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1804-1860
Cette période de l’histoire de l’Église d’Haïti se ramène principalement aux relations de l’Église
et de l’État. C’est une histoire mouvementée que celle des premiers pourparlers entre le
gouvernement haïtien et le Saint-Siège jusqu’au Concordat de 1860.
Dans la première moitié du XIXe siècle, Haïti et les jeunes États fraîchement émancipés de
l’Amérique Latine, tantôt au nom d’une certaine exigence de la foi, tantôt pour s’assurer leur
entrée dans le concert des nations, cherchent le dialogue avec le Saint-Siège et souhaitent la
signature d’un concordat. Rome, de son côté, sent l’exigence évangélique de s’ouvrir à tous les
peuples, mais reste néanmoins prisonnière de l’idéologie des anciennes puissances coloniales :
elle tergiverse. Si en 1815 le Congrès de Vienne abolit le commerce des esclaves, la même
année cependant la Sainte Alliance conclue entre l’Autriche, la Prusse et la Russie, renforce la
restauration monarchique et en 1824 l’Angleterre se mêle de la partie et devient un membre de
la Quadruple Alliance. C’est donc dans cette atmosphère, d’une part, d’appel à l’universalité
pour l’Eglise et, d’autre part, de lutte idéologique pour défendre les privilèges indus des peuples
de l’Europe en Amérique qu’il faut essayer de comprendre l’histoire de la signature du
Concordat de 1860 entre Haïti et le Saint-Siège.
Les démarches pour régulariser les relations d’Haïti et du Saint-Siège n’ont vraiment commencé
qu’en 1818, sous le gouvernement de Boyer. En gros, les premiers chefs d’État d’Haïti se sont
toujours considérés comme les chefs de l’Église. Boyer s’engage dans une voie nouvelle, celle
de la diplomatie. Il compte sur le P. Jean Vincent Giudicelli, ancien préfet apostolique du
Sénégal et ami de l’Abbé Grégoire, pour représenter le Saint-Siège en Haïti. Mais Pierre de
Glory, prélat intrigant, simoniaque, ignorant, espion de la France, a gain de cause et, en 1821,
Rome le nomme préfet apostolique d’Haïti. Il ira jusqu’à excommunier son Vicaire Général, le
P. J. T. Olivier, qui dénonçait sa conduite. Boyer se voit obligé d’expulser le prélat.
En 1822, Boyer occupe toute l’île. Il entre en pourparlers avec Rome et entreprend des
démarches auprès de l’Archevêque de Santo Domingo, Pedro Valera, pour qu’il transfère le
siège épiscopal en Haïti. Rome acceptera que Monseigneur Valera ait le titre d’Archevêque
d’Haïti, mais les négociations n’iront pas beaucoup plus loin. D’une part, en effet, Valéra et son
Vicaire Général en veulent à Haïti à cause de l’occupation, d’autre part, le Saint-Siège se
montre hostile à l’indépendance des jeunes nations latino-américaines. Déjà en 1816, Pie VII
écrivait pour les peuples latino-américains l’encyclique Etsi longissimo, dénommée l’encyclique
légitimiste, prescrivant la soumission aux “autorités supérieures”, à “Notre cher Fils en Jésus-
Christ, Ferdinand, votre Roi catholique”. Ainsi donc, Monseigneur Valera s’aligne aux côtés du
“bon roi Ferdinand”et rejette la proposition de Boyer. Craignant pour sa vie, Valera partira pour
Cuba où il mourra en 1834.
Cela nous permet de comprendre l’envoi de Monseigneur John England, évêque de Charleston
aux Etats-Unis, comme Délégué apostolique d’Haïti. C’est en 1834. D’après le P. Cabon, John
England est un ecclésiastique compétent, bon théologien, homme au jugement sûr. Il débarque
en Haïti avec un sacristain parlant créole et assisté d’un secrétaire parlant français. Il
entreprend des enquêtes pour connaître les problèmes de l’Église. Il s’agit donc d’un prélat
intelligent. Boyer lui fait confiance.
Boyer qui commande toute l’îile est en position de force. Il plaide pour le transfert du siège
épiscopal de Santo Domingo à Port-au-Prince. Il fait savoir à Monseigneur England qu’il entend
qu’Haïti entre parmi toutes les nations du monde. Le 21 février 1834 Boyer remet à
Monseigneur England l’avant-projet d’un concordat. Dans un premier temps Rome approuve
les rapports de Monseigneur England; mais comme elle ne s’est pas complètement libérée de
la pression de la Sainte Alliance, elle se rétracte ensuite, craignant les effets libérateurs de la
signature du Concordat sur les pays latino-américains. La Sainte Alliance refuse à Rome même
le pouvoir de signer un concordat. Ce que Rome fera cependant en 1852 en signant le
concordat avec Costa-Rica et le Guatémala.
Monseigneur England se rend à Rome, puis retourne en Haïti sans pouvoir achever ses
démarches. Alors il se contente d’un rôle de précurseur. Il insiste sur la nécessité de former un
bon clergé pour Haïti en ouvrant un séminaire à Pétion-Ville et en encourageant l’envoi de
jeunes séminaristes aux études à Rome. Monseigneur England entretiendra de bonnes
relations avec Haïti jusqu’à sa mort en 1842.
Les révolutions de l’Amérique Latine amènent Rome à changer de position. En effet à la mort
de Monseigneur England, le Pape Grégoire XVI, conservateur en matière sociale, mais très
ouvert aux problèmes des missions, envoie en Haïti Monseigneur Joseph Rosati avec mandat
de signer un concordat.
Avec l’indépendance du Mexique en 1810, de la Nouvelle Grenade (Colombie, Vénézuéla,
Équateur) en 1819, l’opinion internationale assiste impuissante à l’agonie de l’Empire colonial et
de la chrétienneté hispano-américaine. De son côté, Rome jette du lest et produit plusieurs
documents qui sanctionnent l’indépendance des nouveaux États ou des Églises du continent
par rapport aux anciennes métropoles. Ainsi, après le cas d’Haïti en 1824 sous Léon XII,
comme nous l’avons déjà vu, en 1835 Grégoire XVI reconnait officiellement la République de la
Nouvelle Grenade et en 1836 la République du Mexique. Le 3 décembre 1839, la lettre
apostolique In Supremo condamne la traite des Noirs et l’inégalité des races. Le 23 novembre
1845, dans l’instruction Neminem Profecto, Rome prêche la promotion du clergé indigène.
C’est à cette époque, en 1842, que Monseigneur Rosati, évêque de Saint Louis du Missouri, qui
avait déjà été chargé d’une mission en Haïti, débarque à Port-au-Prince en qualité de légat
pontifical muni d’amples pouvoirs. Rome consent qu’elle ne peut plus tenir compte des
puissances coloniales. A ce moment, Monseigneur Rosati s’inspire des principes déjà reconnus
par Monseigneur England en 1834 et élabore le texte d’un concordat. Une des revendications
de Boyer, c’est le transfert du siège épiscopal à Port-au-Prince qui deviendrait l’Eglise
métropolitaine de toute l’île. Les droits de Boyer seront reconnus sur toute l’île sans égard pour
la France et l’Espagne.
En 1843, le gouvernement de Boyer qui, pendant vingt et un an a dirigé l’île entière et pendant
vingt-cinq ans la République d’Haïti, est renversé et lui succèdent des gouvernements
éphémères. En 1844, la partie Est de l’île prend son indépendance d’Haïti et devient la
République Dominicaine. L’ambition qu’avait nourrie Boyer de transférer le siège épiscopal à
Port-au-Prince s’évanouit et l’archevêché de Santo Domingo est pourvu d’un titulaire.
Déjà en 1842, avant de rentrer en Haïti, Monseigneur Rosati avait lié des relations d’amitié avec
le P. Libermann, supérieur de la Congrégation, et avec le jeune Père Tisserant qui, pensait-il, à
cause de ses origines haïtiennes, était appelé à jouer un rôle dans l’établissement des rapports
diplomatiques entre Haïti et le Saint-Siège. Le prélat rêve que le jeune Tisserant pourrait être
nommé évêque d’Haïti. Le P. Tisserant arrive en Haïti en 1842 comme simple missionnaire de
la Congrégation du Saint Coeur de Marie. Il est nommé vicaire à la cathédrale de Port-au-
Prince. Mais avant de quitter Haïti en 1843 Monseigneur Rosati confie secrètement au Père
Eugène Tisserant la juridiction de préfet apostolique, tout en lui recommandant d’agir avec
grande discrétion.
Le P. Tisserant se propose d’organiser l’Église sur cette terre qu’il aime. Il conçoit le projet de
lancer des missions populaires, de fonder des écoles et un séminaire-collège et d’entreprendre
une oeuvre catéchétique bien structurée. Mais c’est aussi à lui qu’il revient de reprendre les
démarches pour la signature du concordat; cependant il trouve des voies semées d’obstacles.
Dans son ensemble, le gouvernement s’oppose à l’établissement des rapports officiels avec
Rome. En 1843, le Saint-Siège nomme officiellement le P. Tisserant Préfet apostolique. Celui-
ci arrive à se faire accepter comme tel par le Président Rivière Hérard et à le convaincre du
besoin d’instaurer l’ordre dans l’Église d’Haïti. Il se sert aussi des amitiés de sa mère pour
établir de bonnes relations avec des personnages importants de la société et du monde
politique haïtien, tel que le Ministre Jean Paul. Tisserant vit avec l’espoir de réussir sa mission.
Il va en Europe dans le but de faire avancer la cause. Mais à son retour il y a changement de
gouvernement, de politique étrangère, et les gouvernements éphémères qui se succéderont
s’allieront aux prêtres dissidents et lui rendront la tâche plus difficile, voire impossible.
Signalons ici l’opposition farouche que lui fait le Ministre des Cultes et de l’Instruction publique,
l’historien Beaubrun Ardouin. Tisserant, trop jeune, manquant d’expérience, ne pourra pas
avancer.
Le P. Tisserant est forcé de renoncer à sa tâche et sous les directives de Rome il quitte Haïti. Il
laisse une situation religieuse de plus en plus troublée par les menées des anticléricaux et par
les intrigues des prêtres politiciens. Il met le Saint-Siège au courant de la vraie situation avec le
gouvernement haïtien, mais encourage la poursuite des négociations. Dans l’espoir d’un retour
possible du P. Tisserant en Haïti, Rome tient qu’il garde le titre de Préfet apostolique d’Haïti.
Entre temps il part comme missionnaire en Guinée et il périt au cours d’un naufrage le 15
novembre 1845.
Avec la montée au pouvoir de Faustin Soulouque le pays semble connaître une certaine
stabilité politique. Soulouque sera président de 1847 à 1849 et empereur de 1849 à 1859.
Cependant Soulouque gouverne en despote. Il se considère comme le chef de l’Eglise d’Haïti
et met à ses côtés l’Abbé Cessens qui se mêle de toutes les magouilles pour empêcher
l’établissement de la discipline dans le clergé.
Une propagande internationale de dénigrement est orchestrée contre Soulouque. Ce n’est pas
dû seulement aux bizarreries du chef de l’Etat et à sa réputation de tyran, mais aussi à
l’invasion de la République Dominicaine en 1849.
L’État haïtien, habitué à gérer les affaires de l’Église, a peur de perdre ce contrôle que les
chefs d’État considéraient comme un privilège qui remontait déjà à l’époque coloniale. La jeune
République craint également que la France et l’Espagne ne s’infiltrent à travers le Saint-Siège
pour reconquérir le pays. A cela s’ajoute aussi le sentiment anti-clérical des intellectuels
haïtiens nourris de l’esprit de la Révolution Française et renforcés dans leur théologie par la
lutte des Francs-maçons contre l’Eglise catholique.
Du côté du clergé d’Haïti, la Révolution de 1791-1804 avait laissé une Église désorganisée et
pratiquement indépendante du Saint-Siège. Les prêtres qui desservent la population sont peu
nombreux et la plupart sont de moeurs dissolues. S’arrangeant avec le pouvoir politique pour
obtenir les postes qu’ils désirent, ils n’entendent pas se soumettre à un pouvoir ecclésiastique.
D’autre part, ils craignent de perdre les avantages matériels que leur enlèverait l’établissement
des rapports normaux entre l’Eglise et l’État. Aussi vont-ils de toutes les intrigues pour
empêcher la signature du Concordat. On se souviendra longtemps encore des exploits de
l’Abbé Cessens qui usurpe le titre de délégué du Saint-Siège pour sacrer Soulouque empereur.
Mais on comprendra également la délicatesse de la question haïtienne pour Rome qui avait
accepté cependant que le même Cessens fût nommé Préfet apostolique en 1846.
Dans l’euphorie générale de son accession au pouvoir, Geffrard envoie une délégation à Rome
pour la conclusion de ces accords. Rome présente un texte où les concessions au
gouvernement haïtien son amoindries. Des deux côtés on s’empresse d’arriver à une entente.
Aussi faudra-t-il constamment ajouter des notes additionnelles pour assurer l’application du
concordat.
Le Concordat sera signé à Rome le 28 mars 186O et approuvé par le Sénat d’Haïti en août de
la même année. Une annexe ajoutée au Concordat en 1861 prévoira l’organisation de l’Église
d’Haïti avec la création de cinq diocèses. Port-au-Prince sera érigé en archidiocèse en 1862.
Ce qui signifie pour Haïti la restauration de la hiérarchie et de la discipline ecclésiastique. En
1863, Monseigneur Testard Ducosquer, un Français de la Bretagne, sera sacré archevêque de
Port-au-Prince à Rome. Dans l’immédiat Geffrard confie à trois congcrégations religieuses
d’origine française l’oeuvre de rénovation de l’éducation en Haïti : la Congrégation du Saint
Esprit et du Saint Coeur de Marie, la Congrégation des Frères de l’Instruction chrétienne de
Ploërmel et la Congrégation des Soeurs de Saint Joseph de Cluny.
Les deux parties, le Gouvernement haïtien et le Saint-Siège, se réjouissent de la signature de
cet accord. Le peuple haïtien et l’Église d’Haïti tireront certes de grands avantages de ce traité
dont les démarches ont trop duré. Mais on sent peser sur Haïti une hypothèque, une main
étrangère, dont il sera difficile de se débarrasser. On ne saurait sans doute souscrire à la
réflexion acerbe et anticléricale de Louis Joseph Janvier, mais le grand politologue montre avec
justesse l’autre côté de la médaille. “En 1860, écrit-il, Hédouville est revenu revêtu d’une
soutane et il ne s’est pas trouvé de Toussaint pour le chasser”.
Jean-Claude Lespinasse