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Abstract
Two Models of the Man-Animal Relationship in Systems of Representation
The widespread absence in Aboriginal Australia of beliefs in animal souls, of spirits masters of hunting, of the idea of a man-
animal contract, and of ceremonies for winning the favor of animals, means that the conceptions of man-animal relationships are
very different from those prevalent in America or Siberia. An examination of myths about the theft of fire leads to the same
conclusion, as does a re-examination of totemism.
Résumé
L'absence très générale en Australie de croyances aux âmes des animaux, de notion de maîtres du gibier, d'idée de contrat
entre l'homme et l'animal, de rites destinés à se concilier la faveur des animaux, renvoie à des conceptions des rapports entre
l'homme et l'animal très différentes de celles qui prévalent en Amérique ou en Sibérie. L'examen des mythes de vol du feu
conduit à la même conclusion, ainsi que la réouverture du dossier du totémisme.
Testart Alain. Deux modèles du rapport entre l'homme et l'animal dans les systèmes de représentations. In: Études rurales,
n°107-108, 1987. Paysages. pp. 171-193;
doi : https://doi.org/10.3406/rural.1987.3210
https://www.persee.fr/doc/rural_0014-2182_1987_num_107_1_3210
Cet article1 explore certaines façons dont les hommes pensent leurs
rapports aux animaux et, ce faisant, comment ils pensent leurs propres
rapports sociaux. Deux points doivent être précisés. D'une part, il s'agit
des rapports tels qu'ils sont pensés et non des rapports matériels ou
économiques qui se nouent entre l'homme et le monde animal, à travers
l'exploitation de celui-ci par les techniques de chasse ou d'élevage par
exemple : c'est donc exclusivement au domaine du symbolique, des
représentations, ou de l'idéologie — comme on voudra l'appeler — que
nous nous intéresserons. D'autre part, il ne sera question ici que de
rapports et seulement de cela ; c'est dire que nous nous intéresserons peu
au symbolisme particulier de telle ou telle espèce animale, que nous nous
attacherons moins à décrire les divers rites et croyances qui définissent
dans chaque système de représentations la singularité symbolique de
chaque animal qu'à tenter de mettre à jour la conception globale qui
y préside, avec l'idée que les différents rapports que l'homme imagine à
propos du monde animal font système.
1. L'idée même de cet article provient dans une large mesure d'un certain nombre
d'exposés faits au séminaire d'ethnoscience organisés par Cl. Berthe-Friedberg et A.
Peeters au Museum national d'histoire naturelle, au cours des années 1984 et 1985, en
particulier les exposés de sud-américanistes comme J.-P. Chaumeil et Ph. Descola qui
m'ont fait prendre conscience de la très grande différence qui séparait les conceptions
américaines et australiennes en ce qui concerne l'animal. Le présent article a fourni
l'occasion d'un exposé au même séminaire en novembre 1985. Je trouve ici l'occasion
de remercier tous ceux qui, en lui fournissant des matériaux ou par leurs réflexions
critiques, ont contribué à l'élaboration de ce texte.
fait voler le feu, les loups quittent leur maison et perdent définitivement
le feu [Prazer 1969 : 174-175, d'après Boas], En Sibérie occidentale, chez
les Ostiak et les Vogoul, l'ours, envoyé sur terre et muni du feu par le
dieu du ciel, attaque les hommes en dépit des instructions qu'il a reçues
et se fait dérober son précieux bien ; il restera sur terre et continuera à
attaquer les hommes [Sauvageot 1963 : 113-114].
A travers ces quelques exemples, on constate l'affirmation d'une
même perte du feu par le détenteur originel. Cette perte est fonctionnelle
dans l'économie du récit, elle introduit certaines conséquences — par
exemple le fait que le premier possesseur, généralement un carnassier,
mange cru, ou qu'il attaque ou risque d'attaquer les humains.
Or cette forme dont nous n'avons guère de difficulté à retrouver
ça et là la trace dans le grand ensemble américano-sibérien (sans
prétendre qu'elle soit partout présente) semble être absente de l'ensemble
australien3. Sans doute est-il bien imprudent d'avancer une vérité
négative, car il faudrait avoir vérifié que cette forme n'existe dans aucun
cas. Mais plusieurs indices donnent à penser que les mythes australiens
de vol du feu sont organisés différemment et qu'ils sont incompatibles
avec la forme que nous avons trouvée en Amérique d'un détenteur animal
premier qui perd son bien.
D'abord - mais c'est un indice assez faible à lui tout seul - les mythes
australiens ne disent jamais explicitement qu'il y a eu perte ; et même
si l'acquisition du feu par l'humanité se trouve être contrebalancée par
quelque événement catastrophique (typiquement, un incendie cosmique),
cet élément négatif n'est pas introduit, à l'instar des mythes américains,
par la médiation de la colère ou du chagrin du détenteur originel qui
aurait perdu son bien — et il n'y a pas lieu de supposer une telle perte.
Ensuite, il arrive que les principaux protagonistes du mythe australien,
le détenteur et le voleur, soient des animaux symbolisant les deux moitiés
de l'organisation sociale. Plus encore, le mythe précise assez souvent que
l'animal qui était le premier détenteur du feu en faisait bénéficier tous
ceux de sa moitié, n'en excluant de son usage que ceux de l'autre moitié
qui durent organiser une expédition pour s'emparer du feu.
C'est ainsi que dans la péninsule d'York, la moitié Dabu était la seule
censée avoir le feu à l'origine ; si quelqu'un de l'autre moitié, appelée
Wallar, essayait de voler le feu de Dabu, le frelon, de la moitié Dabu,
le piquait [McConnel 1931 : 9]. Chez les Ungarinyin du Kimberley : aA
l'origine les hommes n'avaient pas le feu, et ils devaient manger leur
nourriture crue. Seul le crocodile avait le feu. Le crocodile est le 'boss'
pour le feu, et il informa de son secret tous ceux de la moitié Walamba
(à laquelle il appartient). Il leur montra également comment on obtient
3. On trouvera les références bibliographiques ainsi que les résumés de plusieurs
dizaines de mythes australiens sur l'origine du feu dans Frazer 1969 : 12-32 et
Maddock 1970.
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Détenteurs Bénéficiaires
premiers du vol
État initial
État final
Amérique : inversion
Détenteurs Bénéficiaires
premiers du vol
État initial + -
État final + +
Australie : complémentation
Figure 1
(Le signe + connote la possibilité d'utiliser le feu)
Cette différence est liée à une autre, tenant à la conception même que
se fait la pensée mythique des deux continents quant aux rapports entre
les hommes et les animaux. En Amérique, un animal (le jaguar des Gé)
dispose tout d'abord du feu, puis le perd : l'humanité décrit un parcours
inverse, tout d'abord dépossédée, elle acquiert le feu à tout jamais et en
exclusivité. L'opposition clef est celle entre le monde animal, d'une part,
qui mange cru — pour reprendre les célèbres analyses de Lévi-Strauss - et
l'humanité, d'autre part, qui mange cuit. Le fait qu'un groupe d'animaux
(la femelle du jaguar qui donne le feu au héros, d'autres animaux qui
aident les humains en volant le feu, etc.) joue le rôle de médiateur entre
les deux pôles de l'opposition et semble, pour ainsi dire, trahir leur
animalité au profit des humains, ne contredit pas au principe majeur
d'une opposition, bien marquée par la symétrie inverse de l'état initial
et de l'état final, entre l'animal et l'humain. Rien de tel en Australie.
L'opposition entre détenteurs premiers et bénéficiaires du vol (lesquels
sont aussi les voleurs) est une opposition entre animaux. Mais, parce
que ces mêmes animaux symbolisent les deux moitiés, c'est aussi une
opposition entre les hommes. La conception australienne découpe donc
la réalité d'une façon très différente. Si le mythe américain du vol du feu
peut servir à penser l'humanité par opposition à l'animalité, le mythe
australien ne peut servir qu'à penser un autre type d'opposition, celle
entre deux espèces animales qui sont aussi deux sortes d'humanité, une
opposition entre moitiés, entre classes, dont il faut dire qu'elles partagent
dans le même mouvement nature et société.
Ces quelques remarques nous amènent à l'idée qu'il n'y aurait pas
en Australie de rupture fondamentale entre humains et animaux et
L'HOMME ET L'ANIMAL 177
a ...
Figure 2
Figure 3
--- h h
Figure 4
Le totémisme
ABC...
a 6 c ...
Figure 5
s'il fallait que ces notions aient pu échapper aux observateurs les plus
perspicaces depuis plus d'un siècle que l'anthropologie de l'Australie
existe, il faudrait qu'elles y soient bien cachées.
Autre chose qui n'existe pas en Australie, ce sont les notions de
maîtres des animaux ou autres esprits tutélaires, comme les "mères"
du gibier, bien connues en Sibérie et chez les Eskimo, tout autant qu'en
Amérique du Sud10. Le monde animal est conçu à l'image du monde
humain, c'est un monde hiérarchisé. Ses maîtres, le maître du gibier
terrestre, le maître ou la maîtresse des animaux marins, ou encore tel
autre maître d'une région géographique plus limitée ou tel représentant
d'une ou de plusieurs espèces animales, traitent d'égal à égal avec
les hommes, avec ses chefs, ses représentants ou ses chamans. C'est
une longue suite de tractations, de marchandages, chacun veillant aux
intérêts du groupe qu'il représente, du côté animal à ce qu'il n'y ait pas
trop de bêtes abattues, du côté des hommes à ce que leur alimentation
carnée soit en abondance suffisante. C'est à nouveau l'idée implicite de
contrat et il arrive que chaque partie comptabilise ce qu'elle a donné et
reçu en échange, surveille la partie adverse, sanctionnant ses fautes ou ses
abus. En Amérique du Nord où les sociétés semblent plus individualistes
ou, comme on a quelquefois voulu les qualifier, plus "atomistes",
les notions d'esprits maîtres y sont moins développées, l'organisation
collective du monde animal moins structurée, et la régulation de la chasse
y est assurée par des relations plus personnelles entre le chasseur et telle
ou telle espèce animale dont les représentants sont censés se donner,
s'offrir librement aux flèches du chasseur avec lequel l'espèce entretient
de bonnes relations ; en bref, l'animal est censé consentir à sa mort11.
Ces relations privilégiées nous amènent à parler de la question
connexe du totémisme dit individuel. Tandis que cette forme se trouve
16 ; R. & C. Berndt 1942-1943 : 165 ; Elkin 1967 : 355] ; l'utilisation de ces diverses
substances, de poudre magique, de charmes divers, de formules ou de chants magiques
afin de paralyser le gibier [Mathews 1905 : 52-55 ; Parker 1905 : 107, 115 ; Dunbar
1943-1944 : 175 ; Berndt 1947 : 358-359 ; R. & C. Berndt 1964 : 270]. A côté de cela,
on trouve des cérémonies de multiplication (de type intichiuma), de très importants
tabous alimentaires qui frappent surtout les jeunes et les femmes, des cérémonies
- rares ou rarement décrites - du premier animal abattu par un adolescent [Love 1936 :
87 ; Warner 1958 : 128-130] mais rien qui rappelle le "respect" professé à l'égard des
animaux en Amérique et probablement ailleurs dans le monde. Il est remarquable à
cet égard que dans le Rameau d'or, qui reste à ce jour la somme la plus formidable
qui ait jamais été écrite sur les croyances, J.G. Frazer se soit aperçu de la singularité
australienne et l'ait noté en quelques lignes : "[...] rien n'indique clairement qu'ils
(les Aborigènes) essaient, comme les Indiens de l'Amérique du Nord, de se concilier
les animaux qu'ils tuent et mangent. Les moyens adoptés par les Australiens pour se
fournir du gibier paraissent reposer, en premier lieu non sur la propitiation, mais sur
la magie sympathique" [1981-1984, III : 377].
10. Pour l'Amérique du Sud, voir par exemple : Reichel-Dolmatoff 1973 : 104 tq ;
Chaumeil 1983 : 234 tq. ; Descola 1986 : 317 tq. ; etc.
11. Sur cet aspect particulier, voir : Tanner 1979 : 138 tq. ; Sharp s. d. ; etc.
L'HOMME ET L'ANIMAL 187
12. D'après Fletcher, cité par Frazer 1910, III : 399 ; voir également Swanson
1973 : 359.
13. Croyance qui se rencontre tant au Sud [Reichel-Dolmatoff 1973 : 254 »q.\ qu'au
Nord [Tanner 1979 : 138].
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