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Dissertation sur la fatalité existentielle dans Mort à Venise

« L’homme est né libre et partout dans les chaînes », énonçait Rousseau, au XVIII e siècle. Une
maxime d’actualité en Allemagne de 1912., alors que Guillaume II prévaut un impérialisme
confrontant, démesuré et inquiète ainsi une branche pacifique de sa population. De fait, un
sentiment d’impuissance né chez plusieurs artistes sentis enchaînés dans les rouages d’avant-
guerre, dans la démesure de l’empereur. De cette angoisse émanent des courants littéraires, tel
l’expressionnisme, décriant le mal-être affilié au déterminisme sociétal. Des auteurs allemands,
tel Thomas Mann, s’inspirent ainsi de ce déterminisme, cet impouvoir et l’appliquent aussi à des
fins plus personnelles. L’idée de corruption inéluctable vers l’hybris par la société, mais aussi par
l’art, l’identité et la sexualité ressort chez Mann. En effet, dans son œuvre La Mort à Venise,
l’écrivain présente la chute d’Aschenbach, un artiste renommé réalisant la fatalité de sa
sexualité et de son identité. En effet, ce personnage est condamné à la démesure, et ce, par son
état de poète et par son état d’humain.

D’emblée, Aschenbach est condamné à l’hybris par son état d’artiste, car il est obsédé par le
beau, chez les autres, puis chez lui-même. Cet état d’artiste l’englobe, au fil de son voyage. De
fait, dans ses rêves, l’auteur imagine Socrate expliquer à Phaidros l’essence même du poète.
Sauf que Socrate le réduit à un être démesuré, cherchant uniquement la beauté. « Il n’est
capable que d’extravagance1 », exprime-t-il, car pour le philosophe l’effort artistique « tend vers
la seule beauté2 », soit vers l’abime, la démesure. Aschenbach se moule ainsi au fil de l’histoire
dans l’état d’artiste. Lui-même l’énonce avant de partir en voyage, « évoluer, c’est céder à la
fatalité3 ». Cette évolution débute à son départ de Munich, et alors, jusqu’à sa mort, Aschenbach
livre une obsession pour le beau. En effet, arrivé à Venise, le protagoniste voue un amour
excessif et démesuré à un adolescent, vu sa beauté. La première réelle analyse de Tadzio par
Aschenbach confirme cette admiration physique « fut frappé d’étonnement et presque
épouvanté de la beauté vraiment divine de ce jeune mortel 4 ». Le terme dégradant
« épouvanté » montre l’apeurement de l’artiste face à une ultime preuve de beauté. De plus,
l’utilisation de « divine » s’affilie avec la réflexion d’Aschenbach sur la beauté « la beauté seule
est divine et visible à la fois ». Cette idéalisation du physique de Tadzio, au point de le rendre
divin mène ainsi le protagoniste à l’hybris, par un excès de désir et de griserie. La métaphore
décrite à la plage, où Aschenbach voit Tadzio comme une ivresse, seconde cette démesure créée
par la beauté « une image humaine était érigée là comme un clair et aimable symbole
commandant l’adoration. C’était l’ivresse!5 » Aschenbach, ne peut ainsi s’éclipser de cette
hybris, vu son état d’artiste le déterminant à obséder sur la beauté de Tadzio. Par contre,
Aschenbach n’obsède pas uniquement sur la beauté des autres, son image l’accapare aussi.
Ainsi, durant son évolution, soit sa compréhension de son état d’artiste, Aschenbach nourrit une
volonté de redevenir jeune, pour s’embellir. Ce rajeunissement s’effectue uniquement dans ses
derniers jours, parce qu’avant, l’idée de se transformer en adolescent le répugnait. Il énonce,
alors qu’il croise un jeune vieux, dans son bateau pour Venise « un spectacle répugnant de voir
dans quel état s’était mis l’homme grimé ». L’hyperbole « spectacle » exprime la grande
importance accordée au jeune vieux, par le protagoniste. Elle permet de centraliser sa haine sur
un principal aspect. Pourtant, à la fin de sa vie, retrouver l’adolescence prend un sens
complètement logique pour Aschenbach. Il se met même à s’idéaliser après sa transformation
« Aschenbach découvrait dans la glace un adolescent en fleur »6. L’utilisation de la métaphore
« en fleur » pour représenter l’idée de beauté accroit l’ironie de ce changement. En effet en
exprimant de manière si intensive la beauté gagnée avec le rajeunissement, Aschenbach ne fait
qu’amplifier la contradiction avec son dégoût ressenti avant son voyage. Cet énorme contraste
exprime la démesure obtenue avec son état complet d’artiste. En recherchant le beau,
Aschenbach s’est enlaidi, est devenu un être superficiel, un faux vieux. Par contre, la démesure
affiliée à l’état de faux vieux ne touche pas uniquement la beauté, elle touche aussi la mort. En
se transformant en jeune, Aschenbach essaye d’éviter une autre fatalité, soit celle de la mort.

En effet, Aschenbach est condamné à la démesure par son état d’humain, car il est condamné à
mourir et à vivre. En outre, le protagoniste analyse la mort durant l’œuvre, mais de façon
complètement impersonnelle. Ce recul face au décès exprime la démesure d’Aschenbach. Celui-
ci ne veut pas s’éteindre, mais non pour des raisons identitaires. Il préfère rester avec Tadzio. De
fait, alors que l’ensemble de la ville quitte à cause du choléra, Aschenbach veut rester. Il reste
donc, et alors ressort l’hybris dans l’existence du protagoniste. En fait, en hébergeant encore à
l’hôtel, l’artiste s’oppose à son bien-être et sombre dans des théories démesurées « la fuite et la
mort feraient disparaitre à la ronde toute vie qui le gênait, qu’il pourrait demeurer seul en cette
île avec le bel adolescent7 ». En cette phrase, l’antithèse entre mort et vie fait ressortir l’aspect
démesuré de cette pensée. Faire disparaitre toute vie gênante par la mort se résume à tuer. En
outre réfléchir de façon aussi individuelle, sans nécessairement penser aux pertes de vies
humaines entre dans l’hybris. Son amour pour Tadzio l’a mené à arrêter de croire en sa propre
mort et à celles des autres. Un sentiment d’indifférence face au décès personnel caractérise
ainsi Aschenbach. L’artiste est donc condamné à la démesure par la mort, vu que celle-ci est
inévitable, mais le mène à l’hybris. La condamnation à la démesure se forme aussi avec la vie du
protagoniste. En effet, en existant, Aschenbach se doit de trouver une raison d’être. Il le fait et
devient artiste, mais c’est justement à partir de cette existence qu’Aschenbach sombre dans
l’hybris. Ses choix d’existences l’ont ainsi mené vers la démesure. Par contre, même si le
protagoniste avait opté pour une vie différente, il serait tout de même tombé dans l’hybris.
Dans ses rêveries sur Phèdre, Aschenbach le visualise « L’abime, nous le renierions volontiers
pour nous rendre dignes. Mais où que nous nous tournions, il nous attire 8 », exprime Socrate.
Ainsi, peu importe les choix effectués par le protagoniste, il serait tôt ou tard tombé dans la
démesure. L’utilisation du « nous », dans l’énoncé du philosophe permet d’affirmer la volonté
de présenter l’ensemble de la population, dans sa déclaration. Aschenbach serait ainsi
condamné à la démesure par son état de vivant, vu que l’ensemble des humains sont
condamnés à la démesure. Son état de poète reste encore aussi important malgré le fait qu’il
perde son unicité, ses caractéristiques restent véridiques.
En définitive, on peut aisément affirmer qu’Aschenbach est déterminé dans la nouvelle de
Thomas Mann. En effet, celui-ci est condamné à l’hybris par son état d’artiste, le rendant
inéluctablement adorateur de beauté, mais aussi démesuré. Cette recherche intensive le mène
vers l’extérieur, soit vers Tadzio à avoir une relation malsaine, puis le pousse à vouloir
ressembler à un plus jeune pour revenir à sa beauté d’antan, à devenir superficiel. Les
personnages sont aussi condamnés à être démesurés par leur statut d’humain. En effet,
Aschenbach est condamné à la démesure par la mort, vu que celle-ci est inévitable, mais le
mène à l’hybris. À cause de l’existence, Aschenbach se voit aussi condamné à l’hybris, car
chaque individu vivant rentre un jour ou l’autre dans la démesure. Les arguments comme quoi
notre société et les individus sont déterminés ne cessent de sortir, que ce soit en psychologie,
ou en science. Mais le questionnement à savoir si nous le sommes tous reste présent et
pertinent. J’espère qu’un jour nous saurons y répondre.

Médiagraphie :

MANN, Thomas, La Mort à Venise, 2018, France, Fayard, p 133

Ibid. p133
3
Ibid p33
4
Ibid p63
5
Ibid p87
6
Ibid p 129
7
Ibid p127
8
Ibid p133

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