Sachant ce qu’est l’espèce tigre, nous pouvons en déduire les propriétés de
chaque tigre particulier ; la naissance d’un nouveau tigre ne modifie pas
l’espèce en sa définition. L’action de l’organisme individuel sur l’évolution de l’espèce est si lente qu’on peut en faire abstraction dans la pratique. De même pour les énoncés d’une langue (bien qu’à un degré moindre) : une phrase individuelle ne modifie pas la grammaire, et celle-ci doit permettre de déduire les propriétés de celle-là. Il n’en va pas de même dans le domaine de l’art ou de la science. L’évolution suit ici un rythme tout à fait différent : toute œuvre modifie l’ensemble des possibles, chaque nouvel exemple change l’espèce. On pourrait dire que nous sommes en face d’une langue dont tout énoncé est agrammatical au moment de son énonciation. Plus exactement, nous ne reconnaissons à un texte le droit de figurer dans l’histoire de la littérature ou dans celle de la science, que pour autant qu’il apporte un changement à l’idée qu’on se faisait jusqu’alors de l’une ou de l’autre activité. Les textes qui ne remplissent pas cette condition passent automatiquement dans une autre catégorie : celle de la littérature dite « populaire », « de masse », là ; celle de l’exercice scolaire, ici. (Une comparaison s’impose alors à l’esprit : celle du produit artisanal, de l’exemplaire unique, d’une part ; et du travail à la chaîne, du stéréotype mécanique, de l’autre.) Pour revenir à la matière qui est la nôtre, seule la littérature de masse (histoires policières, romans- feuilletons, science-fiction, etc.) devrait appeler la notion de genre ; celle-ci serait inapplicable aux textes proprement littéraires. Une telle position nous oblige à expliciter nos propres assises théoriques. Devant tout texte appartenant à la « littérature », on devra tenir compte d’une double exigence. Premièrement, on ne doit pas ignorer qu’il manifeste des propriétés qui lui sont communes avec l’ensemble des textes littéraires, ou avec un des sous-ensembles de la littérature (que l’on appelle précisément un genre). Il est difficilement imaginable aujourd’hui qu’on puisse défendre la thèse selon laquelle tout, dans l’œuvre, est individuel, produit inédit d’une inspiration personnelle, fait sans aucun rapport avec les œuvres du passé. Deuxièmement, un texte n’est pas seulement le produit d’une combinatoire préexistante (combinatoire constituée par les propriétés littéraires virtuelles) ; il est aussi une transformation de cette combinatoire. On peut donc déjà dire que toute étude de la littérature participera, qu’elle le veuille ou non, de ce double mouvement : de l’œuvre vers la littérature (ou le genre), et de la littérature (du genre) vers l’œuvre ; privilégier provisoirement l’une ou l’autre direction, la différence ou la ressemblance, est une démarche parfaitement légitime. Mais il y a plus. Il est de la nature même du langage de se mouvoir dans l’abstraction et dans le « générique ». L’individuel ne peut pas exister dans le langage, et notre formulation de la spécificité d’un texte devient automatiquement la description d’un genre, dont la seule particularité est que l’œuvre en question en serait le premier et l’unique exemple. Toute description d’un texte, du fait même qu’elle se fait à l’aide des mots, est une description de genre. Ce n’est d’ailleurs pas là une affirmation purement théorique ; l’exemple nous en est sans cesse fourni par l’histoire littéraire, dès lors que des épigones imitent précisément ce qu’il y avait de spécifique chez l’initiateur. Il ne peut donc pas être question de « rejeter la notion de genre », comme le demandait Croce, par exemple : un tel rejet impliquerait le renoncement au langage et ne saurait, par définition, être formulé. Il importe, en revanche, d’être conscient du degré d’abstraction que l’on assume et de la position de cette abstraction face à l’évolution effective ; celle-ci se trouve inscrite de la sorte dans un système de catégories qui la fonde et en dépend en même temps. Reste que la littérature semble abandonner aujourd’hui la division en genres. Maurice Blanchot écrivait, il y a déjà dix ans : « Seul importe le livre, tel qu’il est, loin des genres, en dehors des rubriques, prose, poésie, roman, témoignage, sous lesquelles il refuse de se ranger et auxquelles il dénie le pouvoir de lui fixer sa place et de déterminer sa forme. Un livre n’appartient plus à un genre, tout livre relève de la seule littérature, comme si celle-ci détenait par avance, dans leur généralité, les secrets et les formules qui permettent seuls de donner à ce qui s’écrit réalité de livre » (le Livre à venir, p. 243-244). Pourquoi alors soulever ces problèmes périmés ? Gérard Genette y a bien répondu : « Le discours littéraire se produit et se développe selon des structures qu’il ne peut même transgresser que parce qu’il les trouve, encore aujourd’hui, dans le champ de son langage et de son écriture » (Figures II, p. 15). Pour qu’il y ait transgression, il faut que la norme soit sensible. Il est d’ailleurs douteux que la littérature contemporaine soit tout à fait exempte de distinctions génériques ; seulement, ces distinctions ne correspondent plus aux notions léguées par