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les théories en psychologie sociale

l'œuvre sociologique 3

MOUTON É D I T E U R • PARIS • LA HAYE


MORTON DEUTSCH / R O B E R T M. KRAUSS

les théories
en psychologie sociale

MOUTON ÉDITEUR • PARIS • LA HAYE


Library of Congress Catalog Card Number : 72-80007
Titre de l'édition originale : Theories in social psychology
© 1972, pour l'édition française : Mouton & Co
Couverture par Jurriaan Schrofer
Imprimé en France
sommaire

CHAPITRE I : LE RÔLE DE LA THÉORIE EN PSYCHOLOGIE


SOCIALE 1

L'objet de la psychologie sociale 1


Les approches théoriques de la psychologie sociale 3
La nature de la théorie 6

CHAPITRE II : L'APPROCHE DE LA PSYCHOLOGIE DE LA FORME 15


L'orientation théorique de la psychologie de la forme . . . . 16
Les caractéristiques d'une bonne organisation perceptive 18
L'orientation de Solomon Asch 25
L'orientation de Fritz Heider 31

CHAPITRE III : LA THÉORIE DU CHAMP DANS LA PSYCHOLOGIE


SOCIALE 41

Kurt Lewin 41
Leon Festinger 68

CHAPITRE IV : LES THÉORICIENS DU RENFORCEMENT 85


Les orientations sous-jacentes des théoriciens du renfor-
cement 85
Deux procédures fondamentales des expériences sur l'ap-
prentissage 87
Les concepts fondamentaux de l'apprentissage 89
VI Sommaire

Neal E. Miller et John Dollard 95


Le programme de recherche sur la communication de Yale 99
Albert Bandura et Richard H. Walters 104
B. F. Skinner 112
George C. Homans 120
John W . Thibaut et Harold H. Kelley 129
Résumé 137

CHAPITRE V : LA THÉORIE PSYCHANALYTIQUE 139

L'apport essentiel de Freud 139


La théorie psychanalytique classique 143
L'apport de la psychanalyse à la psychologie sociale 172
Conclusion 188

CHAPITRE VI : LA THÉORIE DU RÔLE 191

Les concepts fondamentaux de la théorie du rôle 191


George Herbert Mead 202
Robert K. Merton 210
Erving Goffman 224

CHAPITRE VII : LES COURANTS ACTUELS EN PSYCHOLOGIE

SOCIALE 235

BIBLIOGRAPHIE 241

INDEX DES NOMS 257


INDEX ANALYTIQUE 261
préface

La théorie est le filet que l'homme tisse pour capter le monde


observable — l'expliquer, le prévoir et influer sur lui. Cet ouvrage
présente les théories en psychologie sociale. Les théoriciens ont tissé
des filets de différentes sortes. Certains, à usages multiples, veulent
embrasser toute espèce de comportement, d'autres se limitent expressé-
ment à certaines catégories ; certains ont été conçus pour un usage
en surface, d'autres sont plus adaptés aux profondeurs. Mais tous
les théoriciens sont fermement convaincus que les idées sont impor-
tantes et que les données du monde observable doivent être prises
dans un réseau d'idées si l'on veut parvenir à un produit véritable-
ment scientifique.
Notre but a été de présenter les idées principales de la psycho-
logie sociale dans le contexte des orientations théoriques d'où elles
sont issues. Nous avons été soutenus par notre conviction que les
théories de psychologie sociale sont à la fois intéressantes et valables.
Elles stimulent la recherche et mettent en lumière maints aspects
variés, et parfois déconcertants, du comportement social. Et cepen-
dant, on a quelque peu négligé les théories de psychologie sociale ;
peu d'ouvrages leur sont consacrés. Le présent travail veut y porter
remède.
Notre énumération des théoriciens en psychologie sociale est repré-
sentative plutôt qu'exhaustive. Nous nous sommes efforcés d'aller
aux racines même de la psychologie sociale et, ce faisant, nous
avons négligé certaines branches et certaines des floraisons les plus
colorées de cet arbre de la connaissance.
Nous avons donné des diverses orientations théoriques à la fois un
exposé et un examen critique. Nous nous sommes attachés à pré-
VIII Préface

senter les divers points de vue dans leur propre langage, avec leur
propre terminologie mais nous n'avons pas hésité à formuler des
critiques sévères sans toutefois tomber dans la malveillance et l'ergo-
tage. Si nous savons que certains des théoriciens mentionnés ne seront
pas d'accord avec nos commentaires, nous espérons qu'ils tiendront
leur présence dans cet ouvrage pour une marque de notre estime.
En réalisant ce livre nous avions présents à l'esprit à la fois l'étu-
diant et le profane. Nous voulons espérer cependant que nos collègues
de travail y trouveront aussi intérêt et seront conduits à jeter un
regard neuf sur des idées qui leur sont déjà familières. La clarté a
été notre souci constant, mais nous n'avons pas hésité à solliciter le
lecteur de s'arrêter et de réfléchir au cours de sa lecture, pas plus
que nous n'avons écarté certains sujets complexes et subtils parce
qu'ils exigeaient un effort soutenu.
Nous exprimons toute notre reconnaissance à «Garry» Boring ;
chaque page de l'ouvrage a bénéficié de sa compétence experte
d'éditeur. Mmes George Ferguson et John Shewmon ont déchiffré
nos brouillons manuscrits et en ont assuré la dactylographie ; nous
leur exprimons notre gratitude. Enfin, nous sommes reconnaissants
à tous nos collègues et nos étudiants qui ont lu, commenté ce travail
et de maintes façons nous ont apporté leur aide.

Morton Deutsch
Robert M. Krauss
CHAPITRE I

le rôle de la théorie
en psychologie sociale

Si l'on s'interroge sur la nature exacte de la psychologie sociale,


diverses images viennent à l'esprit : une mère allaitant tendrement
son enfant, un Blanc en colère qui jette des pierres sur un étudiant
noir, la conversation de deux amis, un politicien haranguant son
public au coin de la rue, un match de football, un homme en train
d'écrire à son bureau, un enseignant travaillant avec ses étudiants,
un malade avec son thérapeute. Quel est le lien qui unit ces diverses
situations à la psychologie sociale ? Ce lien, c'est le souci chez le
psychosociologue d'appréhender les modalités des relations inter-
individuelles.

L'OBJET DE LA PSYCHOLOGIE SOCIALE

Cette définition très lâche de l'objet de la psychologie sociale n'est


pas totalement satisfaisante car elle laisserait penser que l'effet pro-
duit par un individu sur un autre est anodin et accidentel. En quoi
les relations entre individus diffèrent-elles des relations entre molé-
cules, sur ce point, notre définition est muette ; elle ne permet pas
davantage de différencier les relations de personne à personne de
celles qui unissent un individu à son environnement physique. Quels
sont donc les traits distinctifs des relations de personne à personne ?
Entre individus, contrairement à ce qui se produit entre choses, les
faits psychologiques peuvent advenir dans l'un ou l'autre terme de
la relation. Chacune des personnes engagées dans une relation peut
percevoir, penser, sentir, désirer et agir. Mais en outre, chacune per-
çoit que les autres sont capables de perceptions et d'actions, per-
2 Rôle de la théorie en psychologie sociale

ceptions ec actions qui peuvent la concerner. L'aptitude des indi-


vidus à être conscients les uns des autres et à exercer, en tant qu'êtres
psychologiques, une influence mutuelle, signifie que dans une rela-
tion sociopsychologique les événements psychologiques qui se pro-
duisent sont influencés par les activités psychologiques perçues ou
anticipées des autres (Asch, 1952).
Bousculez une pierre, il n'y a pas de réaction à en attendre.
Elle ne peut vous poursuivre ni suivre l'itinéraire changeant que
vous adoptez pour lui échapper. En revanche, si vous bousculez
un homme, il peut se mettre en colère, se lancer à votre poursuite
et, s'il est assez leste, vous rattraper quelles que soient vos esquives.
Le résultat d'un comportement relevant d'un système non intention-
nel dépend étroitement de la présence ou de l'absence d'une quantité
de conditions spécifiques. A l'opposé, un système intentionnel adapte
et réoriente le comportement en fonction de l'information reçue
sur l'écart entre la situation présente et le résultat souhaité. Le monde
inanimé — en dehors des servo-mécanismes et des appareils cyber-
nétiques — est essentiellement constitué de systèmes non intention-
nels. Tandis que la pierre qui roule peut être aisément déviée de
sa route, une personne, elle, si elle dispose d'un «pouvoir» suffisant,
surmonte bien souvent des handicaps et des circonstances contraires
pour atteindre, d'une façon ou d'une autre, son objectif. On ne
trouve pas dans les objets matériels de «volonté» de produire des
événements qui ont pour but de provoquer un changement donné
chez une personne donnée ; ils n'ont pas davantage le pouvoir de
le faire. Seuls les êtres humains ont le désir et le pouvoir de déter-
miner la nature des activités et des expériences psychologiques d'un
autre être. Dans la mesure où l'être humain est, dès sa naissance, le
centre ultime de l'action de ses semblables, il est évident que la
compréhension du comportement humain passe par la compréhension
de ses relations à autrui. (Ce point est étudié de façon plus détaillée
chez Heider, 1958, chapitre IV.)
Ce qui caractérise les relations de personne à personne, ce n'est pas
seulement que des faits psychologiques puissent se produire chez
l'un et l'autre terme de la relation, c'est aussi leur caractère social,
à savoir que les relations humaines se situent toujours dans un
environnement social organisé — famille, groupe, communauté,
nation — qui s'est constitué des techniques, des catégories, des règles
et des valeurs qui s'appliquent aux interactions humaines. D'où la
nécessité pour comprendre les faits psychologiques qui se produi-
Les approches théoriques de la psychologie sociale 3

sent dans les interactions entre individus, d'appréhender les rapports


que ces faits eux-mêmes entretiennent avec le contexte social où
ils se produisent. Tout comme le spécialiste de psychologie animale
qui étudie le comportement d'un rat dans un labyrinthe doit con-
naître les propriétés physiques propres au labyrinthe pour comprendre
ou prévoir le comportement qu'y adoptera l'animal, de même le
spécialiste de psychologie sociale doit être en mesure de déterminer
les données caractéristiques de l'environnement social s'il veut com-
prendre ou prévoir les interactions des individus.
La psychologie sociale s'intéresse donc à l'étude des relations d'in-
dividus à individus, réelles, imaginaires ou potentielles dans un con-
texte social donné en ce qu'elles affectent les individus concernés
(Allport, 1954). Cette définition globale se subdivise en de nom-
breux problèmes lorsqu'on tente de répondre à des questions d'ordre
général de ce type : quels sont les effets dont nous cherchons à
comprendre les conditions déterminantes ? Quelles sont les conditions
dont nous cherchons à étudier les conséquences ? Quels sont les
processus intermédiaires qui relient ces déterminants et leurs effets ?
Ainsi les psychosociologues s'attachent-ils à définir les conditions qui
amènent une personne à se conformer au jugement d'une autre
personne, les conditions qui déterminent les attitudes d'une personne,
qui engendrent des interrelations de coopération ou de compétition.
Ils s'intéressent également à l'étude des effets qu'ont les attitudes d'un
individu sur ses relations avec les autres, l'étude des conséquences
des interactions coopératives ou compétitives et autres relations ana-
logues.

LES APPROCHES THÉORIQUES DE LA PSYCHOLOGIE SOCIALE

Bon nombre de positions théoriques différentes ont marqué la litté-


rature de la psychologie sociale et continuent d'influer sur les recher-
ches effectuées dans cette discipline. Le contexte historique et social
de ces diverses approches théoriques a été étudié par Allport (1954),
Martindale (i960) et Karpf (1932). Ces orientations distinctes reflè-
tent, d'une part, des conceptions différentes de la nature humaine et,
d'autre part, font porter l'attention sur les diverses facettes de ce
qui constitue l'objet de la psychologie sociale. Les conceptions de
l'homme, de leur côté, prennent leur source dans les doctrines poli-
tiques et religieuses et viennent les étayer. Du fait de leur lien étroit
4 Rôle de la théorie en psychologie sociale

avec les doctrines idéologiques, les conceptions de l'homme sont rare-


ment à l'abri des controverses politiques. La place nous manque pour
décrire ici le lien qui unit les doctrines politiques et les conceptions
quant à la nature humaine ; disons seulement que ces conceptions
influent sur le choix qu'on est amené à faire face aux alternatives
politiques telles que ségrégation raciale ou intégration, féodalisme
ou démocratie, armement militaire préventif ou coopération inter-
nationale pour prévenir les guerres.
Que compter parmi les importantes interrogations ou questions
sur la nature humaine qui transparaissent dans les principales orien-
tations théoriques de la psychologie sociale ? Nous allons indiquer
ci-après quelques-uns des thèmes les plus fréquents :
1°) Faut-il considérer l'homme comme rien d'autre qu'un animal
plus intelligent que les autres, dépourvu de caractéristiques psycholo-
giques propres, ou bien l'interaction sociale, le langage et le fait qu'il
reste longtemps dépendant des conduites de coopération, lui con-
fèrent-ils des caractéristiques psychologiques spécifiques ?
2°) L'égocentrisme est-il le déterminant des conduites humaines
ou bien peut-on considérer l'intérêt porté à autrui comme aussi
fondamental et aussi essentiel que «l'amour de soi» ?
3°) Le comportement humain est-il principalement irrationnel et
produit par l'expérience contingente de la récompense et de la puni-
tion ou bien l'homme modèle-t-il son comportement à la lumière
de ce qu'il expérimente ?
4°) Le comportement humain prend-il sa source dans le donné
biologique ou bien les conditions sociales exercent-elles une influence
déterminante sur la forme et la nature de l'action de l'homme ?
5°) Le comportement de l'adulte est-il essentiellement le reflet
d'expériences vécues dans l'enfance ou bien l'homme devient-il et
reste-t-il tout au long des années sensible à son environnement ?
Aujourd'hui les psychosociologues rejetteraient de telles questions
sous la forme d'alternatives. Ils soutiendraient plutôt que l'homme est
à la fois social et biologique par nature, qu'il y a chez lui tout
ensemble l'aptitude à agir de façon égocentrique et tout animale
sans tenir aucun compte des conséquences, et l'aptitude à des con-
duites spécifiquement humaines, altruistes et tenant rationnellement
compte des conséquences encourues par lui-même et par autrui. Ce
sont les diverses influences physiques, biologiques, psychologiques et
sociales auxquelles il a été soumis dans le passé et qui s'exercent pré-
sentement sur lui, qui détermineront sa manière d'agir.
Les approches théoriques de la psychologie sociale 5

Bien que la tendance actuelle en psychologie sociale soit plus de


mettre l'accent sur les conditions qui conduisent l'homme à être
«égocentrique» ou «sociocentrique», «rationnel» ou «irrationnel» que
de la considérer comme étant l'un ou l'autre par nature, il n'en reste
pas moins que les principales orientations théoriques reflètent en partie
des vues divergentes quant à l'essence de l'homme. Ainsi le courant
gestaltiste postule que l'homme est ainsi structuré qu'il est avant tout
préoccupé de forger une vision du monde organisée et signifiante.
Les théoriciens du «renforcement», de leur côté, posent en prin-
cipe que le comportement est essentiellement déterminé par ses
conséquences immédiates de plaisir ou de peine. Pour eux, l'homme
essaie de comprendre sa situation en fonction des expériences qu'il
a vécues dans la poursuite du plaisir. Les théoriciens du «rôle»
partent de l'hypothèse que la détermination de l'homme est exclu-
sivement sociale. Selon eux, les valeurs et les critères selon lesquels
un homme décide de ce qui est source de plaisir et de ce qui a
un sens, sont déterminés par le rôle qui lui est dévolu dans une
société donnée. Les tenants de la psychanalyse considèrent l'homme
comme un lieu de conflit entre sa nature animale et la société
représentée par la famille. Dans cette perspective, le pouvoir ration-
nel de l'homme et ses facultés d'adaptation opèrent une médiation
entre les forces conflictuelles et, au cours de ce processus de médiation,
se structurent et se développent. Les expériences vécues au sein de
la famille durant l'enfance sont considérées comme décisives pour
la fixation des schémas de résolution des conflits et pour la vigueur
des facultés d'adaptation.
Dans les chapitres qui suivent, les quatre orientations théoriques
principales que nous venons d'évoquer seront examinées plus en
détail. Mais il faut souligner dès maintenant qu'aucune d'elles n'est
une «théorie» au sens strict du terme. Il s'agirait plutôt d'orienta-
tions générales face à la psychologie sociale. Elles proposent certains
types de variables à prendre en considération mais ne sont pas des
systèmes déductifs dont puissent découler des hypothèses claires et
vérifiables. Les principales approches théoriques en psychologie sociale
sont les œuvres de l'enfance de cette science. Or, c'est le propre d'une
science à ses débuts de développer des théories aussi ambitieuses dans
la définition de leur champ qu'elles sont imprécises dans leur détail.
Il semble cependant de plus en plus net que l'effort théorique en
psychologie sociale va porter davantage sur l'élaboration de théories
« de moyenne portée » pour reprendre l'expression par laquelle
6 Rôle de la théorie en psychologie sociale

Merton (1957) définissait des «théories intermédiaires entre les hypo-


thèses de travail secondaires, élaborées d'abondance dans la routine
quotidienne de la recherche, et les vastes constructions spéculatives
ordonnées autour d'un schéma conceptuel central».
Ainsi les théories dans cet ouvrage influent-elles de manière subtile
mais constante sur le travail du psychologue. Elles le guident dans
son choix des phénomènes qu'il va étudier et dans le choix des
concepts auxquels il aura recours pour les analyser. Dans une cer-
taine mesure, elles l'influenceront aussi dans le choix des techniques
à employer pour sa recherche car chaque modèle théorique a sa
propre tradition méthodologique.
Le courant actuel en faveur des «théories de moyenne portée»
aurait tendance à estomper quelque peu les lignes de partage entre
les diverses écoles théoriques. Il arrive qu'il ne soit pas possible de
classer un travail de recherche donné comme s'inscrivant dans une
tradition par exemple, celle de la gestalt ou du renforcement. Néan-
moins, il restera difficile de comprendre le sens et la portée des
recherches actuelles en psychologie sociale, si l'on ne cherche à en
connaître les antécédents historiques et théoriques.

LA NATURE DE LA T H É O R I E

Lorsqu'on débat de la nature des théories scientifiques, il est fréquent


que l'on énumère un certain nombre de critères idéaux auxquels
une théorie doit répondre pour pouvoir être valablement considérée
comme «scientifique». Mais il faut bien voir que dans le domaine
de la science comme dans celui de la vie quotidienne, l'idéal est
rarement réalisé. Dans la pratique, la science est une affaire embrouil-
lée et les idéaux définiraient plutôt les objectifs à se fixer que les
moyens de les atteindre. Les théories sont des outils intellectuels
qui permettent d'organiser des données de telle façon que l'on puisse
faire des inférences et établir des transitions logiques d'un ensemble de
données à un autre ensemble. Elles servent de guides à l'investigation,
l'explication et la découverte de données observables (se reporter
pour l'étude de la nature de la construction théorique aux brillants
travaux de Braithwaite 1953, Campbell 1920, Kaplan 1964, Mar-
geneau 1950 et Nagel 1961).
Dans les sciences physiques, les théories comportent ordinairement
trois éléments que l'on peut distinguer :
La nature de la théorie 7

I o ) un algorithme abstrait qui constitue le squelette logique du


système théorique et qui détermine implicitement les notions fon-
damentales du système ;
2°) les constructions théoriques qui apportent quelque chair à la
structure squelettique de l'algorithme sous forme de matériels con-
ceptuels, ou représentatifs plus ou moins familiers ;
3°) enfin des règles de correspondance qui établissent un lien
entre certaines des constructions théoriques et les données concrètes
de l'observation et de l'expérience.
Un algorithme est un système déductif qui est représenté symboli-
quement de telle sorte que pour chaque principe logique de déduc-
tion il existe une règle correspondante de manipulation symbolique
(ce point est étudié plus avant dans Braithwaite, 1953). Un noyau
mathématique a cette propriété scientifique d'être un système déductif
dans lequel toutes les déductions s'opèrent en vertu de règles précises
et explicites. Etant explicites, les déductions peuvent être soumises
à vérification par tout un chacun et peuvent même être faites méca-
niquement. En outre, le processus déductif peut se dérouler san?
référence à aucun contenu empirique particulier et se trouve ainsi
relativement à l'abri des biais et préconceptions que l'on observe
souvent pour ce qui touche aux matières scientifiques. Enfin la variété
des algorithmes existants, jointe à la possibilité d'en créer de nou-
veaux, permet à l'homme de science de rechercher l'algorithme qui
sera particulièrement fécond dans l'organisation du domaine scien-
tifique qui est le sien.
Les théories et les approches théoriques en psychologie sociale ne
se basent pas cependant, en règle générale, sur des algorithmes. Au
contraire, elles ont presque toujours recours aux règles de la déduction
implicitement à l'œuvre dans la syntaxe du langage de tous les jours.
C'est pourquoi les dérivations tirées de la plupart des théories de
psychologie sociale ne sont pas dépourvues d'ambiguïté, ne sont pas
purement logiques car elles sautent des étapes, reposent sur des asser-
tions non explicitées et sur des critères de plausibilité, de rationalité
intuitive plus que sur de stricts critères de rigueur logique. Bien des
épistémologues ont souligné l'inadaptation du langage quotidien à la
formulation des théories scientifiques.
Le langage de tous les jours est cependant un outil indispensable
à une jeune science. Une théorie scientifique n'est pas, comme un sys-
tème logique ou mathématique, un système purement déductif ; elle
s'applique à des faits observables du monde réel. Pour qu'un tel sys-
8 Rôle de la théorie en psychologie sociale

tème soit fécond, sa «grammaire», c'est-à-dire la structure logique de la


théorie et son «vocabulaire», c'est-à-dire l'ensemble des constructions
théoriques doivent en quelque sorte s'accorder afin que l'on puisse
faire des prédictions qui soient significatives sur le plan empirique.
Puisque la grammaire du langage quotidien n'est pas dépourvue de
logique et que son vocabulaire s'applique à des faits significatifs du
monde réel, la langue est, somme toute, un outil utilisable au cours du
travail d'acquisition du savoir et des intuitions nécessaires à la for-
mulation d'une théorie qui soit sans ambiguïté et pertinente dans ses
implications empiriques. L'utilité du langage quotidien réside dans
sa souplesse. On peut le couler dans des formes plus ou moins pré-
cises pour l'adapter à des circonstances diverses. Il permet au fur et à
mesure que la connaissance progresse, de passer graduellement d'un
raisonnement implicite à un raisonnement explicite, de concepts
vagues à des concepts clairement définis, tout en maintenant le
contact avec une compréhension intuitive qui s'amplifie régulièrement
et qui est le terrain sur lequel toute science se développe.
Les constructs théoriques ou concepts constituent le vocabulaire
de la théorie. On peut considérer un concept comme une idée qui
relie entre elles des observations ou d'autres idées en fonction de quel-
que commune propriété. Ainsi l'élaboration de nouveaux concepts
est-elle un des aspects les plus productifs de la théorisation scientifique.
En découvrant qu'on pouvait rendre compte de la chute d'une pomme
du haut d'un arbre et du maintien de la lune sur son orbite à l'aide
du concept de pesanteur, Newton devait ouvrir la voie à des change-
ments révolutionnaires dans la théorie physique. La portée théorique
d'un construct est déterminée par ses relations avec les autres constructs
du système théorique dont elle fait partie ; sa portée empirique est
déterminée par les règles de correspondance ou des définitions opé-
rationnelles qui mettent le construct en relation avec des faits obser-
vables. Une définition opérationnelle définit un concept en termes de
procédures selon lesquelles opérer les observations spécifiques qui
constituent le fondement empirique de son emploi ; ainsi par exemple,
il existe deux sortes de longueur, la longueur mesurée au mètre et la
longueur triangulaire, et ces longueurs ne sont pas interchangeables
(à moins que n'intervienne une opération nouvelle pour les identifier).
Les constructs théoriques n'ont pas tous une portée empirique directe ;
certains peuvent n'être employés qu'en tant que liaisons avec d'autres
concepts qui, eux, ont un référent empirique direct. Définir un
concept n'est pas chose facile puisqu'une définition complète doit
La nature de la théorie 9

comprendre l'exposé de ses interrelations avec le système de concepts


dont il fait partie (pour définir un concept comme celui de «but»,
il faudrait définir également d'autres concepts tels que «mobile»,
«intention», «succès», «échec», «attente», «attraction»...) ainsi que
l'énoncé des procédures mises en jeu dans l'observation des phéno-
mènes qui se rapportent à ce concept. C'est pourquoi il n'est pas de
réponse facile à des questions telles que «qu'est-ce qu'un électron ?»
ou «qu'est-ce qu'une attitude ?» à moins que l'on suppose acquise une

CE QUI
EST
OBSERVÉ

Figure 1-1. Concepts et systèmes

Les traits doubles représentent les connexions empiriques entre un concept


et les faits d'observation ; les connexions empiriques sont établies par des
règles de correspondance ou des définitions opérationnelles. Le trait simple
représente les liaisons logiques entre concepts. Les liaisons logiques reflètent
le noyau abstrait ou squelette logique du système théorique. L'ensemble des
concepts qui sont reliés empiriquement aux données observables (système A)
forme un système scientifique. L'ensemble des concepts qui n'ont aucun lien
avec les données d'observation (système B) forme un système logique mais
non un système scientifique. Des concepts comme C' et C" qui ne présentent
pas de connexions multiples, sont sans valeur (proposé par Margeneau, 1950).
10 Rôle de la théorie en psychologie sociale

connaissance implicite des concepts voisins et des règles de correspon-


dance qui lient les concepts en jeu aux données observables.
Bien qu'il soit impossible d'édicter des règles pour l'invention de
constructs théoriques, il est cependant évident qu'une théorie sera
féconde dans la mesure où elle comprendra des concepts qui :
I o ) satisfassent aux exigences de la fertilité logique (de tels cons-
tructs permettent les inférences logiques) ;
2°) offrent des connexions multiples (les constructs ne sont pas iso-
lés les uns des autres mais sont au contraire si abondamment intercon-
nectés qu'il est possible d'aller de l'un à l'autre par des cheminements
divers) ;
3°) offrent un champ empirique extensible (certains constructs
peuvent être mis en relation avec des faits d'observation de telle sorte
que l'on puisse donner, de tout concept spécifique, toute une variété
de définitions empiriques équivalentes).
La figure 1-1 montre un ensemble de constructs à connexions mul-
tiples et dont le champ empirique est extensible. Des concepts comme
C et C" qui n'ont pas de connexions multiples sont sans valeur dans
un système théorique. L'ensemble des concepts qui ne sont reliés ni
directement ni indirectement à des données observables (à l'intérieur
du cercle dont le tracé est discontinu) forme un système logique mais
non un système scientifique.
En l'absence de règles de correspondance qui lient certains des cons-
tructs d'une théorie à des faits observables, il n'y a pas de moyen de
constater, de vérifier ses conséquences empiriques. Toutefois, même
lorsqu'on peut établir une coordination entre des données de fait et
les constructs, il est bien rare qu'une quelconque observation ou
expérimentation puisse, par elle-même, être cruciale et permettre de
savoir si une hypothèse particulière déduite d'une théorie sera acceptée
ou rejetée. Lorsque les résultats d'une expérimentation sont négatifs
en ce qui concerne une hypothèse donnée, on peut encore «sauver»
l'hypothèse en rejetant comme inappropriée la définition opération-
nelle du concept qui a été retenu pour la formulation de l'hypothèse.
Le choix entre le rejet de celui de l'hypothèse ou celui de la définition
opérationnelle, dépendra de l'investissement réalisé dans la définition
opérationnelle ou dans la théorie dont l'hypothèse est tirée et de la
plus ou moins grande possibilité de modifier l'une ou l'autre. La
définition empirique des concepts comporte donc une part d'arbi-
traire. Ils sont en partie définis de façon à ce qu'une théorie donnée
puisse avoir de fécondes conséquences empiriques. En outre, les
La nature de la théorie 11

règles de correspondance sont formulées de manière à permettre à


d'autres observateurs ou expérimentateurs compétents d'effectuer des
opérations similaires et d'obtenir des résultats similaires. Ce qui
revient à dire que les règles de correspondance lient les concepts à
des opérations ayant un caractère objectif, intersubjectif et reproduc-
tible. En dehors de ces critères généraux de «fécondité» et «d'objec-
tivité», il n'est pas possible de fixer avec une quelconque précision
les procédures selon lesquelles établir une correspondance entre les
constructs et les données observables. Comme l'a souligné Nagel
(1961) «les idées expérimentales n'ont pas les contours nets que
possèdent les notions théoriques». Les processus que met en jeu la
recherche scientifique ne sont pas uniquement ni même principale-
ment les processus mis en jeu en logique ; la détermination des règles
de correspondance fécondes et objectives est essentiellement affaire
d'intuition, de créativité.
Illustrons notre propos sur la nature de la théorie en nous référant
à une «théorie de moyenne portée» bien connue en psychologie
sociale, la théorie de la «frustration-agression» (Dollard, Miller,
Doob, Mowrer et Sears, 1939). Cette théorie fait appel à quatre con-
cepts principaux : la «frustration» qui est définie comme «l'état
engendré par toute interférence avec une réponse-but» ; «l'agression»
qui désigne une catégorie d'actes ayant pour but de causer du tort à
quelqu'un ou quelque chose ; «l'inhibition» qui a trait à la tendance à
freiner l'accomplissement de tel ou tel acte à cause des conséquences
négatives qu'on lui suppose et enfin «le déplacement» qui a trait à
la tendance à accomplir des actes d'agression dirigés non contre la
source et la frustration mais contre une autre cible. Ces concepts sont
reliés par le système suivant d'hypothèses croisées :
I o ) Le degré de frustration est fonction de trois facteurs : la
force de l'impulsion vers la réponse-but frustrée, le degré d'interfé-
rence avec la réponse-but frustrée et le nombre de tentatives de
réponse-but contrariées.
2°) La force de l'instigation à l'agression est en fonction directe
du degré de frustration.
3°) L'instigation la plus forte produite par la frustration porte à
des actes d'agression dirigés contre l'agent perçu comme source de la
frustration ; des instigations qui vont s'affaiblissant portent à des actes
de moins en moins directs.
4°) L'inhibition de tout acte d'agression varie directement avec la
force de la pénalisation anticipée en cas d'exécution. La pénalisation
12 Rôle de la théorie en psychologie sociale

comprend le tort causé à des êtres aimés, l'empêchement d'accomplir


un acte souhaité ainsi que toutes les situations courantes qui causent
une peine.
5°) L'inhibition d'actes directs d'agression est une frustration supplé-
mentaire qui pousse à l'agression contre l'agent perçu comme res-
ponsable de l'inhibition et accroît l'instigation à d'autres formes
d'agression. Par conséquent, l'agression inhibée a fortement tendance
à se déplacer vers des objets différents et à s'exprimer sous des formes
modifiées.
6°) L'accomplissement d'un acte quelconque d'agression est une
catharsis qui réduit l'impulsion à tout autre acte d'agression.
De ces hypothèses fondamentales de la théorie, on peut faire dériver
un grand nombre d'hypothèses subsidiaires. Celles-ci sont plus des
inférences plausibles que des déductions logiques car elles compren-
nent des suppositions non explicitées et se fondent sur la signification
implicite des termes d'usage courant. Ainsi il est plausible de conclure
à partir des hypothèses précédentes qu'un homme dont le patron
vient de repousser une demande d'augmentation de salaire a plus de
chances de gifler son fils qui trouble la lecture de son journal que
l'homme qui n'a pas été brimé par son patron. Il y a là cependant une
supposition non exprimée à savoir que la demande d'augmentation
a été présentée récemment. Mais imaginons qu'elle l'ait été cinq ans
avant la naissance du fils ? Certaines hypothèses non exposées sur les
effets de la durée sont importantes pour la théorie. De même certains
mots clés comme «interférence», «réponse-but» et «direct» n'ont
pas de signification théorique précise, mais sont plutôt définis impli-
citement en termes d'usage courant. En dépit de ces restrictions, il
n'en reste pas moins que la théorie de la «frustration-agression»
autorise des inférences plausibles et donne cohérence à une variété de
phénomènes.
Pour qu'une théorie ait une valeur prédictive, il n'est pas nécessaire
que tous ses concepts soient définis au niveau opérationnel. Ainsi la
«frustration» se définit théoriquement en tant que relation entre
les deux constructs «agression» et «réponse-but contrariée». Certes,
la théorie aurait une plus grande richesse empirique si la frustration
était elle aussi liée directement à des observables, mais même en
l'absence de tels liens directs, la théorie a de toute évidence des consé-
quences empiriques.
Quelles sont les règles de correspondance à respecter en donnant une
définition empirique du concept «agression» par exemple ? Comme
La nature de la théorie 13

nous l'avons déjà vu, il s'agit là de choix arbitraire. D'une part, on


ne cherche pas à heurter le sens commun sans nécessité, cependant,
d'autre part, l'on répugne à écarter trop rapidement une théorie qui
se révèle fructueuse à bien des égards. Prenons par exemple la pro-
position selon laquelle la frustration conduit à l'agression à moins
que la réponse agressive ne soit inhibée. Il y a bien entendu de
nombreux cas où le fait de contrarier une réponse-but aboutit à un
comportement de résolution de problème et à une activité constructive
plutôt qu'à une activité généralement considérée comme «agressive».
On peut alors soit étendre la définition empirique de l'agression de
façon à y inclure une activité de ce type (le comportement de résolu-
tion de problème est orienté vers la «destruction» du problème) soit
revoir la théorie. Une façon de revoir la théorie pourrait être, par
exemple, de distinguer différents types de frustration (distinguer la
menace et la privation) et admettre que la menace est liée à l'agression
et non la privation. (Voir pour une étude de la menace et de la
«privation» Maslow, 1954.) La théorie ainsi modifiée pourrait admet-
tre que l'interférence avec certains types de réponse-but constitue une
«menace» plutôt qu'une «privation» tant que la force de cette dernière
n'atteint pas un certain seuil ou encore que la nature de la frustration
dépend du type d'interférence considérée. Berkowitz (1962) et Buss
(1961) ont récemment enrichi la théorie de la frustration-agression.

Conclusion

La psychologie sociale est dans l'enfance. Elle en est tout juste à


identifier son objet comme ayant trait à l'interaction humaine. Etant
encore dans l'enfance, elle est encore sous l'emprise d'approches
théoriques fondées sur des conceptions non explicites de la nature de
l'homme. Aucune de ces approches n'est suffisamment explicite
quant à ses présupposés psychologiques, son mode d'inférence logique,
ses référents empiriques pour permettre que l'on en vérifie rigoureuse-
ment les implications. Bref, aucune de ces approches n'est une
«théorie» au sens des théories en sciences physiques. Il n'en reste pas
moins qu'un point de vue théorique stimule et guide la recherche,
témoigne de la capacité humaine d'extrapoler «au-delà des informa-
tions reçues». Dans les chapitres qui suivent, nous examinerons les
idées fondamentales qui sous-tendent les diverses approches de la psy-
chologie sociale et nous explorerons rapidement la recherche qu'elles
ont suscitée.
CHAPITRE II

l'approche de la psychologie de la forme

En matière de psychologie sociale, l'influence la plus pénétrante a été


celle qu'ont exercée au cours des vingt dernières années et qu'exercent
encore les travaux théoriques et les recherches des psychologues, qui
s'apparentent à l'école de la psychologie de la forme (gestaltpsycho-
logie). On trouvera l'explication probable de cette extraordinaire
influence dans la conjonction heureuse et fortuite, chez les gestal-
tistes, de deux caractéristiques qui n'ont d'ailleurs qu'un rapport loin-
tain avec leur orientation théorique. Contrairement aux psychana-
lystes et aux théoriciens du rôle, les gestaltistes, ayant toujours eu une
orientation expérimentaliste, ont élaboré tout un choix de techniques
expérimentales propres à l'expérimentation sur les phénomènes psy-
chosociologiques qui a rendu possible la recherche en laboratoire sur
des problèmes que l'on avait jusque-là tenus pour impropres à l'étude
expérimentale. C'est ainsi que les études portant sur la conduite de
groupe « démocratique » ou « autoritaire », sur la structure de groupe,
sur la communication à l'intérieur du groupe, sur la confiance et sur la
méfiance interpersonnelle, sur le changement d'attitude, sur l'affilia-
tion, sont devenues réalisables grâce à l'orientation expérimentaliste
de la gestalt.
Mais cette approche expérimentaliste des gestaltistes n'aurait pas
eu une telle influence sur la psychologie sociale si elle ne s'était
accompagnée d'une volonté de choisir, comme point de départ de
l'étude, l'expérience naïve. Les théoriciens du renforcement, qui uti-
lisent également l'approche expérimentale, se sont refusés à prendre
l'expérience naïve comme point de départ ; mais, de ce fait, leurs
travaux en psychologie sociale sont restés loin des phénomènes signi-
ficatifs de la vie quotidienne.
16 L'approche de la psychologie de la for?ne

La psychologie de la forme apparut tout d'abord comme la rébellion


contre le parti pris méthodologique du structuralisme associationniste
rencontré autrefois dans la psychologie allemande orthodoxe et selon
lequel on doit rendre compte des faits psychologiques par la combi-
naison des sensations et associations locales élémentaires. Les gestal-
tistes répondaient que l'expérience directe est organisée et que la
production de faits localisés (par exemple, la stimulation d'un récepteur
sensoriel à un moment donné) était déterminée par le tout organisé
dont ce fait est une composante. En rejetant les doctrines élémenta-
ristes, ils affirmaient que la première étape indispensable au dévelop-
pement d'une psychologie systématique était l'observation et la
compréhension des faits psychologiques tels qu'ils apparaissent dans
l'expérience directe.
En fait, les gestaltistes soutinrent qu'il était scientifiquement légi-
time de s'intéresser à l'expérience naïve et qu'un psychologue «respec-
table» pouvait étudier les phénomènes de l'expérience quotidienne —
l'espoir, la puissance, l'influence, le leadership, la coopération, le chan-
gement d'attitude. Ainsi se trouvèrent encouragés à considérer comme
réalisable une approche scientifique des phénomènes sociaux signifi-
catifs ceux qui étaient attirés par la psychologie sociale parce que
fortement concernés par la vie sociale réelle.

L'ORIENTATION THÉORIQUE DE LA PSYCHOLOGIE DE LA FORME

Si l'orientation théorique des gestaltistes n'explique pas leur impact


sur la psychologie sociale, la théorie de la forme n'en a pas moins
marqué les travaux de psychosociologues aussi importants que Lewin,
Heider, Asch, Festinger, Krech et Crutchfield, Newcomb, ainsi que
les nombreux chercheurs qui ont travaillé au Centre de Recherche sur
la dynamique de groupe, tout d'abord au Massachusetts Institute of
Technology et plus tard à l'université de Michigan.
Ce sont Kôhler (1929) et Koffka (1935) qui ont énoncé les pro-
positions fondamentales de la théorie de la forme. On y repère essen-
tiellement deux principes clés. Le premier est qu'un phénomène
pscyhologique doit être conçu comme se produisant à l'intérieur d'un
«champ», comme partie d'un système de facteurs coexistants et
mutuellement interdépendants, système doté de certaines propriétés
qui ne peuvent être déduites de la connaissance de ses éléments pris
isolément. Le second principe de base est que certains états du champ
L'orientation théorique de la psychologie de la forme 17

psychologique sont plus simples et plus ordonnés que d'autres et que


les processus psychologiques tendent à rendre 1 état du champ aussi
«bon» que le permettent les conditions existantes. En d'autres termes,
le modèle conceptuel qui sous-entend l'orientation gestaltiste est celui
d'un processus complexe au sein duquel de nombreux faits élémen-
taires concourent à ce qu'un certain état final optimal soit atteint.
Les moyens par lesquels cet état final optimal est atteint peuvent
varier en fonction des circonstances présentes ; tel moyen peut se
substituer à tel autre puisque le même état final peut être atteint par
des voies différentes (les moyens mis en œuvre peuvent être variables,
ce qui est invariable, c'est leur direction vers l'état final préférentiel).
Cette perspective de la gestalt fut développée à partir de l'étude
des processus perceptifs. Les deux notions clés sont que la perception
est organisée et que cette organisation tend à être aussi bonne que
le permettent les conditions stimulus. Examinons les conséquences du
premier principe dans la psychologie de la perception et voyons si des
conséquences analogues peuvent se trouver en psychologie sociale.

1°) Si les perceptions sont organisées, alors certains aspects de la


perception resteront identiques même si un changement intervient
dans tous les éléments de la situation perçue aussi longtemps que les
interrelations entre les éléments resteront identiques.
Ainsi si on élève d'un demi-octave toutes les notes d'une chanson,
la mélodie (l'unité organisée) n'en sera pas changée. Un carré sera
identifié comme étant un carré même si les lignes qui le composent
sont coloriées ou réalisées par des tirets. Par analogie, en psychologie
sociale, on peut s'attendre à ce que dans des interactions sociales organi-
sées, certains des schémas de l'interaction ne subissent pas de variation
même si l'on remplace les individus qui participent à cette interaction.
Ainsi une équipe de football sera encore identifiable comme telle si
des suppléants remplacent les premiers joueurs. Une bureaucratie
gardera ses traits distinctifs même en cas de renouvellement complet de
son personnel.

2°) Si les perceptions sont organisées, alors la perception d'un élément


quelconque sera influencée par le champ global dont cet élément fait
partie.
Ainsi, bien que l'image de deux objets sur la rétine soit de taille
identique, l'objet qui sera perçu comme étant plus loin sera perçu
comme plus grand. Le mot «conduite» (drive) sera perçu comme ayant
18 L'approche de la psychologie de la forme

trait à une motivation ou à une automobile selon le contexte dans


lequel ce mot sera perçu. De même en psychologie sociale, la signifi-
cation du comportement d'un individu sera nettement influencée par
la façon dont seront perçus et le rôle social de l'individu et le contexte
ou le cadre de référence social dans lequel le comportement s'est pro-
duit. Ainsi, les mêmes mots seront interprétés différemment selon
qu'ils sont employés par un simple soldat blâmant un capitaine ou par
un capitaine blâmant un simple soldat (Deutsch, 1961). Un homme
qui se déshabille dans le vestiaire d'un gymnase ne suscitera pas les
mêmes réactions qu'un homme qui en ferait autant à Times Square.
L'effroyable pauvreté qui sévit à Hong-Kong apparaîtra plus effroya-
ble encore à celui qui débarque tout juste des Etats-Unis qu'à celui
qui arrive de l'Inde.

3°) Si la perception est organisée, alors certaines de ses caractéristiques


d'organisation apparaîtront; il s'agira davantage des interrelations
entre les entités perçues que des entités elles-mêmes.

La mélodie est ainsi l'interrelation perçue entre les notes. La perception


du mouvement est, de la même façon, la perception d'une relation.
En ce qui concerne les relations sociales, le rôle de mari ne peut
exister si ce n'est en relation avec celui d'épouse. De même, des
phénomènes psychosociaux, tels que l'immoralité, la coopération, la
loyauté, le leadership, ne peuvent se produire au niveau de l'individu
totalement isolé (on ne peut se conduire de façon immorale ou coo-
pérative qu'à l'égard d'une ou de plusieurs autres personnes). Les
relations sociales comprennent les relations qui unissent au moins deux
personnes et en tant que telles, elle ne peuvent être entièrement prévi-
sibles à partir de la connaissance des individus pris isolément.

LES CARACTÉRISTIQUES D'UNE BONNE ORGANISATION PERCEPTIVE

Après avoir examiné quelques implications de l'idée que la perception


est organisée et avoir relevé des analogies au niveau de la psychologie
sociale, considérons cet autre principe de base de la gestalt, selon lequel
l'organisation tend à être aussi «bonne» que les conditions stimulus
le permettent ou, en d'autres termes, selon lequel l'organisation de la
perception n'est ni arbitraire ni due au hasard mais vise à réaliser un
état idéal d'ordre et de simplicité. Les propriétés de cet état idéal n'ont
Les caractéristiques d'une bonne organisation perceptive 19

jamais été spécifiées avec une grande précision. A l'origine des pre-
mieux travaux de la gestalt, toutefois, il y avait cette idée que l'organi-
sation des faits physiques (comme dans une bulle de savon, une goutte
de pluie, un champ électrique) reflète certains processus dynamiques
et qu'il existe une similarité de forme, un isomorphisme, entre ces
processus physiques dynamiques et les processus psychologiques. Les
psychosociologues de la tradition gestaltiste seraient moins portés
à souligner l'isomorphisme des processus d'organisation physiques et
psychologiques qu'à attribuer à un apprentissage au sein d'un environ-
nement socialement organisé, la plupart des caractéristiques de l'orga-
nisation perceptive d'événements complexes. Mais comme les pre-
miers gestaltistes, la plupart des psychosociologues mettent l'accent
sur le rôle de processus centraux, tels que perception et cognition, dans
la compréhension du comportement. C'est pourquoi ils emploieront
plus volontiers l'expression de «champ perceptif» que celle de «sti-
mulus» et celle de «comportement orienté vers un but» que le terme
de «réponse».
Bien que les propriétés d'une bonne organisation perceptive n'aient
jamais été clairement définies, les gestaltistes ont énoncé certains
principes de l'organisation perceptive qui ont des conséquences en
psychologie sociale. Ces principes sont décrits en relation à certains
phénomènes courants auxquels ils s'appliquent.

Io) Assimilation et contraste

Le principe du «maximum-minimum», le plus général et le plus vague


des principes de la gestalt, établit deux types de simplicité : une sim-
plicité d'uniformité minimum et une simplicité maximum de parfaite
articulation. L'organisation perceptive est ainsi, en quelque sorte,
bipolaire. Elle aura pour but soit de minimiser les différences de sti-
mulus de telle sorte que le champ de perception devienne homogène
ou alors d'accentuer les différences si celles-ci dépassent un certain
seuil ou s'il existe une nette discontinuité entre les différentes parties
du champ visuel. Selon les termes de Koffka (1935, p. 109) «ce qui
se produira sera soit le maximum soit le minimum». La forme spécifi-
que que revêt une telle différenciation perceptive tend à maximiser
certaines différences de stimulus de façon que certaines parties du
champ de perception contrastent les unes avec les autres et à mini-
ser les différences de stimulus à l'intérieur des parties contrastantes
(fig. 2-1). On désigne cette tendance à minimiser les différences de
20 L'approche de la psychologie de la forme

stimulus par le terme de processus d'assimilation. Ainsi une figure


en gris foncé sur un fond noir peut être assimilée au fond de telle
sorte que le champ tout entier est perçu comme noir. Mais d'autre
part, si la différence entre le gris et le noir est suffisante, la figure
grise peut contraster avec le fond noir et être perçue comme plus
claire qu'elle ne l'eût été sans le fond. De même en psychologie
sociale de très nombreux exemples montrent que nous avons ten-
dance à percevoir un individu d'une façon qui l'assimile à son
groupe (pour beaucoup d'Américains, un serveur chinois ressemble
étrangement à un autre serveur chinois) ou d'une façon qui accentue
le contraste entre cet individu et son groupe (un Noir à cheveux
roux) selon l'intensité des différences existant entre cet individu et
son groupe.

Figure 2-1. Assimilation et contraste


L'anneau est vu uniformément gris en dépit du phénomène de contraste
qui devait se produire. Cela vient de ce que l'anneau est perçu comme un
tout, chaque moitié étant assimilée à l'autre. Couper l'anneau en plaçant
un crayon le long de la limite du blanc et du noir. L'assimilation cesse alors
parce que l'anneau n'apparaît plus en continuité et le contraste joue alors
librement. De ce fait, la moitié gauche de l'anneau sur fond noir apparaît
plus claire que la partie droite sur fond blanc. (Adapté de Krech et
Crutchfield, 1958.)

De même nous avons tendance à assimiler notre perception de


l'action d'une personne à notre perception de cette personne (le
sens et l'évaluation d'une déclaration seront, en règle générale, détermi-
nés de façon à s'accorder à notre point de vue sur la source de la
déclaration, à l'évaluation que nous en faisons). Par exemple, une
déclaration comme celle-ci : «Je tiens une petite rébellion, ici et là,

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