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Communications

Pour une pédagogie de l'image


L. Peyrègne

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Peyrègne L. Pour une pédagogie de l'image. In: Communications, 2, 1963. pp. 158-165;

doi : https://doi.org/10.3406/comm.1963.957

https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1963_num_2_1_957

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L. Pey règne

tout complexe de supériorité, c'est-à-dire en acceptant la validité


possible d'une culture de masse entièrement différente de l'humanisme hérité
de la culture gréco-romaine, cadre de référence pour la plupart des
intellectuels », ces biens de consommation si particuliers que sont les produits-
des mass media.
Claude Bremond.

3. RESPECTER LA PARTICULARITÉ DES FORMES :

Pour une pédagogie de l'image

« Ils ont des yeux et ils ne voient pas ».

Les réflexions qui suivent ne prétendent pas à la nouveauté. Au


surplus, elles sont trop limitées pour qu'on y puisse chercher plus que de
simples indications. Elles n'ont d'autre but que de rappeler l'urgence
des moyens éducatifs à mettre en œuvre pour qu'un fait tel que la
prolifération des images dans la vie moderne puisse s'intégrer
harmonieusement aux traditionnels facteurs d'information et de culture, au lieu de
représenter un risque pour le devenir intellectuel et moral des individus.

Le goût de l'homme pour les images n'est pas apparu avec la


civilisation contemporaine : il s'est manifesté dès la préhistoire, que ces images
fussent gravées sur la paroi d'une caverne ou taillées dans la pierre. —
« Du temps où les cathédrales étaient blanches », leurs façades, leurs
cloîtres et leurs chapiteaux représentaient, pour les masses, sans
distinction de classes, d'extraordinaires « livres d'images », merveilleusement
propres à leur édification.
Mais c'est après le Moyen-Age que des techniques révolutionnaires,
offrant d'immenses possibilités de diffusion, ont favorisé ce règne de
l'image dont nous pouvons constater aujourd'hui l'universelle emprise.
Il y eut d'abord l'imprimerie qui répandit la gravure sur bois ; puis,
la gravure sur acier permit à un public cultivé de connaître des œuvres
dont les originaux étaient conservés dans des collections particulières.
Plus tard vint, à l'époque romantique, la vogue de la lithographie
découverte à la fin du xvme siècle. L'invention de la photographie ouvrit
ensuite aux images un domaine pratiquement illimité, à partir du moment,
surtout, où une série de progrès mit l'usage de cette invention à la portée
de chacun et créa l'illusion de la vie avec le mouvement, la couleur et
même le relief. D'autre part le perfectionnement des procédés de
reproduction permettait de multiplier à l'infini les documents iconographiques

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susceptibles d'être « véhiculés » par le livre, la presse ou le film. Enfin,


la télévision, forçant l'intimité des foyers les mieux clos au monde
extérieur, y apportait, avec la puissance de fascination de ses millions de
petits écrans magiques, un moyen d'évasion dont l'attrait facile devait
conquérir d'emblée des publics plus vulnérables aux sollicitations
sensorielles qu'entraînés aux efforts de la vie intérieure.
Sans doute est-il trop tôt pour apprécier exactement les conséquences
de tous ordres qu'entraînera à long terme cette omniprésence des images
dans la vie quotidienne. Mais on dispose d'assez de constatations pour
pouvoir dès maintenant affirmer que ces conséquences seront très
profondes, d'autant plus qu'elles interféreront bien souvent, tant dans l'ordre
intellectuel que dans l'ordre moral, ou social, ou politique, avec les effets
d'autres techniques, parfois complémentaires, telles que la radio.
D'ores et déjà, il y a lieu de distinguer le rôle que jouent les images
comme moyen d'information et de connaissance, et celui qui fait d'elles
une forme d'expression concurrente de l'expression écrite.
1° Agent d'information, la photo, la diapositive, le film ou le reportage
télévisé, vaut par sa qualité de document, par ce qu'il nous apprend
objectivement d'une réalité inconnue, peu connue ou mal connue, dont
nous est ainsi donné un enregistrement précis. La possibilité technique
de décomposer une réalité mouvante en une suite d'images fixes ou
simplement ralenties, plus faciles à étudier, — ou bien, d'obtenir des images
considérablement grossies de phénomènes imperceptibles à l'oeil dans
l'infiniment grand ou l'infiniment petit, constitue un incomparable
instrument d'investigation scientifique. Même considéré sous l'aspect
utilitaire de l'image publicitaire, ce rôle d'information est essentiel pour
un public à la recherche d'objets répondant à ses besoins, domestiques
ou professionnels ; un tel rôle, cependant, risque de ne pas être
strictement objectif puisqu'il s'y mêle, par la nature même des choses, la volonté
de convaincre, voire de séduire : redoutable pouvoir de suggestion et de
mise en condition dont la force oblige désormais les éducateurs, jusqu'ici
occupés surtout à l'explication et à la critique des textes, d'élargir leur
enseignement à l'explication et à la critique iconographiques.
2° Moyen d'expression, les images le sont aussi, de toute évidence,
lorsqu'il s'agit de chefs-d'œuvre : soit qu'ils nous offrent des aspects
de la Nature ou de l'Homme vus à travers des tempéraments d'artistes
très divers, soit qu'ils évoquent un monde de légendes et de mythes dont
l'imagination se sert pour sublimer le réel et le charger d'une signification
poétique.
Il s'agit d'abord, bien sûr, d'expression plastique, chaque individualité
de créateur s'affirmant par des harmonies de construction, de formes ou
de couleurs qui sont autant de signes de sa sensibilité originale. Mais il
s'agit aussi d'expression spirituelle, puisqu'aucune œuvre n'est promise
à la durée que dans la mesure où, porteuse d'un haut message, elle engage

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l'un de ces dialogues éternels dont bruit « le musée imaginaire » de chaque


homme et de chaque génération. Ainsi apparaît la double portée,
subjective et sociale, des images d'art considérées comme un moyen
d'expression et de communication entre les hommes. Pourtant, il est clair que,
malgré ses ambitions humanistes, l'éducation générale, telle qu'elle est
encore conçue dans la plupart des pays, néglige, d'une façon qu'on ne
doit pas hésiter à qualifier d'aberrante, l'étude plastique et la
signification humaine des beaux-arts.

Elle néglige encore plus outrageusement ces inépuisables sources


d'images que sont la photographie, le cinéma et la télévision, encore
que des efforts louables soient faits depuis quelques années par un petit
nombre de pionniers des « techniques audio-visuelles » ; il ne faut pas
minimiser ces efforts où il entre beaucoup de talent et de foi. Mais ce
terme même de « techniques » suggère un ordre de valeur inférieur pour
ce qui est véritablement un moyen complet d'expression. Nous en sommes
toujours, quoi qu'on dise, à l'attitude de Baudelaire qui, à l'occasion du
Salon de 1859, affectait de voir, dans « l'industrie photographique » « le
refuge de tous les peintres manques, trop mal doués ou trop paresseux
pour achever leurs études... » ; refusant à la photographie toute valeur
esthétique intrinsèque, le poète lui reprochait précisément ce qui nous
attache aujourd'hui à ses problèmes : son public de masse : « S'il est
permis à la photographie de suppléer l'art dans quelques-unes de ses
fonctions, elle l'aura bientôt supplanté ou corrompu tout à fait, grâce
à l'alliance naturelle qu'elle trouvera dans la sottise de la multitude.
Il faut donc qu'elle rentre dans son véritable devoir, qui est d'être la
servante des sciences et des arts, mais la très humble servante, comme
l'imprimerie et la sténographie, qui n'ont ni créé ni suppléé la littérature...
Mais s'il lui est permis d'empiéter sur le domaine de l'impalpable et de
l'imaginaire, sur tout ce qui ne vaut que par ce que l'homme y ajoute
de son âme, alors malheur à nous ! »
Le passage serait à citer en entier, tant il est lucide pour tout ce qui
touche au rôle objectif de la photographie dans les travaux et les
professions où se fait sentir le besoin « d'une absolue exactitude matérielle », —
tant il est en revanche étranger à ce nouvel univers d'où la machine et
« la multitude » lui semblent exclure à jamais le rêve et la beauté !...
Sans doute peut-on dire, à la décharge de Baudelaire, qu'il n'a connu
la photographie qu'à ses débuts... En fait, son opposition reste celle d'une
famille d'esprits qui — de son temps, malgré Nadar, hier, malgré Adget,
Man Ray, Ylla ou Laure Albin-Guillot, aujourd'hui, malgré Brassai',
Cartier-Bresson, Doisneau, Yann ou Catherineau — refusent d'admettre
qu'on puisse jouer d'un objectif comme d'une plume, d'un pinceau, d'un
crayon, pour en tirer une interprétation personnelle des ombres et des
lumières, des formes, des volumes et des couleurs, de la même manière
que des virtuoses interprètent subjectivement, par le moyen d'un archet,

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d'un clavier ou d'un système d'anches, les sons, les harmonies et les
rythmes d'une composition musicale.
La même opposition dresse contre le cinéma et la télévision des hommes
qui leur reprochent d'être des divertissements vulgaires, « épidermiques »,
où les foules de spectateurs ne sont jamais confiées à cette sorte de
conquête lucide et fervente par laquelle toute œuvre majeure se mérite de
haute lutte : dans ces « divertissements d'ilotes », dans ces « passe-temps
d'illettrés », « pas lieu de faire acte d'intelligence, pas lieu de discuter,
de réagir, de participer d'une manière quelconque », écrit Duhamel ;
et d'ailleurs, comment réagir et participer, s'il est vrai que ce monde
d'images où ils nous entraînent « ne suppose aucune suite dans les idées,
ne soulève aucune question, n'aborde sérieusement aucun problème,
n'allume aucune passion, n'éveille au fond des cœurs aucune lumière,
n'excite aucune espérance... » ?
Il serait vain de dissimuler la part de vérité que contiennent ces
véhémentes accusations. Mais puisqu'il n'en est pas moins évident que la
dynamique des images est devenu l'un des plus puissants moyens de
diriger les hommes, le devoir n'est-il pas, pour les pédagogues, les
intellectuels et tous ceux que préoccupe en général l'élévation du niveau mental
et moral des masses, de faire servir cette dynamique à des fins éducatives,
c'est-à-dire essentiellement :
— à l'accroissement des connaissances ;
— à l'exercice du jugement et du sens critique ;
— à la formation du goût ;
— au développement du sens civique et social... ?

Que l'école ne puisse suffire à cette tâche, n'en doutons pas... Monde
clos et privilégié, dont l'influence s'exerce pendant une période limitée
de la vie et ne s'harmonise pas toujours avec celle de la famille et de la
rue, l'école peut de moins en moins armer ses élèves pour toute une
carrière ou toute une existence. Mais peut-être a-t-on le droit de lui demander
de tenir compte davantage des réalités de cette existence afin d'y préparer
la jeunesse aussi efficacement que possible. De même que la diffusion
des livres et de la presse a rendu nécessaire, dans le passé, une pédagogie
de la lecture et de l'explication des textes, de même aujourd'hui la
diffusion des images exige que l'enseignement considère leur emploi, non plus
de façon épisodique et empirique, mais selon un programme systématique,
assorti de méthodes appropriées. Puisque jeunes et adultes rencontrent
désormais à tous les instants de leur vie quotidienne les informations,
les tentations et les chimères de cet univers visuel où le mensonge prend
si aisément l'apparence de la vérité, — où le truquage peut donner la plus
parfaite illusion de l'objectivité, — et où le meilleur n'est parfois qu'une
forme du pire, il importe de préconiser et de promouvoir une véritable
pédagogie de l'image. Non seulement à l'intérieur des disciplines
traditionnelles qui gagneraient beaucoup, certes, à y rechercher, avec de

ICI
il
L. Peyrègne

nouvelles sources d'idées, un accroissement d'efficacité ; mais encore


et surtout dans un ensemble d'activités dirigées que devrait faciliter
l'allongement de la scolarité obligatoire, en attendant l'organisation de
l'éducation permanente.

Il n'est pas question ici d'analyser, même sommairement, ce que


pourrait être une telle pédagogie. Au reste, chaque spécialité a ses problèmes.
Bornons-nous à quelques remarques.
a) Pour que l'utilisation des images puisse devenir moyen éducatif
d'information et source de connaissance, plusieurs conditions doivent être
remplies. En premier lieu, une condition de choix : toute image n'est pas
bonne à prendre et à montrer ; il en est de « mortes » qui ne se prêtent
pas plus à une exploitation profitable que les terrains « inertes « de
certains bassins miniers. En second lieu, des conditions de lisibilité et
d'accessibilité : pour que soit possible l'exercice d'observation, il faut que l'image
permette l'examen individuel, dirigé par le maître ; elle devient inutile
si elle est trop réduite, ou si le maître se contente soit de la présenter à
bout de bras, du haut de sa chaire, soit de la faire circuler de table en
table, dans le brouhaha. Ou bien chaque élève dispose d'un bon exemplaire,
ou bien l'image est projetée sur un écran où ses détails, considérablement
agrandis, fournissent l'occasion d'un fécond travail de découverte : qu'on
songe, par exemple, à. la révélation que pourrait être la présentation des
diapositives reproduisant la série des miniatures connues sous le tit re
de « Vues des capitales de l'Europe » et qui décorent le haut des portes
de la bibliothèque municipale de Versailles : tout le décor d'une
civilisation se trouverait ainsi à portée d'examen — et d'admiration — des
élèves, alors qu'il reste pratiquement invisible aux visiteurs de cet ancien
hôtel du xvme siècle.
b) S'agit-il maintenant de faire servir l'image à V exercice du jugement
et de l'esprit critique ?
Comme il serait souhaitable que se généralisât dans nos classes un
effort éducatif qui, par delà l'intérêt purement descriptif, pittoresque
ou anecdotique du matériel iconographique disponible, s'attacherait
à la recherche et à l'interprétation du signe dans la forme, de la pensée
dans le sujet, du mouvement psychologique ou dramatique dans la
composition plastique ou dans le montage !... Nous sommes loin de compte dans
la pratique traditionnelle ! Si l'on analyse, par exemple, ce le Miracle de
Théophile », dans le texte de Rutebœuf, tout au plus songe-t-on à «
illustrer » ce texte avec des reproductions des tympans de Souillac ou de
Notre-Dame de Paris ; mais l'on ne s'avise guère de chercher dans ces
images des leçons d'organisation dramatique, bien qu'on puisse y
reconnaître les « actes » successifs d'une tragédie : comme si une hiérarchie
des valeurs subordonnait une fois pour toutes ce qui se voit à ce qui se
lit !... Pas davantage on n'ira découvrir, dans la mise en place pyramidale

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Pour une pédagogie de l'image

des couple des V Embarquement pour Cythère, bien plus que l'élégante
vision d'une partie de plaisir : c'est-à-dire la transposition, dans l'ordre
plastique, d'une étude psychologique où la naissance, la montée, puis
le déclin de la passion, sont évoqués par Watteau avec des délicatesses
dont s'est souvenu Marivaux.
Sans doute arrive-t-il que l'on montre à des élèves des reproductions
de tableaux : mais il est extrêmement rare que ce soit dans un esprit
de pénétration méthodique et fervente, autrement que par soumission
à un rite. Ainsi se confirme l'habitude de n'accorder à ces œuvres, et
a fortiori à toutes sortes d'images, qu'un intérêt superficiel : celui que
l'on prend à feuilleter un album pittoresque.
Pour qu'il en soit autrement, il faut, certes, commencer par mieux
préparer nos maître à une tâche dont leur formation ne leur a
généralement pas donné les moyens. Car pour comprendre et expliquer le message
des œuvres, c'est tout un vocabulaire de signes qu'il faut d'abord
assimiler, et en outre une véritable « grammaire de l'image » 1. Ainsi, la grenade
n'est pas seulement un fruit méditerranéen : si je ne savais qu'elle est
aussi symbole de volupté — ou de science — je ne pourrais supputer
le sens de tel personnage peint à côté d'une dame laurée, dans ce panneau
du xve siècle que j'ai sous les yeux. De même, l'entonnoir peint sur la
tête d'un personnage de Jérôme Bosch resterait une grotesque
bouffonnerie pour qui n'y reconnaîtrait pas un attribut de la folie. Mais ne sommes-
nous pas, avec les images hallucinantes de Bosch, en présence de
véritables cryptogrammes pour lesquels ce n'est pas trop de la science d'un
démonologue doublé d'un critique d'art ? Sans aller donc jusqu'à l'examen
d'oeuvres aussi difficiles, où l'accumulation des signes hermétiques se
complique d'une mise en scène et d'une « syntaxe plastique » elle-même
chargée de signification, ce n'est pas sans mal qu'on explique des
compositions plus accessibles : la Melancholia de Durer, par exemple, ne livre
pas du premier coup tous les secrets de son pessimisme ; et malgré leur
talent, Michelet et Théophile Gautier n'en donnent pas des
interprétations toujours concordantes. De même, les maternités de Georges de
la Tour ou ses intérieurs d'artisans ne dégagent pas forcément, à première
vue, la spiritualité qui les sublime en nativités ou en entretiens mystiques :
on n'accède à leur signification profonde que par une méditation qui
n'est pas pure délectation. Enfin, si les quatre-cent-cinquante dessins
de Victor Hugo étaient étudiés et admirés pour eux-mêmes, et non comme
de simples « illustrations » de l'art du poète ou du romancier, on
s'apercevrait qu'il y a autant de profit culturel à rechercher les secrets de la
création dans ces images que dans les vers ou les récits auxquels on les
subordonne trop facilement.

qu'Albert
1. On lira
Plécy
sur vient
ce point
de publier,
avec un hors
grandcommerce,
intérêt la sur
Grammaire
les presses
élémentaire
de l'ÉcoledeEstienne.
l'image,

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L. Peyrègne

c) En ce qui concerne la formation du goût, il y aurait également


beaucoup à dire. Sans doute l'éducation scolaire s'en préoccupe-t-elle.
Pourtant, le décor de beaucoup d'intérieurs où vivent des gens réputés
cultivés trahit bien des carences de cette éducation. Et c'est grande pitié
de voir régner le chromo, la photo aguichante ou criarde, bref, la
vulgarité et la laideur dans tant de foyers populaires. D'autre part, en un temps
où la pratique de la photographie s'universalise et se met à la portée
de l'enfance elle-même, comment ne pas constater, enfin, — pour ne
rien dire des insuffisances techniques qui échappent à notre propos —
la totale absence de formation esthétique qui explique tant de clichés
dont les auteurs ne voient pas qu'ils sont irrémédiablement dépourvus
d'équilibre, d'harmonie ou de signification ?
Ne peut-on admettre qu'il y aurait profit, pour la culture des
innombrables photographes ou cinéastes amateurs, à les initier de bonne heure
aux secrets de la composition, du cadrage, du montage, à leur apprendre
comment on isole ou comment on met en valeur dans un paysage, dans
un monument, dans un groupe, ou dans un personnage, un élément autour
duquel les autres s'ordonnent, — comment on évite la monotonie d'un
ciel d'une mer se partageant par moitié une image, — comment on se
garde de figer l'expression ou le mouvement. — comment on prête aux
choses cette éloquence de la vérité qui rend si émouvants les célèbres
souliers de Van Gogh, — comment on joue du contre-jour ou de la
surimpression pour traduire l'irréel, etc. ?
Nul doute qu'une telle formation de base rendrait le public adulte
plus exigeant en face de ce monde d'images qui, loin de lui donner
l'habitude de la méditation et l'amour de la beauté, ne lui enseigne trop souvent
que le conformisme ou le mauvais goût. Journaux, illustrés, cinéma et
télévision devraient bien alors tenir compte de cette exigence, sous peine
de perdre une clientèle devenue plus difficile. Mais n'ont-ils pas
aujourd'hui, pour excuser tant de médiocrité, voire de bassesse, l'alibi spécieux
des « goûts » de cette clientèle... ?

d) Reste enfin le problème de la formation du sens civique et social.


Bornons-nous à deux exemples.
J'ai le souvenir récent d'une séance de ciné-club où un excellent
pédagogue avait su rassembler, dans une cité minière, un public d'élèves et
d'adultes, puis l'intéresser, après la projection d'un film, à une discussion
fort animée sur le thème mis en scène : celui de la peine de mort. Rien
n'était plus émouvant que cette confrontation à la fois passionnée et
courtoise, dans une salle où les spectateurs habituels n'avaient
certainement d'autre souci que de recevoir leur ration hebdomadaire d'érotisme,
de violence et de publicité. Ne peut-on imaginer, à partir d'expériences
aussi exceptionnelles, une éducation systématique des masses par un
cinéma et une télévision qui renonceraient résolument à la banalité et
à la propagande ?

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Pour une pédagogie de Vimage

De simples gravures permettraient d'atteindre aux mêmes lins


éducatives. Supposons que nous avons en mains des reproductions des eaux-
fortes de Goya : Les désastres de la guerre. Si nous avions souci,
principalement, de leur contexte historique, nous y chercherions le témoignage
d'un événement dont les conséquences ont pesé lourdement sur les destin
du régime napoléonien ; mais si nous avons surtout des préoccupations
morales, nous examinerons d'un autre œil — et d'une autre âme — ces
puissantes oppositions de blancs et de noirs, de ténèbres et de lumières :
dans ces horreurs à peine authentifiées par des uniformes que l'artiste
a faits consciemment très approximatifs, nous ne chercherons pas
seulement la révolte d'un patriote contre les excès d'une armée ennemie,
mais aussi et beaucoup plus, comme l'a justement noté Élie Faure, « les
alternatives de désespoir et d'espérance auxquelles notre espèce est
soumise pour l'éternité », la protestation d'un homme contre le Mal qui
s'acharne sur l'homme, dans son esprit et dans sa chair.

Mais arrêtons là ces suggestions. Si fragmentaires qu'elles soient, nous


avons voulu souligner qu'une pédagogie de l'image devenait de plus en
plus indispensable dans une civilisation où il importe de sauvegarder
l'aptitude à comprendre, à juger et à sentir, en présence des puissants
moyens mécaniques qui risquent de devenir, pour les masses, de dangereux
instruments de « conditionnement » mental.
Une telle pédagogie ne s'improvise pas. Pour qu'elle soit efficace, elle
exige, des maîtres, une culture iconographique aussi riche que leur
culture littéraire, et surtout la disparition d'un état d'esprit fondé sur le
postulat de la primauté des textes, c'est-à-dire du Verbe.
Les images ne doivent pas être traitées comme de simples « auxiliaires »
de l'enseignement, ni comme des « récréations » de fin de semaine ou de
fin de trimestre. Elles doivent devenir systématiquement objet et matière
d'enseignement. Et il faut que soit organisée, pour cela, cette coordination
de toutes les disciplines, qui est l'objet de tant de vœux pieux, mais dont
chacun sait qu'elle est rarement assurée, tant il est vrai que certains
enseignements, dont les enseignements artistiques en particulier, ont
de peine à faire reconnaître leur valeur culturelle à côté d'autres
spécialités.
L. Peyrègne.
Inspecteur général
de l'Éducation Nationale.

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