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ÉTUDES ET RÉFLEXIONS

PHILIPPE MURAY,
D’UN PLAISIR L’AUTRE

■ OLIVIER MAILLART ■

Je riais comme jamais peut­être on n’avait ri, le fin fond de chaque chose
s’ouvrait, mis à nu, comme si j’étais mort.
Georges Bataille

N
ombre des commentaires qui ont suivi la mort de Philippe
Muray ont insisté sur la « rupture », dans sa vie comme
dans son œuvre, entre une première période aux côtés de
l’avant­garde, période conjuguant la réussite littéraire et les
saines valeurs de la modernité intellectuelle et artistique, et une
seconde de ratiocineur aigri, poujadiste et malfaisant.
Réactionnaire, en un mot. Sur la datation exacte de cette ligne
de partage des eaux les avis divergent, mais il semblerait que
l’on puisse situer le glissement progressif de Muray vers le Mal
entre 1991 et 1997, entre les livres publiés chez Grasset et ceux
publiés aux Belles Lettres, entre l’éloge de Rubens et la ridiculi­
sation de l’empire du Bien, entre la collaboration à Art Press et
celle à l’Atelier du roman. Et peu importe, dans le fond, que ces
divers travaux aient pu être concomitants, ou que les propos
tenus dans telle revue et dans telle autre aient pu être exacte­

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ment les mêmes. Comme l’expliquait Jacques Henric dans un


ouvrage récent, les mêmes mots, pour peu qu’ils soient publiés
dans une bonne revue ou dans une mauvaise, ne sauraient avoir
le même sens ; a fortiori si leur auteur est mon ami ou s’il ne
l’est plus.
Le malheur, c’est que ma propre expérience ne cadre pas
exactement avec cette répartition. La lecture (dans le désordre, et
en commençant par la fin hélas, par le « mauvais côté », ce que
mon jeune âge ne saurait excuser totalement) des œuvres de
Muray me donne même plutôt, je l’avoue, le sentiment d’une cer­
taine cohérence.
Si l’on se limite à ses ouvrages majeurs, du moins à ceux
que je tiens pour tels (Céline, le XIXe Siècle à travers les âges, la
Gloire de Rubens, l’Empire du Bien et Après l’Histoire, sans
compter nombre des textes regroupés dans les Exorcismes
spirituels), on peut constater qu’ils se répartissent harmonieuse­
ment des deux côtés de la date fatidique de 1991, cette frontière
entre le Bien et le Mal habituellement tracée. De plus, il n’est
pas si sûr que les grands thèmes « réactionnaires » de la seconde
partie de l’œuvre ne puissent se retrouver dès les années quatre­
vingt. On observe plutôt le contraire : même rire terrible qui
s’attaque aux avant­gardes, au progressisme et à toutes les
croyances qui font les foules (socialisme, occultisme, fête, etc.),
théorie de la fin de l’Histoire (par exemple dans un beau texte
paru dans l’Infini en 1990, « État de siècle »), sans parler des
éloges de peintres et d’écrivains, des jeux de langage, de la
haine de la phraséologie journalistique comme de la mauvaise
littérature, etc.
En gros, il n’est pas difficile de se rendre compte que la
distinction établie par certains commentateurs entre deux pério­
des, presque deux œuvres différentes produites on ne sait
comment par deux hommes portant le même nom, ne tient pas
debout. Et qu’elle est davantage le fruit de rivalités de personnes
que de la lecture attentive d’une œuvre qui n’est pourtant pas
infinie.
Mais la nature humaine étant ce qu’elle est, et les attaques à
l’encontre des morts trouvant rarement leur juste récompense (si
seulement la tombe de Muray pouvait être ornée d’une sculpture

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distribuant des baffes à tous ceux qui tentent de l’offenser, comme


dans le Fantôme de la liberté de Buñuel !), il faut bien que quel­
qu’un s’atèle à la tâche.
Essayons donc d’être un peu plus précis.

Deux exemples

On présente généralement la Gloire de Rubens (1) comme


l’une des belles réussites de son auteur. À raison d’ailleurs. C’est
peut­être l’ouvrage le plus délibérément positif de Muray. Celui où
il choisit de tourner le dos à l’époque que, déjà, il vitupère large­
ment (voir le roman qu’il a publié juste avant, Postérité). « Il faut
choisir, écrit­il, ce par quoi on a envie de se laisser déborder. Il n’y
a qu’un problème, en réalité, il consiste à savoir ce qu’on désire
éterniser, et parallèlement ce dont on souhaite être débarrassé.
Organiser, surtout, le plus méthodiquement possible, la pénurie de
ce qu’on déteste. »
La pénurie de ce qu’on déteste, jolie formule. Avec Rubens
en tout cas, Muray est servi : femmes, richesses, mouvements à
n’en plus finir, torsades qui donnent le vertige, et puis femmes
encore, femmes énormes et débordantes, chairs et nudités à l’infini.
De quoi oublier largement, pourrait­on penser, les sottises des
temps modernes. Qui sont pourtant, et sans que cela nuise à l’éloge
du peintre flamand, constamment réintroduites par Muray dans
son tableau d’ensemble. Pas de positif, aussi abondant soit­il, aussi
splendide, sexuel et généreux se présente­t­il, sans que le négatif
ne vienne y apporter son grain de sel. On ira voir pourquoi.
De l’autre côté du spectre, à l’autre bout de la décennie du
basculement vers le Mal, se dresse Après l’Histoire (2). Sans doute
sa dernière grande œuvre. Plus qu’un simple recueil de chro­
niques, un essai à part entière, qui dresse une nouvelle
Psychopathologie de la vie quotidienne pour les temps modernes,
et tente l’analyse raisonnée des différentes métamorphoses de la
vie humaine en Occident. Quelque chose comme les Mythologies
de Barthes récrites aujourd’hui, avec le rire de Rabelais et la colère
de Léon Bloy. Ici, le négatif règne en maître. Plus trace de bon­

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heur ni de jouissance, pourrait­on croire, plus de place pour une


évasion sans culpabilité comme l’offraient les toiles de Rubens à
peine dix ans plus tôt. Et pourtant… Une fois encore il y a un « et
pourtant ». Dans ce voyage au bout de la nuit hyperfestive, au
cœur d’un monde réellement renversé où les dernières traces du
négatif ne sont plus qu’un moment de la pseudo­positivité généra­
lisée, on pourra se demander s’il n’y a pas tout de même un peu
de jouissance à vivre. Et à rire.

L’art de l’essai romanesque

Mais commençons par Rubens. À travers ce dernier, c’est un


portrait de l’artiste tel qu’il le rêve, tel qu’il se rêve, que dresse
Muray. Un artiste plongé dans les tourbillons de l’Histoire :
batailles, guerres des religions, mise à sac d’Anvers. Sans que le
bonheur des œuvres du peintre s’en trouve altéré. On a bien
appris avec Joseph de Maistre que « le sang est l’engrais de cette
plante qu’on appelle génie ». On découvre avec le Rubens de
Muray un univers de pure jouissance qui, s’il met de côté « la
négation renfrognée, le non boudeur ou furieux opposé à tout »,
n’en demeure pas moins irrigué par les heurts et les contradictions
de son temps.
Dans cet univers, Muray se trouve à l’opposé du roman, de
sa conception du roman en tout cas (désaccord parfait et négation
opposée au monde, trahison et rupture). Pour autant, sans doute
est­ce sa nature qui reprend le dessus, il ne saurait évacuer entiè­
rement le monde dans lequel il habite, dans lequel il vit sa passion
pour Rubens et écrit son essai. Comme il le rappelle : « On ne
peut pas parler que de ce qu’on aime, il faut aussi, de temps en
temps, rappeler ce qu’on déteste afin que, sous cet éclairage, ce
qu’on aime se fasse mieux voir. » Nous voilà donc embarqués pour
plusieurs pages de « théologie négative » de Pierre Paul Rubens.
Soit la définition en creux de l’expérience du bonheur en art, à
travers tout ce qu’elle n’est pas.
Surtout, et à nouveau nous nous trouvons en terres roma­
nesques, Muray choisit d’écrire en s’engageant totalement

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comme individu, et comme corps. « L’Art en soi ne m’empêche


pas de dormir, écrit­il plaisamment, son histoire est une discipline
américaine, sa critique une idée fixe germanique, je les retourne
à l’envoyeur avec bonne humeur. » À lui donc d’inventer une
écriture pénétrante, puissamment sexuelle, qui trouve son apo­
gée dans le morceau de bravoure que constitue sa description
du cycle de Marie de Médicis au Louvre. Représentation de ce
qui est déjà une représentation, morceau de bravoure d’un
morceau de bravoure, vécu comme une cavalcade extatique,
joyeuse et fantaisiste.
Très tôt, dès le XIXe Siècle à travers les âges en fait, Muray a
considéré l’essai comme l’une des formes du romanesque. Épopée
comique, affrontements burlesques, refus de s’en tenir à la simple
description d’une œuvre pour parler, à travers elle, du monde et
des hommes. La Gloire de Rubens comme Après l’Histoire profitent
à leur tour de cette invasion de la pensée par le monde, de cette
domination des idées par le corps. Au point que la fameuse for­
mule de Cioran sur l’écriture critique (« Tout commentaire d’une
œuvre est mauvais ou inutile, car tout ce qui n’est pas direct est
nul. ») semble perdre de sa pertinence. Puisque c’est l’expérience
de l’œuvre qui est racontée comme expérience première, directe.
Et que c’est toujours l’œuvre qui ouvre la société jusqu’aux
entrailles, motif dans le tapis du monde qui en exprime à la fois le
détail et l’ensemble.
Alors évidemment, Muray exagère. Tempête outre mesure,
s’enthousiasme au­delà de toute raison. Comme son peintre féti­
che, il a le goût de l’énorme, la tête épique, le style qui s’emballe
pour un rien. Tout est prétexte à éructer, cogner, louer. Forcément,
ça nous change des poésies miniaturistes à la mode d’aujourd’hui.
Du ruralisme et des petites proses en sucre. Des épopées en jar­
din, dans la veine je chante les arbres et les pommes…
Les pommes… C’est que justement, avec Rubens, ce ne
sont pas des fruits et légumes que l’on a sous les yeux. Parmi
les cibles récurrentes de tous les essais de Muray sur la peinture,
il y a l’interdiction de parler du « référent », de tenir compte de
ce qui est représenté pour juger un tableau, l’aimer, le compren­
dre, le sentir. Assemblage de couleurs sur une surface plane
d’accord, mais même si ceci n’est pas une pipe, l’image d’une

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femme nue n’est pas non plus équivalente à l’image d’une gol­
den ou d’une grany smith. En bon héritier (même contrarié,
même hérétique) de Roland Barthes (3), Muray ne cherche pas à
revenir en arrière sur les apports de l’analyse des œuvres en
terme de « référents », ni sur toutes les théories qui visent à déta­
cher le tableau de son modèle. Seulement, en posant le désir
comme écriture possible sur l’art pictural, il dépasse les cadres
imposés du problème. Pour le dire de façon « bathmologique »,
il se retrouve à un niveau supérieur du sens, à un degré au­
dessus de la spirale. En estimant que la question du référent est
d’abord une question sexuelle, il justifie son amour pour Rubens,
et son écriture « romanesque » d’une peinture par son regard
devenue telle. Car les femmes s’animent sous un tel regard
lubrique, elles semblent même sauter d’un cadre à l’autre et
revenir sans cesse, tableau après tableau, comme les personna­
ges de la Comédie humaine reviennent de roman en roman.
Rubens en Balzac de la toile et du pinceau. Et pour nous, quelle
expérience ! Ces femmes, « elles saillent de la toile, elles débor­
dent ! Aguicheuses inoubliables ! » On est pratiquement dans un
récit fantastique. C’est le syndrome de Stendhal devenu jouissance
pure ! Avec ce goût qu’a Muray pour les géantes, femmes opu­
lentes rubéniennes, felliniennes flamandes, qui n’est jamais que
le pendant de son attachement aux œuvres proliférantes, énormes,
qui cherchent à emporter l’adhésion à force d’accumulations.
Balzac encore. Aragon. Le XIXe Siècle à travers les âges. Après
l’Histoire.
Rubens, c’est ce bon géant rabelaisien qui offre au regard
des hommes une foule de femmes toutes plus dodues et appétis­
santes les unes que les autres. Le contraire d’un père castrateur
ou culpabilisateur (la Gloire de Rubens, ou l’homme sans culpabi­
lité). Mon père, éloigne de moi cette croupe ? Mais certainement
pas ! Ce qu’il faut éloigner c’est tout le temps présent. Non pas
parce que, selon la formule, c’était mieux avant. Mais parce que
c’était mieux toujours. Et qu’il est toujours possible de retrouver la
jouissance, par l’art et par le rire. En poussant la porte qui nous
sépare des plus grandes œuvres. En plongeant dans les tableaux,
après les avoir débarrassés des discours qui les recouvrent et les
interdisent à notre vue.

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La mise en comédie du monde

Seulement voilà : après Rubens, est­ce qu’on est après


l’Histoire ? Suivons le cheminement de l’œuvre de Muray : on passe
de la Gloire de Rubens à l’Empire du Bien. Cette fois, au terme
d’une curieuse transmutation de toutes les valeurs, le positif serait
devenu envahissant, insupportable, ne laissant plus aucune place
au travail du négatif. Pourquoi pas, mais dans ce cas où va se
loger la jouissance ? Le plaisir qu’on va désirer éterniser. Parce
qu’après tout, c’est bien ça le plus important. Pas l’histoire de la
fin de l’Histoire.
Ah ! La fin de l’Histoire ! C’est curieux comme tout le monde
s’est crispé là­dessus, à propos des derniers livres de Muray. En le
fourrant dans un sac, en compagnie de carpes et de lapins qui
n’avaient pourtant pas grand­chose à voir avec lui (Fukuyama !).
Peut­être parce que c’était une manière commode, comme sou­
vent, de passer à côté de l’essentiel. Soit qu’on ne l’ait pas vu, soit
qu’on ne tienne pas à ce que d’autres le voient.
Parce que, franchement, cette théorie hegelo­kojévienne, est­
elle si importante pour que la dernière grande œuvre de Muray
fonctionne ? Pour que son discours sur le monde porte ? Ou est­ce
qu’au contraire ce monde lui échappe définitivement à cause de ce
support théorique même. Voyons ! À l’heure où même les adversai­
res les plus acharnés de Muray n’osent plus employer le mot
« festif » (grande victoire pour un écrivain : quand on ne peut plus
parler innocemment sur un sujet qu’il a marqué de son empreinte).
Quand la presse ne cesse d’écrire Après l’Histoire à son insu, près
de dix ans après la mise en chantier du projet. Pour ma part,
j’avoue n’avoir jamais très bien compris l’utilité de la théorie de la
fin de l’Histoire. Mais son rôle dans l’essai de Muray me semble
assez facile à repérer : on peut faire la comparaison avec ces gigan­
tesques réacteurs qui font décoller les fusées, mais dont celles­ci se
débarrassent une fois qu’elles ont atteint l’espace. Une assise à la
mise en comédie du monde, rien de moins, rien de plus.
D’ailleurs, difficile d’attribuer à autre chose qu’à la sottise
ou à la malveillance la lecture de Muray en écrivain décadent, en
pessimiste « fin de siècle ». Comme il l’écrivait dans l’article déjà

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mentionné de l’Infini, la croyance en une signification particulière


des dates relève de la pensée magique, c’est­à­dire qu’elle se
situe à l’opposé de toute pensée de déchiffrement romanesque
du monde. « Croire aux siècles ou les raconter, en effet, il faut
choisir. » Et plus loin : « L’illusion de la fin du siècle sert à plan­
quer le réel de la fin de l’Histoire. » Maquillage du monde, de
son état et des discours qui tentent d’en dresser le portrait.
Maquillage dont relèvent encore, au fond, les lectures d’un
Muray pessimiste et « fin de siècle », qu’elles soient intentionnel­
les ou non. Quand chacune de ses pages éclaire le monde au
moyen d’un grand éclat de rire.
Car c’est bien là que réside la formule magique. Si Après
l’Histoire marque la poursuite du projet romanesque, historique
et donc, en ce sens, « moderne » (osons le mot, même si lui aussi
n’est plus innocent !), c’est à travers cette opération cognitive
qui charge le rire de transformer le monde contemporain, aussi
honni soit­il, en comédie. Que les bons élèves de Kundera se
rassurent, on en trouve, chez Muray, de la littérature comme
« outil de connaissance », et à foison. Et que les jubilateurs
mécaniques retrouvent le sourire, la jouissance aussi est de la
partie, puisque le détestable se transforme en plaisir à mesure
qu’il est affronté et vaincu par le verbe. Que les modernolâtres
surtout, les chasseurs de réacs et autres cagots néophiles se
décrispent tout à fait et reprennent leur souffle : sans avoir fait
le calcul exact, je crois pouvoir affirmer que parmi les auteurs
les plus cités dans Après l’Histoire on trouve (peut­être derrière
Hegel et Kojève, et encore) Marx, Nietzsche, et Freud. Les trois
maîtres de la pensée moderne, de la pensée moderne comme
pensée critique en tout cas. Pas loin, on retrouve Barthes et
Heidegger, et puis il y a les romanciers : Kafka, Bernanos,
Céline, Bloy, Balzac, Musil, Kundera, Marcel Aymé, Buzzati,
Pasolini, Gombrowicz, etc.
C’est toujours une question de langage, en fait. Amusant de
voir comme un mot, « moderne », peut devenir haïssable quand
tout ce qui s’en réclame n’est synonyme que de « soumission ». Et
comme ce qu’il désigne peut reprendre vie lorsqu’il est investi
par un univers aussi foisonnant, une culture aussi variée. Un pro­
jet aussi intensément critique et irrespectueux.

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Un rire sans précédent

Comme toujours on le voit, comme déjà avec le Rubens, le


tout pour l’écrivain est de trouver l’écriture qui permettra de ridi­
culiser les discours qui l’entourent et le précèdent. Pas d’histoire
de l’art, mais un corps plongeant dans les tableaux pour y pour­
suivre les gracieuses nymphes exposées. Pas d’essayisme naïve­
ment accroché à la langue morte des penseurs obéissants : plutôt
inventer le théâtre qui tournera en comédie la phraséologie des
temps modernes. Qui mettra en scène comme autant de person­
nages de fiction les hommes et les femmes qui continuent à se
croire en vie quand ils ânonnent le verbiage le plus poussiéreux.
Tâche immense. Tapisserie de Pénélope. Mais qui a ses antécé­
dents illustres. Il faudrait reparler de Barthes par exemple, de
son analyse de la langue « fasciste », de la plaisante ironie de ses
Mythologies. Mais j’ai en tête quelqu’un de plus énorme. De telle­
ment plus méchant. À la fois « réactionnaire » et « moderne »,
comme de juste. Révéré par Elias Canetti et Walter Benjamin, ça
n’est pas un mauvais début. Je veux bien sûr parler de Karl
Kraus.
Muray a souvent expliqué qu’il avait trouvé dans le grand
chant pluriel médiatique, dans l’hypertexte des journaux et des
télévisions rassemblés la matière d’un présent qui ne cesse de se
trahir lui­même par la façon dont il se loue. Les indices compro­
mettants d’un onirisme délirant qui remplace la vie par les
« valeurs » et les conflits par la louange.
Or qui, à la suite des réflexions prémonitoires que l’on peut
glaner chez Nietzsche ou Maupassant, a mieux flétri l’immonde
reporter, le journaliste qui « donne réalité aux atrocités qu’il
invente » ? Karl Kraus bien sûr. Karl Kraus qui écrit en 1914 : « La
presse est­elle un messager ? Non, elle est l’événement ! Un
discours ? Non, la vie ! » Et encore : « Une fois de plus l’instrument
a été plus fort que nous. Nous avons placé l’individu chargé
d’avertir en cas d’incendie, et dont le rôle dans l’État devrait être
tout à fait subalterne, plus haut que le monde, plus haut que l’in­
cendie, plus haut que la maison, plus haut que l’événement et
plus haut que notre imagination. »

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L’écrivain qui décide de prendre en charge la langue, de la


tirer des pattes d’un journalisme universel et tout­puissant, sait
qu’il se trouve dans la position de Sisyphe, mais d’un Sisyphe
frappé d’une punition paradoxale puisqu’il s’attaque à une calci­
fication de la langue qui se renouvelle sans cesse, nécrose qui
constamment revit sous une forme différente. Face à la phraséo­
logie, ce figement de la langue en formules mortes, l’écrivain
doit apprendre à utiliser cela même que son adversaire lui dispute
en le contaminant.
Il ne s’agit nullement de linguistique cependant. Comme
pour les toiles de Rubens, c’est toujours le « référent », disons le
monde concret, sexuel, qui préoccupe Muray. Car la phraséologie,
écrivait précisément Walter Benjamin dans son essai sur Kraus,
n’est jamais que « l’expression linguistique de l’arbitraire avec
lequel, dans le journalisme, l’actualité s’arroge la domination sur
les choses. » Pour les embellir bien sûr. Les poétiser. Et organiser
sciemment la disparition du réel.
Que peut faire, face à cela, la littérature ? On l’a dit pour les
femmes de Rubens : il s’agit alors de trouver l’écriture pénétrante
qui permette le contact. Mais face au journalisme roi ? À nouveau,
le parallèle entre Kraus et Muray est frappant. Ainsi dans l’usage
de la citation. « Citer un nom, écrivait Benjamin à propos du pre­
mier, signifie l’appeler par son nom. » Dénoncer la nudité malgré
les habits neufs. Il faut pour cela dresser un théâtre propre à
dénoncer les faux semblants. Et monter soi­même sur scène.
Donner de la voix, jouer les Misanthrope, les Timon d’Athènes.
Exagérer, vociférer. Faire rire, en un mot, en tenant un rôle et en
assignant un rôle à chacun des discours que l’on cite. C’est ce qu’a
fait Muray avec Après l’Histoire. Il a monté un théâtre, distribué les
rôles, imaginé les décors. Comme Kraus. Comme Balzac aussi
d’ailleurs : il a même ses personnages récurrents ! Vraiment, je n’ai
jamais compris pourquoi les Jack Lang, les Laurent Joffrin ne se
sont pas montrés plus reconnaissants vis­à­vis de l’auteur d’Après
l’Histoire ! Il les a tout de même placés sur une scène autrement
plus drôle et passionnante que les plateaux télévisés de TF1 ou les
colonnes du Nouvel Observateur et de Libération ! La plus grande
comédie des temps modernes ! Le Circus Festivus, avec jongleurs
et montreurs d’ours ! Entrez, entrez, le spectacle commence, et

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depuis qu’il a été créé il n’a plus été possible de l’arrêter, car
lorsque le monde est saisi d’une manière aussi ferme et féroce, il
met du temps à changer de forme et à s’échapper. Voilà le clown
gueulard, celui qui joue des tours à tous et distribue la parole. « Il
imite l’adversaire pour appliquer le fer de la haine dans les plus
fins interstices de son attitude. Ce graveur de syllabes qui creuse
entre les syllabes extirpe des paquets de larves nichées là. Les
larves de la vénalité et des jacasseries, de l’infamie et de la bonho­
mie, de l’infantilisme et de la convoitise, de la voracité et de la
malignité. Il démasque en effet l’inauthentique – opération plus
difficile que celle qui a pour but de démasquer le mal – procédant
à la manière behavioriste. Les citations de Die Fackel sont plus que
des pièces justificatives : ce sont des accessoires de théâtre qu’uti­
lise le récitant pour démasquer à travers la mimique. » Voilà que je
m’emballe et que je cite à nouveau Benjamin dissertant sur Kraus.
Mais, sur ce point en tout cas, Kraus ou Muray, c’est pareil ! Et si
la phraséologie a vaguement changé, le spectacle est toujours
aussi nécessaire. Aujourd’hui certes, on n’est plus patriotard, en
tout cas en France (mais cela peut changer : notre nouveau prési­
dent n’a que le mot « fierté » à la bouche ; après les homosexuels,
les femmes et les immigrés, c’est au tour des Français d’aller mar­
cher au pas dans les rues… Et vivent les défilés ! Vivent les bal­
lons bleus, blancs, rouges ! Vive la French Pride !). Ce sont plutôt
les droits, de l’homme, de la femme, de l’enfant ou des animaux
qui prolifèrent. Pas un seul discours qui ne cherche à s’énoncer
dans la langue morte des droits humains. Même le porno ! Il faut
le faire quand même, les couvertures des magazines étant restés,
jusqu’à il y a peu, l’un des derniers refuges du mauvais goût le
plus réjouissant (4). Et qu’est­ce que je vois l’autre jour ? En gros
titre sur un kiosque ? « Ces pays où le porno est interdit ». Ça y est,
ils s’y mettent aussi. Ils vont nous réclamer des droits, des subven­
tions. Des aides de l’Union européenne. Et puis il y aura des mou­
vements de soutien. Rocco Siffredi à la tête de SOS Darfour, ou la
lutte légitime pour obliger les populations réfractaires à consom­
mer porno. X pour tous. Touche pas à mon zob. On va bientôt
voir Kouchner avec un sac sur l’épaule, rempli de DVD et de
magazines, apporter son soutien aux populations martyrisées par
les plus odieux régimes de la planète (et, comme c’est curieux,

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j’imagine que ce seront précisément ceux qu’on n’aime pas d’habi­


tude ; l’axe du Mal des rituels islamo­communistes serait­il, en plus
de toutes ses tares, atteint de pornophobie ?).
Voilà la comédie des temps modernes. Tout est en place. Et
quand bien même nous nous sentirions un peu seul, Muray nous
aura appris à la voir comme cirque inédit. Comme possibilité de
rire sans précédent, puisque c’est la phraséologie d’aujourd’hui, ici
et maintenant, qu’il est parvenu à mettre en scène. Et, visiblement,
pour un certain temps encore.

Plaisirs

Bien. Revenons à nos moutons. À cette rupture dont nous


sommes partis. Au partage du positif et du négatif dans l’œuvre de
Muray. Et surtout à la positivité, puisque c’est a priori elle qui est
censée faire le plus défaut chez son auteur. C’est qu’il s’en méfie,
généralement. Qu’on se rappelle son Céline : c’est quand l’auteur
de Mort à crédit a renoncé pour un temps à la pure négativité qu’il
s’est retrouvé au diapason des valeurs de la foule. Et donc de l’anti­
sémitisme. Évidemment Muray n’a jamais donné là­dedans.
Jamais rejoint la foule. Quand il veut s’injecter une bonne dose de
positivité, il part bien loin de nous, au XVIe ou au XVIIe siècle. La
positivité de Rubens n’est telle à ses yeux que parce qu’elle est
précisément en opposition frontale avec les valeurs de notre
temps. « Ce qu’il y a pourtant de plus remarquable, écrit­il, c’est sa
non­actualité. Il n’existe tout simplement pas dans les réseaux qui
font vibrer. » Et plus loin : « Je ne serais d’ailleurs pas en train
d’écrire ce livre si Rubens trouvait le moindre écho, même
oblique, dans nos débats. S’il flottait si peu que ce soit autour des
phénomènes de l’air du temps. Je connais l’actualité, je n’ai pas
trop d’estime pour elle. Mon contemporain brûlant c’est lui. »
Mais pour écrire son livre, on l’a dit, Muray ne peut s’empê­
cher de la réintroduire, cette actualité. Il est comme ça, il carbure
au négatif. Dans la Gloire de Rubens comme dans Après l’Histoire,
dans le XIXe Siècle à travers les âges comme dans l’Empire du Bien.
Dès qu’on entre dans la positivité, est­ce à dire qu’on quitte le

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romanesque ? Que se passe­t­il, concrètement, quand Muray entre


dans le tableau, dans les toiles du cycle de Marie de Médicis par
exemple ? Et bien, je crois qu’on peut retrouver ici une typologie
qu’il affectionnait, celle que Marthe Robert emprunte à Freud pour
parler du roman. L’« enfant trouvé » et le « bâtard ». Dans un
tableau, on s’évade. On quitte, pour un bref instant, le rapport
critique au monde. Dans l’étreinte sexuelle aussi d’ailleurs (voir les
romans, ou les poèmes de Minimum respect puisque, une fois
encore, il ne s’agit pas d’opposer une partie de l’œuvre à une
autre). C’est une jouissance évidemment, et comment ! Mais ça
n’est pas la seule. La littérature, le rapport critique au monde, le
rire, tout cela aussi est jouissance. Mais c’est celle du bâtard, celle
de l’être qui ne peut s’empêcher, même dans le rapport au monde
le plus agressif, de se sentir lié à lui. De l’aimer, d’une certaine
manière.
Lorsque Pierre Mercadier, ce personnage d’un roman qu’il
aimait souvent citer (les Voyageurs de l’impériale d’Aragon) nous fait
part du regard qu’il porte sur les hommes et la société, il distingue
les êtres de la manière suivante : « il y a deux sortes d’hommes dans
le monde, ceux qui pareils aux gens de l’impériale sont emportés
sans rien savoir de la machine qu’ils habitent, et les autres qui
connaissent le mécanisme du monstre, qui jouent à y tripoter… »
Il n’est pas difficile de voir que, même s’il savait s’en évader,
Muray a préféré s’intéresser à la société qui l’entourait plutôt que
de se laisser bercer par ses chants. Surtout s’il y trouvait matière à
plaisir. Rubens signifiait pour lui la jouissance, comme état opposé
à tout ce qu’il haïssait. Dans Après l’Histoire, c’est Muray lui­même
qui occupe la place de celui qui jouit, du fait de sa distance tou­
jours maintenue avec l’époque.
C’est pourquoi il n’y a pas de rupture dans l’œuvre de
Philippe Muray. Car tous ses grands ouvrages s’animent d’un rire
capable de transformer n’importe quoi en objet de jouissance, tout
en le faisant connaître mieux. Autant de livres du rire comme
dévoilement de l’oubli – de l’Être, de l’Histoire, de l’homme.

1. Philippe Muray, la Gloire de Rubens, Grasset, 1991.


2. Philippe Muray, Après l’Histoire, première publication aux Belles Lettres en 1999

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et 2000 (deux volumes), repris en un seul volume chez Gallimard, « Tel », 2007.
3. On s’apercevra que le nom de Barthes revient à plusieurs reprises au cours de
cet article. C’est qu’à mon avis le rapport de Muray à ce dernier est symptoma­
tique de son positionnement à l’égard de la modernité. Il est en effet possible de
faire ainsi surgir la fidélité de Muray au projet critique et historique (comment pro­
noncer le mot « moderne » quand on sait qu’il le fera sursauter dans sa tombe) de
l’art. Permanente originalité de la pensée, renouvellement joyeux des formes,
jamais Muray n’a renoncé à poursuivre plus avant la route tracée par ses maîtres en
invention. En refusant toujours aux petits chefs du jour le respect qu’ils exigent, il a
prolongé à sa façon le cheminement de l’art historique.
4. Heureusement, tout n’est pas perdu : croisé l’été dernier, parmi les gros titres du
magazine Union : « Le gynéco m’a fait gicler tout mon lait ! » et « Un toucher
rectal explosif ». Ah, poésie…

■ Olivier Maillart est critique littéraire et s’occupe de la coordination éditoriale de la


revue l’Atelier du roman. Il enseigne également au département des arts du spec­
tacle de l’université Paris­X Nanterre.

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