1 .
Empiriquement, la question est encore plus complexe puisque un prédicat nominal
peut aussi figurer en position sujet ou en position de deuxième complément comme dans
les phrases Un doute plane sur l'assemblée, L'angoisse étreint Luc, Une scène émerge
dans le souvenir de Luc, qui signifient simplement « L'assemblée doute », « Luc
éprouve de l'angoisse », « Luc se souvient de cette scène ». Ce sont ces constructions
multiples associées à un même prédicat sémantique qui ont suscité l'idée de grammaires
locales (M. Gross, 1995).
Il est d'autres phénomènes, en apparence plus ténus, concernant le groupe
nominal en jeu dans une phrase à Vsup, qui ont beaucoup moins attiré l'attention. Il
s'agit des expressions où le nom prédicatif ne peut se construire sans modifieur,
adjectif, complément de nom ou proposition relative, comme dans les phrases

1. Ces deux derniers concepts sont de Kearns, 1988 (texte publié cité par Di Sciullo, 1991).

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No Vsup Det-ModifN (*E + de N,)= :
Ce pianiste a un phrasé (*E + inimitable)
Max a des façons (*E + désinvoltes)
Luc a une vision (*E + manichéenne) du monde
Ce phénomène échappe à l'attention si l'on ne prend en compte que les groupes
nominaux de forme Le N de No( Le phrasé de ce pianiste, Les façons de Max, etc.), qui
ne présentent pas cette contrainte, encore qu'elle reparaisse si le groupe nominal est en
position adverbiale 2 :
Ce pianiste joue avec un phrasé (*E + inimitable)
Avec des façons (*E + désinvoltes) on agace les gens
Ces expressions posent deux problèmes au moins :
1) Le problème théorique du degré de complexité des phrases à verbe support. En
effet, une phrase à Vsup est en principe une phrase simple, c'est-à-dire un prédicat
nominal avec ses arguments, un certain degré de complexité pouvant résulter
d'arguments non élémentaires, phrastiques, comme dans la phrase Max a l'ambition de
gagner la course. Mais la présence d'un modifieur obligatoire est un autre type de
complexité, indépendant a priori de la structure d'arguments.
2) Le deuxième problème est celui de la relation entre structure syntaxique et
interprétation. En effet, les expressions en question ici ont une interprétation globale
commune : elles « qualifient » quelqu'un ou quelque chose et pourtant dans le détail,
ce qui « qualifie », c'est tantôt l'élément iV prédicatif, tantôt le modifieur, tantôt les
deux, comme le montrent les phrases suivantes :
Max a un cynisme rassurant
Ce discours a un effet lénifiant
Max a une vie confortable
Ce médecin a un diagnostic sûr
Cet enfant a une syntaxe parfaite
Ce produit a un coût élevé
Certaines de ces phrases sont paraphrasables par une forme à verbe être :
Max a un cynisme rassurant = Max est cynique
Ce discours a un effet lénifiant = Ce discours est lénifiant
Mais dans un cas, l'élément qui apporte l'information sémantique est le nom 2V
(cynisme), dans l'autre c'est le modifieur (lénifiant), ce qui montre qu'il y a un décalage
entre la forme et le sens, au moins dans la seconde phrase. Quant aux quatre autres
phrases, elles ne se prêtent à aucun de ces deux types de paraphrases. Ce qui suggère
que les expressions de forme No a un-Modif N ne sont pas à analyser d'une manière
unique.
Cette étude s'inscrit par ailleurs dans le cadre de celles qui ont déjà été consacrées
au verbe avoir, notamment D. Gaatone, 1991 et Riegel, 1985, qui se sont intéressés à la
construction où l'adjectif est attribut du nom dépendant du verbe avoir (Marie a les
yeux bleus I Marie les a bleus, les yeux). En ce qui concerne le verbe avoir support de
noms prédicatifs, on se reportera à J. Labelle, 1984 ; A. Meunier, 1981 ; G. Gross,
1989 ; R. Vives, 1984 ; J. Giry-Schneider, 1993.

2. Cette contrainte de déterminant en position adverbiale confirme l'analyse de ce type d'adverbes


comme prédicats à Vsup effacé (cf M. Gross, 1986 ; С. Marque- Pucheu, 1995).

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Enfin, cette construction à modifieur obligatoire avec avoir n'étant pas
systématique, puisque d'autres noms ont une construction sans modifieur obligatoire, comme
talent, défaut, qualité, don (Max a un don), elle implique une étude lexicale précise
avec des listes, qui existent, établies par les auteurs précités, même si certaines sont à
compléter. Est implicite aussi la question de savoir pourquoi certains noms ont avec
avoir un modifieur obligatoire et d'autres pas.

1. Les expressions associées à une construction adjectivale No a


un-Modif Adj-n

Les expressions à prédicat nominal Adj-n (nom morphologiquement associé à un


adjectif) du type :
Max a une patience admirable = Max est patient
ont été étudiées en détail (Meunier, 1981). Il en sera donc peu question, si ce n'est pour
les comparer aux expressions à verbe avoir de même forme présentées ici. En fait les
formes avec Adj-n diffèrent de celles-ci sur deux points essentiels :
1) Elles admettent un déterminant sans modifieur, à savoir le partitif du : Max a de
la patience
2) Du point de vue sémantique, c'est le nom Adj-n qui correspond à l'adjectif de la
paraphrase à verbe être (à la différence d'expressions comme Max a un caractère
agressif = Max est agressif).
Ces deux propriétés indiquent clairement que ces expressions sont des phrases
simples à verbe support avoir, du moins avec l'article du. Quant à la construction à
déterminant indéfini et modifieur obligatoire, c'est une forme complexe à deux
prédicats reliés par relativation :
Max a une patience qui est admirable
= Max a de la patience, cette patience est admirable

Le problème qui se pose est plutôt celui de l'interdiction d'un modifieur avec du,
alors qu'une telle interdiction n'existe pas avec les noms concrets (Max a du vin
délicieux). Jusqu'ici on a mis cette bizarrerie au compte des propriétés particulières
des constructions à verbes supports, ce qui reste une simple observation. On ne
poussera pas plus loin les investigations sur ce point dans cet exposé.
On ajoutera seulement que cette classe de prédicats nominaux comprend aussi des
noms sans lien avec un adjectif, comme sang-froid ou verve, qui admettent aussi
l'article du, ainsi que des noms associés à des verbes :
Max a (du jugement + de l'imagination + de la volonté + du savoir-faire + etc.)
Ces noms désignent des « qualités », des aptitudes, tout comme ceux qui sont associés
à des adjectifs, ce qui conduit à souligner au passage que l'interprétation d'un nom
comme jugement dépend de son verbe support et de son déterminant puisque dans
l'expression Max porte un jugement il désigne une action et non plus une aptitude.
Enfin il faut rappeler que parallèlement à la forme à verbe avoir, il existe une
construction à verbe être, dans laquelle le nom prédicatif se construit aussi avec
l'article indéfini un et un modifieur obligatoire, (Max est d'une patience (*E + infinie)).
Bien que sa répartition lexicale ne soit pas systématique, cette construction est à mettre
en relation avec la forme à verbe avoir pour des raisons évidentes de forme et de sens.

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2. Les analyses syntaxiques possibles des expressions à modifieur
obligatoire de forme No a un-Modif N

II existe deux analyses concurrentes pour les phrases de cette forme, une analyse
par relativation et une analyse par verbe opérateur à lien.

2.1. L'analyse par relativation

On peut analyser les expressions en jeu comme des phrases complexes résultant de
la réduction du pronom relatif et du verbe être, par exemple :
Cet événement a une portée considérable
= Cet événement a une portée qui est considérable
Cette analyse suppose qu'il existe deux phrases autonomes :
Cet événement a une certaine portée
Cette portée est considérable
et nécessite que l'on remplace la suite Un-Modif par l'adjectif indéfini un certain,
assimilé à un déterminant. Cette analyse, naturelle avec les Adj-n évoqués plus haut,
puisqu'ils ont une forme sans modifieur obligatoire (Max a de la patience ; cette
patience est admirable), l'est beaucoup moins avec d'autres types de noms :
??Max a un certain caractère ; ce caractère est ombrageux
??Max a une certaine vie ; cette vie est confortable
?Ce médecin a un certain diagnostic ; ce diagnostic est sûr
Outre cet inconvénient, cette analyse ne rend pas compte des problèmes sémantiques
évoqués dans l'introduction, concernant la relation entre le nom prédicatif et son
modifieur, voire entre le sujet No et le modifieur.

2.2. Analyse du verbe avoir comme opérateur à lien

Cette analyse prend en compte la construction à verbe être :


Le N de No est Adj = La vie de Max est confortable
et consiste à dire que avoir est un opérateur qui s'applique à cette forme (M. Gross,
81):
Max a # La vie de Max est confortable
Max a une vie confortable
La phrase à verbe avoir n'est donc plus une phrase simple à prédicat nominal construit
avec avoir. C'est une phrase complexe comprenant un prédicat nominal et un
opérateur.
Cette analyse a l'inconvénient d'être trop générale ; en effet, elle peut s'appliquer
à toutes les expressions à verbe avoir évoquées ici, y compris à celles qui comportent un
Adj-n puisque, sauf rares exceptions, il existe toujours une forme à verbe être (Max a
une patience infinie I La patience de Max est infinie). Or on a considéré avec de bonnes
raisons que les expressions à Adj-n étaient des constructions à verbe support.
D'autre part, ce qui est vrai des noms associés à des adjectifs l'est aussi de ceux qui
sont dérivés d'un verbe, ce qui n'est pas compatible avec l'analyse de avoir comme
verbe opérateur. En effet il est difficile de ne pas tenir compte de la relation
Max a une vie confortable = Max vit confortablement

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ou encore
Ce livre a un coût élevé = ce livre coûte une somme élevée
Pour ce qui est de la construction à verbe avoir opérateur à lien, telle qu'elle est
définie par M. Gross, 1981, à partir d'exemples comme
La sœur de Paul est malade # Paul a sa sœur malade
Le bateau de Max coule # Max a son bateau qui coule
il paraît indiqué de réserver cette analyse aux expressions où avoir peut se construire
avec que P :
Paul a que sa sœur est malade
= Paul a sa sœur qui est malade
= Paul a sa sœur malade
(pour le détail de ces transformations voir M. Mohri, 1994). Dans de telles expressions,
l'adjectif a un sens événementiel ou du moins désigne un état contingent, comme
malade ou cassé. On opposera ainsi
Max a (une +*sa) sœur très intelligente
^ Max a (une + sa) sœur malade
Marie a (des + *ses) mains fines
■Ф Marie a (*des + ses) mains froides
Ce pianiste a (un + *son) toucher inimitable
?£ Ce pianiste a (?un + son) toucher rendu hésitant par le froid
Dans ces expressions on perçoit nettement qu'il existe deux verbes avoir distincts, l'un
qui signifie « posséder » (avoir une sœur intelligente, des mains fines), l'autre n'ayant
pas de sens particulier 3, ces deux emplois étant mis en évidence par les différences de
déterminants. Autre différence, avec des noms prédicatifs, le verbe support avoir peut
avoir des variantes, alors que l'opérateur n'en a pas :
Max (a + montre) une patience infinie
Max (a + *montre) ( ?une + sa) patience mise à rude épreuve
Enfin la suite N-Adj constitue un groupe nominal qui répond aux tests d'extraction
quand avoir est verbe support, alors que ce n'est pas le cas avec avoir verbe
opérateur :
Max a une sœur intelligente
C'est une sœur intelligente qu'il (= Max) a
Max a une sœur malade
*C'est une sœur malade qu'il a
Max a une patience infinie
C'est une patience infinie qu'il a
Max a ( ?une + sa) patience mise à rude épreuve
*C'est (une + sa) patience mise à rude épreuve qu'il a
Nous ne retiendrons pas, pour toutes ces raisons, l'analyse des phrases à verbe avoir et
modifieur obligatoire comme phrases à verbe opérateur. Il s'agit bien d'expressions à
verbe support.

3. Furukawa, 1987, fait les mêmes observations et considère le verbe avoir comme un « adhésif » entre
deux prédicats.

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L'analyse en deux propositions reliées par relativation est à la rigueur acceptable
malgré les problèmes d'acceptabilité qu'elle pose, mais est trop générale pour rendre
compte de la diversité sémantique des expressions concernées. D'où la nécessité de la
compléter par les remarques qui vont suivre.

3. Les expressions à un argument associées à une construction


verbale No a un-Modif V-n

Parmi les expressions à modifieur obligatoire recensées, certaines, nullement


exceptionnelles, sont associées à des verbes, par exemple :
Max a un rire (*E + sonore)
Max a un comportement (*E + stupide)
Ce médecin a un diagnostic (*E + sûr)
Cet oiseau a un cri (*E + aigu)
Max a un service (*E + redoutable)
La voiture a un démarrage (*E + excellent)
Jean a un raisonnement (*E + rigoureux)

3.1. Analyse

Ces expressions sont intéressantes à deux titres :


(1) Elles mettent en évidence le rôle aspectuel des verbes supports dans la mesure où
certains de ces V-n peuvent aussi se construire avec faire ou émettre, ce qui donne à la
phrase le sens d'un procès, alors que la forme à verbe avoir a un sens duratif :
Ce médecin fait un diagnostic
Cet oiseau émet un cri
Max fait un service
La voiture fait un démarrage
Jean fait un raisonnement
Dans ces phrases à sens processif, il n'y a pas de modifieur obligatoire. Il arrive par
ailleurs que le lexique rende explicite cette différence, comme l'indique la paire
marche I démarche :
Marie fait de la marche
Marie a une démarche (*E + souple)
(2) Du point de vue syntaxique, ces expressions peuvent, formellement, s'analyser
comme des formes complexes à relative puisque ces formes sont possibles :
Max a un rire qui est sonore
Max a un comportement qui est stupide
Mais on a vu que la décomposition de telles phrases en deux phrases simples conduit à
des formes peu naturelles :
??Max a (un + un certain) rire
L'analyse qui s'impose ici est plutôt celle qui met en jeu la relation bien connue entre un
adverbe portant sur un prédicat verbal et un adjectif dans la construction à verbe
support correspondante :

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Max rit ( ? d'une manière sonore + d'un rire sonore) 4
= Max a un rire sonore
Max se comporte stupidement
= Max a un comportement stupide
Ce médecin diagnostique avec sûreté
= Ce médecin a un diagnostic sûr
La voiture démarre bien
= La voiture a un bon démarrage
Cette analyse rend compte du sens « manière de » qui caractérise ces expressions.
D'autre part, elle est justifiée par l'existence de verbes qui ont eux-mêmes un adverbe
obligatoire, comme se comporter Adv ou se conduire Adv.
Il y a donc lieu de considérer ces expressions comme des phrases à verbe support,
mais avec un degré de complexité comparable à celui des expressions verbales à
adverbe obligatoire.
Si on les compare aux expressions dérivées d'adjectifs, on note deux différences
essentielles : elles n'ont pas de déterminant du, et il n'existe pas de forme synonyme à
verbe être :
Max est d'une grande honnêteté
*Max est d'un bon diagnostic
Ces différences tiennent sans doute au fait que les noms dérivés d'adjectifs désignent
des « qualités » tout court alors que ceux qui sont associés à un verbe désignent des
qualités de comportement, des compétences dans des domaines d'activité divers.

3.2. Propriétés de restructuration

A côté des expressions de forme :


No a Un-Adj V-n
on trouve aussi, mais non systématiquement, des expressions où le modifieur Adj
nominalisé en Adj-n occupe la position de V-n :
No a Un-Modif Adj-n de V-n
par exemple pour V-n = raisonnement :
Max a un raisonnement rigoureux
Max a une (*E + grande) rigueur de raisonnement
II ne s'agit pas d'une simple permutation entre le nom prédicatif V-n et son modifieur
adjectival nominalisé pour la circonstance, parce que la deuxième structure exige un
nouveau modifieur, selon la règle propre aux nominalisations adjectivales (Max a un
(*E + grand) courage). La deuxième phrase n'est pas à relier directement à la première
mais à celle-ci :
Le raisonnement de Max a une (*E + grande) rigueur
dont elle dérive par restructuration, selon un modèle général qui concerne aussi les
noms concrets (cf. Guillet-Leclère, 1981), comme cheveux par exemple :

4. Pour l'analyse des adverbes de manière avec un nom approprié objet interne du verbe principal,
voirBalibar, 1987.

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Les cheveux de Léa ont une belle couleur
= Léa a une belle couleur de cheveux
On aura de même la relation :
Le raisonnement de Max a une grande rigueur
= Max a une grande rigueur de raisonnement
Cette relation est irrégulière comme l'indiquent les énoncés douteux suivants :
Max a un comportement stupide
??Max a une grande stupidité de comportement
Max a une conduite (automobile) souple
??Max a une grande souplesse de conduite
C'est dire qu'il faut considérer cette construction comme une parmi d'autres, la
construction No a un-ModifV-n étant plus largement représentée dans le lexique. Par
ailleurs, cette relation est possible aussi pour les expressions qui comportent un nom
prédicatif autonome , comme le montrent les exemples — avec V-n et N — qui suivent :
Max a un jugement sûr
Max a une grande sûreté de jugement
Max a une main sûre
Max a une grande sûreté de main
Max a un jeu souple
Max a une grande souplesse de jeu
Ce corps a une cristallisation rapide
Ce corps a une grande rapidité de cristallisation
Max a une elocution aisée
Max a une grande aisance d'élocution
auxquels on peut joindre des expressions en parties figées comme :
Max a une grande liberté d'expression
Max a un grand bonheur d'expression
auxquelles il est plus difficile d'associer les formes de base :
??Max a une expression libre.
??Max a une expression heureuse.

3.3. Répartition lexicale

Du point de vue lexical, ces expressions peuvent être associées à des verbes
intransitifs, comme rire ou démarrer, mais aussi à des formes passives sans agent de
verbes transitifs, comme tailler ou accrocher 5 :
Ce diamant est taillé (E + à l'ancienne)
= Ce diamant a une taille (*E + à l'ancienne)
Ce tissu est tissé (E + serré)

5. Dans ces expressions, la forme en avoir a une interprétation aspectuelle résultative par opposition
à la forme composée a eu qui signifie a reçu, a subi ; comme l'a noté G. Gross, avoir serait donc le verbe
support converse de donner. C'est bien le cas pour les expressions Marie a eu (=reçu) une bonne éducation
et Marie a une bonne éducation. Mais ces expressions ne constituent qu'un sous-ensemble de celles qui sont
présentées ici.

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Ce tissu a un tissage (*E + serré)
Ce tableau est solidement accroché
= Ce tableau a un accrochage (*E + solide)
ou encore à des formes neutres de verbes transitifs :
Le sucre cristallise (E + rapidement)
= Le sucre a une cristallisation (*E + rapide)
Ce câble s'enroule (E + automatiquement)
= Ce câble a un enroulement (*E + automatique)
D'autres expressions correspondent à des verbes à deux arguments, l'argument second
(interne) étant exclu dans la forme à verbe avoir :
Jean conduit la voiture en souplesse
Jean a une conduite (*E + en souplesse)
Max joue ce motif avec légèreté
Max a un jeu (*E + léger)
Ce qu'il faut souligner, c'est que cette relation n'a rien de systématique : elle fait
intervenir des formes verbales diverses comme le montrent les exemples ci-dessus ;
d'autre part un verbe peut régulièrement avoir un adverbe de manière, sans que l'on
puisse construire automatiquement une expression à verbe avoir de même sens :
Jean travaille d'une manière originale
^ Jean a un travail original
Jean réfléchit sérieusement
?? Jean a une réflexion sérieuse
C'est dire que ces expressions doivent être recensées de manière systématique. Les
dictionnaires d'usage en font état épisodiquement. Dans le Lexis, par exemple, cet
emploi est mentionné pour les noms écriture, conduite, articulation ; on lit ainsi pour
écriture : « manière particulière d'écrire. Manière dont un écrivain exprime sa
pensée... », et pour conduite « Manière de conduire. Automobiliste qui a une conduite
saccadée ». Le même dictionnaire ignore cet emploi pour les noms jeu, diagnostic,
chant, etc.
Il convient de joindre à ces V-n des noms autonomes figurant dans des expressions
comme :
Ce peintre a une palette claire
Max a un anglais hésitant
Cet enfant a une syntaxe parfaite
Ce musicien a une belle sonorité
Luc a une plume alerte
Ces expressions ont les mêmes propriétés que les précédentes, pas d'article du, pas de
construction avec être de, et modifieur obligatoire avec l'article indéfini.
Les noms qui y figurent, palette, anglais, syntaxe, etc. sont un peu inattendus
comparés aux V-n évoqués plus haut. Ils concernent surtout des activités artistiques et
sportives qu'ils désignent par métonymie. Tout comme les V-n, ils spécifient des traits
de comportement concernant des activités mettant en jeu une technique. On pourrait
voir dans l'emploi de ces termes dans une construction « pour laquelle ils ne sont pas
faits » un autre exemple de calembour syntaxique tel que celui décrit par Gaatone,
1991 à propos de phrases comme Max a le vin gai, Max a le triomphe modeste, calquées

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de manière plaisante sur le modèle Max a les yeux bleus. Mais les expressions à
déterminant indéfini ne produisent pas d'effet plaisant particulier.

4. Les expressions de forme No a un-Modif N avec N approprié et


modifieur adjectival

On a mentionné en 2.2. qu'il existait parallèlement à la construction à verbe avoir


une forme à verbe être quasiment synonyme :
Le N de No est Adj
Or certaines expressions à verbe être ont une particularité : l'élément IV y est
réductible sans changement de sens :
Le N de No est Adj
= No est Adj
Le caractère de Max est ombrageux
= Max est ombrageux
La technique de ce pianiste est virtuose
= Ce pianiste est virtuose
La portée de cet événement est historique
= Cet événement est historique
On dira dans ce cas que N est approprié à tel adjectif (ou telle classe d'adjectifs). Ce
phénomène a été étudié en détail par E. Laporte à paraître, dans le cadre d'une
recherche sur les adjectifs, ainsi que par D. Leeman, 1993 à propos des expressions
désignant des particularités physiques avec la relation du type Max est brun = Max a les
cheveux bruns.

4.1. Noms appropriés

II est clair que dans ces phrases à verbe être l'élément prédicatif essentiel pour
l'information est l'adjectif. Or comme la construction à verbe avoir a le même sens, on
peut penser que c'est aussi l'adjectif qui a le rôle prédicatif essentiel, celui du Л' lui
étant subordonné.
On peut alors considérer que caractère dans la phrase Max a un caractère
ombrageux a aussi un rôle lexico-sémantique de nom approprié tout en étant un nom
prédicatif construit avec avoir, et parler de nom prédicatif approprié, ou plutôt d'une
combinaison N-Adj appropriée.
Cette idée harrissienne de combinaison de deux termes appropriés n'est pas ad
hoc ; elle a été développée par Guillet & Leclère, 1981 à propos de la restructuration et
par M. Mohri, 1994 dans le cadre de constructions verbales à complétives telles que :
Max annonce à Luc la nouvelle que P
= Max annonce à Luc que P
Max souffle à Luc l'idée que P
= Max souffle à Luc que P
II s'agit là d'une complexité d'ordre lexico-sémantique et non plus seulement
syntaxique, qu'il s'agisse des constructions à complétive ou des phrases à verbe support.

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D'autre part, il existe des expressions où figure un V-n, qui ont un modifieur
obligatoire d'une forme spécifique, et où V-n, c'est-à-dire le prédicat nominal, est
réductible « au profit » du modifieur. Il s'agit des expressions de mesure comme :
Ce paquet pèse trois kilos
= Ce paquet (a + fait) un poids de trois kilos
= Ce paquet fait trois kilos
Ici la réduction opère dans le cadre de la construction à verbe avoir, ou plutôt de sa
variante/aire, et le modifieur est un nom d'unité de mesure (cf. Giry-Schneider, 1991
et Le Pesant, à paraître).
Ainsi on considérera N comme un prédicat nominal susceptible de former une
combinaison appropriée avec certains modifieurs adjectivaux.
Certaines de ces expressions à N approprié ne sont pas décomposables en deux
phrases reliées par relativation, comme Га montré E. Laporte, par exemple
citoyenneté, période, caractère (avec sujet humain) :
Luc a la citoyenneté danoise
= Luc est danois
*Luc a une citoyenneté qui est danoise
Cet article a un caractère diffamatoire
= Cet article est diffamatoire
* Cet article a un caractère qui est diffamatoire
C'est pourquoi il analyse les expressions avoir la citoyenneté, avoir un caractère
comme des verbes supports composés (notés Vsup Det Nsup) servant à construire des
adjectifs, tout comme être ou avoir l'air.

4.2. Sémantique : noms de paramètres

Du point de vue sémantique, les expressions de cette classe, décomposables ou non,


sont employées comme les précédentes, pour décrire, caractériser, une personne ou un
objet, mais d'une autre façon. Alors que les noms prédicatifs dérivés d'adjectifs
désignent des « qualités » inhérentes, et ceux dérivés de verbes des comportements (ou
plutôt des qualités de comportement), les noms appropriés désignent en quelque sorte
des paramètres. Cette notion de paramètre est usuelle et évidente pour les expressions
qui mettent en jeu des noms de grandeurs, poids, hauteur, longueur, durée, etc. Or
avec les quelque trois cents noms dénombrés par E. Laporte, elle prend une extension
assez inattendue. Mais pour un humain il est clair que le caractère, l'humeur, l'esprit,
le teint, la citoyenneté, etc., sont des paramètres de caractérisation d'un individu. Il en
va de même pour toute autre réalité ; ainsi le climat est un paramètre pour un pays :
Ce pays a un climat tempéré
= Ce pays est tempéré
ou encore la tessiture pour une voix, le tracé pour une route, un canal, une côte, etc.
Ces noms sont les principes mêmes d'une description organisée, depuis la carte
d'identité jusqu'au traité de géographie. A côté des noms de grandeurs, paramètres de
quantités, il existe des noms désignant des « paramètres » qualitatifs.

4.3. Polarité de certains noms de paramètres

Certains de ces noms de paramètres admettent aussi l'article du, et désignent alors
une qualité comme les noms dérivés d'adjectifs. Là encore le rapprochement avec les
noms des grandeurs s'impose, car certains de ceux-ci ont la même propriété, notam-

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ment débit, durée, envergure, étendue, prix, surface, valeur, vitesse, volume. Mais
dans cet emploi, les expressions en jeu ont une polarité ; ainsi les phrases
Ce fleuve a du débit
Ce domaine a de l'étendue, de la surface
Ce tableau a de la valeur
ont un quantifieur implicite et signifient que le fleuve a beaucoup de débit, que la
propriété a une grande étendue et le tableau une grande valeur. Certaines sont
métaphoriques :
(Max + ce projet) a de l'envergure
(Max + cet argument) a du poids
Cette décision a de la portée
De la même façon, les noms de paramètres autres que les noms de mesure peuvent avoir
avec l'article du une sémantique de noms de quah'té à polarité « positive » :
Max a du (caractère + tempérament + personnalité + allure+ classe + tenue + style)
ou bien « négative » :
Max a de l'humeur (= de la mauvaise humeur)
comme quoi la notion de polarité, habituellement attribuée aux adjectifs comme
chevelu, feuillu (= qui a beaucoup de cheveux, de feuilles) peut aussi s'appliquer à des
noms.

Ainsi, pour qualifier, la langue dispose de plusieurs constructions parmi


lesquelles :

No est Adj
No a du (Adj-n + N)
No a un (*E + Modif) (Adj-n, + N)
No est de Dét (Adj-n + N)
Mais comme on l'a observé régulièrement pour toutes les constructions qui mettent en
jeu la syntaxe et le lexique, le fait qu'il existe plusieurs constructions formellement et
sémantiquement associées n'implique pas qu'elles soient toutes réalisées pour un
prédicat donné. Ainsi saveur et goût n'ont pas le même ensemble de constructions
associées :
Ce plat est savoureux
= Ce plat a de la saveur
^ Ce plat a une saveur (*E + bizarre)
*Ce plat est goûteux
Ce plat a du goût
Ф Ce plat a un goût (*E + bizarre)
Le phénomène le plus important ici est le rôle des déterminants dans l'interprétation
des noms ; ainsi l'opposition entre du et un ne se ramène pas à l'opposition
massif / comptable ; dans les constructions à verbes supports, elle peut induire une
différence aspectuelle (faire du dessin /faire un dessin) du moins avec les noms
« d'action », ou encore l'article du peut transformer un nom de « paramètre » en nom
qualifiant positivement ou négativement un objet.

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5. Les expressions à deux arguments associées à une construction
verbale : No a Un-Modif de N2 (la classe des noms épistémiques)

Parmi les noms prédicatifs se construisant avec avoir, il existe une classe sémanti-
quement remarquable d'une cinquantaine de noms « épistémiques » désignant des
états mentaux liés à l'activité de l'intellect. Ces noms sont des prédicats à deux
arguments, morphologiquement associés à des verbes ou non, comportant
généralement un modifieur obligatoire dans leur construction, d'où leur place dans cet article ;
quelques exemples :
Max a une appréciation (*E + juste) de la situation
Max a une idée (*E + bizarre) de la politesse
Max a une perception (*E + fine) des choses
Max a une science (*E + certaine) du cœur humain
Max a une notion (*E + vague) de la réalité

Si l'on considère tout d'abord les V-n, alors on fait la même analyse que pour les
prédicats nominaux à un argument décrits dans 3 : ces expressions sont des phrases à
verbe support avoir, et le modifieur obligatoire peut correspondre à un adverbe
obligatoire dans la construction verbale, ce qui est le cas pour apprécier (du moins avec
le sens qu'il a ci-dessus) mais aussi pour concevoir, estimer, évaluer, appréhender,
saisir, voir :
Max voit (*E + nettement) les données du problème
= Max a une vision (*E + nette) des données du problème

D'autres verbes n'ont pas d'adverbe obligatoire, comme assimiler, comprendre,


connaître, ignorer, etc. :
Max comprend le problème (E + partiellement)
= Max a une compréhension (*E + partielle) du problème
Max méconnaît le pouvoir de Luc (E + fâcheusement)
= Max a une méconnaissance (*E + fâcheuse) du pouvoir de Luc
Pourquoi ce modifieur obligatoire avec ces noms ? Ou bien il y a à cela une raison
purement formelle, tous les noms concernés se coulant dans le modèle de la
construction à verbe avoir et à modifieur obligatoire, ou bien il y a une raison « profonde »,
sémantique, qui reste à déterminer. On comprend mal pourquoi, avec avoir du moins,
la méconnaissance doit être spécifiée par un adjectif ou tout autre modifieur, alors que
le simple verbe méconnaître n'a pas à l'être.
On peut dire que le même problème se posait pour les noms dérivés de verbes
intransitifs, par exemple pour conduite (automobile) et conduire. Dans ce cas-là, il
suffisait de dire que la construction à verbe avoir désignait la manière de conduire
tandis que le sens d'action de conduire est formulé par une phrase à verbe support
faire (Max faire de la conduite). Mais les noms épistémiques n'ont pas deux emplois de
ce type. Les modifieurs ne précisent pas la manière de comprendre, de voir,
d'apprécier, mais plutôt le degré, que n'exprime pas le verbe. C'est le cas des adjectifs comme
partiel, complet, vague, précis, fin, qui pourraient être inventoriés. Naturellement on
peut trouver d'autres modifieurs, désignant un jugement plus moins moral du
locuteur, comme bizarre ou fâcheux, qui sont compatibles avec la plupart des noms
prédicatifs du lexique.

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Comme c'est le cas pour toutes les constructions à verbe support, la classe des noms
de forme No a Un-ModifN de Nj comprend aussi des noms sans verbe associé, comme
concept, idée, conscience, instinct, intelligence, intuition, etc. ou encore approche et
aperçu qui ont une morphologie verbale mais n'ont pas le même sens que approcher et
apercevoir. Ce sont bien sûr leurs propriétés syntaxiques qui permettent d'affirmer
qu'ils font partie de cette classe. Ces propriétés sont les suivantes :
1) Le déterminant indéfini à l'exclusion de du
2) Le modifieur obligatoire avec ce déterminant (Un-Modif)
3) Pour certains de ces noms, une construction à complétive avec cette fois le
déterminant défini Le :
Max a le sentiment que les hommes sont féroces
Max a la prémonition que Luc l'emportera
Dans certains cas, le groupe nominal IV, associable à la complétive a le même sens que
celle-ci ; ainsi les phrases :
Max a le sentiment de la férocité des hommes
Max a un sentiment aigu de la férocité des hommes
ont le même sens que la forme correspondante à complétive, mais généralement, la
phrase avec déterminant indéfini exprime une relation différente, ce qui suggère
qu'elle résulte d'une autre construction :
Max a le souvenir que son père aimait la poésie
^ Max a un souvenir (*E + précis) de son père
Max a eu l'idée d'une promenade
^ Max a une idée (*E + précise) de l'amitié
C'est cette autre construction qui constitue la propriété (4).
4) /V, résulte de la réduction d'une interrogative indirecte. Dans ces expressions IV, est
paraphrasable par ce qu'est ou bien ce qui est :
Max a une idée précise de l'amitié
= Max a une idée précise de ce qu'est l'amitié
Max a un souvenir précis de son père
= Max a un souvenir précis de (qui était son père + ce qu'était son père)
Max a une compréhension partielle du problème
= Max a une compréhension partielle de ce qu'est le problème
Max a une approche philosophique de ce problème
= Max a une approche philosophique de ce qu'est ce problème
Max a une conception naïve de la justice
= Max a une conception naïve de ce qu'est la justice
Outre cette paraphrase, deux arguments viennent à l'appui de cette description :
a) Les verbes associés aux V-n admettent eux-mêmes une interrogative indirecte
sans changement de sens. Ainsi estimer si P a un sens compatible avec celui de
l'expression avoir une estimation approximative de N}, alors que estimer que P a un
autre sens.
b) Certains de ces noms « épistémiques » acceptent, au moins dans une langue
familière, des interrogatives indirectes :
Max a une idée de qui est venu
Max a une idée de quand on ira dîner

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Quand un de ces noms accepte les deux constructions, à complétive et à interrogative
indirecte, il peut arriver que N ,, réduction de l'une ou de l'autre, soit ambigu :
Max a l'intuition de la duplicité de Paul
1)= Max a l'intuition que Paul fait preuve de duplicité
2)= Max a l'intuition de ce qu'est la duplicité de Paul
Pour le détail de ces réductions de complétive et d'interrogative indirecte, on se
reportera à M. Mohri, 1994 et à J. Giry-Schneider, 1994.
5) Le verbe support avoir a des variantes aspectuellcs comme acquérir, se forger,
élaborer, garder, etc.
6) Certains modifieurs adjectivaux sont très spécifiques, comme haut, large, élevé,
étroit, faux, juste, déformé :
Max a une vision (large + élevée + étroite + fausse + juste + déformée) de la vie en
société
Ces modifieurs s'appliquent assez régulièrement aux noms de cette classe, surtout à
ceux qui relèvent du vocabulaire de la perception, comme vue, vision, perception,
image, représentation.
7) Cette construction n'a pas de sous-structure de forme No a Dét N. Ce point est à
souligner parce que certains noms de cette classe ont une construction de ce type, à un
argument, que l'on trouve dans les expressions :
Max a une (idée + intuition + vision)
mais il s'agit d'expressions qui ont un autre sens et d'autres propriétés, en relation
avec des constructions à complétive que P et non avec des interrogatives indirectes.
Cette classe de noms nécessite une étude détaillée que l'on ne peut présenter ici. On
a simplement détaché ce qui la rapprochait des noms prédicatifs à un argument
évoqués en 3 et 4.

Conclusion

On a présenté une construction du verbe avoir à « complément » obligatoirement


accompagné d'un terme épithète (Max a un jeu brillant, un caractère renfermé, une
stature imposante). Syntaxiquement, les expressions de cette forme sont généralement
analysables, pouvant se ramener à une structure complexe à relative (Max a un jeu qui
est brillant).
On a essayé de montrer :
1) que le verbe avoir dans ces expressions est un verbe support et son « complément »
un nom prédicatif ;
2) que si l'on creuse la relation entre ce nom prédicatif et son modifieur, alors on doit
raffiner l'analyse syntaxique proposée en premier lieu, trop générale pour rendre
compte de cette relation ; en effet avec certains noms prédicatifs, notamment les V-n
associés à un verbe, cette relation est la même qu'entre un verbe et un adverbe (Max a
un jeu brillant = Max joue brillamment) ; avec d'autres, cette relation est celle d'une
combinaison appropriée Nom-Adjectif.
Ces deux analyses différentes correspondent à des classes de noms différentes. En
effet, toutes les expressions évoquées ici servent à décrire et qualifier un objet, une
personne. Mais les expressions à V-n (plus d'autres à N autonome qui ont les mêmes

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propriétés) spécifient des qualités de comportement ou plutôt des compétences, alors
que celles à N approprié désignent une qualité inhérente de l'objet ; le nom approprié
fonctionne comme paramètre, tout comme les noms de grandeurs, ces derniers se
caractérisant par des modifieurs spécifiques, les noms d'unité ; ainsi les phrases Max a
un caractère renfermé et Ce livre a une épaisseur de 10 centimètres sont du même
type.
Quant à la classe des noms épistémiques évoquée également dans cet exposé, elle se
rattache aux précédentes ou plus précisément à celles des noms V-n non réductibles
puisqu'elle comprend des noms qui se construisent aussi avec avoir, qui ont aussi un
modifieur obligatoire, et que avoir y a incontestablement le rôle de verbe support. Ces
noms désignent eux aussi des compétences, non plus artistiques comme jeu ou palette
(avoir un jeu brillant, une palette claire), ni sportives comme dans l'expression avoir
un coup droit destructeur mais intellectuelles (avoir une idée, une connaissance
précises de ce problème).
Sur le plan théorique ces expressions représentent un cas de structure complexe à
verbe support puisqu'elles comportent deux prédicats indissociables. On a vu que
pour certaines expressions cette complexité est du même type que celle qui existe entre
un verbe et un adverbe quand celui-ci est obligatoire, et que pour les autres, cette
complexité est la même que celle qui caractérise la relation entre un nom de grandeur
approprié et un nom d'unité.
Cette étude s'inscrit enfin dans le cadre des analyses du verbe avoir. A côté de son
emploi de verbe support « standard » construit avec un seul prédicat (Max a une
discussion (=discute) avec Marie), ce verbe a une construction complexe comprenant
en fait deux prédicats, qui échappe au modèle général de la phrase simple à un prédicat
de forme sujet-verbe-complément. Ce fait était connu bien sûr ; on a simplement
essayé de préciser les différentes relations syntaxiques et sémantiques possibles entre le
nom construit avec avoir et ses modifieurs obligatoires.

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