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INTERLETTRE

L'Avare de Molière: analyse et commentaire


du monologue d'Harpagon Acte IV, scène 7
Molière

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I- TEXTE À ANALYSER : LE MONOLOGUE D'HARPAGON

Dès qu’il le peut, Harpagon se précipite dans son jardin pour vérifier que les dix mille
écus qu’il y a enterrés y sont toujours. Mais voilà qu’il arrive en hurlant sur scène : on
lui a volé son trésor !
Harpagon. (Il crie au voleur dès le jardin, et vient sans chapeau.) - Au voleur ! Au
voleur ! À l'assassin ! Au meurtrier ! Justice, juste ciel ! Je suis perdu, je suis
assassiné ! On m'a coupé la gorge, on m'a dérobé mon argent ! Qui peut-ce être ?
Qu'est-il devenu ? Où est-il ? Où se cache-t-il ? Que ferai-je pour le trouver ? Où
courir ? Où ne pas courir ? N'est-il point là ? N'est-il point ici ? Qui est-ce ? Arrête ?
(Il se prend lui-même le bras.) Rends-moi mon argent, coquin !... Ah ! C’est moi. Mon
esprit est troublé, et j'ignore où je suis, qui je suis, et ce que je fais. Hélas ! Mon
pauvre argent, mon pauvre argent, mon cher ami, on m'a privé de toi ! Et, puisque tu
m'es enlevé, j'ai perdu mon support, ma consolation, ma joie ; tout est fini pour moi,
et je n'ai plus que faire au monde ! Sans toi, il m'est impossible de vivre. C'en est fait,
je n'en puis plus, je me meurs, je suis mort, je suis enterré ! N'y a-t-il personne qui
veuille me ressusciter en me rendant mon cher argent, ou en m'apprenant qui l'a
pris ? Euh ! Que dites-vous ? Ce n'est personne. Il faut, qui que ce soit qui ait fait le
coup, qu'avec beaucoup de soin on ait épié l'heure ; et l'on a choisi justement le
temps que je parlais à mon traître de fils. Sortons. Je veux aller quérir la justice et
faire donner la question3 à toute ma maison : à servantes, à valets, à fils, à fille, et à
moi aussi. Que de gens assemblés ! Je ne jette mes regards sur personne qui ne me
donne des soupçons, et tout me semble mon voleur. Eh ! De quoi est-ce qu'on parle
là ? De celui qui m'a dérobé ? Quel bruit fait-on là-haut ? Est-ce mon voleur qui y
est ? De grâce, si l'on sait des nouvelles de mon voleur, je supplie que l'on m'en dise.
N'est-il point caché là parmi vous ? Ils me regardent tous, et se mettent à rire. Vous
verrez qu'ils ont part, sans doute, au vol que l'on m'a fait. Allons, vite, des
commissaires, des archers, des prévôts, des juges, des gênes, des potences et des
bourreaux ! Je veux faire pendre tout le monde ; et si je ne retrouve mon argent, je
me pendrai moi-même après !
Molière, L'Avare, Acte IV, scène 7, 1668.
Pistes d’analyse
1 Le monologue est une convention théâtrale : le personnage parle seul. Qu’est-ce
qui justifie Ici le .recours ait monologue ?
2. Seul sur scène, le personnage - s’adresse à de nombreux interlocuteurs. Lesquels
?
3. Quelles modalités de la phrase (déclarative, interrogative, exclamative, impérative)
marquent l’émotion d’Harpagon ?
4. Relevez les expressions qui évoquent son argent et qu’on pourrait employer pour
un être aimé.
5. La passion la plus sincère peut faire rire par son excès même. Relevez deux
expressions particulièrement extravagantes.
.6. Harpagon est d’une extrême violence. Pourquoi les menaces qu’il profère nous
font-elles rire ?
Objectifs
L’étude d’un personnage-type du théâtre moliéresque : le personnage à marotte.
L’analyse du monologue et de l’art du rire.
Repères
Molière avait trouvé dans La Marmite de Plaute l’Idée du monologue de l’avare volé.
Ce monologue se retrouve dans la comédie Des Esprits de Larivey (1579). On
appréciera comment Molière transforme ce qu’il emprunte.
L’avare Séverin vient de retrouver sa bourse pleine de cailloux : « Hélas ! Je suis
détruit ! Je suis perdu ! Je suis ruiné ! Au voleur, au larron, au larron, prenez-le,
arrêtez tous ceux qui passent, fermez les portes, les huis, les-fenêtres, misérable
que je suis ! où cours-je ? À qui le dis- je ? Je ne sais où je suis, que je fais, ni où je
vais. Hélas, mes amis, je me recommande à vous tous ! Secourez-moi, je vous prie,
je suis mort, je suis perdu. Enseignez-moi qui m’a dérobé mon âme, ma vie, mon
cœur et toute mon espérance ; que n’ai-je un licol pour me pendre ? Car j’aime
mieux mourir que vivre ainsi : hélas, elle est toute vide ! Vrai Dieu, qui est ce cruel
qui tout à coup m’a ravi mes biens, mon honneur et ma vie ? Ah ! Chétif que je suis,
que ce jour m’a été malencontreux ! À quoi veux-je plus vivre, puisque j’ai perdu mes
écus que j’avais si soigneusement amassés, que j’aimais et tenais plus chers que
mes propres yeux ? Mes écus que j’avais épargnés retirant le pain de ma bouche,
n’osant manger mon saoul, et qu’un autre jouit maintenant de mon mal et de mon
dommage ? »

II- LECTURE ANALYTIQUE DU TEXTE DE MOLIÈRE

1- Le monologue
Le recours au monologue très fréquent dans le théâtre du début du siècle a été
condamné par les critiques et délaissé par les créateurs comme trop factice. On n’en
trouvera pas dans les grandes comédies de Molière et le célèbre monologue
d’Harpagon est le seul de L’avare. Il permet à Molière de montrer toute la folie d’un
personnage que sa passion de l’argent a complètement isolé. L’avare, se méfiant de
tout le monde, considérant son prochain comme un éventuel voleur, s’est coupé des
autres. Le monologue est la parole qui mène de la solitude au délire.
Le monologue d’Harpagon n’a rien d’un monologue intérieur : c’est un cri de douleur
et de rage. Après une série d’appels au secours lancés dans le vide et auxquels
personne ne répond (I. 1-3), Harpagon s’adresse à son éventuel voleur mais se
trompe (l.6-7), puis à son argent (l.8-12). Enfin, le personnage franchit la ligne
invisible qui sépare la scène de la salle, la fiction du réel, et s’en prend aux
spectateurs qu’il supplie, interroge, menace : « Ils me regardent tous et se mettent à
rire » (l.25). Ce moment où la solitude d’Harpagon s’identifie à la solitude du
personnage de théâtre dont la douleur ne suscite que les rires est poignant. C’est en
accentuant ce que le monologue a de plus artificiel - le personnage seul en scène
s’adresse à des Interlocuteurs absents - que Molière fait d’une convention théâtrale
un moment de vérité.

2- Le délire de la passion
Le tempo d’un discours toujours au bord de la rupture rend sensible l’émotion
d’Harpagon. La tirade est lancée par une série de brèves exclamatives et
interrogatives qui sont comme autant de cris poussés dans le vide (l.1 -8). Ces
modalités impliquent un acteur en mouvement qui venant des coulisses prend peu à
peu possession de la scène en courant d’un côté de l’autre. La fréquence des
groupes binaires souligne l’effarement du personnage qui ne sait où donner de la
tête (l.4) et se lance dans des mouvements désordonnés (I. 5-6) jusqu’à prendre son
bras pour celui du voleur (Charles Dullin arrivait sur scène une chandelle à la main et
saisissait l’ombre de son bras). Un rythme ternaire (l.8) termine le mouvement et
immobilise l’acteur qui se lance dans un adagio passionné (l.8-13) où les
exclamatives s’allongent en groupements ternaires jusqu’à la plaisante gradation qui
le mène à la mort (l.13). Le dernier moment (l.13-29) montre Harpagon déchiré entre
deux mouvements scéniques opposés. D’une part, Harpagon, par des
¡interronégatives (l.13, 24), des interrogatives (l.15, 21-23) se tourne vers le public et
semble vouloir quitter la scène par la salle. D’autre part, des impératifs (l.17 et 26),
des exclamatives (l.27) marquent la décision à laquelle le monologue aboutit : le
personnage, entré côté jardin, quitte la scène par la coulisse, côté cour, toujours
criant, toujours courant !
L’avare fait de son argent une véritable personne à laquelle il adresse une
déclaration passionnée. Harpagon tutoie tendrement celui qu’il appelle « mon cher
ami ». La valeur affectueuse des adjectifs « pauvre » et « cher » (les linguistes
utiliseraient-ils ici leur joli « hypocoristique » ?) s’applique drôlement au nom « argent
». Sans cet argent, sa vie n’a plus de sens : ses formules désespérées (l.10-12)
semblent destinées à l’être aimé. Dans la scène 3 de l’Acte V, Molière joue sur le
mot « trésor » qui désigne pour Valère la jeune fille aimée et pour Harpagon sa chère
cassette. L’avarice est cet amour fou qui se trompe d’objet : cette perversion fascinait
les contemporains de Molière (cf. Tallemant, Boileau, La Bruyère) toujours si
sensibles aux manifestations de l’amour de soi.
3- L’art du rire
L’art du rire, dit-on souvent, est l’art de forcer le trait caractéristique. On réagit par le
rire à un excès qui peut paraître inquiétant. La folie saisit Harpagon lorsque, obsédé
par son voleur, il saisit son propre bras, lorsqu’il s’adresse en termes passionnés à
son argent. Elle l'entraîne aussi à des formules où sa hargne se retourne
ridiculement contre lui-même : emporté dans une énumération menaçante, il veut se
faire donner la torture « à moi aussi » (I. 19) puis, voulant faire pendre tout le monde,
il annonce lui-même sa propre fin (l.29). Pris au piège d’un discours qui s’affole,
Harpagon s’expose aux rires de tous ceux qui le regardent.
Pourtant, sa violence pourrait faire peur ; quelle méfiance, quelle rage punitive ! Sous
prétexte de justice, l’avare brandit la panoplie des héros sadiens : « des gênes, des
potences et des bourreaux » (l.27). Le soupçon généralisé qui se retourne contre
l’inquisiteur lui-même, montre quel délire menace toute politique sécuritaire. Cette
violence n’empêche pas le rire, elle lui donne sa force : le rire écarte d’autant plus
facilement cette violence dont il se nourrit que le personnage menaçant est
momentanément réduit à l’impuissance.
ÉTUDES COMPLÉMENTAIRES
Groupement de textes sur le monologue théâtral
Le monologue au théâtre. Molière, L’Avare; Beaumarchais, Le Mariage de Figaro;
Koltès, La Nuit juste avant les forêts; éventuellement Corneille, Le Cid (le monologue
de don Diègue ou les stances de Rodrigue) ; Ionesco, Rhinocéros (le monologue de
Bérenger).
Le monologue est l’exemple d’une convention spécifiquement théâtrale. Il a connu
une grande vogue au début du XVIIIe siècle : dans Clitandre comme encore dans Le
Cid, Corneille multiplie ces morceaux de bravoure qui permettaient aux grands
acteurs de faire frissonner le public. Mais bien vite, cette convention parut artificielle :
le personnage du confident permit d’y recourir le moins possible. On se demandera
ce qui justifie le recours à ce procédé. Pour quelles raisons est- il, à chaque fois,
irremplaçable ? Quel est son effet sur le public ?
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