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La nominalisation : un état des lieux1

Marie Laurence KNITTEL

1. De la morphologie à l'interprétation

La nominalisation est un procédé de formation d'un nom à partir d'une unité lexicale
non-nominale (par exemple un verbe, mais aussi un adjectif, comme cela sera discuté
dans la section 4). Cette opération entraîne, par nature, l'apparition de propriétés
morphosyntaxiques propres à la catégorie nominale. Ainsi, le résultat d'une
nominalisation est nécessairement un item muni de spécifications comme le genre et
le nombre (vs le temps et le mode pour le verbe), et d'une combinatoire nominale
(détermination, modification adjectivale vs adverbiale, etc).

1. a. traduireV ; ils traduisent[Présent;3°Pl] correctementAdv


b. traductionNFem ; desDet traductionsNPl correctesAdj
2. a. danserV ; il danse[Présent;3°Sg] gracieusementAdv
b. danseNFem ; uneDet danseNSg gracieuseAdj

Sur le plan des procédés morphologiques, trois opérations sont aptes à produire des
nominalisations en français : la suffixation (1), la conversion (2) et la composition (3)
(voir Villoing 2002).

3. a. gratte-papierN : unDet gratte-papierNSg consciencieuxAdj


b. insecticideN2: unDet insecticideNSg efficaceAdj

On observera que la conversion de V à N n'est signalée par aucun changement


formel3, ce qui soulève la question de sa distinction d'avec la conversion de N à V : en
l'absence de marque visible du processus de changement catégoriel, il est a priori
difficile de déterminer son orientation de nom à verbe ou de verbe à nom. Pour une
discussion, voir Tribout (2010, chapitre 3), ainsi que la section 3.
Au contraire des noms construits par conversion, les noms construits par suffixation
se caractérisent par la présence de divers suffixes, dont certains sont illustrés en (4) :

4. a. VmentN : commencement, soulagement


b. VionN : déception, ventilation4

1
Je remercie Fiammetta Namer, le relecteur du Français Moderne et les coordinatrices du
volume pour leurs commentaires avisés.
2
Insecticide est un composé néo-classique, de forme insect-i-cide, littéralement '(produit) tueur
d'insectes'.
3
La seule variation observable est une éventuelle variation radicale. Voir Bonami & Boyé
(2003), Tribout (2010).
4
Selon Bonami, Boyé & Kerleroux (2009), la forme de ce suffixe est -ion, les séquences -t- et -
at-, qui se réalisent respectivement /s/ et /as/ devant -ion (déception, ventilation) appartiennent
au radical, appelé aussi Thème 13, qui est sélectionné lors de la dérivation des formes en -ion, -
eur / -rice et en -if.

1
La nominalisation : un état des lieux

c. VageN : allumage, jardinage


d. VeurN : chanteur, lecteur
e. VoirN : arrosoir, dortoir
f. VureN : brûlure, fourniture5

Les noms déverbaux peuvent avoir des sens divers. Certains sont proches de celui du
verbe, notamment lorsque le nom désigne une évenance, au sens de Fradin (2011,
2012a,b, 2014), c'est-à-dire un événement appartenant à l'une des quatre classes
aspectuelles (commencement, explosion, immersion, etc). D'autres noms peuvent
désigner des participants : agents (celui qui V : chanteur), instruments (ce qui sert à
V : arrosoir), lieux (lieu où l'on V : dortoir), patients (ce / celui qui est V :
nourrisson6) etc. (voir Villoing 2007 pour une synthèse). Relevons aussi qu'on peut
désigner un instrument, par exemple, au moyen de noms déverbaux ayant subi des
suffixations diverses (arrosoir, perceuse, allumette). La correspondance, une marque
(suffixe) / un sens, est donc loin d'être la règle.

Parmi les variations de sens observées pour les noms déverbaux, la plus connue et la
mieux documentée est certainement celle de l'ambiguïté de noms tels que
encrassement, construction, allumage, parmi beaucoup d'autres. Ces noms sont en
effet polysémiques et peuvent dénoter tant des événements que des objets, abstraits ou
concrets7 (Milner 1982, Jacquey 2006, Barque, Haas & Huyghe 2014). Les deux
lectures vont cependant être distinguées par les contextes qui leur sont propres
(Godard & Jayez 1994, Kiefer & Gross 1995). Par exemple, l'emploi comme sujet de
verbes tels que commencer, avoir lieu, se produire, etc, ou encore la compatibilité
avec des expressions de durée, distingue les lectures d'événement des lectures d'objet :

5. a. La construction de la maison a commencé le mois dernier. [Evénement]


b. Deux ans de construction ont été nécessaires. [Evénement]
c. La construction se trouve en bord de mer. [Objet]

Comme nous le verrons dans la section 3, la distinction objet / événement est corrélée
à d'importantes variations syntaxiques, et fait écho à la question de l'opposition entre
lecture événementielle et lecture 'résultative', qui constitue l'un des fondements de
l'approche syntaxique anglo-saxonne des nominalisations depuis Grimshaw (1990).
Une ambiguïté proche de la précédente est également décelable chez les noms dérivés
de certains verbes psychologiques. C'est ce qu'ont montré Barque, Fábregas & Marín
(2012), qui observent que ces noms, en plus de dénoter un état (6a), peuvent présenter
une lecture d'"Objet en relation avec un Expérient" (6b) :

6. a. Son obsession (pour la vidéo) dure depuis deux ans.


b. Il a deux obsessions : la photo et la vidéo.
[Barque, Fábregas & Marín (2012: 21)]

5
Voir Lecomte (1997).
6
Voir Roché (2003b).
7
De nombreux travaux ont montré l'étendue du phénomène à travers les langues : Melloni
(2007), Bisetto & Melloni (2007) pour l'italien, Osswald (2005) et Scott (2010) pour
l'allemand, Grimshaw (1990) pour l'anglais, Szabolcsi (1994) pour le hongrois, etc.

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Les ambiguïtés ci-dessus sont loin d'être les seules. Le fait que les noms construits au
moyen d'une suffixation donnée peuvent donner lieu à des interprétations différentes
est bien documenté. Ainsi, les noms en -oir, interprétables comme des instruments ou
des lieux, ont été examinés par Namer & Villoing (2008), puis par Fradin &
Winterstein (2012). D'autre part, la question des noms en -eur, de leur interprétation
instrumentale (broyeur) ou agentive (mangeur) et de la disponibilité de cette dernière
a été discutée par plusieurs auteurs, parmi lesquels Anscombre (2001), Fradin &
Kerleroux (2003a), et Roy & Soare (2012, 2014a).

Parallèlement, d'autres lectures, potentiellement couplées à des ambiguïtés, ont été


décrites. Fradin (2012a) distingue une lecture de 'moyen' (équipement : ce qui équipe),
distincte de celles d'agent et d'instrument, et typique des nominalisations de verbes
disposant d'une construction stative. À l'inverse, il met en évidence, de même que
Huyghe & Jugnet (2010), le fait que la lecture stative d'un nom déverbal n'est pas
nécessairement corrélée au caractère statif du verbe correspondant, et vice-versa.
Nous y reviendrons dans la section 2.
Les données ci-dessus soulèvent des questions liées à la polysémie, notamment celle
de la mise en évidence du ou des sens (Quine 1960, Cruse 1986, 1995, 2000, Croft &
Cruse 2004) et celle de la relation entre les unités de sens différents (voir Rastier
1987, Kayser 1987, Pustejovsky 1995, ainsi que Barque 2008 et Goossens 2011 pour
une synthèse).

Par ailleurs, la problématique de l'alternance entre suffixes a fait l'objet de plusieurs


études. La question la plus fréquemment soulevée, dans ce domaine, est certainement
celle du choix entre les suffixations en -ment et en -age (voire en -ion), dans la
construction des noms d'événements. Cela est illustré en (7).

7. a. le {gonflage / gonflement} du pneu


b. l'{encrassage / encrassement} des soupapes

Pour rendre compte de ce type de contraste, diverses explications ont été proposées :
(in)transitivité des bases verbales (Dubois 1962) ; nature interne / externe du
processus (Corbin 1997) ; (non)-agentivité du nom construit (Kelling 2001). Des
travaux plus récents suggèrent des analyses pluri-factorielles. Ainsi, Martin (2008)
considère que la distribution de -age (vs -ment, plus neutre) dépend de facteurs tels
que l'agentivité, l'incrémentalité, et la spécialisation au domaine physique ; Fradin
(2012b) évoque également une conjonction de facteurs, parmi lesquels le contrôle de
l'action, et la nature humaine ou non de l'objet du procès décrit. Il suggère en outre
que le lexique existant impose certaines contraintes aux formes créées, tout en
montrant que les formes en -age et en -ment coexistantes ne présentent pas
nécessairement de variation sémantique (cf. encavage / encavement).
Une autre alternance observable pour les noms déverbaux d'événements est celle qui
se manifeste entre -age et -ée (Ferret, Soare & Villoing 2010) :

8. {l'arrivage / l'arrivée} de la marchandise

Tout en reconnaissant que les bases verbales transitives favorisent l'emploi de -age et
les bases inaccusatives celui de -ée, les auteurs avancent l'hypothèse originale que la

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La nominalisation : un état des lieux

sélection de l'un ou l'autre suffixe repose sur une opposition d'aspect grammatical, les
noms en -ée renvoyant à des événements présentés comme perfectifs, au contraire des
noms en -age, qui décrivent des événements imperfectifs.
Enfin, la question de la construction des noms de participants à des événements au
moyen des suffixations en -eur (enquêteur), -ant (surveillant) et -é/-i/-u (détenu) a fait
l'objet de travaux récents de Roy & Soare (2012, 2014b). L'hypothèse des auteurs est
que la disponibilité et la lecture de ces noms repose sur leur (non)-conservation du
caractère événementiel (et, le cas échéant, du type générique ou épisodique de
l'événement) du verbe de base.

2. Les nominalisations événementielles : des propriétés aspectuelles à la


distribution du nombre

Parmi les nominalisations, ce sont sans doute celles qui renvoient à des événements
qui ont suscité le plus de travaux. Comme nous l'avons mentionné dans la section 1, la
caractérisation d'un nom comme événementiel repose en premier lieu sur sa
compatibilité avec certains types de verbes, comme avoir lieu ou se produire. En
outre, les événements, qu'ils soient instanciés par des noms ou des verbes, ont une
relation au temps. C'est sur cette base que Van de Velde (1995) et Flaux & Van de
Velde (2000) distinguent parmi les noms abstraits les intensifs des extensifs. Les
premiers sont principalement apparentés à des adjectifs et à des verbes
psychologiques et sont dépourvus d'étendue temporelle ; les noms extensifs, au
contraire, décrivent des entités qui s'étendent dans le temps. Ainsi, le quantificateur
beaucoup8 ne peut-il indiquer la durée (ou la fréquence) qu'avec des noms extensifs
(9a) ; combiné à des noms intensifs — ce qui n'est pas toujours possible, cf. (9c)— sa
valeur est celle d'un marqueur d'intensité (9b) :

9. a. beaucoup de marcheExtensif = une longue marche / des marches fréquentes


b. beaucoup de méprisIntensif ≠ un long mépris / un mépris fréquent
c. beaucoup de gentillesseIntensif = ?? une longue gentillesse / ?? une
gentillesse fréquente

La question de la préservation de l'aspect lexical du verbe d'origine par les


nominalisations est également un thème abondamment documenté. De nombreux
auteurs ont en effet cherché à déterminer dans quelle mesure les classes aspectuelles
du domaine verbal (voir notamment Vendler 1967) sont également valides dans le
domaine nominal et ont proposé des contreparties aux tests aspectuels utilisés pour le
classement des verbes.
Ainsi, Anscombre (2005, 2007), suivi par Haas, Huyghe & Marín (2008) et
Beauseroy (2009) montre que les noms dynamiques peuvent être distingués au moyen
d'expressions marquant l'ancrage ou l'étendue temporelle (10), ou indiquant un
déroulement (11).

10. a. un voyage de deux jours


b. deux heures de rempotage de cactus
c. le jour de l'ouverture du magasin

8
Voir également les travaux d'Obenauer (1983).

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11. a. un travail en cours


b. en plein vol
c. au milieu d'une promenade

La possibilité d'employer le nom comme objet d'un verbe support pour paraphraser le
verbe correspondant (cf. faire de la navigation / naviguer), et la présence d'une
structure argumentale (voir section 3) constituent des indices supplémentaires du
caractère dynamique du nom d'événement.

Une seconde série de tests, proposés par Haas, Huyghe & Marín (2008) et Beauseroy
(2009), met en évidence la validité pour les noms de l'opposition entre événements
duratifs et événements ponctuels. Comme le montrent les exemples (12), les noms
ponctuels refusent, ce qui est attendu, toute combinaison avec des éléments renvoyant
au début, à la fin ou à la durée de l'événement.

12. a. ?? une naissance de cinq heures


b. ?? l'assassinat a duré une heure
c. ?? la découverte s'est déroulée en ville

Les nominalisations de verbes d'activités suscitent par ailleurs des questionnements


spécifiques. Comme l'ont signalé Flaux & Van de Velde (2000), Haas, Huyghe &
Marín (2008), Heyd & Knittel (2009), ainsi que Haas & Huyghe (2010) ou encore
Beauseroy & Knittel (2012a), les noms dérivés de ces verbes se subdivisent en deux
classes, qui s'opposent formellement par leur caractère dénombrable ou non. Alors
que des noms tels que jardinage, navigation ou patinage fonctionnent comme des
massifs (13), manifestation, voyage et discussion se caractérisent comme comptables
et, de ce fait, admettent d'être pluralisés (14) (voir aussi Borillo 1989) :

13. a. du jonglage, de la navigation, du patinage


b. *plusieurs navigations, *un patinage
c. deux heures de jonglage, une journée de navigation,
d. *une navigation d'une journée, *un patinage de trente minutes

14. a. {une / deux} manifestation(s), {une / plusieurs} discussion(s)


b. un voyage d'une journée, une discussion de trente minutes

En outre, certains de ces noms admettent les deux emplois (Heyd & Knittel 2009) :

15. a. (faire) de la danse / une danse (de cinq minutes)


b. (faire) de la marche / une marche (de deux heures)

Les noms d'activités massifs disposent de propriétés particulières. D'une part, ils
refusent la localisation au moyen du terme lieu (Haas, Huyghe & Marín 2008) :

16. a. ?? le lieu du jonglage


b. ?? Le bricolage a eu lieu {hier / dans la cour}.

D'autre part, comme l'ont noté Heyd & Knittel (2009) et Beauseroy & Knittel (2012a),
ces noms n'apparaissent que dans des contextes restreints, en particulier comme

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La nominalisation : un état des lieux

compléments du verbe support faire (15,17a) (voir Pivault 1994), de sa variante


pratiquer (17b), de verbes psychologiques (17c), et comme sujet de phrases
génériques (17d). De plus, seule la modification classifiante (au sens de Kupferman
2004) est possible avec cette classe (17e) (Beauseroy & Knittel 2012b).

17. a. Il fait du jonglage.


b. Il pratique le patinage.
c. J'aime la navigation.
d. Le jonglage demande de l'adresse.
e. Elle fait de la danse {classique / *gracieuse}.

L'ensemble de ces propriétés conduit Haas, Huyghe & Marín (2008) à considérer ces
noms comme des 'types d'actions', non ancrés spatio-temporellement et dotés
seulement d'une 'référence virtuelle', au sens de Kleiber & Lazzaro (1987), Kleiber
(1990) (voir aussi Beauseroy & Knittel 2012a).

Cette partition des noms d'activités en deux classes d'emploi (voir entre autres
Heyd & Knittel 2009) a donné lieu à deux courants d'analyse.

Le premier courant (Haas, Huyghe & Marín 2008, Huyghe 2011), oppose les noms
dénotant des types d'actions aux noms d'occurrences, qui disposent d'un ancrage
spatio-temporel. C'est de cette classe que font partie à la fois les noms d'activités
comptables (14), qui décrivent, selon ces auteurs, des occurrences duratives non-
culminantes, et les noms dérivés de verbes téliques (18), accomplissements et
achèvements, caractérisés par leur culmination.

18. a. La traversée a duré deux heures. [Accomplissement]


b. La noyade a eu lieu dans une zone non-surveillée. [Achèvement]
[Haas, Huyghe & Marín (2008), exemples (19) & (23)]

Au contraire, Knittel (2011) suggère une explication fondée implicitement sur le


parallélisme entre flexion nominale et flexion verbale, et propose que les noms
d'activités massifs, donc dépourvus de flexion en nombre, véhiculent la valeur
imperfective ; à l'inverse, les noms comptables, et donc fléchis pour le nombre, ont
une interprétation perfective9, et sont perçus comme s'étendant sur un intervalle fermé
(Berthonneau 1989, Anscombre 2007). Suivant cette analyse, seuls les noms perfectifs
sont localisables (16). Un autre test est fourni par l'emploi de après (Ferret, Soare &
Villoing 2010), qui n'est compatible avec les activités massives que si elles sont
comprises comme s'étendant sur un intervalle fermé.

19. a. Après {la danse / le voyage}, ils se sont reposés.


b. Après {le jardinage / la natation}, ils se sont reposés.
c. Après {la séance de jardinage / la séance de natation}, ils se sont reposés.

Dans la mesure où après situe l'événement principal comme postérieur à celui décrit
par la nominalisation, il nécessite que celui-ci soit présenté comme achevé, ce qui

9
Knittel (2011) se fonde sur les travaux de Iordachioaia & Soare (2008, 2009), qui proposent la
même opposition de perfectivité sur les nominalisations du roumain.

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Marie Laurence KNITTEL

correspond à l'aspect perfectif.


Il faut relever que l'hypothèse selon laquelle l'opposition massif / comptable encode
l'opposition imperfectif / perfectif vient en contradiction avec l'analyse qui associe le
trait massif à l'atélicité, originellement proposée par Mourelatos (1978), Krifka
(1989), ou encore Jackendoff (1991), et retenue pour le français par Meinschaefer
(2005). Elle est également en opposition à la proposition de Ferret, Soare & Villoing
(2010), mentionnée en section 1, qui associe la variation de perfectivité à l'alternance
-age / -ée.

Le décalage aspectuel entre classe du verbe et classe du nom correspondant est


également fréquemment observé lorsque la stativité est impliquée. Comme en
attestent les exemples (20), de Huyghe & Jugnet (2010), il existe bien des verbes
statifs dont les nominalisations sont également statives et qui ne se combinent donc
pas à des prédicats dynamiques.

20. a. Pierre possède cette maison.


b. *Pierre a effectué la possession de cette maison.
c. *La possession de cette maison a eu lieu à Paris.

La conservation du caractère statif du verbe de base s'observe également chez les


noms psychologiques, qu'ils soient de type Expérient-Sujet (crainte, admiration) ou
Expérient-Objet (agacement, obsession), comme l'ont montré Barque, Fábregas &
Marín (2012)10. Ainsi, ils sont incompatibles avec des prédicats tels que avoir lieu
(21a), mais se combinent avec des noms comme état / sentiment de, ainsi qu'avec
ressentir (21b), qui n'admet que des noms statifs comme objet (Kerleroux 2008 ;
Huyghe & Jugnet 2010). Le caractère non-borné de ces noms les rend également
incompatibles avec pendant (21c).

21. a. *{La crainte / l'obsession} a eu lieu à Paris.


b. Il ressent un sentiment {de crainte / d'agacement}.
c. *Il est arrivé pendant l'obsession.

Cependant, certains auteurs relèvent le cas de verbes ambigus dont la nominalisation


ne conserve que l'acception stative, parmi lesquels certains verbes décrivant un
changement d'état psychologique du référent de leur objet (Huyghe & Jugnet 2010) :

22. a. Elle est en train d'admirer le paysage.


b. Paul {admire / *est en train d'admirer} l'honnêteté.
c. *L'admiration du paysage {est en cours / s'est produite hier}.

23. a. Paul est en train d'agacer Marie.


b. L'agacement de Marie (*a eu lieu ce matin).

D'autre part, ces mêmes auteurs notent que certains verbes dynamiques réfléchis,
décrivant un 'état du sujet', présentent également une nominalisation stative ; ceci

10
Les observations de Barque, Fábregas & Marín (2012) rejoignent celles qui ont été faites sur le
finlandais (Pylkkänen 1997, 2000), l'anglais (Arad 1999, Ramchand 2008), le polonais
(Rozwadowska 2000, Bialy 2005) et l'espagnol (Marín & McNally 2005, 2011).

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La nominalisation : un état des lieux

transparaît dans l'emploi possible de ces éléments avec le prédicat faire preuve de :

24. a. Il est en train de s'acharner.


b. Il a fait preuve d'acharnement.

Enfin, Fradin (2011) montre que des noms statifs peuvent résulter de la
nominalisation de verbes dynamiques impliquant une relation spatiale :

25. a. L'emprisonnement du chauffeur a eu lieu secrètement. [Evénement]


b. L'emprisonnement du chauffeur a duré deux ans. [Etat]

Comme les remarques qui précèdent le montrent, la conservation de l'aspect verbal


par la nominalisation, même si elle constitue le cas général, n'en est pas moins
invalidée pour certaines classes, notamment dans le cas des activités et lorsque la
stativité est en jeu.

3. A l'interface syntaxe / sémantique : des arguments à la structure argumentale

La question des arguments des noms déverbaux peut, en premier lieu, être vue comme
une conséquence de leur caractère prédicatif. C'est ainsi que certains auteurs (Giry-
Schneider 1978, M. Gross 1981, Vivès 1984, 1993, Danlos 2009), en se fondant sur
les travaux de Harris (1964) pour l'anglais, proposent la notion de verbe support, qui
permet de mettre en relation une phrase construite au moyen d'un verbe plein avec son
corrélat contenant la forme nominalisée du verbe et le verbe support en question.

26. a. [Luc]Agent attaque [la citadelle]Thème.


b. [Luc]Agent mèneVSup une attaque [contre la citadelle]Thème.

Le verbe support a pour unique fonction de permettre la réalisation des informations


flexionnelles nécessaires à la phrase (temps, mode, accord) ; au contraire d'un verbe
plein, il est dépourvu de sens autonome, et n'impose pas de restrictions de sélection
aux autres constituants présents11. Ainsi, son sujet (Luc en (26b)) est sélectionné par le
nom déverbal lui-même. Deux remarques s'imposent cependant. D'une part, si, en
(26b) le nom déverbal attaque dispose bien d'arguments conservant la même
interprétation (Agent et Thème) que dans la structure verbale en (a), il faut noter que
la réalisation syntaxique de ces arguments varie. Notamment, l'objet direct de attaquer
en (26a) nécessite en présence d'un verbe support d'être introduit par une préposition
sémantiquement pleine. D'autre part, l'exemple (26) fonctionne parfaitement si
attaque est remplacé par raid, qui n'est pas déverbal :

11
Le verbe support se caractérise également par le fait qu'il impose des contraintes sur la
détermination du nom prédicatif, et qu'il permet l'extraction d'un constituant hors de son
complément ; les exemples ci-dessous, de Vivès (1993: 11), montrent ainsi le contraste entre
raconter, qui est un verbe plein et mener :
(i) C'est contre la citadelle que Luc a {menéVsup / *raconté} une attaque.
(ii) Une attaque a été {menéeVsup / *racontée} par Luc contre la citadelle.
(ii) Une attaque contre la citadelle a été {menéeVsup / racontée} par Luc.

8
Marie Laurence KNITTEL

27. Luc a mené un raid contre la citadelle.

Ceci indique que les contraintes syntaxiques qui pèsent sur les noms prédicatifs
associés à des verbes supports, qu'ils soient ou non déverbaux, ne sont pas forcément
identiques à celles qui régissent le fonctionnement des verbes et des noms auxquels ils
peuvent donner lieu.

Ce qu'indiquent en fait les exemples ci-dessus, c'est que la présence d'arguments — en


tant qu'entités sémantiquement requises — est liée au type de dénotation du nom.
Comme nous l'avons mentionné plus haut, les travaux de Godard & Jayez (1994) ont
montré qu'une nominalisation peut renvoyer à un événement ou à un objet. Il est à
présent communément admis que la présence d'arguments, pour une nominalisation
donnée, est dépendante de sa lecture d'événement.

Les exemples (5), repris en (28), en fournissent une illustration :

28. a. Pierre a construit la maison en deux ans.


b. La construction [de la maison]Thème [par Pierre]Agent a duré deux ans.
c. la construction au toit de chaume {*de la maison / *par Pierre / *a duré un
an}

La nominalisation en (28b) a une lecture d'événement, comme l'indique sa


compatibilité avec durer ; cette lecture lui permet de conserver les arguments Thème
et Agent instanciés pour le verbe construire (28a). À l'inverse, construction en (28c),
qui renvoie à l'objet résultant de la réalisation du procès, n'a pas de structure
événementielle (d'où son incompatibilité avec durer), et ne peut donc pas avoir
d'arguments.
Parallèlement, les noms d'activités dénotant des 'types d'actions' (cf. section 2), qui ne
sont pas compatibles avec des verbes comme avoir lieu, ne peuvent pas conserver
l'argument du verbe auquel ils sont apparentés. C'est ce que montre (29).

29. a. Max jongle.


b. *Le jonglage a eu lieu ce matin.
c. ??Le jonglage {de / par} Max

Si l'interprétation événementielle permet la présence d'arguments, elle ne l'impose pas


pour autant. Roy & Soare (2013) distinguent ainsi les événements 'grammaticaux' des
événements 'conceptuels', sans projection verbale dans leur structure.
C'est aussi sur cette base que sont habituellement distingués les noms d'événements
'simples' des noms d'événements 'complexes', dans la lignée des travaux de Grimshaw
(1990) sur l'anglais. Alors que les premiers peuvent facultativement conserver l'un des
arguments du verbe correspondant, le maintien de l'argument interne est obligatoire
pour les seconds, qui peuvent en outre réaliser optionnellement l'argument externe.
Cette distinction entre noms d'événements simples et noms d'événements complexes
est retenue par Knittel (2010) pour décrire les données du français12. Adaptant les

12
Notons cependant que Knittel ne retient cette opposition que comme étant descriptivement
adéquate. Voir à ce propos les paragraphes qui suivent.

9
La nominalisation : un état des lieux

exemples de Grimshaw, cet auteur propose les données suivantes :

30. a. *L'expression fréquente est recommandée.


b. L'expression fréquente de ses sentiments est recommandée.
c. L'expression fréquente de ses sentiments par le patient est recommandée.
d. *L'expression fréquente par le patient est recommandée.

L'agrammaticalité de l'exemple (30a) caractérise immédiatement le nom expression


comme un nom d'événement complexe : en interprétation événementielle, il nécessite
de conserver le complément du verbe correspondant, ce dont témoigne la bonne
formation de (30b). En tant qu'événement complexe, expression admet la présence de
l'argument originellement sujet du verbe sous la forme d'un syntagme prépositionnel
en par (c), qui ne peut se réaliser qu'en présence du complément (d).
L'exemple (30c) n'est pas sans rappeler (28b). Tous deux présentent en effet un
argument interne introduit par de, et un argument externe introduit par par. Cette
organisation syntaxique contraste avec celle du nom attaque lorsqu'il est introduit par
un verbe support (26b). Or, il faut noter que les arguments d'attaque peuvent aussi
être réalisés comme ceux d'expression ou de construction (cf. l'attaque de la citadelle
par Luc). Ceci semble donc indiquer qu'attaque en (26b) n'est pas un événement
complexe, mais plutôt un événement simple, puisque ses arguments se présentent
différemment sur le plan syntaxique.

De la même manière, les exemples discutés ci-dessus contrastent avec (31b), où le


syntagme [de Marie] est prioritairement interprété comme un agent lorsqu'il dépend
du nom conseil (b). Ceci indique que ce dernier, en l'absence d'argument interne, ne
peut être qu'un événement simple.
31. a. L'avocatAgent a conseillé MarieThème
b. Le conseil de MarieAgent/ ??Thème

Par ailleurs, le statut du nom conseil rappelle les questionnements spécifiques


soulevés par la conversion qui ont été présentés dans la section 1. Puisque ce nom est
en relation de conversion avec le verbe conseiller, deux hypothèses sont
envisageables. D'une part, conseilN peut être construit sur conseillerV, sans héritage de
la structure argumentale, puisqu'il s'agit d'un événement simple. D'autre part, le nom
conseil peut également être la base du verbe conseiller, ce qui rend compte
immédiatement de son caractère simple puisque, comme nous l'avons spécifié plus
haut, la structure argumentale d'un nom est nécessairement héritée du verbe
correspondant.
La manière dont les arguments se réalisent a également fait l'objet de certains travaux,
qui ont mis en évidence des contraintes diverses.
Ainsi, la possibilité de réalisation de l'argument sujet du verbe par un syntagme
prépositionnel en par en cas de nominalisation a été discutée par Samvelian (1995),
qui montre que le choix de par dépend du caractère dynamique de l'événement décrit.
C'est ce qu'indique le contraste entre (32) et (33), qui montre que le syntagme en par
n'est possible que si encerclement a une lecture dynamique (32b) :

32. a. L'ennemi encercle la ville.


b. l'encerclement de la ville par l'ennemi

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Marie Laurence KNITTEL

33. a. De hautes murailles encerclent la ville.


b. *l'encerclement de la ville par de hautes murailles

Samvelian (1995), ainsi que Knittel (2010) se sont aussi intéressées aux compléments
introduits par de. Toutes deux montrent la validité des hypothèses proposées
originellement par Milner (1982) et Godard (1986), qui analysent de non pas comme
une préposition, mais comme une marque de génitif, alternant avec un déterminant
possessif (cf. son encerclement par l'ennemi, correspondant à (32b) ci-dessus).
Cependant, Samvelian met en évidence les limites de cette approche, en montrant
notamment que tout SN génitif n'est pas libre d'alterner avec un déterminant
possessif :

34. a. Les habitants de la Bosnie attendent le Pape.


b. l'attente du Pape par les habitants
c. *son attente (par les habitants)
[adapté de Samvelian 1995: 184]

Knittel (2010) analyse également les SN dont la tête est un nom d'événement
complexe comme des SN possessifs, tels que les décrit Zribi-Hertz (1998). Il existe en
effet de nombreux parallélismes entre ces structures, notamment l'emploi d'un
complément génitif non pronominalisable, mais alternant avec un déterminant
possessif (cf. *l'encerclement d'elle, son encerclement) et l'article défini en tête de la
structure nominale dès la première mention (cf. l'encerclement de la ville par l'ennemi
vs ??un encerclement de la ville par l'ennemi), contraintes déjà observées par
Grimshaw (1990) pour les noms d'événements complexes de l'anglais. Elle montre
toutefois que cette structure n'est pas utilisée lorsque le complément se présente sous
une forme indéterminée et non-marquée pour le nombre (un encerclement de ville).

La classe de noms dont la structure argumentale a sans doute suscité le plus d'intérêt
est celle des noms apparentés à des verbes psychologiques (Ruwet 1972, 1993, 1994,
1995, Gross 1975), dont deux exemples sont présentés sous (35) :

35. a. MaxExpérient admire {Zoé / le paysage}.


b. {Max / les embouteillages} énerve(nt) ZoéExpérient.

La spécificité des prédicats psychologiques est la présence d'un participant humain,


nommé Expérient ou Siège, entité qui ressent un sentiment ou se trouve dans un
certain état psychologique. Les exemples (35) montrent que ce participant peut
apparaître, selon les verbes, soit comme un sujet (a), soit comme un complément (b).
Ces classes de verbes sont respectivement nommées verbes à Expérient Sujet (ES) et
verbes à Expérient Objet (EO).
Or, plusieurs auteurs ont montré que la distribution et la réalisation des arguments des
nominalisations de ces verbes se distinguent de celles des verbes non-psychologiques.
Ainsi, Meinschaefer (2003) observe que par peut être employé pour introduire la
cause de l'état psychologique, à condition que le verbe soit de type EO (36a) ; si le
nom est dérivé d'un verbe ES statif, c'est la préposition pour qui introduit la cause
(36b). Contrairement aux noms d'événements complexes examinés plus haut, c'est ici
le sujet du verbe de base (et non l'objet) qui est introduit par de en (36b).

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La nominalisation : un état des lieux

36. a. la fascination par les imagesCause


b. l'admiration du lecteur pour ce livreCause
[Meinschaefer (2003: 235)]

Enfin, il faut noter que des propositions récentes de Roy & Soare (2012, 2014a)
suggèrent que la structure argumentale, en parallèle avec la structure événementielle,
n'est pas réservée aux noms d'événements complexes, puisqu'elle peut être conservée
par certains noms de participants d'événements (voir section 1).
Les données qui précèdent mettent clairement en évidence l'interaction des facteurs
sémantiques et syntaxiques dans la présence d'une structure argumentale et la manière
dont elle se réalise.

4. Les noms désadjectivaux : problématique

Si la question des noms déverbaux est débattue de longue date et a fait l'objet de
nombreuses études, comme en attestent les sections qui précèdent, il n'en est pas de
même pour les noms morphologiquement apparentés à des adjectifs, qui ont suscité
une littérature beaucoup moins abondante. Néanmoins, les problématiques qui ont été
abordées ci-dessus se retrouvent aussi dans les débats sur cette classe de noms.

Du côté de la morphologie, Koehl (2012) recense dix moyens formels permettant de


construire des noms sur base adjectivale :

37. banal / banalité grivois / grivoiserie jaloux / jalousie


grand /grandeur exact / exactitude triste / tristesse
vantard / vantardise injuste / injustice discret / discrétion
professionnel / professionnalisme

On notera, à la suite de Kerleroux (2008), que certains suffixes, comme -ion, peuvent
construire tant des noms désadjectivaux que des noms déverbaux.
Par ailleurs, la suffixation en -erie peut sélectionner des bases adjectivales (cf. grivois
en (37)), mais aussi nominales (croissanterie) et verbales (raillerie) (Temple 1996).
À ces noms suffixés s'ajoutent, comme dans le cas des déverbaux, des noms pour
lesquels aucune variation formelle n'est visible (38) :

38. calmeAdj / le calmeN grotesqueAdj / le grotesqueN

Sur le plan sémantique, les adjectifs sont analysés comme dénotant des propriétés
attribuées à des entités par le biais de la prédication. Ainsi, dans l'exemple (39a), la
propriété d'être loyal, instanciée par l'adjectif, est attribuée au référent du nom Max.
La même relation se manifeste en (39b), qui met en relation ce même nom avec le
nom désadjectival loyauté ; (39b) peut donc être lu comme une paraphrase de (39a).

39. a. Max est loyal.


b. la loyauté de Max

À l'inverse, si un adjectif est employé de manière relationnelle, et qu'il ne dénote pas


une propriété, il ne peut pas alterner avec le nom correspondant, comme l'ont montré

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Marie Laurence KNITTEL

Fradin & Kerleroux (2003, 2009), au moyen des exemples ci-dessous.

40. a. le lobe cérébral


b. *Ce lobe est cérébral.
c. *la cérébralité du lobe

Les prédicats adjectivaux donnent lieu à des phrases statives. Comme l'a montré
Beauseroy (2009), les noms désadjectivaux se caractérisent également comme statifs ;
ces noms échouent aux tests de dynamicité présentés dans la section 2 (41a-c).
Dépourvus d'étendue temporelle, ils se combinent avec beaucoup à valeur intensive
(41d).
41. a. *{La tristesse / la douceur / la sérénité} est en cours.
b. *{La tristesse / la douceur / la sérénité} a eu lieu ce matin.
c. *Pendant {la tristesse / la douceur / la sérénité}, il n'a pas dit un mot.
d. Il a montré beaucoup de {tristesse / douceur / sérénité}

En outre, les exemples (42) montrent que les noms désadjectivaux de propriété sont
massifs.
42. a. (de) la tristesse / (de) la douceur / (de) la sérénité
b. ?? {une / des} tristesse(s) / ?? {une / des} douceur(s) / ?? {une / des}
sérénité(s)

Si l'on admet d'une part que les états sont atéliques, et d'autre part que la massivité du
nom restitue l'atélicité du prédicat correspondant, comme l'a suggéré Meinschaefer
(2005), ceci constitue un indice indirect supplémentaire en faveur de l'héritage de la
stativité des adjectifs par ces noms.

Outre leur dénotation de propriété, les noms désadjectivaux peuvent également


présenter d'autres lectures.
D'une part, Koehl (2012) montre que certains noms en -ité renvoient à des taux ou des
mesures :

43. a. mesurer la cellularité de l'échantillon [Taux]


= mesurer le taux de cellule dans l'échantillon
b. l'angularité de cette pièce est de 45° [Mesure]
= l'angle mesure 45°

D'autre part, Roy (2010), se fondant sur le contraste entre noms déverbaux
événementiels complexes et non-événementiels (cf. section 3) distingue pour les
désadjectivaux les noms de qualité des noms d'états13. Le contraste (44-45) illustre
cette distinction :

44. a. La popularité de ces chansons m'impressionne. [Etat]


≠ b. La popularité m'impressionne.
c. La popularité constante de ces chansons m'impressionne.

13
Bien que les termes soient les mêmes que ceux utilisés par Flaux & Van de Velde (2000), cette
classification est totalement différente.

13
La nominalisation : un état des lieux

45. a. La popularité est une qualité qui lui fait défaut. [Qualité]
b. *La popularité constante est une qualité qui lui fait défaut.

Lorsque popularité est un nom d'état (44), il dispose d'un argument en de obligatoire,
et peut se combiner avec des adjectifs comme constant, rapide, etc. Il se compare en
cela aux noms d'événements complexes. En tant que nom de qualité au contraire, il ne
nécessite pas d'être associé à un argument, et n'admet pas la modification par constant
(45).

L'analyse de Roy se fonde sur l'hypothèse que, dans une de leurs lectures au moins,
les noms désadjectivaux nécessitent un argument. C'est également dans ce sens que
vont les travaux de Beauseroy (2009) et Beauseroy & Knittel (2007, 2012a), qui
mettent en évidence deux lectures pour ces noms : la lecture de 'qualité' (au sens de
Rainer 1989), dans laquelle les noms désadjectivaux ont les propriétés de noms
relationnels, conservent généralement le complément de l'adjectif correspondant
(Knittel & Koehl 2013), et sont massifs (46), et la lecture d''occurrence', associée à
l'emploi comptable, dans laquelle le nom est dépourvu d'argument (47). À la
différence des noms de qualité, les noms d'occurrence sont associés à des bornes,
spatiales si leur référent est concret (47a), et temporelles s'il demeure abstrait (47b)
(Beauseroy & Knittel 2012a).

46. a. La patience de Marie m'impressionne.


b. *{Une / des / plusieurs} patience(s) de Marie m'impressionne(nt).
c. ?? La patience m'impressionne.
[Beauseroy & Knittel 2007: 249]

47. a. Il y a {une / des} saleté(s) sur la table.


b. Il a commis une imprudence au volant en rentrant chez lui.
[Beauseroy & Knittel 2012a, exemples (52), (76)]

Koehl (2012), après Temple (1996), note par ailleurs que les noms en -erie (cf.
fourberie, veulerie, etc) sont fréquemment employés comme noms d'occurrence. Pour
elle, cette particularité est liée au fait que leurs bases se caractérisent comme des
adjectifs "orientés agent", c'est-à-dire qu'ils évaluent un individu relativement à ce
qu'il fait (Ernst 1984, Bouillon 1997)14. Selon Koehl, de tels adjectifs attribuent une
qualité au sujet [de la prédication] sur la base de ses actions (ou de ses paroles)
(Koehl 2012, 270). C'est également l'analyse que proposent Haas, Marín et Tayalati
(2010) pour cette classe d'adjectifs. Il est à relever que Martin (2010) distingue parmi
ces noms, qu'elle qualifie de dispositionnels, une sous-classe de noms présentant une
lecture d'habitude, et dont la particularité est d'être ancrés temporellement. Ceci est
illustré en (48) :

48. a. Son despotisme a perduré à travers les siècles. [Habitude]


b. ??Son intelligence perdure depuis une éternité. [≠ Habitude]

14
Le même type d'analyse est proposé par Arche & Marín (2012) pour les données de l'espagnol.

14
Marie Laurence KNITTEL

Les exemples ci-dessus montrent donc que les noms désadjectivaux présentent la
même variété d'interprétations que les noms déverbaux.

5. Un bilan provisoire

Ce qui précède indique clairement l'importance des travaux sur les nominalisations, en
syntaxe, en sémantique et en morphologie, ou à l'interface entre ces domaines. De
nombreuses études portant sur des langues particulières ou mettant en évidence des
phénomènes communs à plusieurs d'entre elles sont également répertoriées (voir Roy
& Soare 2011 pour une synthèse). Pour l'ensemble de ces raisons, le présent volume et
les contributions qui y sont présentées s'intègrent parfaitement dans une voie de
recherche actuelle et en plein essor.

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