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Madamenews

10.
Clotilde Leguil.

Poison
d’époque
Masculinité, management, relations…
toxiques ! Le terme a envahi notre de substances industrielles ou de toxicomanie ;
on parle de ce qui vient nous intoxiquer
vocabulaire. Un nouveau malaise dans dans les discours de l’autre, dans le rapport
la civilisation ? La psychanalyste à l’autre, et produit du malaise. On parle de ce
Clotilde Leguil donne des antidotes. qui vient s’immiscer en notre corps de façon
mystérieuse, aussi bien, je l’ai dit, dans le
champ de l’intime, celui de la vie amoureuse
MADAME FIGARO. – COMMENT AVEZ-VOUS EU L’IDÉE et sexuelle, que dans le champ de l’écologie.
D’INTERROGER LES MULTIPLES RÉPLIQUES DU MOT TOXIQUE EN 2023 ? Il vient désigner quelque chose du « réel ».
CLOTILDE LEGUIL. – Ce qui m’a frappée dans la résurgence Je l’ai pris au sérieux, comme un mot qui pose
récente de ce terme, c’est la nouvelle envergure qu’il a prise, de façon nouvelle la question de la souffrance
la façon dont il s’est imposé dans notre langue, aussi bien la dans le rapport à ce que Jacques Lacan appelait
langue de la souffrance que la langue ordinaire. Ce terme se la « jouissance ». Ce terme permet de saisir
situe de façon nouvelle au carrefour de la vie intime (le rapport la façon dont la question de la jouissance nous
au corps) et de l’écologie (le rapport au vivant). Il a aussi confronte à une sorte d’addiction, de plaisir
résonné fortement avec la pandémie : il y a eu un « moment exacerbé, mais aussi à une souffrance,
du toxique » lors du confinement qui nous a confrontés à une intoxication qui peut s’apparenter
PHOTOS SAMUEL KIRSZENBAUM ET S. P.

à quelque chose d’irrespirable à l’échelle de la planète. à ce que Freud appelait la pulsion de mort.
Cette extension du mot « toxique » permet de penser que POURQUOI CETTE PULSION TRAVERSE-T-ELLE
nous sommes dans une expérience propre à notre époque, AUTANT DE CHAMPS DIFFÉRENTS ?
et peut-être un nouveau malaise. Le terme toxique renvoie à une nouvelle
COMMENT LE MOT A-T-IL ÉVOLUÉ ENTRE HIER ET AUJOURD’HUI ? forme d’angoisse. Avant on parlait surtout
Il a vraiment changé de sens entre le XXe et le XXIe siècle. de détresse, d’anxiété ; maintenant on dit
Au XXe, on disait « toxique » pour désigner un produit de « toxique » pour qualifier une expérience,
l’industrie qui détruit les ressources de la nature. Ce qui est intime ou sociale, de l’ordre de l’emprise,
nouveau au XXIe, c’est qu’avec ce terme on ne parle pas que qui touche le corps, dont on n’arrive pas à

36● PAR JEAN-MARIE DURAND


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se défaire, ce dans quoi on s’est engagé puis perdu, et contre quoi Tel est le discours du management toxique,
on ne parvient plus à lutter. Comme je l’avais déjà analysé dans celui qui conduit le sujet à se sentir pris
mon précédent livre, Céder n’est pas consentir (Éditions PUF, 2021), dans un engrenage infernal sans plus savoir
cette dimension du forçage, de la violation, de l’abus de pouvoir comment retrouver un rapport à son désir.
est enfin considérée comme un enjeu éthique et politique. ET DANS L’AMOUR, QU’EST-CE QUI SE JOUE ?
« Toxique » désigne un point de forçage que l’on éprouve Le terme désigne dorénavant la façon
mais que l’on n’identifie pas. C’est toujours après coup que dont le sujet se retrouve assujetti à quelque
l’on se rend compte de la toxicité d’une relation amoureuse, chose qu’il ne veut pas vraiment, mais dont
d’une relation d’emprise ; cet après-coup dit bien que l’on il ne peut pas s’extraire. C’est comme une
ne voit pas venir cette étrange substance qui vient à la fois nous addiction à quelque chose qui prend corps.
empoisonner et nous procurer une forme de plaisir qui peut Une forme d’énigme de la soumission
aller jusqu’à la destruction. Le toxique se loge dans le « trop », à une jouissance, qui est dangereuse pour
dans l’excès. C’est un nouveau nom de la démesure. le sujet, surgit là. La sensibilité nouvelle à la
MAIS COMMENT COMPRENDRE LES RACINES DE CET EXCÈS ? question de la violation, depuis le mouvement
Le toxikon, mot venu des Grecs anciens, est un poison #MeToo, nous conduit à faire enfin
dont on imprégnait les flèches dans la chasse ou la guerre. des distinctions entre le trouble du désir
En se plantant dans la chair de la proie, la flèche empoisonnée et l’expérience du harcèlement, entre
intoxique le corps. J’interprète notre « toxique » comme la rencontre inattendue et la mauvaise
quelque chose qui nous revient de cette flèche empoisonnée, rencontre, entre l’ambiguïté du consentement
comme si le rapport à l’autre pouvait prendre la forme de et son instrumentalisation. C’est en tout
cette flèche qui se plante dans la chair, qui inocule un poison cas pour ma part ce que je cherche à éclairer.
et produit une fragilité nouvelle. J’articule ce rapport à l’autre LA VIRILITÉ EST-ELLE SELON VOUS
à un certain régime de jouissance qui n’est plus bordé par FORCÉMENT TOXIQUE ?
la mesure, la limite, l’interdit. Le toxique asphyxie le sujet sans Il faut bien reconnaître que l’abus de
même qu’il ait vu venir la chose toxique. Mais il ne retrouve pouvoir sur les corps, le forçage, la violation,
plus son désir dans ce trop de jouissance. enfin considérés comme des enjeux éthiques
« NE PAS CÉDER SUR SON DÉSIR », DISAIT LACAN et politiques, nous obligent à interroger
DANS UNE FORMULE RESTÉE CÉLÈBRE. EN QUOI ÉCLAIRE- la virilité – sans pour autant l’essentialiser.
T-ELLE LA MÉCANIQUE DU TOXIQUE ? Le mouvement #MeToo a permis de lever
Cet aphorisme prononcé en 1958 a fait l’objet de le voile sur l’exercice abusif du pouvoir sur le
malentendus. Ne pas céder sur son désir, a-t-on pu croire, c’est corps des femmes, dans le monde du cinéma,
assouvir ses désirs sexuels, sans tenir compte du consentement dans le monde politique, dans l’université,
de l’autre. Or, pour Lacan, « ne pas céder sur son désir », sur les corps des enfants aussi dans l’Église
c’est un impératif qui fait au contraire limite à la jouissance et ailleurs… Je dirais que nous sommes dans
et à la pulsion de mort : c’est le devoir de ne pas trahir son désir, un moment de lucidité nouvelle par rapport
là où la pulsion peut nous conduire sur le chemin de sa mise à l’abus de pouvoir sur les corps. Peut-être
à mort. Lacan montre ainsi que ce qui menace notre désir, c’est que « virilité toxique » vient-il dire aussi
précisément la pulsion. C’est pourquoi cette formule trouve l’effet produit par le pouvoir sur ceux qui
une actualité nouvelle aujourd’hui. Il ne faut jamais sacrifier ne sont pas dignes de l’exercer.
ce à quoi on tient dans l’existence, son désir, au nom d’un QUE PEUT LA PSYCHANALYSE FACE
impératif de jouissance. Mais pour cela, il faut aussi quelquefois À L’EXTENSION DU TOXIQUE DANS NOS VIES ?
pouvoir dire ce qui nous arrive lorsque nous nous sentons Si la psychanalyse peut nous apprendre
en proie à l’expérience toxique. quelque chose sur nous-même,
POURQUOI LE MONDE DU TRAVAIL PRODUIT-IL c’est qu’elle permet de s’extraire
AUTANT DE TOXICITÉ ? de ce qui nous intoxique. Pratiquer
Les nouvelles modalités de la souffrance la psychanalyse, c’est croire dans cet
au travail ne viennent pas seulement de antidote de la parole pour que le poison
l’assujettissement à l’autoritarisme d’un manager, vienne enfin à s’éliminer et pour qu’en
mais de l’assujettissement à une certaine exigence lieu et place du toxique, le désir puisse
que l’on s’impose à soi depuis le système que l’on se frayer une voie dans notre vie. ●
consent à servir. « On ne t’impose rien, mais c’est
à toi de montrer que tu es capable d’avoir envie de
L’Ère du toxique. Essai sur
travailler au-delà des limites que pourrait t’imposer
le nouveau malaise dans
ton corps. N’aurais-tu pas pu faire un peu plus, faire la civilisation, de Clotilde Leguil,
comme les autres qui donnent toute leur libido ? » Éditions PUF, 240 p., 17 €.

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