Vous êtes sur la page 1sur 14

à son développement : l’indispensable chimie

D’après la conférence de Fernando Albericio De la conception du médicament


conception
De la

du médicament
à son développement :
l’indispensable chimie
La société dans laquelle nous le marché, qui est de plus en
vivons n’est pas toujours plus complexe et exige très
consciente du rôle primordial souvent de très nombreuses
que joue la chimie, parallèle- étapes de fabrication, fait
ment à la biologie et à la méde- l’objet de réglementations de
cine, dans la prévention des plus en plus sévères (voir l’en-
maladies, leur traitement et cart « De la molécule au médi-
leur guérison, qu’elles soient cament : un parcours parsemé
bénignes (médicaments dits d’embûches » du chapitre de
de confort) ou sévères (anti- J.-P. Maffrand). Le coût de
tumoraux, antibiotiques, anti- la recherche augmente très
viraux). Aux XVIIIe et XIXe siècles, fortement et, corrélative-
la « matière chimique » était ment, le nombre de produits
enseignée comme une disci- nouveaux qui voient le jour
pline majeure et suscitait un chaque année diminue, une
grand respect. Au XXe siècle, vingtaine en moyenne au
sont apparues de nouvelles cours des dernières années
applications de la chimie, (Figure 1).
moins pacifiques, et des utili- La situation est encore plus
sations parfois peu ou pas difficile dans le domaine du
contrôlées, y compris dans médicament et des produits
les domaines où son apport de santé en général. Des
a été et reste un élément contraintes réglementaires
fondamental dans le progrès aussi strictes que celles de
de notre bien-être, ou l’ac- l’AMM (voir l’encart « L’auto-
croissement de notre espé- risation de mise sur le marché
rance de vie – l’agriculture, d’un médicament » du chapitre
l’alimentation, les matériaux de D. Mansuy) et de REACH
ou l’énergie, en n’oubliant pas ont pour objectif la protection
son apport dans le domaine de notre environnement et de
de la santé. Pire encore, le notre santé, et sont donc tout
chimiste est souvent pris à à fait justifiées et acceptées
partie et tenu pour respon- au regard de la responsabi-
sable de la plupart des maux lité des industriels vis-à-vis
modernes, marées noires et du public. À titre d’exemple,
autres accidents écologiques. la mise sur le marché d’un
Et pourtant, l’introduction d’un nouveau médicament exige
nouveau produit chimique sur un investissement (recherche
La chimie et la santé

Figure 1 et coût de développement) L’augmentation des coûts et


sans cesse plus élevé et les difficultés pour parvenir
Le nombre de nouveaux produits nécessite un temps de plus en à réaliser et mettre sur le
chimiques mis sur le marché a
diminué entre 1992 et 2006, en
plus long, pour répondre aux marché le produit qui sera
même temps que le coût de la exigences réglementaires. Le le « nouveau médicament »
R&D a augmenté. retour sur investissement, exigent de l’industrie phar-
lui, diminue en conséquence maceutique qu’elle adopte un
(voir le chapitre de B. Meunier, mode nouveau d’organisation
paragraphe 1). et de relation avec son envi-
ronnement pour optimiser

1 Mettre un
médicament sur
le marché, comment
des moyens techniques et
financiers, certes très supé-
rieurs à ceux du secteur public
faire… et réussir ? (universités, organismes de
recherche), mais qui ne sont
1.1. Un parcours parsemé pas extensibles à l’infini.
d’embûches
Entre la découverte dans le
1.2. Une alliance des forces
laboratoire (public ou privé)
d’un « candidat médicament » Le modèle américain dit
et le moment où, reconnu d’« extended company »
efficace et sans danger, on semble être le plus effica-
le trouvera dans une officine, ce actuellement : il se base
le cheminement est long et sur une organisation dyna-
rempli d’obstacles, comme mique en réseau qui orchestre
l’illustre la Figure 2 (voir toute une série de modes
aussi le chapitre de J.-P. Maf- d’action complémentaires –
frand, Figure 11). Au bout du externalisation, collaboration,
processus, il en restera un contrats, licences – associant
sur plusieurs milliers testés, un à plusieurs industriels
après l’intervention d’un de la pharmacie, des petites
nombre considérable d’ac- entreprises et des groupes
teurs, scientifiques, méde- de recherche académiques,
cins, patients, mais aussi qui peuvent répondre aux
78 financiers, juristes, etc. besoins d’un ensemble que
De la conception du médicament à son développement : l’indispensable chimie
l’on pourrait nommer « Big l’on appelle des « parcs Figure 2
Pharma ». scientifiques », sur lesquels
De l’idée à la mise sur le marché
Pour être réellement interac- s’installent des laboratoires
d’un nouveau médicament :
tives en temps réel et donc académiques (Encart « Valo- un long cheminement. Le chimiste
efficaces, il est important que riser la recherche, promou- y tient un rôle fondamental.
les diverses entités complé- voir l’innovation, réussir C’est lui qui mène le jeu dans
mentaires soient réunies sur l’industrialisation »). Ces la première phase du processus
parcs, véritables dynamisants d’élaboration des médicaments,
un même site et y disposent
le « discovery » : l’étape où l’on
d’infrastructures mutua- de la relation entreprises- identifie une molécule active.
lisées, notamment infor- universités, ont pour voca-
matiques et de gestion. La tion première d’encourager
Figure 3 illustre comment un la formation et la croissance
tel ensemble pourrait fonc- d’entreprises en renforçant
tionner, ses avantages et ses leur capacité d’innovation.
inconvénients. Ils ont bien entendu comme
Ce réseau, organisé autour autre objectif de promouvoir
de l’articulation centrale le dialogue entre la science et
Académie-Biotech-Sociétés, la société afin de faire mieux
nécessite la création de connaître, par exemple, les
nouveaux espaces, ce que travaux des chimistes. 79
La chimie et la santé

Figure 3
Le « Big Pharma », ou
le modèle d’« extended
company », un réseau
de partenaires mobilisés
dans la recherche des
médicaments : des sociétés
(souvent des PME-PMI), des
plateformes technologiques
(dont le but est d’optimiser
les moyens et les
compétences dont disposent
les établissements publics
d’enseignement, par leur
mutualisation au service des
PME-PMI), des organismes
de recherche académiques,
des biotech (entreprises
spécialisées dans de
nouvelles technologies en
biologie), des organismes
de recherche sous contrat
(CRO) – par exemple
des entreprises d’essais
80 cliniques –, et des hôpitaux.
De la conception du médicament à son développement : l’indispensable chimie
VALORISER LA RECHERCHE, PROMOUVOIR L’INNOVATION, RÉUSSIR
L’INDUSTRIALISATION

Depuis de nombreuses années et dans tous les pays, diverses expériences ont été tentées
pour optimiser la créativité et l’innovation dans le but d’assurer une meilleure compétitivité
sur les marchés intérieurs et extérieurs, une économie dynamique, la création d’emplois.
Ces initiatives sont basées sur une même idée, favoriser les échanges entre chercheurs de
disciplines différentes, entre chercheurs et industriels, entre inventeurs et financiers…
La multiplication de ces structures vient de leur indéniable succès, avec le Cambridge
Research Park en Grande-Bretagne ou la Silicon Valley aux États-Unis.

Nés dans les pays anglo-saxons, les parcs scientifiques sont, selon la définition officielle
donnée par l’« International Association of Science Parks » (IASP), des structures
géographiquement localisées, gérées par des spécialistes et dont le but principal est
d’accroître la richesse de la communauté qui les constitue par la promotion de la culture de
l’innovation, ainsi que la compétitivité des entreprises et institutions fondées sur le savoir
qui y sont associées ou implantées. Pour atteindre ce but, un parc scientifique doit stimuler
et organiser le transfert des connaissances et des technologies parmi les universités, les
structures de R&D, les entreprises (souvent petites et moyennes) et les marchés, faciliter
la création et la croissance de structures industrielles axées sur l’innovation en leur offrant
divers services à haute valeur ajoutée.

Les technopoles françaises s’inspirent souvent du modèle anglo-saxon, et, comme les
expériences japonaises, comportent une part importante de recherche appliquée. Ils sont
définis comme la réunion en un même lieu d’activités de haute technologie, centrées sur un
thème donné (électronique, chimie, biologie…), et associant recherche publique et privée,
ainsi qu’organismes financeurs, en facilitant les contacts personnels entre ces milieux.
Leur objectif est souvent la production industrielle de haute technologie et les services aux
entreprises, comme les incubateurs. Il en existe une petite centaine sur le territoire français,
dont les plus anciens et/ou les plus connus sont Sophia Antipolis, Atalante à Rennes,.
Futuroscope près de Poitiers, etc. Le pôle Axelera, particulièrement dédié à la chimie, a été
créé autour de Lyon et retenu parmi les pôles à rayonnement mondial.
La création des pôles de compétitivité a été décidée par le gouvernement français lors
d’un comité interministériel d’aménagement et de compétitivité du territoire (CIACT) en
décembre 2002, puis concrétisé lors du CIACT du 14 septembre 2004. La loi de finances pour
2005 (Pacte pour la recherche) les définit comme « le regroupement sur un même territoire
d’entreprises, d’établissements d’enseignement supérieur et d’organismes ou centres de
recherche publics et privés qui ont vocation à travailler en synergie pour mettre en œuvre
des projets de développement économique pour l’innovation ». Leur objectif premier est de
rendre l’économie régionale et nationale plus compétitive, plus lisible au niveau international,
d’attirer ou de faire émerger de nouvelles entreprises, de créer des emplois. Leur vocation
est thématique et le territoire impliqué est large, souvent régional voire interrégional. Ils
bénéficient de subventions publiques et d’un régime fiscal favorable. Plusieurs appels
successifs se sont concrétisés par la reconnaissance de plus de 70 pôles, regroupant plus
de 9 000 chercheurs.

81
La chimie et la santé

Figure 4
Le parc scientifique de Barcelone.
C’est ce que tente de réaliser
le parc de Barcelone qui
compte 2 200 professionnels
2 Le chimiste, le
premier chaînon de
l’innovation thérapeutique
(la plupart sont des univer-
Le chimiste tient un rôle
sitaires) (Figure 4). Les acti- fondamental dans la première
vités du parc sont organisées phase du processus d’élabo-
autour de la thématique des ration d’un nouveau médica-
Sciences de la Vie, mais ment, la phase de découverte
d’autres domaines assurent et de conception, dite « Disco-
la nécessaire multidiscipli- very » (voir Figure 2), étape
narité comme les langues, où se fait un choix déter-
le droit et l’économie, condi- minant, où le risque sur la
tion de la réussite. Trois santé est grand mais le coût
organismes principaux de recherche encore limité,
participent aux travaux de quoiqu’en augmentation
recherche du parc de Barce- constante.
lone, qui entretient mainte- Les exemples qui suivent
nant des relations avec plus illustrent deux approches
82 de 50 entreprises ! importantes que le chimiste
De la conception du médicament à son développement : l’indispensable chimie
met en œuvre au service de la être racontée à travers deux
santé, dans le domaine de la découvertes majeures de
synthèse de médicaments. médicaments, l’un issu de la
terre, l’autre de la mer. Dans
les deux cas, le chimiste a su
2.1. Les produits naturels à isoler les molécules de leur
la source de l’innovation source naturelle, il a pu déter-
pharmaceutique miner leurs structures et,
De nombreuses molécules après avoir mis en évidence
extraites de la nature – leurs propriétés thérapeuti-
plantes et autres organismes ques, il a su les « recopier »
vivants, de la terre comme de en les synthétisant au labo-
la mer [1] – ont démontré leur ratoire, puis dans les réac-
grande utilité pour combattre teurs industriels à l’échelle
de nombreuses maladies. En de la tonne, pour aboutir, dix
les étudiant, les chercheurs à quinze ans plus tard, à la
ont pu élucider les méca- distribution de médicaments
nismes cellulaires complexes sur le marché.
sous-jacents à leur acti-
vité thérapeutique. C’est 2.1.1. Taxol et Taxotère®, une
ainsi qu’ils ont découvert de histoire de chimiste
nouvelles « cibles thérapeuti- L’histoire du taxol, ainsi que la
ques », à savoir des entités de découverte et la commerciali-
notre organisme (protéines, sation d’un de ses dérivés, le
ADN, etc.) sur lesquelles Taxotère®, sont emblémati-
peuvent agir des médica- ques des bienfaits à attendre
ments pour nous soigner. de l’exploitation de la diversité
Poussant encore plus loin des substances naturelles.
leur recherche, ils ont ainsi Depuis la caractérisation
pu concevoir de nouvelles des propriétés antitumorales
molécules, ressemblant aux du taxol, molécule naturelle
produits naturels, mais avec extraite de l’if, il s’est écoulé
des propriétés thérapeuti- trente ans avant d’aboutir à la
ques encore meilleures. Cette commercialisation du médi-
démarche a permis de réaliser cament Taxotère®. En voici le
de grandes avancées, si bien récit.
que 61 % des nouvelles molé- C’est en 1962 qu’un botaniste
cules chimiques introduites américain, Arthur Barclay,
comme médicaments au cours découvrit les propriétés inat-
de la période 1981-2002 sont tendues des extraits d’écorce
inspirées de produits natu- d’un arbuste anonyme,
rels (78 % des antibactériens, un if présent dans les
74 % des anticancéreux), ce forêts primaires de l’Ouest
chiffre atteignant 80 % en (Figure 5). L’extrait actif, qu’il
2003. Ainsi le chimiste est à appela taxol, fut purifié par
l’écoute de la nature et sait le chimiste Monroe Wall et
s’en inspirer, comme expliqué son mode d’action, original,
dans le chapitre de D. Mansuy élucidé en 1979. Les travaux
(paragraphe 3 : « La chimie menés durant cette période
d’après le vivant »). avaient nécessité une centaine
Cette rencontre fertile entre de kilos d’écorces séchées ce
le chimiste et la nature peut qui représentait le sacrifice 83
La chimie et la santé

de 400 arbres. Les essais taxol, quant à lui, a montré un


biologiques menés au cours mécanisme d’action original
des dix années suivantes ont en empêchant la formation
exigé 3,25 tonnes d’écorce, du fuseau mitotique, struc-
puis trente tonnes en 1987, ture protéique (la tubuline)
extraits de cette espèce à nécessaire à la division de la
croissance très lente. C’est cellule cancéreuse, et donc à
dire que l’extinction de l’es- son développement. La mise
pèce était programmée si la au point, dès les années 1970,
commercialisation du taxol, d’un test in vitro d’affinité
notamment pour le traite- pour la tubuline, permit de
ment du cancer de l’ovaire, rechercher efficacement des
était décidée. Choix cornélien précurseurs du taxol préci-
entre la pression de mouve- sément dans les aiguilles
ments féministes et celle et les rameaux de l’if euro-
d’écologistes partisans de la péen, Taxus baccata, d’où fut
préservation de la biodiver- extraite une molécule facile-
sité : « Sauver une vie, tuer un ment transformée et en peu
arbre » avait titré le New York d’étapes en taxol (Figure 6).
Times à l’époque. Finalement, Au cours de cette hémisyn-
la société Squibb commença thèse, fut isolé le Taxotère®,
la commercialisation du taxol molécule non naturelle qui
fin décembre 1992. s’était avérée deux fois plus
En France, l’institut de chimie active que le taxol, et qui est
des substances naturelles aujourd’hui également large-
(ICSN), laboratoire du Centre ment commercialisée. Le
national de la recherche chiffre d’affaire mondial de
scientifique (CNRS) sous la ces composés synthétiques,
direction de Pierre Potier, Navelbine® et Taxotère®,
avait déjà démontré sa capa- dépasse 1,5 milliard d’euros.
cité à isoler, caractériser et
réussir la commercialisation 2.1.2. Un médicament de la
de produits naturels. Rappe- mer : le Yondelis®
lons la première réussite de Le Yondelis® est un autre médi-
Pierre Potier, qui avait été cament antitumoral, et son
la découverte d’un composé principe actif est la trabectidine
complexe (un alcaloïde indo- (ET 743). Cette molécule avait
lique), la vinblastine, extrait de été découverte par extraction à
Figure 5 la pervenche de Madagascar, partir d’un animal marin de la
suivie de la mise au point famille des tuniciers, Ecteinas-
La pervenche de Madagascar
est une plante qui produit
d’un dérivé « non naturel », la cidia turbinata (Figure 7). Suite
deux principes actifs antitumoraux : Navelbine®, actif dans le trai- à l’observation de son méca-
la vinblastine et la vincristine, tement du cancer du sein et de nisme d’action anticancéreuse
isolés entre 1958 et 1965. certains cancers du poumon original, en interférant dans les
(Figure 5). processus de division cellulaire
Mais revenons au taxol… La et de transcription génétique
plupart des agents antican- ainsi que dans les systèmes
céreux ont pour cible directe de réparation de l’ADN, cette
l’ADN des cellules cancé- molécule a été développée
reuses, inhibant leur division en tant que médicament,
cellulaire, ce qui stoppe le Yondelis®. Celui-ci a reçu en
84 développement du cancer. Le juillet 2007 son autorisation de
De la conception du médicament à son développement : l’indispensable chimie
commercialisation (AMM) de 2) par synthèse totale : cet Figure 6
la part de la Commission euro- exploit de la chimie qu’a
péenne pour le diagnostic du accompli le prix Nobel Elias Structures du taxol et du
Taxotère®. Le précurseur du taxol
sarcome de tissu mou avancé. J. Corey a permis d’obtenir, est extrait du Taxus baccata,
En outre, il se trouve en essai à partir de « briques molé- pied femelle cultivé au Jardin
clinique de phase III pour le culaires » très simples et au des Plantes (Paris).
cancer de l’ovaire. Des essais bout de 44 étapes… quelques
de phase II sont aussi en cours milligrammes de la struc-
pour le cancer du sein et celui ture complexe de l’ET 743.
de la prostate, et des essais Cette méthode n’est évidem-
de phase I pour les tumeurs ment pas viable pour une
pédiatriques. production industrielle de
Yondelis® ;
Comment obtenir le 3) par hémisynthèse : un
®
Yondelis ? Trois voies sont procédé de synthèse utilise
envisageables : comme produit de départ la
1) par aquaculture : extraction safracine B cyano (Figure 7).
et purification (par chromato- Ce précurseur est un antibio-
graphie) de lots de Ecteinascidia tique d’origine bactérienne qui
turbinata. Mais le rendement peut être obtenu en grande
total de tout le processus est quantité par fermentation à
trop faible et ne permet pas l’in- partir de la bactérie Pseu-
dustrialisation du médicament, domona fluorescens. L’utili-
faute de rentabilité ; sation de cet intermédiaire 85
La chimie et la santé
A B

Figure 7 avancé permet la synthèse du de mobiliser en amont une


Yondelis® en « seulement » recherche fondamentale
A. Le tunicier Ecteinascidia 21 étapes, soit moins de la poussée, en vue d’améliorer
turbinata vit en grappes dans
moitié de celle de la synthèse les procédés de synthèse
la mer des Caraïbes et en
Méditerranée. Les tuniciers
totale. industrielle (Figure 8).
sont des créatures marines De manière classique, la
enveloppées d’une membrane 2.2. De la chimie verte synthèse chimique se fait en
coriace, la tunique. dans la recherche de milieu liquide, dans un ou
B. Ecteinascidia turbinata produit médicaments : faire de la plusieurs solvants – éventuel-
une molécule ET 743, dont les chimie sans solvants ?
propriétés anticancéreuses lement en milieu gazeux –,
originales ont amené la société Entre le moment où une que ce soit au stade du labo-
biopharmaceutique espagnole molécule, sortie de la phase ratoire (petite verrerie) ou au
PharmaMar à le développer « discovery », a été élue pour stade de l’usine (cuves, réac-
en tant qu’anticancéreux : teurs). Cela semble être une
être un futur médicament, et
le Yondelis®. L’une des voies question de bon sens : pour
possibles d’obtention d’ET 743 est le moment de son développe-
ment dans les usines, entre que deux molécules réagis-
une hémisynthèse à partir de la
safracine B cyano. en jeu une phase d’optimisa- sent entre elles, il faut qu’elles
tion où les chimistes ont pour soient suffisamment mobiles
mission de mettre au point dans l’espace pour pouvoir se
un procédé de synthèse de rencontrer. Mais les inconvé-
la molécule qui soit la plus nients sont grands : à la fin de
rentable, la plus reproduc- la réaction, il faudra extraire
tible à grande échelle, mais les produits, les séparer les
aussi la plus respectueuse uns des autres, éliminer le
de l’environnement. Cette solvant… des étapes consom-
dernière contrainte prend de matrices d’énergie, créatrices
plus en plus d’importance ; de résidus donc de polluants.
la « chimie verte » est une Trop polluants et trop coûteux
préoccupation croissante de les milieux liquides ? Mais
l’industrie chimique. Cette alors pourquoi ne pas se
phase de synthèse chimique tourner vers les milieux
est cruciale et peut prendre solides ? C’est ce qu’ont
plusieurs années. C’est un étudié et inventé les cher-
86 véritable art qui nécessite cheurs chimistes.
De la conception du médicament à son développement : l’indispensable chimie
2.2.1. La révolution de la solvants, « difficiles », coûteux Figure 8
synthèse en phase solide ou dangereux (par exemple :
le diméthylformamide, le Recherche en amont au laboratoire
La synthèse chimique en phase ou développement en usine,
solide est une technique rela- diméthylsulfoxyde).
chaque étape est cruciale et
tivement nouvelle, permettant – On peut automatiser. repose sur les chimistes.
entre autres d’éviter l’utilisa- – Des solvants en prin-
tion de grandes quantités de cipe incompatibles peuvent
solvants. Le concept est rela- coexister.
tivement simple : il consiste à – Elle est utile pour les très
avoir l’un des réactifs sur un petites échelles (μmol-nmol)
support solide (en général un ainsi que pour les très grandes
polymère comme le polysty- échelles.
rène), l’autre étant ajouté en
– Elle peut faciliter des réac-
excès, quand c’est possible,
tions chimiques délicates à
pour assurer un rendement
mettre en œuvre, lorsque le
acceptable. Les produits
produit est fragile (par exemple
secondaires sont ensuite
certaines cyclisations).
éliminés par simple lavage et
filtration. Le support solide
est recyclable, ce qui réduit les Mais également quelques
déchets. Les synthèses chimi- d’inconvénients :
ques sont moins dangereuses – Les réactions fonctionnent
et moins nocives, du fait de la un peu moins bien qu’en solu-
grande stabilité chimique et tion dans un solvant.
physique des supports solides – Il est plus difficile de suivre
dans la plupart des cas. et de contrôler la progression
de la réaction.
Dans les cas où elle est appli- – Il est difficile de caracté-
cable, la synthèse chimique riser les intermédiaires de
en phase solide présente de synthèse.
nombreux avantages :
– Les réactions qui requièrent
– Les manipulations sont plus uniquement un équivalent de
simples : toutes dans le même réactifs (donc impossibilité de
réacteur. mettre des excès de réactifs)
– Les« workups »(traitements : sont problématiques.
neutralisations, lavages, sépa- – Contrairement à ce qui se
rations de phases, etc.) sont passe avec la majorité des
plus simples. réactifs chimiques, la source
– On peut utiliser en cas commerciale du support solide
de nécessité absolue des est extrêmement importante. 87
La chimie et la santé

– Le polymère n’est pas protéine. D’autre part, les


toujours stable face aux condi- peptides peuvent jouer un rôle
tions utilisées. plus concret pour la santé : ils
sont utilisés dans le dévelop-
2.2.2. La synthèse peptidique pement de vaccins ou encore
en phase solide : un outil de tests diagnostiques.
remarquable au service de la Les peptides sont tous struc-
recherche thérapeutique turés selon un enchaînement
La synthèse en phase solide de plusieurs briques élémen-
trouve une application de taires, les acides aminés (il
choix dans la synthèse de existe vingt acides aminés
peptides. Les peptides sont naturels que notre corps se
de petites protéines très procure lorsque l’on mange
étudiées dans la recherche de la viande notamment). Le
pharmaceutique. On peut caractère répétitif que présen-
aisément le comprendre. En tent ces structures a donné
effet, d’une part, notre corps des idées aux chimistes, et
est constitué de millions de en particulier au prix Nobel
protéines, et les chercheurs de chimie Robert B. Merri-
ont besoin d’en reconstituer field, pour mettre au point une
au laboratoire, du moins par méthode de synthèse standard
fragments, afin de réaliser et automatisable de peptides,
des expériences permettant et ce, en phase solide. Les
de visualiser comment fonc- années 1960-1990 ont connu
tionnent dans nos cellules l’essor de la synthèse pepti-
les enzymes, hormones, dique en phase solide (Encart
récepteurs, anticorps, neuro- « L’idée géniale d’un chimiste
transmetteurs, facteurs de qui voulait synthétiser beaucoup
croissance ou toute autre de protéines, et très vite ! »).

L’IDÉE GÉNIALE D’UN CHIMISTE QUI VOULAIT SYNTHÉTISER BEAUCOUP DE PROTÉINES,


ET TRÈS VITE !
Depuis les travaux pionniers de Robert B. Merrifield (prix Nobel de chimie en 1963), la
synthèse peptidique sur phase solide a connu un développement constant.
Il existe deux approches de synthèse en phase solide : l’une est dite séquentielle et elle est
adaptée pour la synthèse de peptides de petites et moyennes tailles ; pour les plus grands
peptides, cette synthèse est inadaptée industriellement et l’on utilise la synthèse dite
convergente (Figure 9).
Un exemple de synthèse peptidique sur support solide, utilisant à la fois les deux approches,
est celle du peptide T20 (Fuzéon Roche), dont l’action est d’empêcher l’entrée du virus VIH
dans la cellule humaine.

Le caractère itératif de la synthèse peptidique sur support solide a permis de mettre au point
un procédé automatisable, dont le succès a conduit dans les années 1990 au développement de
la « synthèse combinatoire », généralisée à d’autres types de réactions chimiques simples.
Cette méthode a suscité un large engouement dans le domaine de la chimie pharmaceutique,
du fait de la possibilité qu’elle offre de synthétiser des collections entières de molécules
(appelées « chimiothèques ») à l’aide d’opérations très simples et automatisables.

88
De la conception du médicament à son développement : l’indispensable chimie
Son principe est simple : alors que la chimie classique fait réagir un produit A sur un produit B
pour obtenir la molécule A-B, la chimie combinatoire utilise une famille de réactifs Ai
(A1, A2..., An) et les fait réagir sur une famille de Bj (B1, B2..., Bm). On obtient ainsi une
combinaison de n × m produits différents Ai-Aj.
Le chapitre de J.-P. Maffrand décrit les moyens dont dispose l’industrie pharmaceutique pour
tester ensuite des milliers voire des millions de petites molécules en peu de temps, ainsi
que les applications de ce procédé dans la recherche de médicaments sur des cellules ou
organimes vivants, en vue d’identifier des candidats médicaments.

Figure 9
A. Synthèse séquentielle : en premier lieu, le premier acide aminé, d’abord « protégé », est greffé au
support solide (boule bleue) ; après déprotection, on y greffe le deuxième acide aminé lui-même protégé ;
on déprotège ce deuxième acide aminé, auquel on greffe alors le troisième, et ainsi de suite.
B. Synthèse convergente : on assemble plusieurs fragments de peptides, obtenus chacun par synthèse
séquentielle.

De la molécule au médicament : les chimistes,


des acteurs clés pour la santé
Les bienfaits apportés par le chimiste et la chimie à la société sont
particulièrement illustrés dans la recherche de médicaments. Mais
cela ne va pas sans faire face à de nombreux risques, tant d’un point
de vue environnemental qu’économique. De la molécule au médicament,
les étapes sont nombreuses, les risques d’échec augmentent au fur et
à mesure que l’on approche des derniers tests cliniques : à partir du
principe actif qui constitue la découverte et qui pourra être breveté (durée
de validité du brevet : 20 ans), des premiers tests d’affinité, de sélectivité
et de toxicité, de la mise au point d’une synthèse industrielle efficace
et reproductible aux tests précliniques puis cliniques, il se passera 89
La chimie et la santé

10 à 15 ans (voir le chapitre de J.P. Maffrand,


Figure 11). L’investissement nécessaire varie
de 500 millions à 1 milliard d’euros, avec une
probabilité d’échec proche de 95 à 99 %.
Pour se rendre compte de la lourdeur du
processus, un dossier type d’autorisation
de mise sur le marché (AMM, voir l’Encart
« L’autorisation de mise sur le marché d’un
médicament » du chapitre de D. Mansuy)
est constitué de plusieurs milliers de pages
(Figure 10) :
– chimie, 10 pages ;
– analyses, 400 pages ;
Figure 10 – formulation, 100 pages ;
Les dossiers de demande – études précliniques, 10 000 pages ;
d’autorisation de mise sur le
marché (AMM) de médicaments – études cliniques, 100 000 pages.
sont connus pour être des
montagnes de papier. Ces éléments montrent à quel point, pour
réussir, il est nécessaire de faire interagir
les diverses disciplines, les divers métiers, y
compris les métiers juridiques et financiers.
Les parcs scientifiques, les technopoles sont
des lieux particulièrement adaptés pour que les
contacts personnels soient les plus fructueux et
permettent d’optimiser les chances de succès.
En conclusion, les chimistes jouent un rôle
essentiel dans le domaine de la santé, au même
titre que les médecins et les pharmaciens. Loin
de n’être qu’un pollueur ou un savant fou, le
chimiste participe à sa façon à l’amélioration de
la qualité de la vie des citoyens pour la santé et
le bien-être social.

Bibliographie

[1] La Chimie et la mer,


ensemble au service de
l’homme, coordonné
par Minh-Thu Dinh-Audouin,
EDP Sciences, 2009.

90

Vous aimerez peut-être aussi